L’interprétation de Versailles dans la littérature contemporaine/01

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L’interprétation de Versailles dans la littérature contemporaine
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L’INTERPRÉTATION DE VERSAILLES
dans la Littérature contemporaine


I

L’amour e Versailles, le culte de sa beauté, la vénération de son passé et de sa grandeur, la prédilection pour tout ce que ses jardins et ses fontaines dispensent d’émotion et de charme, ne pouvaient qu’attirer et séduire les poètes, les écrivains, les artistes. En vers comme en prose, beaucoup ont chanté ou décrit l’œuvre de Mansart et plus encore celle de Le Nôtre. Ils l’ont fait avec des sentiments fort différents, comme l’esprit même et la formation mentale des générations successives. Nos contemporains sont assurément ceux qui y ont apporté le plus de ferveur.

M. Émile Delerot, qui fut pendant de longues années conservateur de la Bibliothèque, a consacré aux poètes de Versailles une étude aussi complète que judicieuse. Cette étude[1] concerne surtout les poètes antérieurs à 1870, dont il ne sera parlé ici que très brièvement.

Du xviie siècle, presque rien n’est à retenir, hormis l’attrayante promenade à travers les jardins de Versailles qui tient lieu d’introduction et d’intermède à la Psyché de La Fontaine. Célamire de Mlle de Scudéry, les églogues de Mme Deshoulières et l’extravagant Versailles immortalisé de Monicart ne sauraient que prêter à sourire. Poëtes courtisans et rimeurs parasites chantèrent moins Versailles qu’ils ne célébrèrent la gloire de son hôte, et ne décrivirent les jeunes jardins et les façades neuves que pour complaire au demi-dieu qui les avait créés.

Au xviiie siècle, les poètes délaissent le parc solennel de Le Nôtre, et, selon le goût du jour qu’avec Rousseau ils ont tant contribué à faire naître, ils lui préfèrent les sentiers riants de Trianon :

Versailles, la pompe étonnée
Cède aux grâces de Trianon…

écrit Lebrun ; et Bertin, Florian, Delille vantent à l’unisson les nouveaux jardins et la nature libérée.

Enfin, c’est la Révolution, et c’est la solitude sur Versailles délaissé. La destinée du château royal demeure longtemps incertaine. Un grand poète découvre le charme poignant de cet abandon : André Chénier croit trouver, au milieu de la tourmente, un refuge dans une petite maison de la rue Satory, refuge, hélas ! bien précaire et bien momentané. C’est là qu’il compose son Chant magnifique, Hymne sur Versailles :

Ô Versailles, ô bois, ô portiques !
Marbres vivants, berceaux antiques,
Par les rois et les dieux élysée embelli,
À ton aspect, dans ma pensée,
Comme sur l’herbe aride une fraîche rosée,
Coule un peu de calme et d’oubli.

Les chars, les royales merveilles,
Des gardes les nocturnes veilles.
Tout a fui : des grandeurs tu n’es plus le séjour,
Mais le sommeil, la solitude,
Dieux jadis inconnus, et les arts, et l’étude
Composent ajourd’hui ta cour !

Ducis, le doux poète versaillais, ne se laisse pas émouvoir par le souvenir des fastes abolis ; il ne chante ni les palais, ni les jardins ; il réserve toute sa prédilection pour la pleine campagne et pour les bois environnants :

Un jour, au bois de Satori,
Rois des amants et des poètes,
Bois charmant que j’ai tant chéri,
Dont j’ai su les routes secrètes.
Je descendais seul, m’en allant
Le soir, ma promenade faite,
Le front paisible, d’un pas lent,
Regagner mon humble retraite…

Versailles inspira peu Fontanes et Legouvé, moins encore Casimir Delavigne, qui, tout jeune, rima en son honneur la plus médiocre de ses élégies.

Un quart de siècle s’écoula encore. Puis, après les batailles de l’Empire, dont la rumeur ne réveilla point la cité endormie, vint la bataille d’Hernani, et le triomphe tumultueux des poètes romantiques.

Les romantiques n’ont pas aimé Versailles. Le sonnet imprécatoire de Téophile Gautier exprime le sentiment de la plupart d’entre eux :

Versailles, tu n’es plus qu’un spectre de cité.
Comme Venise au fond de son Adriatique,
Tu traînes lentement ton corps paralytique,
Chancelant sous le poids de ton manteau sculpté.

Quel appauvrissement ! Quelle caducité !
Tu n’es que surannée et tu n’es pas antique,
Et nulle herbe pieuse, au long de ton portique,
Ne grimpe pour voiler ta pâle nudité.

Comme une délaissée à l’écart, sous ton arbre,
Sur ton sein douloureux croissant tes bras de marbre,
Tu guettes le retour de ton royal amant.

