L. H. Dancourt Arlequin de Berlin à Mr. J. J. Rousseau citoyen de Genève

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AU ROI,
SIRE
Ce n’eſt point au Vainqueur de Rosbach que j’ai l’honneur de dédier cet Ouvrage : né François je ſerois un traitre. Ce n’eſt point au Vainqueur de Liſſa : comblé des bienfaits de ſa Majeſté l’Impératrice, pendant que j’ai eu l’honneur de la ſervir je ſerois un ingrat. Ce n’eſt point au plus généreux des Maitres, non plus qu’au Monarque dont je viens d’éprouver la clémence je ſerois un flatteur. C’eſt au Protecteur des Arts, c’eſt à l’Ami des talens que j’offre l’Apologie de celui que j’exerce pour l’amuſement de ſon auguſte Cour ; quel moyen plus ſûr de rendre mes argumens invincibles que de les décorer du nom de VOTRE MAJESTÉ ? C’eſt en travaillant pour le bien de ma cauſe manifeſter au Public la reconnoiſſance, le zéle & le très profond respect avec lesquels j’oſe me dire

SIRE

DE VOTRE MAJESTÉ.

Le très humble &
très obéiſſant Serviteur
Dancourt.
L. H. D.
L. H. DANCOURT
ARLEQUIN DE BERLIN
À Mr. J. J. ROUSSEAU
CITOYEN DE GENÈVE


DE grace, MONSIEUR, ne mourez pas, ou ſi vous êtes mort, faites moi le plaiſir de reſſuſciter. Avant de quitter le monde pour l’Éternité faites de moi un proſélite ou devenez le mien ; mais que la converſon de l’un ou de l’autre ſoit le fruit d’une diſcuſſion bien réflechie. Je réponds à vôtre ouvrage, beaucoup plus pour vous porter à m’éclairer, que dans le deſſein de profiter des avantages que la foibleſſe de vos argumens me donne dans la queſtion : peut-être en avez vous de plus convaincans à produire & que vous vous les êtes réſervés pour confondre un adverſaire, afin qu’on n’ait pas à vous reprocher d’avoir triomphé ſans combattre. Je ſuis Comédien, j’aime mon métier, je ſais plus, je l’eſtime, ſûr que j’ai pour moi la raiſon le goût & le public ; j’entre courageuſement en lice pour y parer vos bottes & ripoſter.

Je n’ai pu lire vôtre lettre à M. d’Alembert, ſans me croire obligé de la relire une ſeconde fois, & même une troiſiéme. La premiere lecture m’avoit ſéduit : le vernis éblouïſſant de vôtre ſtile m’avoit fait prendre pour des verités, des ſophiſmes très captieux pour ceux qui ne vous liront qu’une fois, & qui comme moi, ſe laiſſent trop facilement éblouïr par les charmes de l’élocution. La ſeconde lecture m’a tranquiliſé : mon eſprit éclairé par mon amour propre a vû diſſiper le preſtige, & vôtre lettre ne m’a plus paru que l’amuſement d’un Auteur ingénieux qui vouloit prouver au monde combien il eſt facile à l’eſprit de donner au menſonge l’apparence du vrai. La troiſiéme lecture enfin ne m’a plus laiſſé voir qu’un ouvrage de la prévention, & peut-être du reſſentiment.

J’aurois apperçu cela du premier coup d’œil, ſi je n’avois pas contracté comme tant d’autres lecteurs, la mauvaiſe habitude de me laiſſer entraîner par l’eſprit avant de conſulter le bon ſens. La peur que vous m’avez donné me rendra plus ſage à l’avenir. Je ſuis Comédien encore un coup, & vôtre ouvrage m’avoit preſque perſuadé qu’il n’eſt pas poſſible à un Comédien d’être honnête homme. J’allois me regarder comme un monſtre dans la ſociété, ſi je n’euſſe eu recours à ma conſcience, au ſens commun & à la Religion : je les ai conſulté tous trois : tous trois m’ont aſſuré que vous aviez tort. Je ne leur ai fait aucune queſtion ſur le premier objet de vôtre libelle : les matieres théologiques ſont trop au deſſus de moi : d’ailleurs ce ſeroit entreprendre ſur M. d’Alembert ; qui peut mieux que lui, réfuter les reproches que vous lui faites, s’ils méritent de l’être ? Je me ſuis contenté de conſulter la deſſus quelques gens éclairés, & qui connoiſſent particulierement les Paſteurs de Genêve. Ils ſont unanimement de l’avis de M. d’Alembert, & ſont très perſuadés que c’eſt un compliment qu’il a voulu faire à ces Meſſieurs. Ils n’ont pas conçu, comment vous pouviez trouver ſi mauvais qu’on attribuât à quelqu’un des opinions qu’on peut vous reprocher à vous même à ce qu’ils m’ont aſſuré, & que je m’embaraſſe fort peu que vous ayez ou non, pour vû que je détruiſe celles que vous avez ou que vous faites ſemblant d’avoir contre les Comédiens. Entrons en matiere, & trouvez bon que je vous réponde ; parlez M. je vous écoute.

Je n’aime point qu’on ait beſoin d’attacher inceſſament ſon cœur ſur la ſcene, comme s’il étoit mal à ſon aiſe au dedans de nous. La nature même a dicté la réponſe de ce Barbare à qui l’on vantoit les magnificences du Cirque & des jeux établis à Rome. Les Romains, demanda ce bon homme, n’ont ils ni femmes ni enfans ? Le Barbare avoit raiſon : oui M. ce Barbare avoit raiſon, mais vous oubliez de citer St. Chriſoſtome de qui vous tenez ce fait, & de joindre les circonſtances qu’il y ajoute : vous appellez magnificences du Cirque ce que ce Pére de l’Égliſe & le Barbare ne regardoient avec raiſon que comme des abominations. Valere Maxime vous dira, qu’on éxpoſoit ſur le Théâtre des filles nuës avec de jeunes garçons qui ſe permettoient aux yeux du peuple d’être les Acteurs d’un ſpedacle le plus contraire à la pudeur, & que Caton averti que ſa préſence gênoit le goût du peuple, quitta le Théatre pour n’être point ſpectateur de cette licence impudique qui étoit dégénérée en coutume. La deſcription d’un pareil ſpectacle n’avoit effectivement rien de magnifique aux yeux d’un Barbare vertueux, & c’eſt avec raiſon qu’il demandoit : ſi les Romains n’avoient ni femmes ni enfans.

Ces mêmes horreurs ſubſiſtant encore du tems de St. Chriſoſtome & de St. Cyprien, il n’eſt pas étonnant qu’ils aient fulminé contre les ſpectacles & que les Comédiens aient été en horreur aux gens ſages, aux Chrétiens, aux Péres de l’Égliſe ; mais ceux ci prouvant par l’énumération des indignités qui ſe commettoient au Théatre, la légitimité de leur Anathéme, n’ont rien prononcé contre un ſpectacle utile aux mœurs & conforme à la raiſon. Alcibiades fit jetter dans la mer le Comédien Eupolis en lui diſant : Tu me in ſcenâ ſæpe merſiſti, & ego te ſemel in mari. Alcibiades païa ce Comédien comme il le méritoit. L’impudence ne peut exciter que la honte & la colere dans le cœur d’un honnête homme, il n’eſt pas beſoin d’être un Saint ni même un Chrétien, pour penſer comme St. Chriſoſtome des ſpectacles de ſon tems. Tertullien, St. Cyprien, St Jerome, St. Chriſostome, St. Auguſtin ſe ſont tous élevés contre les ſpectacles avec un zele légitime. Le degré de corruption qui regnoit de leur tems ſur la ſcene leur impoſoit le devoir de les proſcrire, & comment ne l’auroient ils pas fait ? Voyez ce que dit Tertullien :

» N’allons point au Théatre qui eſt une aſſemblée particuliere d’impudicité où l’on n’approuve rien que l’on n’improuve ailleurs, de ſorte que ce que l’on y trouve beau, eſt pour l’ordinaire ce qui eſt de plus vilain & de plus infâme ; de ce qu’un Comédien par exemple y jouë avec les geſtes les plus honteux & les plus naturels ; de ce que des femmes oubliant la pudeur du ſexe, oſent faire ſur un Théatre & à la vuë de tout le monde, ce qu’elles auroient honte de commettre dans leurs maiſons ; de ce qu’on y voit un jeune homme s’y bien former & ſouffrir en ſon corps toutes ſortes d’abominations dans l’eſpérance qu’à ſon tour, il deviendra maître en cet art déteſtable &c.

Croyez vous M. que ſi les ſpectacles du tems de ces Sts. hommes euſſent reſſemblé à ceux d’aujourd’hui ils ſe ſeroient élevés ſi fort contre eux & qu’ils n’auroient pas été de l’avis de St. Thomas, qui dit d’après St. Auguſtin : Je veux que vous vous ménagiez, car il eſt de l’homme ſage de relacher quelque fois ſon eſprit appliqué à ſes affaires. Cet Ange de l’Écôle indique enſuite l’eſpece de plaiſirs qu’il conſeille de prendre. Le relachement de l’eſprit qu’il appelle une vertu ſe fait, dit-il, par des paroles & des actions divertiſſantes : » or qu’y a-t-il de plus particulier à la Comédie, dit un habile Apologiſte du ſpectacle, que d’amuſer par des paroles & des actions ingénieuſes qui délaſſent l’eſprit ; ce plaiſir eſt le plus louable lorsqu’il eſt accompagné de la part des acteurs & des ſpectateurs de cette vertu qu’Ariſtote nomme Eutrapélie vertu qui met un juſte tempérament dans les plaiſirs « . St. Bonaventure dit formellement : Les ſpectacles ſont bons & permis s’ils ſont accompagnés des précautions & des circonſtances néceſſaires, nos ſpectacles ſont dans ce cas, & je le prouverai : donc ſi quelque Barbare à qui l’on feroit la deſcription de nos ſpedacles, répondoit, les François n’ont ils donc ni femmes ni enfans ? le Barbare auroit tort, il ſeroit bien ſtupide ſi l’on ne parvenoit à lui faire approuver les motifs qui ont établi le ſpectacle François dans les Cours principales de l’Europe.

Ce ſpectacle eſt adopté en Allemagne comme en France, d’abord pour contribuer à l’éducation de la jeuneſſe ; en ſecond lieu pour occuper pendant deux ou trois heures du jour des libertins qui pourroient employer mal le tems qu’ils donnent à cet amuſement : en troiſiéme lieu pour procurer un amuſement honnête à des gens ſages qui fatigués de l’application que leurs emplois éxigent, ont beſoin de ranimer les forces de leur eſprit par un délaſſement utile à l’eſprit même. Demander ſi les ſpectacles ſont bons ou mauvais en eux mêmes, c’eſt faire une queſtion trop vague ; c’eſt examiner un raport avant que d’avoir fixé les termes. Point du tout : puiſque par le mot de ſpectacles on n’entend ordinairement que ceux où des Auteurs ingénieux s’efforcent de punir le vice & de faire aimer la vertu, des Tragédies & des Comédies & non pas tous les autres ſpectacles frivoles qui ne font rien pour le cœur ni pour l’eſprit : on peut donc alors avancer la queſtion & conclure en faveur des ſpectacles. La Tragédie & la Comédie ſont bonnes aux hommes en général, & je ne ſuis de vôtre avis qu’en partie ſur l’influence des religions, des gouvernemens, des loix, des coutumes, des préjugés & des climats ſur les ſpectacles.

Térence & Moliére ont eu le même objet, ils ont offert des ſpectacles de même eſpece à des peuples différens par les loix, les mœurs, le gouvernement & la Religion. L’Andrienne de Baron n’a pas fait moins de plaiſir à Paris que celle de Térence à Rome. Les ſcenes que Moliére emprunta de Plaute étoient faites pour les hommes en général. Le Théatre comme toutes les autres productions de l’eſprit humain, a eu des commencemens foibles. Les tragédies de Sophocle & d’Euripide ſont aſſurément bien différentes des chanſons bachiques de Theſpis.

Ménandre fut plus ſage qu’Ariſtophane, Térence beaucoup plus décent & plus naturel que Plaute, Moliére plus ſage & plus décent que tous les quatre. Il donna dans le Miſantrope un modele de ſpectacle tel qu’il doit être pour être bon à tous les hommes en général.

Les gens de génie reſpectent ce modele & l’imitent, & ce n’eſt qu’aux piéces les plus eſtimées des François philoſophes, que les étrangers rendent hommage. Ces pièces ſont celles que nous appellons de caractére, où les hommes ſont peints tels qu’ils ſont par-tout. Celles où les Auteurs n’ont enviſagé que de flatter le goût particulier de la Nation, n’ont pas à beaucoup près un ſuccès auſſi étendu, d’où l’on doit conclure, que les bons ſpectacles ſont ceux où l’on attaque les vices communs à tous les hommes, & que par conſéquent, c’eſt le genre auquel on doit ſe borner, puiſqu’il eſt univerſelement utile indépendament du gouvernement, des loix & de la Religion. L’énergie, la vérité, le ſublime que ce genre de ſpectacle éxige, ſont les fruits du génie, moins encore que d’une certaine progreſſion que la nature a impoſé à tous les arts & dont ils doivent compter tous les degrés avant de parvenir à leur perfection : l’expérience le prouve. Qui eut pû conjecturer que de ce qu’une fille traceroit ſur la muraille l’ombre de ſon amant, il en réſulteroit la Peinture pour être portée par les Raphaël, les Rubens, les Correge & les Le Moine au degré auquel elle eſt parvenuë depuis deux ſiécles. La Muſique dans ſon origine ne connoiſſoit que quatre tons. Les inſtrumens étoient tout auſſi pauvres par conſéquent, ce commencement devoit il faire eſpérer qu’on auroit dans la ſuite des Lulli, des Rameau, des Corelli, & des Mondonville ? Que de ſiécles n’a-t-il pas fallu à tous les arts pour devenir ce qu’ils ſont ! La Poëſie n’a pas été plus privilegiée que les autres arts, & ſi Ariſtophane a mieux fait que les Inventeurs inconnus de la Comédie, Ménandre a montré qu’on pouvoit mieux faire qu’Ariſtophane en ſubſtituant une critique générale des vices à des ſatires odieuſes & perſonnelles.

Moliére a montré qu’on pouvoit être auſſi amuſant que Plante, auſſi ſpirituel que Térence ſans choquer la bienſéance, c’eſt ainſi que le Théatre François peut ſe glorifier d’être devenu un ſpectacle digne de tous les hommes, puiſqu’il a acquis le degré de perfection qui le rend utile à tous, au lieu que les ſpectacles des autres nations ne ſont bons que pour elles mêmes & ſeront toujours bornés à ne plaire qu’à chacune en particulier, tant que les régles établies par Ariſtote & reſpectées des ſeuls François n’auront pas acquis le crédit qu’elles méritent dans l’eſprit des Dramatiques de toutes les nations, & que ceux ci ne s’attacheront pas comme les Auteurs François à ſe rendre utiles, encore plus qu’agréables.

C’eſt Corneille & Moliére à qui l’on doit ce goût & ce goût eſt le père du Miſantrope & du Tartuffe. Si l’on veut juger de la bonté de ces piéces par le petit nombre de gens à qui elles plurent en France dans leur nouveauté on ne les repréſenteroit pas aujourd’hui avec tant de ſuccès en Allemagne : mais il faut que l’amour propre céde enfin à la vérité & que l’on eſtime univerſellement un ouvrage qui a puni des vicieux en les demaſquant & triomphé d’une vaine critique par la ſolidité de ſa morale que toutes les nations peuvent s’appliquer. Voilà M. les ſpectacles utiles qu’on doit autoriſer : les Comédiens qui les éxécutent, loin d’avoir des reproches à ſe faire, doivent ſe regarder comme les deffenſeurs de la vertu, auſſi bien que les Auteurs dont ils ſont les organes. Les attaquer, c’eſt travailler en faveur du vice. Il s’agiſſoit de les corriger, s’ils méritent les reproches que vous leur faites : il falloit obvier aux abus de la ſcene ſans la détruire. Aſſaſſiner un Payen c’eſt être un barbare, le convertir c’eſt être un Apôtre : Cortès fut un homme éxécrable. Zoroaſtre fut adoré.

Ne craignez vous pas M. de reſſembler au premier, & ne feroit il pas mieux de travailler à la converſion des Comédiens que de les immoler à la prévention que vous avez contre eux. Le Théatre a paru même à des ſaints, pouvoir devenir une excellente écôle de morale. Il faut travailler une mine longtems avant qu’elle dédomage les entrepreneurs & qu’ils parviennent à la bonne veine : Le Théatre eſt comme cette mine ; le plomb s’eſt préſenté le premier : Les loix, la police, & le génie des Auteurs ſont enfin parvenus à découvrir l’or qui ſe cachoit ſous des enveloppes craſſes & des marcaſſittes mépriſables ; & c’eſt au moment de la découverte que vous vous déguiſez combien la mine eſt riche & que vous voulez en faire abandonner l’exploitation : viſitons la cette mine avec le flambeau de la vérité, qu’il diſſipe les ténébres du préjugé que vous voulez épaiſſir. Je ne me ſuis pas impoſé la loi de vous ménager beaucoup, vous m’en avez donné l’exemple, & ſi ma réplique vous paroit dure, prenez vous en à vôtre déclamation qui ne l’eſt aſſurément pas moins.

Primò, le Théatre eſt à vôtre avis l’écôle des paſſions, ſecundò, les Dames Françoiſes ont les mœurs des Vivandieres & ſont cauſe du peu de cas que l’on fait à Paris de la vertu. En troiſiéme lieu les Comédiens ſont des gens ſans mœurs, il n’eſt pas posſible qu’ils en aient, leur état s’y opoſe, & vous ne ſeriez pas ſurpris qu’ils fuſſent des fripons par ce qu’ils en jouent ſouvent le rôle au Théatre. En quatriéme lieu, nouveau Jonas, vous prédiſez la corruption des mœurs de Genève & ſa ruine, comme le Prophete a prédit celle de Ninive.

Le feu, l’enthouſiaſme, l’éloquence dont vous avez embelli ces quatre paradoxes vous ont acquis des partiſans que je veux détromper. Je n’ai pas aſſurement pour plaider la cauſe de la vérité, les avantages dont vous abuſez pour établir vos erreurs ; mais ſon éclat ſuppléera à l’inſuffiſance de ma plume. J’ecarterai ſeulement les nuages dont vous offusquez la raiſon, il ne faut que la montrer pour qu’on la ſuive, un beau ſtile n’ajoute rien à ſa puisſance.

CHAPITRE I.

Où l’on prouve que le ſpectacle eſt bon en lui-même & par conſéquent au desſus des reproches de Mr. Rousſeau.



Ce n’eſt point pour flatter les paſſions des hommes que le ſpectacle eſt établi c’eſt au contraire pour les regler. Ce n’eſt point pour corrompre les mœurs, c’eſt pour les réformer : mais il y a chez tous les peuples des opinions reſpectables & utiles au Gouvernement que les Auteurs Dramatiques ſe gardent bien d’attaquer, il faut louer leur ſageſſe & ne pas confondre avec les vices qu’on critique ſans ménagement, les opinions qu’on respecte vu leur utilité, quoique ces opinions puiſſent quelque fois introduire certains abus dans les mœurs.

Vous vous plaignez par exemple, de ce qu’on ménage trop au Théatre François le préjugé du point d’honneur ; mais quand vous voudrez réflechir ſur l’intérêt que le Gouvernement de France doit prendre au maintien de ce préjugé, vous ne vous éleverez plus avec tant d’aigreur contre la prudence des Dramatiques qui le reſpectent & ſe contentent d’en critiquer les abus. Le point d’honneur n’eſt autre choſe que la bravoure, & la bravoure eſt une qualité eſtimable dont il eſt beau de ſe piquer : elle convient ſur-tout à une Nobleſſe généreuſe appellée par ſa naiſſance, ſes priviléges & les vœux qu’elle en a faits, à la deffenſe de l’État. On a reconnu que la valeur dépendoit beaucoup de l’habitude & cette obſervation engage le Gouvernement a diſſimuler quelque fois les abus d’une qualité qui dans les occaſions où l’État doit l’employer ne peut jamais être excesſive.

Si le Gouvernement diſſimule certains abus parce qu’il en réſulte un avantage, les Auteurs doivent imiter ſa discrétion & ne pas trop appuyer ſur cet abus, & c’eſt à cet égard qu’on pourroit être de vôtre avis & reconnoitre que le Gouvernement à quelqu’influence ſur le ſpectacle.

Un Auteur Dramatique dans une Monarchie doit un reſpect aveugle aux volontés du Prince, comme le reſte des ſujets, il ne ſe permettra pas de traiter des affaires d’État ſur la ſcene, & ne fera parler ſes Acteurs qu’avec reſpect des perſonnes qui en ont l’adminiſtration, dans une Démocratie au contraire, on peut en tous tems & en tous lieux attaquer l’inconduite des Chefs du Gouvernement. Un Auteur zelé Patriote peut employer ſon art à inſtruire ſes Concitoyens de leur intérêt, & faire au Théatre ce qu’un autre feroit ſur la Tribune. L’éloquence plus vive & plus emportée dans une République, dit le Père Brumoy,[1] eſt plus douce & plus inſinuante dans une Monarchie ; cette différence réſulte de elle des Gouvernemens. Dans une Monarchie le peuple a dépoſé tous ſes droits dans les mains d’un ſeul, il lui a remis toute l’autorité néceſſaire pour la conduite des affaires, & ne lui a donné d’autre juge que ſa conſcience.

Le Prince n’eſt donc comptable à perſonne qu’à Dieu & aux loix, de ſes démarches. Les ſujets liés par le ſerment d’obeïſſance & de fidélité, ne pouvant porter d’avis ſur ſa conduite, dont ils ignorent le principe parce qu’ils ne ſont point au fait des affaires, qu’ils en ont perdu le fil , ne pourroient raiſonner qu’en aveugles, ils ne peuvent donc donner aucun avis ni faire aucun reproche. Le doute dans lequel ils ſont des motifs qui font agir leur Chef, doit les rendre très circonſpects quand ils veulent prendre part aux affaires, & ſi leur inquiétude les fait parler, ce ne doit jamais être qu’avec reſpect, elle doit les conduire aux pieds du Trône pour y faire des repréſentations & non pas des proteſtations ; autrement, c’eſt agir contre le ſerment d’obéïſſance & de fidélité ; c’eſt marquer de la défiance & du caprice, après avoir donné toute ſa confiance : c’eſt choquer en un mot le reſpect impoſé par les loix à tout l’État pour la perſonne ſacrée du Monarque. Voilà les motifs qui rendent l’éloquence dans une Monarchie moins vive, mais plus douce & plus inſinuante.

Dans une Démocratie au contraire un Citoyen eſt toujours inſtruit des motifs qui font agir les Chefs de l’État.

Ces Chefs n’ont qu’une autorité paſſagere & dont ils ſont comptables à tous les Citoyens en général ; chacun peut donc leur demander compte de leur adminiſtration. Tout bon Patriote d’une République peut & doit en conſcience rendre compte à ſes Concitoyens de ce qu’il trouve de vicieux dans cette adminiſtration.

L’Orateur en ce cas eſt un juge qui ne connoit rien au deſſus de lui que les loix, qui peut parler auſſi fortement qu’il le juge à propos pour le bien public, parce qu’il a le droit de le faire, & qu’on n’en a aucun de lui refuſer tous les éclairciſſements qu’il demande, voilà pourquoi l’éloquence eſt plus forte & plus vive dans une République ; ici l’Orateur parle en maître, dans une Monarchie c’eſt un ſujet qui doute, qui remontre, qui ſupplie, ici c’eſt un client qui parle à ſon Juge, là c’eſt un Raporteur qui l’inſtruit.

Si les Auteurs Dramatiques dans une Monarchie ou dans une République ont tous deux pour objet d’attaquer les defauts particuliers à leur nation, ils ne manqueront pas s’ils ſont ſages, de ménager ceux qui réſultent de la conſtitution, ils ſe contenteront d’attaquer certains effets, mais ils en reſpecteront le principe.

Un Auteur François reſpectera le point d’honneur & ſe contentera d’en attaquer certains abus, il donnera toujours l’exemple du reſpect qu’on doit au Trône, aux Miniſtres, aux Magiſtrats & autres Dépoſitaires de l’Autorité Royale.

Ce reſpect habituel peut bien altérer les mœurs, en quelque façon, il peut porter dans l’ame une eſpece d’indifférence ſur le ſort de la Patrie. Les Citoyens alors ne s’occuperont que de choſes frivoles, parce que déchargés du fardeau des affaires, ils s’embaraſſeront peu du tour qu’elles prendront, ſûrs qu’allant bien ou mal, il n’en réſultera pour eux ni gloire, ni reproche.

Aſſez heureux pour n’avoir à s’occuper que de leurs affaires perſonnelles & de l’augmentation de leur fortune, tout ce qui n’y a pas un raport direct, leur devient comme étranger ; mais dites moi M. cette indifférence ſur le bien général n’eſt elle pas moins dangereuſe, que le zele indiscret & l’eſprit réformateur ? Ne vaut il pas mieux que les ſujets d’un Monarque bien aimé vivent dans une parfaite ſécurité, fruit de la confiance & du reſpect qu’ils ont pour ce Monarque, que s’ils éprouvoient l’inquiétude perpetuelle qu’on pourroit leur inſpirer ſur le ſort de la Patrie en tournant en ridicule les gens d’État, en leur ſuggérant l’impatience & le dépit de ne pouvoir donner leur avis au Conſeil, & le deſir indiscret de faire éclater inutilement leur aveugle & fougueux Patriotisme : ils ſeroient meilleurs Citoyens dans l’ame, mais l’État en ſeroit peut-être plus mal gouverné ſurtout ſi le Monarque trop complaiſant daignoit faire trop d’attention à leurs criailleries. On ne peut contenter tout le monde , Tot capita tot ſenſus, dit le Proverbe.

Si un Auteur Dramatique choqué de la tiédeur des François ſur la conduite du Miniſtére, vouloit réformer leurs mœurs à cet égard, s’il parvenoit à les rendre des Citoyens plus chauds, il pourroit arriver qu’il les rendroit en même tems turbulens, indociles, préſomptueux, & ces ardens Citoyens abuſant d’un excellent motif ne ſe ſeroient corrigés d’un défaut que pour en contracter d’autres très préjudiciables à leur bonheur particulier, & à celui de l’État en général. Il convient donc de leur laiſſer leur indifférence en matiere d’État. Les ſept péches mortels que les François commettent auſſi fréquemment que perſonne, & tant de ridicules qu’on leur reproche, offrent aſſés de matiere aux génies Dramatiques.

Il eſt dans les mœurs des Anglois de mépriſer les Étrangers, leur impoliteſſe eſt aſſurément très repréhenſible, cependant leurs Auteurs Dramatiques ſemblent autoriſer ce mépris & le nourrir par les peintures outrées qu’ils font des Étrangers & ſurtout des François. Vous condamneriez ces tableaux ſans doute : mais comme il eſt utile à la Conſtitution Angloiſe, que les Anglois ſe croyent les premiers hommes du monde, & comme le maintien de leurs loix éxige un plus grand nombre de véritables Citoyens, on a grand ſoin pour leur inſpirer le Patriotisme, de leur dire qu’ils reſſemblent aux Romains, & que perſonne ne leur reſſemble : il en réſulte que beaucoup d’entre eux ont réellement les Vertus Romaines ; mais qu’ils en ont en même tems les préjugés. Les Romains appelloient Barbares tout ce qui n’etoit pas Romain, les Anglois French dog tout ce qui n’eſt pas Anglois. Si cet orgueil eſt utile aux Anglois pour le maintien de leur Conſtitution, un Auteur Anglois auroit donc tort de le leur reprocher & de vouloir les métamorphoſer en Philantropes. Ils en deviendroient à la vérité plus ſociables & plus polis, mais il en réſulteroit en même tems qu’ils le ſeroient trop vis à vis de leur Miniſtére & qu’ils perdroient cette fermeté ſi redoutable aux Chefs de leur Gouvernement, & ſi utile à la conſervation des priviléges de la Nation : néanmoins ſi le penchant d’un Peuple eſt abſolument vicieux on doit l’attaquer ſans ménagement, c’eſt ſervir le Prince & le Peuple ; ſi le mauvais goût prévaut, on doit s’efforcer de le détruire, & c’eſt ce que Moliére a fait. Vous dites cependant : Pour peu que Moliére anticipât il avoit peine à ſe ſoutenir, le plus parfait de ſes ouvrages tomba dans ſa naiſſance.

Obſervez qu’il ſe releva peu de tems après & qu’on ne tarda pas à préférer le Miſantrope au Medecin malgré lui : un Philoſophe comme Moliére n’etoit pas homme à ſe décourager pour la chûte actuelle de ſon chef-d’œuvre, il prévoyoit bien que la force de la raiſon ſubjugueroit le mauvais goût, & c’eſt ce que les bons Auteurs qui lui ont ſuccedé ont oſé prévoir comme lui, en attaquant des vices, des ridicules, & des opinions du jour, qu’on avoit trop ménagées avant eux.

Ceci vous prouve qu’on ne doit pas respecter ſi ſcrupuleuſement les penchans du Peuple pourqui l’on écrit, il n’eſt queſtion que de diſtinguer ceux qu’on doit ménager, & ce ſont encore un coup ceux qui ſont utiles aux vuës du Gouvernement, on ne doit pas ſur-tout prêcher le bonheur des Républicains à des peuples aſſujettis à la Monarchie, ni la ſupériorité de puiſſance des Monarchies ſur les Républiques à des Républicains. Les hommes peuvent être ſages ſans ſe croire malheureux, & les ſpectacles deſtinés à leur enſeigner la morale en les amuſant, ne doivent pas ſervir à les faire douter de leur félicité. Un Peuple galant veut de l’amour & de la politeſſe & ce Peuple a raiſon, puis qu’on peut être amoureux, galant & ſage à la fois, c’eſt le comble de la ſageſſe que d’être tendre, aimable & Philoſophe en même tems.

Un homme ſans pasſions ne ſauroit intéreſſer perſonne au Théatre, & l’on a dejà remarqué qu’un Stoicien dans la Tragédie ſeroit un perſonnage inſupportable dans la Comédie, & feroit rire tout au plus.

On a trés mal remarqué ; Glaucias dans Pirrhus, Brutus, Alphonſe dans Inès, Ciceron dans le Triumvirat, Zovire dans Mahomet, & tant d’autres à citer ſont des Stoïciens ou jamais il n’en fut, & l’hiſtoire nous trompe ; dans les Comédies tous nos Ariſtes, un Théodon dans Mélanide, le Héros de la Gouvernante, ces gens là reſſemblent aſſurément au portrait qu’on nous fait des Stoïciens toujours amis de l’humanité & préférant l’intérêt de la vérité, de la raiſon, de la juſtice & de l’amitié, à leur intérêt propre.

Quant à l’homme ſans paſſions, expliquons nous. Entendez vous par un homme ſans paſſions, un homme inſenſible à tout ce qui peut flatter l’imagination ou les ſens, un homme dans une Apathie perpétuelle, incapable de ſentir & de déſirer.

Qu’on ſe garde bien de mettre un tel homme ſur la ſcene, il eſt bien éloigné de mériter cet honneur, c’eſt un Original qui n’éxiste pas, & qui ne mérite pas d’éxiſter : c’eſt une chimere méthaphyſique injurieuſe à la nature, c’eſt un monſtre qu’il faudroit étouffer puiſqu’incapable de bien & de mal, il ſeroit également inſenſible à l’un comme à l’autre, qu’il regarderoit du même œil la proſpérité & le malheur d’autrui & trouveroit également ridicule qu’on rit ou qu’on pleurât, par conſéquent il ne ſeroit pas plus diſpoſé à ſoulager les malheureux qu’à participer aux plaiſirs des gens contens.

Si par un homme ſans paſſions, vous entendez un ſage incapable d’aucuns excès, dont tous les deſirs ſont ſubordonnés à la raiſon, ce n’eſt pas un homme ſans paſſions.

C’eſt un homme qui fait aimer & eſtimer tout ce qui mérite de l’être, c’eſt un homme qui mépriſe & déteſte la débauche & l’impureté, mais qui ſe permettra d’aimer tendrement une épouſe vertueuſe, qui fuira les ivrognes, mais qui ſe permettra pour la réparation de ſes forces & le bien de ſa ſanté, un uſage moderé de ſa bouteille ; qui fuira la fureur du jeu, mais qui n’en fera pas moins ſa partie avec des amis de ſa trempé, ſans déſirer le gain & regretter la perte, qui ſera attentif à ſes intérêts, vigilant dans ſon commerce, œconome dans ſa dépenſe, mais qui loin d’être avare, emploiera le ſuperflu de ſa fortune à ſoulager les malheureux, à gagner le cœur de ſes mercénaires & de ſes domeſtiques par des libéralités encourageantes & bien placées : c’eſt un homme enfin pieux & charitable, ſans hypocriſie, qui ſe contente de donner à Dieu les momens qu’il éxige & le reſte du tems à ſes affaires.

Tel eſt l’homme qu’on doit mettre ſur la ſcene, vous l’y verrez tous les jours quand vous voudrez l’y voir, & cet homme à mon avis eſt plus eſtimable qu’un homme ſans passions.

Pour commencer à ſentir l’utilité des ſpectacles, ſuppoſez M. un Gouverneur homme d’eſprit qui perſuadé de la bonté de ce genre d’inſtruction conduit ſon éleve à la Comédie Françoiſe, on y repréſente le Joueur. Le jeune homme ne peut encore recueillir par lui même la morale dont cette pièce abonde, ſon Gouverneur la lui fait appercevoir. Voyez vous » M. dira-t-il, à quoi expoſe la malheureuſe paſſion du jeu, quel eſt l’état de ce Valére, à quelles basſeſſes tout Gentil homme qu’il eſt, ſa paſſion ne le reduit elle pas ? Il trahit lachement les bontés d’une Amante vertueuſe, il perd la tendreſſe d’un pere homme d’honneur & riche qu’il reduit au déſespoir, & qui le déshérite ; il ſe voit ſupplanter par un rival auquel les agrémens de la Jeuneſſe devoient le faire préferer ; & comme il n’eſt que trop vrai qu’un joueur doit opter des deux, être duppe ou fripon, comme l’a très bien dit Geronte, Valére, comme vous le voyez las d’être duppe a déjà mandé Tout-à-bas pour apprendre de ce fripon l’art de corriger la fortune, & jusqu’à ce qu’il ait acquis cette indigne reſſource il ſera la victime des Escamoteurs & des Uſuriers «. N’avouerez vous pas M. que toute cette morale eſt dans la pièce & que ce n’eſt pas pour gâter le cour de perſônne que l’Auteur s’eſt aviſé de l’y mettre, vous aimeriez mieux un ſermon peut-être, mais ſouvenez vous de ce beau précepte d’Horace ſegnius irritant &.

Qu’on n’attribue pas au Théatre le pouvoir de changer des ſentimens & des mœurs qu’il ne peut que ſuivre & embellir.

Embellir des mœurs n’eſt ce pas à peu de choſe près les changer, rendre un Peuple voluptueux, galant : un Peuple badin, ſpirituel & délicat : un Peuple naturellement farouche, brave & généreux : c’eſt ce me ſemble gagner beaucoup ſur l’humanité, c’eſt profiter d’un caractére vicieux faute de raiſon qui l’éclaire, pour en former un caractére qui devient estimable par ſa réforme : c’eſt retrancher des mœurs ce qu’elles avoient de deffectueux auparavant ; & Molière en ſe bornant à l’embelliſſement des mœurs du Peuple qu’il vouloit corriger, a ſans doute rempli la tâche que la raiſon impoſe aux Philoſophes. Il a ſenti qu’il ne s’agisſoit pas de faire d’autres hommes, mais ſeulement de leur apprendre à tirer de leurs mœurs & de leur génie tous les avantages que la nature y avoit dépoſés & que la raiſon en devoit attendre.

Moliére s’eſt dit à lui même, au moins je me l’imagine, » les François ſont naturellement portés aux plaiſirs : eſt-ce un mal que d’aimer le plaiſir ? Je ne le crois pas, mais c’eſt un mal de prendre la débauche pour le plaiſir ; l’extravangance de nos Marquis, leurs airs évaporés pour une aimable liberté ; la parure exceſſive & ridicule pour le moyen de s’embellir, les pointes, les quolibets, les jeux de mots, les antitéſes pour les plus belles productions de l’esprit. Faiſons leur ſentir combien les objets dans lesquels il font conſiſter les plaiſirs, ſont mépriſables, oppoſons dans mes tableaux des gens raiſonnables à des fous, profitons du penchant de mes ſpectateurs à la volupté pour en faire des Amans tendres, galans, & raiſonnables, ce qui me ſeroit impoſſible s’ils n’avoient aucun goût pour le plaiſir ; ils aiment la ſociété, qu’ils apprennent de moi quels ſont les amuſemens honnêtes qu’ils doivent chercher dans la ſociété : pour leur faire préférer la compagnie des femmes eſtimables, tâchons de leur inſpirer du dégoût & même de l’horreur pour les débauches de cabaret auxquelles ils ſe livrent beaucoup moins par goût que pour ſuivre la mode ; faiſons leur ſentir que ces rubans, ces pompons, ces collifichets dont ils ſont affublés les rendent ridicules aux yeux du Sexe, & que la licence de leurs propos les rend auſſi mépriſables qu’une converſation galante & ſenſée les rendroit aimables aux yeux de perſonnes dont ils déſirent la conquête. Apprennons aux Médecins que leur jargon & leur pédantisme prouve leur ignorance, & qu’un homme vraiment ſavant n’employe jamais de termes barbares pour s’expliquer parce que le plaiſir de ſavoir ne peut être ſenti que lors qu’on peut ſe faire entendre, c’eſt ce qui fait que les habiles gens ſe font toujours très aiſément comprendre même en traitant les matieres les plus abſtraites.

» Attaquons les vices en général, qu’ils ſoient toujours les objets de nôtre critique ; puiſſe le Ciel en ſecondant nos travaux les en rendre la victime.

Moliére a ſurement réuſſi dans ſon projet autant qu’aucun Philoſophe qui ait entrepris de réformer les hommes. Il a corrigé nos Marquis de leur ſtile effronté qu’on ne retrouveroit plus aujourd’hui que dans la bouche des laquais ; il a dégoûté des parties de cabaret, au point qu’une bonne partie de nos artiſans même rougiroient qu’on peut leur reprocher un goût ſi crapuleux.

Si nos petits-Maitres n’ont pas moins de confiance dans leur esprit, dans leurs manieres que du tems de Moliére, au moins ſavent ils que les femmes les trouvent très ſots quand ils le laiſſent entrevoir, que ce n’eſt pas un moyen de plaire que de faire comme on faiſoit autrefois l’éloge perpétuel de ſa figure & de ſon ajuſtement, qu’un moyen ſûr de revolter le Sexe contre eux ſeroit d’imiter les Mascarilles de Moliére, en faiſant à tous propos l’énumération de ſes conquêtes.

On a ſubſtitué les Caffés aux cabarets : les plaiſirs d’une ſociété mi-partie entre les hommes & le Sexe, le goût des concerts, des cercles amuſants & des ſoupers délicats, aux débauches groſſieres & aux défis d’ivrognerie qui étoient autrefois à la mode. Les mœurs ſe ſont embellies ſans contredit, c’eſt à dire qu’elles ont été corrigées. Il faut eſpérer que quelque nouveau Moliére achevera l’ouvrage de ce grand homme. Il en a montré le chemin, qu’on le ſuive, & ſi nous n’avons plus de Moliére à espérer, qu’il nous vienne ſeulement des Deſtouches & nous pouvons être ſûrs qu’ils attaqueront avec ſuccès les ridicules & les vices qu’on peut nous reprocher aujourd’hui.

Quand Moliére n’auroit pas eu tous ces ſuccès, il ne s’en ſuit pas qu’on ſoit autoriſé à lui reprocher qu’il ait fait des ouvrages inutiles. On le ſeroit donc à proſcrire l’Évangile parce que depuis le tems qu’on le prêche aux hommes on ne les a pas encore rendus tous ſages, vertueux & bons Chrétiens.

Que Moliére ait d’abord reſpecté le goût du Public pour s’en faire écouter, il a bien fait. C’eſt le pere qui frotte de miel le vaſe qui tient la médecine qu’il preſente à ſon enfant. Il s’agit de ſavoir ſi le goût que Moliére a reconnu dans ſes compatriotes, étoit un mauvais goût en lui même, & ſi en le reſpectant c’étoit entretenir les defauts, les ridicules & les vices que ce goût mal dirigé pouvoit produire. Or il eſt aiſé de prouver que l’uſage que Moliére a fait de ce goût loin d’être préjudiciable, fut utile aux progrès de ſa morale & l’on en doit conclure qu’il étoit bon en lui-même, & qu’il a du le reſpecter. On ne doit pas deſſecher un fleuve parce que dans ſon cours il entraine des immondices, détournez les égouts, ſes eaux reſteront pûres.

Tout Auteur qui veut nous peindre des mœurs étrangeres a pourtant grand ſoin d’aproprier ſa piéce aux nôtres : pourquoi ne le feroit il pas ? S’il eſt contraire aux mœurs des François ou s’ils répugne de voir ſur leur ſcene les horreurs ſi communes aux Théatres Anglois, c’eſt que les crimes de l’eſpece de ceux qu’on leur offriroit ne leur ſont pas familiers, que l’eſprit toujours ami de la vérité & de la vraiſemblance rejette des images dont le cœur n’eſt pas capable de ſe peindre les originaux. Je ne ſai ſi la bonne ou mauvaiſe opinion qu’on prendroit du cœur d’un Peuple ne ſeroit pas fondée légitimement ſur le goût de ſes ſpectacles, il eſt certain, à ce qu’il me ſemble, que celui qui ſe laiſſe toucher d’horreur ou de pitié par des tableaux moins effraians & moins atroces ſera celui en faveur duquel on doit préſumer qu’il eſt plus humain, plus vertueux, plus ſenſible, & par conſéquent plus facile à corriger de ſes defauts, puiſqu’il faut des reſſorts moins violens pour l’émouvoir & le toucher.

La complaiſance d’un Auteur à peindre dans ſes perſonnages les mœurs & le caractere de ſes compatriotes, c’eſt à dire de donner à ſes Héros des Vertus que l’hiſtoire leur refuſe, & qui ſont communes dans ſa Patrie me paroit louable en ce que c’eſt un moyen d’entretenir ces bonnes qualités dans la Nation, de les faire aimer d’avantage & de captiver l’attention du ſpectateur en l’intéreſſant pour des Vertus & des bonnes qualités qu’il a lui même, c’eſt ſans doute le motif qui a porté Racine à donner à ſes Héros la politeſſe & la galanterie Françoiſes, & ce ne ſont que des gens de mauvaiſe humeur qui peuvent trouver que ces Héros y ayent perdu. Quoi, parce que l’on aura donné à Britannicus une ame délicate, un amour pour Junie fondés ſur le mérite, les grâces & les vertus de cette Princeſſe ; qu’on aura, dis-je, uni dans une ame généreuſe ce ſentiment louable à la fierté Romaine, il s’en ſuivroit que ce Héros ne ſeroit plus digne de l’oreille des ſages ? Depuis quand donc l’amour généreux, délicat & poli ne peut il plus s’accorder avec la grandeur d’ame ? La politeſſe des François a-t-elle exclu l’héroïſme de chez cette nation & le galant Céſar en a-t-il moins fait la conquête du monde pour avoir été dans ſa jeuneſſe auſſi poli, auſſi galant, auſſi ſpirituel que courageux & magnanime ?

