L’invasion noire 1/4

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CHAPITRE IV


Sur les chantiers du Transsaharien. — Tracé de Duponchel — Tambouctou. — Nedjma la mauresque. — La Révolte. — Le lieutenant Zahner. — Perdus dans le Sahara. — Soif de sang — Aux mains des Touaregs. — À Aghadès. — Galette-Pacha.

La journée avait été accablante : le soir venu, le capitaine de Melval sortit de sa tente pour essayer de trouver un peu de fraîcheur au dehors ; mais du côté du Niger comme du cotée du Sahara, aucun souffle d’air ne se faisait sentir : le thermomètre marquait encore 38 degrés à neuf heures du soir, et en avait marqué 49 à l’ombre dans la journée.

Il fallait que ces nègres de Tambouctou et du Tademeket fussent d’une trempe extraordinaire pour avoir travaillé par une température semblable.

Pourtant, l’officier avait remarqué ce jour-là parmi eux moins d’entrain que d’habitude Il n’avait pas entendu les chants monotones et cadencés à l’aide desquels ils s’entraînaient les jours précédents, lorsque par six ou par huit ils apportaient au pas, à pied d’œuvre, les rails que les poseurs assujettissaient sur les traverses.

Ce qui l’étonnait surtout, c’était de ne pas les voir, comme les jours précédents, se réunir par groupes autour des conteurs arabes qui, chaque soir, les charmaient par leurs récits enfantins et merveilleux.

Et à cette heure, il fallait que la fatigue eût été bien forte, pour qu’ils se fussent déjà retirés dans les wagons couverts où ils s’empilaient chaque nuit pour dormir.

Du chantier désert où les piles de rails, de traverses et de coussinets alternaient avec les outils réunis chaque soir en tas, le capitaine reporta ses yeux vers son camp.

Il y avait là une compagnie de tirailleurs appartenant au 5e régiment.

Depuis un mois elle servait d’escorte à la mission d’ingénieurs chargés de l’établissement du chemin de fer qui, partant de Tambouctou, se dirigeait à travers le désert vers la côte algérienne.

C’était l’œuvre du Transsaharien qui prenait corps.

À l’autre extrémité, du côté du Nord, il était commencé depuis trois ans déjà.

On avait d’abord eu l’idée d’adopter, pour cette immense voie de 2.600 kilomètres, le tracé préconisé par Largeau, et partant de Biskra, pour suivre la vallée de l’lgharghar par Tougourt, Ouargla, El-Biodh, Amguid et Idelés.

Mais finalement on en était revenu au tracé de l’ingénieur, Duponchel, tracé qui, partant d’Alger et se dirigeant directement sur Laghouat, dessert les oasis du Mzab, passe par Ghardaya et Metlili, traverse El-Goléah et les bordj d’Inifel et d’Hassi-el-Ameur avant d’atteindre In-Salah, l’oasis principale du Touat.

De là, la voie devait franchir, presque en ligne droite, les 1.300 kilomètres qui séparent In-Salah de Tambouctou en traversant le désert crayeux de Tanezrouft et les sables mouvants d’Afélélé.

Tambouctou !

Que de curiosités et d’ambitions avait provoquées l’exploration d’abord, puis la possession de cette reine du Sahara !

Et pourtant combien elle était déchue de son ancienne splendeur, la cité qui, à l’époque de la domination des Songhaî, au XIVe siècle, était devenue, grâce aux savants ramenés de la Mecque par le prince Askia, l’une des lumières de l’Afrique occidentale.

Elle comprenait alors plus de 120.000 habitants, commerçait avec les rivages de la Méditerranée et les côtes de Guinée, et avait fondé des comptoirs où elle expédiait le sel et l’or.

Sa position au coude du Niger, à la jonction de tant de coulées latérales, chemins naturels des caravanes, en avait fait le lieu d’échange le plus fréquenté entre le Sahara et le Soudan.

Appelée Toumboutou par ses habitants, Toumbutkou par les Touaregs, Tin-Bouktou ou Puits de Bouktou par les Arabes, elle figurait déjà en 1315 sur les cartes européennes.

Mais sa richesse même l’avait désignée au pillage : une première fois, elle avait pu échapper par sa distance même aux tentatives de l’empereur du Maroc, et une armée de 20.000 hommes qu’il avait envoyée contre elle s’était perdue au milieu des sables.

Mais d’autres aventuriers avaient été plus heureux, et un Espagnol d’Almeria, Djodar, devenu général au service du cherif de Marrakech, s’était présenté devant ses murs à la tête d’une petite armée de 3.500 hommes, parmi lesquels beaucoup d’Andalous comme lui, armés d’espingoles.

Il avait aisément triomphé des Songhaï, armes de lances et de flèches, avait emporté la ville d’assaut, conquis les royaumes avoisinants, et cette petite colonie de « Roumas » ou tireurs espagnols, bientôt coupée définitivement de la mère patrie par la distance, s’était fixée dans le pays et avait contracté des mariages avec les femmes indigènes, formant ainsi un noyau curieux d’origine européenne dans cette ville qui, pendant plusieurs centaines d’années, allait éloigner de ses murs tout ce qui portait un nom européen.

Après eux, les Mossis, « les maîtres de l’arc et de l’épée », avaient emporté la vieille cité, et comme si la nature eût voulu aider à son déclin, le Niger changeant de cours s’était retiré d’elle, la laissant isolée à 14 kilomètres de ses nouvelles rives et l’obligeant à avoir un port, Kabara, sur la grande artère africaine.

Alors la décadence était venue : aux Mossis avaient succédé les Foulas, supplantés à leur tour par les Toucouleurs. et Tambouctou, renonçant à se défendre, avait laissé tomber en ruines les puissants remparts qui en avaient fait, pendant deux cents ans, l’une des premières places fortes du monde musulman.

Puis, les Touaregs avaient chassé les Toucouleurs et avaient imposé leur hautaine domination à ce peuple façonné à la servitude. Mais ils ne s’étaient pas, comme leurs prédécesseurs, installés dans la ville conquise.

Ils ne voulaient pas, pour ces palais en ruines, renoncer à leurs tentes de peau, à leur vie libre à travers le Sahara.

Chaque année ils y entraient en maîtres, y percevaient le tribut et repartaient silencieux comme ils étaient entrés.

Pendant plus d’un siècle, ils en avaient écarté les voyageurs avec une telle rudesse, qu’avant l’arrivée des Français, on citait comme des héros les explorateurs qui y étaient entrés.

Ces derniers étaient d’ailleurs assez rares pour mériter ce titre.

En 1826, Laing, le premier, avait atteint Tambouctou par la Tripolitaine et le Touat ; mais il avait été massacré au début de son voyage de retour.

Un Français, René Caillé, y avait séjourné en 1828, et le premier en avait rapporté une description et un plan en Europe.

Vingt-cinq ans après, Barth y était arrive à son tour, envoyé par le gouvernement britannique, et vingt-cinq autres années après lui, le docteur Lenz y était passé en allant du Maroc au Sénégal.

Et c’était tout.

Il était réservé aux troupes de la marine française d’y planter le drapeau tricolore et d’ouvrir ses portes toutes grandes aux chercheurs du XXe siècle.

Déjà en 1890, deux officiers, le lieutenant de vaisseau Caron et le sous-lieutenant d’infanterie de marine Lefort, avaient poussé audacieusement jusqu’à Kabara, mais ils n’avaient pu atteindre la grande cité.

Quatre ans après, le lieutenant de vaisseau Boiteux y entrait audacieusement, sans coup férir, à la tête d’une petite troupe de débarquement appartenant à la flottille française du Niger.

On se rappelle l’impression qu’avait produite alors cette occupation inattendue et que l’on déclarait prématurée.

A peine avait-on osé en féliciter les hardis conquérants.

Il semblait qu’ils eussent dérangé les plans adoptés, et fussent allés à l’encontre des idées reçues de pénétration lente et de colonisation pacifique.

