L’ombre du beffroi/24

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Édouard Garand (17p. 37-38).

CHAPITRE II

PERDUE DANS LA BRUME


Le Docteur Carrol était un homme aimable et distingué, et si le Grandchesne n’était pas aussi luxueux que le Beffroi, (le médecin n’était pas riche), c’était une bien confortable demeure.

Demeurait au Grandchesne, à part le Docteur Carrol et ses filles, un jeune médecin, cousin éloigné de Mme Carrol, qui avait nom Karl Markstien. Sans doute, les parents de Karl étaient d’origine allemande ; mais lui-même était né au Canada, et il se vantait souvent de ne pouvoir dire un seul mot dans la langue de ses pères. Une grande amitié, qui devait probablement se changer un jour, en un sentiment plus doux, existait entre Karl et Olga. Le Docteur Carrol, qui savait très bien à quoi s’en tenir, avait donné aux deux jeunes gens son approbation, car Karl était le bras droit du médecin et celui-ci savait qu’il pourrait lui confier le bonheur de sa fille aînée, quand le temps en serait venu.

Karl était installé chez le Docteur Carrol depuis cinq ans. Or, six mois après son arrivée au Grandchesne, un drame s’y passa, drame qui avait assombri la vie du médecin et de ses deux filles, de Wanda surtout : Mme Carrol avait disparu.

Lorsqu’il s’était agi de placer Olga et Wanda dans un pensionnat de la ville de Montréal, Mme Carrol avait, tout d’abord, protesté ; mais ensuite, elle s’était rendue aux raisons exprimées par son mari ; il fallait que leurs filles reçussent une bonne instruction. Tout de même, elle s’ennuyait de ses enfants, et plus d’une fois, surtout depuis qu’elles étaient venues, toutes deux, passer, avec leurs parents les vacances de Pâques, le Docteur Carrol avait, surpris sa femme à pleurer.

— Tu t’ennuies de nos chéries, Edith ? lui demanda-t-il, un jour.

— Un peu, je l’avoue, Lionel ! répondit Mme Carrol. Mais, les vacances de l’été arriveront bientôt, et ensuite, eh ! bien, si tu y consens, nous ne nous séparerons plus d’elles.

— Ça sera tout à fait comme tu le désireras, mon Edith, répondit le médecin. Même, si tu t’ennuies réellement, j’irai bien chercher nos petites.

— Non ! Non ! protesta Mme Carrol. Olga et Wanda doivent s’instruire, je le comprends.

Malgré ses protestations pourtant, elle pleurait souvent, en cachette, et son mari craignit qu’elle devint victime de la mélancolie. Il attendrait encore un peu, et si son Edith continuait à être triste, il irait chercher ses filles.

Un matin, (on était au 27 mai) le Docteur Carrol fut appelé auprès d’une malade ; ce devait être, il le prévoyait, un cas très sérieux.

— Tu vas m’accompagner, Karl, dit-il, au cousin de sa femme. Il est bon que tu gagnes un peu d’expérience, en médecine, à mon sens, cela vaut mieux que deux ans d’étude.

— C’est bien. Docteur, je vous accompagnerai, répondit le jeune homme. Quand partons-nous ?

— Immédiatement ! Le temps d’embrasser ma femme, puis, en route ! Dis à Ned d’atteler Bayard.

Ned était le domestique des Carrol. Il n’y avait que deux serviteurs au Grandchesne : Ned, cocher, jardinier, homme à tout faire, et Martha, cuisinière, ménagère et bonne à tout faire aussi. Martha était assez âgée. Elle avait élevé Mme Carrol, cette dernière orpheline de mère, depuis sa plus jeune enfance, et maintenant, orpheline de père aussi.

— Edith, dit le médecin, je suis appelé aux malades. Je pars, et j’emmène Karl. Le cas étant sérieux, peut-être ne pourrai-je revenir que demain. Donc, ne sois pas inquiète, si je retarde, n’est-ce pas ? Essaye de t’amuser, pendant mon absence. Il y a ces brochures, que j’ai fait venir, pour toi ; elles t’intéresseront, j’en suis sûr.

— Sois sans inquiétude ! répondit Mme Carrol, en souriant. Bon voyage, mon mari ! Dieu te garde !

— Dieu te garde, toi aussi, ma chère aimée !

Quand le Docteur Carrol revint chez lui, le lendemain avant-midi, il apprit que sa femme avait disparu, depuis la veille, au soir.

La vieille Martha raconta, d’une voix entrecoupée de sanglots, que, la veille, Mme Carrol avait exprimé le désir de se faire servir le déjeuner sur la véranda. Quand Martha alla débarrasser la table, après le repas, elle vit Mme Carrol ; couchée dans le hamac, elle paraissait dormir. La servante avait jeté une couverture légère sur sa maîtresse, puis elle était rentrée dans la maison, vaquer à ses occupations ordinaires. Ce n’est que vers les quatre heures de l’après-midi qu’elle retourna sur la véranda, prendre les ordres de Mme Carrol ; or, celle-ci n’était plus dans le hamac. Sans être le moindrement inquiète, Martha retourna dans la maison et commença à préparer le dîner. Mais, quand arriva l’heure de se mettre à table, Mme Carrol n’était nulle part en vue. Les deux domestiques avaient été pris de panique. Toute la nuit, Ned avait parcouru les forêts environnantes, surtout les bords de la Rivière des Songes, où la femme du médecin aimait tant à se promener. Mais la brume, une de ces terribles brumes du nord, enveloppait tous les alentours, et, malgré ses recherches et ses appels réitérés, Ned ne parvint pas à retrouver sa maîtresse.

Pendant plusieurs jours, après le retour du Docteur Carrol, la brume refusa d’écarter ses opaques rideaux. Qu’était devenue la malheureuse femme durant ce temps ? En vain lançait-on des appels, la demandant à tous les échos ; elle resta introuvable.

Le médecin dut faire connaître à ses filles, âgées respectivement de onze et de treize ans alors, la disparition de leur mère. Leur désespoir fut grand, à toutes deux : Wanda en fit une maladie.

La disparition de Mme Carrol devait donc toujours rester un mystère ? Sans doute, elle était morte, la pauvre femme !

Ce fut un grand sacrifice pour le Docteur Carrol de renvoyer ses filles au pensionnat, après les vacances de l’été ; mais il s’imposa ce sacrifice, et pendant trois ans encore. Mais aujourd’hui, elles étaient de retour à la maison, et elles étaient devenues les plus aimables compagnes qu’on put rêver.

Le médecin et sa fille aînée avaient renoncé, pour toujours, à l’espoir de revoir jamais Mme Carrol ; mais Wanda se disait que sa mère était quelque part ; qu’on ne disparaissait pas ainsi, sans laisser de traces… Pourtant, cinq ans, près de six, s’étaient écoulés, et par ceux qui avaient eu connaissance du drame qui s’étaient passé au Grandchesne, jadis, Mme Carrol était considérée comme morte.

Toutes ces choses, Henri Fauvet les raconta à Marcelle, le jour même du départ des Carrol. On s’était séparé, avec promesses de se revoir bientôt.

On le voit, malgré leur isolement, les Fauvet étaient entourés de bons amis : les Carrol et Raymond Le Briel. Que désirer de mieux ?