Le rival du soleil dort sous son monument.
Les eaux de tes jardins à jamais se sont tues
Et tu n’auras bientôt qu’un peuple de statues !

Musset considéra Versailles sans plus d’indulgence et avec moins de respect encore, ainsi qu’en témoigne le badinage hostile et charmant des Trois marches de marbre rose :

Je ne crois pas que sur la terre
Il soit un lieu d’arbres planté
Plus célébré, plus visité,
Plus décrit, plus lu, plus chanté,
Que l’ennuyeux parc de Versailles…

Quant à Victor Hugo, Versailles ne lui inspire pas d’ode triomphale, comme l’Arc ou la Colonne, comme les tours de granit et la nef millénaire de Notre-Dame, comme le dôme d’or des Invalides et ses drapeaux prisonniers qui

Frémissent comme au vent frémissent les épis…

comme le Panthéon

… et sa couronne de colonnes
Que le soleil levant redore tous les jours…

Non : le poète prête seulement l’oreille aux confidences d’un vieux faune

Qui, de son front penché touchant aux branches d’arbres,
Se perdait à mi-corps dans sa gaine de marbre…

Ailleurs — Sunt lacrimæ rerum — il évoque les grandes heures de Versailles et leurs splendeurs évanouies :

Ah ! que Versailles était superbe
Dans ces jours purs de tout affront,
Où les prospérités en gerbe
S’épanouissaient sur son front !
Là tout faste était sans mesure ;
Là tout arbre avait sa parure ;
Là tout homme avait sa dorure :
Tout du maître suivait la loi.
Comme au même but vont cent routes,
Là les grandeurs abondaient toutes,
L’Olympe ne pendait aux voûtes
Que pour compléter le grand roi !

Vers le temps où naissaient nos pères,
Versailles rayonnait encor.
Les lions ont de grands repaires,
Les princes ont des palais d’or.
Chaque fois que, foule asservie,
Le peuple au cœur rongé d’envie
Contemplait du fond de sa vie
Ce fier château si radieux,
Rentrant dans sa nuit plus livide,
Il emportait dans son œil vide
Un éblouissement splendide
De rois, de femmes et de dieux…

(Les Voix intérieures.)

Les romantiques n’ont pas aimé Versailles, et rien n’est moins surprenant. L’ordonnance sévère et majestueuse de Le Nôtre concrétait tout ce que les nouveaux poètes s’ingéniaient à détruire. Au temps de Rousseau, déjà, elle apparaissait comme un vain asservissement de la nature ; en 1830, elle ne représentait qu’une mode désuète et son apparat ne se rehaussait pas encore du prestige que donnent plusieurs siècles aux grandes œuvres qui leur ont résisté.

Parmi les jeunes poètes qu’avait groupés le génie de Victor Hugo, il s’en trouvait un, pourtant, que la beauté de ces jardins ne laissait pas insensible, qui les chantait déjà et qui devait un jour, fixer sa vie auprès de leurs ombrages.

Émile Deschamps, dès 1827, écrivait ces strophes dont, dix ans plus tard, la création du Musée des gloires françaises devait faire une étrange prophétie :

Voilà le solennel, l’abandonné Versailles,
Qu’ose seule habiter l’ombre du grand Louis.
Des fêtes d’autrefois mon cœur encore tressaille,
Je rêve… et les héros de Lens et de Marsaille,
Les dames, les seigneurs, sous mes yeux éblouis,
Tous, fantômes de gloire et de magnificence,
Repeuplent ce palais, solitaire cité,
Dont aucun roi vivant, dans toute sa puissance,
Ne peut remplir l’immensité…

Levez-vous donc, géants exhumés de nos fastes,
Morts anciens, jeunes morts, pressez-vous sur le seuil !
Héroïsme, génie, arts féconds, vertus chastes,
Hôtes sacrés, à vous ces olympes trop vastes,
À vous parcs et château, nations du cercueil.
Si jamais dans ce lieu, par un appel suprême,
Tout ce qu’a vu de grand la France est évoqué,
La gloire y fera foule, et dans Versailles même
L’espace, un jour, aura manqué !

Sous le second Empire, à l’exception des historiens et de quelques auteurs de romans historiques, les littérateurs se passionnaient peu pour Versailles : du moins, les meilleurs d’entre eux, et particulièrement les poètes parnassiens, venaient-ils souvent se réunir, boulevard de la Reine, chez leur aîné, l’illustre survivant de 1830, qu’ils vénéraient comme le plus accueillant des maîtres.