Comme pour donner raison à ceux qui reprochaient alors à nos officiers leur excès de hardiesse, le vaillant colonel Bonnier, onze officiers et une compagnie de tirailleurs sénégalais, avaient été massacrés par les Touaregs quelques jours à peine après la prise de la ville, scellant ainsi de leur sang l’une des expéditions les plus aventureuses de la fin du siècle.

D’autres après eux avaient succombé encore, car les Touaregs n’avaient pu se décider à renoncer à leur souveraineté séculaire sur cet entrepôt central du Sahara, et les bords du Niger avaient été maintes fois ensanglantés par des massacres et des surprises nocturnes dans lesquelles les « Gens du Voile » sont passés maîtres.

C’est que, pour eux, Tambouctou représentait, avec InSalah, Ghadamès, Idelès, Rhat et Aghadès, l’un des rares marchés auxquels ils pouvaient venir en liberté s’approvisionner des denrées premières.

De plus, quel coup était pour leur prestige la perte de cette ville qui, malgré sa déchéance et bien qu’elle fût tombée à 13.000 habitants, conservait encore aux yeux des populations musulmanes son titre de « Reine du Désert ».

Aussi, pendant quinze ans encore, ils avaient intercepté toutes les routes qui la reliaient à l’Algérie, au Maroc et à la Tripolitaine, pillant les rares caravanes qui osaient se risquer vers leur débouché naturel d’autrefois, massacrant explorateurs, géologues, ingénieurs, comme ils avaient massacré Flatters, en un mot, rendant impossible l’étude de la voie ferrée transsaharienne depuis si longtemps projetée.

Cependant, la ville même de Tambouctou, aussitôt délivrée de leur joug, s’était peu à peu relevée de ses ruines.

A leur arrivée, les Français s’étaient trouvés en présence d’une ville agonisante.

Au Nord et à l’Ouest le sol était couvert de débris de constructions, vestiges de l’ancienne splendeur de la ville. De forme triangulaire, tournant sa pointe vers le Nord, Tambouctou apparaissait de loin morne et désolée ; les arbres qui l’environnaient jadis avaient été coupés par les Andalous pour construire une flottille sur le Niger : autour de ses murs, on ne voyait plus ni un buisson ni un arbuste. Ses habitants avaient accueilli, avec joie, les soldats qui les préservaient du pillage annuel des Touaregs.

Peu à peu elle était sortie de ses ruines ; une cité nouvelle s’était élevée autour de la « Grande Mosquée » qui occupait le centre de la ville à l’époque de son ancienne splendeur.

Son commerce avait repris un essor nouveau : le sel des mines de Taoudéni, le mil et la noix de kola, apportée des rivières du Sud, les étoffes et les tapis fabriqués par les riverains du Niger, le thé venu du Maroc, les ouvrages en peau fabriqués dans les villages environnants, avaient, malgré les Touaregs eux-mêmes, donné lieu a des échanges de plus en plus nombreux.

Des plantations avaient été faites autour de la ville, des canaux de drainage creusés dans la plaine basse qui la sépare du fleuve, avaient fait disparaître les mares pestilentielles qui en empoisonnaient les abords ; des fermes arabes s’étaient bâties sur des « marigots » du Niger, et les nombreux troupeaux qui paissaient dans les savanes et les forêts de mimosas de l’Assouad avaient augmenté rapidement la richesse du pays.

La culture du riz, jadis importée d’Egypte par les Pharaons, d’après la légende, avait été remise en honneur et avait donné aux indigènes dans ce pays d’eau et de soleil de merveilleuses récoltes.

Enfin, les rares savants qui s’y étaient perpétués, gardiens jaloux des précieuses bibliothèques qui avaient résisté aux injures du temps et aux pillages des vainqueurs, étaient sortis de leurs mosquées et s’étaient remis à professer, attirant à leurs cours les musulmans du Bornou, du Kanem et du Mossi.

Mais ce qui manquait à la cité renaissant de ses cendres, c’était la sécurité du côté du Nord.

La colonisation ne pouvait prendre son essor, le commerce ne pouvait se développer qu’à la condition que les routes algériennes fussent libres comme l’étaient celles du Sénégal.

Comment et pourquoi une puissance telle que la France tergiversa-t-aussi longtemps et se décida-t-elle si tardivement à rouvrir, par une action énergique, le réseau des routes algériennes ?

C’est ce qu’on comprend difficilement en voyant avec quelle rapidité le résultat fut obtenu dès qu’on voulut le poursuivre.

La réputation surfaite des Touaregs, leur audace accrue par l’impunité, le souvenir de leurs cruautés avaient fini par en imposer à l’opinion française, et le projet d’une expédition contre eux était resté lettre morte pendant plusieurs années.

Un jour vint pourtant où, sans crier gare, un ministre de la guerre audacieux et peu partisan des bavardages parlementaires, envoya d’In-Salah un peloton de méharistes à la rencontre d’un autre peloton venant de Tambouctou.

Les deux troupes se rencontrèrent au jour dit après avoir chacune de leur côté, administré de sanglantes leçons aux Touaregs, qui avaient cru pouvoir renouveler contre elles leurs essais de surprises nocturnes.

Et la légende des Touaregs invincibles et maîtres incontestés du Sahara s’évanouit.

Comme ils ne pouvaient d’ailleurs se réunir plus de deux cents à la fois à cause de la rareté des points d’eau, on espaça le long de la route qui relie l’Algérie au Niger des postes d’une compagnie, et après quelques tentatives infructueuses, les « Imohags » disparurent dans les profondeurs sahariennes orientales.

Alors seulement, le projet du Transsaharien put devenir une réalité.

En moins d’un an, les plans et devis déjà étudiés d’ailleurs par l’ingénieur Rolland, un des hommes qui ont le plus fait pour le triomphe de cette idée grandiose, furent adoptés.

Il est vrai d’ajouter que le projet complet et définitif avec plans, profils et dessins d’ouvrages d’art, ne fut pas soumis à l’approbation du Conseil supérieur des ponts et chaussées.

Mais il fallait aboutir vite, réparer le temps perdu ; on s’en passa.

Et c’est pourquoi, au moment où commence ce récit, commencent aussi les travaux du Transsaharien, après un vote presque unanime des Chambres françaises, décidant la construction de la ligne par l’État et la participation à sa construction de la main-d’œuvre militaire et des troupes du régiment de chemins de fer.

Les objections pourtant n’avaient pas manqué contre ce projet.

La première et la plus grave avait été celle-ci :

— Que rapportait la ligne ?

D’après les estimations les plus modestes, elle allait coûter sept cents millions.

Retrouverait-on dans les prix de transport l’intérêt d’une pareille somme ?

C’était bien là le cri du siècle.

Quels éléments de trafic enrichiraient cette immense voie ferrée dont Tambouctou n’était pas le point terminus, puisqu’il était question de la poursuivre à l’Est sur le Tchad et à l’Ouest sur le Sénégal et Saint-Louis.

Disons-le de suite : ce n’étaient pas ces raisons terre à terre, ni la perspective des stocks d’alfa, d’ivoire, de gomme et de poudre d’or importés en Algérie, qui avaient motivé la réalisation de ce merveilleux projet.

Elles étaient d’un ordre plus élevé et faisaient honneur à une nation comme la France.

Ce n’était pas seulement une ligne commerciale qu’elle entreprenait là, c’était une route stratégique.

Grâce à cette voie de fer on pouvait, en soixante heures, envoyer des forces d’Alger sur le Niger, alors que jadis il eut fallu plus de quatre mois.

Restaient les difficultés de construction.

On avait d’abord craint les accumulations de sable, surtout dans la région de l’Erg.

Mais il avait été victorieusement démontré que l’on pouvait triompher de ce danger très réel, en abritant la voie sur un espace de 50 à 55 kilomètres, à l’aide de galeries semblables à celles qui préservent de la neige le Transcontinental américain.

Et le principe des galeries voûtées avait été adopté.

La difficulté la plus sérieuse consistait dans le manque d’eau : mais, l’ingénieur Rolland avait démontré pratiquement l’existence d’une nappe d’eau abondante dans le Sahara algérien, et la possibilité de l’atteindre par des forages artésiens ; de plus, il était très possible de faire suivre la voie ferrée d’une canalisation souterraine en fonte, destinée à alimenter les stations privées d’eau. Quant à la question du combustible, elle avait été heureusement tranchée par la découverte d’une mine d’anthracite dans le M’zab.