Les chefs-d’œuvres de Corneille & de Moliére tomberoient aujourd’hui & s’ils ſe ſoutiennent ce n’eſt que par la honte qu’on auroit de ſe dédire & non par un vrai ſentiment de leurs beautés, une bonne piéce, ajoutez-vous, ne tombe jamais que par ce qu’elle ne choque pas les mœurs de ſon tems.

Après vous avoir fait diſtinguer ce que Moliére & Racine ont bien fait de ménager dans nos mœurs, il eſt queſtion de vous prouver maintenant que Moliére ſur tout n’a pas à beaucoup prés reſpecté ce qu’il y avoit réellement de vicieux en elles.

Le Miſantrope & le Tartuffe n’auroient pas eſſuyé tant de ſatires & de perſécutions, nous verrions encore ſubſiſter ſous la forme qu’ils avoient alors, les défauts, les vies & les ridicules que Moliére a joués avec tant de naïveté & ſi peu de ménagement. Il ne ſe ſeroit pas fait parmi les dévots, les Médecins, les Auteurs & les gens de Cour des ennemis de la méchanceté deſquels le bon goût & l’eſtime de Louis XIV furent ſeuls capables de le préſerver.

Quant au goût que vous ſuppoſez diminué pour les piéces de Moliére, c’eſt préciſement par la raiſon que vous imaginez plus capable de les rendre meilleures, c’eſt à dire par une critique peu ménagée des mœurs du tems, qu’elle cauſe, s’il eſt vrai, moins de plaiſir aujourd’hui qu’elle n’en faiſoit de ſon tems.

Les ridicules, les défauts des mœurs qu’il a corrigés ne ſubſiſtant plus, il ne ſeroit pas étonnant qu’on fut moins frappé de ſes tableaux puiſque les originaux en ſont perdus. Les ridicules laſſés de voir rire à leur dépens, les vices fatigués d’être contrariés ont pu prendre une autre forme & ſe cacher ſous un autre déguiſement : c’eſt l’affaire des Auteurs du ſiécle, d’imiter Moliére & de leur arracher le nouveau maſque qui les déguiſe. Les Écrivains du ſiécle futur en feront autant & peut-être qu’en pourſuivant ainſi les vices de retranchement en retranchement, les Auteurs Dramatiques parviendront enfin à leur défaite.

Quand Arlequin ſauvage eſt ſi bien accueilli des ſpectateurs, penſe-t-on que ce ſoit par le goût qu’ils prennent pour le ſens & la ſimplicité de ce perſonnage & qu’un ſeul d’entre eux voulût pour cela lui reſſembler ? C’eſt tout au contraire que cette piéce favoriſe leur tour d’eſprit qui eſt d’aimer & rechercher les idées neuves & ſingulieres.

S’il étoit vrai que le Public eut tant de goût pour les idées neuves & ſingulieres, les vôtres ſur la Muſique Françoiſe & ſur le ſpectacle ſeroient généralement adoptées & pour réfuter vôtre opinion il ſuffiroit ſans doute de vous montrer le peu de partiſans que ces idées ont acquis, mais avec des gens de vôtre eſpece ce n’eſt pas aſſés que l’évidence pour les convaincre, il y faut joindre encore, le raiſonnement. Le Public eſt ſi ſot à leur avis, que ſa conduite & ſon goût ne peuvent jamais leur tenir lieu de démonſtration. Raiſonnons donc puiſque vous l’éxigez : pourquoi ne voulez-vous pas qu’on déſire de reſſembler à Arlequin ſauvage, pourquoi ne voulez-vous pas qu’on ſoit touché de ſon innocence & que les ſentimens qu’il inſpire partent d’un fond de bonté que les vices n’ayent pu anéantir chez les hommes ? Vous faites préſumer ſi bien par vôtre ingénieux Diſcours ſur l’inégalité des conditions, que les hommes ſont bons naturellement, qu’on peut vous l’objecter à vous même pour vous convaincre que ce n’eſt pas parce que les idées d’Arlequin ſauvage ſont neuves & ſingulieres qu’on s’en laiſſe toucher ; mais que c’eſt parce qu’elles ſont naturelles à tous les hommes, qu’elles repréſentent les premiers ſentimens que la nature a gravés dans leur cœur, qu’on les écoute avec tant de plaiſir & qu’on les ſaiſit avec tant d’avidité.

Les hommes étant donc nés bons comme vous dites, il s’en ſuit qu’un homme bon doit leur plaire, & je me laiſſe facilement perſuader que les aplaudiſſemens qu’ils accordent aux belles maximes de nos Tragédies, les ris qu’excitent les chagrins d’un vicieux tourmenté ſur la ſcene comique partent également de leur goût pour la vertu & du plaiſir qu’ils ont de voir le vice dans l’embarras. Il eſt vrai M. qu’il y a peu d’hommes qui, connoiſſant les douceurs de la ſociété, leur préferent les miſeres réelles de l’état d’un Caraïbe ou d’un Orang-Outang & qui ſe ſoucient beaucoup de courir plus vite qu’un Cheval, d’apercevoir un vaiſſeau en mer d’auſſi loin qu’on puiſſe le voir avec une lunette, ou de pouvoir ſe battre avec les Ours à forces égales.

Ils ſentent trop que ces avantages phyſiques ne les dédomageroient pas de la raiſon, mais ils ſont très perſuadés en même tems, que les Orang-Outangs & les Pongos, n’ont pas à beaucoup prés la connoiſſance de la loi naturelle comme Arlequin ſauvage. Arlequin eſt pour eux un modele à qui la nature les fait déſirer de reſſembler, & il n’eſt pas douteux qu’il ſeroit à ſouhaiter pour le bien de la ſociété politique que ſes Chefs auſſi bien que tous ſes membres euſſent toujours un pareil modele ſous les yeux. Le ſpectacle leur offre ce modele, il eſt donc très ſage de les exhorter à venir ſouvent l’y voir, pour leur faire contracter l’habitude de ces idées qu’ils n’admirent en lui que par ce que la nature leur a donné les diſpoſitions néceſſaires à les admirer. Au ſur — plus ce qu’Arlequin ſauvage dit des nations civiliſées n’eſt ni ſingulier ni nouveau, mais il eſt ſage & naturel ; ce ſont des idées exprimées très anciennement, vous les retrouverez dans les Livres Sacrés & dans ceux des Philoſophes : elles font préſentées d’une manière ſi non édifiante du moins plus agréable, & c’eſt par l’agrément que le ſpectacle unit à la morale qu’il fait quelque fois dans le cœur des hommes une réformation que la Religion ni la philoſophie n’ont pû faire. C’eſt un troiſiéme moyen d’inſtruire les hommes & de les corriger que la Providence a peut être voulu joindre aux deux premiers pour aider les hommes à ſe rendre dignes de ſa miſéricorde, & qui ſera tout auſſi reſpectable que les autres quand on l’aura purgé de l’Anatême & qu’on aura corrigé quelques abus qui marchent encore à ſa ſuite. Rappellez vous M. quels applaudiſſemens on donne généralement à cette tirade d’Arlequin ſauvage que voici.

Je penſe que vous êtes fous, car vous cherchez avec beaucoup de ſoins une infinité de choſes inutiles, vous êtes pauvres, parce que vous bornez vos biens dans l’argent, ou d’autres diableres, au lieu de jouir ſimplement de la nature comme nous, qui ne voulons rien avoir, afin de jouir plus librement de tout. Vous êtes eſclaves de toutes vos poſſeſſions, que vous preférez à vôtre liberté & à vos frères que vous feriez pendre s’ils vous avoient pris la plus petite partie de ce qui vous eſt inutile. Enfin vous êtes des ignorans, parce que vous faites conſiſter vôtre ſageſſe à ſavoir les loix, tandis que vous ne connoiſſez pas la raiſon qui vous apprendroit à vous paſſer de loix comme nous.

Je puis vous proteſter, moi qui ſuis Arlequin, & qui par conſéquent puis vous ſommer de vous en rapporter à mon expérience, que ni moi ni mes Camarades ne ſommes applaudis dans aucun endroit de la piéce avec plus de chaleur que dans celui-ci : croire que chacun n’applaudit alors que parce qu’il déſire dans les autres des vertus qu’il ne ſe ſoucie pas d’avoir, c’eſt croire tous les hommes méchans, puiſque tous applaudiſſent alors, & c’eſt attaquer vous même l’opinion que vous dites avoir de la bonté naturelle des hommes.

Naturam expellas furcâ tamen uſque recurret.

Je ſuis perſuadé que les hommes admirent la vertu de bonne foi dès qu’ils la voyent, qu’ils la chériſſent, qu’ils déteſtent le crime & le Vice, & que ſi leurs paſſions & leurs intérêts les aveuglent ſouvent, ils n’en ſont pas moins les amis de la Vertu, ils n’en déſirent pas moins de reſſembler aux modeles qu’on leur propoſe ſur la ſcene. Je crois fermement qu’il n’eſt point d’homme qui ne ſouhaite de mériter d’être comparé à ces modeles par préférence à tous autres. Par un ſentiment naturel, par un penchant irréſiſtible, nous voyons tous les jours des méchans applaudir à de belles avions, je puis extraire d’un ouvrage très indécent une maxime qui n’en eſt pas moins admirable pour n’être pas dans ſa place, la voici : Tel eſt l’avantage de la Vertu que le Vice même lui rend hommage.

Si le ſpectacle eſt capable de faire applaudir la Vertu, il eſt donc capable de la faire aimer, ce n’eſt ſurement pas dans le moment ou des méchans applauſſent dans le parterre à des maximes admirables qu’ils ſont diſpoſés à mal faire, c’eſt lorſque rendus à eux mêmes au ſein du vice & de l’oiſiveté ils n’entendent plus la voix de la ſageſſe & de la raiſon dans la bouche des Orateurs ſacrés, des Philoſophes ou des Comédiens.

Lorſque le ſanguinaire Sylla pleuroit au ſpectacle, ce n’étoit pas le moment auquel il dictoit ſes proſcriptions, je crois au contraire qu’il ſeroit facile de conclure de la ſenſibilité qu’il montroit que ſi la fréquentation du Théatre eut fait partie de ſon éducation, que s’il eut appris à réflechir comme on le peut faire dans un bon nombre de nos excellentes Tragédies ſur les dangers de l’ambition, s’il eut vû ſouvent le tableau des perils auxquels un Tyran, un Uſurpateur, un Traître ſont expoſés, ſa ſenſibilité naturelle eut triomphé dans ſon cœur de ſes diſpoſitions à la Tyrannie. Qui vous aſſurera M. que ſon abdication de l’autorité ſuprême ne fut pas une ſuitte des impreſſions qu’il avoit reçues au ſpectacle : pourquoi vouloir en attribuer tout l’honneur à la politique plutôt qu’à ſes remords, remords excités en lui par un tableau frappant de la miſere d’autrui.

Il eſt facile de ſe perſuader que l’affreux Damien, ni les abominables Jeſuites, auteurs de l’attentat contre Sa Majeſté Portugaiſe, ni la Marquiſe de Tavora, n’auroient jamais eu les idées funeſtes qui les ont conduits au ſuplice ſi juſtement mérité, s’ils avoient vû ſouvent repréſenter les Tragédies de Cinna, de Brutus, de Veniſe ſauvée, de Catilina, & de la mort de Céſar. Ces Poëmes admirables où tout reſpire l’amour de la Patrie & fait connoître les ſuites dangereuſes des conſpirations, auroient gravé dans leur cœur la morale qu’elles contiennent, & ſans doute éloigné de leur eſprit les projets affreux qui leur ont cauſé la mort & l’ignominie.

Il n’eſt pas facile de concevoir ſuivant vôtre raiſonnement comment une choſe peut être bonne & mauvaiſe à la fois. Le ſpectacle dites vous, ſe borne à charger & non pas à changer les mœurs établies, & par conſéquent la Comédie ſeroit bonne aux bons & mauvaiſe aux méchans.

Il faut opter, le changement que la Comédie porte dans les mœurs eſt bon ou mauvais, la charge eſt une addition qui ne peut qu’être utile ou préjudiciable : or vous ne pouvez démontrer que les Auteurs Dragmatiques en reſpectant par exemple le penchant des François à l’amour, aient préſenté ce que cette paſſion a de vicieux, comme l’agrément le plus flatteur qu’elle puiſſe procurer, auquel cas le ſpectacle ſeroit également mauvais pour tout le monde. Ils transforment au contraire cette paſſion en ſentiment, ils veulent toujours qu’elle ſoit ſubordonnée à la Vertu, qu’elle ſoit juſtifiée par le mérite & la ſageſſe de la perſonne aimée, ſi cette paſſion eſt telle dans les mœurs des François, aſſurément les Auteurs auroient grand tort de la peindre comme criminelle, mais ſi cette paſſion n’eſt pas encore telle & n’eſt qu’un tribut que les Auteurs impoſent aux cœurs bien faits en faveur de la Vertu, loin de changer les mœurs, ils veulent apprendre ce qui manque à leur perfection. Quand on ne verra dans le monde d’autres Amans que ceux de nos Tragédies, on pourra regarder la paſſion de l’amour comme une vertu, la nation qui la première joindra tant de délicateſſe à ſes penchans pourra ſe flatter d’être parfaite, & les Écrivains qui auront inſpiré cette délicateſſe auront fait une choſe également bonne pour les bons & pour les méchans.

Le mot de charge dans le ſens qu’il eſt entendu au ſpectacle demande encore une autre explication.

Dans les piéces du Théatre François & du Théatre Italien que nous appellons Farces, la charge peut être regardée comme l’abus de l’eſprit, & aux dépens du ſens commun, & l’on ne perdroit pas beaucoup à la privation de ce genre de ſpectacle burleſque : dans les piéces régulieres la charge eſt la multiplication des traits dont l’Auteur compoſe le portrait du ſujet qu’il veut peindre : cette charge eſt le chef d’œuvre de l’art & du génie.

Moliére par exemple a ſaiſi d’après dix vingt, trente, cent avares tous les traits caractériſtiques de l’avarice dont il a compoſé le rôle d’Harpagon ; mais tous ces traits ſont vrais. L’art de l’Auteur fut d’imaginer des ſituations, de les coudre ſi artiſtement, que ſi elles arrivoient en effet dans l’eſpace de tems que dure la piéce, un avare quel qu’il fut, ſeroit infailliblement les mêmes choſes que fait Harpagon. La charge ne conſiſte effectivement que dans le laps de tems dont la briéveté ne laiſſe pas ſuppoſer l’aſſemblage actuel d’un ſi grand nombre d’incidens, mais elle n’eſt pas capable d’altérer la vérité des traits, c’eſt au contraire l’aſſemblage de ces traits vifs & vrais qui rend le tableau plus frappant, & qui force le ſpectateur d’appercevoir les inconvéniens du Vice ou du ridicule que l’on jouë : comment donc voulez vous que cette maniere d’inſtruire ſoit capable d’entretenir le Vice au lieu de le corriger & que le cœur des méchans en tire partie ? Si c’eſt là le genre de charge que vous attaquez vous ne réuſſirez ſans doute pas mieux à prouver le danger du ſpectacle.

Mais ſi vous me prouvez qu’un avare en devient plus avare pour avoir vu repréſenter celui de Moliére, un Roi pacifique & bienfaiſant, un Tyran déteſtable pour avoir vû repréſenter Atrée, un de nos Marquis plus ridicule qu’à ſon ordinaire pour avoir vû donner des naſardes à l’Épine dans le Joueur, & des coups de bâton à Maſcarille & à Jodellet dans les Précieuſes Ridicules, je conviendrai de bonne foi que le ſpedacle non ſeulement eſt mauvais pour les méchans, mais même je ſoutiendrai qu’il eſt dangereux : pour les bons.

À Londres, ditez-vous , un Drame intéreſſe en faiſant haïr les François, à Tunis la belle paſſion ſeroit la piraterie, à Meſſine une vengeance bien ſavoureuſe, à Goä l’honneur de bruler des Juifs : pourquoi citer des goûts atroces pour en faire induire que le nôtre eſt mauvais & pour atténuer les bonnes raiſons que nous avons de trouver nos piéces bonnes ? Ce n’eſt pas en agir en critique de bonne foi. Prouvez encore un coup que nos mœurs ſont mauvaiſes & que nos Drames en entretiennent la corruption.

Je crois vous avoir démontré ci-deſſus en citant Britannicus que nôtre goût pour l’amour n’étoit pas condamnable en lui-même, qu’au contraire les Auteurs Dragmatiques auroient tort de ne pas reſpecter & profiter d’un des avantages de nos mœurs ſur celles des autres peuples, qu’ils s’étoient ſagement attachés à nous apprendre le parti que nous pouvions tirer en faveur de la vertu de nôtre penchant à l’amour, en indiquant aux cœurs bien faits les objets auxquels ce penchant doit les attacher ; & je crois qu’en ce cas il eſt auſſi ſage de deffendre l’amour & de forcer les pédans à le reconnoitre pour un ſentiment ſublime & délicat, qu’il ſeroit abſurde d’applaudir l’attachement intéreſſé d’un vieux avare pour une jeune perſonne lors qu’il n’évalüe pour quelque choſe les charmes de ſa Maitreſſe, qu’après avoir fait attention à ſon coffre fort, que la Vertu, la bonne conduite, l’œconnomie ne lui paroiſſent pas dignes d’entrer en compte & qu’il paſſeroit volontiers tous les vices à l’objet de ſon amour pour vû qu’elle eut autant d’écus que de mauvaiſes qualités.

On voit bien que vous n’avez pas ſous les yeux les objets de vôtre critique, les livres vous manquent & ſurtout Moliére, vôtre mémoire ne vous dédomage pas de cette privation, vous n’auriez pas imaginé qu’il eſt des caracteres eſtimables qu’on n’oſe mettre ſur la ſcene tel que celui d’un homme droit, vertueux, ſimple & ſans galanterie qui ne fait point de belles phraſes, ou un ſage ſans préjugés qui aiant reçu un affront d’un ſpadaſſin, refuſe de s’aller faire égorger par l’offenſeur : qu’on épuiſe, ajoutez-vous, tout l’art du Théatre pour rendre ces perſonnages intéreſſans comme le Cid au peuple François, j’aurai tort ſi l’on réuſſit.

Pour détruire cette objection, il m’eſt facile de prouver que nos Auteurs n’ont pas eu la lâche complaiſance que vous dites & de le prouver par des faits.

Moliére a-t-il attendu que les ordonnances de Louis XIV. du Duc d’Orleans Regent & de Louis XV. impoſaſſent ſilence au zele indiſcret des Eccleſiaſtiques turbulents ou fanatiques pour attaquer l’hipocriſie des faux dévots dans ſon Tartuffe ? A-t-il attendu que les extravagances des Marquis de ſon tems ne fuſſent plus à la mode pour les tourner en ridicule ? A-t-il attendu qu’on ſe laſſât de flatter la vanité des Coquettes en partageant leur malignité & faiſant chorus de médiſance avec elles, pour faire le Miſantrope ? A-t-il attendu que nos Médecins fuſſent devenus ſavans, aimables, éloquens, dociles & prudens dans les conſultations, prêts à defférer à l’avis le plus ſage & à des concluſions probables, pour ſe moquer des Médecins pédans opiniâtres, bavards, incapables par ignorance de faire des applications raiſonnées des principes de leur art ?

Corneille, le pieux Racine & M. de Voltaire ont ils attendu des motifs pour attaquer l’orgueil deſpotique, l’hipocriſie & le fanatiſme ? Non ſurement. Ne ſemble-t-il pas au contraire qu’ils aient prévû le malheur du Portugal, & que ce triſte évenement ſoit arrivé pour juſtifier leur hardieſſe, leur prévoyance, & la juſteſſe de leur eſprit. Je conviens que Ravaillac & Jaques Clement ont exiſté avant eux & que la Mémoire de ces ſcélérats peut avoir inſpiré leurs Muſes, mais enfin il eſt certain que le fanatiſme n’eſt pas encore détruit & qu’il fait prévoir & craindre aux gens des des événemens triſtes pour l’avenir. Corneille, Racine & Voltaire n’ont cependant pas attendu ces événemens, pour s’efforcer d’en inſpirer la crainte ; nous pouvons ce me ſemble conclure de ces exemples que nos Auteurs ne ſont pas auſſi lâches que vous le dites & ne reſpectent pas autant les mœurs du ſiécle que vous feignez de le croire. On n’a pas attendu que la Chambre Ardente eut fait rendre gorge aux ſangſues du Peuple pour avertir le Public & par conſéquent le Miniſtére de leur friponnerie.

Ce n’eſt peut-être qu’aux ſcenes ingénieuſes ſi ſouvent décochées contre les Procureurs qu’on doit l’attention que nos intégres Magiſtrats font maintenant à leur conduite, on n’a pas ſurement attendu qu’ils fuſſent devenus honnêtes gens pour jouer leurs manœuvres en plein Théatre, ſi l’on n’a pas corrigé les Financiers de leur voracité, les Procureurs & les autres Commis ſubalternes de la Juſtice, de leur friponneries ; au moins par les avis qu’on a donnés au Public aux Magiſtrats & aux Miniſtres, a-t on ſuggeré à ceux-ci l’attention néceſſaire pour y mettre ordre, c’eſt ainſi qu’on a trouvé les Adminiſtrateurs du reméde ; vous objecterez à cela que vôtre reproche ſubſiſte toujours & qu’il eſt également bien fondé, puiſque le reméde n’eſt pas le Théatre qui opere la converſion de ceux qu’il accuſe, mais la ſévérité ſalutaire de leurs ſurveillans.

Un homme reçoit un coup d’épée, il eſt en danger de la vie, il tombe de foibleſſe, un paſſant charitable touché de ſon état vole chez un Chirurgien, l’amene & lui remet le bleſſé dans les mains, le Chirurgien tire cet homme d’affaire & lui ſauve la vie ; le paſſant en eſt il moins la cauſe premiere du ſalut de cet homme ?

Pour prouver que le Théatre purge les paſſions qu’on n’a pas & fomente celles qu’on a, vous dites qu’on n’oſe mettre ſur la ſcene un homme droit, vertueux, ſimple, groſſier & ſans galanterie, qui ne dit point de belles phraſes, il y a cependant longtems que Moliére a produit cet homme ſur la ſcene. Chriſale dans les femmes ſavantes eſt l’homme que vous dites à la groſſiereté près qui n’eſt bonne à rien, c’eſt un homme dont le rôle eſt ſi bien ſoutenu, qui dit des choſes ſi ſimples & ſi peu galante, ſi analogues à la ſituation dans laquelle il eſt, qu’il faut l’admirer malgré qu’on en ait. Pourquoi ſon rôle fait il tant de plaiſir ? C’eſt préciſement, que l’Auteur a employé tout ſon eſprit a n’en point donner à ſon perſonnage : hic labor hoc opus.

Moliére auroit pu comme nos Auteurs d’à préſent lui donner beaucoup de fineſſe lui faire lancer des madrigaux & des épigrames très aiguës contre la pédanterie des femmes ſavantes, mais il étoit trop grand maître pour cela, il a ſenti qu’il ne falloit oppoſer que du bon ſens à l’abus de la ſcience & de l’eſprit, il a donc fait parler un homme ſenſé, ſimple, ſans amour & ſans galanterie, enfin un homme tel que celui que vous croiez qu’on n’a pas encore oſé mettre ſur la ſcene, écoutez-le pour vous en convaincre.

C’eſt à vous que je parle, ma ſœur.
Le moindre ſoléciſme en parlant vours irrite ;
Mais vous en faites, vous, d’étranges en conduite.
Vos livres éternels ne me contentent pas,
Et , hors un gros Plutarque à mettre mes rabats,
Vous devriez brûler tout ce meuble inutile,
Et laiſſer la ſcience aux docteurs de la Ville ;
M’ôter pour faire bien, du grenier de céans
Cette longue Lunette à faire peur aux gens,

Et cent brimborions dont l’aſpect importune ;
Ne point aller chercher ce qu’on fait dans la Lune,
Et vous mêler un peu de ce qu’on fait chez vous,
Où nous voions aller tout ſans deſſus deſſous.
Il n’eſt pas bien honnête & pour beaucoup de cauſes,
Qu’une femme étudie & ſache tant de choſes.
Former aux bonnes mœurs l’eſprit de ſes Enfans,
Faire aller ſon ménage avoir l’œil ſur ſes gens,
Et régler la dépenſe avec œconomie
Doit être ſon étude & ſa Philoſophie.
Nos Peres ſur ce point étoient gens bien ſenſés,
Qui diſoient qu’une femme en fait toujours aſſés
Quand la capacité de ſon eſprit ſe hauſſe
À connoître un pourpoint d’avec un haut de chauſſe :
Les leurs ne liſoient point, mais elle vivoient bien ;
Leurs ménages étoient tout leur docte entretien ;
Et leurs livres, un dé, du fil & des aiguilles
Dont elles travailloient au trouſſeau de leurs filles
Les femmes d’à préſent ſont bien loin de ces mœurs,

Elles veulent écrire & devenir Auteurs :
Nulle ſcience n’eſt pour elles trop profonde
Et céans beaucoup plus qu’en aucun lieu du monde,
Les ſecrets les plus hauts s’y laiſſent concevoir,
Et l’on fait tout chez moi, hors ce qu’il faut ſçavoir ;
On y fait comme vont Lune, Étoile polaire,
Venus, Saturne & Mars dont je n’ai point affaire ;
Et dans ce vain ſçavoir qu’on va chercher ſi loin,
On ne ſait comme va mon pot dont j’ai beſoin.
Mes gens à la ſcience aſpirent pour vous plaire,
Et tous ne font rien moins que ce qu’ils ont à faire.
Raiſonner eſt l’emploi de toute ma maiſon ;
Et le raiſonnement en bannit la raiſon :
L’un me brûle mon rot en liſant quelque hiſtoire,
L’autre rêve à des vers quand je demande à boire ;
Enfin je vois par eux vôtre exemple ſuivi,
Et j’ai des ſerviteurs & ne ſuis point ſervi.
Une pauvre ſervante au moins m’étoit reſtée,
Qui de ce mauvais air n’étoit point infectée ;
Et voilà qu’on la chaſſe avec un grand fracas,
À cauſe qu’elle manque à parler Vaugelas.

Je vous le dis, ma ſœur, tout ce train là me bleſſe,
Car c’eſt, comme j’ai dit, à vous que je m’adreſſe.

Appellerez vous tout cela de l’eſprit, du ſtile fleuri, des épigrames, de la galanterie. Non ſans doute ; on n’y peut voir qu’un ſtile ſimple, uni, & ce que tout homme ſenſé diroit à la place de Chriſale : il ne ſe ſert pour expliquer ſa penſée que des expreſſions les plus ſimples & les plus communes au lieu d’employer de belles phraſes comme vous ſuppoſez qu’on fait toujours.

J’ai donc trouvé dans Chriſale l’homme que vous n’aviez pas encore vû, ſi ce n’eſt pas ſelon vous, avoir trop d’eſprit que de ne dire que des choſes vraies, ſimples & raiſonnables.

Le troiſiéme reproche de vôtre obſervation n’eſt pas plus difficile à pulveriſer que les deux autres, & je ne vois pas pourquoi l’on n’oſeroit pas mettre ſur la ſcene un homme ſans préjugé qui refuſeroit d’expoſer ſa vie pour ſe vanger d’une inſulte. Le Cocu imaginaire eſt dejà plein de traits qui ſeroient à merveille dans la bouche de vôtre homme, il pourroit dire comme Sganarelle.

Mais mon honneur me dit que d’une telle offenſe,
Il faut abſolument que je tire vengeance.
Ma foi laiſſons le dire autant qu’il lui plaira,
Au Diantre qui pourtant rien du tout en fera.

Quand j’aurai fait le brave & qu’un fer pour ma peine
M’aura d’un vilain coup transpercé la bedaine,
Que par la Ville ira le bruit de mon trepas,
Dites moi, mon honneur, en ſerez vous plus gras ?

. . . . . . . . . . . . . . .


Puis qu’on tient à bon droit tout crime perſonel,
Que fait la nôtre honneur pour être criminel ?
Des actions d’autrui dois je porter le blâme ?

Ce ton comique vous révolteroit dans la bouche d’un ſage, auſſi n’eſt ce pas le ſtile que je propoſerois d’imiter ; mais l’emploi de ces mêmes argumens en ſtile plus grave contre les abus du point d’honneur mal entendu. Perſonne je vous jure ne ſeroit choqué de voir ſur la Scene un Spadaſſin inſolent puni tout autrement que par des voyes de fait, & pourvû que vôtre ſage prouvât que ce n’eſt point la lâcheté qui l’arrête mais la raiſon, que le mépris qu’il a pour un inſolent n’exclut pas chez lui la bravoure : je vous jure qu’un pareil perſonnage ſeroit goûté. Mettez dans une Tragédie ce brave Capitaine Grec en discusſion avec ce brutal qui picqué de n’avoir pas raiſon le menaçoit de le frapper, croyez vous qu’on ne l’applaudira pas quand avec un mépris héroïque, il lui dira : frapes mais écoutes.

Vous imaginez vous, m’allez vous dire, que ce point d’honneur pointilleux ſubſiſteroit avec moins de force, quand on auroit vû vôtre Comédie ou vôtre Tragédie & qu’un homme qui auroit reçu un ſoufflet en ſeroit moins mépriſé quelque ſage qu’il fut, s’il négligeoit d’en tirer raiſon ; Pourquoi non ? Si cet homme pouvoit juſtifier ſon Stoiciſme par des motifs auſſi louables que ceux que j’exige, & ſi la piéce étoit aſſés bien faite pour prouver à tout le monde que puisqu’on a les voyes de la Juſtice pour ſe vanger de l’injure c’eſt ſe rendre auſſi criminel que l’offenſeur que d’anticiper ſur les droits du Gouvernement en ſe faiſant ſoi même juſtice, il y auroit plus d’oreilles que vous ne croyez dispoſées à ſaiſir les vérités de cette piéce.

Nous devons ſans doute à l’éducation de nos Militaires d’aujourd’hui, à leur politeſſe, aux progrès de la ſageſſe dans cet ordre, & ſurtout au discrédit des parties de Cabaret jadis trop à la mode, l’extinction de cette fureur des duels malheureuſement ſi fréquens autrefois.

On chaſſe aujourd’hui de tous les Corps les Spadaſſins turbulens qui en troublent la tranquillité : on a deffendu ces épreuves de valeur qu’on faiſoit eſſuyer aux Officiers nouvellement reçus, preuves trop multipliées pour n’être pas dégoûtantes & pour ne pas rendre l’uniforme odieux à tous les gens ſenſés. On diſtingue parfaiternent la valeur de la fauſſe bravoure & l’on voit avec une ſatisfaction infinie pour les ſages que les Officiers dont la valeur eſt la moins ſuspecte vis à vis les ennemis de l’État, ſont ceux qui craignent le plus de ſe faire des ennemis perſonnels. Il eſt donc certain que ces braves gens ſeroient les premiers à applaudir cette piéce & à ſaiſir des argumens ſolides qui feroient céder le préjugé au bon ſens & à la raiſon ; mais ſi l’homme que vous dites, ne juſtifie pas qu’il a de la valeur & qu’il pourroit même entreprendre ſa vengeance avec ſuccès, que c’eſt la ſeule raiſon qui lui retient le bras, vôtre homme déplaira certainement parce qu’il paroîtra lâche & que la lâcheté eſt légitimement odieuſe. S’il n’y avoit point de lâches il n’y auroit point de Spadaſſins, car ces derniers ſavent bien que toute leur capacité ne les tireroit pas d’affaire vis-à-vis d’un brave homme, ſi dès la première affaire qu’ils ont, ils couroient risque de la vie, ils ſeroient ſurement moins téméraires dans la ſuite & réſerveroient pour l’État cette bravoure impertinente qui ne ſert qu’à les faire haïr & mépriſer des gens ſages & modérés. La plus part des gens de cette eſpece, ne font d’ailleurs uſage de leur adreſſe que vis à vis de ceux qu’ils connoiſſent ou timides ou mal-adroits. Je connois tels de mes écoliers, dit le maître d’armes dans Thimon le miſantrope, qui n’oſeroient jamais ſe battre s’ils n’étoient ſûrs de le faire ſans péril.

Si les Spadaſſins font haïſſables vous m’avouerez que les lâches ne le ſont pas moins : la valeur eſt le ſeul rempart que la nature ait accordé aux hommes contre la violence : c’eſt l’unique obſtacle que les Rois puiſſent oppoſer à l’ambition de leurs voiſins, c’eſt à la valeur qui menace & fait trembler les Machiavels, qu’on doit le ſalut & la tranquillité des États : tout homme qui n’a pas cette qualité de l’ame, peut avec raiſon être mépriſé ; on ne mérite pas la part que l’on a dans les biens de la Patrie quand on n’a pas le courage de la deffendre.

Ce courage ne doit avoir lieu que vis-à-vis les ennemis du Prince, & dès qu’on l’employe contre un de ſes compatriotes on devient criminel envers l’État, puisqu’on s’expoſe à le priver d’un bras deſtiné pour ſa deffenſe. On doit ſe mocquer également des lâches & des Spadaſſins, les uns & les autres peuvent être joués avec ſuccès ſur la ſcene, & l’on y peut faire admirer un vaillant homme qui refuſe d’expoſer pour ſa cauſe perſonnelle, une vie néceſſaire à l’État, on l’applaudira au contraire de ſon mépris pour le préjugé. Il eſt dur de ſoupçonner le Public François comme vous le faites, de n’applaudir dans le Cid qu’au grand coup d’épée qu’il donne au Comte de Gormas.

Vous n’affectez apparemment cette opinion que pour faire croire que la bravoure gâte les mœurs de la nation, je ſais bien que ſi tous les hommes étoient bons & ſages, la valeur ſeroit la plus inutile de toutes les qualités : mais puisque l’ambition, l’injuſtice, l’oppreſſion, la cruauté l’on rendu ſi néceſſaire depuis Nimbroth juſqu’aujourd’hui & que probablement elle ne le ſera gueres moins dans les ſiécles à venir ; il eſt très ſage de la faire aimer & de la nourrir par de grands applaudiſſemens. Le Quiétiſme Tolérant de la Penſilvanie ne convient point du tout à la France : on applaudit cependant moins à la bravoure du Cid qu’à la juſtice du coup qui punit un inſolent, vû que l’inſulte eſt faite à un vieilland hors d’état de ſe venger lui même.

On compatit avec raiſon au malheur d’un brave Cavalier puis que ce n’eſt point ſa vengeance perſonnelle qu’il a entrepriſe mais celle de ſon pere, & que cette vengeance toutte légitime qu’elle eſt, le rend malheureux, on déteſte la cruauté du point d’honneur qui lui a fait perdre ſa maitreſſe dont il eſt ſi digne & qu’il eſt ſur le point d’épouſer, & l’on eſt ravi que ſa valeur & ſa vertu lui méritent l’honneur de voir ſon Roi s’intéreſſer au ſuccès de ſon Amour, & qu’à force de belles actions, il juſtifie le penchant de Chimène pour le meurtrier de ſon pere : voilà ce qui intéreſſe & ce qu’on applaudit dans la piéce ; c’eſt parce que Rodrigue a toutes les vertus, qu’on lui pardonne une vengeance qu’il ne prend que malgré lui, & non pas parce qu’il a fait un beau coup d’épée, & que les François les aiment trop comme on préſume que vous le croiez. Remarquez auſſi M. que l’Auteur n’a pas oublié de mettre dans le bouche du Roi des vers très énergiques contre la fureur des duels, & que par cette ſage précaution, il avertit le Public que ce n’eſt pas pour encourager nos Ferragus qu’il fait paroître la valeur du Cid avec tant d’éclat.

On admire à la Comédie le Cid qu’on iroit voir pendre en greve. Eh ! quel eſt M. le cœur aſſés barbare pour prendre plaiſir à ce dernier ſpectacle ? Quel eſt l’homme aſſés ſtupide, aſſés inhumain pour ne voir qu’un Criminel dans la perſonne de ce Héros qu’on traîneroit au ſuplice ? On ne verroit en lui qu’un martyr du point d’honneur ; & toutes les réflexions que vous faites ſur l’établiſſement des loix qui le proſcrivent ſe préſenteroient à l’eſprit de tout homme ſenſé pour juſtifier le prétendu Criminel : étes-vous bien ſûr d’ailleurs que ces loix ne ſeroient pas mitigées en faveur d’un fils qui ne ſeroient criminel que par l’ordre de ſon pere & par excès d’attachement pour lui.

Entretenir le courage dans le cœur d’un Peuple quelconque, c’eſt faire un bien moral & politique. C’eſt aux loix, à la raiſon, c’eſt aux Auteurs Dramatiques à lui faire ſentir que la fauſſe application du courage eſt un vice & cela n’eſt pas ſi fort éloigné du ſuccès que vous vous l’imaginez.

Je me trompe fort ſi vous n’avez imaginé un très beau dénouëment pour quelque Tragédie ou Comédie dans laquelle le point d’honneur mal entendu ſeroit l’objet de la critique. Le perſonnage que vous indiquez à Louis XIV. vis à vis de M. de Lauzun ſiéroit parfaitement à quelque Héros poëtique.

Ce n’eſt pas cependant que je voye comme vous, des coups de canne bien appliqués à M. de Lauzun par Louis XIV, rien n’étoit plus aiſé à ce grand Monarque que d’en donner ; mais pour inſpirer à ſes peuples le reſpect qu’il éxigeoit d’eux pour la Nobleſſe, il en donnoit l’exemple & ne vouloit pas que ce Corps illuſtre eut à rougir du deshonneur d’un de ſes membres. Le procedé de Louis XIV. eſt donc obſolument le contraire de celui que vous lui reprochez : il enſeignoit par là à tout le monde que la Nobleſſe eſt ſi reſpectable qu’il n’eſt jamais permis qu’aux loix de l’État de la punir de ſes désordres.

Si les cauſes qui occaſionnoient des duels autrefois ſi fréquens, ne ſubſiſtent plus, ſi les hommes ont reconnu qu’ils étoient des fous de s’égorger pour des motifs auſſi puériles, que ceux qui donnoient lieu autrefois à ces fortes de combats, c’eſt un degré de ſageſſe acquis. Vous devriez vous en appercevoir, & ne pas vous élever ſi fort contre ceux qui ſe contentent de ſe battre au premier ſang.

Ce n’eſt pas comme vous le dites, qu’on s’en impoſe la condition ; il n’y a pas un brave homme qui ne crût être taxé de lâcheté, s’il en faiſoit la propoſition ; mais l’humanité & la raiſon ont gagné dans le cœur des braves gens, de leur faire ſentir que la plus grande partie des raiſons pour leſquelles le préjugé leur met l’épée à la main ne demandent pas tout le ſang d’un adverſaire ; & c’eſt parce qu’ils ne ſont pas des bêtes féroces qu’ils s’abſtiennent de le répandre. Ce qui auroit coûté la vie à un homme autrefois, ne lui coûte plus qu’un coup d’épée leger, lorſque le hazard du combat a dirigé aſſés heureuſement la main de ſon adverſaire pour qu’il ne ſoit pas mortel.

Si l’on a dejà ſecoué à moitié le joug de l’opinion, eſpérons que la raiſon achevera l’ouvrage, en fourniſſant aux gens d’un vrai courage des raiſons de ſe ſouſtraire à l’étourderie des faux braves.

Ne fermez point les yeux M. ſur les premiers efforts de nos Auteurs contre ce préjugé.

On a dejà fait une piéce intitulée le Point d’honneur, cette piéce eſt de Le Sage, elle jette un ſi grand ridicule ſur la fauſſe bravoure, que vous ne pourriez que ſouhaitter qu’on la repréſente plus ſouvent qu’on ne fait, ſi elle vous étoit plus connuë. Elle eſt traduite de l’Eſpagnol, nouvelle obſervation qui doit vous déſabuſer ſur les compte des Dramatiques. Vous n’ignorez pas que la Nation Eſpagnole eſt celle qui a le plus abuſé du point d’honneur & qui en a le plus outré les maximes. L’original eſt de Dom Franciſco de Roxas, il a pour titre en Eſpagnol non ay amigo para l’amigo, il n’y a point d’ami pour l’ami. M. Le Sage en a changé le titre parce que le point d’honneur eſt le mobile de toute l’intrigue.

Cette piéce ne paroit pas avoir eu un ſuccès bien complet, ſi l’on en juge par la négligence des Comédiens de Paris à la repréſenter, mais elle n’en eſt pas moins propre à orouver que les Auteurs Dramatiques d’aucune nation ne ménagent pas tant les mœurs de leur ſiécle & de leur païs que vous voulez vous le perſuader.

Vous connoiſſez la Double Inconſtance de M. de Marivaux : il ne traite pas dans cette piéce les gens qui ſe battent par honneur de bêtes féroces, mais pour les inſtruire & s’en faire écouter, il s’y prend bien plus joliment : voyez la ſcene 4me du troiſiéme acte de cette piéce entre Arlequin & un Seigneur qui lui apporte des lettres de Nobleſſe.

Le Seigneur.

… À l’égard du reſte, comme je vous ai dit, ayez de la Vertu, aimez l’honneur plus que la vie, & vous ſerez dans l’ordre.

Arlequin.

Tout doucement : ces dernières obligations là ne me plaiſent pas tant que les autres. Premièrement il eſt bon d’expliquer ce que c’eſt que cet honneur qu’on doit aimer plus que la vie. Malapeſte quel honneur !

Le Seigneur.

Vous approuverez ce que cela veut dire ; c’eſt qu’il faut ſe venger d’une injure, ou périr plutot que de la ſouffrir.

Arlequin.

Tout ce que vous m’avez dit n’eſt donc qu’un Coq-à-l’ane, car ſi je ſuis obligé d’être généreux, il faut que je pardonne aux gens ; ſi je ſuis obligé d’être méchant, il faut que je les aſſomme. Comment donc faire pour tuer le monde & le laiſſer vivre ?

Le Seigneur.

Vous ſerez généreux & bon, quand on ne vous inſultera pas.

Arlequin.

Je vous entends : il m’eſt deffendu d’être meilleur que les autres ; & ſi je rends le bien pour le mal, je ſerai donc un homme ſans honneur ? Par la mardi la méchanceté n’eſt pas rare, ce n’étoit pas la peine de la recommander tant. Voilà une vilaine invention ! Tenez, accommodons nous plutôt, quand on me dira une groſſe injure, j’en repondrai une autre, ſi je ſuis le plus fort : voulez vous me laiſſer vôtre marchandiſe à ce prix là ? dites moi vôtre dernier mot.

Le Seigneur.

Une injure répondue à une injure ne ſuffit point, cela ne peut ſe laver, s’effacer que par le ſang de vôtre ennemi ou le vôtre.

Arlequin.

Que la tache y reſte ; vous parlez du ſang, comme ſi c’étoit de l’eau de la rivière. Je vous rends vôtre paquet de Nobleſſe, mon honneur n’eſt pas fait pour être noble, il eſt trop raiſonnable pour cela. Bonjour.

Le Seigneur.

Vous n’y ſongez pas.

Arlequin.

Sans complimens reprenez vôtre affaire.

Le Seigneur.

Gardez le toujours , vous vous ajuſterez avec le Prince, on n’y regardera pas de ſi près avec vous.

Arlequin les reprenant.

Il faudra donc qu’il me ſigne un contract comme quoi je ſerai éxemt de me faire tuer par mon prochain pour le faire repentir de ſon impertinence avec moi.

Le Seigneur.

À la bonne heure, vous ferez vos conventions. Adieu, je ſuis vôtre Serviteur.

Arlequin.

Et moi le vôtre.