Un autre salon rassemblait vers le même temps l’élite des lettres et des arts : celui d’Augusta Holmès, dont la précocité intellectuelle et l’intuition esthétique tenaient du prodige, et dont le coup d’aile trop orgueilleux allait se briser douloureusement aux rudes épreuves de la destinée. Nous connaissons tout d’Augusta Holmès et de son entourage, grâce à M. Pichard du Page, qui a reconstitué, avec autant de perspicacité que de scrupuleuse documentation, cette passionnante vie d’artiste, magnifique, décevante et douloureuse.

Tandis qu’Émile Deschamps achevait à Versailles sa sereine existence de sage et qu’Augusta Holmès y voyait éclore le charme ardent de sa jeunesse illuminée, la ville des souvenirs s’éveillait de sa longue torpeur ; elle devenait pour près de dix années la capitale parlementaire de la France. Au même moment, commençait la restauration architecturale du Château et la refection du jeu des eaux. Mais ce fut seulement un quart de siècle plus tard que Versailles redevint en tous points digne de son passé de gloire, du génie de ses créateurs, et de la nouvelle faveur qui l’attendait dans le culte des élites et dans l’admiration des foules. À l’aube du xxe siècle, l’un des plus beaux musées du monde occupait le palais de Louis xiv et complétait magnifiquement les plus beaux jardins qui aient été créés de la main des hommes. Le magicien qui avait ranimé le Château endormi se nommait Pierre de Nolhac : et le nom de M. Pierre de Nolhac restera cher à la multitude toujours accrue des fervents de Versailles, sans qu’on en sépare jamais celui de son collaborateur, M. André Pératé.

Les citer l’un et l’autre, ce n’est pas seulement rendre hommage à leur féconde initiative : c’est surtout donner à chacun d’eux sa juste place parmi les meilleurs écrivains de Versailles. L’œuvre historique considérable de M. Pierre de Nolhac, l’étude parfaite et plus concise de M. André Pératé sur Versailles ville d’art, rassemblent une documentation si complète et si précieuse qu’après eux le sujet semble bien près d’être épuisé, et qu’il ne reste guère à glaner dans le champ magnifique dont ils ont fait l’opulente moisson.

Bien nombreux, d’ailleurs, sont les historiens qui ont apporté à l’histoire de Versailles le concours de leur érudition : Le Roi, Laurent-Hanin, Émile Delerot se sont attachés au passé de la cité : Dussieux, Desjardins, Eugène Cazes, Philippe Gille, Alphonse Bertrand, Gustave Geffroy ont consacré des ouvrages définitifs aux diverses parties du domaine royal et aux merveilles d’art qu’elles renferment : M. É. Coüard a étendu ses investigations heureuses à toute la région versaillaise de l’Île-de-France, et il n’est pas un point que sa sûre connaissance ait laissé dans l’ombre. Enfin, toute une pléïade d’historiens, d’érudits et d’artistes se sont groupés autour de la Revue de l’Histoire de Versailles

II

Pendant la période contemporaine, c’est-à-dire depuis 1870 jusqu’aux premières années du xxe siècle, deux courants se manifestèrent tour à tour dans la littérature française : ce furent le naturalisme et le symbolisme. L’un et l’autre eurent leurs détracteurs acharnés et leurs défenseurs enthousiastes. On lutta passionnément autour des Goncourt et de Zola, autour de Mallarmé et de Verlaine. Ces batailles esthétiques sont depuis longtemps apaisées, et les théories qui nous exaltaient voici quelque vingt-cinq ans ont cessé de susciter des polémiques, pour n’être plus que du domaine de l’histoire littéraire et de la critique pure. Les œuvres seules demeurent, et il en est de fort belles. On doit d’ailleurs reconnaître que les écrivains de ces deux groupes aux tendances opposées ont également et puissamment contribué à l’expansion intellectuelle de notre pays : dans le monde entier, partout où il y a une culture supérieure et une littérature active, ils furent lus, traduits, commentés et imités.

Les naturalistes, qui s’exprimèrent surtout dans le roman, se flattèrent d’introduire en littérature de nouvelles valeurs, en affirmant que tout ce qui est dans la nature est dans l’art. Les symbolistes, dont, au contraire, l’art se dégage systématiquement des contingences et des matérialités de la vie, révolutionnèrent la technique du vers et recherchèrent des rythmes nouveaux ou imprévus.

Il est intéressant de rapprocher aujourd’hui les pages que Versailles a inspirées aux uns et aux autres. En prose comme en vers, ces pages sont assez nombreuses pour constituer une belle sélection.

Flaubert, le grand Flaubert, qui a laissé des descriptions lumineuses et précises de Chambord et de Chenonceaux, et qu’ont ému les vieux donjons de Clisson et de Tiffauges, n’a pas accordé une seule ligne à Versailles. De même, Edmond et Jules de Goncourt ont à peine évoqué le cadre de leurs études historiques sur le xviiie siècle. Au temps de Flaubert et des Goncourt, Versailles n’avait pas reconquis sa juste place dans l’admiration des artistes.