On avait bien songé à installer sur les locomotives l’appareil ingénieux qui fait servir la chaleur solaire à la production de la vapeur : mais Barth ayant démontré qu’il existe des régions dans le Sahara où le soleil se cache et où il pleut comme en Europe, on ne pouvait avoir recours à ce procédé économique, mais aléatoire.

Déjà le ruban de chemin de fer était arrivé à une vingtaine de kilomètres au nord de Tambouctou ; le travail était simple : il consistait à poser des traverses sur le sable durci et sans travaux de terrassement, le terrain montant insensiblement jusqu’au plateau de Mabrouk.

Jusque-là, les Touaregs n’avaient pas inquiété les travailleurs ; ils semblaient avoir disparu définitivement du côté de l’Est, dans les régions inexplorées de l’Adghagh.

Le capitaine de Melval parcourut silencieusement son camp ; il était formé en carré, les petites tentes alignées sur les quatre faces ; les faisceaux avaient été rentrés à l’intérieur pour la nuit, les fusils rapprochés les uns des autres pour éviter les vols d’armes et faciliter la surveillance des sentinelles.

Au centre se dressait la tente du capitaine commandant la compagnie, son cheval au piquet à côté d’elle.

À sa droite, la tente où couchaient les deux officiers français, et à sa gauche, celle où couchaient les deux officiers indigènes ; en arrière, les six mulets de la compagnie avec leurs bats à côté d’eux.

En dehors du carré était le camp des chameliers, commandé par un Bach-hamar.

Le capitaine sentit que le sommeil ne viendrait pas s’il rentrait chez lui ; sa ronde finie, il se dirigea vers une petite tente voisine de la sienne, écouta un instant et murmura ces mots :

— Pauvre petite !

Et comme il allait s’éloigner, la porte s’ouvrit et une forme blanche et bleue apparut dans l’entre-baillement de la toile.

— C’est toi, Nedjma ? tu ne dors donc pas ? demanda en arabe l’officier à voix basse.

— Non, dit-elle, je n’ai pu dormir et j’allais frapper à la tente pour chasser le sommeil de tes yeux.

— Mais tu le vois, il ne veut pas venir.

— Tant mieux, tu vas te promener avec moi.

— Une promenade à cette heure ?

— Oui, n’est-ce pas la meilleure ! le soleil est loin, le sable n’est plus chaud, tes soldats dorment…

— Et où veux-tu aller ?

— Du côté du fleuve.

— Drôle d’idée, fit l’officier.

— Oh ! je t’en prie, insista-t-elle, tu ne sais pas le plaisir que j’aurais ce soir à marcher à tes côtés.

— Allons, soit, petite capricieuse, dit le capitaine, qui, ayant l’intention d’aller faire un tour à la belle étoile, n’était pas fâché d’avoir une compagne de rêverie.

Nedjma avait quatorze ans ; c’était une Mauresque des bords de l’Océan, de cette tribu des Ouled-Delim à laquelle appartenait la ravissante Eliazize, qui avait charmé la dure captivité de Camille Douls, lorsque cet intrépide voyageur fit, déguisé en Arabe, l’exploration qui devait lui coûter la vie quelques années plus tard.

Elle était blanche, au teint chaud : ses grands yeux noirs étaient ceux que les Arabes appellent des yeux de gazelle ; sa beauté sauvage, la grâce de sa démarche, la noblesse de son attitude, la régularité de ses formes, la douceur de son regard, tout contribuait à en faire une créature charmante.

Comment se trouvait-elle dans ce camp français au lieu, d’habiter sous les tentes de ses parents ?

C’était un de ces drames si fréquents sur la terre d’Afrique qui l’avait jetée à 600 lieues de son pays.

Son père était cheik de l’une des fractions des plus importantes des Ouled-Delim ; elle vivait heureuse dans son douar, lorsqu’un jour, en revenant seule de la traite des chamelles, elle avait été saisie, enlevée par des ravisseurs à figure voilée, montés sur de rapides méharis, et emmenée comme esclave vers le marché de Tghaza.

Elle était belle : elle s’y vendrait un bon prix.

Mais à deux jours de cette oasis, la caravane des traitants avait eu la malchance de tomber, au petit jour, sur le camp du capitaine de Melval, qui opérait avec sa compagnie des reconnaissances autour d’Arouan, et malgré la vitesse de leurs montures, les marchands de bois d’ébène avaient presque tous mordu la poussière, abattus par des feux de salve à longue portée.

De Melval avait délivré lui-même la pauvre Nedjma au moment où, enlevée par l’un des traitants, elle allait lui échapper. Grâce aux jambes de son cheval il avait pu rejoindre le méhari et tuer d’un coup de revolver le mécréant qui emportait la jeune fille.

Les esclaves délivrés avaient été envoyés à Tambouctou, où une partie des ruines et des terrains au nord de la ville leur était concédée ; mais Nedjma avait supplié l’officier français de la garder, et, depuis, elle n’avait pas voulu le quitter.

Etait-ce de l’adoration, du respect ou seulement de la reconnaissance qu’elle professait pour lui ? Il était bien difficile de le deviner, car malgré son jeune âge, sa figure était sérieuse et impassible : mais quand ses yeux se fixaient sur l’officier, on y sentait le dévouement du chien pour son maître.

Lui l’avait trouvée charmante, bien supérieure à toutes ces femmes arabes qu’il avait connues pendant ses dix années d’Afrique, supérieure en beauté aux Ouled-Naïl de Biskra, et, en intelligence, aux femmes trop asservies d’Algérie et de Tunisie.

Mais il la regardait comme une enfant, bien qu’une enfant de ce pays du soleil fût déjà femme à treize ans, et en enfant il la traitait. Il lui avait fait dresser une tente à côté de la sienne, et, depuis le jour où il lui avait rendu la liberté, elle était devenue son esclave volontaire et s’était attachée à chacun de ses pas.

Et personne n’avait songé dans son bataillon à lui parler de ses amours et à le plaisanter, car ses camarades avaient déjà remarqué dans sa tente, sur sa petite table de campagne, une photographie de jeune fille qui ne ressemblait nullement à la petite Mauresque.

On savait que c’était sa fiancée, et un officier, le lieutenant Zahner, connaissait même de vue Mlle Christiane Fortier.

Zahner, lui, était un Alsacien, bon vivant, aussi expansif que de Melval était réservé et quelquefois taciturne.

Au physique, ils étaient aussi dissemblables :

Zahner était d’un blond roux, au teint coloré, taillé en hercule et laissant vagabonder sur sa poitrine une barbe fauve qui le vieillissait de dix ans.

De Melval était brun et fluet ; il avait le teint pâle, les yeux noirs et ombragés de cils très longs, qui leur donnaient une grande expression de douceur.

Quand Zahner avait appris l’histoire de la Mauresque, il avait eu une réflexion qui le peignait sur le vif :

— Est-ce que cette petite Nedjma, avait-il dit en riant, n’aurait pas mieux fait de tomber dans mon lit qu’à côté du sien ?

La jeune fille portait le vêtement des femmes de sa tribu : une longue pièce de cotonnade bleue, drapée très artistement autour de son corps et laissant voir un sein nu.

Ses cheveux très noirs ondulaient librement sur ses épaules, recouverts d’un voile blanc tombant en arrière, comme celui des femmes de l’époque biblique.

Elle était parée de quelques bijoux qui ne la quittaient jamais : deux gros anneaux massifs en argent serraient ses chevilles et se heurtaient fréquemment lorsqu’elle marchait.

Au-dessus du coude, elle portait un bracelet plat en or, et, au cou, une chaînette de corail a laquelle pendait une amulette en cuir rouge, sur laquelle était écrit un verset du Coran.

— Comme les étoiles sont brillantes ce soir, dit-elle d’une voix qui ressemblait à un gazouillement d’oiseau ; il fait bon respirer, allons loin, veux-tu ?… Lioune.