Qu’en dites vous M. peut on attaquer le point d’honneur avec plus de force & plus d’énergie, cela ne vaut il pas mieux que des invectives ; & M. de Marivaux ne vous prouve-t-il pas bien qu’on peut être un grand Philoſophe, un excellent critique ſans être inſolent. Rappellez vous encore la piéce de M. Fagan, intitulée les Originaux, dans laquelle on inſtruit un jeune homme des périls auxquels tous les vices expoſent par le malheur des vicieux, qu’on fait paſſer en revuë devant lui. La ſcene d’un jeune homme d’un caractere doux & bienfaiſant qui cependant emporté par les fumées du vin, vient de jetter une aſſiette au viſage d’un de ſes meilleurs amis, contient des réflexions & en fait faire de ſi ſenſées à tous ceux qui l’écoutent ou qui la liſent, qu’on peut préſumer que des ſcenes dans ce goût & deſtinées à la même critique feroient une impreſſion très utile dans le cœur de nos ferrailleurs étourdis.

M. Greſſet n’a pas cru s’expoſer à la mauvaiſe humeur du Public, en faiſant entendre ces beaux vers dans la Tragédie d’Édouard III.

Sçavoir ſouffrir la vie & voir venir la mort,
C’eſt le devoir du Sage, & ce ſera mon ſort.
Le déſeſpoir n’eſt point d’un ame magnanime,
Souvent il eſt foibleſſe & toujours il eſt crime.
La vie eſt un dépôt confié par le Ciel,
Oſer en diſpoſer, c’eſt être criminel,
Du monde où m’a placé la ſageſſe immortelle,
J’attends que dans ſon ſein ſon ordre me rappelle.
N’outrons point les vertus par la férocité :
Reſtons dans la nature & dans l’humanité :

Quoi de plus contraire aux maximes outrées du point d’honneur que ces vers : cependant ils ont été applaudis & admirés ; ſi vous en doutez, informez vous en. Ces applaudiſſemens ſerviront encore à vous convaincre qu’on peut mettre ſans péril un Stoïcien, ſi vous n’en reconnoiſſez pas un dans Worceſtre.

Dans Arlequin ſauvage, la ſcene du Capitaine qui eſt prêt à ſe couper la gorge avec ſon ami devenu par hazard ſon rival, n’eſt elle pas une excellente critique de la bravoure mal employée ? Le Public trouve-t-il mauvais que ces deux amis ou plutôt ces deux Rivaux ſe rendent aux bonnes raiſons d’Arlequin & abandonnent le projet de ſe couper la gorge.

Les ſiffle-t-on quand ils diſent unaniment : Nous ſerions plus ſauvages qu’Arlequin ſi nous ne nous rendions à ſes reflexions ? En voilà ſans doute aſſés pour vous prouver qu’on peut attaquer la fauſſe bravoure ſur la ſcene ſans indiſpoſer le Public & ſans choquer les mœurs.

Permettez moi M. de n’être ni de l’avis de Diogene Laërce ni de celui de l’Abbé Dubos.

Ce n’eſt pas comme le penſe le premier, que des maux feints ſoient plus capables d’émouvoir, que des maux véritables.

Ce n’eſt pas comme le penſe le ſecond, Que le Poëte ne nous afflige qu’autant qu’il nous plait.

Le ſentiment de compaſſion que nous éprouvons eſt comme vous le penſez, un ſentiment involontaire excité dans nous par l’adreſſe de l’Auteur qui nous ote le pouvoir d’y réſiſter. Un habile Dramatique à force d’étudier la nature du cœur humain, en connoît tous les reſſorts ; il ſait les ajuſter, les réunir, & raſſembler leurs forces, pour en augmenter la puiſſance. Il eſt certain que nous ne ſeront pas toujours ſi ſenſiblement émus par la nature que par l’art, parce que la nature n’eſt pas accompagnée toujours de l’aſſemblage de ces expreſſions touchantes & de ces traits pénétrans que l’art emprunte d’elle, mais qu’il raſſemble & multiplie pour opérer de plus grands effets. C’eſt ainſi que l’art à force de nous émouvoir établit en nous par l’habitude d’être remués, une dispoſition à l’être plus facilement & quiconque fréquentera les ſpectacles, ne peut qu’accoutumer ſon cœur à ſe laiſſer toucher en faveur des honnêtes gens infortunés, & concevoir une horreur plus forte pour l’injuſtice, la tyrannie & les autres vices qui les perſécutent. Les loix ſelon vous n’ont nul accès au Théatre, & moi, je dis au contraire que ſans le pouvoir des loix nous ſerions encore ſpectateurs de ces profanations où l’indécence & l’impureté s’uniſſoient aux matieres les plus ſaintes & les plus ſublimes. l’Hiſtoire du Théatre François vous prouve que les désordres qui accompagnoient ces repréſentions ont été abolis par les loix de l’Égliſe & par l’autorité des Magiſtrats. Il eſt réſulté du pouvoir des loix que le vice a été contraint d’abandonner la ſcene & que les Auteurs Dramatiques n’ont plus eu de reſſource que d’y faire paroître la Vertu.

Le Public prend aujourd’hui tant de plaiſir à l’y voir que ce ſeroit lui faire une injure grosſiere que de lui remettre ſous les yeux les abſurdités ſaintes & les impudicités que des ſpectateurs imbéciles admiroient jadis de ſi bonne foi. Vous prétendez que les nueés d’Ariſtophane furent cauſe de la mort de Socrate ; ce ne fut cependant que vingt trois ans après la repréſentation de cette piéce que Socrate but la ligue.

Mais en ſuppoſant que cette piéce fut la ſeule cauſe qui détermina ſes Concitoyens à le condamner, il n’en eſt pas moins vrai, que s’il y eut eu à Athènes la même police qu’à Paris, Socrate n’eut pas été la victime de cette piéce. On ne ſouffre point à Paris qu’à l’exemple des Grecs on prenne le masque & les habits des perſonnes qu’on voudroit tourner en ridicule, on ne ſouffre point qu’on y nomme les gens par leur nom & qu’on leur diſe des injures en face : on eſt fâché d’avoir à reprocher à Moliére d’avoir pris le Chapeau la Perruque & l’Habit de Ménage pour faire connoître que c’étoit lui qu’il jouoit dans le rôle de Vadius.

Les Comédiens ſeroient expoſés aujourd’hui à toute la rigeur de la Police, s’ils s’aviſoient d’employer les mêmes moyens pour mortifier quelqu’un.

Voilà M. ce que les loix ont corrigé ſur la ſcene : elles y peuvent donc quelque choſe, puis qu’en ne permettant qu’à la Vertu d’y paroitre, elles en ont banni le Vice, puis qu’en n’y ſouffrant qu’une critique générale des mœurs, elles mettent les particuliers à couvert, de la ſatire des Auteurs & de la malice des Comédiens. Rappeliez vous ces vers de Despréaux il juſtifient tout ce que je vous dis là.

Des ſuccès fortunés du ſpectacle tragique,
Dans Athènes naquit la Comédie antique.

Là le Grec né moqueur par mille jeux plaiſans
Diſtilla le venin de ſes traits médiſans.
Aux accès inſolens d’une bouffonne joye,
La ſageſſe, l’eſprit, l’honneur furent en proye,
On vit par le Public un Poëte avoué
S’enrichir aux dépens du mérite joué.
Et Socrate par lui dans un Choeur de Nuées
D’un vil amas de peuple attirer les huées,
Enfin de la licence on arréta le cours,
Le Magiſtrat des loix emprunta le ſecours,
Et rendant par édit les Poëtes plus ſages
Deffendit de marquer les noms ni les viſages,
Le Théatre perdit ſon antique fureur,
La Comédie apprit à rire ſans aigreur :
Sans fiel & ſans venin ſçut inſtruire & reprendre,
Et plut innocemment dans les vers de ménandre.

C’eſt la même choſe que la Police a produit à Paris, elle a proſcrit les ſatyres atroces d’Ariſtophane & n’y ſouffre plus que la ſage critique de Ménandre.

C’eſt le Public, dites vous, qui fait la loi au Théatre & non pas le Théatre qui la fait au Public ; quoi de plus juſte & de plus ſenſé : n’eſt ce pas au goût général, que les particuliers raiſonnables doivent ſe ſoumettre ? » Non, direz vous en ſtile Cinique, il convient d’être ſeul de ſon parti, quand on eſt ſeul raiſonnable ; » j’en conviens mais quand le Public eſt ſage, il eſt beau ſans doute d’être de l’avis du Public. Or nos Auteurs veulent plaire, ils doivent s’aſſujettir à ſon goût : ce n’eſt donc qu’après avoir reconnu ce goût qu’ils ſe permettent de lui donner des piéces qui reſpirent la Vertu.

Le Public applaudit ces piéces, donc il a de goût pour la Vertu, donc les Auteurs font bien & très bien de ſe ſoumettre à ce goût & de recevoir la loi du Public.

Ne craignez point au reſte qu’à l’exemple de Néron nos ſages Magiſtrats faſſent égorger ceux des ſpectateurs qui ne ſe plairont pas à des piéces trop ſages : Cette apoſtrophe au plus affreux des Tyrans ne juſtifie ni vôtre opinion à l’égard de la foibleſſe des loix contre les abus du ſpectacle ni le reproche que vous faites aux Acteurs de l’Opera de Paris, de vous avoir voulu quelque mal.

N’eſt-il pas bien naturel, de ne pas aimer quelqu’un qui fait ce qu’il peut pour avilir nos talens, qui s’efforce ainſi de nous ôter les moyens de ſubſiſter ? Eſt il bien généreux à vous de déprimer des gens qui par leur habileté particuliere ont fait valoir un de vos ouvrages beaucoup plus que vous ne deviez naturellement l’espérer, qui par les charmes de leur action & la délicateſſe de leur chant ont fait monter aux nûes un petit Poëme très froid, une muſique pleine de traits communs, qui peut-être eut été releguée, promptement du Théatre au Pont neuf, ſi les Jeliotte & les Fel n’avoient ſçu les embellir d’ornemens tirés de leur propre fond. La preuve de ce que je dis réſultera de l’expérience. tirez vôtre muſique de la bouche de ces gens là, vous verrez ce qu’elle deviendra. Vôtre ingratitude devoit donc néceſſairement révolter des gens à qui vous aviez tant d’obligation. Des Chanteurs habitués avoir le Public en larmes quand ils peignent par leur chant la tendreſſe ou le déſeſpoir dans les Tragédies, qui par la naïveté, le goût & la legéreté de leurs ſons portent la joye la plus vive ou la délicateſſe la plus pure du ſentiment dans l’ame des ſpectateurs, lorſqu’ils chantent des Paſtorales ou des Poëmes comiques, ont ils pu lire avec plaiſir un gros livre pour prouver qu’ils n’étoient capables de rien, & que le Public étoit imbécile de ſe laiſſer toucher ?

Ce ſeroit ici le lieu peut-être de vous faire part de mes réflexions ſur vôtre mauvaiſe critique de la Muſique Françoiſe & d’attaquer vôtre préjugé ridicule pour la Muſique Italienne, mais comme l’objet occaſionneroit une trop longue digreſſion, j’aime mieux la renvoyer à la fin de cet ouvrage pour ne point imiter vôtre déſordre & ſautiller d’un objet à l’autre comme vous faites. Je reviens donc à ce qui concerne le ſpectacle de la Comédie & pour mieux vous convaincre qu’il eſt bon en lui même, je vais maintenant diſtinguer les objets que j’ai confondus juſqu’à préſent & commencer par la Tragédie.

CHAPITRE II.

De la Tragédie.



Le Théatre rend la Vertu aimable, c’eſt ce que les Auteurs Dramatiques & bien des ſages penſent unanimement : mais cet avantage ne vous étonne point, ce n’eſt pas ſelon vous opérer un grand prodige, la nature & la raiſon l’operent avant la ſcene ; diſtinguons, s’il vous plait. Si tous les hommes étoient ſages naturellement rien de plus inutile, j’en conviens, que le Théatre ; rien de plus inutile que tous les écrits des Peres, que l’Évangile même : mais ſi la plûpart des hommes ne ſont rien moins que ſages, & que leur conduite & leurs mœurs prouvent que la nature & la raiſon ne leur ont pas encore fait trouver la Vertu aſſés aimable, pour n’avoir pas beſoin de peintres qui leur en fasſent remarquer les attraits : ſi la vûe de ces peintures les porte à faire plus d’attention à l’original, comme le portrait d’une jolie femme fait déſirer d’en connoître le modele à ceux qui ne l’ont pas vuë ; il eſt donc probable que le Théatre peut opérer les mêmes effets & que le coloris agréable qu’il prête aux charmes de la Vertu altérées quelque fois par les pinceaux auſteres des Paſteurs ou des Philoſophes, peut faire déſirer de la connoître & de la pratiquer. Or on voit ſouvent au Théatre combien la Vertu paroit aimable à tel qu’on n’auroit pas ſoupçonné d’être ſenſible à ſes charmes, n’eſt ce pas opérer le prodige que la nature & la raiſon n’ont pu faire ? J’ai vû tel jeune homme que les exhortations & les larmes de ſon pere ne pouvoient rappeller de ſon égarement, laiſſer lui même couler des pleurs lorsque dans l’Enfant prodigue Euphémon embraſſe ſon fils repentant & que les larmes de la tendreſſe paternelle & de la joye effacent celles de la douleur ſur les joues de ce pere vénérable.

Parmi tant de jeunes gens libertins parmi tant de jeunes prodigues que nul respect humain, que ni devoir ni raiſon, ni les chagrins de leur famille ne peuvent rappeller au bien, ſoyez convaincu M. qu’il n’en eſt pas un ſeul, qui voyant repréſenter cette piéce, ne partage au moins dans ce moment le repentir d’Euphémon fils & qui ne ſoit alors du parti de la Vertu. Que préſumer de là, ſi non, que ſi ces libertins & ces fils dénaturés venoient ſouvent aux ſpectacles, s’ils prenoient plaiſir pendant deux heures par jour à entendre la langage de la Vertu, ſi l’on pouvoit les habituer à venir ſouvent ſe convaincre de ſes avantages dans nos Tragédies, l’amour naturel que vous leur ſuppoſez pour la Vertu deviendroit plus efficace. On aime la Vertu dites-vous, je le nie, ſi on l’aimoit on la ſuivroit : rien n’eſt plus ſimpie & plus naturel ; mais ajoutez-vous, on ne l’aime que dans les autres, eſt ce donc là l’aimer ? C’eſt comme ſi l’on diſoit qu’un voleur de grand chemin aime beaucoup un voyageur parce qu’il lui ſouhaitte beaucoup d’argent pour en avoir plus à lui voler : mais lorsque je vois un cœur endurci contre la tendreſſe & la morale d’un pere, contre les larmes & les caresſes d’une mere, s’amollir au ſpectacle & ſe laiſſer pénétrer du langage de la Vertu ; je ſuis convaincu que la ſcene la rend aimable, & que c’eſt un moyen des plus ſûrs pour opérer la converſion de mon jeune homme. Il n’aimoit ſurement pas la Vertu & voilà tout à coup qu’on la lui fait aimer, & qu’on le force à pleurer pour elle, ſondez ſon cœur dans ce moment, vous verrez qui des deux y triomphe, ou du Vice ou de la Vertu.

Je doute que tout homme à qui l’on expoſera d’avance les crimes de Phédre & de Médée, ne les déteſte plus encore au commencement qu’à la fin de la piéce : mais vous avez bien raiſon. Si je dis ſimplement à cet homme : » Phédre eſt une Marâtre qui perſécute cruellement le fils de ſon mari, jusqu’au moment qu’elle en devient éperdument amoureuſe ; ſa déclaration n’excite que l’indignation & l’horreur de la part d’Hypolite, la rage, la honte & la jalouſie la portent à l’accuſer auprès de Théſée du crime dont elle eſt coupable elle même Théſée dans le premier moment dévouë ſon fils à la vengeance des Dieux & ce fils en devient la vidime ; « il eſt certain que ſur une pareille expoſition tout homme tant ſoit peu raiſonnable & vertueux frémira d’horreur & regardera Phédre comme un monſtre abominable : mais il changera d’avis après la repréſentation, parce qu’il verra dans Phédre une femme malheureuſe par ſa paſſion, & chez qui la Vertu eſt presqu’auſſi puiſſante que le Vice : elle eſt juſtifiée de la perſécution qu’elle a fait eſſuyer à Hypolite par ces vers où respire la Vertu.

Toi même en ton esprit rappelle le paſſé.
C’eſt peu de t’avoir fui, cruel, je t’ai chaſſé,
J’ai voulu te paroître odieuſe inhumaine,
Pour mieux te reſiſter j’ai recherché ta haine.

. . . . . . . . . . . . . . .


Digne fils du Héros qui t’a donné le jour,
Délivre l’univers d’un monſtre qui t’irrite,
La Veuve de Théſée oſe aimer Hypolite,
Crois moi, ce monſtre affreux ne doit point t’échapper.
Voilà mon cœur, c’eſt là que ta main doit frapper.
Impatient déjà d’éxpier ſon offenſe
Au devant de ton bras, je le ſens qui s’avance
Trappe. &c.

Ce n’eſt point Phédre directement, c’eſt Oenone ſa confidente qui conduit la malheureuſe intrigue qui cauſe la mort d’Hypolite, en un mot ſi l’on ſent de l’horreur pour le crime de Phédre, elle force en même tems le Spectateur d’aimer ſes remords & ſa vertu à l’exemple de ce Prélat ſi célébre par les charmes de ſon éloquence, par la profondeur de ſon ſavoir & par l’éclat de ſes vertus ; Phédre, diſoit il, toute inceſtueuſe qu’elle eſt me plait par ſa vertu.

Remarquez s’il vous plaît, que le Vice ne gagne rien à l’intérêt qu’on prend pour Phédre, la vertu de celle ci augmente au contraire l’exécration qu’Oenone mérite d’un bout à l’autre de la piéce.

Que de vérités cette Tragédie ne met elle pas au jour ! Primò que l’on doit fuir ſoigneuſement l’occaſion & ne jamais préſumer de ſes forces : ſecundò que la prévention des Juges fait la perte des innocens. Tertiò, que les flatteurs ſont le préſent le plus funeſte qu’ait jamais fait au Rois la colére celeſte. Un ouvrage qui développe & prouve trois verités de cette importance, ne mérite-t-il pas bien d’être écouté ? Et ne conviendrez vous par M. que c’eſt un effet du pouvoir de la Vertu que la pitié que l’on conçoit pour Phédre qu’on haïſſoit ſi fort avant que de la mieux connoître. Il s’en faut bien que Médée opere le même effet, quoique l’inconſtance de ſon mari ſemble en quelque façon juſtifier ſa furie comme elle ne penſe gueres à la Vertu, j’ai toujours entendu dire de Médée : la méchante femme ! au lieu que de Phédre on dit, la pauvre femme !

La ſource de l’intérêt qui nous attache à ce qui eſt honnête & nous inſpire de l’averſion pour le mal eſt en nous & non dans les piéces : l’amour du beau eſt un ſentiment auſſi naturel au cœur humain, que l’amour de ſoi-même.

La belle découverte que vous faites là ! C’eſt comme ſi vous diſiez : la raiſon qui nous fait trouver un tableau admirable eſt en nous & non pas dans le tableau. Il faut avoir des yeux pour pouvoir l’admirer : car ſans yeux on ne l’admirera pas, de même il faut avoir un cœur pour ſentir & apprécier la Vertu, car ſans un cœur ſenſible & dispoſé à la trouver belle, on en feroit en vain le portrait le plus flatteur & le plus flatté.

Le grave Muralt ni vous n’avez entendu ſelon moi ce paſſage d’Ariſtote. Comedia enim deteriores, Tragedia meliores quam nunc ſunt imitari conantur.

Voilà comme je crois qu’il doit être expliqué & entendu, car la Tragédie doit repréſenter les hommes comme meilleurs, & la Comédie comme plus vicieux qu’ils ne ſont ordinairement, ou qu’ils ne le ſeroient dans le tems préfixe qu’ils occupent la ſcene. C’eſt un précepte par lequel Ariſtote prescrit aux Auteurs Dramatiques de préférer la vraiſemblance à la vérité, & c’eſt la même choſe que je vous ai dit ci-deſſus. Deteriores, ou Meliores n’expriment que la charge que l’on doit donner aux caracteres pour les faire resſortir d’avantage. Si l’on peint un vicieux, on doit multiplier hic & nunc les ſituations les plus capables de faire ſortir ſon caractere & de le rendre odieux, ſic nunc deterior erit. On doit faire la même choſe par raport aux Héros qu’on veut repréſenter & leur faire faire dans l’espace de tems qu’ils ſont en ſcene, plus de belles actions, & dire plus de belles choſes qu’il n’eſt probable qu’ils n’en feroient & qu’ils n’en diroient dans le court éspace de tems qu’ils occupent la ſcene. Sic nunc meliores erunt. Voilà comme les hommes en un mot doivent être peints au Théatre, deteriores vel meliores quam nunc ſunt, plus méchans ou plus vertueux qu’à leur ordinaire.

On me dira que dans ces piéces le crime eſt toujours puni & la Vertu toujours recompenſée. Je réponds que quand cela ſeroit, la plûpart des actions tragiques n’étant que de pures fables, des évenemens qu’on ſait être de l’invention du Poëte, ne font pas une grande impreſſion ſur les Spectateurs.

Il ne falloit pas dire ſur les Spectateurs, mais dire ſur moi, & ne pas conclure de vôtre inſenſibilité ſinguliere que tous les Spectateurs ſoient inſenſibles : vôtre allégation d’ailleurs eſt fauſſe. Les ſujets de nos Tragédies ſont ordinairement puiſés dans l’Hiſtoire, les Auteurs ſe font une loi de respecter les faits atteſtés, & loin que le Spectateur dans les circonſtances inventées s’amuſe à réflechir que ce ſont des fables, les larmes que l’Acteur lui arrache prouvent aſſés qu’il eſt frappé du tableau comme il le ſeroit de l’original. Vice ou vertu, qu’importe dites vous ; mais il importe beaucoup : il n’eſt pas du tout indifférent de faire triompher la Vertu ou de punir le Vice. J’avouë qu’un attachement trop rigoureux à cette regle auroit banni du Théatre des ſujets vraiment tragiques, tels que Britannicus, Atrée & Mahomet : mais je remarque en même tems, que Néron & les deux autres monſtres ci deſſus ne gagnent rien à leur triomphe, qu’une horreur plus grande de la part des Spectateurs ; je le prouverai bientôt. Revenons.

Quel jugement porterons nous d’une Tragédie, bien que les criminels ſoient punis, ils nous ſont repréſentés ſous un aspect ſi favorable que tous l’intérêt eſt pour eux, où Caton le plus grand des humains fait le rôle d’un pédant, ou Ciceron le ſauveur de la République eſt montré comme un vil rhéteur, un lâche, tandis que l’infame Catilina couvert de crimes qu’on n’oſeroit nommer, prêt d’égorger tous ſes Magiſtrats & de réduire ſa Patrie en cendres, fait le rôle d’un grand homme, & réunit par ſa fermeté, ſes talens & ſon courage, toute l’eſtime des Spectateurs &c.

Avec quelles lunettes avez vous donc vû cela, eſt ce dans la piéce de M. de Crebillon ou dans celle de M. de Voltaire, eſt ce dans toutes les deux ? Il falloit vous expliquer. Dans celle de M. de Crebillon les gens ſans humeur voyent un Scélérat ſublime peint tel qu’étoit Catilina, & qu’il faudroit peindre un Cromwel : car les Scélérats ont leur héros comme les gens vertueux. N’eſt-il pas vrai que Cartouche n’eſt comparable dans l’étendue de ſes vûes & de ſes projets ni à Catilina ni à Cromwel ; ce miſérable cependant occupoit un degré ſupérieur parmi les Scélérats de ſa clasſe, ce qui a fait dire à le Grand, ces deux vers dans le Poëme héroï-comique dont il a honnoré aſſés mal à propos la mémoire de ce coquin.

Heureux ſi ſon grand cœur déteſtant l’injuſtice,
Eut fait pour la Vertu ce qu’il fit pour le Vice !

Loin donc que conformément à l’hiſtoire M. de Crebillon ait eu tort de repréſenter Catilina éloquent, ferme & courageux, c’eſt au contraire par l’abus de ces grandes qualités qui ne ſont pas des vertus, qu’il cherche à le rendre, & qu’il le rend en effet plus odieux aux Spectateurs Brutus dans la mort de Céſar, reproche à celui-ci jusques à ſes vertus

Qui de ſes attentats ſont en lui des complices.

Si l’on admire le courage de Catilina quand il entre au Sénat, le Spectateur bien inſtruit qu’il va mentir, ne voit en lui qu’un Scélérat déteſtable qui abuſe de ſon éloquence, pour perſuader tout ce qui peut opérer le ravage de Rome, la hauteur & l’inſolence qu’il affecte & qui ſuspendent l’arrêt de ſa mort, font regreter qu’il ne ſoit pas prononcé. C’eſt moins du courage qu’il montre alors que l’effonterie du Vice qui n’a plus de reſſource que l’impudence. Ce n’eſt point la grandeur d’ame qui le porte à ſe donner la mort, c’eſt le déſespoir, c’eſt la rage de n’avoir pas réusſi dans ſon affreux projet, ſituation de ſon cœur qu’il peint ſi bien dans les derniers vers qu’il prononce en faiſant encore un effort pour poignarder quelqu’un :

Cruels, qui redoublez l’horreur qui m’environne,
Qu’heureuſement pour vous la force m’abandonne
Mais croyez qu’en mourant mon cœur n’eſt point changé.

Qui voudroit il aſſaſſiner, ce prétendu grand homme ? Tullie l’épouſe la plus vertueuſe & la plus eſtimable, le pere de cette même femme & tout le Sénat.

Caton que vous croyez un pédant a pourtant été trouvé tel que l’hiſtoire nous le peint, un vertueux féroce. Je ne m’amuſerai pas à le juſtifier, je vous ſomme ſeulement de la part du Public de trouver dans ſon rôle un ſeul vers qui ſente le pédant. Quant à Ciceron que vous qualifiez de vil rhéteur, où trouvez vous donc qu’il le ſoit ? Vil rhéteur répond à peu prés à ce qu’on nomme en bon François un bavard ennuyeux. Pouvez vous ignorer cela ? Vôtre goût s’accorde bien mal avec celui de nos critiques qui ſont reconnus pour en avoir beaucoup : ils reprochent à M. de Crebillon, de n’avoir pas au contraire asſés fait parler Cicéron, je ſerois entierement de leur avis, ſi je ne ſavois gré à cet Auteur d’avoir fait faire de grandes choſes au Conſul, au lieu de lui en faire dire, ſur-tout dans le moment qu’il a choiſi pour ſon action. Voilà des aſſaſſinats commis, des avis effrayants reçus, il n’eſt plus queſtion de perorer, l’incendie menace Rome, il faut éteindre les flambeaux déjà tournés contre elle pour la réduire en cendres, il faut donc agir. Ciceron agit en effet en Conſul habile, en Miniſtre prudent, en politique éclairé ; voilà ce que des connoiſſeurs ont trouvé, ce que des critiques ſeveres ont applaudi. Vous êtes le premier qui ayez la gloire d’avoir vû dans ce perſonnage un vil Rhéteur, mais vous êtes habitué à voir par-tout ce que perſonne n’y a vu, n’y voit & n’y verra jamais : félicitez vous donc ſeul auſſi de ce bienfait des Cieux.

Le ſavoir, l’esprit, le courage ont ſeuls nôtre admiration, & toi douce & modeſte Vertu, tu reſtes toujours ſans honneur.

À vous entendre gémir de la ſorte, qui ne croiroit que vous venez de dire des vérités inutilement démontrées, qui ne croiroit que vous en allez dire de nouvelles, & qu’elles auront un ſort plus heureux ? Avec un peu de réflexion pourriez vous l’espérer ?

Atrée & Mahomet jouïſſent de leurs forfaits s’en vantent, & vous ne voyez pas de quoi peut profiter aux Spectateurs, une Piéce ou ce vers.

Et je jouïs enfin du prix de mes forfaits.

Eſt mis en exemple. Je crois bien que vous ne le voyez pas vous, qui ne voulez jamais regarder que l’envers des choſes qu’on vous montre.

N’avez vous jamais vû, dites moi, conduire un criminel au ſuplice, n’avez vous pas remarqué le ſentiment de pitié, dont la plûpart de ceux qui le voyent aller à la mort, ſont pénétrés, c’eſt que ce n’eſt plus là le moment de l’équité. La compaſſion ſeule eſt la maitreſſe de toute ame ſenſible en pareil cas. On vomit des imprécations contre l’exécuteur & l’on a plus d’un exemple que ſans autre intérêt, des étourdis, quoique bien inſtruits des crimes du patient, ont eu la témerité de détourner de deſſus ſa tête le glaive de la Juſtice : d’où vient ce ſentiment ? C’eſt qu’alors on ne voit que le malheur du criminel, & qu’on ne voit pas ſon crime. Mais quel horreur n’aura-t-on pas pour un Scélérat protégé ou puiſſant, qui après s’être impunément ſouillé de tous les crimes, aura néanmoins été aſſés bien ſervi en Cour pour en ſortir blanc & net, & pour obtenir même un poſte éclatant du haut du quel il inſulteroit à la probité, braveroit les loix, opprimeroit les foibles & les innocens : un tel homme ſeroit d’autant plus odieux à tout le monde qu’il jouïroit tranquilement de ſes forfaits, & qu’il ſeroit heureux au ſein du crime, ceux qui ſe ſeroient attendris pour lui en le voyant conduire au ſupplice, deviendroient eux mêmes ſes bourreaux, au moment qu’ils le voyent heureux.

Les grands Auteurs qui ſçavent cela ne riſquent donc rien de violer avec diſcernement la regle établie de faire triompher la Vertu & de punir le Vice, parce qu’ils s’impoſent alors celle de rendre leur perſonnage ſi odieux, qu’il réſulte de ſa félicité une horreur plus vive pour les crimes qui la lui ont procurée.

Voilà ce que d’habiles gens, des connoiſſeurs délicats remarquent au premier coup d’œil ; au lieu que nous autres petits Auteurs, en voulant cenſurer les écrits de nos maitres, nous y relevons par étourderie mille fautes qui ſont des beautés pour les hommes de jugement.

C’eſt donc vôtre faute ce n’avoir pas ſenti pourquoi M. de Cribillon a conſervé au caractere d’Atrée toute la noirceur qu’il a trouvée dans l’original Grec à très peu de choſe près, c’eſt vôtre faute de n’avoir pas ſenti pourquoi ce Sophocle François a mis dans la bouche de ce monſtre ce vers terrible qui vous révolte ſi fort : c’eſt vôtre faute enfin de ne pas ſavoir que plus un Scélérat eſt heureux plus il eſt en horreur à tous ceux qui le connoiſſent.

Un des motifs qui fait que les Comédiens jouent rarement cette piéce c’eſt qu’ils ſavent que la plûpart des Spectateurs ſont révoltés ſi fort de l’horrible cruauté d’Atrée qu’ils ne peuvent que rarement ſoutenir une ſeconde repréſentation de cette piéce.

Permettez moi de vous raconter un fait qui quoiqu’aſſés comique vous fera juger de l’effet que cette excellente Tragédie eſt capable de produire, tout Marſeille vous en atteſtera la vérité,

Et vous entendrez là le cris de la nature.

Un Capitaine de Vaiſſeau qui n’avoit jamais vû de ſpectacle, fut entraîné par ſes amis à la Comédie, on y jouoit Atrée, nôtre homme ébloui par des objets tout nouveaux pour lui, oubliant que c’étoit une fable qu’il voyoit repréſenter, lorſqu’il entendit Atrée prononcer ce vers qui vous choque ſi fort & par lequel il s’applaudit du ſuccès de ſes crimes, nôtre homme dis-je, ſe leva tout à coup avec fureur en criant : donnez moi mon fuſil que je tuë ce B. là.

Vous jugez bien qu’une pareille ſcene fit oublier la cataſtrophe à tous les autres Spectateurs & que bien en prit aux Acteurs que le vers qui mettoit le Capitaine en fureur étoit le dernier de la piéce, car ils auroient eu peine à reprendre leur ſérieux après une pareille ſaillie.

Il faut peut-être des exemples plus généraux pour vous convaincre. Allez M. à la Comédie la premiere fois qu’on jouera cette piéce, ne vous occupez nullement du ſpectacle, donnez toute vôtre attention aux Spectateurs, & vous jugerez par les épithétes dont ils honnorent Atrée preſqu’à chaque vers qu’il prononce, de l’effet que produit en eux ſon caractere.

Je vous réponds que vous ſortirez du ſpectacle bien convaincu, que perſonne ne croit devoir reſſembler à Atrée parce que ce monſtre jouit du prix de ſes forfaits.

S’il vous faut abſolument cette expérience pour juſtifier M. de Crebillon dans vôtre eſprit, il ſera peut-être plus aiſé de juſtifier M. de Voltaire, vous paroiſſez un peu plus de ſes amis, ou plutôt vous feignez de l’être. Quatre goutes d’encre de ſa plume barbouillent, effacent, anéantiſſent pour jamais un Volume de vos ſophiſmes.

La petite lettre qu’il vous a écrit a furieuſement diminué la réputation de vôtre long diſcours ſur l’inégalité des conditions. C’eſt donc un homme à ménager que M. de Voltaire, quoiqu’il ne vous ait rendu d’autres ſervices que de vous éclairer malgré vous, ſi vous étiez aveugle de bonne foi.

M. de Crebillon toujours pacifique & content de ſa réputation, laiſſe la Critique aller ſon train, ſûr que vous n’ébranlerez pas ſon Stoïciſme, vous appuyez un peu plus effrontément ſur ſon compte.

Je le connois par quelques uns de ſes amis, je ne l’ai vû qu’une ſeule fois pour en recevoir une réprimande, & vous ſaurez bientôt pourquoi, cette réprimande n’a fait qu’ajouter à l’eſtime que j’ai conçue pour lui & que tous les honnêtes gens lui doivent. Je ſuis donc bien éloigné d’attaquer ſes ouvrages ſous prétexte du bien public, & n’eſt il pas honteux pour un Philoſophe comme vous, qu’un Comédien lui donne l’exemple de la probité : quand bien même les ouvrages de M. de Crebillon ſeroient ſuſceptibles de la groſſiere ſatire que vous en faites, étoit-ce à vous de la faire ?

Vous n’avez jamais vû qu’une fois l’Auteur d’Atrée & de Catilina, & ce fut pour en recevoir un ſervice : vous eſtimez ſon génie & vous reſpectez ſa vieilleſſe ; mais quelqu’honneur que vous portiez à ſa perſonne, vous ne devez que juſtice à ſes piéces ; & vous ne ſavez point acquitter vos dettes au dépens du bien public & de la vérité. Ne diroit on pas que vous êtes un de nos Académiciens & que par conſéquent juge éclairé de la Littérature Françoiſe, vous ayez été forcé par état de prononcer contre les écrits de vôtre bienfaiteur, & que les ordres de la Cour vous ayent mis dans le cas d’opter entre le ménagement que vous lui deviez & l’accompliſſement de vos devoirs ? Ne diroit on pas qu’honnoré de la place de Cenſeur public, vous ayez dû rendre compte au Miniſtère des ouvrages de M. de Crebillon ? Ne diroit on pas enfin que le Public vous ait fait le dépoſitaire de ſes intérêts ; & que prévenu pour vos lumieres il ait renoncé de ſe ſervir des ſiennes & qu’il ait mis ſur vôtre conſcience toutes les erreurs dans leſquelles il peut tomber en matiere de goût ou de ſentiment. Vous n’avez aucun de ces titres ; le Public n’a pas aſſés accueilli vos paradoxes précédens, pour que vous puiſſiez vous flatter de ſa confiance : nulle Autorité ne vous a donné le droit de juger publiquement les ouvrages de M. de Crebillon ou de M. de Voltaire, & l’uſurpation du tribunal n’eſt pas un titre qui doive accréditer vos ſentences : cette uſurpation au contraire ne peut que vous être reprochée comme un ſigne certain de préſomption & d’ingratitude. Le bien public n’exige pas que l’on chagrine les particuliers quand on peut s’en diſpenſer, autrement c’eſt donner l’exemple de l’abus qu’on peut faire de ce motif reſpectable : c’eſt encourager les envieux par vôtre exemple à ſatisfaire leur jalouſie ſous prétexte du bien public. On pourra donc en conſéquence négliger tous les devoirs de la ſociété avec cette excuſe ; décréditer, trahir, opprimer ſes bienfaiteurs, & transformer ainſi l’ingratitude en vertu, alors il me paroit que le mal public réſultera de l’amour du bien public. Vous voyez bien M. que vôtre héroïſme eſt abſurde & ſur-tout dans le cas préſent ; ne pouviez vous pas ſatisfaire à l’engagement que vous vous étiez impoſé vous même d’éclairer le Public ſur les dangers du ſpectacle, ſans trahir les devoirs de la reconnoiſſance & de la ſociété : pourquoi ne pas puiſer dans les piéces de mille Auteurs qui ſont morts les preuves de vôtre ſiſtéme. Vous en auriez trouvé ſûrement de plus dignes de reproches que celles d’Atrée ou de Mahomet ; vous auriez rempli vos prétendus devoirs ſans choquer perſonne.

Je vous aurai cependant une obligation de vous être livré à toute vôtre malignité, c’eſt qu’elle m’offre l’occaſion d’agir d’une façon toute oppoſée à la vôtre. M. de Crebillon vous a obligé à la première vûe & ſans vous connoître ; vous payez ſon ſervice de la plus noire ingratitude. Malgré cela la bonté de cœur de cet homme illuſtre eſt ſi publique, qu’il n’eſt pas même permis de croire qu’il ſe repente de vous avoir obligé. Je vous laisſe penſer en même tems quel gré le Public vous ſçaura de vôtre ingratitude, & s’il ne m’en ſçaura pas d’avantage de prendre le parti de M. de Crebillon dont je n’ay reçu d’autre ſervice qu’une Mercuriale aſſés aigre, mais je l’avoüe, très juſtement méritée. Avant de m’être procuré l’honneur de connoître M. de Voltaire, la mode de fronder tous ſes ouvrages établie dans tous les Caffés de Paris, la commodité d’y recueillir des épigrames pour en enrichir le texte d’une critique, la rage enfin d’être Auteur & de me faire imprimer me firent faire une lettre très platte, très ridicule & très ſifflable contre la Comédie de Nanine. Je ne ſais ſi j’avois un peu d’eſprit alors ; mais il eſt bien certain que je n’avois pas le ſens commun.

On accuſoit avec la derniere lâcheté M. de Voltaire d’attenter à la gloire de M. de Crebillon ; je crus faire ma Cour à celui-ci en lui portant ma critique de Nanine pour la lui faire approuver en qualité de Cenſeur, j’allai le lendemain pour en chercher l’approbation. M. de Crebillon n’y étoit pas, ou ne voulut pas y être : on me remit ma critique avec cette note au bas : ceci n’eſt qu’une critique très mal à propos & très injuſte de M. de Voltaire : la police n’en paſſe pas.

Un Auteur de dixhuit ans environ ne ſe rend pas à de pareilles leçons & piqué contre M. de Crebillon que j’accuſois de mauvais goût, je courus faire imprimer courageuſement ma lettre, elle eut comme vous jugez bien, à peu près le ſuccès qu’elle méritoit[2]. Deux ou trois ans s’écoulerent depuis ce bel exploit : j’avois pendant ce tems fréquenté aſſidûment les ſpectacles, j’avois lû d’excellens critiques, enfin j’avois appris à rougir de l’impertinence de ma cenſure & à chérir les ouvrages de M. de Voltaire, autant qu’ils le méritent. Je m’amuſois quelque fois à les repréſenter avec des jeunes gens de mon âge, & nous nous en acquitions aſſés bien pour que le rapport qu’on en fit à M. de Voltaire l’engageât à vouloir bien nous honnorer de ſes conſeils. Il voulut bien nous recevoir chez lui, & nous profitâmes aſſés des avis qu’il nous donna, pour qu’il crut pouvoir hazarder de nous faire jouer ſon Mahomet vis à vis d’un Auditoire à faire trembler les Acteurs les plus conſommés. Encouragés par les ſuffrages d’un tel Maître, nous ne craignimes point de tenter d’acquérir ceux de ſes égaux, c’eſt à dire de preſque toute l’Académie raſſemblée chez lui. Nous repréſentions Mahomet, j’y jouois le rôle de Seyde, & les ſuffrages de nôtre Auditoire préſagerent à mon ami M. Le Kain les applaudiſſemens que le Public lui donne maintenant à ſi juſte titre. Les careſſes de M. de Voltaire & les complimens que je reçus me firent croire que j’avois mis à profit quelques uns des conſeils dont il m’avoit honnoré. Je ne me vanterois point de m’être acquis ces applaudiſſemens ſi l’exiguité de ma taille m’eut permis de me conſacrer au tragique ; mais comme le Public veut que ſes yeux ſoient contens au ſpectacle autant que ſes oreilles, j’ai cru devoir métamorphoſer le Héros en Arlequin & devoir quitter le Diadême pour la calotte de Criſpin.

Je jouiſſois du tems le plus heureux de ma vie, la bonheur d’être inſtruit par M. de Voltaire mettoit le comble à ma félicité ; il me fit un envieux, un faquin que nous avions banni de nôtre ſociété pour des raiſons très importantes, faquin que je nommerois s’il vivoit encore & s’il n’avoit payé de ſa vie en Hollande ſon impudence & ſa fatuité, eut l’indignité de communiquer à M. de Voltaire cette critique de Nanine en queſtion : il meſuroit l’ame de ce grand homme ſur la ſienne, & s’étoit imaginé qu’un égarement de jeuneſſe, une rapſodie d’enfant alloit déconcerter ſon amour propre, il arriva tout le contraire. M. de Voltaire redoubla ſes careſſes, j’ignorai toujours la perfidie de mon lâche délateur, & je vis arriver le cruel moment du départ de M. de Voltaire pour la Pruſſe, ſans qu’il m’eut témoigné le moindre reſſentiment.

Je le vis même regretter avec bonté que ma taille & ma mine l’empêchaſſent de m’honnorer de ſa protection pour le Théatre de Paris & de faire pour moi ce qu’il faiſoit avec tant de raiſon pour mon ami Le Kain.

La faute en eſt aux Dieux qui m’ont fait un magot.

Après le départ de M. de Voltaire pour Berlin, nous continuâmes à repréſenter quelques unes de ſes piéces. Le goût & les lumieres de Madame D. digne niéce du plus célébre des Oncles ſuppléoit à la privation des leçons de nôtre cher maître. Un jour que la reconnoiſſance & le devoir m’avoient conduit chez elle pour lui rendre mes reſpects elle me declara la piéce qu’on m’avoit jouée, & m’apprit que M. de Voltaire avoit lû ma mauvaiſe critique. Cette nouvelle me pénetra du chagrin le plus vif. Ma confuſion annonçoit mon repentir, je cherchois des excuſes que je ne pouvois trouver, mon embarras & ma douleur ſe peignirent ſi bien dans mes yeux, que Mad. D. en eut pitié, elle eut la bonté de demander pardon pour moi & l’obtint : je crus alors que M. de Voltaire ne rejetteroit pas le témoignage de mon repentir, j’eux l’honneur de lui écrire, ſçavez vous quelle fut ſa reponſe à ma lettre ? Un engagement de la part du Marquis de Montperny pour la Cour de Bayreuth avec les recommandations les plus flatteuſes & les plus capables d’y aſſurer mon bonheur.