Par contre, voici d’Émile Zola une page qui met curieusement en lumière le procédé dont l’auteur de Germinal a obtenu de si puissants effets, en amplifiant jusqu’au symbole et jusqu’à une allure d’épopée les actes les plus simples de la vie quotidienne. Sans doute, Zola exégère quelque peu lorsqu’il entrevoit une forêt vierge aux alentours de la Cour de Marbre et qu’il découvre un champ de giroflées sauvages auprès de la statue de Louis xiv. Mais cette page a été écrite vers 1870, alors que le Château ne s’était pas encore éveillé à une vie nouvelle. En 1920, nous nous trouvons heureusement assez loin de la sombre prophétie d’Émile Zola.

« J’étais allé à Versailles, et je montais la vaste cour des Maréchaux, solitude de pierre qui m’a rappelé souvent la lande déserte de la Crau, dont la mer de cailloux verdit au grand soleil.

….. Et je vis à droite, dans un coin perdu de cette lande, la vieille femme, la Sarcleuse légendaire qui, depuis cinquante ans, arrache l’herbe des pavés. Du matin au soir, elle est là, au milieu du champ de pierre, luttant contre l’invasion, contre le flot montant des giroflées sauvages et des coquelicots. Elle marche courbée, visitant chaque fente, épiant les brins verts, les mousses folles. Il lui faut près d’un mois pour aller d’un bout à l’autre de son désert. Et, derrière elle, l’herbe repousse, victorieuse, si drue, si implacable, que, lorsqu’elle recommence son éternelle besogne, elle retrouve les mêmes herbes poussées de nouveau, les mêmes coins de cimetière envahis par les fleurs grasses.

La Sarcleuse connaît la flore de ces ruines. Elle sait que les coquelicots préfèrent le côté sud, que les pissenlits poussent au nord, que les giroflées affectionnent les fentes des piédestaux. La mousse est une lèpre qui s’étend partout. Il y a des plantes persistantes dont elle a beau arracher la racine et qui repoussent toujours.

….. Mais il faut entendre la Sarcleuse raconter l’histoire de ces herbes. Elles n’ont pas poussé à toutes les époques avec la même sève. Sous Charles x, elles étaient encore timides, elles s’étendaient à peine comme un gazon léger… Sous Louis-Philippe, les herbes se durcirent ; le château, peuplé des fantômes paisibles du musée historique, commençait à n’être plus que le palais des ombres. Et ce fut sous le second Empire que les herbes triomphèrent ; elles grandirent impudemment, prirent possession de leur proie, menacèrent un instant de gagner les galeries, de verdir les grands et les petits appartements.

J’ai rêvé, à voir la Sarcleuse s’en aller lentement, le tablier plein d’herbes, courbée dans sa vieille jupe d’indienne. Elle est la dernière pitié qui empêche aux orties de monter et de cacher la tombe de la monarchie. Elle soigne, en bonne femme, cette lande où poussent les verdures des fosses.

Je me suis imaginé qu’elle était l’ombre de quelque marquise, revenue d’un des bosquets du parc, et qui avait la religion de ces ruines. Elle lutte sans cesse, de ses pauvres doigts raidis, contre la mousse impitoyable. Elle s’entête dans sa besogne vaine, sentant bien que, si elle s’arrêtait un jour, le flot des herbes déborderait et la noierait elle-même. Parfois, elle se redresse et jette un long regard sur le champ de pierres, elle en surveille les coins éloignés où la végétation est plus grasse. Et elle reste là un instant, la face pâle, comprenant peut-être l’inutilité de ses bons soins, heureuse de la joie amère d’être la suprême consolatrice de ces pavés.

Mais il viendra un jour où les doigts de la Sarcleuse se raidiront encore. Alors, le champ de pierres sera livré aux orties, aux chardons, à toutes les herbes folles. Il deviendra broussaille énorme, taillis de plantes tordues et aigres. Et la Sarcleuse se perdra dans les fourrés, écartant des poignées de tiges plus hautes qu’elle, se frayant un passage au milieu de brins de chiendent grands comme de jeunes bouleaux, luttant encore, jusqu’au jour où ces brins la lieront de toutes parts, la prendront aux membres, à la taille, à la gorge, pour la jeter morte à cette mer qui la roulera dans le flot toujours montant des verdures[2]. »


Ce ne sont là, sous la plume du maître de Médan, que quelques notes jetées au hasard de ses impressions. Le roman naturaliste de Versailles, le roman à la mode de 1880, c’est M. Léon Hennique qui devait l’écrire. Il est intitulé : L’Accident de Monsieur Hébert[3].