Elle prononçait ainsi son petit nom de Léon, et ce nom avait dans sa bouche un charme indéfinissable.

Elle parlait l’arabe presque pur que comprenait l’officier et non pas le dialecte témahaq, employé par la plus grande partie des tribus du Sahara. - Allons voir l’étoile de Sankore, dit-elle; quelque chose me dit qu’elle est éteinte.

Elle appelait ainsi le rayon du télégraphe optique qui, au sommet de la grande mosquée de ce nom, faisait communiquer Tambouctou avec le poste français d’Araouan, situé à deux cent dix kilomètres au nord du Niger.

La pureté de l’air en Afrique et surtout l’absence de vapeur d’eau, permettent la communication à des distances considérables, avec les appareils inventés récemment par le commandant Bertrand, appareils dont la portée, en France, ne dépasse pas cent vingt kilomètres.

Les postes français s'échelonnaient de Tambouctou à In-Salah, à des distances comprises entre cent et deux cents kilomètres.

L’effectif de chacun d’eux variait d’un peloton à deux compagnies.

Tous les soirs le mot d'ordre envoyé par le télégraphe optique circulait d’El-Goléah à Tambouctou, transmis d’Alger au premier de ces postes par le télégraphe aérien.

Tant qu’il passerait sans encombre, c’est qu’aucun anneau de la chaîne des postes ne serait brisé.

De Melval et Nedjma arrivèrent au sommet de la dune située à huit cents mètres environ du camp et d’où l’on voyait, pendant le jour, Tambouctou à l’horizon ; du premier coup, l’étoile de Sankore leur apparut très brillante avec quelques interruptions.

Les télégraphistes communiquaient.

— Que disais-tu donc, Nedjma ? dit l’officier, tu vois qu’elle n’est pas éteinte !

— Elle s’éteindra quand Dieu voudra, dit la jeune fille le regardant fixement et parlant d’une voix grave qu’il ne lui connaissait pas.

— Tu es plus sérieuse encore qu’à l’ordinaire, ce soir, Nedjma, fit le capitaine.

— C’est que j’ai des raisons de l’être, Lioune, fit-elle.

— Et lesquelles, s’il te plait, petite fille ?

Nedjma se tut : en la traitant ainsi, de Melval l’avait blessée et attristée.

Elle avait bien remarqué qu’il la regardait comme une enfant, mais elle aussi connaissait la photographie de Mlle Fortier : elle avait remarqué les regards qu’y jetait l’officier, et, depuis le jour où elle avait deviné que son cœur était loin, elle s’était renfermée dans un mutisme presque absolu.

Ils restèrent là tous deux assis dans le sable : il était encore tiède de la chaleur du jour et les autruches sont bien inspirées par leur instinct lorsqu’elles lui confient le soin de faire couver leurs œufs.

— Tu ne regrettes pas ton pays, Nedjma ? fit l’officier après un long moment de silence ; voudrais-tu retourner au bord de la mer, là-bas ?

Et son bras montrait l’Occident.

— A quoi bon ! fit-elle, d’une voix traînante et douce, mes parents n’y sont plus, les tentes sont parties et mes brebis sont dispersées.

— Alors tu ne veux pas que je te confie à la première caravane qui passera, pour essayer de retrouver ton père et tes frères ?

— Non ; si je dois les retrouver plus tard, c’est que Dieu l’aura permis.

Ils se turent encore, et, soudain, en reportant les yeux vers Tambouctou, l’officier ne vit plus le rayon lumineux du télégraphe.

— Quelles idées bizarres tu as ce soir, ma pauvre petite !

Mais déjà Nedjma s’était retournée vers le camp, car une rumeur confuse en montait : au milieu des tentes, de petites flammes couraient semblables à des feux follets.

L’officier se redressa d’un bond :

Qu’arrivait-il à son camp ?

Des coups de feu éclatèrent, puis d’autres plus faibles, mais se suivant rapidement comme des coups de revolver.

Une querelle entre les travailleurs et les soldats ?

C’était bien improbable : depuis le commencement des travaux, de Melval avait été, au contraire, surpris de l’union qui existait entre ces indigènes appartenant à des tribus si différentes et si éloignées les unes des autres ; à l’appel des deux marabouts qui, dès le premier jour, étaient venus au chantier, tous, soldats et travailleurs, se réunissaient pour la prière et faisaient leurs ablutions en commun, se frottant avec du sable à défaut d’eau les jambes, les bras et le visage.

— Vite ! Nedjma, vite ! fit l’officier.

Déjà il descendait la colline, une sueur froide au front, un pressentiment au cœur.

Mais la jeune fille l’arrête par le bras.

— Lioune, dit-elle en le serrant fortement, reste-la, je t’en prie. reste-là !…

Il ne put réprimer un mouvement de surprise.

— Nedjma avait raison, dit la jeune fille qui avait suivi la direction de son regard, l’étoile n’y est plus.

— Tu crois pouvoir prédire le sort des étoiles parce que tu es toi-même une petite étoile[1], dit l’officier en riant, mais tranquillise-toi, elle reparaîtra tout à l’heure.

— Non, elle est morte, te dis-je, fit-elle d’une voix étrange, et les Français, tes frères, vont mourir aussi.

— Mais tu ne vois donc pas qu’il y a du remue-ménage, là-bas ? dit-il, en essayant de se dégager.

— Si, je vois, dit-elle, il y a la révolte et tu n’arriveras pas à temps !

— Ah ! tu crois cela, fit-il, eh bien, tu vas voir, et c’est à coups de bottes que je vais les calmer, moi, les révoltés.

— Tu ne les calmeras pas, Lioune, la révolte est partout.

— Allons, laisse-moi, fit-il impatienté, tu me fais perdre mon temps.

Il se dégagea et se mit a courir.

Mais elle était agile comme une jeune antilope : elle le devança, se plaça devant lui :

— Écoute-moi, fit-elle brièvement, je te dis que c’est la révolte, la révolte de tes soldats, de tes nègres, de tous : ils te tueront, ils te cherchent.

— La révolte ! fit-il la regardant, sentant au son de sa voix qu’elle ne mentait pas : comment sais-tu ?

— Je sais, et c’est parce que je savais que je t’ai emmené loin ce soir.

— Ah çà ! je rêve ! que me dis-tu là ? fit-il, l’entrainant vers le camp.

— La vérité, et si l’étoile de Sankore a disparu, c’est que Tambouctou lui aussi se révolte.

— Se révolte ! mais contre qui ?

— Contre les Blancs, contre vous, les Français !

— Un coup monté alors… nous allons bien voir.

— La djiah !…

— La guerre sainte !

Il ne parla plus, commençant à croire ; il était encore à cinq cents mètres du camp : on ne tirait plus, mais la rumeur avait grandi, et, soudain, une flamme s’éleva.

— Vois, Lioune, fit-elle, ils ont réussi : tes camarades sont morts et toi, toi, dit-elle avec énergie, je ne veux pas que tu meures !

Elle l’entourait de ses deux bras, l’enlaçant étroitement, ses yeux dans les siens.

Il allait la bousculer, son devoir l’appelait : une sueur froide glaçait son corps.

Elle se débattit en l’appelant des noms les plus doux :

— Lioune, Lioune, n’y va pas, ils te tueront !

Dans ce rapide moment, il comprit qu’elle l’aimait ; mais il s’agissait bien de cela à cette heure.

Et sa compagnie ! et ses officiers !… ses officiers français surtout !

Soudain des pas retentirent sur le sable, et, comme il allait s’élancer, trois ombres surgirent à ses côtés.

— C’est vous, mon capitaine ?

— C’est vous, Zahner ?

— Oui, moi, et rudement content de vous retrouver ! Heureusement que Baba vous avait vu vous diriger par là.

— Eh bien ! m’expliquerez-vous ?

— Ah ! mon capitaine, vous expliquer !… filons d’abord : voici Hilarion, votre ordonnance, qui vous apporte votre burnous et votre chéchia : j’ai déjà revêtu le mien, car après tout ce que je viens de voir…

— Eh bien ?