Si vous connoiſſiez un peu mieux les ſentimens de la reconnoiſſance, je vous laiſſerois juger de l’étenduë de la mienne, mais vous m’avez appris qu’il faut vous faire connoître juſqu’où ce ſentiment peut & doit aller. Je vous déclare donc que bien loin de croire que le bien public m’autoriſe à critiquer les ouvrages de M. de Voltaire, je le regarderai toute ma vie comme un maître éclairé à qui je dois le peu de talens qu’on à la bonté de reconnoître en moi, que je le regarde comme un ami dont le cœur eſt fermé à tout ce qui pouroit altérer ſes ſentimens en faveur de ceux qui s’y font donné place, comme un protecteur moins attentif à ſes intérêts qu’à ceux des perſonnes qu’il protege, comme un pere aux ſoins & à la tendreſſe de qui j’ai l’obligation de n’être plus dans les chaines de la finance, & à qui je dois l’avantage de pouvoir vivre avec l’aiſance que les talens procurent à ceux qui les exercent, quand je ſerai devenu ſage, & que quand bien même je verrois malheureuſement aſſés clair pour trouver quelque faute capable d’altérer tant ſoit peu le plaiſir ou plûtôt le raviſſement que j’éprouve quand je lis ou que je vois repréſenter ſes ouvrages, je ne m’en impoſerois pas moins la loi de les deffendre envers & contre tous.

Le beau deffenſeur, allez vous dire, un Pigmée deffendre Hercule ! eh pourquoi non, s’il vous plait ? Vous qui n’êtes pas plus grand que moy, vous avez bien oſé l’attaquer.

Souvenez vous de la fable de la Colombe & de la Fourmi, je ne ſuis pas tout à fait comparable à la Fourmi, j’en conviens ; mais auſſi vis à vis de M. de Voltaire, n’êtes vous pas comparable au Chaſſeur qui étoit ſur le point de tuer la Colombe ? Vos traits ſeront toujours hors de portée, il n’eſt donc pas plus ridicule à moi d’entreprendre de le deffendre, qu’à vous de l’attaquer, & puiſque je me ſuis mis en charge, j’entre en fonction & je commence.

Eſt ce du Catilina de M. de Voltaire que vous avez voulu dire que par ſon courage, ſon éloquence & ſa fermeté, il captive l’eſtime de tous les ſpectateurs ; ſi un ſcélerat pouvoit être eſtimé, aſſurément celui de M. de Voltaire mériteroit cet honneur plus qu’aucun autre ſcélerat ; mais je ſuis bien certain que vous ne trouverez perſonne capable d’eſtimer un pareil monſtre. Le Ciceron de Rome ſauvée ſi éloquent, ſi ferme, ſi grand dans ſes démarches au goût de tout le monde, ſe ſeroit-il métamorphoſé à vos yeux ſeuls en vil rhéteur, & parce que Caton ſemble redouter la hardieſſe réfléchie de Ciceron, confiant à Céſar qui lui eſt ſuſpect, le ſalut de la République, ſa prudence en auroit elle fait à vos yeux un poltron & un pédant ? Je ne ſais, mais je crois bien que ce ſera pour vous ſeul qu’on verra arriver de pareils miracles : je ne m’arrêterai donc pas à deffendre Rome ſauvée plus longtems que Catilina, je paſſe à Mahomet.

C’eſt encore un objet ſur lequel je puis vous ſommer de vous en rapporter à mon expérience. J’ai joué comme je vous l’ai déjà dit, le rôle de Seyde dans cette piéce, M. de Voltaire avoit lui même compoſe nôtre Auditoire de gens qu’il avoit prié d’apporter un œil connoiſſeur & critique ſur la piéce & ſur les Acteurs plutôt que leurs dispoſitions à ſe laiſſer toucher par les beautés d’un Poëme.

M. Le Kain repréſentoit le rôle de Mahomet avec tout le feu, l’énergie & la dignité qui pouvoient paroître miraculeux dans un jeune homme qui n’avoit encore chauſſé le Cothurne que trois ou quatre fois pour s’amuſer. Encouragé par les ſuffrages & les leçons de M. de Voltaire aux répétitions, appuyé de ſes avis lumineux j’étois parvenu à ſeconder paſſablement les talens de mon camarade ; & malgré tout ce qui manquoit à mon extérieur pour me donner l’air d’un Héros, nôtre Auditoire me fit l’honneur de pleurer & de fremir en m’écoutant. Je vis l’horreur & l’indignation ſe peindre ſur tous les viſages & monter au comble à meſure que la piéce approchoit de la cataſtrophe : toute l’aſſemblée nous honnora de complimens ſur l’exécution, & chacun de ces complimens exprimoit l’impreſſion que les aſſiſtans avoient reçuë. Elle étoit telle que la gloire que nous en recevions, étoit encore plus flatteuſe pour l’Auteur que pour nous. Comment de jeunes gens ſans habitude au Théatre & qui ne montroient encore que les dispoſitions néceſſaires pour s’y diſtinguer un jour, auroient ils pu faire cette impreſſion ſur des auditeurs conſommés au Spectacle, & maîtres eux mêmes du Théatre, ſi la piéce n’étoit une de celles qui toucheroient le cœur le moins ſenſible, quand bien même on la débiteroit comme on lit la gazette ? En admirant la piéce perſonne ne s’aviſa cependant de trouver que Mahomet fut juſtifié par ſa grandeur d’ame & ſa politique. J’entendois faire de toute part au poëme l’application de cette penſée de Lucrece.

Tantum Relligio potuit ſuadere malorum !
Quoi ! la Religion mene à de tels excès !

Vous voyez bien M. que le ſcrupule de mettre de grands Criminels ſur la Scene ſeroit puſillanime puisque les produiſant il en réſulte qu’on en conçoit un horreur plus forte pour le crime, & que l’effet que vous craignez que leur exemple ne produiſe, n’eſt qu’une chimere, puisqu’il ne s’eſt jamais manifeſté depuis tant de milliers d’ans que l’histoire, l’épopée, la Tragédie & la Scene mettent ſous les yeux des Scélérats ; mais Mahomet n’eſt point puni, non M. Et c’eſt juſtement en cela comme en bien d’autres choſes que M. de Voltaire doit voir comparer ſon génie à celui de Corneille, de Racine & de Crebillon, puisque comme eux c’eſt par la prospérité du crime qu’il a ſçu rendre ſon perſonnage encore plus abominable. Quel eſt l’homme vertueux qui n’égorgeroit pas un Scélerat auſſi déteſtable que Mahomet ? Vous l’aurez peut être trouvé un peu moins odieux qu’Atrée, & vous croirez M. de Voltaire moins digne de cenſure, parce que ſon impoſteur eſt en quelque façon puni par la mort de Palmire, & qu’il lui fait dire avec transport.

Il eſt donc des remords.

Malgré cela M. je m’efforcerois ſi je jouois le rôle de Mahomet, de le rendre auſſi odieux qu’Atrée par la façon dont je prononcerois cette hemiſtiche : je ne l’exprimerois pas avec un transport involontaire qui laiſſe ſuppoſer un reſte de ſenſibilité louable dans le cœur d’un Scélérat, & par laquelle on rappelle peut-être mal à propos l’indulgence ou la compaſſion du Spectateur ; Je voudrois au contraire augmenter l’horreur que Mahomet inſpire faiſant ſentir par mon expreſſion que j’ai du dépit d’avoir aucun remord. Cela, je crois, rendroit plus naturelle & plus conſéquente la promptitude avec laquelle le faux Prophéte paſſe des remords à la réflexion ſcélerate & politique.

Je dois régir en Dieu l’Univers prévenu ;
Mon Empire eſt détruit, ſi l’homme eſt reconnu.

Vous me ſiffleriez ſans doute d’avoir ajouté un trait noir de plus au caractere de Mahomet ; mais ſi l’Auteur & le Public m’applaudiſſoient, croyez vous que je ferois beaucoup d’attention à vôtre mauvaiſe humeur ?

Oui je ſoutiens & j’en atteſte l’effroi des Lecteurs. Il faut avoir l’ame bien ſanguinaire, le jugement bien faux & le goût bien dépravé pour croire les maſſacres des gladiateurs, un ſpectacle moins odieux que celui de Mahomet ou d’Atrée : ceux ci ſont dévoués l’un & l’autre à l’exécration publique, les autres étoient dévoués à une curioſité ſanguinaire, & au caprice le plus déteſtable. Il faut avoir le cœur bien corrompu, pour eſtimer les Catilina tels que M. de Crebillon & M. de Voltaire nous les repreſentent. Tel qui leur accorde ſa bienveillance en ſortant de la Comédie, ne mérite aſſurément celle de perſonne dans la ſociété.

Les anciens, dites-vous, avoient des Héros & mettoient des hommes ſur leurs Théatres, nous au contraire, nous n’y mettons que des Héros & à peine avons nous des hommes : mais les anciens faiſoient fort mal & nous faiſons fort bien.

Pour fortifier un jeune homme dans ſes exercices, pour le former & lui procurer la vigueur néceſſaire, on doit lui propoſer un but auquel il ne ſemble pas naturel qu’il puiſſe atteindre, afin qu’en multipliant ſes efforts & ſes tentatives, il acquere la force & l’adreſſe néceſſaire pour y parvenir dans la ſuite. Il eſt certain que trop de complaiſance pour ſa foibleſſe l’entretiendroit dans l’indolence & l’empécheroit de ſe fortifier ſuffiſament pour vaincre les difficultés qui lui ſeront propoſées dans l’âge viril, donc les anciens en ne montrant que des hommes ne pouvoient à peine faire que des hommes de leurs jeunes gens parce qu’il eſt rare qu’on s’efforce de ſurpaſſer ou même d’égaler ſon modele, au lieu qu’il eſt probable que nous faiſons des hommes, puis qu’en n’offrant pour modele que des Héros à nos jeunes gens, nous les mettons dans le cas de rougir de ne pas devenir au moins des hommes.

Je ne me ſuis pas contenté de vous prouver que la Tragédie n’étoit rien moins que dangereuſe, je crois vous avoir prouvé qu’elle eſt encore utile à la correction des mœurs. Je n’aurai pas plus de peine, je crois, à démontrer que la Comédie a les mêmes avantages : c’eſt ce que je vais m’efforcer de faire dans le Chapitre ſuivant.

CHAPITRE III.

De la Comédie.



Tout eſt mauvais, tout eſt dangereux dans la Comédie pour les Spectateurs ; c’eſt la conſéquence que vous tirez d’un principe auſſi peu admiſſible qu’elle. Il n’eſt ſûrement pas vrai que le plaiſir du comique ſoit fondé ſur un vice du cœur humain, (ſa malignité.)

Le principe & la conſéquence ſont auſſi abſurdes que le tarrif que vous faites de la valeur des caracteres : à la preuve.

Quel eſt le plus blamable d’un bourgeois ſans eſprit & vain qui fait ſottement le gentil homme ou du gentil homme qui le dupe, dans la piéce dont je parle, ce dernier n’eſt il pas l’honnête homme ?

Et non M. il ne l’eſt pas : par quel malheur voiez vous toujours d’honnêtes gens où les autres ne voient que des coquins ? Pourquoi préparez vous une excuſe à un ridicule, diſons mieux, à un vicieux impertinent, à un bourgeois orgueilleux & ſot qui a l’impudence de ſe méconnoître au point d’oublier qu’il a une femme pour devenir le galant ſecret d’une Marquiſe, qui ſe ſert de tous les moyens qu’il peut imaginer pour la ſéduire, c’eſt de vous qu’on peut dire, dat veniam corvis.

Vous faites des queſtions au Public mais vous lui dictez ſes réponſes ; elles ſont trop ſubtiles, on n’y reconnoît pas ſon ton. Je vais m’emparer à mon tour du Tribunal, interroger le Public, & le laiſſer répondre avec toute la naïveté qui lui eſt propre. Public ; répondez moi, queſt-ce que M. Jourdain ? » C’eſt un ſot. Que fait ce ſot ? À cinquante ans il apprend à lire, il apprend la Philoſophie, il apprend à tirer des Armes, il apprend à chanter, il s’habille comme les grands Seigneurs à ce qu’il croit, il a la ſotte vanité de penſer de lui, qu’il eſt un habile homme en tout dès la premiere leçon, au point de vouloir déjà montrer aux autres, & cela me fait bien rire. »

Vous avez raiſon de rire, tout cela eſt en effet très ridicule, mais ſi l’on n’a pas de plus grands reproches à faire à M. Jourdain, M. Jean Jaques a raiſon de s’emporter contre Moliére & de dire qu’il eſt le perturbateur de la ſociété ; qu’il excite les ames perfides à punir ſous le nom de ſottiſe, la candeur des honnêtes gens. Je crois comme eux que parce qu’un homme eſt ſot & ridicule, on n’eſt pas autoriſé à le voler.

» Vous n’y étes pas M. le Juge. Jourdain non ſeulement eſt ridicule mais il eſt vicieux : c’eſt un homme vain, aveuglé par ſes richeſſes, à qui ſon amour libidineux fait ſouhaiter d’être Gentil-homme ou tout au moins d’en avoir les airs. Son orgueil & ſon libertinage méritent aſſurément d’être punis, & comme il eſt un ſot, ils le ſeroient bientôt, par une ſuite toute ſimple de ſa ſottiſe & de ſa prodigalité, ſi le bon ſens de ſa femme ne venoit à ſon ſecours. » Mais on dit, M. le Public, que vous prenez pour un honnête homme, cet Escroc de Gentilhomme qui le vole ſi indignement ? » Pour un honnête homme, M. le Juge, le Ciel m’en préſerve ! C’eſt un fripon du premier ordre, je le regarde comme tel ; mais je ſuis charmé que l’orgueil, la prodigalité, les penchants libertins d’un plat bourgeois l’expoſent au péril de tout perdre & que les autres bourgeois entêtés de nobleſſe apprenent de Jourdain que le ſort qui les attend eſt d’être dépouillés par des Escrocs, quand pour mieux resſembler aux grands Seigneurs, ils oſent en affecter tous les vices & les ridicules. » Ma foi, M. le Public, je vois bien que vous avez raiſon & je condamne M. de Genéve à mieux regarder à l’avenir ce qu’il verra, afin d’en porter un jugement plus ſolide & plus ſenſé. L’intention de Moliére n’eſt pas moins pure dans George Dandin que dans le Bourgeois Gentilhomme, & pour en convaincre le Spectateur, il la lui expoſe dès les premiers mots de la piéce ; les voici ; c’eſt George Dandin qui parle.

Ah ! qu’une femme Demoiſelle eſt une étrange affaire, & que mon mariage eſt une leçon bien parlante à tous les païſans qui veulent s’élever au deſſus de leur condition, & s’allier comme j’ai fait à la maiſon d’un gentil homme &c. Avouez donc M. que ſi vous euſſiez porté de meilleurs yeux, ou plus de bonne volonté pour l’Auteur à la repréſentation de cette piéce vous auriez mieux ſenti ſon objet qui étoit d’avertir tous les roturiers opulens que leur richeſſe & leur vanité ne doivent pas les faire aspirer à des alliances nobles, s’ils ne veulent s’expoſer aux mêmes chagrins que le pauvre George Dandin. Cet avis eſt aſſurément charitable & fondé ; combien ne voit on pas de nos George Dandin de Finance ſe repentir vainement de n’en avoir pas crû Moliére ? Le Public rit de leur chagrin, & n’a-t il pas raiſon ? N’eſt-il pas amuſant de voir la vanité bourgeoiſe confondue par l’orgueil de la Nobleſſe ; cela ne juſtifie pas, j’en conviens, une femme qui cherche à déshonnorer ſon époux : mais Moliére a produit ce caractere par les mêmes motifs qui juſtifient MM. de Voltaire & de Crebillon dans les piéces de Mahomet & D’Atrée. Il met en Scene un caractére odieux qui fait rire, me direz vous ; ſans doute ; mais il faut diſtinguer. Ce n’eſt ſûrement pas ce qu’il y a d’odieux dans le caractere qui fait rire, mais c’eſt le comique des ſituations dans lesquelles les perſonnages ſe trouvent.

Demandez à nos Juges criminels s’ils ne condamnent pas ſouvent au ſupplice des coquins qui l’ont mérité de la façon la plus comique ; quoique ceux ci ayent pû déconcerter la gravité de leurs Juges dans leur interrogatoire, par ce qui s’eſt trouvé de plaiſant dans les circonſtances du délit : ce comique là disparoit dès qu’il eſt queſtion de prononcer, & la ſentence n’en eſt pas moins ſérieuſe quoi que le procès ſoit riſible. Tel eſt le Public à l’égard d’Angelique, quoique la malice & la préſence d’esprit de celle-ci le faſſent rire aux dépens de George Dandin, qui d’ailleurs mérite tous les chagrins qu’il éprouve.

En qualité de Juge, il reprend très fort ſon ſérieux, quand il eſt queſtion de prononcer ſur le Compte d’Angelique : il ne voit plus en elle qu’une femme déteſtable ; il paſſe du rire à la compaſſion pour le pauvre George Dandin, & convient avec lui que quand on a épouſé une auſſi méchante femme que la ſienne, le meilleur parti que l’on puiſſe prendre, eſt d’aller ſe jetter dans l’eau la tête la premiere. C’eſt alors qu’Angelique n’eſt plus aux yeux du Public qu’une femme exécrable, & :que le reproche que l’on fait univerſellement à Moliére d’avoir laiſſé triompher le Vice eſt ſans doute l’éloge qu’il deſiroit pour ſa piéce. En effet conſultez vous vous même. Êtes vous jamais ſorti de la repréſentation de George Dandin bien épris de l’esprit & des talens d’Angélique, étes vous ſorti avec la dispoſition de vous choiſir une épouſe de ce caractere ? Avez vous vû quelqu’un plus épris de ſon mérite que vous ? Avez vous vû beaucoup de femmes ſe glorifier de reſſembler à celle-ci ? Ne les voyez vous pas toutes au contraire rougir de ſon impudence & de ſa malice ? On ne pouvoit donc pas faire un plus grand compliment à l’Auteur que d’obſerver qu’Angélique méritoit d’être punie & de lui reprocher qu’il avoit mis en Scene une femme détestable.

Omne tulit punctum

Et cela ſuivant vous même. Ce que vous dites de la Tragédie eſt applicable à la Comédie, & voici comme vous vous exprimez.

Je comprens bien qu’il ne faut pas toujours regarder à la Catastrophe pour juger de l’effet moral d’une Tragédie, & qu’à cet égard l’objet eſt rempli quand on s’intéreſſe pour l’infortuné vertueux plus que pour l’heureux coupable. Or on plaint George Dandin & l’on mépriſe, on déteſte Angelique, on voudroit qu’elle fut punie : donc Moliére étoit de vôtre avis, ſa piéce ne mérite aucun reproche, ſi vous voulez vous accorder avec vous même.

Un critique bien plus éclairé que vous, un Philoſophe qui loin d’être un Cinique ſauvage s’eſt attaché à mériter par ſes écrits le titre d’ami des hommes, qui ne veut que les rasſembler en Société & non pas les disperſer dans les glaces du Canada ou des terres Auſtrales ; cet Auteur reſpectable dis je, a trouvé de quoi reprendre dans la piéce de George Dandin, ce n’eſt ni l’infortune de celui-ci, ni l’heureuſe méchanceté de ſa femme qu’il a trouvé digne de blâme, c’eſt la caractere de Sotenville : il craint que par ce rôle on n’ait rendu la Nobleſſe rurale ridicule, & qu’on ne l’ait dégoûtée par là du ſejour ſur ſes terres. Il ſe trompe ſelon moi ; le vrai motif de ce degoût eſt l’ambition ou la vanité. Que faire, diſent nos Gentils hommes, à la campagne ? Nos revenus ne nous y feroient briller qu’aux yeux des païſans ; une reſidence trop conſtante nous éloigneroit des occaſions qu’on peut ſaiſir & faire naître en demeurant à la Cour ou dans la Capitale ; allons y donc, affermons nos terres, achetons au prix de la moitié de nôtre revenu le plaiſir de briller dans l’Antichambre du Prince ou dans celle du Miniſtre.

Voilà ſans doute les véritables motifs qui éloignent la Nobleſſe de ſes Châteaux, & non le rôle de Sotenvelle. Ce ne ſont point ces Gentils hommes respectables que des païſans fortunés ſe félicitent d’avoir pour Seigneurs depuis 300 ans,[3] ce n’eſt point cet aimable buveur arbitre équitable & Bachique de tous les différends de ſon Canton que Moliére a joués ; ce ſont ces Gentils hommeaux ridicules qui, le nez collé ſur leurs Titres, croient y trouver des raiſons ſuffiſantes pour mépriſer tout ce qui n’eſt pas noble, qui tappis dans leurs Chaumieres oublient que leurs égaux & leurs Supérieurs ſont logés ſous la Toile en raſe campagne prets à répandre leur ſang pour l’État avant qu’on ait publié l’arriere-ban ; au lieu que nos Hobereaux l’attendent, pour ſe ſouvenir de ce qu’ils doivent à la mémoire de leurs ancêtres, à leur Prince & à la Patrie. Ce ſont ces Égrefins inſolens qui vivent ordinairement du bout de leur fuſil & qui ſe croient en droit de battre & d’inſulter les Païſans, parce qu’ils ont celui de tuer excluſivement un Liévre, que Moliére a voulu jouër ; demandez à tous ces braves Cadets que la gloire retient dans les Armées, s’ils ſe reconnoiſſent dans Sotenville & quel cas ils font eux mêmes d’en Gentils hommes qui reſſemblent à ce Perſonnage. Moliére a dont bien fait de jouer les Sotenville. Le Peuple & la Nobleſſe ne peuvent que lui en ſavoir gré. Ce n’eſt pas d’être ſur leurs terres qu’il les reprend ; c’eſt d’y être fainéans, orgeuilleux, inſolens, & ridicules. Il ne convient point à des gens que le Prince & l’État ont nommés leurs defenſeurs, de ne pas remplir ce titre, & de vouloir en conſerver les honneurs & les privileges. Un ſimple Soldat eſt ſans contredit infiniment plus respectable qu’eux.

Vos reproches M. ne ſont pas mieux fondés contre Harpagon, que contre George Dandin & le Bourgeois Gentilhomme. Quelle rage avez vous d’être toujours du mauvais parti ! Eh ! non M., le fils d’Harpagon qui le vole & lui manque de respect n’eſt pas plus criminel que ſon pere. Tous les crimes du fils font les ſiens puisqu’il en eſt la cauſe : & qu’en bonne logique on rend toujours la cauſe responſable de l’effet qui ne ſeroit pas ſans elle. Celui qui paie & qui arme un aſſaſſin pour tuer quelqu’un eſt plus criminel que l’aſſaſſin même. Les recéleurs ſont plus criminels aux yeux de la Juſtice que les voleurs, puisque ceux là encouragent ceux ci.

Quand Moliére donc fait voler un pere par ſon fils, qu’il fait déſirer à un valet l’occaſion de voler ſon Maître, c’eſt pour apprendre aux avares de combien de maux ils ſe rendent la cauſe. N’eſt il pas vrai que ſi Harpagnon ne refuſoit pas à ſon fils jusqu’au néceſſaire ; s’il ne portoit pas la lézine jusqu’à l’envoier boire un verre d’eau fraiche à la cuiſine, quand il ſe trouve mal en ſa précence ; & cela d’un ton à faire croire que ce Vilain a même regret à cette dépenſe ; n’eſt il pas certain en un mot que s’il n’étoit pas un monſtre dans la ſociété ſon fils ne commettroit pas les fautes qu’il commet & que ce pere indigne de l’être en eſt le premier auteur ? Pour peu qu’un avare ait envie de ſe corriger, n’y ſera-t-il pas déterminé, ne frémira-t-il pas en ſe comparant avec Harpagon vôtre protegé ? Il eſt odieux qu’un fils vôle ſon pere, il eſt odieux qu’il lui manque de respect ; mais ne m’avouerez vous pas que cela eſt mille fois plus excuſable quand le pere en eſt cauſe, que quand un fils eſt porté à ces excès par ſa propre corruption ? Ergo ſi Harpagon eſt la cauſe de tous les égaremens de ſon fils il eſt le premier & le plus criminel & cette piéce ſi licentieuſe à vôtre avis eſt telle qu’elle doit être pour apprendre aux avares que Quand les peres ne donnent rien aux enfans, les enfans les volent & leur manquent de respect.

Soiez du parti des peres ſages & raiſonnables, rien n’eſt plus naturel & plus louable ; mais non pas des mauvais peres qui ſouvent par leur avarice, leur dureté, leur ignorance, ou leurs préjugés, ſont cauſe de tous les déſordres de leur famille. Écoutez les plaintes de Sigismond dans la Vie eſt un ſonge.

QuParens dénaturés, à vos ordres biſarres,
Quoi, nos jours innocens ſeront ils aſſervis ?
Serez-vous envers nous impunément barbares,
Et les reſſentimens nous ſont ils interdits ?
Non non, c’eſt une erreur dont vous êtes ſeduits
Les éqPar une ſage prévoiance,
Les équitables Dieux ont borné vos pouvoirs.
Les éqAinſi que nous vous avez vos devoirs :
Et ſi nous vous devons avec l’obéiſſance,
Des marques de respect & de reconnoiſſance.
DeVous nous devez des ſoins à vôtre tour
DeVouConformes à nôtre naiſſance,
DeVouEt des preuves de vôtre amour.

Vous ne vous arrêtez point à parler des Valets de la Comédie : vous croiriez profaner vôtre plume que de prendre la peine de les critiquer j’en parlerai moi, & même pour juſtifier l’uſage qu’on en fait : on les repréſente tels qu’ils ſont, fourbes, fripons impudens par une raiſon très louable, c’eſt comme ſi l’on diſoit aux peres de famille, vous qui négligez de prendre vous mêmes ſoin de l’éducation de vos enfans, qui ne leur donnez ſouvent que vos valets pour ſurveillans ou tout au moins qui leur permettez trop de commerce avec eux, vous qui par une ſéverité mal entendue êtes presque toujours oppoſés à des goûts que la nature & la jeuneſſe autoriſent ; vous qui ſans faire aucune attention à l’inclination, au goût, au caractere de vos enfans, ne leur preſcrivez que ce qu’ils doivent haïr, ne ſoiez point ſurpris s’ils ſe livrent à des conſeils tout à fait oppoſés à vos vûes & ſi les avis d’un Valet frippon, ou d’une Soubrette effrontée obtiennent leur confiance que vôtre dureté leur a fait perdre. Voilà M. l’uſage que nos Auteurs font des valets. Plus ils les font voir dangereux plus ils les rendent odieux, plus ils autoriſent les gens ſenſés, les peres de famille attentifs à ſe défier d’eux & à ſe pourvoir contre leurs manéges & leur fourberie ; plus ils leur font ſentir combien il eſt dangereux de ſouffrir aucun commerce entre leurs enfans & de pareilles gens. Montrez à quelqu’un comme on le trompe il trouve bientôt le moien de ne plus être trompé.

Il s’en faut bien au reſte que tous nos valets de la Comédie ſoient des fripons. Leur bon ſens, leur probité contraſte ſouvent aſſés bien, avec la folie ou les vices de leurs Maîtres. Dans le feſtin de Pierre, le Joueur, le Menteur, l’Ingrat, le Méchant, le Diſtrait. Les valets ſont d’honnêtes gens, ils ne ſont que comiques & ſubordonnés à l’intrigue de ces Piéces. Nos Auteurs ne les font donc pas toujours dignes de la corde ; ils les font tels que le ſujet l’exige : J’entens ceux de nos Auteurs qui ſçavent faire des valets : M. Deſtouches eſt mort & je crains bien que, pour vôtre ſatisfaction, l’art de bien faire parler des valets ne ſoit dans la tombe avec lui.

Après avoir Juſtifié Le Bourgeois Gentil homme, Georges Dandin, L’Avare & nos Valets, vous jugez bien qu’il me ſera facile de juſtifier le Miſantrope : que je vous ſuis obligé M. de ne pas me donner d’ouvrage plus difficile à faire.

Moliére & c’eſt toujours là vôtre opinion n’a pas voulu joüer les vices, il n’a joué que les ridicules. Mais M. les ridicules ne ſeroient pas ſans les vices : ce ſont eux qui en ſont les ſources, on ne peut donc pas attaquer un ridicule ſans attaquer le vice qui l’a fait naître. Celui des Prétieuſes, par exemple, a pour principe l’orgueil qui fait gémir Cathos & Madelon de n’être pas nées de Cyrus ou d’Artamene. Elles veulent ſe diſtinguer par un langage affecté, des femmes de leur état, nées Bourgeoiſes, elles ne veulent d’autres ſociétés que celles des gens de Cour : tout cela pour être ridicule, n’en eſt pas moins vicieux, & c’eſt l’orgueil impertinent des Bourgeoiſes qui ſe donnent des airs de qualité, autant que la fatuité du jargon des beaux esprits femelles de ſon tems, que Moliére a joué avec tant de ſuccès dans ſa Piéce.

N’eſt-ce donc qu’un ridicule qu’il a joué dans l’Avare ? je crois que vous conviendrez que c’eſt un Vice & un Vice ſi bien joué que vous étiez faché tantôt qu’on l’eut joué ſi cruellement.

N’eſt ce qu’un ridicule que le Tartuffe ? Il n’y aura que les Jeſuittes du Paraguai qui ne trouvent pas un vicieux dans ce perſonnage : mais les honnêtes gens vous diront que le Tartuffe eſt pour eux un homme déteſtable & non pas un ridicule & qu’ils ſont ravis que Moliére ait démasqué ſi bien les hypocrites & que ſa conſtance ait triomphé des obſtacles que leur malignité oppoſoit à la représentation de cette Piéce.

Le Menteur, le Joueur, le Glorieux, l’Ingrat, le Flatteur, le Prodigue, le Méchant ſont aſſurément des vicieux & non pas des ridicules ; s’ils font rire quelque fois, ils indignent encore plus ſouvent ; permis à vous ſeul de ne les trouver que plaiſans ; vous avez un goût privilégié.

Revenons au Miſantrope. Vous trouvez d’abord ſon titre outré, car un Miſantrope ſelon vous doit être un monſtre, un enragé, un Démon tel que le Héros de la vie eſt un ſonge. Un Philoſophe moderne tout oppoſé à vôtre avis a blâmé Moliére d’avoir fait du Miſantrope un homme de mauvaiſe humeur non ſeulement contre les hommes en général, mais encore contre chacun d’eux en particulier. Il a intitulé ſon ouvrage le Miſantrope & ſon perſonnage eſt un homme ſociable pour chacun en particulier, mais l’ennemi & le critique des vices en général.

Voilà Moliére entre vous deux & vous ſçavez que le milieu de toutes choſes eſt le point de préférence pour les Sages. Alceſte n’eſt ni enragé ni aſſés discret, il hait cordialement le genre humain, mais ſans s’armer d’un poignard contre le premier venu ou lui marquer comme Thimon un figuier pour ſe pendre : trop de complaiſance dans le Philoſophe Hollandois ne laiſſe plus voir dans ſon Miſantrope qu’un Spéculateur qui n’enviſage rien qu’en général & que rien ne bleſſe aſſés dans chaque particulier, pour l’engager à lui donner perſonnellement de bons conſeils. C’eſt presque un Démocrite que ce Miſantrope là. Celui de Molière eſt donc bien comme il eſt, c’eſt mon avis & celui, j’en ſuis ſûr, de la plus grande partie du Public, en tout cas ce n’eſt là qu’une dispute de mot, qui ne fait rien au fond de la queſtion.

Il s’agit d’examiner ſi Alceſte en un galant homme tourné mal à propos en ridicule, ſi la piéce, comme vous vous l’imaginez, eſt contraire aux bonnes mœurs, ſi un homme qui dit durement ſon avis ſur tout, qui ne s’embaraſſe jamais de mortifier perſonne, qui prend le Dé à tous coups, & s’établit orgueilleuſement le Juge & le Précepteur du genre humain, qui joint l’inſolence à la brusquerie, n’eſt pas un homme vicieux & blâmable & ſi la probité eſt un titre qui exclue la politeſſe & la modeſtie. Voilà l’homme que Moliére a joué & que tous vos ſophismes ne juſtifient pas, vous allez voir.

S’il n’y avoit ni frippons ni flatteurs Alceſte aimeroit tout le monde, c’eſt à dire que ſi ſa ſouppe n’étoit pas quelque fois trop ſallée il la trouveroit toujours bonne : il faut donc pendre tous les Cuiſiniers parce que ce malheur leur arrive à tous quelque fois ? Malgré ce qu’il y a de trivial dans cette comparaiſon, vous y reconnoitrez, je crois, du bon ſens ; à moins que vous n’éxigiez qu’on faſſe un monde à la fantaiſie d’Alceſte. Il n’y a rien de plus aiſé, que ne parlez vous ? Celui ci merite-t-il d’éxiſter après que vôtre Héros a dit qu’il déteſte les hommes ?

Les uns parce qu’ils ſont méchans ;
Et les autres pour être aux méchans complaiſans.

C’eſt à ces derniers ſur-tout à qui vôtre homme en veut : il les trouve des gens abominables, parce que moins féroces que lui & ne voulant ſe brouiller avec perſonne, ils laiſſent aller le monde comme il va, bien perſuadés que le rôle de Réformateur eſt auſſi dangereux qu’inutile à jouer.

Philinte eſt de ces gens là : il ſçait qu’un homme pour être homme de bien a aſſés d’affaire de s’obſerver lui même, ſans ſe charger encore du ſoin de réformer les autres. Ils ſçait que la contradiction aigrit & préfère de ſe faire des amis par ſa complaiſance, à l’honneur de ſe faire haïr inutilement par la Miſantropie.

Vous voulez que le Miſantrope s’emporte ſur tous les deſordres dont il n’eſt que le témoin ; mais qu’il ſoit froid ſur ce qui s’addreſſe directement à lui : mais cet homme là ne ſeroit plus Alceſte, à l’emportement près ce ſeroit Socrate ; or ce n’eſt pas Socrate, que Moliére a voulu peindre, c’eſt Alceſte, c’eſt le Miſantrope : c’eſt un ſage par amour propre & un brutal par temperamment, c’eſt un orgueilleux fâché contre tout le genre humain de ce que tout le genre humain ne s’arrête pas à contempler ſa ſageſſe. Or il y a beaucoup d’Alceſtes dans le monde : n’en ſeriez vous pas un, vous qui parlez ? Si cela eſt, c’eſt vous & vos pareils que Moliére a voulu jouer & non pas Socrate.

Il ne s’agit pas de ſçavoir ſi le Miſantrope que vous dites, eſt celui que Moliére auroit dû mettre ſur la ſcene ; vous n’êtes pas aſſurément fait pour apprendre à ce Grand homme ce qui convenoit le mieux au Théatre de ſon tems & du nôtre. Il s’agit de ſçavoir s’il y a dans le monde des Miſantropes comme celui de Moliére ; or il eſt certain qu’il y en a, & que j’en connois aujourd’hui ; Moliére a donc bien fait de les jouer. Ôtez leur le nom de Miſantropes ſi vous voulez : traitez les de brutaux, le nom n’y fera rien : toujours ſera-t-il vrai qu’il y a dans le monde des Alceſtes & des gens capables de s’attirer une affaire facheuſe pour dire trop durement leur avis & capables de ſe faire haïr par l’apreté de leur morale & la brutalité de leur ſageſſe prétendue.

Il n’y a que vous qui puiſſiez trouver de la grandeur d’ame, à la manière impertinente & groſſiere dont Alceſte traite l’homme au Sonnet ? Cet homme de l’aveu même du Miſantrope eſt homme de mérite ; il parle auſſi bien de ſon cœur que de ſes qualités extérieures : ne peut il donc pas bien paſſer à un auſſi galant homme l’erreur dansl aquelle il eſt, d’avoir fait un bon Sonnet & la foibleſſe qu’il a d’admirer ſes vers, en faveur de toutes les bonnes qualités qu’il lui connoit ? La Vérité eſt elle dont ſi ſévere qu’elle ne permette pas un peu de diſſimulation ſur des bagatelles ; ou ſi elle ne permet pas cette complaiſance, a-t-elle preſcrit de deffendre ſes droits d’une maniere bruſque & impolie ? Alceſte ne pouvoit il pas dire à Oronte avec douceur & politeſſe » M. j’ay le malheur de n’être pas du goût le plus général : peut-être ai-je tort ; mais dès que je veux prononcer ſur un ouvrage d’eſprit, je conſulte avant la nature, & c’eſt en la conſultant que j’ay peine à trouver votre Sonnet admirable & tel qu’un homme d’eſprit tel que vous pourroit en faire, s’il ne laiſſoit aller ſa plume que ſous la dictée de la nature & de la raiſon. S’il s’en rapportoit plus à ſon goût & à ſes lumieres, qu’au mauvais jugement de gens qui préferent les expreſſions éblouiſſantes, & les jeux de mots aux penſées les plus ſolides & aux expreſſions conſacrées à la vérité du ſentiment. La penſee de tel vers de votre Sonnet, par exemple, eſt fauſſe par telle ou telle raiſon. Je puis me tromper & je ne vous donne point mon avis pour une regle à ſuivre ; mais enfin je crois vous devoir dire avec franchiſe ce que je penſe, autrement je répondrois mal ſans doute à l’honneur que vous me faites de me conſulter. « Oronte ſe rendroit peut-être avec plaiſir à des vérités démontrées ſi poliment : mais point du tout, on appuie bruſquement ſur ſa plaïe, & loin de ménager ſa foibleſſe, le ton qu’on emploie pour le corriger eſt préciſement celui dont on ſe ſerviroit pour lui dire Vous n’êtes qu’un ſot. Après bien des efforts pour ne pas lâcher un impertinence Alceſte la lâche du ton le plus révoltant. Franchement il eſt bon à mettre au cabinet, s’il faut de pareilles traits à la Philoſophie pour vous la rendre agréable vous êtes fondé à regarder, Alceſte comme un ſage, mais les autres vous regarderont vous & lui comme deux…… &c.

Mettez vous M. à la place d’Oronte, ſuppoſez que je ſois de votre connoiſſance, ou plûtôt que déſirant de lier avec moy, vous m’apportiez vôtre Libelle à M. d’Alembert, pour avoir un approbateur de plus. Que diriez vous de moy ſi pour toute reponſe à vôtre politeſſe & à une marque de confiance ſi flatteuſe, que diriez vous dis je ſi, comme je le penſe, je vous diſois bruſquement, franchement il eſt bon à mettre au cabinet ? Ma franchiſe vous ſembleroit elle de la grandeur d’ame ou de l’impertinence ? Je ſerois, j’en ſuis ſûr, à vos yeux un ſot, un brutal , un impoli mépriſable. Eh bien, M., tel eſt Alceſte aux yeux des gens ſenſés ; tel eſt le Miſantrope que Moliére a voulu faire & qu’il a fait. Ce n’eſt pas le vôtre à la vérité, il ſeroit encore plus odieux, s’il reſſembloit à Sigismond, comme vous le voudriez. Ce ne ſeroit plus un Miſantrope mais un ſage, s’il étoit inſenſible à tout ce qui le regarde perſonnellement, comme vous voudriez encore. Ce Public ne gagneroit pas au change ; il ne lui ſeroit pas plus avantageux de voir transformer Philinte, en hypocrite, en indifférent, en bavard, comme vous prétendez qu’il eſt : croiez moy M. diſpenſez vous d’enſeigner à Moliére comme on traite bien un caractere & comme on fait une bonne Comédie & ſouvenez vous de ce que vous avez dit vous même & que j’ay déjà cité que de petits Auteurs comme nous trouvent des fautes où les gens d’un vrai goût ne voient que des beautés.

Vous reprochez à Moliére que dans la vûe de faire rire aux dépens du Miſantrope, il lui fait quelque fois tenir des propos d’un goût tout contraire au caractere qu’il lui donne : telle eſt cette pointe.

La peſte de ta chute, Empoiſonneur au Diable.
En euſſe tu fait une à te caſſer le nez.

pointe d’autant plus déplacée dans la bouche du Miſantrope, qu’il vient d’en critiquer de plus ſupportables dans le Sonnet d’Oronte
.

Rien n’eſt moins réflechi que ce reproche : ce que vous appellez une pointe dans la bouche d’Alceſte n’en eſt pas une ou du moins c’en eſt une qui devient un bon mot par la circonſtance ; telle que ces pointes qu’on lâche dans la converſation & qui font tout l’effet des bons mots, eu égard à l’impromptû, au geſte, au ton, à la circonſtance qui les accompagnent : exemple.

Lorſque le Cardinal Janſon, diſoit à Boileau qu’il devoit changer de nom & au lieu de Boileau ſe faire appeller Boivin, c’étoit une pointe froide & platte. Le Cardinal vouloit faire rire, on le ſentoit, on ne rit pas ; mais lorſque Boileau lui repart à l’impromptû Monſeigneur, vôtre Éminence devroit auſſi changer de nom & au lieu de Janſon ſe faire appeller Jean Farine. On rit ſans doute beaucoup parce que ſa pointe avoit le mérite de l’impromptû que n’avoit pas celle du Cardinal. Lorſqu’Oronte vient lire un Sonnet tiſſu de pointes réflechies qu’il croit des bons mots, ſon Sonnet doit déplaire comme la pointe du Cardinal Janſon : des jeux de mots penſés & médités ne peuvent pas produire d’autre effet. Quand Alceſte en colere dit ſans réflexion une pointe, elle fait rire préciſement parce que l’intention d’Alceſte n’eſt pas de faire rire & ſa boutade, ſon ton, la circonſtance, ſon geste & l’impromptû font de ſa pointe un très bon mot.

C’eſt d’ailleurs unir l’exemple au précepte, de même qu’Horace & Deſpréaux ont fait dans leur art Poëtique.

Et de ſon dur marteau martellant le bon ſens, eſt un vers très dur mis exprès pour apprendre aux jeunes Poëtes à n’en pas faire. Moliére en mettant une pointe dans la bouche du Miſantrope leur apprend par elle, dans quelle circonſtance & avec quels accompagnemens elle peut devenir un bon mot. C’eſt une choſe que les ſeuls gens de goût ſont capables de ſaiſir ; mais vous nous avez averti que le goût n’eſt pas de vôtre goût.

Morbleu, vil complaiſant, vous louez des ſottiſes. Ce vers eſt une boutade très bien placée dans la bouche d’un bouru & j’avoüe qu’une pointe iroit mal après elle : mais ce que vous appellez une pointe paroit aux autres une ſeconde boutade toute auſſi cauſtique mais plus plaiſante que la premiere, & qui peut fort bien, ſans faire tort à la Vertu garder la place qu’elle occupe.

Que vous la rendriez haïſſable cette Vertu, ſi vous étiez ſon ſeul Prédicateur ! Vous croiriez la faire parler naturellement, quand tout le monde lui trouveroit la groſſiereté des halles & la brutalité des Porte-faix. Molière l’entendoit mieux, ne vous deplaiſe, ſi ſon Miſantrope eut toujours dit des injures groſſieres, il auroit révolté ; il lui en fait dire de plaiſantes, il amuſe.

La force du caractere vouloit qu’Alceſte dit bruſquement à Oronte, vôtre Sonnet ne vaut rien. Point du tout ; la force du caractere ne vouloit point cela. Les je ne dis pas cela repettés ſont le coup de pinceau que la force du caractere éxigeoit & décèlent le grand maitre. Comme un homme qui marche ſur le verglas trébuche, vacille, s’efforce envain de garder l’équilibre toujours prêt à lui échapper, & tombe enfin d’une chûte que ſes efforts pour ſe retenir rendent encore plus peſante ; de même Alceſte en qui la raiſon s’efforce en vain d’enchaîner le caractère eſt dans le cas de l’homme qui trébuche ſur la glace : par ſes réticences, il annonce une brusquerie, une impertinence qui va partir avec d’autant plus d’effet qu’il a fait plus d’efforts pour la retenir.

Si Alceſte ſe fut contenté de dire brusquement Votre Sonnet ne vaut rien, ſon caractere y auroit perdu ces traits admirables, on n’auroit vû qu’un homme groſſier, on n’auroit pas vû Alceſte, & cette grande véracité que vous lui prescrivez n’eſt gueres le propre que des ruſtres, des ivrognes, ou des inſolents parvenûs : au lieu qu’Alceſte eſt un homme de naiſſance, à qui les ſottiſes offenſantes doivent coûter quelque peine à proférer.