M. Léon Hennique, membre de l’Académie Goncourt, est aujourd’hui l’un des derniers survivants de l’École naturaliste. Il n’a publié qu’un petit nombre de volumes, parmi lesquels l’Accident de Monsieur Hébert reste son œuvre la plus connue.

L’action du roman n’a rien de très original : c’est à peu près le thème de l’immortelle Madame Bovary, transposé dans un milieu social d’un niveau plus élevé et dans le cadre de Versailles. M. Hébert est procureur de la République à Versailles ; son accident est celui-là même qui survint au pauvre Charles Bovary — et à beaucoup d’autres depuis Sganarelle. Le rôle de Rodolphe échoit au capitaine Robert de Ventujol, officier d’ordonnance du général commandant d’armes. Les comparses sont le président, les juges, le substitut du Tribunal de Versailles….. Le roman de M. Hennique, dut causer quelque émotion parmi les magistrats qui rendaient la justice à Versailles vers 1880.

Ce qui surprend dans ce livre, c’est le peu de place qu’y tiennent le château et le parc. On pourrait dire qu’il n’en est presque pas question, si l’un des premiers chapitres n’était une longue description, d’ailleurs très brillante, de la fête de nuit donnée chaque été au bassin de Neptune et qui, au temps du Maréchal de Mac-Mahon, avait lieu — M. Hennique nous l’apprend — le 25 août, fête patronale de Versailles. Le capitaine de Ventujol et Mme Hébert fuient la tribune officielle et vont s’isoler vers le bassin du Miroir et l’allée du Mail, d’où, pour eux seuls, le château s’éclaire aux reflets multicolores des fusées. — Par contre, tout le volume abonde en descriptions de la rue Saint-Pierre, de la rue Montbauron, qu’habite l’officier, des cafés qu’il fréquente, du boulevard de la Reine, où l’auteur place l’hôtel du ménage Hébert. L’aspect du Versaille d’il y a quarante ans y est fixé avec autant de couleur que de minutie. À ce titre, l’Accident de Monsieur Hébert restera, pour Versailles, une étude documentaire des plus intéressantes.

Après M. Léon Hennique, MM. Paul et Victor Margueritte entreprirent à leur tour de situer à Versailles un roman de mœurs contemporaines, le Jardin du Roi[4]. Ici, le décor si majestueux, si évocateur et si émouvant, participe d’une manière plus intime à l’action du livre. Le milieu versaillais qu’étudient les auteurs est peu indulgent pour leur aimable héroïne, Rose du Vernay ; celle-ci, après quelques décevantes épreuves, vit la plus touchante idylle de fiançailles parmi les salles historiques et les jardins fastueux. C’est en guidant la jeune fille à travers leurs splendeurs qu’Henri Sicard, architecte du domaine, s’éprend d’elle et parvient à s’en faire aimer. MM. Paul et Victor Margueritte sont eux-mêmes des guides parfaits : il n’est guère de descriptions plus heureuses que celles dont abonde le Jardin du Roi :

« Ils s’en allèrent à travers les parterres hérissés de statues, dans la clarté du soir tombant. Les roses, pâmées de lumière, exhalaient un long parfum. Ils s’en allèrent le long des bassins, dont l’eau bleue réfléchissait le ciel. Ils s’en allèrent par les allées profondes, au bout lointain desquelles s’ouvrait, dans l’ombre verte, un arceau d’or.

….. L’admirable fin de jour, éparse en l’âme de feu sur les jardins déserts, la solennité du parc et des profonds massifs, dont le feuillage immobile respirait dans la lumière, l’odeur du sol, faite de tant de printemps et d’automnes, les marbres innombrables tout vivants du génie de l’homme sous leurs lèpres d’or et leurs mousses verdies, ce décor sans pareil se mêlait à toutes leurs pensées, dans ce lieu où frémissent étroitement unies, la vie et la mort des choses.

Inconsciemment, leurs pas les avaient menés jusqu’à cet endroit du Tapis Vert où, l’autre jour, après la visite du château, ils s’étaient séparés….. De cette minute et de cet endroit, la vie repartait pour la longue étape définitive….. Et la route s’enfonçait au loin, tout droit, dans le soleil, comme cette perspective de gloire et de clarté qu’alignait devant eux la fuite du Tapis Vert et du Grand-Canal, une trouée de lumière sur les champs de France….. »


Dans les romans écrits par Paul et Victor Margueritte sur la guerre de 1870, et en particulier dans la Commune, bien des épisodes, et des plus tragiques, se déroulent à Versailles. M. Victor Margueritte a habité Versailles et l’a aimé ; mais c’est surtout en poète qu’il en a célébré le prestige, et, de ce poète, nous reparlerons plus loin.