— Il ne ferait plus bon pour nous d’être pincés en uniforme dans ce maudit Sahara.

— Ah ! mon capitaine, mon capitaine, en voilà une d’histoire ! dit Hilarion, en jetant sur les épaules de son chef l’épais vêtement de laine blanche que tous les officiers d’Afrique portent dans le Sud pour se garer du rayonnement nocturne.

Et pendant que le lieutenant, prenant le bras du capitaine de Melval, l’entraînait suivi des deux ordonnances et de la jeune fille, voici ce que, à bâtons rompus, apprit l’officier :

Vers deux heures du matin, un grand feu avait été aperçu dans la direction de l’Ouest où, quelques jours auparavant, avait été vu un fort parti de Maures nomades.

C’était certainement un signal attendu, car, à peine avait-il paru, qu’on avait entendu la voix aiguë du marabout criant au milieu du chantier.

En un instant, tous les tirailleurs étaient sortis des « guétoun », habillés et armés ; l’adjudant et le sergent-major, seuls gradés français de la compagnie, avaient été tués au sortir de leur tente par des nègres employés au chantier. Le sous-lieutenant avait dû avoir le même sort.

Zahner qui, heureusement, ne dormait pas et était sorti de sa tente au premier bruit, s’était élancé vers la tente du capitaine et n’y avait trouvé qu’Hilarion, accouru dans le même but ; alors tous deux avaient traversé le camp par la face qui regardait Tambouctou ; près des faisceaux ils avaient rencontré Baba, qui avait vu le capitaine de Melval et la jeune fille s’éloigner dans la direction de la ville, et qui, après un instant d’hésitation, s’était joint à eux,

Zahner n’en savait pas davantage et ce qui venait d’arriver bouleversait tellement ses idées, qu’il ne cessait de répéter tout en courant ;

— C’est incroyable !… incroyable !

Ils firent ainsi deux kilomètres, puis, essoufflés, s’arrêtèrent pour s’orienter.

Le camp tout entier était en flammes, les wagons, les piles de traverses, tout brûlait.

Et soudain, en se retournant, un autre spectacle s’offrit à leurs regards.

À l’horizon, Tambouctou brûlait aussi ; l’incendie rougissait l’horizon et les palmiers des jardins se profitaient sur le ciel ombragé comme des décors de théâtre.

Nedjma mit la main sur l’épaule du capitaine.

— Ne va pas par-là, dit-elle ; là-bas, c’est la mort aussi.

Sa voix avait repris sa douceur habituelle et elle était aussi calme que si rien d’extraordinaire ne fût arrivé.

Elle avait raison : mais il ne fallait pas songer davantage à se diriger vers le Nord, où les postes du Transsaharien avaient évidemment subi le même sort ; ni vers l’Ouest, où les Maures étaient embusqués à courte distance.

À l’Est, c’était l’inconnu.

— Par-là ! fit le capitaine, en montrant du doigt la direction du Nord-Est.

De ce côté, en effet, on se dirigeait vers le dernier poste français d’Amguid occupé par la légion étrangère, mais on en était à quatorze cents kilomètres.

Quatorze cents kilomètres ! la distance de Paris à Rome !

À six heures du matin, la petite troupe avait fait vingt-deux kilomètres ; elle était hors de vue, et, aussi loin que le regard pouvait porter, aucun être humain n’apparaissait du côté du camp ; ils n’avaient donc pas été suivis.

Ils cherchèrent des yeux un abri contre le soleil, qui, déjà, montait brûlant au-dessus des lointaines collines de l’Adghagh.

Aucune végétation n’apparaissait sur cette mer de sable.

Ils s’assirent au pied d’une dune pour délibérer.

Et, comme après quelques phrases échangées sur l’horrible situation où ils se trouvaient, les deux officiers restaient silencieux, Baba sortit de dessous son burnous une musette remplie de provisions : pain, dattes et conserves.

— Tu avais donc fait des provisions ? fit le lieutenant.

— Oui, dit le tirailleur, je savais.

Alors Zahner remarqua qu’il était armé : il était le seul qui eût songé à emporter son fusil, et, à son ceinturon, on voyait les deux cartouchières rebondies qu’il avait dû bourrer de munitions la veille.

Et en effet, Baba avait, comme ses coreligionnaires, connu le complot dont le marabout avait été depuis un mois l’agent le plus actif ; mais il se serait considéré comme un maudit si, malgré le dévouement qu’il avait pour son officier, il le lui avait révélé.

Cependant, au dernier moment, son attachement avait pris le dessus et il l’avait suivi ; ce fut grâce à lui que la petite troupe dut de ne pas mourir de faim, au milieu des sables, le deuxième jour.

— Avez-vous emporté votre revolver, Zahner ! demanda le capitaine.

— Non, et c’est un de mes plus grands regrets.

— Moi aussi.

Et comme il reportait tristement les yeux du côté du Niger :

— Tiens, Lioune, fit la jeune mauresque, qui n’avait pas voulu manger et s’était tenue à l’écart pendant toute cette discussion :

Elle tendait au capitaine son revolver, sa bourse et son portefeuille.

— Comment as-tu cela ? fit-il au comble de la surprise.

— Ne te l’ai-je pas dit ? je savais ce qui allait arriver ; je suis allée dans la tente pour y prendre tout.

— Tiens, ajouta-t-elle, voilà encore ta montre pour voir l’heure et l’autre pour reconnaître ton chemin.

Et elle lui donna sa boussole.

— Et qu’est-ce cela ? demanda de Melval lorsqu’elle lui tendit un petit paquet entouré de toile bleue.

— C’est quelque chose à quoi tu tiens plus qu’à ton or et qu’à tes armes, je le sais, dit-elle, d’une voix mal affermie, et, comme tu aurais eu du chagrin en le croyant perdu, je te l’ai apporté.

L’officier l’ouvrit : c’était le cadre en bronze doré qui contenait la photographie de sa fiancée.

Il regarda la jeune Mauresque, se rappelant ses tendres propos de la nuit lorsqu’elle l’avait cru en danger.

Ses yeux fixaient obstinément le sable. Il lui prit la main.

— Merci, Nedjma, dit-il tout bas, très ému par cet acte accompli si simplement.

Et comme elle se détournait, il vit une larme briller dans sa paupière.

— Tu es ma petite sœur, dit-il, en serrant fortement la main qu’elle lui abandonnait.

Elle ne répondit rien.

« Si ton cœur est chaud, dit un proverbe arabe, entoure-le d’un rempart de glace ».

Sans connaître le proverbe, Nedjma, sentant son amour isolé, le masquait sous l’impassibilité de sa race.

Ce que fut pour la petite caravane cette course à travers le désert serait trop long à raconter.

Après les plaines de sable elle aborda un plateau de grès sur lequel le quartz se mêlait au grès rouge et que coupait, en bandes parallèles, le lit de plusieurs oueds desséchés.

Puis ce fut une série d’ondulations calcaires serpentant en larges bandes parallèles comme une mer de craie blanche, et, pendant quatre jours, les malheureux, perdus dans cette immensité, se trainèrent dans la direction que fixait la boussole, les yeux brûlés par la réverbération du sol durci, la gorge sèche, les pieds ensanglantés.

Heureusement le flair de Baba et sa connaissance du Sahara les amenait toujours, vers le soir, au point d’eau qui leur rendait des forces pour le lendemain : puits saumâtre, source d’eau chaude, mare salée ou sables humides.

Pendant le jour, son fusil leur procurait les vivres, il avait successivement abattu une antilope, un onagre et un renard des sables. Mais après chacune des détonations qui se répercutaient de dune en dune, Nedjma effrayée explorait l’horizon, s’attendant toujours à voir apparaitre le pirate du désert, le maigre Targui, que trahit au loin l’éclair scintillant de sa lance barbelée.

— Ce sont les gardes de notre seigneur le Sultan, dit-elle un jour qu’elle avait cru voir s’allonger au loin sur la plaine l’ombre du méhari, « vaisseau des sables ».