Le temperament parle chez lui plus ſouvent que le cœur & voilà pour quoi il fait rire au lieu de faire horreur quand il dit ces quatre vers hyperboliques.

… À moins qu’un ordre exprès du Roi ne vienne.
De trouver bons les vers dont on ſe met en peine,
Je ſoutiendrai toujours, morbleu, qu’ils ſont mauvais
Et qu’un homme eſt pendable après les avoir faits.

Pourquoi Moliére fait-il rire au dépens d’Alceſte parce que les originaux, les ſages de ſon espece ſont encore plus ridicules que vicieux, & que la plus grande peine qu’on puiſſe infliger à l’orgeuil Philoſophique c’eſt de faire rire à ſes dépens. Alceſte auſſi ſe fâche-t-il dès qu’il voit rire de ſes hyperboles, ce qu’il exprime très naivement par ce vers.

Par la ſanbleu ! Mesſieurs, je ne croiois pas être
Si plaiſant que je ſuis.

Le Public rit à ſon tour de la mauvaiſe humeur d’Alceſte & fait bien ſans doute. Le ridicule du Miſantrope tombe à plomd ſur le vice qui en eſt la ſource & ce vice n’en eſt ſûrement pas moins odieux, quoiqu’il ait fait rire par les choſes comiques qu’il occaſionne. Il n’eſt d’ailleurs pas moins honteux pour les vicieux de faire rire à leurs dépens que de révolter. Souffrez donc M. que l’on rie. Souffrez qu’un Miſantrope ſoit ridicule, & qu’on aime un Philoſophe poli, doux, & discret. Ne donnez point un masque odieux à Philinte, pour en prêter un gracieux à Alceſte, ils perdroient tous deux à la Métamorphoſe que vous leur prescrivez : laiſſez nous voir les gens tels qu’ils ſont, & que leur pere les a faits ; & ſoiez ſûr que la Vertu ne s’oſſençera pas plus de nous voir rire d’un fou qui deffend la verité comme un Dogue, que de nous voir eſtimer la prudence, la politeſſe, & la complaiſance d’un homme qui ſe contente d’être honnête homme lui même en pardonnant aux autres leurs deffauts,

Comme vices unis à l’humaine Nature.

Sachez M. reconnoitre dans Philinte un homme vertueux, un amant raiſonnable, un ami tendre, ſincere, & conſtant : ſachez qu’un ſage à vôtre façon ſeroit une eſpece de fou tel que fut Diogêne : ſachez enfin que la Vertu loin d’exclure les qualités ſociales leur a donné l’être elle même : elle eſt donc bien éloignée de proſcrire la politeſſe, la prudence, la complaiſance & la diſcrétion, & de prendre des Ours pour ſes Avocats.

Voilà Moliére, je crois, ſuffiſamment diſculpé de vos reproches : je ne crois pas qu’aucun homme ſenſé qui lira cette réfutation, le regarde deſormais comme un Auteur dangereux : vôtre conſéquence tombe abſolument : c’eſt le ſort qu’un principe faux lui préparoit & devoit vous faire augurer.

Vous ne voulez pas faire à Dancourt l’honneur de parler de lui, je n’ay pas le cœur aſſés corrompu pour vouloir excuſer la licence des ſujets qu’il a choiſi ; auſſi ne conſeille-je pas aux peres & meres d’affecter de faire voir ſes Piéces à de jeunes filles. L’enfance, les premieres années de l’adoleſcence laiſſent encore trop de pouvoir ſur leur cœur à des impreſſions libertines : mais vous m’avouerez que ce qui eſt très dangereux à douze ou quinze ans, eſt très indifférent à vingt-cinq ou trente. On ſçait alors beaucoup plus que les Piéces de Dancourt n’en peuvent apprendre. La lecture ou la repréſentation de ces Comédies n’eſt donc pas plus dangereuſe que ces chanſons bachiques qu’on entonne aux deſſerts de preſque tous les repas joieux, & qui pourtant n’ont jamais fait un ivrogne d’un buveur d’eau.

Ce ſont des jeux d’eſprit d’autant moins dangereux qu’ils ne ſont reçus que pour ce qu’ils ſont. Regnard eſt néanmoins bien plus facile à diſculper que Dancourt, ſur-tout par rapport au Légataire : cette Piéce qui vous fait proférer cette longue Capucinade.

C’eſt une choſe incroiable, qu’avec l’agrément de la Police, on joüe publiquement au milieu de Paris une Comédie où dans l’appartement d’un oncle qu’on vient de voir expirer, ſon neveu l’honnête homme de la piéce, s’occupe avec ſon digne cortege, des ſoins que les loix paient de la corde. Faux acte, ſuppoſition, vol, fourberie, menſonge, inhumanité, tout y eſt, tout eſt applaudi.

Quelle déclamation ! Mais on y peut appliquer cette penſée.

Parturient montes, naſcetur ridiculus Mus.

La montagne en travail enfante une ſouris.

À vous entendre on diroit que Regnard a fait ſa Piéce exprès pour y introduire & légitimer tous les crimes que vous dites. Mais le ſeul reproche qu’on ait à lui faire, c’eſt que ſa Piéce n’eſt qu’amuſante, au lieu d’être inſtructive. C’eſt une farce ſurchargée de traits ſi burlesques, qu’on ne penſe pas à en tirer la morale qui en réſulte, à ſçavoir, que des Teſtateurs avares & cacochimes ſont bien fous de s’imaginer que les empreſſemens de leurs Légataires ayent d’autre principe que l’intérêt de ceux-ci. Quoique vous en diſiez, cette réflexion n’eſt pas plus difficile à faire en faveur de la Piéce, que toutes celles que vous avez imaginées contre elle & vous êtes par conſéquent le ſeul pour qui cette Piéce ait été dangereuſe. Si comme tout le monde vous euſſiez voulu voir la Piéce dans ſon véritable point de vûe, vous auriez ſenti qu’en jouant la ſcene du Gentilhomme bas Normand du ſtile & du ton de Criſpin, qu’en jouant le rôle de veuve avec des mouſtaches, un homme tant ſoit peu ſenſé tel qu’eſt Geronte ſeroit difficilement la duppe de la figure, des propos & du traveſtiſſement d’un valet fourbe & qu’un demi-quart d’heure d’entretien ne ſuffiroit pas pour convaincre un homme de ſa parenté avec deux originaux auſſi ridicules que le Gentilhomme & la veuve.

Croiez vous que deux Notaires très bien connus d’un Teſtateur, habitués d’ailleurs à faire ſes affaires, pourroient écrire un très long Teſtament ſous la dictée de Criſpin, ſans s’appercevoir qu’on les trompe ? Enfin croiez vous que perſonne s’imagine qu’une pareille fourberie découverte, les acteurs en ſeroient quittes pour s’excuſer ſur la Léthargie de la duppe ? Mettez vous M. à la place de Géronte, ſuppoſez que vous aiez autant de bon ſens que lui & que vous ſoiez auſſi avare en même tems, Criſpin, Liſette, & vôtre neveu, bas Normand & vôtre niéce du Maîne, vous en impoſeroient ils ? Ratifieriez vous ſi bonnement que lui le Teſtament furtif ? L’abſurdité de ce denoüement ne doit il pas juſtifier la Piéce à vos yeux. Raſſurez vous dont M. je vous reponds qu’aucun Fauſſaire ne s’y prendra jamais auſſi maladroitement que le Légataire pour faire un faux acte : Criſpin & Liſette ſont des fourbes trop abſurdes pour ſervir jamais de modele ; tous trois enfin ſont trop mauvais profeſſeurs en friponnerie pour faire jamais des écoliers dangereux. Tout coquin qui n’aura pas d’autres maîtres n’échapera pas ſûrement à la corde dès ſes premieres tentatives.

Voilà, je crois, les reproches eſſentiels que vous faites à la Comédie aſſés bien combattus pour qu’il me ſoit permis de négliger tous les autres Paradoxes que vôtre prévention vous a dictés. Il m’a paru qu’en réfuter ſolidement trois ou quatre c’étoit les réfuter tous, puisqu’ils partent tous d’un même principe dont j’ai prouvé la fauſſeté, en détruiſant les conſéquences qu’il vous a plû d’en tirer. Si cependant parmi les argumens que j’ai négligés il s’en trouve quelqu’un qui vous paroiſſe plus puiſſant que ceux que j’ai attaqués & ſi vous vous imaginez que j’aie évité prudemment d’y répondre, déſabuſez vous : ils m’ont parû tous également faciles à vaincre, & je ne refuſerai point de rentrer en lice ſi vous le jugez néceſſaire : vous n’aurez qu’à m’en indiquer la néceſſité. Comme à chaque ligne de vôtre ouvrage je trouve une faute à reprendre, vôtre volume m’en feroit faire douze ſi je ne négligeois rien, ce ſeroit ennuier le Public & moi-même : cette raiſon je crois m’autoriſe à l’abregé.

Je n’emploierai pas plus d’efforts à deffendre la cauſe des Dames, que celle de la Comédie ; cet objet me procure l’occaſion de vous attaquer à mon tour. L’aſſaut ne ſeroit pas brillant ſi l’un des Gladiateurs étoit réduit toujours à la parade.

CHAPITRE IV.

Apologie des Dames.



Ô tempora
 ! ô mores  ! Les Auteurs concourent à l’envi à donner une nouvelle énergie, un nouveau coloris à cette paſſion dangereuſe, (L’amour) & depuis Moliére & Corneille, on ne voit plus réuſſir au Théatre que des Romans.

Racine, Crebillon, Voltaire, la Grange Regnard, Deſtouches, Piron, Greſſet, Marivaux, Boiſſi, vous n’êtes que des faiſeurs de Romans. Jean Jaques Rouſſeau de Genève l’a dit ; oſerez vous en appeller. En vain Horace & Despréaux chanteroient que vous n’avez produit que des caracteres ignorés ou entièrement négligés par les Anciens, en vain ils applaudiroient à l’uſage que vous avez fait de l’Amour, en vain vous aurez juſtifié cette paſſion en ne lui donnant que la Vertu pour principe, en vain vous aurez peint des couleurs les plus noires, toute paſſion qui n’a pas la Vertu pour objet, vôtre Cenſeur atrabilaire trouvera que tous vos ouvrages ſont des Romans, il le dira, il l’écrira, & ſes zelés Cathecuménes, l’en croiront ſur ſa parole. Mais cette qualité de Roman qu’il donne à vos écrits en exclut elle la Vertu ? C’eſt ce qu’il n’a pas dit : au contraire, il trouve mauvais que vous donniez tant d’appas à cette vertu, ce n’eſt pas là ſelon lui le moyen de la faire aimer : ce n’eſt pas à ſon avis ſçavoir faire une Piéce que d’y propoſer à déteſter un ſcélerat, que d’y faire rire aux dépens d’un vicieux ou d’un ridicule, que d’y propoſer à imiter un homme d’une vertu extraordinaire : nôtre billieux Génevois ne veut pas vous permettre de peindre les miracles de la nature, ni le triomphe de la raiſon, il veut au contraire que l’un & l’autre ſoient renfermées dans les bornes étroites où l’extravagance des hommes & leurs paſſions les resſerent ordinairement.

Le Génevois qui n’a jamais connu ſans doute de gens d’une vertu extraordinaire, ne veut pas qu’on peigne d’autres mœurs ſur la ſcene Françoiſe, qu’on n’ait point d’autres Héros ni d’autres Acteurs que ceux des Grecs. Pourquoi Diantre auſſi, Meſſieurs, vous aviſez vous de mettre d’honnêtes femmes au Théatre, ſi vous aviez le goût grec, vous n’y mettriez que des Courtiſanes, des Paraſites, des Ganimedes & des Antinoüs : convient il donc à de plats modernes d’oſer mieux faire que les Anciens & de ménager les oreilles chaſtes. Vous convient il, Mesſieurs, d’oſer faire des Tragédies, vous qui n’êtes ni Miniſtres, ni employés dans les affaires d’État, vous qui par conſéquent ne pouvez imaginer des ſituations analogues à des intérêts d’État. l’Hiſtoire & le Gouvernement des Monarchies peuvent-ils produire des plans aſſés ſublimes : c’eſt aux ſeules Républiques à qui cet honneur eſt réſervé, c’eſt à Rome, à Athênes, à Lacédémone, à Lucques, à St. Marin, à Genève ſur-tout à qui il eſt excluſivement accordé d’avoir des Héros ; c’eſt dans une Ville célèbre comme cette derniere qu’une Politique ſublime prépare des événemens Dramatiques. Trois grandes Puisſances l’environnent ; ce n’eſt pas comme on ſe l’eſt imaginé jusqu’à préſent, à la jalouſie réciproque de ces trois Puiſſances ; ce n’eſt point à l’attention & à l’intérêt que chacune d’elles a d’empêcher une de ſes rivales de s’en emparer, que Genève doit ſa tranquillité, c’eſt à la crainte qu’elle inſpire & comment ne trembleroit-on pas à ſon aspect, ſes Bourgeois ſavent tirer le Canon, ils ont le courage de faire dix lieues pour tuer un perdreau, quand ils ne ſont encore que des poliſſons, ils ſe caſſent le nez & ſe pochent l’œil avec une bravoure que nos ſeuls crocheteurs peuvent leur disputer. Attendez que quelque Puiſſance téméraire & jalouſe de la ſplendeur de cette nouvelle Sparte, s’aviſe de l’attaquer, que de Leonidas à ſon ſervice ! C’eſt alors, Meſſieurs les Tragiques, que vous aurez des Héros à peindre, jusque là vous ne peindrez que des Don Quichottes.

L’imbécile Public s’étoit imaginé depuis long-tems que l’Achille de Racine, le Britannicus, la Phédre, l’Athalie, Atrée, Thieste, Pirrhus, Electre Orosmane, Zaïre étoient des perſonnages vraiment tragiques : qu’il eſt heureux ce Public d’avoir un précepteur comme Jean Jaques Rouſſeau pour le tirer de ſon aveuglement !

Apprenez, Public, qu’Achille a tort d’aimer Iphigénie : Britannicus, Junie : Orosmane, Zaïre : toutes ces Dames ont trop de vertu, il ne leur eſt pas permis d’en avoir tant ; Jean Jaques ne le veut pas, ſi les Auteurs l’entendoient mieux ſelon lui Iphigénie ſeroit une Prude, Junie une Coquette & Zaïre une Catin, car voilà, dit Jean Jaques, comme les femmes ſont faites c’eſt donc ainſi qu’il faut les repréſenter ou ſe réſoudre à paſſer pour un Auteur de Roman.

Je vous inſulterois presqu’autant que vous le méritez ſi je m’arrêtois plus longtems à l’ironie, je reprens mon ſérieux pour repondre à ce qui ſuit.

Il peut y avoir dans le monde quelques femmes dignes d’être écoutées d’un honnête homme, mais eſt-ce d’elles en général qu’il doit prendre conſeil, & n’y auroit il aucun moyen d’honnorer leur ſexe, ſans avilir le nôtre ?

Point de Pyrronisme ; non ſeulement il peut y avoir, mais il y a des femmes dignes d’être écoutées d’un honnête homme. Il y a beaucoup plus de femmes vertueuſes que d’hommes vertueux, c’eſt un fait ; j’en ſuis fâché pour vous & pour nôtre ſexe ; mais il n’eſt que trop certain que le mérite & la vertu des femmes nous aviliſſent, & ſi vous y regardez à deux fois, vous ſerez contraint de m’avouer qu’il n’eſt pas moins étonnant qu’il y ait un ſi grand nombre de femmes eſtimables avec le peu d’éducation qu’on leur donne en général, qu’il eſt ſurprenant de voir ſi peu d’hommes eſtimables avec l’éducation qu’ils reçoivent. Je ſçai bien que vous pourriez pour juſtifier vôtre opinion, nous mettre au niveau des femmes par raport à l’éducation : il vous ſeroit facile de prouver que celle qu’on nous donne ne vaut gueres mieux que celle que les femmes reçoivent. On ne nous montre pas la Vertu dans les Colléges ; mais le Grec & le Latin ; c’eſt moins à nous rendre honnêtes gens que l’on penſe qu’à nous donner un peu d’esprit & quelque vernis de ſavoir : cependant cette raiſon ne juſtifie pas les hommes, nous avons l’orgueil de penſer que nous avons l’Ame naturellement plus élevée que les femmes, & nous nous croions fort au deſſus de leurs foibleſſes : nous prétendons avoir le cœur mieux fait & l’esprit plus ſolide ; c’eſt ce qui nous reſte à prouver. Puisque nous avons de nous une opinion ſi haute, aux dépens des femmes, pour quoi donc avons nous des défauts en plus grand nombre, & bien plus inſupportables que les leurs ? Calculons. Combien d’ivrognes contre une femme ſujette au vin ?

Combien de libertins effrontés & qui font trophée de leurs débauches contre une femme perdue ?

Combien d’hommes brutaux & groſſiers, contre une femme peu meſurée dans ſes actions & dans ſes propos ?

Combien de menteurs & de fourbes, combien de joueurs forcenés, combien d’escrocs & de Chevaliers d’induſtrie ? Combien de filoux, combien de voleurs de grands chemins ? Combien d’aſſaſſins, combien de monſtres parmi les hommes, contre une femme à pendre ? Ce catalogue ne fait il pas fremir ? Oſeriez vous dire que les femmes ont les vices ci-deſſus détaillés au point au quel les hommes en ſont entichés.

Vous en conviendrez ſi vous voulez ; mais il n’en ſera pas moins vrai que les femmes ſont plus vertueuſes, plus attentives aux devoirs de la Religion & de la ſociété, plus douces, plus ſoumiſes, plus compatiſſantes, plus patientes, plus ſobres que les hommes en général : elles ont des vices & des défauts j’en conviens, mais elles n’en ont aucun que nous n’aions comme elles, & nous en avons d’horribles que nous n’oſons leur reprocher.

Vous venez de les entendre nommer. Que conclure donc, ſi non que les femmes laiſſant moins échapper de marques de corruption ſont en effet moins corrompues, que leur attachement à la Vertu prouve qu’elles ſont plus raiſonnables, & qu’étant plus raiſonnables, il convient de les faire parler raiſon ? Mais c’eſt avilir nôtre ſexe, mais pourquoi s’avilit il lui même ? C’eſt rendre ſeulement juſtice aux hommes & leur apprendre, ce qui n’eſt que trop vrai, que les femmes qu’ils mépriſent, ſont plus eſtimables qu’eux.

Ce raiſonnement eſt clair & vous prouve que vous ne faites pas un grand ſacrifice, quand vous avouez que le plus charmant objet de la Nature, le plus capable d’émouvoir un cœur ſenſible & de le porter au bien eſt une femme aimable & vertueuſe : mais vous ajoutez méchamment cet Objet celeſte ! où ſe cache-t-il ? Où ? Par-tout où vous trouverez des hommes céleſtes ; par-tout où il y a des hommes ſages, des peres & meres vertueux, c’eſt là M. qu’on trouve des filles à marier ſages & vertueuſes, modeſtes & capables par leur exemple, leurs conſeils & l’amour quelles inſpirent de porter au bien un jeune homme dont le penchant l’entraînoit au déſordre.

Ces objets céleſtes ſont rares à la vérité, mais pas autant que vous croiez. On en tire tous les jours du Couvent ; il en ſort tous les jours des mains de leurs parens, pour entrer dans le Monde. Leur naiveté peint leur candeur ; mais les hommes ont grand ſoin de ridiculiſer cette naiveté. Les gens ſages ne voient dans leur ſimplicité qu’un gage précieux de la pureté de leur cœur. Quels objets céleſtes aux yeux de la Raiſon ! Quels objets ridicules aux yeux des fous & des libertins !

Voilà l’objet céleſte entré dans le grand Monde, qu’y va-t-il voir ? Des éxtravagans, des adulateurs, des adorateurs, des conſeillers perfides. Les coquettes jalouſes ſe garderont bien de lui conſeiller la façon de s’y prendre, pour plaire à la maniere du jour. Ce ne ſont donc pas les femmes qui corrompront l’objet céleſte : mais les petits maîtres, les légiſlateurs de Toilette vont s’emparer de ſon éducation & lui donner tous les vices du tems. Ils la rendront adorable à leur maniere. Voilà l’objet céleſte devenu terreſtre : à qui la faute, s’il vous plait ? N’eſt ce pas celle des hommes ; de ces hommes plus capables que jamais de corrompre les objets céleſtes & de métamorphoſer les modèles de vertu, en originaux vicieux & ridicules ?

Paſſons maintenant à un trait qui vous met en contradiction avec vous même. Ce que vous dites ci-deſſus pour prouver que le ſpectacle ne peut porter le goût de la Vertu dans nos cœurs ſe trouve anéanti maintenant, écoutez vous vous même.

Qu’un jeune homme n’ait vû le monde que ſur la Scene, le premier moien qui s’offre à lui pour aller à la Vertu eſt de chercher une Maîtreſſe qui l’y conduiſe, espérant bien trouver une Cénie ou une Conſtance, c’eſt ainſi que ſur la foy d’un modéle imaginaire &c. Nescius auræ fallacis le jeune inſenſé court ſe perdre en penſant devenir ſage.

Voilà donc un jeune homme tellement épris de la Vertu Scenique qu’il ne trouve d’objet eſtimable que celui qui reſſemble le mieux à deux perſonnages de Théatre, Conſtance & Cénie : donc le Théatre a le pouvoir de faire aimer la Vertu.

Mais » Nescius auræ fallacis le jeune inſenſé court ſe perdre en penſant devenir ſage. » L’intention du jeune homme eſt louable ; il eſt édifiant que le Théatre l’ait ſuggerée ; mais il eſt injuſte de vouloir faire retomber ſur la ſcene, la maladreſſe, l’aveuglement, le défaut de jugement du jeune homme, qui trop précipité dans ſon choix, en a fait un mauvais. C’eſt une Cénie qu’on lui diſoit de choiſir & non pas une hypocrite.

Tout ce que vous dites des Anciens à l’égard des femmes prouveroit bien plutôt leur impoliteſſe que le cas qu’ils faiſoient de leur Vertu. Que les Spartiates s’oppoſaſſent à ce qu’on dît du bien des femmes & qu’on fit l’éloge de leur Vertu on pourroit en conclure que la Vertu des femmes leur étoit aſſés indifférente, tout auſſi bien que vous en concluez que leur ſilence ſur la Vertu de leurs femmes étoit un hommage qu’ils lui rendoient. Pourquoi dont préconiſoient ils le courage & les autres Vertus de leurs Hérols, s’ils croioient le ſilence plus honorable que la louange ? Je ne vois moi qu’une brutalité blamable dans la colere de vôtre Spartiate, qui ne veut pas entendre l’éloge d’une femme de bien : je m’imagine lui entendre dire encore ce qu’il penſoit apparemment ; ſi cette femme eſt ſage elle ne fait que ſon devoir : mais on eſt très louable en ne faiſant que ſon devoir, quoiqu’en ſe dispenſant de toute œuvre de ſurérogation. Si ce n’eſt pas cela que vôtre Spartiate vouloit dire, pourquoi reprocher au panégyriſte qu’il médiſoit d’une femme de bien ? Médire c’eſt dire du mal : or dans ce ſens le Spartiate eſt un imbécile de ſe fâcher contre quelqu’un qui loue au lieu de médire : ſi c’eſt un reproche fin au panégyriſte de ce que par des louanges hyperboliques il s’empêchoit d’être crû, ce n’eſt plus blâmer la louange, c’eſt blâmer ſeulement une éxagération préjudiciable à l’éloge, en ce ſens le Spartiate eſt un homme d’esprit, ſans que cela prouve qu’il n’étoit pas permis à Lacédemone de dire du bien d’une honnête femme.

Dans la Comédie des Anciens, l’image du Vice à découvert les choquoit moins que celle de la pudeur offenſée,

Quel galimatias eſt ceci ? Qu’eſt ce que c’eſt éue l’image du Vice à découvert qui ne choque point la pudeur des Anciens ? Qui peut donc mieux offenſer la pudeur que le Vice à découvert ? Pour la ménager cette pudeur, il faut donc abſolument ſuivant vôtre ſiſtéme ne plus faire paroître au Théatre que des proſtituées : eſt ce ainſi que vous juſtifiez la délicateſſe du goût de vos pudiques Anciens : le remede eſt fin & ſingulier au moins contre l’impudicité , mais vous avez à faire à des malades opiniâtres qui ne ſe ſoumettront pas à l’ordonnance, ils ont le palais trop délicat pour avaler vôtre potion ſans dégoût.

Chez nous la femme la pus eſtimée eſt celle qui fait le plus de bruit, de qui l’on parle le plus, qu’on voit le plus dans le monde, qui juge, tranche, décide &c.

Chez nous la femme la plus eſtimée des fous, c’eſt celle là ; mais des ſages ce n’eſt pas celle là.

Au fond les femmes ne ſavent rien : à qui la faute ? Elles ſavent tout ce que vous leur montrez, Meſſieurs les hommes : & que leur montrez vous ? Des bagatelles & des ſottiſes ; elles brodent, mais c’eſt vous qui deſſinez ; elles aiment les étoffes d’un goût capricieux, mais c’eſt vous qui louez ce goût & qui le leur inſpirez : ce ſont vos diſſinateurs de fabriques qui ſe caſſent la tête à imaginer des goûts baroques : encore un coup les hommes font les femmes ce qu’elles ſont : Siſigambis & ſa Brû pleuroient en voyant un rouet & des aiguilles qu’Alexandre leur envoyoit pour filer & pour broder : pourquoi pleuroient-elles ? Parce que les Perſes indolens & voluptueux leur avoient appris à rougir du travail ; Alexandre s’honnoroit au contraire de porter une tunique tiſſue de la main de ſa mere & de ſes ſœurs : ces femmes ci tiroient donc vanité de leur adreſſe & de leur travail.

Depuis que la célébre Maratti a été admiſe à l’Academie des Arcadiens de Rome, cette Academie n’a plus manqué de Dames qui ont illuſtré ce Portique. La célébre Univerſité de Bologne voit ſans étonnement, mais avec plaiſir, l’illuſtre Signora Laura, Baſſi, Verati, remplir avec la plus grande capacité une de ſes chaires de Philoſophie & de Mathématiques.

La Signora de Cantelli petite fille du célébre Jaques de Cantelli ſi célébre parmi les Géographes d’Italie & l’épouſe de mon illuſtre ami M. de Tagliazucchi Poëte Italien de ſa Majeſté le Roi de Pruſſe, prouve à Berlin comme elle l’a fait à Rome dans l’Arcadie, que les femmes peuvent réuſſir dans les arts & les ſciences auſſi parfaitement que les hommes.

Que diriez vous M. ſi vous voiez cette Dame unir au talent de la Peinture qui l’a fait recevoir dans l’Academie de Bologne, celui de la Poëſie qui l’a fait recevoir dans celle de Rome, & qui lui a mérité les ſuffrages diſtingués du feu Pape ?

Ce n’eſt pas m’expoſer à l’épithete de Papiſte que de vous citer pour garant du mérite de quelqu’un un Pontife auſſi éclairé, mais auſſi pieux, auſſi Philoſophe, auſſi connoiſſent dans la partie des beaux arts, & c’eſt ſans doute confirmer la réputation d’une perſonne célébre que d’appendre au Public, qu’elle a eu le docte, le ſublime, l’ingénieux Lambertini pour juge & pour approbateur.

Les plus éclairés, les plus illuſtres Théologiens de vôtre Communion s’honnoroient de ſon eſtime, & quand vous vous en rapporterez à ſon jugement & à ſes lumieres en matiere de goût vous ne ferez que ce qu’ont fait des hommes plus grands aſſurément que vous.

Madame de Tagliazucchi donc peint en migniature de façon à ne craindre ni rivaux ni rivales en cet art.

Elle fait des Vers par leſquelles elle prouve que le génie n’eſt pas réſervé ſeulement aux hommes : que ne puis-je traduire dignement une Tragédie qu’elle acheve maintenant. La force des caracteres, la beauté, la nouveauté des ſituations, l’énergie & l’élegance du ſtile, le naturel des penſées, tout s’y trouve avec l’exaditude peu commune aux Auteurs de ſa Patrie, de s’être renfermée dans les regles des unités. Je me contenterai de vous traduire, ou plutôt de vous paraphraſer une ſcene de cette Tragédie, pour vous faire juger ſi non de la ſublimité de ſon ftile, au moins de la majeſté de ſes idées.

Un Miniſtre fidele & reſpectable reproche à un Uſurpateur ſes cruautés politiques. Le Tyran eſt obligé de diſſimuler le dépit que ce fidele ſujet lui inſpire par ſes reproches : le ſujet de la Piece, eſt la fable de Philomele, & Mad. de Tagliazucchi y traite la terreur à la Crebillon.

Il m’eſt impoſſible de rendre toute l’énergie de ſon ſtile, & je vous avoue que le mérite de ſa Poëſie m’oppoſe tant de difficultés, que j’ai cru devoir choiſir non pas une des plus fortes ſcenes de ſa Piéce, mais celle qui m’a paru la plus facile à traduire.

Elle ſe paſſe entre Terée, Teſſandre confident perfide comparable à Narciſſe, & Leucaſius vieillard vertueux tel qu’un Alvarès dans Alzire ou Burrhus dans Britannicus.


Scène &c.

Terée, Teſſandre Leucaſius.
Leucaſius.

… … Vous vouliez ma preſence :
Qu’attendez vous, Seigneur, de mon obeïſſance.

Terée.

Tu vois ami, tu vois les cruelles douleurs
Qui déchirent mon ame & font couler mes pleurs.

Depuis aſſés longtems, mon Peuple les partage.
L’amour qu’il a pour moi ſans doute eſt ton ouvrage.
Je vois avec plaiſir ce Peuple, comme moi,
Reconnoitre un grand homme, & même un pere en toi.
Fais ceſſer ſes chagrins ; je laiſſe à ta ſageſſe
Le ſoin de le calmer, de bannir ſa triſteſſe.
Moi même je ne puis là deſſus lui parler ;
Mes pleurs me trahiroient, voulant le conſoler.
Dis lui qu’aſſés longtems ſa déplorable Reine
L’a vû ſouffrir pour elle, & partage ſa peine.
Le deuil de tous côtés ſe préſente à nos yeux.
C’eſt aigrir nos douleurs & je crois qu’il eſt mieux
Que le Peuple aujourd’hui célèbre la mémoire
Des exploits dons Bacchus honnora nôtre hiſtoire.
L’éclat de ce grand jour, & la pompe des jeux
Diſtrairont quelque tems les chagrins ténébreux.
La Reine à ce ſpectable oubliant nos malheurs,
Peut-être arrêtera la ſource de ſes pleurs.
Va, porte à mes ſujets ma volonté ſuprême ;
Qu’il cache ſes ennuis à la Reine, à moi même.
Et qu’il attende tout d’un Maître tout puiſſant,
Que les Dieux ont formé juſte & reconnoiſſant.

Leucaſius.

Quel cœur aſſés farouche & quelle ame inhumaine
Pouroit être inſenſible aux douleurs de la Reine ?
L’aſſemblage parfait de toutes les vertus
Eſt l’objet des ſoupirs de nos cœurs abattus.
Tout ce qui peut charmer nous l’admirons en elle,
Mais peut-être, Seigneur , que ſa douleur mortelle.
Sert de prétexte au Peuple, & ſes propres malheurs
Sont les motifs ſecrets qui font couler ſes pleurs.

Terée.

Que dis tu ? quel ſujet auroit il de ſe plaindre.
Confiant à m’obeïr, qu’aura-t-il plus à craindre ?
N’ai je pas effacé par aſſés de bontés,
Les horreurs de la guerre & ſes calamités ?
Si mon bras a fait cheoir ces têtes orgueilleuſes,
Qui fomentoient toujours des ligues dangereuſes,
Ce fut pour ſon bonheur que je les fis tomber :
Tous ces Chefs ennemis l’auroient fait ſuccomber
Sous le poids accablant d’un joug dur & terrible ;

Je prévoyois ſon ſort, mon cœur y fut ſenſible :
Les Dieux ont ſecondé mes généreux projets,
Et la paix par mes ſoins règne ſur mes ſujets.
Eſt ce à toi d’adopter leur indigne caprice ?
Ton cœeur ne fait il pas me rendre mieux juſtice ?

Leucaſius.

Duſſiez vous me punir de ma ſincérité,
Sans crainte, je ferai parler la vérité.
Ce Peuple malheureux que des flatteurs perfides
Aiment à voir trembler ſous vos mains homicides,
Loin d’oſer murmurer des maux qu’il a ſoufferts,
Sembloit s’accoutumer ſous le poids de vos fers :
Le ſacrilege affreux, la flame & le carnage
N’ont ceſſé dans nos murs que par ſon eſclavage.
Quoiqu’il ait vû tomber ſes Autels & ſes Dieux
Prophanés par l’horreur d’un déſordre odieux ;
Quoiqu’il ait vu le ſang des enfans & des meres
Se confondre en coulant avec celui des peres ;
Quoiqu’il voie aujourd’hui ſes temples démolis,
Sous des débris affreux ſes Chefs enſevelis,
Les palais renverſés, les maiſons écraſées,

Par la faulx des Soldats ſes Campagnes raſées,
Peut-être qu’il perdroit ce triſte ſouvenir,
S’il pouvoit ſe flatter d’un plus doux avenir ;
Mais il connoit trop bien que des horreurs nouvelles
Lui préſagent encore des épreuves cruelles.

Teſſandre.

Eh quoi Leucaſius oſe.

Leucaſius.

Eh quoi Leucaſius oſe. Je parle au Roi,
Il daigne m’écouter, Barbare, écoutes moi.
Oui ce Peuple laſſé de ſa douleur amere
Ne peut ſouffrir longtems l’excès de ſa miſere.
Déjà las de trembler, ſon trop juſte courroux,
Des maux qu’il a ſouffert, ſe fut vengé ſur vous,
Seigneur, mais le reſpect qu’il conſerve à la Reine,
Dans vos fers accablants le retient & l’enchaîne.
Quel charme aſſés puiſſant, Seigneur, l’y retiendra,
Qui pourra l’appaiſer ? alors qu’il apprendra
Que de ſes Défenſeurs, les déplorables reſtes
Viennent d’être immolés à vos ſoupçons funeſtes.
Aux pieds de nos drapeaux, deux cens nobles Guerriers

Ont tombé ſous les coups de lâches meurtriers.
Ce n’eſt pas l’ennemi, mais ce ſont vos Sicaires,
Qui porterent ſur eux leurs poignards ſanguinaires.
Oui, Seigneur, je ſais tout, & je vous parle inſtruit.
De ce maſſacre affreux quel peut être le fruit ?
Dans vos yeux enflamés, je lis vôtre colere ;
Puiſque de vos ſujets vous me dites le pere,
C’eſt ainſi que mon cœur a dû parler pour eux.
Je prévois mon deſtin, ſans doute il eſt affreux :
Mais en m’applaudiſſant d’une louable audace,
J’attendrai ſans palir le coup qui me menace,
Trop heureux de mourir pour un motif ſi beau.
La gloire me ſuivra juſques dans le tombeau.
Et ce reſte de ſang qui prolonge ma vie,
Coulera ſans regret pour ma chere Patrie.

Térée répond à ces reproches par une tirade hypocrite mais ſi artiſtement écrite que le Spectateur ne peut être ſa duppe quoique Leucaſius doive être perſuadé. Je ferois tort à la Poëſie de Mad. de Tagliazucchi ſi je la touchois d’avantage je ſens combien elle s’altere ſous ma plume, c’eſt ce qui me force à ne pas vous donner un plus long échantillon de ſes talens, dès que l’original paroitra vous me ſçaurez gré de mon ſcrupule, il me ſuffit de vous avoir prouvé par ce peu de vers qu’elle ſçait penſer en grand-homme.

Afin qu’on en juge mieux je transcrirai ici un de ſes Sonnets dont la poëſie a paru à toute l’Italie répondre à la ſublimité du ſujet.

Talora il mio penſier m’alza ſu l’ale,
Che a lui la Fede ſi fa ſcorta, e duce,
E penetrando i Cieli mi conduce
Fin dove ſiede Iddio vivo, immortale :
E là il vegg’io ſolo a ſe ſteſſo uguale
Cinto d’eterna inacceſſibil luce,
Che da ſe ſol col ſuo ſaper produce
Quanto da ſe a capir l’uomo non vale.
Fremer ſento al ſuo pie tuoni, e ſaette,
L’odo dar legge ai ſecoli futuri,
E regolare delle sfere il corfo ;
E veggo a un cenno ſuo da’ loro oscuri
Antri uscir gli Acquiloni che ſul dorſo
Portan gli ſtrali delle ſue vendette.

Si ce Sonnet dont le ſtile a paru à Rome avoir quelque conformité avec le ſtile de David ; ſi le morceau de Tragédie traduit ci desſus ne vous font l’un & l’autre accorder que de l’esprit à Mad. de Tagliazucchi, vous conviendrez qu’elle a du génie, ſi vous voulez conſulter le recueil poëtique de l’Arcadie ; vous y trouverez un bon nombre de morceaux de tous genres, & dans le goût & le ſtile de tous les différens poëtes les plus célèbres de l’Italie, mais ſurtout du Dante, de Pétrarque, de l’Arioſte. Suivant l’uſage de l’Arcadie Mad. de Tagliazucchi eſt métamorphoſée dans ce recueil en Bergere ſous le nom d’Oriana Ecalidea, la différence de genre & de ſtile que vous trouverez dans la Poëſie de ſon mari ſous le nom d’Alidauro Pentalide ne vous laiſſera pas ſoupçonner qu’il ait mis la main aux ouvrages de ſon épouſe qui d’ailleurs s’étoit déjà fait connoître avant que M. Tagliazucchi la connut & la recherchât.

Je ne me citerai point moi même quoique je vois travailler tous les jours cette ſavante Bergere, mon témoignage ne manqueroit pas de vous être ſuſpect : à ſon defaut, conſultez Modéne, Rome, Bologne, Veniſe, Vienne, Dresde & Berlin.

Vous entendrez dans tous ces lieux faire l’éloge le plus diſtingué des talens de Mad. Tagliazucchi, pour vous faire juger de ſes talens en peinture, puiſſe-t-elle ſe rendre au conſeil que je lui donne de faire paroître ſes ouvrages à Paris. Que ne pouvez vous voir au Salon du Louvre le ſuperbe tableau qu’elle travaille depuis trois ans & dans lequel elle s’eſt propoſée avec ſuccès, de donner à la migniature toute la force & l’énergie du deſſein & du coloris de la peinture à l’huile. Cet ouvrage ineſtimable, traité entierement à la pointe du pinceau, mais avec tant de délicateſſe que ce n’eſt qu’avec une Loupe qu’on peut juger de la longeur & de la délicateſſe du travail : cet ouvrage, dis-je, eſt déjà convoité par les amateurs Anglois ; mais la France n’a-t-elle pas un espéce de droit de réclamer la préférence, puisque cette migniature eſt la copie de la chaſteté de Joſeph de la gallerie de Dresde, Tableau de Carlo Cygnani l’un des plus beaux & des plus rares ſans contredit de cette magnifique collection. Une migniature d’après un Tableau du Roi de Pologne ſemble être deſtiné naturellement à orner le Cabinet de ſon Auguſte Fille. C’eſt pour la gloire des Dames que je réclame le bon goût de Madame la Dauphine, quel moyen plus sûr de confondre l’orgueil de nos Philoſophes du jour qui oſent refuſer du génie au Dames. C’eſt alors que vous changeriez d’avis, & que vous ſeriez forcé de reconnoître ce que l’éducation peut ajouter au mérite naturel des Dames.

Conſultez l’hiſtoire, vous y verrez que le catalogue des hommes abominables, eſt beaucoup plus long que celui des femmes : vous y verrez à la vérité, que celui des femmes illuſtres eſt un peu plus court que celui des hommes ; mais s’il n’eſt pas plus long, on doit conclure de la briéveté du premier catalogue par raport à elles, qu’elles ſeroient au moins au niveau des hommes dans le ſecond, ſi les occaſions de le diſtlnguer ne leur euſſent manqué, & ſi les hommes n’avoient eu grand ſoin de les en éloigner.

Rien de plus aiſé que de prouver que les femmes ont de tout tems été ce que les hommes les ont fait ; les Spartiates, les Gaulois, les Germains , avoient transmis aux leurs la bravoure, l’amour de la gloire & de la Patrie. Les femmes Romaines recommandoient à leurs maris & à leurs fils, de ſe faire rapporter ſur leurs boucliers.

On accuſe les Italiens & les Eſpagnols d’être cagots, jaloux & vindicatifs, leurs femmes ont tous ces défauts. Les François ſont vains, étourdis, indiſcrets, preſomtueux, coquets, capricieux ; leurs femmes ont tous ces défauts.

Ne me dites pas que les hommes ſeroient tout autres ſi les femmes étoient différentes d’elles mêmes, ce ſeroit avilir nôtre ſexe encore plus qu’il ne l’eſt, que d’employer cette vaine excuſe. Si nous ſommes plus ſenſés, nous devons l’exemple du bon ſens, & nous ne devons pas recevoir ce qu’il nous convient de donner. Un Courtiſan précieux, ridicule fera des bégueules de Cour, un étourdi fera de petites maitreſſes, un Voltaire formera des Du Chatelet.

Il n’eſt donc pas ſi déplacé que vous feignez de le croire de mettre la raiſon dans la bouche des Dames, & le petit Jean de Saintré a raiſon d’ajouter à ſon repas l’agrément de le voir préparé par une belle main. Cénie & Conſtance ſont des objets céleſtes qui parlent & agiſſent comme les femmes vertueuſes ſavent agir & parler, & comme les hommes devroient montrer à toutes à le faire. S’il y a très peu de femmes qui penſent & parlent comme Cénie & comme Conſtance, c’eſt que les hommes qui les environnent ont grand ſoin de les diſtraire & de les empêcher de prêter trop attentivement l’oreille à de pareils précepteurs. Vous dites que les imbéciles Spectateurs vont bonnement apprendre des femmes ce qu’ils ont pris ſoin de leur dicter : à prendre vos mots à la lettre, on croiroit vous entendre dire que tous les Spectateurs ont participés à la compoſition de l’ouvrage qu’ils vont entendre, & qu’ils ſont des imbécilles parce qu’ils vont admirer dans la bouche d’une femme les vers qu’ils ont eu la peine de compoſer. Ce n’eſt pas cela que vous avez voulu dire n’eſt-ce pas, c’eſt cependant ce que vous avez dit, cela ne m’empêche pas cependant de deviner vôtre intention, vous avez voulu dire que les femmes n’ont naturellement ni ſens commun, ni esprit, ni génie, ni ſageſſe, ni beaux ſentimens, que les hommes au contraire ſont excluſivement pourvus de tout cela, & qu’il eſt abſolument abſurde d’aller entendre & admirer toutes ces belles qualités dans la bouche des femmes, puisqu’elles ne les ont pas, & que c’eſt dans le cœur des ſeuls hommes qu’elles ont fixé leur domicile. Je ne ſais la quelle des deux abſurdités celle que vous avez dite, ou celle que vous avez voulu dire, eſt la plus pardonnable ? Mais aſſurément vous ne trouverez perſonne qui adopte l’une ou l’autre, puisqu’il y a eu de tout tems & qu’il eſt encore des femmes vertueuſes & diſtinguées par le génie, la ſcience & les talens : On n’a donc pas eu tort de mettre en ſcene des Cénie, des Conſtance, des Zaïre, des Électre, des Tullie, des Nanine, & tant d’objets céleſtes à qui les femmes ſont bien plus près de reffembler que les hommes aux Héros que nos Dramatiques leur propoſent pour modeles.