Le Drapeau ou la Foi ? roman de M. Adolphe Aderer[5], évoque avec beaucoup de vie le Versailles du second Empire, et aussi le Versailles douloureux de l’occupation allemande. Mme de Néris est mariée à un officier de la Garde ; elle habite, comme l’héroïne du Jardin du Roi, la calme et aristocratique rue Saint-Antoine, au cœur du vieux quartier silencieux. Dans le parc et le plus souvent dans les jardins de Trianon, elle promène les tristesses d’une âme fière et résignée ; l’impératrice Eugénie et ses familiers, puis le roi de Prusse et le comte de Bismarck y passent autour d’elle. Des figures restées vivantes dans l’histoire versaillaise : Labonlaye, Édouard Charton, Rameau, Lefebvre, Delerot, y sont évoquées avec justesse. Des scènes historiques, comme celle de l’invasion de la ville par les troupes allemandes, gardent la précision rigoureuse de l’histoire.

L’agitation des divers milieux politiques, leurs intrigues, leurs compétitions et leurs espérances, tandis que le Parlement siégeait à Versailles et que l’orientation du pays demeurait mystérieuse et incertaine, devaient tenter les romanciers comme les historiens. M. Georges Lecomte, dans son roman l’Espoir[6], a étudié cette période de résurrection française. L’Espoir met en scène les états-majors des différents partis, les orateurs de l’Assemblée Nationale, l’entourage des présidents Thiers et Mac-Mahon, les fidèles des prétendants : et c’est de l’histoire plus encore que du roman. Mêlant des personnages réels aux personnages fictifs, M. Georges Lecomte excelle à peindre les tumultueuses séances de l’Assemblée et ses couloirs en rumeur ; les abords de la Préfecture qui abrite le Président de la République, et où les Versaillais tôt levés peuvent apercevoir — affirme M. Georges Lecomte — la figure savonneuse et le toupet blanc de M. Thiers, se rasant péniblement devant la fenêtre d’angle de la cour d’honneur.

Les romanciers dont nous venons de rappeler les œuvres ont décrit Versailles d’après une méthode essentiellement objective. Il n’en va pas de même avec M. Maurice Barrès, pour qui les plus beaux spectacles de l’art ou de la nature sont surtout un sujet de méditation.

Maurice Barrès, l’un des premiers, a compris que Versailles est vraiment un temple, — le temple du recueillement et de la sagesse. Il est un fidèle pèlerin de Versailles, comme Anatole France, comme Paul Bourget, comme Henri de Régnier, comme naguère Gabriel d’Annunzio. Chaque automne le ramène devant la Terrasse ou sous les ombrages de Trianon.

Deux fois, M. Maurice Barrès a magistralement évoqué le somptueux prestige de Versailles. D’abord, aux dernières pages de son roman Leurs Figures, où son héros Sturel — qui lui ressemble étrangement — vient y chercher une paix reposante, et rencontre, sur les rives du Grand-Canal, son ancien maître Bouteiller, dont il est devenu l’adversaire politique. Puis, dans ce grave et beau chapitre du volume Du Sang, de la Volupté et de la Mort :

« … Je suis allé voir l’automne à Versailles. Négligeant son Château sans cœur (mais du moins très sûr professeur de goût, qui enseigne à mépriser le trivial), j’ai donné tout le jour au plaisir d’écraser des feuilles mortes le long des jardins sublimes. Plantés à la fin du siècle dernier, ces arbres ont grandi dans l’isolement ; ils ne reçurent rien que de la nature. À peine si quelques sont du clavecin de Marie-Antoinette parvinrent jusqu’aux branchages courbés vers les fenêtres de Trianon, du temps qu’ils étaient de jeunes rameaux.

Autour de nous, les feuilles tombaient en tournoyant, et avec un léger bruit se couchaient où pourrir. L’émouvante journée sous un ciel violet ! Je n’ai jamais connu d’enterrement où l’on goûtât avec plus de volupté le repos des choses finies.

La solitude embellit tout. Les femmes abandonnées sont plus intéressantes que les amoureuses. Les feuilles mortes de Trianon, sous le soleil épuisé d’octobre qui péniblement parvient jusqu’à elles, sentaient le chloroforme. Car c’est bien là l’odeur qu’exhalent les matinées d’automne, où la nature se chloroformise, s’endort et meurt.

Nous arrivâmes enfin au lieu sublime, la Terrasse du Grand-Trianon. Sous le ciel fin du cœur de la France, des pavillons bas, des terrasses faciles, et toujours trois marches de marbre dégradé. Bois dormant jusqu’à l’horizon ! et, s’allongeant sous nos yeux, un long bassin qu’emplissent les eaux jaunâtres d’octobtre !