Et aux demandes que lui adressèrent les deux officiers sur ce « Sultan » dont elle parlait pour la première fois, la jeune Mauresque répondit par l’exposé naïf de ce qu’elle savait, de ce qu’elle avait jadis entendu sous la tente paternelle, lorsque cachée derrière une portière, avec les femmes, elle assistait à la réception des messagers « du grand Khalife ».

Bientôt, à certains détails ainsi recueillis, de Melval avait fini par reconnaître dans ce chef suprême, l’ancien sultan de Constantinople, dont la chute avait fait si grand bruit en Europe, et à laquelle il s’était intéressé particulièrement puisqu’il avait connu à Saint-Cyr son fils Omar.

Il avait alors redoublé de questions : n’avait-il pas un fils, ce Sultan, dont elle ne parlait qu’avec un religieux respect ?

Et quand elle avait répondu que tous les musulmans connaissaient le prince Omar et le vénéraient autant que son père pour sa science et sa bravoure, de Melval avait été complètement fixé.

Le petit Saint-Cyrien de sa promotion, ce jeune Turc à l’air timide, aux yeux profonds, avec lequel il avait été lié jadis à l’Ecole, était devenu dans le camp de l’Islam un personnage redoutable.

A son tour l’officier avait appris à Nedjma et à Baba, qui écoutaient en ouvrant de grands yeux, qu’il connaissait le fils du khalife et qu’autrefois, en France, il avait été son ami et l’avait plus souvent appelé de son sobriquet habituel que de son vrai nom.

Quel sobriquet ? par exemple, il ne s’en souvenait plus. C’était si loin ; il y avait dix ou onze ans de cela.

— « Et puis, avait ajouté Zahner, ça nous fait une belle jambe : ça n’empêchera pas ses « gardes du corps » de nous couper « la cabèche », s’ils nous pincent, ce qui ne saurait tarder.

Ce fut le douzième jour de cette marche harassante que la faim leur déchira les entrailles pour la première fois.

Baba n’avait rien tué depuis trois jours, et la provision de viande qu’ils conservaient simplement séchée au soleil sur le dos d’Hilarion était épuisée.

Et ce soir-là, en arrivant au fond du cirque de dunes où Baba croyait trouver de l’eau, ils ne découvrirent en fouillant le sable qu’une plante d’un vert sombre, aux feuilles luisantes et dures, dont la vue avait fait faire une grimace au tirailleur.

— Le falezlez ! dit-il, en jetant à terre les maigres pousses.

Zahner les ramassa : il avait une légère teinte de botanique et, sous ce nom arabe, il reconnut une espèce de jusquiame qu’il avait rencontrée déjà dans les gorges du Djebel-Amour où elle constituait un poison violent.

Et comme il en portait les racines à sa bouche et les mâchait avidement, après avoir parlé de ses propriétés toxiques :

— Mais vous êtes fou ! cria de Melval, qui essaya de lui arracher la plante vénéneuse.

— Non pas, répondit le lieutenant : d’ailleurs j’ai faim et c’est une expérience à faire.

— Une expérience ?

— Oui, il parait que cette plante est poison violent sur les hauts sommets, dangereuse seulement sur les terrasses inférieures, et inoffensive dans les basses plaines. Or, nous sommes ici à une cote assez faible, quelques mètres à peine au-dessus du Niger : donc pas de danger[2].

— Je vous répète que vous êtes fou !

— J’ai faim, répéta simplement l’officier : d’ailleurs l’expérience est double ; je me suis laissé dire par une Ouled-Naïl que cette plante engraissait les chameaux et les chèvres, tandis qu’elle tuait le cheval, l’âne et le chien. Très curieuses ces propriétés si diverses ! Que j’en réchappe ou que j’y reste, je fais faire à la science un pas en avant. Intéressante au plus haut point la solution, pour moi tout au moins.

Et, tranquillement, il s’étendit sur le sable les yeux clos.

— Le malheureux ! fit de Melval ; c’est le délire, qui commence.

La nuit fut atroce peur la petite caravane ; car à la faim commençait à se joindre une torture intolérable, celle de la soif.

— Nous ne pouvons pourtant attendre la mort ici sans rien faire, fit de Melval en se levant brusquement, après quelques heures de repos ; il faut trouver de l’eau avant le lever du jour. En route, Baba !…

La route fut reprise ; l’étoile polaire, très bas sur l’horizon, puisque les voyageurs n’étaient qu’au 20° degré de latitude, leur servait de guide.

Zahner s’était levé un peu titubant ; il semblait sortir d’un engourdissement prolongé et se passait la main sur le front, étonné de se retrouver là.

Et quand, au bout de quelques pas, il eut repris ses esprits :

— L’homme n’est qu’un « ruminant », fit-il ; l’épreuve est faite.

Lorsque le disque rouge du soleil émergea à la droite des malheureux, annonçant à leurs poitrines desséchées, à leurs langues épaissies un air plus embrasé encore que la veille, rien n’apparaissait dans l’immense étendue qui dénotât l’approche d’un puits.

Six heures encore ils allèrent droit devant eux, s’espaçant sur un large front, malgré le danger d’une pareille marche, pour essayer de découvrir dans le sable les traces d’animaux qui avaient été, les jours précédents, leurs guides les plus surs vers les points d’eau.

Nulle empreinte n’apparaissait.

De Melval fit un signal et tous le rejoignirent.

— Espères-tu encore, Baba ? demanda-t-il d’une voix qu’il cherchait à affermir.

— Peut-être, derrière la grande dune que tu vois là-bas.

— Mais nous ne l’atteindrons jamais ; fit le capitaine, en regardant Zahner dont les yeux injectés de sang fixaient le vide.

— Il le faut, pourtant. De là-haut je pourrai voir ; il doit y avoir un lit d’oued de l’autre côté…

— Marchons ! dit de Melval, d’un air d’autorité.

Et il prit le bras de son lieutenant. Nedjma prit l’autre.

Depuis le départ, aucune plainte n’était sortie de la bouche de la jeune fille.

Accoutumée à ce climat de feu, elle pouvait supporter plus longtemps que ses compagnons la privation de boire, et les longs regards, dont elle enveloppait de Melval montraient assez que la fatigue physique ne comptait pas pour elle.

Elle avait suivi comme une « slougia »[3] fidèle celui qu’elle aimait, ayant pour lui des attentions pleines d’une tendresse silencieuse et infinie, regardant comme un coin du paradis cette aride immensité qu’elle courait avec l’élu de son cœur.

Sa figure amaigrie indiquait seule l’affaiblissement dû aux privations, mais ses yeux brillaient d’un éclat singulier.

La mort près de lui ne l’effrayait pas.

Vers quatre heures du soir, les fugitifs avaient atteint le sommet de la grande dune.

Depuis trente-six heures, ils étaient sans nourriture et sans eau.

Mais, de l’autre côté, le morne paysage recommençait.

C’était « le ciel sans nuage et la terre sans ombre »[4] que dépeint l’intrépide explorateur allemand.

Baba inspecta longuement les crêtes nouvelles qui bordaient l’horizon.

Le soleil couchant leur donnait cette netteté de contours qui a valu aux crêtes des « ghourds » le nom de « sioufs » ou « sabres », tant le fil en est pur.

— Rien ! fit Baba secouant la tête ; je ne vois rien : c’est fini !

Et, debout, appuyé sur son fusil, il ne bougea plus.

Cependant, Zahner, après s’être étendu sur le sable, s’était relevé sur son séant.

Pour cet Alsacien corpulent, grand mangeur et grand buveur, le supplice devenait intolérable.

Des sons rauques sortaient de sa gorge desséchée ; il se mit à gesticuler, les doigts crispés, le regard égaré, en proie à cette hallucination qui fait croire au voyageur perdu dans le Sahara qu’il est au fond d’un trou noir dont il gravit, sans avancer d’un pas, les pentes croulantes[5].

Puis, ce fut le tour d’Hilarion, qui se mit à gratter désespérément le sable en répétant d’une voix étranglée : A boire ! à boire !

Un instant, de Melval, songeur, les regarda ; puis sentant un voile s’étendre sur ses yeux, il s’allongea sur le sable.