Ceſſons de nous occuper à corrompre les femmes, ceſſons de ne les trouver aimables que quand elles ont tous nos defauts, ceſſons d’aimer les broderies, les galons, les colifichets, les femmes renonceront aux pompons & aux fontanges. N’adreſſons nos hommages qu’aux perſonnes modeſtes, vertueuſes, discretes & ſenſées, préférons les Conſtances & les Cénies aux Aramimtes & aux Dorimenes, les femmes voudront toutes reſſembler aux premieres.

Quoi l’expérience ne vous convaincra pas de ce que l’éducation peut produire chez les Dames ; vous leur refuſerez les talens des hommes après avoir lu les ouvrages des Gournay, des Dacier, des ſcuderi, des Ville-Dieu, des Sevigné, des DuChatelet, des Graſigni, des Du-Boccage, &c. Quel eſt donc l’homme qui ait répandu plus d’erudition dans une traduction que Madame Dacier, qui ait mieux écrit des lettres familieres depuis Ciceron qu’une Sévigné ? Un la Chauſſée ne s’honnoneroit-il pas d’avoir fait Cenie : un Fontenelle , un Crébillon fils d’avoir fait les lettres Peruviennes ? Avant M. de Voltaire, quel homme citerez vous pour un Poëme épique François que la Colombiade & la traduction de Milton ne fit rougir ? Combien de tems a-t-il fallu attendre pour que des hommes fiſſent mieux des vers délicats que Madame Deshoulieres, ou Madame de la Suze ? Quel eſt le Philoſophe enfin, qui n’admirera pas, la profondeur du génie de la Marquiſe Du Chatelet ?

L’Italie vous offre une liſte beaucoup plus longue de femmes célébres que la France, non ſeulement dans les ſciences & la poëſie, mais auſſi dans les beaux arts. Une Lavinia Fontana dans la ſculpture, la Sirana, la Roſalba, l’épouſe du celebre Subleyras, Madame de Tagliazucchi dans la peinture, les deux Signore Tibaldi dans la muſique & tant d’autres Dames célébres beaucoup plus jalouſes de ſe faire eſtimer par leurs talens que par l’éclat de leurs charmes ou celui de leur naiſſance. D’où vient cette multitude de Dames Italiennes qui ſe rendent illuſtres de nos jours, c’eſt qre la Nobleſſe d’Italie chérit les talens, les protege à grands frais, & ſe fait honneur de les cultiver elle même.

Quand Meſſieurs nos petits maîtres François un peu mieux inſtruits, un peu plus gens de goût rendront aux talens l’hommage qu’on leur rend en Italie ; quand ils ſauront les préférer à la fadaiſe ; quand nos orgueilleux Philoſophes ne borneront plus dédaigneuſement les femmes à coudre & à tricotter ; quand les femmes riches & de qualité ne s’occuperont plus d’ouvrages qui devroient être ceux de leurs ſoubrettes ou faire gagner quelques ſous à une malheureuſe couturiere, que pour plaire aux hommes elles croiront devoir donner aux beaux arts la moitié du tems qu’elles perdent à leur toilette, qu’une plume ou un pinceau feront tomber de leur mains la navette, & le ſac à l’ouvrage, je vous proteſte que nous aurons bientôt autant de femmes illuſtres que d’hommes & que nôtre ſexe n’aura pas à ſe négliger, s’il veut conſerver toujours la ſupériorité du nombre & des talens. Voulez vous juger combien les femmes réuſſiroient facilement dans les beaux arts ? Voyez les au Théatre : combien y a-t-il plus de grands Acteurs que de grandes Actrices ? Eſt-ce la peine d’en parler ? À côté d’un Baron, d’un Quinault, d’un du Fréne, d’un la Torillere, d’un Duchemin, d’un Poiſſon, d’un Armand, n’y a t-il pas des Chammeſlé, des le Couvreur, des Deſeines, des Desmares, des Silvia, des Dumenſil, des Gauſſin, des d’Angeville, des Cleron ? Oſeriez vous deviner qui des femmes ou des hommes a porté l’art de la Déclamation à un plus haut degré d’élévation, encore un coup rendons juſtice aux femmes & rougiſſons.

Vous accordez au Sexe, l’esprit, l’aptitude aux ſciences même, mais vous lui refuſez le génie, ce n’eſt qu’à la ſeule Sapho & à une autre que vous ne nommez pas que vous accordez ce feu qui embraſe l’ame, ce feu qui conſume & dévore, pour en refuſer la moindre étincelle à toutes les autres femmes. Quant aux hommes, vous les croiez très abondament pourvus de ce feu : Il faut que la plûpart n’en faſſent pas grand cas, puisqu’ils ſe ſoucient ſi peu de le faire éclater. Diſons mieux : le génie n’eſt pas moins rare chez les hommes que chez les femmes, puisque malgré l’éducation, l’étude & les occupations ſublimes auxquels ils ſe livrent, les hommes de génie ſont encore ſi peu communs.

Pourquoi Sapho, pourquoi la femme que vous ne nommez point, pourquoi celles que j’ai citées, & dans les ouvrages de qui l’on trouvera ſûrement du génie, quand on ſera moins prévenu que vous contre le ſexe, pourquoi, dis je, ont elles leur part de ce feu qui dévore ? C’eſt que le génie eſt un don du Ciel qui ne s’acquiert point : il pourroit même reſter toujours enſeveli chez les hommes à qui la nature l’a bien voulu accorder, ſi l’éducation & le goût ne parvenoient à le développer ; ce n’eſt donc qu’après avoir donné aux femmes la même éducation que l’on donne aux hommes, qu’on pourra décider ſi la nature leur a refuſé une faveur qu’elle a accordée à un très petit nombre d’hommes. Les Lions n’ont pas plus de courage que les Liones ; ils ont peut-être plus de force ; quant à l’inſtinct, il ſemble entre tous les Animaux qu’il ſoit plus fin, plus éclairé, plus induſtrieux chez les femelles que chez les mâles.

Pourquoi le génie ne ſeroit-il pas reparti de la même façon entre les hommes & les femmes, que l’inſtinct parmi les Animaux ? Encore un coup, ne jugeons qu’après l’expérience, & nous aurons bientôt une nouvelle Accadémie des Sciences, une autre de Poëſie une autre de Peinture fondées pour des Dames. Nous aurons des Doctoreſſes en Médecine, en Droit, en Théologie même : pourquoi non, ſi nous trouvons déjà parmi elles de grandes Héroines militaires & des modeles pour les Rois dans l’art de gouverner ? Il me paroit que ces deux dernieres ſciences valent bien toutes celles où vous vous imaginez qu’elles ne pourroient atteindre. Eſt-il plus difficile d’être une Sapho que de vaincre le grand Cyrus ? Eſt-il plus facile de confondre la Politique d’un Philippe II. & de ſe faire admirer dans l’art de bien gouverner par Henri IV. & Sixte Quint, que de faire une Tragédie comme Corneille ou Racine ? Eſt il plus difficile d’avoir un grand génie dans un Cabinet, ou dans un Attelier de Peinture ou de Sculpture qu’à la tête d’une Armée comme Tomiris, Candace, Marguerite de Dannemarck & Philippine de Suéde, ou ſur le Trône & dans un Conſeil, comme Blanche de Caſtille en France, Eliſabeth en Angleterre.

Vous direz peut-être que ces Héroines ne doivent leur gloire & leur réputation qu’à la ſageſſe de leurs Conſeils ; je vous réponds moi, qu’un mauvais Conſeil peut bien tromper un bon Roi, & l’empêcher de faire le bien auquel il eſt porté, mais que les meilleurs Miniſtres n’empêcheront jamais un méchant Prince de faire du mal, un Monarque ſans génie d’être petit en tout, un Monarque imbécille de faire des ſottiſes.

Le ſexe foible hors d’état de prendre nôtre maniere de vivre trop pénible pour lui, nous force de prendre la ſienne trop molle pour nous, & ne voulant plus ſouffrir de ſéparation, faute de pouvoir ſe rendre hommes les femmes nous rendent femmes. Voilà donc ces hommes qu’il faut craindre d’avilir, ils n’ont pas la force d’être hommes & vous voulez qu’on les ménage, vous trouvez mauvais qu’on leur faſſe parler raiſon par des femmes parce que ſelon vous les femmes n’ont pas de raiſon ; mais ſuivant l’idée que vous nous donnez des hommes, ils ne ſont par plus raiſonnables que les femmes, & pour s’aſſujettir à la vraiſemblence rigoureuſe que vous exigez on ne ſe permettra plus de mettre en ſcene que des fous pour ne pas donner mal à propos de la raiſon aux hommes, puisqu’ils n’ont pas la force de réſiſter aux ſexe le plus foible, & de s’empêcher de devenir femmes.

Dites moi M., Madame vôtre Mère étoit elle du nombre de ces femmes foibles, qui ſavent métamorphoſer les hommes forts en femmelettes ? Eh bon Dieu m’allez vous dire, elle n’ouvroit la bouche que pour me prêcher la ſageſſe ! Elle ne vous conſeilloit donc pas de devenir femme ? Elle avoit donc de la raiſon : croiez vous qu’elle eut à elle ſeule ce que vous refuſez à tout ſon ſexe, détrompez vous par l’expérience, vous entendrez toutes les meres non ſeulement vertueuſes, mais tant ſoit par ſenſées prêcher toujours la raiſon & la pudeur à leurs filles ; tant qu’elles ſont dans leurs mains, ces jeunes perſonnes ſont des Agnès dont la ſimplicité la candeur & la modeſtie annoncent la ſagesſe : c’eſt avec ces qualités qu’un objet céleſte paſſe dans les bras d’un mari mondain, au bout de ſix mois, un an, l’Agnès eſt dégourdie, le mari pendant ce tems s’eſt étudié à la former pour le beau monde : il l’a fait rougir d’avoir de la pudeur, elle baiſſoit les yeux à la moindre équivoque, la plus legere indécence la déconcertoit, maintenant elle fait rire à gorge deploiée des propros les plus ſaugrenus, plus de gravelures qui la choquent dans les brochures, on peut tout lui propoſer, pourvu que ce ſoit du ton de la Cour. Le mari qui voit ſa femme univerſellement courtiſée, s’applaudit de la belle cure qu’il a faite, il en reçoit les complimens avec beaucoup d’eſtime pour lui même, & ſe regarde comme un homme envoié du Ciel pour former les Dames, & les décraſſer de la morale du couvent, plaignez vous donc à préſent M. de ce que les femmes ne ſont pas raiſonnables ; qui les rend folles, s’il vous plait, ſi non les hommes ? ſous eux mêmes comment pouroient ils inſpirer le goût de la ſageſſe au beau ſexe ?

Voici quelque choſe de ſingulier & qui ne doit pas échapper à l’attention de vos lecteurs. Vous reprochez aux femmes leur étourderie & la licence de leur conduite avec les hommes & pour les rappeller à la pudeur par l’exemple des Animaux vous allez chercher vôtre morale dans un colombier : tout vous paroit pudique dans les agaceries de la Colombe envers ſon Bien aimé. Mais M. ſi l’on voioit une belle femme ſuivre pas à pas ſon Amant comme une Colombe ſuit ſon Pigeon ; ſi lorsqu’il prendroit chaſſe elle le pourſuivoit ; s’il reſtoit dans l’inaction & qu’elle le reveillat par de Jolis coups de bec ; ſi elle faiſoit mieux enfin que la folâtre Galatée de Virgile, c’eſt à dire, auſſi bien que vôtre amoureuſe Colombe ; je ſuis perſuadé que les Caſuiſtes les plus relachés regarderoient ces agaceries comme le manege de la plus fine Coquetterie, & que nul d’entre eux, non plus qu’aucun Moraliſte ne s’aviſeroit d’y applaudir & de prendre ces grimaces pour des preuves de pudicité.

Cet inconvénient de métamorphoſer les hommes en femmes eſt fort grand par-tout, mais c’eſt ſur tout dans les états, comme Genéve, qu’il importe de le prévenir. Qu’un Monarque gouverne des hommes ou des femmes, cela lui doit être aſſés indifférent pourvû qu’il ſoit obéi, mais dans une République il faut des hommes.

Voilà par exemple un axiome politique tout nouveau, en le liſant j’ai crû d’abord que vous vouliez dire qu’il étoit indifférent à un Roi, de commander à des hommes ou à des hommes femmes, que le zele pour le ſervice & l’obéiſſance étoient les ſeules qualités néceſſaires à des peuples deſtinés à vivre ſous un Monarque bien capable de gouverner, au quel cas les petiteſſes & les ridicules des ſujets n’empêchoient pas l’État de bien aller, étant bien conduit par ſon Chéf ; au lieu que dans une République chaque Citoien ayant part un Gouvernement, il doit non ſeulement ſavoir obéir aux loix, mais même il doit être en état d’en créer & d’en propoſer de nouvelles, pour la réforme des abus qu’il apperçoit.

Un Républicain doit unir à la docilité d’un ſujet des loix, les qualités d’un grand Monarque, l’amour de la Patrie, l’intégrité, la vigilance, la modération, la ſcience militaire & politique ; il doit ſavoir, juger les Chefs qu’il doit préférer pour le bien de la République ſur des principes qui concourent à l’affermiſſement & à l’illuſtration de l’État dont il eſt membre, & au Gouvernement duquel il ſera peut-être un jour appelle. Je ne voiois dans ce raiſonnement que l’orgueil & le préjugé Républicain. Je vous le paſſois comme un vice de terroir, j’accordois au Génevois, ce que je nie au Philoſophe.

Quelqu’habile que ſoit un Monarque il ne peut gouverner tout ſeul, il lui faut un Conſeil, dont tous les membres doivent avoir les qualités patriotiques que vous ne jugez néceſſaires qu’aux Républicains : tout Monarque qui n’aura que des eſclaves ou des flateurs au lieu de Citoiens pour Conſeillers, qui n’aura que des femmes de l’un & l’autre ſexe à gouverner ſera aſſurément le plus petit des Rois. Il n’eſt donc pas indifférent pour lui d’avoir des hommes, & de grands hommes dans ſon État. Les Sulli, les Colbert, les Richelieu, les Louvois, les Turene, les Luxembourg, les Catinat, les Villars, les Maurice n’étoient pas des femmes, & la ſplendeur de la France prouve qu’il faut des hommes à un État Monarchique.

La mémoire de ces grands hommes ſe préſente trop naturellement à l’eſprit pour qu’il m’ait été poſſible d’imaginer d’abord que vous aiez avancé vôtre paradoxe autrement que pour plaiſanter : mais vôtre grande Note m’a déſabuſé, j’y vois que vous parlez ſérieuſement : vous y faites une eſpece d’éloge des femmes, pour encourager les Rois à les faire égorger ; vôtre haine pour les pauvres Dames ſe manifeſte ſi fort, qu’on peut vous appliquer la fable du Renard qui pour ſe défaire du Loup ſon ennemi aſſure au Lion que le meilleur reméde pour le rhumatiſme eſt la peau de cet Animal. Le Loup eſt en conſéquence écorché.

Remettons vôtre Note ſous les yeux du Public.

On me dira qu’il en faut (des hommes) aux Rois pour la guerre ; point du tout au lieu de 30000 mille hommes, ils n’ont qu’à lever cent mille femmes : les femmes ne manquent pas de courage elles préferent l’honneur à la vie : (c’eſt une vérité que par parenthéſe on n’attendoit pas de vous, après avoir dit le contraire tout le plus au long que vous avez pû) : quand elles ſe battent, elles ſe battent bien : l’inconvénient de leur ſexe eſt de ne pouvoir ſoutenir les fatigues de la guerre, & l’intemperie des ſaiſons : (peu de choſe, voici le reméde) le ſecret eſt donc d’en avoir toujours le triple de ce qu’il en faut pour ſe battre, afin de ſacrifier les deux autres tiers aux maladies & à la mortalité.

Ce n’eſt donc M. que lorſque les bonnes qualités des femmes peuvent tourner à leur préjudice que vous reconnoiſſez qu’elles en ont qui leur ſont communes avec les hommes, telles que le courage, la bravoure, le dévouement à l’honneur juſqu’à la mort. Du tems de Céſar les féroces Germains penſoient comme vous ſur le compte de leurs femmes, ils les menoient à la guerre avec eux ; ils étoient bien plus ſages alors, qu’aujourd’hui, n’eſt ce pas ? il faut être un Philoſophe de leur eſpece pour ſe rappeller le bon parti qu’on peut tirer des femmes.

Ô hommes, que vous êtes imbéciles, de ne pas prendre la quenouille & le fuſeau, de ne pas vous dorlotter comme on dit, pendant que vos femmes iroient ſe battre pour vous ! L’humanité y répugneroit, me diriez vous ; qu’importe dès que la Philoſophie l’approuve & le conſeille.

Eſt ce là M. une idée ſérieuſe, eſt ce un conſeil que vous donnez de bonne foi ? Qu’il eſt abſurde & cruel ! eſt ce une plaiſanterie ? Qu’elle eſt platte !

Je ne ſais ſi les Dames vous ont aſſés maltraité, pour vous engager à donner aux Rois de pareils avis ſur leur compte : mais je ſais bien que ces avis rendus publics, ne vous procureront pas les bonnes fortunes d’Alain Chartier.

Je paſſerai légerement ſur les reproches que vous faites encore au Théatre, de porter les jeunes gens à mépriſer les vieillards, le Théatre n’apprend à mépriſer que les vicieux, & lorſqu’un vieillard eſt vicieux ſon âge n’eſt pas un titre qui doive le mettre à couvert du mépris ou du ridicule ; mais il eſt juſte de faire reſpecter & applaudir des vieillards tels que le Pere du Menteur, celui du glorieux, celui de l’enfant prodigue, de Zaïre, de Guſman, de Nanine ; auſſi le fait on : conſultez tous ceux qui ont lu les ſcenes de l’aimable vieillard : combien ne leur font elles pas regretter que M. Deſtouches ſoit mort avant d’avoir achevé de traiter cet admirable caractere.

J’ay trop bien démontré, je crois, que l’amour vertueux, que vous attaquez encore ici, étoit un ſentiment louable & très digne d’occuper la ſcene pour qu’il doit beſoin de plaider de nouveau la cauſe du Parterre à ce ſujet & juſtifier l’intérêt qu’il prend à Bérénice & à Zaïre : je rougirois pour lui s’il n’aimoit pas ces deux femmes adorables autant que vous lui reprochez de le faire.

Bien plus, il me ſemble qu’il ſeroit héroïque de préférer à l’Empire une femme vertueuſe comme Bérenice & Titus cedant à l’ambition plutôt qu’à une paſſion ſi légitime ſe dégrade à mes yeux.

Je me reprocherois comme un vice honteux de mon cœur d’être ſorti d’une repréſentation de Zaïre ſans avoir pris pour elle le plus tendre intérêt : c’eſt le tribut que tout cœur vertueux doit paier à la Vertu malheureuſe. Aimer une femme vertueuſe comme Zaïre à l’excès, c’eſt aimer la Vertu comme on doit l’aimer : inſpirer cet amour par ſes ouvrages, c’eſt établir dans tous les cœurs l’amour de la Vertu : le Théatre eſt donc utile & bon par lui même, pour tous ceux qui n’y viendront que dans l’intention d’y puiſer la morale qu’il leur offre. Ceux qui n’y viennent que pour s’y faire voir, que pour y trouver des rendez-vous, que pour donner à l’Aſſemblée l’attention qu’ils devroient à la Piéce, ceux là porteroient les mêmes intentions à l’Égliſe ; ce n’eſt donc pas pour eux que le Théatre eſt fait & la ſcene n’eſt pas plus reſponſable que le Temple des abus qui s’y commettent. Je ne ſuis aſſurément pas fait pour être aimé des Dames, puiſque je remplis dignement du côté de la figure les rôles de feu M. Poiſſon : jugez M. ſi je devrois être l’avocat du beau ſexe ; vous n’êtes peut-être pis plus beau Garçon que moi : ne ſeroit ce point là la cauſe de vôtre mauvaiſe humeur ? Le Renard dédaignoit les beaux raiſins qu’il ne pouvoit atteindre : ſi cela eſt prenez de moi l’exemple de la bonne foi. Vôtre ton cinique ne vous rendra pas plus aimable, au lieu que le mien pourra du moins me faire aimer des Dames qui ne me verront pas & je ſerai content ; quand on n’eſt qu’un Magot, il faut s’en tenir à l’amour Platonique : que ſçais-je ? il ſe trouvera peut-être quelque jour une femme qui me pardonnera ma mine, en faveur de mes ſentimens : il faut voir.

CHAPITRE V.

Des Comédiens.



Quand les amuſemens ſont indifférens par leur nature, c’eſt la nature des occupations qu’ils interrompent qui les fait juger bons ou mauvais, ſur-tout lorſqu’ils ſont aſſés vifs pour devenir des occupations eux mêmes & ſubſtituer leur goût à celui du travail.

Rien de plus ſage aſſurément que ce que vous dites & les ſpectacles devroient être proſcrits s’ils entraînoient l’inconvénient que vous leur reprochez. Tout homme qui fait autre choſe que ce qu’il doit faire eſt condamnable, & j’interdis avec vous le ſpectacle à tous ceux qui le préféreront à un travail utile, à leur fortune, à leur ſanté, au bien de leur famille. Mais croiez moi, ceux qui ont aſſés peu de conduite pour venir perdre au ſpectacle le tems qu’ils devroient donner à leurs affaires, ſeroient gens à le perdre par-tout ailleurs d’une façon plus criminelle, ſi le ſpectacle leur étoit interdit. Il eſt donc à propos que cette eſpece de gens perdent plûtôt leur tems au ſpectacle que dans les Cabarets, les aſſemblées de jeu, & dans les réduits impudiques où leur pareſſe les conduiroit infailliblement, ne ſachant où porter ailleurs leur oiſiveté. Un homme laborieux n’a point de goût plus vif que celui du travail ; un pareſſeux, un libertin trouvent toujours des raiſons pour ne rien faire.

J’ay connu des gens à qui le bien de leur famille auroit éxigé qu’on fermât l’entrée des Temples. Leur pareſſe empruntoit le voile du zele & de la piété pour autoriſer leur fainéantiſe, ils avoient toujours des Indulgences à gagner dans l’Égliſe du Patron du jour, un grand Prédicateur à entendre, un Confeſſeur à viſiter. N’abuſe-t-on pas des meilleures choſes, & le vice n’eſt il pas trop adroit à ſe forger des excuſes ?

Vous vous trompez ſi vous croiez les ſpectacles préjudiciables par la nature des occupations qu’ils interrompent. Il eſt non ſeulement bon pour occuper des oiſifs & des pareſſeux qui n’interrompent leurs occupations que parce que le travail leur déplait ; mais il eſt bon encore pour amuſer les gens ſages & laborieux parce que le ſpectacle eſt en effet un délaſſement & que le plaiſir qu’il procure n’altere les forces ni du corps ni de l’eſprit, comme la plûpart des autres plaiſirs que vous indiquez. Un Artiſan, un Marchand, un homme de Cabinet n’ont pas envie de danſer à la fin de leur journée.

Le vin, les exercices violens, les femmes ne peuvent gueres convenir à des gens exténués de fatigue & ſûrement leur ſanté ſouffriroit de ce qu’ils ſeroient bornés à ces amuſemens, après un travail fatiguant & aſſidu. Le ſpectacle eſt donc l’amuſement qui leur convient le mieux : mais pour juger de ſon utilité la plus eſſentielle, conſultons M. la Politique des Céſars : elle ſert tous les jours à éclairer la nôtre. Ils donnoient ſouvent de grands ſpectacles au Peuple parce qu’il étoient perſuadés que ce genre d’amuſement étoit propre à diſtraire les gens turbulens & factieux, ceux-ci n’aiant que peu ou point d’occupation, n’auroient emploié leur loiſir qu’à former des complots dangereux. C’eſt une bonne choſe dont on pourroit, j’en conviens, reprocher aux Céſars qu’ils abuſoient ; mais dans des États bien conſtitués il ſera toujours ſage d’emploier un moien propre à rendre les factions pour auſſi dire impoſſibles, puiſqu’il détourne les oiſifs des Aſſemblées ſecrettes, & dangereuſes.

Ce moien eſt très propre à maintenir la tranquillité d’une conſtitution établie dejà, puiſqu’il établiſſoit cette tranquillité dans un nouveau Gouvernement qui ſe formoit & dont la nouveauté étoit ſi accablante pour la principale Nobleſſe de Rome. Il n’y aura ſans doute gueres de Miniſtres au monde qui n’admirent en cela la Politique des deux premiers Céſars, & qui ne penſent qu’il eſt très utile de l’imiter, ſoit dans les Monarchies, ſoit dans les Républiques.

Il ſeroit donc très ſage & très utile de multiplier les ſpectacles & les entretenir aux dépens même de l’État pour occuper & diſtraire une quantité de gens oiſifs & libertins qui ne ſachant pas s’occuper à bien faire, ont toujours le tems de faire du mal & ſont toujours prets à le faire, pour peu qu’un factieux, un ambitieux, un conſpirateur ait l’intention de profiter de leur mauvaiſes dispoſitions. Les Céſars faiſoient eux mêmes tous les frais des ſpectales, parce que tous les gens ſuspects, occupés des plaiſirs qu’ils leur procuroient, n’étoient plus alors diſpoſés à prêter l’oreille aux partiſans de la liberté. Ils étoient amuſés, il ne leur en coûtoit rien ; c’eſt là le comble du bonheur pour des fainéans. Comment leur perſuader alors qu’ils étoient malheureux ? Comment leur perſuader de ſecouer un joug qui leur paroiſſoit ſi doux à porter ? Il ſeroit donc avantageux pour tous les États du monde que les ſpectacles fuſſent non ſeulement le plaiſir des honnêtes gens & des riches, mais qu’on les mit à la portée des pauvres qui s’ils ſont incapables de former des projets factieux font au moins capables de les ſeconder.

Avec quelle avidité un pareſſeux indigent toujours amateur du plaiſir, ne ſe porte t-il pas à favoriſer des nouveautés qui pourroient lui procurer, à ce qu’il s’imagine, un ſort plus heureux & des plaiſirs qu’il déſire ſans ceſſe, ſans pouvoir ſe les procurer ? Mais ſi des ſpectacles amuſans & peu coûteux le captivent, qui ſera aſſés hardi, aſſés imprudent pour croire qu’il abandonnera ce plaiſir, pour aller s’occuper de projets dangereux qui l’en priveroient ſans doute. Ce n’eſt point quand on rit à ſon aiſe, qu’on penſe à mal faire : c’eſt quand on s’ennuie & qu’on n’a pas le moien de ſe déſennuir : quand on eſt trop pareſſeux pour trouver du plaiſir à faire bien, il eſt certain qu’on ſera toujours prêt à faire mal.

De la façon dont ſont les choſes, on ne peut élever des Théatres que dans les lieux où le nombre des gens riches ou tout au moins aiſés eſt aſſés conſidérable pour ſubvenir à leur entretien : or les gens aiſés ne ſont pas les oiſifs & les pareſſeux ; ce ſont au contraire ceux que leur travail met en état de faire la dépenſe du ſpectacle. Les Théatres ne ſont communément fréquentés que par des gens qui ſolidement occupés tout le jour, ont beſoin après leur travail d’un délaſſement honnête. Comme le nombre de ces gens là eſt beaucoup plus petit que celui des oiſifs & des paresſeux, il n’eſt pas étonnant que les Théatres ſoient plus rares que s’ils étoient fréquentés par ceux ci. Quelles fortunes ne feroient pas les Comédiens ſi les ſeuls fainéans (comme vous le dites) fréquentoient les ſpectacles ? Ils ſont par-tout en ſi grand nombre, que les ſalles ſeroient toujours pleines ; mais il s’en faut bien que ce plaiſir ſoit celui que ces gens là prennent ; il eſt trop délicat pour des goûts groſſiers & corrompus.

Le ſpectacle eſt ſi peu capable de faire des libertins & des fainéans ; il eſt ſi peu capable d’interrompre des occupations eſſentielles qu’il n’y a point de Directeur de Comédie qui ne ſe ruinât, s’il n’établiſſoit l’heure du ſpectacle ſur celle où les occupations néceſſaires des citoiens ſont terminées. Un Officier ne manquera pas la Parade, un Marchand ne quittera ni le Port ni la Bourſe, un Détailleur ſa Boutique, un Avocat le Palais ou ſon Cabinet, un Procureur ſon Étude, un Financier ſon Bureau pour venir au ſpectacle dans un tems où leur devoir & leurs intérêts éxigent leur préſence. Il faudroit donc qu’un Entrepreveneur de ſpectacle eut perdu le ſens s’il ne s’aſſujetiſſoit pas à l’heure où les occupations des principaux citoiens ſont terminées. Il y a telle ville du Royaume où la Comédie n’a jamais été jouée qu’à ſept ou huit heures du ſoir. Les Comédiens ſeroient les premiers à éprouver que le Théatre eſt préjudiciable, quand pour en faire jouir des gens ſages, on veut interrompre des occupations eſſentielles, auxquelles le plaiſir n’eſt pas capable de les faire renoncer.

Il ne faut pas beaucoup de plaiſirs aux gens épuiſés de fatigue pour qui le repos ſeul en eſt un très doux.

Auſſi n’eſt ce pas aux gens épuiſés de fatigue par des travaux corporels, qui pour gagner vingt ſous par jour, travaillent depuis cinq heures du matin, jusqu’à huit du ſoir, que les ſpectacles font déſtinés : mais à ceux dont le travail éxige plus de génie, d’eſprit, de goût, & d’induſtrie que de force, qui ne peuvent s’y livrer qu’autant que leur tête le leur permet, ſous peine d’avoir la Migraine ; ceux ci, dis je, peuvent ſe permettre l’amuſement du ſpectacle. Comme le repos eſt néceſſaire aux fatigues du corps, de même l’esprit épuiſé par le travail, demande à être delaſſé : mais ce n’eſt point par un plaiſir phiſique tel que le ſommeil, c’eſt par l’eſprit ſeul que l’eſprit peut être ranimé.

L’ame eſt un feu qu’il faut nourir,
Et qui s’éteint s’il ne s’augmente :

a ſi bien dit M. de Voltaire. Combien n’avons nous pas de profeſſions dans les quelles l’eſprit eſt néceſſaire ? Combien n’avons nous pas de gens d’esprit qui les éxercent ? La plûpart vous diront qu’après ſix ou ſept heures de travail, leur cerveau ſe deſſeche, leur imagination ſe tarit : ils ne gagneroient rien à lutter contre l’épuiſement & la fatigue de l’un & de l’autre. L’étude fatigue l’esprit, mais en ſi peu de tems que des vingt quatre heures du jour, n’en aiant pu donner que ſix ou huit au travail, il en reſte toujours ſeize ou dix huit à emploier ; les emploiera-t-on à dormir ? Non ſans doute. Qu’on en donne trois à un amuſement qui remettra l’eſprit dans ſon aſſiette, qui l’enrichira ſouvent de nouvelles idées, & qui d’un homme d’eſprit & de goût pourra faire inſenſiblement un ſage ; ces trois heures, ce me ſemble, ne ſeront pas les plus mal emploiées des dix huit de loiſir qui lui reſtent.

Ce n’eſt pas à vos heureux Montagnars à qui la culture de leurs Coteaux laiſſe le tems de faire des horloges de bois, ce n’eſt pas à ces Michels Morins, Serruriers, Menuiſiers, Vitriers, Tourneurs, & Muſiciens, qui comme les Gens de qualité de Moliére ſçavent tout ſans avoir jamais rien appris, à qui le ſpectacle eſt deſtiné, avec tant de talens à éxercer ils n’auront pas de tems à donner à leurs plaiſirs. Moliére, Corneille & tous leurs ſucceſſeurs, ne travaillent que pour ceux qui ſçavent choiſir un amuſement dont leur cœur & leur eſprit peuvent tirer avantage en ſorte qu’ils n’aient pas à ſes reprocher la perte du tems qu’ils emploient à ſe délaſſer.

Vous reprochez au ſpectacle de ſervir la vanité & la coquetterie des femmes, en ce qu’il leur offre l’occaſion de produire leur luxe & de paroître, comme on dit, ſous les armes ; mais ce n’eſt pas pour cela que le Théatre eſt fait ; ſi cette raiſon ſuffit pour l’interdire, il faut donc fermer auſſi tous les Jardins publics, toutes les Promenades, les Égliſes même ? Il n’eſt que trop certain qu’on y voit ſouvent les mêmes abus que vous reprochez aux ſpectacles, & comme diſoit en Chaire un certain Jeſuitte paſſable Comédien » on voit tous les jours dans le temple des Galans Mulieribus blandientes oculis » & ces regards lascifs ne reſtent pas ſans réplique.

L’abus des choſes ne les rend pas criminelles : corrigez les abus, ſoit ; mais ſans proſcrire les bonnes choſes dont on abuſe. Arracherez vous un arbre parce que contre l’intention du Jardinier qui l’a planté ſes feuilles nouriſſent des Chenilles ? Écraſez les inſectes l’arbre ne s’en portera qui mieux. Ce n’eſt donc pas contre le ſpectacle qu’il falloit écrire, mais contre les ſottiſes qui s’y commettent. C’étoit l’ordre & la police qu’on peut y mettre qu’il falloit indiquer, au lieu d’écrire contre toute vérité, qu’il n’en eſt pas ſusceptible.

J’aurois encore ici de quoi m’arrêter longtems & cela nuiroit à l’empreſſement que j’ai de juſtifier les Comédiens des imputations fauſſes & méchantes que vous leur faites. Si avant que de parler d’eux, je voulois réfuter toutes les abſurdités que vous entaſſez dans cinq ou ſix pages, que j’ai maintenant ſous les yeux, il faudroit que je fiſſe un in-Folio, & je n’en ai ni le tems, ni la patience, ni la volonté. L’objet le plus important pour moi eſt de me juſtifier, auſſi bien que mes Camarades des accuſations que vous portez contre nous. Je négligerai donc ces balivernes pour m’occuper du ſérieux & faire retomber ſur un vil Dénonciateur la peine & l’infamie que ſa malice & ſa mauvaiſe-foi vouloit nous faire éprouver.

Les ſpectacles, dites vous, peuvent être bons pour attirer les étrangers, pour augmenter la circulation des eſpéces, pour exciter les artiſtes, pour varier les modes, pour occuper les gens trop riches ou aſpirant à l’être, pour les rendre moins malfaiſants, pour diſtraire le peuple de ſa miſere, pour lui faire oublier ſes Chefs, en voyant ſes Baladins, pour maintenir & perfectionner le goût quand l’honnêteté eſt perdue, pour couvrir d’un vernis de procedés la laideur du vice, pour empêcher en un mot que les mauvaiſes mœurs ne dégénèrent en brigandage.

Quoi M. vous avouez que le Théatre peut faire tant de bien contre le mal, & vous pouvez hazarder d’écrire qu’il feroit tant de mal contre le bien ! Attirer les étrangers, c’eſt pour ainſi dire les mettre à contribution en faveur du païs ; augmenter la circulation, c’eſt dispenſer les richeſſes à pluſieurs, c’eſt multiplier aux citoiens les occaſions d’accroitre leur fortune ; varier les modes, c’eſt donner du pain aux ouvriers ; exciter les artiſtes, c’eſt animer & fortifier l’induſtrie ; occuper des gens trop riches ou aſpirant à l’être, c’eſt contenir les factieux dans une Monarchie, & les ambitieux dans une République, c’eſt les rendre moins malfaiſans. Si les Baladins avoient le talent de faire oublier au Peuple ſes miſeres ; ſi une Nation accablée d’un joug trop rigoureux, trouvoit dans le ſpectacle un ſoulagement à ſes maux, ne ſeroit ce pas le plus grand des biens pour cette Nation ? Mais il s’en faut bien que le ſpectacle ait cette faculté, il ne ſert au contraire qu’à indiquer la félicité du Peuple : ce n’eſt que lorsqu’il eſt heureux que les ſalles ſont pleines, ce n’eſt que lorsqu’on eſt en état de le faire, qu’on donne de l’argent à ſes plaiſirs : donc plus le ſpectacle ſera fréquenté plus on en doit conclure, que le Peuple eſt heureux.

Si l’intention des Auteurs étoit de faire oublier ſes Chefs au Peuple : ſi ces Chefs ſecondoient cette intention, pour faire oublier leurs manoeuvres, ils ſeroient les uns & les autres bien mal-adroits, puisque tous nos Poëmes ne pourroient qu’opérer préciſément le contraire. Toutes nos Tragédies & nos Comédies s’élèvent contre la Tyranie & contre tous les vices qui tendent à l’appreſſion, tel que le zele aveugle des Fanatiques, l’hipocriſie des Tartuffes, l’avarice des Financiers, la rapacité de leurs ſous ordres, les friponneries des ſuppôts ſubalternes de la Juſtice, tout cela n’eſt pas propre, je crois, à aveugler le Peuple & à lui faire oublier ſes Chefs, s’il a lieu de s’en plaindre : ne diroit on pas au contraire qu’on ait pris à tâche d’éclairer les Chefs ſur leur devoir, & le Peuple ſur ſes droits ? La manière de repréſenter les hommes au Théatre n’eſt elle pas bien capable de faire diſtinguer au Peuple les Titus, les Aureles, les Antonin, les Henri IV. des Néron, des Calligula, des Maximien, & des Borgia ? Maintenir & perfectionner le goût quand l’honnêteté eſt perdue, c’eſt rendre encore un ſervice. Le goût peut ſubſiſter très bien avec l’honnêteté & ne rempliroit pas ſa place ; mais en ſuppoſant l’honnêteté perdue, c’eſt faire encore un très grand bien que de nous conſerver le goût.

Si le ſpectacle couvroit d’un vernis de procedés la laideur du Vice, ce ſeroit un très grand mal, & vous avez grand tort de mettre cet Article au rang des avantages qu’on peut tirer de la ſcene. À Paris comme à Genêve, il convient au Théatre de montrer le Vice dans toute ſa laideur, & c’eſt ce que font nos Auteurs, comme je vous l’ai prouvé. Mais ſi le ſpectacle empêche que les mauvaiſes mœurs ne dégénèrent en brigandage ; il eſt dès lors d’une utilité univerſelle, puisqu’il y a partout des gens de mauvaiſes mœurs. Indépendamment de ceux qui naiſſent dans le païs, la France, l’Italie, l’Allemagne en vomiſſent de tems en tems ſur les bords du Lac, il eſt donc eſſentiel à Genêve d’avoir un ſpectacle, puisque vous lui accordez une ſi grande vertu, que celle d’empêcher le progrès des mauvaiſes mœurs. Eſt ce que la nature du climat changeroit cet antidote en poiſon, & ferez vous concevoir à quelqu’un que ce qui peut arrêter les progrès des mauvaiſes mœurs d’un côté puiſſe en être le principe ailleurs.

De ces dernières réflexions il réſulte que vous êtes comme à l’ordinaire en contradiction avec vous même. Ici le ſpectacle eſt bon pour les bons, & mauvais pour les méchans, là il eſt dangereux pour les bons, & bon pour les méchans : les efforts que vous faites pour détruire cette contradiction ſont ſi vains, ils m’obligeroient à tant de redites, que je croirois faire tort au lecteur de ne pas lui laiſſer en appercevoir lui même la foiblesſe. La contradiction vous a frappé ; elle auroit dû vous convertir ; mais l’amour propre eſt difficile à vaincre. Paſſons maintenant à des reproches plus graves & plus déshonnorans dont il vous plait de noircir les Comédiens : les voici.

I. Les gens de ſpectacle des deux ſexes, ſont ſi récalcitrans & ſi libertins qu’il eſt impoſſible d’imaginer & d’établir des loix capables de les contenir.

II. Les Comédiens font métier de ſe contrefaire, & s’il eſt parmi eux quelques honnêtes gens, ils auroient horreur de reſſembler aux perſonnages qu’ils repréſentent quelquefois, donc il eſt honteux pour eux de ſe charger de ces rôles, & l’obligation dans laquelle ils ſont de ſe contrefaire, les avilit.

III. Ils ſont habitués au ton de la galanterie, ils jouent quelquefois des rôles de fripons, donc ils abuſeront de leur talent dans l’un ou l’autre genre, pour ſéduire de jeunes perſonnes, ou pour voler de vieilles dupes, ou des jeunes gens de famille qui auront quelque commerce avec eux.

IV. Une preuve de leur baſſeſſe, c’eſt que les moindres Bourgeois rougiraient de les admettre en leur compagnie.

Je répons à cela, que quelque libertins, quelque récalcitrans que ſoient les hommes contre les loix, en les ſoutenant avec vigueur on les fera reſpecter des plus mutins. Les Théatres au lieu d’être réſervés à d’honnêtes gens éxcluſivement, ſemblent être redevenus le refuge du libertinage.

On paie mal une partie des ſujets néceſſaires ; on les abandonne à la dépravation de leurs mœurs ; on la protège même en quelque ſorte, pour les dédomager du peu de ſalaire qu’on accorde à leurs talens. Une danſeuſe, une chanteuſe des Chœurs de l’Opéra de Paris ne peut aſſurément pas avec quatre ou cinq cent livres d’apointement, ſubvenir aux frais de ſon entretien, & à ceux qu’elle eſt en même tems obligée de conſacrer au Théatre. Une honnête fille qui voudroit ne vivre que de ſes talens & non de ſon libertinage pourra-t elle prendre ce parti ?

Quelles ſont donc celles qui ſe produiront au Théatre de l’Opéra, ſi non des femmes qui projettent de ſe dédomager au dépens de leur honneur du peu de fortune que le ſpectacle leur laiſſe eſpérer ? Ce n’eſt donc point parmi les femmes ſubalternes du ſpectacle que je vous conſeille d’aller chercher la Vertu. Dans aucun état de la vie, elle ne s’unit gueres avec l’extrême pauvreté. Si la Police étoit trop ſévere à l’égard de nos figurantes & de nos chanteuſes du petit ordre, elle ſeroit injuſte puiſqu’elle exigeroit l’impoſſible, puiſqu’elle contraindroit à bien vivre des perſonnes à qui leur état en refuſeroit les moiens : mais ſi les loix s’étendent juſqu’à regler les appointemens de chaque ſujet en ſorte que le Théatre lui procure ſuffiſamment de quoi vivre, c’eſt alors qu’elles pourront s’appeſantir avec juſtice ſur les gens de mauvaiſe vie attachés au ſpectacle, comme ſur les autres citoiens dont les mœurs ſont corrompues.

Tout le monde a beſoin de gagner ſa vie, & tout ſujet à qui les regles en retrancheront les moiens, pour le punir de ſa mauvaiſe conduite, que l’on chaſſeroit avec infamie du ſpectacle, deviendroit un exemple qui retiendroit ſes conforts dans leur devoir. Quatre obſtacles, s’oppoſent à l’annobliſſement du ſpectacle & à la pureté des mœurs qui le juſtifieroit.

Premierement le mépris injuſte ſuggeré par des reglemens qui ne devroient plus ſubſiſter & par la prévention & le fanatiſme des Cagots & des hipocrites. Secondement la liberté qu’on laiſſe aux Comédiens, de mener à peu près la vie qu’ils veulent. Troiſiemement le peu d’ordre établi pour les mettre à couvert de la mauvaiſe-foi des Directeurs de ſpectacle, qui leur font ſi ſouvent banqueroute, & les reduiſent à des reſſources honteuſes pour ſubſiſter. Quatriemement le peu d’éducation qu’une bonne partie des gens de Théatre ont reçue.

Des loix très ſimples peuvent remédier à tous ces abus, j’en ai fait l’objet d’un autre ouvrage que celui-ci, & j’en deſtine l’hommage à Nos Seigneurs le Gouverneur de Paris, & les quatre premiers Gentilshommes de la Chambre du Roi, comme prépoſés à la Police & ſpectacles. Les regles que j’établis ſont fondées ſur l’expérience, & j’oſe les aſſurer d’avance qu’en les appuiant du poids de leur autorité, elles remédieront à tous les abus que l’on peut reprocher au Théatre.