Sur cette grande cathédrale effeuillée de Versailles et des Trianons, j’écoute, je vois, je supporte tout un torrent d’indéfinissables beautés qui passe durant des heures sur moi… Ici, enfin, j’accepte la mort. Seul, novembre m’effraie, si noir, sans aucun désir de plaire, et qui fera de la pourriture avec ces feuilles qui sous nos pas avaient un bruit de soie froissée. »
(Du Sang, de la Volupté et de la Mort : Sur la décomposition.)

C’est dans le même esprit qu’un personnage du Chemin de Sable, roman de M. Jacques des Gachons[7], vient à Versailles en un moment de désespérance. Il demande donc au Parc, merveille de l’automne, le secours de ses exquises vertus consolatrices. Un soir, appuyé à la terrasse de l’Orangerie, il regarde le jour s’éteindre au delà des futaies. Et c’est alors qu’il croit entendre un des très vieux grenadiers enclos dans leurs caisses de bois lui murmurer que la vie ne vaut que grâce à la souffrance, et qu’à chaque douleur correspond un regain de force. François comprend le conseil de raison ; il s’éloigne assagi et réconforté.

Une adolescence timide, fière, sensible et tourmentée, vite meurtrie au premier contact de la mêlée humaine, — tel est le sujet du roman de M. Jacques de Lacretelle, roman d’analyse, écrit sous forme autobiographique, la Vie inquiète de Jean Hamelin[8]. La première partie est située au Lycée de Versailles ; l’enfant à l’âme blessée fuit « les longs couloirs et les salles pareilles à des cellules » pour aller lire et rêver dans l’Allée d’Eau ou au Rond-Vert. Il s’y éveille ardemment à la vie sentimentale. Mais la confession de Jean Hamelin sera bientôt interrompue, au matin d’une attaque, dans les tranchées de Vauquois… La Vie inquiète de Jean Hamelin compte parmi les œuvres les plus poignantes qu’ait inspirées la Grande Guerre. Le Retour au Village, roman de M. René Bellanger[9], rappelle dans l’un de ses chapitres ce que furent le Château et le Parc pendant cette période héroïque[10]. Quelqu’autre romancier viendra sans doute, qui fixera pour l’avenir les heures angoissées et les grandes journées triomphales dont Versailles fut le témoin magnifique et frémissant.

De nombreux romanciers se sont efforcés de faire revivre Versailles dans la splendeur de son passé. Peu y ont mieux réussi que M. Henri de Régnier avec le Bon Plaisir[11], et que M. François de Nion avec les Derniers Trianons[12] : l’un évoque les fastes du Château au temps de Louis xiv, l’autre les grâces de Trianon autour de Marie-Antoinette. M. Louis Berrand, dans un superbe chapitre de L’Infante[13], restitue aussi la vie de la Cour de Louis xiv dans sa période la plus éclatante et les fêtes de la Victoire après la conquête de la Franche-Comté.

Par le culte qu’il garde à la grande mémoire de Flaubert, dont il a révélé les œuvres posthumes, par la scrupuleuse exactitude de sa documentation, l’auteur du Sang des Races s’apparente aux romanciers naturalistes, et il peut, à certains égards, être considéré comme l’un des plus parfaits d’entre eux. Mais il est surtout un admirable écrivain classique : on ne saurait prononcer les mots de renaissance classique sans qu’aussitôt le nom de Louis Bertrand se présente à l’esprit. M. Louis Bertrand est, dans la plus haute acception du terme, un pur classique ; son œuvre, déjà considérable, lui assure une place choisie parmi les maîtres de la prose française.

La préface qu’il a écrite pour les Chants séculaires de M. Joachim Gasquet[14] se termine par une magnifique évocation de Versailles :

« … Il faut, un beau jour, — avec piété, avec recueillement, — visiter cette longue série de merveilles qui commence au vieux Louvre, et, par la cour du Carroussel, les Champs-Élysées, l’Arc de Triomphe, la Muette, Sèvres et Saint-Cloud, aboutit à Versailles. Nous sommes au cœur de la France. La nation nous apparaît ici tout entière, dans le développement majestueux de son histoire…

Nous avons parcourus l’Avenue triomphale, nous voici maintenant à Versailles, devant l’enceinte sacrée, le pomærium de la Patrie ! C’est par un clair après-midi d’octobre. La lumière douce est encore voilée de brumes. Tout le ciel a la belle couleur d’ambre des raisins d’automne. Nous longeons le Grand-Canal jusqu’au bassin d’Apollon. Peu à peu, la hauteur des terrasses s’abaisse, et tout à coup la perspective se découvre. Le décor prestigieux vient de surgir :

On voit un grand palais comme au fond d’une gloire !