— Baba ! fit-il, dans un dernier effort ; va, si tu peux encore ; va, tâche de tuer une antilope, n’importe quoi… nous boirons son sang… Oh !… boire,… boire du sang !… fit-il épuisé.

Mais l’Arabe hocha la tête ; depuis le matin, il cherchait un gibier et aucun animal n’était passé à portée de sa vue.

Dans quelle partie inhospitalière du Sahara se trouvaient-ils donc pour que rien de vivant ne s’y montrât depuis quatre jours entiers qu’il n’avait pas tiré un coup de feu ?

De Melval se couvrit la tête de son burnous et ne parla plus.

Près de lui Nedjma s’était agenouillée et avait pris sa main.

— Boire du sang répéta-t-il, en proie à cette idée fixe qu’il avait puisée dans des récits arabes, songeant à ces peuplades étranges du Tibesti qui ouvrent une veine de leur méhari pour étancher leur soif, et qui, lorsque la stupeur de la faim commence à les envahir, s’attachent fortement sur le dos de leur monture, s’en remettant à son instinct pour la découverte d’un campement.

Nedjma se releva en entendant sa plainte.

Elle prit à sa ceinture le petit « mouss »[6] qui ne la quittait jamais, releva son haïk bleu et, d’un coup rapide, sans détourner la tête, se fit une profonde entaille dans le haut du bras.

Le sang jaillit, teignant de pourpre, la peau ambrée aux fermes contours.

Elle se pencha, écartant le burnous, anxieuse qu’il refusât.

Mais elle le vit, les yeux clos, la bouche entr’ouverte, haletant, respirant avec peine, et, d’un geste adorable, elle mit entre ses lèvres la blessure écarlate.

Et son cœur fut inondé d’un bonheur infini, lorsqu’il but avidement, tout à son rêve sanglant.

Mais, soudain il ouvrit les yeux, la regarda, comprit tout ; et, secoué par une émotion inexprimable, la prit entre ses bras…

— Nedjma !… toi… Nedjma !… fit-il tout tremblant, tu as fait cela ?

— Je t’aime, Lioune, fit-elle doucement.

La soif, la fatigue, il oublia tout.

Fiévreusement, il arracha un morceau de son burnous et lui en enveloppa le bras, prit le cordon qui attachait sa boussole, et, par une ligature faite au-dessus de la blessure, arrêta l’hémorragie.

Puis il mit un baiser sur son épaule nue et, la sentant tressaillir, la serra passionnément dans ses bras.

— Oh ! Lioune ! Lioune ! fit-elle, que je suis heureuse !

Alors, de nouveau, ils s’étendirent sur le sable, attendant la fin. Elle s’était blottie contre lui, sa tête charmante sur son épaule, l’inondant des boucles folles de sa chevelure d’un noir bleu, et ils ne firent plus un mouvement.

A cet instant, il subissait cette impression étrange de l’oubli de tout. Il vivait seulement de l’heure présente, et c’était pour lui une jouissance infinie de sentir auprès de lui cette adorable créature dont tout le bonheur aurait consisté à mourir à ses côtés.

La voix intérieure qui lui avait crié à toute heure : « Christiane ! Christiane ! » qui avait décuplé ses forces pour le rapprocher de la bien-aimée de France, cette voix-là s’était tue soudain.

Quelle différence entre ces splendides créatures du désert aux vêtements bibliques, aux regards d’étoile, et ces poupées civilisées, au corps comprimé dans des fourreaux rigides, à la démarche étudiée, à la chevelure savamment apprêtée !

Qu’elle lui paraissait belle, à cette heure, la jeune Arabe, dans ce décor saharien où commençaient à danser, devant ses yeux troubles, les fantômes de l’hallucination !

Et, comme si la nature eût voulu s’associer à leurs fiançailles, le « chant des sables » se fit entendre au milieu du silence infini.

C’était comme une sonnerie vibrante et lointaine de clairons s’élevant et s’éteignant au Nord pour reprendre à l’Est, douce comme le chant des sirènes et le murmure de la mer, phénomène inexpliqué, dû sans doute à l’écroulement des nappes et au froissement, les uns contre les autres, des milliards de molécules que déplace le siroco.

Les soldats français qui l’entendirent pour la première fois dans les solitudes du Souf et le désert de Ouargla, l’appelèrent le « tambour des sables » ; Les guides arabes égarés croient, en entendant cette musique des dunes, qu’un « djinn » moqueur chantonne leur mort prochaine[7].

Ce soir-là, elle berça le sommeil épuisé de la petite caravane et plana au-dessus du couple charmant comme pour joindre ses harmonies lointaines au chant d’amour de leurs cœurs.

Et il était touchant ce tableau d’un Français et d’une Arabe unis soudain par le sang, étrange lien d’amour noué à leur dernière heure, sur cette terre que faisaient retentir les armées noires en marche, et à la veille d’une guerre qui allait sacrifier des torrents de sang à la haine des races.

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Quand ils sortirent de leur assoupissement, vingt Touaregs les entouraient, assis silencieux à quelques pas d’eux. Ces « Gens du Voile » étaient de noble caste, car ils portaient le « litzam » noir, le blanc étant réservé aux hommes de race inférieure.

À côté d’eux, Zahner et Hilarion buvaient avidement à une peau de bouc qu’un nègre portait sur l’épaule, et Baba, debout devant l’un d’entre eux, lui montrait le capitaine de Melval.

Un Targui se détacha du groupe, une outre de cuir à la main, humecta les lèvres des deux jeunes gens ; puis, quand ils purent boire sans danger, leur offrit du lait de chamelle aigri.

Cette boisson leur parut la plus délicieuse qu’ils eussent jamais bue ; Nedjma retrouva la force de se lever pour faire boire elle—même l’officier le premier, et, après lui, porta à sa bouche, les yeux brillants de bonheur, l’orifice qu’avaient touché ses lèvres.

Puis, les Imohagh envoyèrent, par des serviteurs, des gâteaux faits de figues et de dattes et des baies de persica pilées dans du miel, et les fugitifs mangèrent sans que leurs hôtes eussent échangé un seul mot.

Et de Melval entendit seulement Baba qui, le désignant, disait à celui qui paraissait être leur chef :

— Celui-ci est l’ami du prince Omar. Vous en répondez sur votre tête.

Il comprit alors pourquoi il était encore vivant.

— Amzigh vous fait dire de vous préparer au départ, dit le fidèle ordonnance, lorsque la faim des fugitifs fut apaisée.

— Et où nous conduit-il ? demanda le capitaine.

— À Aghadès.

— À Aghadès ? dans l’Aïr ?

— Oui.

— Mais c’est au diable !

— Oui, douze jours de méhari…

— 900 kilomètres au moins ; et pourquoi à Aghadès ? pourquoi pas à Tambouctou, dont nous ne sommes qu’à 200 kilomètres à peine ?

— Parce que le sultan doit arriver à Aghadès prochainement. Si tu n’es pas l’ami de son fils, comme tu l’as dit, tu mourras dans les plus affreux supplices pour les avoir trompés.

— Son fils Omar y sera-t-il aussi ?

— Oui.

— Alors nous avons quelque chance d’en réchapper ; partons. Demande seulement à ton Amzigh qu’il ménage un peu cette enfant blessée et lui donne une monture.

— Nous avons tous des montures, à raison d’un méhari pour deux d’entre nous.

— Alors, c’est bien, je me charge d’elle. Remercie Amzigh et dis-lui que le fils du sultan lui saura gré de l’hospitalité offerte à son ami.

Ce ne fut pas douze jours, mais dix-huit, qu’employa la caravane à atteindre les premières oasis de l’Aïr.

Il fallut s’infléchir vers le Sud pour éviter le plateau tourmenté de l’Adrar dépourvu d’eau, traverser la région pierreuse des Aouellimiden, franchir le lit sablonneux du Sakerret, fleuve immense qui descend du massif du Tassili-Ouan-Ahaggar et dont le cours inconnu des Européens rejoint le Niger à Gomha.

De Melval aurait bien voulu savoir si cet oued desséché était le même que celui dont Clapperton décrit le cours dans les environs de Sokoto ; mais aux questions qu’il adressa à ses guides ou plutôt à ses gardiens, nul ne répondit.