Je me ſuis attaché à rendre le ſpectacle décent & reſpectable à en faire une reſſource pour des orphelins bien nés à l’éducation desquels on emploieroit certains fonds indiqués. J’indique en même tems les moiens, d’appliquer au profit de l’État le produit du ſpectacle qui excederoit les frais de l’entretien, & ce n’eſt pas un ſi petit objet qu’on le penſe, quoique j’aie eu ſoin de ménager dans mon plan une ſituation très avantageuſe à mes Confreres. Ce n’eſt pas ici le lieu de détailler ces grands objets ; je vous donnerai ſeulement le précis de quelques regles par leſquelles il eſt infaillible que les mœurs ſe rétabliroient ſur la ſcene & que les Comédiens & les Comédiennes s’habitueroient à pratiquer les vertus qu’ils ſont chargés d’embellir aux yeux des Spectateurs. Pour détruire le préjugé établi contre l’état de Comédien je propoſe le projet d’une requête au Parlement, par laquelle en repréſentant à cet Auguſte Corps, que l’Égliſe elle même s’étant relachée en faveur des gens de ſpectacle, & leur permettant par-tout ailleurs que dans certains Dioceſes de France l’uſage des Sacremens, cet illuſtre Sénat ſeroit ſupplié de ſe relacher de même en conſidérant que les motifs qui avoient donné lieu à l’excommunication & à l’enregiſtrement de la Bule contre les Comédiens ne ſubſiſtant plus, la peine ne doit plus exiſter non plus. Sublatâ cauſâ tollitur effectus.

Nous ne jouons plus les Miſteres, nous ne joignons point des abominations à des ſpectacles ſacrés, l’objet des ſucceſſeurs des Confreres de la paſſion contre qui l’Égliſe à lancé ſes foudres, étoit moins d’attirer le Peuple pour l’inſtruire & l’édifier que de procurer aux Spectateurs l’occaſion de ſe livrer au plus infâme débordement, & de leur faire paier le plus cher qu’ils pouvoient, les commodités qu’ils procuroient aux crimes.

Aujourd’hui la Police entretient la décence & le reſpect dans ce ſpectacle. Les Auteurs ſoumis à des Cenſeurs irréprochables, & au ſcrupule ſévere du Magiſtrat ne peuvent plus ſe permettre que le langage de la Vertu & le talent d’inſtruire en amuſant. Que des Chefs auſſi reſpectables que le Gouverneur de Paris & les quatre premiers Gentilshommes de la Chambre, chargés de la conduite des ſpectacles du Roi, croient leur gloire intéreſſée à ne commander qu’à des citoiens & non pas à des gens proſcrits ; qu’ils daignent appuier de leur ſollicitation auprès d’un Sénat auſſi éclairé qu’équitable & parmi les principaux membres duquel ils ſont comptés, la Requête des Comédiens d’aujourd’hui pour faire ceſſer la proſcription dont on punit en eux la mémoire de crimes qu’ils n’ont jamais commis & que la Police les empêchera toujours bien de commettre, il eſt facile de préſumer que cet Auguſte Corps ne balancera point à prononcer en leur faveur : interprete indulgent des loix, il en adoucit toujours la rigueur dès que la moindre circonſtance l’autoriſe à les mitiger.

Il diſtingue avec ſagacité l’intention du Légiſlateur du texte de la loi, & ne la ſoutient dans toute ſon étendue que quand l’abus qui la fit naître ſe préſente tout entier à ſon activité.

Serons nous donc les ſeuls Cliens contre qui la lettre de la loi prévaudroit ſur les lumieres de cet illuſtre Tribunal & ſur le ſiſtême de modération & d’humanité qu’il s’eſt impoſé pour jamais.

Vous ſentez bien M. qu’une Requête pareille obtenant un Arrêt favorable, les Comédiens ravis de pouvoir ſe compter au nombre des Fideles & des Citoiens chercheroient à mériter ces titres, d’autant plus que la faveur de l’Arrêt ne s’étendroit que ſur ceux qu’une conduite irréprochable en rendroit dignes.

La Police au contraire pourſuivroit avec chaleur nos Phrinès, nos Laïs, & nos Rhodopes ; quelque talent qu’elles euſſent étant mieux paiées & peut-être trop paiées ſur-tout dans l’Allemagne elles ſeroient plus criminelles, & par conſéquent expoſées à des chatimens plus graves. Leurs Diamans ſeroient vendus au profit de l’Hôpital dans lequel on les enfermeroit comme les autres femmes impudiques pour les y faire pleurer leur égarement & leur infamie ſans eſpoir de remettre jamais le pied ſur la ſcene.

Si une Baladine oſoit venir lutter de magnificence au Palais Roial avec des Princeſſes, ſi l’objet de ce faſte étoit d’y négocier plus avantageuſement ſa turpitude je voudrois qu’elle ne ſortit de la promenade que pour être conduite à St. Martin[4].

Voilà ſans doute un moien très efficace pour inſpirer le goût de la pudeur & de la modeſtie aux femmes de Théatre.

Si l’on pourſuivoit avec la même ardeur les vices des Comédiens, que tout libertin, tout ivrogne, tout joueur, tout fainéant fut privé de ſon emploi ſans eſpoir d’y rentrer, qu’il fut puni plus griévement ſi le cas y écheoit, ils s’obſerveroient forcément & la néceſſité de ſe conduire en honnêtes gens leur en feroit contracter l’habitude.

Mais on a la barbarie de les abandonner à ux mêmes, on n’a donc rien à leur reprocher car quelles fautes peut on imputer à ceux à qui l’on n’a preſfcrit aucuns devoirs.

C’eſt de la qu’il arrive que bien des Comédiens ſe conduiſent aſſés mal pour autoriſer le préjugé établi contre leur profeſſion, ils n’ont aucuns Chefs aſſés reſpectables en province pour leur en impoſer, ceux qui ſe mettent à leur tête ſont leurs égaux, & n’ont aucun titre pour leur commander. Quoique munis d’engagemens réciproques les contractans de part & d’autre ſe diſputent à qui en infirmera les clauſes, delà le déſordre dans les diſpoſitions des Piéces, les difficultés ſuggerées par la jalouſie, la malice, ou l’intérêt, diſputes de rôles, prétentions, &c.

On s’adreſſe dans certains cas à l’aſſemblée des Comédiens du Roi comme au Tribunal compétent : vingt déciſions différentes ſe ſuccedent tantôt en faveur de l’un tantôt en faveur de l’autre. Des Juges qui n’ont point de Code ſont rarement d’accord, les chambres de ce Tribunal ne font pas toujours asſemblées. Chacun des arbitres eſt ordinairement intéreſſé dans la queſtion : Juge & partie tout enſemble il prononce donc comme le veut ſon amour propre & ſon intérêt : chaque Senateur décide pour celui des deux plaideurs dont les prétentions ſeroient les ſiennes en pareil cas. Orgon de Paris décidera pour Orgon de province & Pasquin Préſident pour la ſemaine ſuivante décidera à ſon tour ſur la récrimination en faveur de Pasquin ſon Collegue. D’où l’on peut conclure que le même désordre regneroit à Paris qu’en province, ſi le nombre des ſujets & la ſubdiviſion des emplois ne levoit bien des difficultés, outre celles que l’autorité du Gentilhomme de la Chambre en exercice applanit ſur le champ. Pour diriger une Troupe de province comme celle de Paris il faudroit que celle là fut compoſée du même nombre de ſujets que celle ci & c’eſt ce qui n’arrive jamais. On ne peut donc pas s’autoriſer des uſages du Théatre de Paris, il eſt d’ailleurs aiſé de presſentir ſur les Arrêts d’un tel Aréopage qui n’a pas même l’autorité de les faire exécuter, qu’elle fera la conduite des Chicanneurs.

Delà ces Disputes qui vont quelquefois jusqu’à l’effuſion du ſang. Ces embarras inſurmontables qui ruinent les Entrepreneurs & qui ſervent encore de prétexte à ſa mauvaiſe foi, puiſqu’il en eſt ſouvent l’Auteur ; delà cette pareſſe des Comédiens qui les ſoustrait à l’étude & fait fuir le Public ennuié de voir toujours repréſenter la même choſe ; delà la miſere qui réduit quelques Comédiens mépriſables à emploier pour vivre, toutes les reſſources que la baſſeſſe de leurs ſentimens leur ſuggere. Delà enfin les dégoûts qui prennent à ceux qui penſent mieux, & qui quittent un métier dont de tels aſſociés anéantiſſent tous les agrémens, ou les obligent de chercher dans le païs étranger à emploier leurs talens plus honorablement & plus tranquilement que dans leur Patrie.

Rien de plus aiſé que de remedier à tous ces abus, le moien eſt de regler pour jamais un Repertoire général tel que celui dont j’ai fait un modèle dans mon Mémoire, ce Repertoire général eſt diviſé par colomnes avec ces titres 1. noms des Perſonnages de la Piéce, 2. qualité des rôles, 3. noms des Acteurs qui doivent les repréſenter, 4. noms des Acteurs qui les doivent repréſenter en cas de néceſſité. Vous liſez donc ainſi ſur une même ligne par exemple : Harpagon, rôle à Manteau, M. Duchemin, en cas de beſoin M. de la Torilliere ; ainſi des autres, chaque rôle étant doublé par l’Acteur en ſecond de celui à qui le rôle eſt deſtiné en premier.

On peut donc facilement extraire de ce Repertoire général un Repertoire particulier de tous les rôles d’un meme genre pour en compoſer un Emploi dont on charge un ſujet quelconque : ce Repertoire particulier ſeroit joint à ſon engagement & ſigné de lui, en ſorte qu’il ſeroit tenu d’en remplir tous les rôles ſans exception & perdroit le droit de former aucune prétention ſur l’emploi des autres, comme on n’en pourroit former aucunes ſur le ſien.

La malice & la pareſſe ont toujours des resſources, un rôle déplait, on ne le ſçait pas ou l’on ne veut pas l’apprendre, on eſt malade à propos, on s’excuſe ſur ſa mémoire. Je fixe par mon projet le tems qu’un Comédien doit donner à chaque rôle pour le bien ſçavoir ſous peine d’amande conſidérable. l’Acteur allegue une maladie, on a lieu de ſoupçonner ſa mauvaiſe volonté, je fais jouer ſon rôle par un autre à qui l’on paie une bonne gratification aux dépens du malade imaginaire. L’opiniâtreté s’en meſle, la mauvaiſe volonté domine, la mauvaiſe conduite éclate & ſcandaliſe, je révoque.

Croiez vous ces moiens impuiſſans pour asſujettir les Comédiens ? Il ne s’agit plus que de dépoſer dans des mains capables une autorité ſuffiſante pour les faire exécuter & reſpecter ; & mes gens ſont tout trouvés.

Pour encourager les Comédiens & leur ôter les prétextes qui ſemblent autoriſer leur libertinage j’ai eu ſoin de leur ménager un avenir ſi avantageux dans mon Plan qu’on ne pourroit plus s’en prendre qu’à leur mauvaiſe inclination & non pas à l’inquiétude du ſort qu’il doivent prévoir, quand leurs talens ſeront éteints, du libertinage auquel ils pourroient ſe livrer.

Les Comédiens du Roi ſont ceux auxquels j’ai dû équitablement penſer d’abord, j’ai remarqué que ces Meſſieurs pendant les dix premieres années des vingt de ſervice qui leur acquierent la véterance & la penſion, ſont forcés vu la foibleſſe de leurs honnoraires de contracter des dettes qu’ils ont peine à acquitter pendant les dix dernieres années qu’ils ſont au Théatre & qu’il leur en reſte encore à paier ſur la penſion de retraite que ſa Majeſté leur accorde. Ce n’eſt aſſurément pas l’intention de ce grand Roi que ceux qui l’ont ſervi vingt ans & que l’âge prive de cet honneur ne ſoient pas heureux dans leur retraite, afin donc que ceux ci jouiſſent de ſes bontés ſans abuſer de ſa généroſité, voici le moien que j’ai imaginé pour tirer encore parti de leurs talens même dans le tems qu’ils ne les exerceront plus.

On ôtera aux hommes la penſion de cent piſtoles qui leur eſt deſtinée pour la donner aux femmes qui ſeront parvenues à la véterance ; enſorte qu’elles auront deux mille livres de rente dans leur retraite au lieu de mille ſeulement ; & les hommes en dédomagement auroient une Direction de Comédie dans les principales Villes du Royaume, laquelle leur vaudroit trois mille livres & ſeroit prélevée ſur les produits du ſpectacle. Si les infirmités éxigeoient la retraite abſolue de ce Directeur il jouiroit d’une retenue de cent piſtoles ſur la penſion de ſon ſucceſſeur.

Voilà donc des Chefs trouvés, ces Chefs ſeroient ſubordonnés à la Direction roiale, & ne pourroient rien innover dans la dispoſition du ſpectacle. Soumis eux mêmes au Reglement, ils ne pourroient étendre leur autorité au-delà des bornes qui leur ſeroient preſcrites ni ſe piquer d’une indulgence préjudiciable au bon ordre dont ils ſeroient comptables en premiere inſtance aux Gouverneurs, aux Intendans, aux Chefs des Parlemens, aux Subdélegués ou autres Magiſtrats ou Prépoſés qu’il plairoit à la Cour d’indiquer. Ceux ci veilleroient ſur-tout à la Police extérieure & à la ſatisfaction publique & tout ce qui regarderoit la police particulierer du ſpectacle à l’égard des Comédiens ſeroit jugé en dernier reſſort par la Direction roiale.

Chaque Directeur entretiendroit une Correspondance reguliere avec elle & l’informeroit de la conduite des ſujets dans chaque Troupe : il eſt bien ſûr qu’elle les jugeroit avec l’équité & l’impartialité qu’on doit attendre d’un Tribunal compoſé de juges auſſi reſpectables & ſi fort au deſſus de la corruption & de la prévention : la Direction ne s’en rapporteroit pas toujours aveuglément au Directeur particulier, puisqu’il auroit lui même des Surveillans reſpectables, & comme par le Plan que j’établis les Troupes paſſeroient annuellement d’une ville à l’autre ce ſeroit ſur le témoignage unanime de defférens Directeurs, que la Direction roiale prendroit ſon parti ſur le compte d’un ſujet.

Aucune Troupe ne pourroit ſe former, aucun Comédien ne pourroit s’y engager que de l’aveu de la Direction générale elle même après avoir éprouvé les talens de chaque ſujet. On éviteroit par là l’inconvénient trop ordinaire d’engager des ſujets dont les talens ne répondent presque jamais à la réputation qu’ils ſe ſont faite. L’Entrepreneur trompé n’a aucun droit de réclamer contre un engagement fait de loin & ſa ruine en réſulte.

Ce n’eſt point à des particuliers à qui je confierois le Privilege & l’entrepriſe du ſpectacle ; Ce ſeroit aux Corps de ville, Prevots des Marchands, Maires, Capitouls, Échevins à qui l’entrepriſe ſeroit confiée, à l’exemple de l’Opéra de Paris. Ces Corps ne cherchent point à s’enrichir aux dépens des Décorations ou des habits du Théatre, comme fait un particulier qui fonde ſa fortune ſur ſon œconomie. Ce ſeroit l’unique moien de faire jouir les Provinces de ſpectacles auſſi brillans que la Capitale ; & j’indique les resſources néceſſaires pour les entretenir avec plus de magnificence, quoiqu’avec bien moins de frais qu’à l’ordinaire.

Les Seigneurs chargés de la Direction des ſpectacles dans les différentes Cours de l’Allemagne aiant mon regiſtre dans les mains ne ſeroient plus expoſés à ſe laiſſer prévenir par de mauvais ſujets qui les obſédent, les conſeillent ſouvent au préjudice de leurs Confreres : on tire ceux ci de leur emploi, on les prive de rôles qui leur feroient honneur : on les dégoûte & l’on regarde comme humeur & mauvaiſe volonté le chagrin qu’ils laisſent paroître à cauſe de la mortification qu’on leur a donnée. Le Directeur ſe prévient ainſi mal à propos contre un bon ſujet qui plairoit s’il étoit à ſa place & qui déplait parce que des Conſeils perfides l’en ont fait tirer.

Ce n’eſt pas offenſer M.M. les Directeurs des ſpectacles des différentes Cours de l’Allemagne, que de dire que la plûpart ne ſont point au fait des uſages théatrals. Ils ſe croient obligés de conſulter un Comédien & le plus honnête homme d’entre eux ne manque jamais d’amour propre ; il eſt donc probable que ſes avis tourneront toujours à ſon avantage particulier & au préjudice de ſes Confreres en général.

Avec mon Répertoire un Directeur peut ſans être au fait du Théatre décider à coup ſûr ſans le ſecours d’aucun Conſeiller, puisque le devoir de chaque ſujet s’y trouve prescrit & que non ſeulement le nom du rôle qu’on doit jouer eſt indiqué, mais encore le nombre de vers que ce rôle contient eſt ſpécifié pour mettre le Directeur eſt état de juger du tems qu’on doit donner à l’étude ; pour qu’on n’ait pas lieu d’alléguer mal à propos la longueur du rôle. Tous les prétextes que la pareſſe, la jalouſie peuvent oppoſer ſont detruits : toute eſpece de déſordre anéanti par la police que j’indique & par conſéquent le Directeur en état de conduire ſon ſpectacle ſans avoir beſoin d’autres lumieres.

Pour éteindre parmi les Comédiens, cet amour du luxe qui vous ſcandaliſe, la Direction roiale pourroit leur prescrire de porter un uniforme propre & modeſte. L’entrepriſe des ſpectacles étant déclarée roiale par-tout le Roiaume, les ſujets ſeroient conſidéres comme penſionnaires du Roi & des Éleves deſtinés à le ſervir de plus près, lorsque leurs talens affermis par l’étude & l’exercice, les auroient rendus dignes d’être admis dans la Troupe du Roi.

J’ôte en même tems à des gens ſans talent, ſans capacité, ſans crédit, & ſans moien la liberté de s’établir effrontément Directeurs de ſpectacles & par conſéquent de tromper des ſujets qu’ils ſont hors d’état de paier & avec les quels ils oſent contracter des engagemens que rien ne cautionne.

J’ôte encore à une quantité de gens l’envie de ſe faire Comédien malgré Minerve puisque je propoſe de n’en recevoir aucun qui n’ait reçu une éducation telle que cette profeſſion l’éxige & qui n’ait fait une épreuve rigoureuſe de ſes talens, avant que la Direction lui accorde une place dans quelque Troupe que ce ſoit. De cette façon on purgera le Théatre d’un nombre infini de ſujets qui aviliſſent le ſpectacle, dégoûtent le Public & éloignent de ce parti bien des honnêtes gens qui ne rougiroient pas de le prendre, ſi l’aſſociation de pareils Confreres ne juſtifioit l’opinion que bien des gens ont conçue contre tous les gens de Théatre.

J’indique encore bien d’autres moiens pour prévenir tous les abus qu’on a pû jusqu’à préſent reprocher avec juſtice au ſpectacle & vous avouerez peut-être, qu’en ſe bornant aux moiens que j’indique ici, les Comédiens ſeroient forcés de tenir une conduite regulière : alors n’aiant plus de reproches à leur faire, à quel titre les mepriſeroit on ?

Mais, direz vous, leur vertu ne ſera qu’apparente : la crainte des chatimens, de l’infamie & de la pauvreté ſeront les motifs de leur bonne conduite ; au fonds ils n’en auront pas le cœur moins corrompu. Ce ſoupçon peu charitable peut être fondé au moment de l’établiſſement des loix que je propoſe : les Comédiens dont la conduite n’aura pas été reguliere jusqu’alors pourront bien ne ſacrifier qu’à la crainte leurs mauvais déportemens ; mais au moins ne donneront ils plus de mauvais exemples aux nouveaux Comédiens, & ceux ci à qui les places ne ſeront accordées déſormais qu’en conſéquence de leur éducation, & de leur bonne conduite ne pourront être taxés d’hypocriſie : habitués à bien vivre les loix prescrites aux gens de ſpectacle ne leur paroîtront point trop rigoureuſes puisqu’elles ſont les mêmes auxquelles tous les autres citoiens ſont aſſujettis & habitués.

Si les Comédiens donc rappellés dans le ſein de l’Égliſe par des Paſteurs éclairés, rendus par le Parlement à la ſociét , honnorés de la protection du Roi, appuiés & contenus par des loix ſéveres & bien éxécutées, continuent d’être mépriſés par des imbéciles, ils en ſeront dédomagés par l’eſtime des honnêtes gens, des gens ſages & ſans préjugés, qui ſavent lire au fond des cœurs, admirer, chérir & honnorer la Vertu par-tout où elle ſe trouve. Les ſots à la longue ſont forcés d’imiter les ſages, & les Comédiens jouiront un jour de l’eſtime univerſelle, quand bien même tous les Philoſophes de Genéve ſe réuniroient à déclamer contre eux, le Public ſourd à leur criailleries, les laiſſeroit aboier à la Lune.

Un Bourgeois, dites vous, craindroit de fréquenter ces Comédiens qu’on voit tous les jours à la table des grands, oui un Bourgeois Janſeniſte, ignorant & cagot. Au reſte avez vous vu beaucoup de Comédiens gémir de l’éloignement des Bourgeois : n’amuſons nous pas aſſés de gens pour que quelques uns nous amuſent à leur tour. C’eſt pour nous un paſſe-tems que les déclamations des bigots, & l’impertinence de quelques Bourgeois imbéciles & fripons par état, qui oſent dédaigner des gens qui valent beaucoup mieux qu’eux.

Ces ſots ſont ici bas pour nos menus plaiſirs.

Où les Bourgeois d’ailleurs prendroient ils le droit de mépriſer les Comédiens ? Ceux d’entr’eux qui ont un peu de ſens commun, s’en tiendront à dire, c’eſt qu’ils ſont excommuniés. Ils ſe garderont bien de les attaquer du coté des mœurs & de la probité. En effet un Procureur, un Marchand, un Commis ſavent bien que s’ils reprochoient aux Comédiens leurs mauvaiſes mœurs, ceux-ci ſeroient autoriſés à leur reprocher leur mauvaiſe foi. Ils aiment donc mieux s’appuier d’un titre reſpecté mais injuſte, que d’un titre mieux fondé mais qu’on peut faire valloir réciproquement contre eux.

Les maneuvres de la Chicane, les friponerie, de la Finance, les fourberies du Commerce, la rapacité des uns, les banqueroutes des autres, le libertinage clandeſtein de tous, ſont ſans doute auſſi condamnables que l’inconduite d’une partie des gens de ſpectacle.

Il ſemble que ce ſoit un reproche que vous vouliez faire aux Comédiens que d’être admis à la table des Grands & que cette faveur vous faſſe conclure qu’il faut que les hôtes & les convives ſoient également corrompus pour ſe trouver enſemble : il y a pourtant une diſtinction bien eſſentielle à faire. Ceux qui invitent à leur table une chanteuſe des Chœurs, ou une figurante des ballets de l’Opéra, ou toute autre femme de Théatre qui n’a pas des talens diſtingués, n’invitent que rarement les hommes à ce repas ; ils y ſeroient de trop, eu égard à l’objet de la partie, & aux amuſemens qui ſuivront le deſſert : vous pouvez penſer de ces Grands là tout ce qu’il vous plaira ; mais ceux qui invitent auſſi bien les Comédiens que les Comédiennes, dont la table eſt toujours environnée de Dames vertueuſes & d’hommes reſpectables, n’ont aſſurément pas le même objet que les premiers lorsqu’ils admettent un Acteur ou une Actrice célèbres à ce Cercle. L’accueil qu’ils font à un Comédien, eſt un hommage qu’ils rendent à des talens diſtingués. Ne croiez pas que ce ſoit pour égaier l’aſſemblée ; cela ſeroit bon ſi tous les Comédiens avoient l’hilarité d’un Armand, d’un Poiſſon, d’un Préville, ou d’un Carlin, mais un Baron, un Du fresne, un Grandval, un Saraſin, un Le Kain ne ſont pas plaiſans : c’eſt pourtant eux qui jouiſſent le plus ſouvent de l’honneur d’être admis à la table des Grands ; & par quelle raiſon ? Par la même qui y fait admettre un Crébillon un Voltaire, un Van-loo, un Bouchardon, un Rameau. Ces gens là ne ſont pas invités pour faire les plaiſans, c’eſt que l’amour propre eſt flaté du talent d’autrui, & que comme diſoit le généreux Montecuculli du grand Turéne : un grand homme fait honneur à l’homme, & qu’on ſe fait honneur à ſoi même en leur faiſant honneur.

Tenez par exemple : tout Arlequin que je ſuis, je ne ſuis plaiſant qu’au Théatre, & quoique des gens du plus haut rang m’aient fait l’honneur de m’admettre pluſieurs fois à leur table, ils ne m’ont jamais trouvé bouffon, je me ſuis toujours piqué de n’y être que raiſonnable, & je ne me ſuis point apperçu que cela les ait refroidi à mon égard.

Quant à quelques idiots de Bourgeois, n’allez pas vous imaginer que moi ni aucun de mes conſorts, qui penſent à ma maniere, ſoions bien mortifiés de ce qu’ils ne veulent pas nous admettre à leur potage : bien loin de regretter leur ſoupe, je ne leur offrirois pas la mienne ; & je connois tel Notaire, tel Eccleſiaſtique, tel Bijoutier en vogue, tel riche Négotiant, tel Sousfermier & tel Fermier général chez qui je rougirois toute ma vie d’avoir dîné. Il y a pourtant de prétendus grands Philoſophes qui ne dédaigneroient pas d’être en liaiſon avec eux. Ils peuvent penſer de moi tout ce qu’ils voudront & dire de moi tous enſemble ce que j’aurai le plaiſir de dire moi ſeul de chacun d’eux en particulier. Et que m’importe à moi qu’un faquin me mépriſe.

On doit ſe faire honneur quand on eſt raiſonnable, du mépris de trois ſortes de gens, des coquins, des Catins, & des ſots.

Je ne voudrois pas qu’on s’imaginât ſur ce que je viens de dire que je mépriſe la Bourgeoiſie en général ; je ſais combien cette claſſe renferme de bons citoiens, de gens vertueux & reſpectables.

Je ſais que le Cabinet de beaucoup de Négotians eſt l’azile de la bonne foi, & que beaucoup d’entre eux partagent le zele patriotique avec nos plus braves Guerriers.

Un Roux de Corſe eſt aux yeux des ſages un homme auſſi reſpectable, auſſi eſſentiel à l’État qu’un brave Lieutenant Général, & je partagerai toujours mon hommage & mon reſpect à tous les deux ; je ſuis d’ailleurs bien ſûr que des hommes de cette trempe ne s’amuſent pas à mépriſer les Comédiens ; leur ame toute grande qu’elle eſt, eſt trop pleine d’idées ſublimes pour laiſſer place à un ſentiment auſſi petit & auſſi ridicule que le préjugé établi contre nous dans la petite imagination des ſots.

Sparte ne ſouffroit point de Spectacle. Ce n’eſt pas une raiſon pour en conclure que les ſpectacles ſoient mauvais.

Quelle quantité de bonnes choſes le Législateur de cette République féroce n’a-t-il pas rejettées ! Les ſpectacles étoient abſolument contraires à ſes vûes : il n’auroit prêché que l’humanité, & cette qualité du cœur eſt incompatible avec le metier de Soldat, que faiſoient tous les Spartiates. L’art de tirer bien droit, & de tuer quelqu’un avec grâce, voilà l’unique talent qu’on admira à Lacédémone, & le ſeul objet de l’étude de ſes citoiens ; Étude barbare que les ſanguinaires admirateurs de Licurgue n’ont que trop perfectionnée.

Un Légiſlateur plus philoſophe auroit montré aux hommes à s’aimer & non pas à ſe battre. Pen & Confucius, voilà deux ſages, ſi non en Religion du moins en morale. Jeſus Chriſt n’a jamais fait de Code militaire. L’Évangile ne prêche que la paix, la charité, le pardon des offenſes, & l’amour du prochain.

Quoi de plus contraire à des loix qui font de tout un Peuple une Armée : il faut être bien peu Chrétien, pour me vouloir faire admirer un Légiſlateur auſſi barbare que Licurgue.

Obſervez cependant que ce Légiſlateur n’a pas plus proſcrit les Théatres que les autres plaiſirs ; & conclure de ſon attention à éloigner de ſa République ce genre d’amuſement, qu’il eſt très dangereux, c’eſt conclure en même tems que les plaiſirs que vous permettez à vos Génevois ne le ſont pas moins puiſqu’il les proſcrivoit auſſi. Le vin dont vous faites ſi bien l’apologie n’étoit pas plus du goût de Licurgue que vos Cercles particuliers. La ſeule danſe qu’il permettoit à ſes gens étoit un exercice militaire au ſon des inſtrumens & qui ne reſſembloit point du tout au Bal que vous établiſſez ſi comiquement ſous la direction d’un Magiſtrat.

Vous citez en vain les loix Romaines contre les Comédiens puiſqu’ils ont pour eux les loix Grecques. Au reſte les impudences du Théatre latin ne pouvoient entrer dans la bouche que de gens impudens : on les mépriſoit quelque bien qu’ils jouaſſent parce qu’il falloit avoir très peu d’honneur pour ſe charger de bien exprimer les choſes les plus impudiques : Ce n’étoit point le talent des Acteurs qu’ils pouvoient appliquer à d’autres objets, qu’on mépriſoit, c’étoit leurs perſonnes. Les Attellanes ſans contredit étoient des Drames écrits avec décence, puiſque la jeune Nobleſſe de Rome s’honnoroit en les repréſentant : en effet devoit on déroger en récitant des Poëmes deſtinés à faire aimer la Vertu ? Les Comédiens François font la même choſe aujourd’hui, ils doivent donc jouir de la conſidération que leur délicateſſe leur a méritée, s’ils ont quitté les farces indécentes pour des Poëmes dictés par la raiſon & la ſageſſe ; on doit donc les traiter en honnêtes gens, & leur rendre les priviléges qu’on accorde dans la ſociété à tous les bons citoiens.

Les Dames Romaines, les jeunes Sénateurs s’oublierent juſqu’à rendre l’hommage le plus éclatant aux Acteurs, ils les conduiſoient comme en triomphe du Théatre à leur logis : on leur faiſoit enfin des honneurs qu’on n’accordoit qu’à peine aux Chefs & aux défenſeurs de la République.

C’étoit un abus qu’il falloit réformer, & qui donna lieu à la publication d’un Édit. Cet Édit n’empêcha pas Ciceron d’eſtimer, d’aimer & de défendre Roſcius, ni les Édiles de le paier ſuivant ſon mérite.

Si les Comédiens avoient été flétris par des réglemens très ſages, lorſque l’indécence l’effronterie, la ſatire & la calomnie empoiſonnoient toutes leurs repréſentations, ils furent eſtimés quand ils ſe contenterent de jouer les ridicules, & de faire haïr les vices en général, ſans attaquer les perſonnes. On porta trop loin l’eſtime qu’on leur accordoit : on réforma cet abus par un Édit : devant comme après on ſe conduiſit ſagement : on n’attaqua point les ſpectacles parce qu’on étoit convaincu qu’ils étoient bons en eux mêmes ; on attaqua ſeulement l’abus qu’on faiſoit d’une bonne choſe. Les remédes pris à propos ſont utiles, appliqués ou pris ſans raiſon, ils ſe convertiſſent en poiſons ; qu’on ceſſe donc d’oppoſer à l’honneur des Comédiens, des réglemens devenus injuſtes puiſque la cauſe qui les dicta ne ſubſiſte plus. Qu’on ſe garde bien en même tems, de leur donner une trop haute opinion d’eux mêmes ; qu’on les conſidere, qu’on les eſtime , qu’on les accueille ; mais ſans les carreſſer exceſſivement : qu’on les traite ſeulement comme on traite les honnêtes gens, avec diſtinction mais ſans entouſiasme : alors on ne verra pas des mœurs moins pures ſur le Théatre, que dans tous les autres états de la Société, ſur-tout ſi l’on ſoutient avec vigueur les regles que je viens d’indiquer. Il s’en faut bien qu’elles ſoient auſſi difficiles à faire exécuter que la loi preſcrite contre les Duels. Il eſt bien difficile de détruire une opinion univerſellement reçuë comme un ſentiment de vertu ; opinion ſi enracinée qu’on rougiroit de ne pas la ſuivre, quoiqu’on en ſente toute l’abſurdité. La loi contre les Duels n’eſt pour ainſi dire qu’une demie loi, & vous le démontrez ; au lieu qu’il ne manque rien aux regles que je preſcris au Théatre pour y établir le bon ordre & le rendre reſpectable. À l’égard des Duels, il ne s’agiſſoit pas ſeulement d’empêcher de ſe battre, il s’agiſſoit d’empêcher en même tems qu’un brave, en ſe ſoumettant à la loi, ne paſſât pas pour un lâche : or c’eſt ce qu’on ne pouvoit empêcher ; ſe taire tout à fait c’étoit ſe compromettre ; permettre le Duel dans certains cas, & ſous l’autorité de vôtre Cour d’honneur, c’eſt expoſer à la mort celui des deux Champions qui a raiſon, & qui par conſéquent devroit toujours être vengé. Vôtre moien ne vaut donc pas mieux que la loi qu’il attaque.

Il ne tiendroit qu’à moi de me faire honneur dans vôtre eſprit : le moindre petit écolier de Droit, un Clerc de Procureur même pourroit ſelon vous ſans trop d’effort de génie compoſer un Code ; rien n’eſt à vôtre avis plus aiſé : Je me ſuis aſſis quelque fois ſur les bancs du Collége de Cambrai, j’ai même barbouillé groſſe & minnute chez le Procureur ; je puis donc me croire un petit Solon, & vous le faire croire auſſi. N’ai-je pas imaginé des loix pour le maintien de la police & des mœurs parmi les gens de ſpectacle. Vous établiſſez une Cour d’honneur, vous lui prescrivez ſa conduite, vous vous érigez en Légiſlateur de ce Tribunal. Puisque j’ai le même droit que vous ; puisque j’ai tous les titres que vous croiez ſuffiſans pour être auſſi Légiſlateur, je caſſe vôtre Cour d’honneur ſi elle ne ſuit pas les documens que je vais lui preſcrire. Soions de bonne foi pourtant, malgré toutes mes lumieres ce n’eſt par moi qui les ai imaginés ces documens. Un Officier Livonien priſonnier de guerre à Berlin, discutoit cette matiere il y a quelques jours avec un de mes Amis, celui-ci déploroit la barbarie du point d’honneur & des Duels, il s’efforçoit de trouver des moiens à preſcrire à l’humanité pour obvier aux détours dont on ſe ſert pour éluder le Reglement de Louis XIV. L’Officier lui communiqua une idée, qui n’eſt peut-être pas ſans incovéniens, mais qui miſe en exécution retiendroit infailliblement mieux les faux braves que tout autre reglement qui ait paru jusqu’ici. L’abus, dit il, qu’il s’agit de détruire eſt barbare, & la juſtice devoit emploier ſelon moi quelque choſe du caractere de ceux qui s’y livrent. Vis-à-vis d’un ennemi barbare le droit de guerre autoriſe la barbarie par repreſailles : tout agreſſeur eſt donc l’ennemi vis-à-vis du quel la loi doit emploier ce droit ; mais comme la perte de l’agreſſeur ne juſtifieroit pas la bravouvre de l’offenſé, nôtre Légiſlateur voudroit que tout homme qui ſe croiroit offenſé s’adreſſât à un Tribunal compétent avant que de tirer ſatisfaction, & que l’offenſe prouvée, il obtint le droit de ce faire juſtice par un Duel : telle ſeroit la loi du Combat ; ſi l’agreſſeur tuoit l’offenſé il ſeroit pendu, ſi l’offenſé tuoit l’agreſſeur il ſeroit libre, eſtropié tous deux, une penſion de la part de l’agreſſeur à l’offenſé, l’agreſſeur blesſé ſeul, tant pis pour lui : tous deux ſeroient punis de mort pour s’être battus ſans l’aveu du Tribunal. Deffenſe ſous peine de la vie à tous particuliers non militaires ou prépoſés de la juſtice, de porter des Armes quelconques.

Cette loi, j’en conviens, eſt terrible, elle eſt même injuſte en un ſens, puisqu’elle ſemble lier les mains de l’agreſſeur vis à vis de l’offenſé : mais c’eſt dans cette injuſtice même que conſiſteroit ſon efficacité ; c’eſt un reméde violant, mais que la nature du mal obligeroit d’emploier. Cette loi terrible contiendroit les faux braves, même par le défaut d’équité qu’on peut lui reprocher. Il n’eſt perſonne qui ne tremblât dans une dispute, d’être reconnu pour agreſſeur ; & pour échaper à cette qualification on attendroit toujours d’être inſulté. Le bénéfice de la loi ſeroit toujours préférer la qualité d’offenſé à celle d’offenſeur. Si l’on oſoit ſe battre tête à tête, & que les combattans fuſſent dénoncés, ils ſeroient ſans rémiſſion punis de mort auſſi bien que les témoins volontaires de leur combat.

L’inſulte faite entre quatre yeux n’en ſeroit pas une à moins que l’inſultant n’allât ſe vanter de l’avoir faite. L’inſulte alors deviendroit publique, & l’offenſé ſeroit en droit de ſe pourvoir : ſi l’offenſeur ne s’en vantoit pas il y perdroit le plaiſir barbare des Dueliſtes : plaiſir qui ne conſiſte qu’à ſe vanter d’avoir convaincu quelqu’un de lâcheté ou de peu d’adreſſe, & de ſe faire regarder comme un homme avec lequel il eſt dangereux d’avoir à faire.

Il n’eſt point d’abus qu’on ne détruiſe quand les loix qui les proscrivent ſont aſſés ſéveres, & qu’elles ôtent toute reſſource au délinquant. Vous avez donc eu tort de conclure de ce qu’une loi qui n’a pas aſſés prévu pour retrancher l’abus qui l’a fait naître, que toutes les loix aient la même inſuffiſance, & qu’il ne ſoit pas poſſible de faire reſpecter les bienſéances & la Police aux Comédiens, parce que l’on n’a pas ſçû empêcher les Duels. Pour que l’on pût être de vôtre avis il falloit ne pas faire appercevoir ce qui manquoit à la loi de Louis XIV. puisque c’étoit fournir à ceux qui vous liront une réponſe qui coule de ſource. Ce ne ſont pas les mœurs qui ſont cauſe que la loi n’eſt pas exécutée, c’eſt que cette loi eſt mal faite & ne conclut rien contre celles qui le ſeront mieux.

Un ſpectacle & des mœurs, ce ſeroit un ſpectacle à voir. Je vous le donnerois moi, ce ſpectacle là, un grand nombre de mes Camarades auſſi. Il n’eſt pas rare autant que vous croiez : Je l’ai donné ſur le Théatre de Rennes, ſur celui de Strasbourg, je l’ai donné depuis aux Cours de Bayreuth, de Munich, de Vienne & de Berlin, & je le donne aſſurément gratis : le ſeul prix que j’en attens eſt l’eſtime que des ſpectateurs équitables & ſenſés ne peuvent me refuſer. J’ai partagé avec nombre de mes Confrères les témoignages glorieux de l’eſtime, & de la bienveillance de graves Magiſtrats, d’illuſtres Militaires, de Princes, de Princeſſes qui font profeſſion de ne les accorder qu’à des gens dont les mœurs ſont pures & la conduite irréprochable.

Je me nomme, & les lieux où j’ai paru, faites moi ſouffrir la honte d’un démenti ſi j’ai tort, informez vous, & je paſſe condamnation ſi vous n’êtes pas forcé d’avouer que je ſuis infiniment plus honnête homme que vous. Oui M. & j’inſiſte, plus honnête homme que vous, ce n’eſt pas beaucoup dire ; vous verrez tout à l’heure. La plaiſante diſtinction que vous faites du talent & du métier de la célébre Oldfield, l’un ne ſuppoſe-t-il pas l’autre, & jouiroit on du talent, ſi l’Acteur n’en faiſoit pas ſon métier ? Les Anglois ont honnoré cette Actrice d’un tombeau parmi ceux des Rois, ils ont voulu encourager par là tous ceux qui font le même métier à tacher par leur talent de mériter le même honneur. Il n’y a point de profeſſion qu’il ne ſoit honteux, ridicule & préjudiable de mal exercer ; mais quand on l’embraſſe avec le talent qu’elle éxige, on l’honnore au lieu d’en être honnoré.

Quel cas fait on d’un Médecin, d’un Prédicateur, d’un Avocat, d’un Peintre, ou d’un Muſicien ignorant ? Ce n’eſt donc pas le métier qui honnore, mais le talent avec lequel on s’y diſtingue. Tout homme qui attend ſon honneur des titres dont il eſt décoré, s’il les poſſede ſans les mériter, n’eſt aux yeux des ſages, qu’un Baudet chargé de Reliques : je ſuis fort étonné qu’un Philoſophe, au moins ſoit diſant, éxige de la profeſſion des Comédiens, qu’elle les honnore par elle même, ſans aucun mérite de leur part, tandis que les profeſſions les plus honnorifiques ceſſent d’être honnorables pour ceux que leur incapacité & leur métalent en rendent indignes. Encourager le talent par des honneurs, c’eſt honnorer, c’eſt autoriſer ſans doute la profeſſion dans la quelle ce talent eſt néceſſaire ; donner le bâton de maréchal à de braves Lieutenants Généraux, les combler d’honneurs & de biens, c’eſt encourager les jeunes Officiers, c’eſt honnorer leur profeſſion en recompenſant ceux qui l’exercent avec diſtinction.

Si nous avions aujourd’hui des Cicéron qui plaidaſſent pour nos Roscius, on les entendroit ſans doute s’élever contre le préjugé qui avilit la profeſſion de ceux-ci, & s’efforcer de rendre les honneurs à des talens qu’on attaque aux dépens de la raiſon & de la Vertu.

Prenez y garde M. ce n’eſt pas lorsque les Jeux Sceniques furent inſtitués qu’ils furent avilis, ils étoient des actes de Religion, dont les Acteurs étoient les Miniſtres : on les conſidéroit donc, comme des gens conſacrés au ſervice des Dieux ; ce n’étoit pas alors que le Préteur diſoit : Quisquis in ſcenam prodierit infamis eſt.

Ce fut lorsque ces ſpectacles ſacrés devinrent profanes & impudiques, qu’ils furent abandonnés aux talens des esclaves & de gens déjà mépriſés avant de monter ſur la ſcene ; ce fut pour empêcher les honnêtes gens d’exercer une profeſſion licentieuſe, de ſe confondre avec des hommes vils, pour inſulter par des ſatires odieuſes & perſonnelles les meilleurs citoiens, & allarmer la pudeur par l’exécution de rôles infames, tant par le ſtile que par les vices des perſonnages qu’ils repréſentoient. On ne voioit ſur la ſcene latine que des Paraſites, des Mercures, des Appareilleuſes & des Courtiſanes. N’auroit il pas été honteux que des gens de l’un & de l’autre ſexe euſſent rempli de pareils rôles aux yeux du Public. On avoit donc raiſon de proscrire le Théatre : les légiſlateurs vouloient inſpirer de l’horreur pour l’image des mauvaiſes mœurs, elle étoit ſi nue cette image, qu’il n’eſt pas concevable comment le Sénat n’eut pas l’autorité de l’effacer tout à fait : mais le goût effréné d’une Populace corrompue lui interdiſoit ſans doute cette entrepriſe.

La diſtinction accordée aux Attelanes, prouve toujours que les loix ne s’elevoient pas contre les ſpectacles comme mauvais en eux mêmes, ni contre des Acteurs honnêtes gens, & des Piéces où les mœurs étoient reſpectées. La loi des Romains ne fait donc rien pour vous ; ſi vous en abuſez, nous pouvons nous prévaloir de celle des Grecs qui honnoroit le Théatre, & ſur-tout d’une qui deffendit ſous peine de la vie de propoſer de toucher à des ſommes conſidérables deſtinées aux ſpectacles, même pour la deffenſe de la Patrie dans le tems qu’Athênes étoit aſſiegée par Philippe.