Aussitôt, la vision s’amplifie jusqu’au symbole. On songe aux tristes lieux d’alentour, et l’on se rappelle que cette misère du sol fut transformée par la volonté toute-puissante d’un seul, avec le concours d’une race et d’un peuple. Ce palais, c’est le plus illustre trophée que la France ait élevé à son génie ! Pour le bâtis, les soldats ont donné leurs bras ; pour le décorer, les marchands ont apporté leur or, les artistes leurs talents ; pour l’égayer, l’aristocratie a prodigué son esprit et ses grâces. Et, de tout cela réuni, ils ont composé une chose unique, — une chose que peut-être on ne reverra plus ! et l’on sent qu’il flotte dans cette atmosphère glorieuse une idéale splendeur qui dépasse encore la splendeur visible des jardins et des édifices, et que l’harmonie de cet ensemble démesuré offre à l’imagination la fête la plus admirable dont puisse s’enchanter un poète !

Instinctivement, on cherche la foule brillante qui jadis animait ces ombrages. Tout est mort. Mais, si l’homme a disparu, la nature, disciplinée par lui, porte toujours son empreinte. Impétueuses, exubérantes, les sèves jaillissent dans l’élancement des branches, l’odeur fauve des profondeurs sylvestres embaume l’air. Une raison sage, amoureuse de l’ordre et de l’éclat, a réglé l’expansion de ces énergies sauvages. On monte au milieu des statues, des vases, des dieux termes, — copies précieuses des maîtres antiques, hommage pieux aux cultes abolis de lointains ancêtres. On s’arrête devant la blanche Colonnade, avec ses jets d’eau taris dont les vasques se dressent sous la courbe gracieuse du portique, comme de hautes coupes à sorbets ; et l’on y évoque, en de chaudes soirées d’août, abritées par des voiles éclatants, des assemblées de femmes parées ou dévêtues comme des nymphes… On s’étonne, et l’on se souvient de la chose divine et délicate que fut la volupté de la France !

Mais, autour du bassin de Latone, la rangée solennelle des ifs s’élargit, puis se resserre, en gravissant les rampes. Vous touchez au sommet de la dernière terrasse. Enfin, le noble horizon se déploie tout entier ; et, en face de ces grandes étendues géométriques et pompeuses, le premier sentiment est une sorte de stupeur admirative devant la majesté de l’espace. Gigantesque miroirs créés tout exprès pour refléter sa magnificence, les parterres d’eau répètent et prolongent dans leurs ciels illusoires la vaste ordonnance du palais, avec ses statues, ses trophées de cuirasses et de drapeaux, ses pilastres et ses colonnes au mol ionique fleuri de guirlandes, ses hautes fenêtres au cintre épanoui comme pour accueillir plus abondamment la lumière. Cela est immense, mais cela n’écrase point. Cela est splendide, mais sans faste insolent. On dirait un édifice fait avec de la clarté… La grâce aimable domine partout. C’est le palais de l’esprit, de l’art sociable, de la civilisation la plus douce et la plus humaine qui fut jamais !

… Ô ma France, nulle part je ne t’ai vue si belle que dans ces lieux… Une émotion terrible et douce nous envahit en songeant à tout ce passé formidable que nous portons en nous, si bien que notre voix se brise dans un sanglot, ô mère, en te criant notre tendresse et l’orgueil d’être tes fils !  »


(À suivre.)
Marcel Batilliat.

  1. Émile Delerot : Ce que les Poètes ont dit de Versailles. Versailles, 1870. Nouv. éd. : Ibid., 1910.
  2. Nouveaux Contes à Ninon : Souvenirs ; Paris (Fasquelle), 1874 ; in-12.
  3. Paris (Fasquelle), 1884 ; in-12.
  4. Le Jardin du Roi ; Paris (Plon), 1992.
  5. Paris, Calmann Lévy, 1908 ; in-12.
  6. Paris (Fasquelle), 1908 ; in-12.
  7. Paris (Plon), 1910 ; in-12.
  8. Paris (Grasset), 1920 ; in-12.
  9. Neuilly (Revue des Indépendants) ; s. d. [1920] ; in-12.
  10. À cette longue liste de romans modernes qui ont Versailles pour cadre, le lecteur n’aura pas manqué d’ajouter les deux œuvres d’une forte beauté de M. Marcel Batilliat lui-même : Veersailles aux Fantômes (Paris, Mercure de France, 1902) et la Liberté (Paris, Fasquelle, 1913) [N. D. L. R.].
  11. Paris, Mercure de France, 1902 ; in-12.
  12. Paris (Fasquelle), 1899 ; in-12.
  13. Paris (Fayard), 1920 ; in-12.
  14. Paris (Ollendorff), 1903 ; in-12.