Il n’avait d’ailleurs qu’un intérêt très indirect à résoudre cette question ; ce voyage, qu’en toute autre circonstance il eût trouvé horriblement pénible, revêtait, grâce à la présence de la jeune fille, un caractère plein de charme et de poésie.

A son tour, il l’entourait de mille soins, la soutenant de ses deux bras, assise devant lui sur le méhari, accoutumé fort heureusement aux balancements saccadés de cette monture saharienne, puisque ses tirailleurs étaient montés de même pendant leurs périodes de marches.

Le soir, elle s’étendait auprès de lui, comme elle l’avait fait pendant cette nuit qu’il avait cru la dernière, et une immense tendresse pour elle emplissait son cœur ; elle se fût donnée à lui sans une hésitation ; mais l’idée ne lui venait même pas de la prendre. Il écoutait sa respiration d’enfant, mettait un baiser sur son front et s’endormait, ne voyant plus qu’à travers un brouillard Alger, Christiane et ses serments.

Insondables mystères de l’amour, qui vous connaîtra jamais !

Le seizième jour, les premières végétations annoncèrent l’approche de l’Asben ; la caravane entra dans la zone des steppes ; les herbes se montrèrent d’abord dans les creux, entre les ondulations du terrain, puis sur les renflements du sol. Les premiers arbres apparurent ; c’étaient des « toundoub » aux troncs tortueux et déchirés, aux grosses branches recourbées et pendantes[8] ; les acacias et les palmiers doums leur succédèrent, et une splendide région s’étendit sous les yeux des voyageurs.

Les antilopes à longues cornes y bondissaient au milieu d’une verdure luxuriante, les lions s’y montraient par bandes, mais des lions d’une espèce particulière, dépourvue de crinière, comme les lions de l’Inde, et n’attaquant pas l’homme ; des sangliers gîtaient dans des fourrés de tamaris, et des singes sautaient d’un palmier à l’autre, se balançant curieusement à cent pieds du sol.

Enfin, au sortir d’un défilé rocheux, au fond duquel coulait un maigre filet d’eau, un groupe de maisons grises apparut entre les figuiers d’un merveilleux jardin.

C’était Aghadès.

Siège, autrefois, d’un immense marché qui s’est déplacé à la fin du siècle dernier, lorsque les Touaregs s’emparèrent de Gogo, Aghadès avait vu sa population descendre de 70.000 à 8.000 habitants.

Sa position géographique la mettant d’ailleurs à une centaine de kilomètres du chemin frayé par les caravanes qui vont de Mourzouk au Damergou, route suivie par Barth en 1850, la place en dehors des grandes voies commerciales du Sahara.

Cette route même est loin d’être la plus fréquentée de celles qui font communiquer Tripoli avec le Soudan central ; la plus directe est celle que suivirent Oudney, Denham et Clapperton, lorsqu’en 1822 ils atteignirent le Tchad et visitèrent ce côté de l’Adamaoua.

Ce fut aussi celle que prirent, en 1865, l’Anglais Rohfls, lorsqu’il traversa l’Afrique de Tripoli à Lagos par Kouka, et, en 1870, l’Allemand Nachtigal dont le retour du Tchad par l’Ouadaï, le Darfour, le Kordofan, Khartoum et le Caire, fit l’admiration de l’Europe.

C’est celle, enfin, que prit le commandant Monteil, lorsque, ayant traversé l’Afrique en sens inverse, de Saint-Louis au Tchad par Ségou, Saï et Sokoto, il regagne Tripoli par Mourzouk avec son fidèle compagnon l’adjudant Badaire.

Cette voie de pénétration diminue de 600 kilomètres au moins le trajet de la côte au Soudan, et une compagnie anglaise songea un instant à la suivre dans le tracé d’un chemin de fer partant de Tripoli.

Mais, malgré tout le désir de l’Angleterre de nous devancer dans la construction du Transsaharien, les capitaux anglais avaient fait défection, pour la bonne raison que nos voisins n’ont pas pour habitude de dépenser leur argent dans des entreprises où ils n’ont pas un intérêt direct et immédiat.

Or, l’intérêt des Anglais n’est plus dans cette partie de l’Afrique, définitivement abandonnée par eux à l’influence française ; elle avait suffisamment à s’occuper en Égypte et au Cap, dans le sud et dans l’est du continent noir.

Comme la troupe de Touaregs allait entrer dans l’oasis, un cortège en débouchait.

Précédé d’une troupe de marabouts portant des étendards verts et rouges, un cavalier monté sur un Cheval richement caparaçonné et dont la haute selle arabe était couverte de broderies d’or, venait de paraître.

Les Touaregs se rangèrent et firent brutalement ranger leurs prisonniers, pour lui livrer passage.

Mais déjà, de Melval avait jeté un cri de surprise.

— C’est lui ! Je ne suis pas fou C’est bien lui !

— Qui donc ? demanda Zahner.

— Eh parbleu ! Omar, mon camarade de promotion, celui dont parlait Nedjma l’autre jour.

— Est-ce possible !

— Si c’est possible ! mais je suis bien sûr de ne pas me tromper, je le reconnais comme si je l’avais vu hier, et, en le revoyant, je me souviens maintenant de ce sobriquet ! oui, nous l’appellions Galette-Pacha, parce qu’il avait toujours la bourse bien garnie.

— Ça me parait tellement fort, mon capitaine, que j’ai bien peur que vous n’ayez reçu un coup de soleil sur la tête.

— Attendez, fit de Melval, vous allez voir.

Et, comme Omar venait de les dépasser de quelques pas :

— Ia[9] s’écria de Melval à pleine voix, ia, Galette-Pacha !

Déjà un Touareg s’élançait, la lance levée, pour punir l’insolent, le mot de « Galette » ne pouvait être qu’une injure aux yeux de ce barbare, alors qu’il évoque de si douces images chez les peuples civilisés.

Mais Omar s’était retourné, comme s’il eût reçu un fer de lance entre les deux épaules.

Et, stupéfait, il regarda, étonné au plus haut point, son cheval arrêté court sur les jarrets.

Quel être humain pouvait connaître ce surnom qui, après dix ans, dans ce coin perdu de l’Afrique, revenait lui sonner aux oreilles le clairon des doux souvenirs !

Mais de Melval, de son bras laissé libre, avait ouvert son burnous et montrait son dolman bleu de tirailleur.

— Eh bien ! et la promotion de Siam, tu ne t’en souviens donc plus ? fit-il en riant.

Le jeune prince leva le bras et la foule s’écarta.

Il poussa son cheval vers le groupe de Touaregs qu’entourait une foule manifestement hostile.

— Qui es-tu ? demanda-t-il en français, sans qu’un muscle de sa figure tressaillit.

— De Melval, ton camarade de promotion, deuxième compagnie ; toi tu étais de la quatrième, capitaine Bertal.

— Je me souviens, fit-il en français, mais, ici, cesse de rire et ne semble plus me connaître jusqu’à ce que je t’aie revu ce soir en particulier.

— À ce soir ; mais recommande bien qu’on ne nous sépare pas.

— Vous êtes donc plusieurs ici ?

— Nous sommes cinq.

— Bien ! c’est dit ; mais sois sérieux et n’ouvre plus la bouche.

— Compris ; tu es un bon petit « co »[10], dit le capitaine en rendant à sa figure une expression de rigidité que démentait sa joie intérieure.

Le jeune prince donna des ordres à un Arabe de sa suite et, aussitôt, la petite caravane fut entraînée dans l’intérieur de la ville.

  1. Nedjma, en arabe, signifie « étoile ».
  2. H. DUVEYRIER. Les Touaregs du Nord.
  3. Levrette arabe.
  4. Nachtigal. Sahara et Soudan.
  5. Largeau. Le pays de Rirha.
  6. Couteau.
  7. OSCAR LINTZ. Timbuktu.
  8. Dr Barth.
  9. la. Interjection arabe pour appeler : Eh !
  10. Abréviatif de « camarade » usité à Saint-Cyr.