Les premiers ſpectacles qui parurent en France furent édifians, auſſi leurs Acteurs furent ils honnorés ce titres & de privileges : ils ne repréſentoient que les Miſteres ou le Martire de quelque Saint : devenus moins devots & plus avares, ils affermèrent leur Théatre à des Farceurs infâmes, on leur reproche quelque part à eux mêmes d’avoir allié des ſpectacles impudiques & des ſcenes lascives aux objets les plus dignes de vénération.

L’Égliſe s’éleva avec raiſon contre des abus ſi ſcandaleux ; elle excommunia non ſeulement les Comédiens, mais encore les ſpectateurs. L’objet de l’excommunication n’étoit pas ſans doute de proscrire les ſpectacles décens & raiſonnables ; mais ſeulement ceux qui n’offroient aux yeux qu’un mélange des choſes ſaintes avec les plus ſcandaleuſes, & des prophanations auſſi choquantes pour la raiſon, que contraires à la pureté des mœurs.

Si les ſpectacles ont eſſuié la même révolution à Paris que dans l’ancienne Rome, s’ils ont été ſacrés dans leur origine, & s’ils ſont devenus impudiques dans la ſuite, il n’eſt pas étonnant qu’ils aient été autoriſés, reſpectés & honnorés lors de l’Établiſſement : il eſt encore moins ſurprenant qu’ils aient été fletris lorsqu’ils ſont devenus l’École de l’infamie & de l’impureté : plus on prouvera que la proſcription des Acteurs fut légitime alors, plus on établira les droits de ceux du tems préſent à l’eſtime publique & à la ſociété. Vous avez trop ſenti que la profeſſion des Comédiens d’aujourd’hui vous donnoit peu de priſe contre eux ; il a fallu que vous alliez fouiller dans leur conduite particuliere de quoi vous autoriſer à dire du mal de leur état : il ſe peut fort bien que dans le leur, comme dans tous les autres les honnêtes gens ne ſoient pas le plus grand nombre : c’eſt ce qui ſera cependant ſi tôt qu’on le voudra. Il ſeroit injuſte d’appliquer à leur profeſſion leur déreglement, après ce que j’ai dit des cauſes du déſordre qui regne entre eux, & qui dépendent abſolument du défaut de police. Achevons de disculper leur profeſſion des nouveaux reproches que vous lui faites d’un air ſi triomphant ; vôtre gloire n’eſt qu’un feu de paille, vous allez bientôt voir la fumée.

Qu’eſt ce que le talent du Comédien ? L’art de ſe contrefaire, de revetir un autre caractere que le ſien, de paraître différent de ce qu’on eſt, de ſe paſſionner de ſang froid, de dire autre choſe que ce qu’on penſe auſſi naturellement que ſi on le penſoit réellement, & d’oublier enfin ſa propre place. Qu’eſt ce que le talent d’un Corneille, d’un Moliére, d’un Crebillon, d’un Voltaire ? C’eſt de ſe paſſionner de ſang froid dans leur Cabinet, d’écrire autre choſe que ce qu’ils penſent auſſi naturellement que s’ils le penſoient réellement, & d’oublier enfin leur propre place. C’eſt le talent d’un Prédicateur qui prend la place d’un Apôtre, ſe paſſionne de ſang froid & dit ſouvent autre choſe que ce qu’il penſe auſſi naturellement que s’il le penſoit. Un talent n’exclut pas plus la probité du cœur de celui qui l’exerce s’il eſt honnête homme, qu’il n’y porte la Vertu, s’il eſt un homme corrompu : prétendre qu’il influe en bien ou en mal ſur les mœurs de quelqu’un, c’eſt une abſurdité ridicule & vous allez le voir ; il faut avant vous laiſſer tout dire :

Qu’eſt ce la profeſſion de Comédien ? Un métier par lequel il ſe donne en repréſentation pour de l’argent, ſe ſoumet à l’ignominie & aux affronts qu’on achette le droit de lui faire, & met publiquement ſa perſonne en vente.

Qu’eſt ce qu’il y a de honteux à ſe donner en repréſentation pour de l’argent ? Penſez vous nous faire rougir de vos ſcrupules, pourquoi donc vous y donnez vous auſſi ? Car n’eſt ce pas pour être connu perſonnellement qu’un Auteur donne ſes ouvrages au Public ? N’eſt ce pas pour l’amuſer qu’il travaille, & qu’il met ſes productions au jour ? N’eſt ce pas pour gagner de l’argent qu’un Auteur, un Avocat, un Prédicateur même ſe produiſent au Public ? Chacun d’eux ne déſire-t-il pas d’en être connu plus qu’aucun de ſes concurrens ? Si ces motifs ne ſont pas ſcandaleux de vôtre part, pourquoi le ſeront-ils de la part des Comédiens ? Quelle eſt la profeſſion qui ne doit pas nourir celui qui l’exerce ? Quel mal y a-t il à gagner ſa vie aux yeux du Public plutôt que dans ſon apartement, ſur-tout quand on la gagne avec diſtinction, qu’on ſe fait chérir par ſes talens, & qu’on ſe rend recommandable par ſes mœurs ?

Qu’eſt ce que l’ignominie, quels ſont les affronts qu’on achette le droit de faire à un Comédien ? On le ſiffle quand il jouë mal : mais ne ſiffle-t-on pas les mauvais Auteurs, en ſont ils moins honnêtes gens pour cela ? Fait on beaucoup de cas d’un mauvais Prédicateur, ou d’un Avocat imbécile ? Ne ſe moque-t-on pas d’un ignorant Médecin. Quand on ſiffle tous ces gens là, eſt-ce à leur profeſſion qu’on en veut ? Non ſans doute, c’eſt à la perſonne ſeule, c’eſt pour la punir de l’audace qu’elle a de vouloir tromper le Public, & lui faire paier des talens qu’elle n’a pas.

Ceux des Comédiens qui n’ont jamas été ſifflés ſont donc audeſſus de tout reproche ? Leur profeſſion n’a rien de honteux pour eux, puisqu’ils n’éprouvent point le désagrément qui l’avilit ſelon vous ; mais, allez vous dire, n’a-t-on jamais ſifflé des Acteurs qui ne le méritoient pas ? J’en conviens, donc leur profeſſion eſt flétriſſante par elle même, puisque quelque bien exercée qu’elle ſoit, elle les expoſe toujours à des ſifflets ignominieux : mauvaiſe concluſion. N’a t-on pas critiqué très injuſtement d’excellens Auteurs. Le mépris dont les habiles & les honnêtes gens paient des critiques injuſtes n’ajoute-t-il pas ſouvent à la gloire des Auteurs critiqués ? M.M. de Voltaire & de Crebillon perdront ils rien de leur réputation par les abſurdes critiques que vous venez de faire de leurs ouvrages ? Et quand une nuée de Corbeaux croaſſent en paſſant au-desſus d’un boccage, en écoute-t-on avec moins de plaiſir quand ils ſont loin, les chants mélodieux du Rosſignol. Ce charmant oiſeau en a-t il pour cela le goſier moins flexible & moins tendre ? En eſt il moins cher aux oreilles délicates qui l’écoutent. La Police en France, vient d’interdire les ſifflets au Parterre ; donc voilà la profeſſion des Comédiens annoblie par ce reglement. Les ſifflets étoient la ſeule cauſe de ſon ignominie, les ſifflets aujourd’hui ne ſont plus à craindre : voilà donc nôtre état devenu tout auſſi reſpectable qu’un autre, puisque le Parterre a perdu le droit de nous ſiffler.

Un Clerc pour quinze ſous, ſans craindre le hola,
Peut aller au Parterre, attaquer Attila.

La façon dont Boileau donne ici aux étourdis le droit de ſiffler les meilleures choſes, eſt ſans doute la véritable façon de le leur ôter, & ſi d’un côté les fous ſifflent au parterre ; (car ce ne ſont que les fous qui ſifflent) les honnêtes gens crient toujours, paix là ! paix ! paix ! la Cabale !

Si la Piéce ou l’Acteur les ennuie, ils ſe contentent de bailler & s’en vont. Or l’ignominie que vous reprochez aux Comédiens, ne leur étant infligée que par des fous ou des étourdis, il n’eſt pas étonnant qu’ils y ſoient inſenſibles, & qu’ils continuent d’aimer, d’estimer & d’excercer leur profeſſion.

J’adjure comme vous tout homme ſincere de déclarer à préſent, s’il découvre dans nôtre profeſſion la moindre trace d’un trafic honteux & bas de ſoi même.

Ces hommes ſi bien parés, ſi bien exercés au ton de la galanterie & aux accens de la paſſion, n’abuſeront ils jamais de cet art pour ſéduire de jeunes perſonnes ? Ces valets filous ſi ſubtils de la langue & de la main ſur la ſcene, dans les beſoins d’un métier plus diſpendieux que lucratif, n’auront ils jamais de diſtractions utiles ? &c.

Ces ſoupçons que vôtre perfidie cherche à donner de nous au Public, ſont auſſi bien fondés que ceux que quelques idiots avoient conçus contre le caractere de M. de Crebillon. Ils s’étoient imaginé, dit-il, qu’un homme qui avoit pû traiter ſi énergignement le caractere d’Atrée devoit avoir l’ame auſſi noire que ſon Héros. Vous êtes paié M. pour ſentir combien ces gens avoient tort.

Un Peintre devient il un malhonnête homme, quand il exprime avec art toute la méchanceté d’un Caligula, dans les traits qu’il lui donne. Un Hiſtorien de Néron devient il un Monſtre pour ſavoir développer avec art tous les mouvemens ſecrets de l’ame de cet Empereur déteſtable ? Non ſans doute ; ce n’eſt donc que vôtre méchanceté propre qui peut vous porter à nous appliquer les vices que nous peignons le mieux qu’il nous eſt poſſible pour les faire abhorrer. Que penſeriez vous de la maladreſſe d’un filou qui commenceroit par montrer aux gens, de quelle maniere il s’y prendra pour les tromper ? Ne ſeroit ce pas les avertir d’être ſur leur gardes. Ce ſeroit pourtant là ce que nous ferions ſi nous emploions dans le commerce de la vie, l’adreſſe & la ſubtilité que vous remarquez en nous au Théatre. Vôtre méchanceté vous ôte la mémoire : vous venez de reprocher tout à l’heure aux Comédiens de paroître ce qu’ils ne ſont pas & de revetir un autre caractere que le leur. Vous voulez ici faire craindre au Public qu’ils ne ſoient ce qu’ils repréſentent.

Quand un honnête homme avertit un autre honnête homme des moiens qu’un fripon doit emploier pour le tromper, doit on craindre que cet honnête Conſeiller ne devienne un fripon lui même, parce qu’inſtruit de tous les tons, de tous les détours, de toutes les grimaces que le fourbe qu’il accuſe, a coutume d’emploier pour tromper quelqu’un, il en fait un tableau frappant à ſon ami.

Que l’eſprit contempteur rend inconſéquent, injuſte & aveugle, car vous ne voudrez pas vous perſuader que ceux des Comédiens qui jouent les rôles de Polieucte, de Joad, de Mardochée, deviennent des Saints. Vous ne voudrez pas croire non plus que ceux qui jouent un Euphémon, un Licandre, un Ariſte, un Burrhus, un Alvarès, deviennent les gens du monde les plus vertueux : il faut pourtant convenir avec vous même ; & ſi l’emploi de chaque Comédien a tant d’influence ſur ſes mœurs ; ceux qui jouent les rôles de Saints, de Héros, & d’honnêtes gens doivent devenir des Saints, des Héros, d’honnêtes gens, comme ceux qui jouent des rôles de ſuborneurs & de fripons ſont ſelon vous, ſuborneurs & fripons. Mais vous M. qui tirez du métier des autres des inductions contre leur probité, voions un peu ſi celui que vous faites ne peut donner aucun doute de la vôtre : ſi l’inconduite de quelques Comédiens vous fait préſumer que tous leurs reſſemblent, vous m’autoriſez par cette opinion à conclure que la mauvaiſe foi d’un grand nombre d’Écrivains eſt commune à tous & par conſéquent à vous.

Il y a eu des Auteurs fripons, voleurs même, impies, obſcênes, calomniateurs & ſcélerats, & vous êtes Auteur.

Diogêne étoit Philoſophe mais Philoſophe Cinique & ſuivant la commune opinion orgueilleux autant qu’inſolent ; on voioit ſon orgueil à travers les trous de ſon Manteau & quelque bonne opinion que M. De la Motte le Vayer en ait conçue ſur quelques penſeés raiſonnables receuillies de ce prétendu Sage, on ne peut voir qu’un inſolent, un ridicule & un orgueilleux dans la maniere dont il ſe conduiſit avec Alexandre. S’il eut été véritablement ſage il auroit accepté les préſens de ce Héros, ne ſut ce que pour ſoulager les malheureux de ſa connoiſſance. Il aima mieux faire une réponſe impudente que de ſe mettre en état de faire de bonnes actions. Le véritable Philoſophe alors fut Alexandre, puis qu’il ne ſe fâcha pas & je crois qu’il eſt très louable d’avoir mieux aimé être Alexandre qu’un Diogêne.

Un Grand Prince vous a voulu paier un de vos ouvrages beaucoup plus qu’il ne vaut aſſurément ; vous ne vous êtes réſervé ſuperbement du préſent qu’il vous faiſoit qu’un peu plus de ce quil valoit & vous avez renvoié le reſte, afin qu’on put vous comparer à Diogêne ; votre orgueil a percé comme celui de votre modele ; car l’hiſtoire ne dit pas que vous aiez fait aucune demarche pour que ce trait de modeſtie & de désintéreſſement fut dérobé à la connoiſſance du Public. Ce désintéreſſement prétendu n’a trompé perſonne. Que conclure de ces deux exemples ? Que puisque vous & Diogênes êtes des Philoſophes, que tous les Philoſophes ſont des orgueilleux, des impertinens & des hipocrites ? Il le faut bien, en imitant vos conſéquences. La plupart des Hérétiques ont été des Religieux, des Pretres, des Théologiens, des Methaphiſiciens, donc tous les Religieux, les Theologiens & les Pretres ſont des Hérétiques, & vous êtes Methaphiſicien.

Ce fut un Moine qui fit l’Alcoran, ce fut un Miniſtre Calviniſte qui conduiſit ſon Roi ſur l’echaffaut & qui ſous le titre de Protecteur occupa le Trône de ſon Maître : donc tous les Moines ou les Miniſtres réformés ſont des Sergius ou des Cromwels. Quelques étourdis d’Écrivains oſent faire imprimer les dogmes du Deiſme, on renouveller les erreurs de Lucrece ; d’autres à l’abri de la rigueur de la Police par l’incognito qu’ils ont la prudence de garder, portent la corruption dans les mœurs par des écrits obſcênes, d’autres enfin politiques innocens font des Traités de gouvernement auſſi ſots qu’eux mêmes ; ils prêchent en cachette l’indépendance & la révolte : donc tous les Auteurs ſont des Lucrèce, des Vanini, des Allozia, des Machiavel.

Je ne ſuis pas aſſés imbécile ni aſſés injuſte pour adopter de pareilles conſéquences ; j’ai graces au Ciel encore aſſés de Logique pour ne pas conclure du particulier au général ; je ne proſcris point des profeſſions utiles & reſpectables à cauſe des abus qu’on en peut faire.

La friponnerie de Furetiere ne me rend point l’Académie ſuſpecte.

L’impertinence de Diogéne, ni vôtre Ciniſme maladroit, ne m’empêcheront pas de regarder les Socrates, les Platon, les Moliére, les Montagnes, les Monteſquieu, les Mirabeau, comme les amis des hommes, & les organes de la raiſon, de la ſageſſe & de la vérité.

Des Théologiens prétendus, des Hérétiques aveugles ne m’empêcheront pas d’admirer les lumieres & le zele des Peres ni l’Éloquence pénétrante & ſainte des Bourdaloue, des Boſſuet, des Flechier, des Maſſillon.

L’apoſtaſie de Sergius, l’hipocriſie, l’ambition, la cruauté de Cromwel ne me feront point voir des factieux dans des Religieux ſcrupuleux obſervateurs de leurs regles.

Je ne verrai point des Uſurpateurs futurs dans les Reformés du Roiaume de France : leur zele patriotique, la pureté de leurs mœurs, leur valeur éprouvée à laquelle le Roi vient d’accorder les honneurs militaires, que leurs opinions les empêchoient ci-devant de partager : tout cela me les fait voir tels qu’ils ſont, d’honnêtes gens & de bons citoiens.

Je ne vois pas non plus des Murſius, des Pétrone, des Ovide, des Martial dans tous nos Écrivains.

Je ne vois point dans les efforts que font des gens ſages & modérés pour éclairer le Trône & le Miniſtere ſur les abus que des fanatiques ou des hipocrites font de la Religion, ſur les exactions de certains Prépoſés ſubalternes du Gouvernement, la frénéſie de ces eſprits réformateurs qui voudroient être les Auteurs du trouble pour que leur nom paſſe à la poſterité, dût-on les comparer aux Eroſtrates. Ceux qui me paroitroient tels, je les accuſerois.

Je dénoncerois au Miniſtere public un Auteur dans les écrits duquel je découvrirois des opinions nouvelles, contraires au repos de la foi, & par conſéquent à celui de l’État. Je vous dénoncerois vous, dans les écrits de qui j’en puis montrer pluſieurs, ſi mon zele ne m’expoſoit pas à être accuſé de récriminer.

Si vous voulez faire adopter aux gens ſages, que la profeſſion des Comédiens les rend fripons parce qu’il y a des gens de mauvaiſes mœurs entre eux, prouvez avant que tous les hommes ſont des fripons, parce qu’il n’y a point de profeſſion ni d’état qui n’ait les fripons.

Qant à moi, voici ma maniere de juger. Ce n’eſt point parce que parmi les gens de lettres & les Philoſophes il y a des envieux, des plagiaires, des critiques de mauvaiſe foi, que je vous crois un malhonnête homme, c’eſt parce qu’entre tous les Écrivains du jour, vous vous diſtinguez par vôtre malice envers ceux qui vous déplaiſent : c’eſt parce que vous voulez rendre odieux des gens qui ne vous ont jamais fait de mal, c’eſt parce que vous dénigrez une profeſſion que des Saints & des Philoſophes approuvent & qu’ils encouragent : c’eſt parce que vous accuſez de mauvaiſes, mœurs & de friponerie des gens que vous ne connoiſſez que de vûe & qui ne vous ont aſſurément jamais rien volé : c’eſt par ce qu’en voulant avilir & diffamer le talent des Comédiens, vous dégoutez les honnêtes gens de l’exercer, & vous vous oppoſez ainſi à ce que cette profeſſion s’annobliſſe & ſe purifie des abus qu’on peut encore lui reprocher. Un Cenſeur ſage, honnête homme & vraiment zelé ne répand point le fiel & l’infamie ſur ceux dont les mœurs le choquent, il leur montre le chemin de la Vertu & s’en tient là : mais quelle opinion n’eſt il pas parmi d’avoir d’un homme qui quitte le Paradis terreſtre : (car la magnifique deſcription que vous faites de Genêve en donne cette idée) quelle opinion, dis je, n’eſt il pas permi d’avoir d’un petit Auteur qui quitte un ſejour ſi délicieux, pour venir inſulter une nation reſpectable, blâmer tous ſes uſages & ſes goûts, lancer des traits critiques ſur ſon Gouvernement, prêcher l’indépendance, & vanter le bonheur des Iroquois & des Caraïbes, c’eſt-à-dire l’orgueil, la férocité, la révolte, la cruauté à un Peuple accoutumé à chérir ſes Rois, & qui ſe diſtingue par ſa docilité, par ſon zele & ſon reſpect pour les loix ; Que penſer d’un petit Docteur en politique qui veut transformer le François enjoué, poli, ſournis, & fidele en Républicain dur & féroce ? Apôtre ſecret de la turbulence Anglicane, ne ſeroit-il point le précurſeur d’un nouveau Cromwel ; un pareil homme me paroit bien plus mépriſable & plus dangereux qu’un Comédien.

Je pourrois emploier en faveur de ma profeſſion tous les argumens invincibles contenus dans la lettre d’un Théologien à M. Bourſault, qui lui demandoit ſon avis ſur les ſpectacles : pour éviter la prolixité j’y renvoie le lecteur & vous auſſi. Vous ſerez un novateur bien opiniâtre ſi cette lettre ne vous impoſe pas ſilence & ne vous convertit pas.

CHAPITRE VI.

Où l’on examine ſi le Bal public propoſé par M. Rouſſeau ne ſeroit pas plus préjudiciable aux mœurs de Genêve, que le ſpectacle qu’il proſcrit..



Combien vous vous ſeriez épargné de peine M. ſi vous vous en étiez tenu au ſeul obſtacle que vous pouviez oppoſer raiſonnablement à l’établiſſement de la Comédie Françoiſe à Genêve : il vous a fallu ſuer pour entaſſer un nombre d’invectives ſuffiſant pour faire un volume : il vous a fallu gagner des migraines à faire des calculs graves & politiques auſſi faux que les principes qui vous les ont fait entreprendre. Tout ce travail vous auroit paru de trop, ſi vous aviez été bien ſûr de l’impuiſſance de Genêve à ſoutenir un ſpectacle. Quelle meilleure raiſon que l’impoſſibilité de paier pour ne pas faire de la dépenſe : quelle raiſon plus capable d’éloigner les Comédiens vos ennemis des baſtions de Genêve, que la certitude d’être mal paiés, s’ils oſoient former un établiſſement dans cette ville ? Je ne crois pas le Sénat de Genêve plus dispoſé à tromper les Comédiens en les appellant, que les Comédiens à périr d’inanition en s’établiſſant dans un deſert. Si vôtre allegation vous eut paru vraie elle vous auroit ſemblé en même tems la meilleure & la ſeule utile parmi toutes celles que vous emploiez. Il vous a donc fallu imaginer bien d’autres motifs de dégoûts pour engager vos Compatriotes à nous fermer les portes de Genêve. Vous vous êtes donc aſſis à côté du grand Sulli ; vous avez emprunté ſon ton & ſon ſtile pour dreſſer un Catalogue d’obſtacles imaginaires, d’inconvéniens frivoles & de conſeils économiques que vous prétendez qu’il auroit donné à Genêve pour en écarter les ſpectacles. Croiez moi M. on ſe ſeroit moqué de lui chez vous, comme on l’auroit fait à Paris, ſi les objets qu’il a traités ſi gravement euſſent été des détails auſſi puérils que ceux que vôtre petite politique vous fait regarder comme des monſtres.

Sulli n’auroit vû dans les ſpectacles que ce que tous les gens ſages y voient, un délaſſement utile & néceſſaire, le ſeul digne d’occuper des gens ſenſés & de leur faire moins regretter le loiſir qu’ils ſont forcés de donner à la réparation de leurs forces & de la tête & de l’eſprit. Sulli bien loin de penſer comme vous ſe ſeroit emporté contre quelqu’un qui auroit propoſé l’établiſſement d’un Bal public : Il auroit vû dans cet établiſſement tous les préjudices que vôtre préviſion fait marcher à la ſuite du ſpectacle. Sulli n’auroit pas manqué de dire : Je vois que les travaux des Genevois ceſſant d’être leur amuſement, auſſitôt qu’ils auront un Bal public, il y aura chaque jour un tems réel de perdu pour ceux qui aſſiſteront à ce Bal, & l’on ne ſe remettra pas à l’ouvrage, l’eſprit rempli de ce qu’on aura vû ou de ce qu’on aura fait ; on en parlera, ou l’on y ſongera, par conſéquent relachement de travail, premier préjudice.

Quelque peu qu’il en coûte pour ſon Écot, on paiera enfin : c’eſt toujours une dépenſe qu’on ne faiſoit pas. Il en coûtera pour ſoi, pour ſa femme, pour ſes enfans, quand on les y menera, & il faudra les y mener ſouvent par ordre du Seigneur Commis : de plus un Ouvrier ne va point dans une Aſſemblée ſe montrer en habit de travail, il faudra prendre plus ſouvent ſes habits de Dimanche, changer de linge plus ſouvent, ſe poudrer, ſe raſer ; tout cela coûte du tems & de l’argent. Augmentation de Dépenſe, deuxième préjudice.

Un travail moins aſſidu & une dépenſe plus forte, exigent un dédomagement, on le trouvera ſur le prix des ouvrages qu’on ſera forcé de rencherir. Pluſieurs marchands rebutés de cette augmentation, quitteront les Montagnons, & ſe fourvoieront chez les autres Suiſſes leurs voiſins, qui ſans être moins induſtrieux, n’auront point de ſpectacles, & n’augmenteront point leurs prix, Diminution de debit, troiſieme préjudice.

Dans les mauvais tems les chemins ne ſont pas praticables. Il fait rarement beau pendant le Carnaval, on n’interrompra point ces divertisſemens, ſuppoſés ſi édifians & ſi utiles. On ne pourra éviter de rendre la ſalle abordable en tout tems, l’hiver, il faudra faire des Chemins dans la neige, peut-être les paver, Dieu veuille qu’on n’y mette pas des Lanternes. Ici le grand Sulli feroit une réflexion » ſi l’établisſement des Lanternes & le pavage des chemins ne ſervoient abſolument qu’au Bal public, ce ſeroit une dépenſe à regretter : mais il ne reprocheroit pas au Bal public comme un nouveau préjudice qu’il auroit occaſionné, une dépenſe utile à la ſureté des citoiens & à la circulation du Commerce, au roulage des marchandiſes &c. » Les femmes des Montagnons allant d’abord pour voir, & enſuite pour être vues, voudront être parées, elles voudront l’être avec diſtinction : la femme de Mr. le Châtelain ne voudra pas ſe montrer au Bal, miſe comme celle du Maître d’Écôle, s’efforcera de ſe mettre comme celle du Châtelain, delà naîtra bientôt une émulation de parure qui ruinera les Maris, les gagnera peut être, & qui trouvera ſans ceſſe mille nouveaux moiens d’éluder les loix ſomptuaires, introduction du Luxe, cinquiéme préjudice.

Tels ſont les inconvéniens que vous voiez à la fuite du ſpectacle ; mais que le grand Sulli verroit à la ſuite d’un Bal public, il en verrait encore bien d’autres qu’il eſt bon de vous détailler. S’il voioit par éxemple un Seineur Commis préſider à vôtre Bal, quel abus, diroit il, fait on donc ici de la Magiſtrature, ne craint on point de la dégrader en la faiſant préſider à une eſpéce de débauche publique ? Elle ne peut aſſiſter dans un Bal que pour y contraindre le plaiſir ou pour y participer ; ſi c’eſt un bien que de danſer en public, & qu’une jeune perſonne mérite un prix pour avoir bien danſé ; il faut donc que tout le Sénat de Genêve apprenne à danſer auſſi, qu’il ouvre le Bal lui même pour déterminer le Public à donner la préférence à ce genre d’amuſement.

Voir un grave Sénat faire en rond une danſe,
Et ſauter dans la ſalle ainſi tout en cadence,
Cela ſeroit bien beau, Monſieur.

Je n’outre point ici le ridicule, prenez y garde. Le Légiſlateur doit l’exemple de la pratique de ſes loix ; donc le Sénat de Genêve ne pourroit ſe dispenſer de danſer lui même, pour faire danſer les autres.

Il faudroit encore qu’il imaginât des danſes dont les mouvemens & les grâces ne fuſſent pas contraires à la modeſtie : car vous voulez qu’on danſe très modeſtement : or rien n’étoit moins conforme à la modeſtie que les danſes des Spartiates lorſque les femmes s’y mêloient ; liſez plutôt l’hiſtoire. Un Menuet, une Contredanſe pour être bien danſés ne s’accordent gueres avec vos ſcrupules : un Maître à danſer ordinaire, dit toujours à ſes écolieres : Mademoiſelle, avancez la poitrine, effacez les épaules légérement, marquez ſcrupuleuſement la cadence, les yeux fixés ſur ceux de vôtre Cavalier, que tout vos mouvemens peignent avec grâce un ſentiment, ſouriez agréablement.

Tous ces principes ne vous paroitroient pas modeſtes : il faut donc imaginer une danſe exprès, ou ſi l’on danſe à vôtre Bal des Menuets & des Contredanſes, il faudra que les figurans pour être modeſtes, ſe gardent bien de porter les yeux l’un ſur l’autre : la vûe collée ſur le plancher de la ſalle, ils marchecheront comme ces petites figures Automates que les Savoiards font rouller ſur nos parquets, il ne ſera pas mauvais même pour s’aſſurer que les regards dérobés ne trahiront point la modeſtie preſcrite, d’affubler la tête de tous les danſeurs & danſeuſes d’un voile épais pour les mettre à couvert de la tentation. On ſuivroit apparemment l’uſage univerſel de l’Europe, qui a conſacré l’habit noir à la décence, & l’on obligeroit tous les danſeurs & danſeuſes de s’habiller de cette couleur, & pour que tout répondit à la gravité de l’habit, on interdiroit aux jeunes garçons cet air de diſſipation & de folie que la danſe & la muſique leur inſpire :on leur preſcriroit d’avoir la vue toujours fixée ſur le Seigneur Commis, Comme le Soldat Pruſſien ſur le Flügelman[5] en ſorte qu’ils s’exerceroient ſans ceſſe à accorder leur maintien avec la gravité de leur habit. Ô le beau Bal, ô le beau Bal !

J’obſerve un choſe : vous voulez de la modeſtie dans vôtre Bal, & vous excitez l’émulation des meres à bien parer leurs filles : eh M. ſongez donc au luxe que vous craignez tant ; ſongez que la modeſtie que vous exigez ne s’accorde pas avec une parure exceſſive. Vous voulez de la grace & de l’adreſſe, & qu’on applaudiſſe ces deux avantages dans ceux qui les auroient : ce ſeroient donc des grâces & une adreſſe de convention ? Car pour les grâces naturelles qui accompagnent les danſes de toute l’Europe, croiez moi, la ſcrupuleuſe modeſtie y trouveroit ſans ceſſe à redire.

Vous voulez que les peres & meres aient à leur tête un Seigneur Commis, & que tous enſemble compoſent un Aréopage pour juger de la modeſtie & de la danſe des jeunes gens ; mais ne craignez vous pas la prédilection des peres & meres pour leurs enfans ? Le Seigneur Commis, en ſuppoſant qu’il n’ait ni ſon fils ni ſa fille dans l’aſſemblée ſera donc le ſeul qui pourra prononcer avec impartialité, & rendre compte au Sénat de la conduite de ſes danſeurs. Il tiendra Régiſtre Journal apparemment de la façon dont chacun aura danſé, & par un acte dépoſé ſcrupuleuſement au Greffe on ſaura que tel jour, Mademoiſelle une telle a danſé un peu trop légerement, que tel autre jour, Monſieur un tel a laiſſé échapper un pas de Menuet un peu trop libidineux, on ſaura que dans tel Bal Mademoiſelle N. a choqué la modeſtie par un port de bras trop tendre, & que Monſieur N. a payé l’amande pour avoir fait connoître par un coup d’œil trop décidé, qu’il avoit pour ſa figurante en ce moment, un ſentiment plus que patriotique. Sur ce rapport toujours intégre apparemment, on accorderoit tous les ans la Couronne à celle des Filles ou celui des Garçons qui ſe trouveroit miraculeuſement exempt d’aucun de ces reproches.

Je ne ſais M. ſi ce Bal modeſte s’établira à Genéve, ſuivant vôtre avis : mais je ſais bien qu’il ne ſera jamais à couvert de l’ennui ni du ridicule.

Voions un peu maintenant quels ſont les plaiſirs que vous réſervez aux gens mariés. Le Caffé, le babil, & la médiſance aux femmes, les cotteries ou les cercles bachiques aux maris. L’Évangile veut formellement que l’homme quitte tout pour s’attacher à ſa femme ; mais vous qui vous croiez fait apparemment pour le corriger & l’interpreter, vous voulez que les hommes ne voient leurs femmes que le moins qu’il leur ſera poſſible : dans le cours de la journée, la femme occupée de ſon ménage, le mari de ſes affaires, n’auront pas beaucoup de tems à donner à l’amour mutuel. Il ſemble que le ſoir, lorſque leurs occupations ſont terminées, eſt le moment où l’attachement réciproque devroit raſſembler les Époux, pour s’amuſer honnêtement avec leur famille ; non pas ſelon vous ; la femme fera bien mieux d’aller chez ſa commere, cenſurer tout ſon voiſinage, médire à plein goſier pour l’édification du prochain & la paix des autres ménages : de peur que la luette ne lui tombe à force de caquet, on lui donnera force Caffé, Thé, Chocolat, Liqueurs fraiches &c. Les hommes iront au Cercle ſe deſſécher les poumons avec la pipe, & boire à la Suiſſe, pour édifier tous les Philoſophes de vôtre goût : édifieront-ils les autres ſages ? J’en doute : car aux yeux de tous ceux-ci & des autres gens du monde, l’ivrognerie a toujours paru un vice atroce & deshonnorant. Ils ont toujours vû juſqu’à préſent dans un ivrogne, un homme dégoûtant & ridicule, à qui l’on doit craindre de donner ſa confiance. Un ivrogne eſt ordinairement brutal imbécille, opiniâtre, hebêté, mauvais Mari, mauvais Pere, négligent, pareſſeux, très peu propre à remplir les devoirs de l’himen, & cette cordialité apparente que vous préconiſez tant, n’eſt qu’une indiſcrétion accidentelle, dont il ſe repent ordinairement le lendemain de ſa débauche.

Tels ſont les plaiſirs que vous préférez cependant au ſpectacle ; la médiſance des femmes, l’ivrognerie habituelle des hommes vous paroiſſent moins dangereux pour les mœurs que la vûe d’un ſpectacle décent, où la Magiſtrature auroit eu l’attention d’établir la modeſtie, le reſpect & la décence, tant de la part des Acteurs que de celle des ſpectateurs.

Le goût du Vin, dites-vous, n’eſt pas un crime : la maxime eſt nouvelle. Je vous ai prouvé que le goût du ſpectacle n’en eſt pas un non plus. Vous prétendez que celui qui fait de mauvaiſes actions étant ivre couve à jeun de mauvais deſſeins. Celui qui tua Clitus dans l’ivreſſe, dites vous, fit mourir Phylotas de ſang froid : qu’eſt ce que cela prouve, ſi non qu’Alexandre à jeun ou dans l’ivreſſe étoit également méchant ; mais étoit il ivre quand il viſita & conſola ſi généreuſement la famille de Darius ? Etoit il ivre quand il traitoit Porus en Roi, qu’il mettoit la Couronne ſur le front d’Ariſtodême, & qu’il admiroit le déſintéreſſement de Diogène : croiez vous le vin capable de lui avoir inſpiré toutes ces belles actions, & ne voiez vous pas qu’Alexandre ne devint cruel, même de ſang froid, que lorsqu’il devint ivrogne : Comment oſez vous avancer que le vin fait rarement commettre des crimes ; c’eſt au contraire de toutes les paſſions celle qui en fait commettre le plus, tel qui de ſang froid auroit été retenu par la crainte & la réflexion, perd l’une & l’autre par l’ivreſſe & ſe livre à toute ſa fureur que le vin anime.

Citez M. les crimes que le ſpectacle a fait commettre, citez en un, & je me rends. Examinons un peu, deux nouveaux paradoxes que vôtre amour pour le vin vous a dicté.

Le ſage eſt ſobre par tempérance, le fourbe l’eſt par fauſſeté : je dis moi, que le ſage eſt ſobre & tempérant, parce qu’il eſt ſage, & qu’un fourbe n’eſt ni ſobre ni tempérant par fauſſeté, mais par prudence & par tempérance naturelle, qualité louable qui n’exclut pas la fourberie.

Quelle preuve avez vous qu’un homme méchant dans la vin ſoit néceſſairement, également mauvais à jeun ? L’expérience prouve le contraire. Combien de gens naturellement polis bienfaiſans & doux deviennent brutaux cauſtiques & durs quand ils ont trop bû d’un coup ? Tel qui auroit craint de ſe faire une affaire parce qu’il eſt prudent ou timide naturellement, devient hardi & querelleur, quand il a la tête échauffée par le vin, qui le tire de ſon aſſiette ordinaire. Pour vous convaincre de cette vérité, jettez les yeux ſur nos ſoldats. Tels qui fremiroient à la vûe d’un retranchement ou d’une paliſſade, attaquent l’un & l’autre avec fureur & ſuccès, quand leur courage eſt animé par un verre de brandevin. En ſuppoſant d’ailleurs que le vin fasſe éclater les mauvais deſſeins qu’un méchant couvoit à jeun : il faut donc regarder comme un malheur qu’il ſe ſoit enivré car il auroit peut-être toujours couvé dans ſon ſang froid un projet funeſte dont l’exécution lui auroit paru dangereuſe, tant qu’elle n’auroit pas pû être accompagnée de certaines circonſtances que ſa prudence lui faiſoit juger néceſſaires, au lieu que l’ivreſſe l’aveuglant ſur les dangers de l’entrepriſe, ſa témerité lui fait tenter avec ſuccès ce qu’un homme à jeun n’auroit pas oſé tenter.

Voilà M. les inconveniens qui peuvent reſulter de vos Cercles de médiſance & d’ivrognerie. Vos fêtes publiques ennuieront à la fin ; vos exercices ne peuvent être des amuſemens journaliers pour des gens accablés dejà de fatigue par leurs travaux ordinaires. Vos cercles masculins ou feminins, comme je viens de vous le démontrer, ſont d’une très dangereuſe conſéquence. Quoi de plus ſage que de leur ſubſtituer le ſpectacle ; car en ſuppoſant que quelques jeunes ſpectateurs en abuſent, comme ils abuſeroient des meilleurs choſes, & qu’au lieu d’écouter Zaïre, ils ne faſſent qu’une attention luxurieuſe à ſes charmes, ils ne pécheront au moins que par penſées, mais dans vos Cercles ont eſt expoſé à pécher par penſées, par paroles , par actions & par omiſſion.

Par penſées, parce que pour égaler la compagnie on tâche de ſe rappeller de bons contes ; & qu’on réflechit ſur la façon dont on les rendra plus piquants par l’indécence des images, & l’addition de quelques réflexions poliſſonnes.

Par paroles, parce que les gens ivres ne ſont pas délicats ſur le choix des termes : les plus durs, les plus impolis, les plus grosſiers, les plus impurs, & les blasphèmes même leur font très familiers.

Par omiſſion, parce que les ivrogres à l’aſpect d’une Bouteille, oublient communément leurs affaires, renvoient tout au lendemain & faute de faire le bien qu’ils pourroient, leur intérêt & celui de leur famille en ſouffrent également.

Par action enfin, vous n’ignorez pas que les ivrognes ne ſe piquent pas de pudeur, & ſuivant vous même, ceux qui ont le cœur corrompu font dans l’ivreſſe toutes les mauvaiſes actions qu’ils ſe ſeroient interdites à jeun.

Voiez M. & jugez maintenant ſi Genêve ne gagneroit pas beaucoup à l’établiſſement d’un ſpectacle François, & ſi vous aimez vôtre Patrie comme vous dites ; n’êtes vous pas obligé en conſcience de l’obliger d’en établir un au plus vite, pour prévenir tous les maux qui pouront réſulter de vos Cercles bachiques & médiſans ? Pouvez vous imaginer maintenant que le ſpectacle ſeroit préjudiciable à vôtre République tandis que toutes les autres en tirent de ſi grands avantages : Vous mettez au nombre des reproches que vous faites à la Tragédie, qu’elle ne vous repréſentera que des Tyrans ou des Héros, qu’en avez vous à faire, dites vous : c’eſt ce que tout le monde ſeroit tenté de dire avec vous mais dans un autre ſens. Les Héros de Genêve ne lui ſeroient gueres plus utiles que ſes fortifications : mais ſouvenez vous que vous avez dit qu’il falloit des hommes & des Héros à une République : or Genêve eſt une République ; il eſt donc ſage de mettre ſouvent des Héros ſous les yeux de vos Concitoiens pour leur ſervir de modeles. Les Brutus, les Caton, les Ciceron, & tant d’autres peuvent bien, je crois, aſpirer à ce titre ? Quant aux Tyrans on n’en a beſoin nulle part : il ſuffit de les montrer ; & vous n’ignorez pas les motifs qui portent nos Auteurs à les produire ſur la ſcene : C’eſt pour en faire l’objet de l’exécration publique & quelque bien établi que ſoit à Genêve la haine de la Tyrannie, il n’en eſt pas moins ſage de juſtifier, de nourir & de fortifier cette haine par les tableaux des horreurs que les Tyrans ont ſû commettre.

Ce ne ſeroit point les devoirs des Rois qu’on vous propoſeroit d’étudier dans nos Piéces, ce ſeroient ceux de citoien : or les devoirs d’un Roi ſont ceux d’un bon citoien, le Zéle, l’attention, le courage, l’équité, le déſintéreſſement, l’amour de la Patrie ; voilà les devoirs d’un bon Roi, ceux d’un bon ſujet & d’un zelé Républicain. Ce ne ſeroit point dans la Comédie nos Marquis qu’on vous propoſeroit d’imiter, puis qu’on les joue, qu’on les tourne en ridicule, que leur fatuité eſt toujours punie, & qu’on les baſtonne même quelque fois : ſi ce ſont là des appas pour engager les gens à ſe faire Marquis à Genêve, il faut que les têtes y ſoient bien autrement tournées qu’ailleurs ; mais ſi l’on y penſe comme par-tout où l’on a du bon ſens on ſe gardera bien de s’emmarquiſer à pareil prix.

Si l’on établiſſoit un ſpectacle à Genêve il y faudroit une garde, & ce ſeroit à vos yeux un image affligeante de l’oppreſſion & de la Tyrannie ; langage de libertins qui ne voient que l’oppreſſion & la contrainte dans un objet cher aux gens ſages, puis qu’il en réſulte la paix & la tranquillité. La Police en tous lieux à beſoin de s’appuier de la force, parce qu’il y a par-tout des réfractaires, & Genêve eſt obligée comme toutes les autres Républiques, d’emploier ſans doute cette marque de la Tyrannie pour conſerver ſa liberté.

Si l’habit ſoldatesque eſt ſi funeſte à vos yeux, allez donc prêcher de ſe défaire de ſa Garniſon, puisque c’eſt pour vous un préſage de la Tyrannie, & une marque affligeante de l’oppreſſion : nous verrons ſi le Sénat ſera de vôtre avis. Je vous répète pour finir, que ſi parmi toutes vos objections, vous trouvez que j’en aie négligé quelques unes qui vous paroiſſent des plus fortes, (car j’en ai négligé beaucoup pour n’être pas obligé, comme je vous l’ai dit, de faire un in-Folio) vous me trouverez toujours prêt à répondre. S’il vous reſte encore quelques momens à vivre, je vous exhorte de les emploier à me convaincre de la juſteſſe de vos raiſonnemens ; en attendant que cela arrive, permettez moi de faire des vœux ſinceres pour vôtre Converſion.

F I N.



  1. Discours ſur la Comédie Grecque.
  2. Vous ne regarderiez pas la ſemonce de M. de Crebillon comme un ſervice, je le fais moy, & je bénis l’occaſion qui ſe préſente de l’en remercier. Je ſuis perſuadé que le Public me ſçaura plus de gré de ma reconnoiſſance qu’à vous de vôtre ingratitude.
  3. Voiez L’ami des hommes.
  4. * Priſon des femmes de mauvaiſe vie.
  5. C’eſt le premier Soldat de la premiere file de chaque Bataillon ou Pelotton qui regle par ſes mouvemens l’exercice de tous les autres.