La 628-E8/Le Départ

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Bibliothèque Charpentier — Fasquelle (p. 1-50).



LE DÉPART
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Avis au lecteur.



Voici donc le Journal de ce voyage en automobile à travers un peu de la France, de la Belgique, de la Hollande, de l’Allemagne, et, surtout, à travers un peu de moi-même.

Est-ce bien un journal ? Est-ce même un voyage ?

N’est-ce pas plutôt des rêves, des rêveries, des souvenirs, des impressions, des récits, qui, le plus souvent, n’ont aucun rapport, aucun lien visible avec les pays visités, et que font naître ou renaître, en moi, tout simplement, une figure rencontrée, un paysage entrevu, une voix que j’ai cru entendre chanter ou pleurer dans le vent ? Mais est-il certain que j’aie réellement entendu cette voix, que cette figure, qui me rappela tant de choses joyeuses ou mélancoliques, je l’aie vraiment rencontrée quelque part ; et que j’aie vu, ici ou là, de mes yeux vu, ce paysage, à qui je dois telles pages d’un si brusque lyrisme, et qui, tout à coup, — par suite de quelles associations d’idées ? — me fit songer au botanisme académique de M. André Theuriet ?

Il y a des moments où, le plus sérieusement du monde, je me demande quelle est, en tout ceci, la part du rêve, et quelle, la part de la réalité. Je n’en sais rien. L’automobile a cela d’affolant qu’on n’en sait rien, qu’on n’en peut rien savoir. L’automobile, c’est le caprice, la fantaisie, l’incohérence, l’oubli de tout… On part pour Bordeaux et — comment ?… pourquoi ? — le soir, on est à Lille. D’ailleurs, Lille ou Bordeaux, Florence ou Berlin, Buda-Pesth ou Madrid, Montpellier ou Pontarlier…, qu’est-ce que cela fait ?…

L’automobile, c’est aussi la déformation de la vitesse, le continuel rebondissement sur soi-même, c’est le vertige.

Quand, après une course de douze heures, on descend de l’auto, on est comme le malade, tombé en syncope, et qui, lentement, reprend contact avec le monde extérieur. Les objets vous paraissent encore animés d’étranges grimaces et de mouvements désordonnés… Ce n’est que peu à peu, qu’ils reprennent leur forme, leur place, leur équilibre. Vos oreilles bourdonnent, comme envahies par des milliers d’insectes aux élytres sonores. Il semble que vos paupières se lèvent avec effort sur la vie, comme un rideau de théâtre sur la scène qui s’illumine… Que s’est-il donc passé ?… On n’a que le souvenir, ou plutôt la sensation très vague, d’avoir traversé des espaces vides, des blancheurs infinies, où dansaient, se tordaient des multitudes de petites langues de feu… Il faut se secouer, se tâter, taper du pied sur le sol, pour s’apercevoir que votre talon pose sur quelque chose de dur, de solide, et qu’il y a autour de vous, devant vous, des maisons, des boutiques, des gens qui passent, qui parlent, qui s’ empressent… On ne se ressaisit bien que le soir, tard, après dîner. Encore, vous reste-t-il une sorte d’agitation nerveuse qui décuplera et grossira vos rêves de la nuit.

— Alors, me direz-vous, c’est le journal d’un malade, d’un fou, que vous allez nous donner ?

Hélas !…, cher monsieur Thureau-Dangin, quel homme – même parmi ceux qui ont le moins de génie – peut se vanter de n’être ni fou, ni malade ?



Au gré de souvenirs qui ne sont peut-être que des rêves, et de rêves qui ne sont peut-être que des impressions réelles, il est possible, après tout, que je vous mène de Cologne à Rotterdam, de Rotterdam à Hambourg, de Hambourg à Anvers, d’Anvers à Delft, de Delft au Helder, du Helder à Brême et à Dusseldorf, et que, pour arriver à ces différentes étapes, nous passions par l’Amérique, la Russie, la Chine, les lacs d’Afrique, les montagnes glacées des solitudes polaires. Mais ne vous y fiez point. En tout cas, n’attendez pas de moi des renseignements historiques, géographiques, politiques, économiques, statistiques, des documents parlementaires, édilitaires, militaires, universitaires, judiciaires… Non que je les méprise, croyez-le bien… Mais où et comment eussé-je pu les recueillir ? Il faut habiter un pays, vivre parmi ses institutions, ses usages quotidiens, ses mœurs et ses modes, pour en sentir les bienfaits ou les outrages… Or, je n’ai pu que rouler sur ses routes, comme un boulet sur la courbe de sa trajectoire.

Que les démographes et les sociologues laissent donc ici toute espérance ! Je n’ai point la prétention de leur offrir un ouvrage sérieux et copieux, comparatif de l’état des peuples, énumérateur de leurs richesses, annonciateur de leurs destinées, et qui — pour peu qu’en plus de ces connaissances respectables et chimériques je connusse intimement la concierge ou la corsetière de Madame de X…, — me vaudrait les éloges de l’Institut, et, peut-être, ce prix — ah ! que j’ai souvent souhaité — ce prix qui répond, au très gracieux, au très galant, au très décoratif nom de Reine Pou !



Je sais des gens qui ont le don d’écrire, en marge de leurs guides, au jour le jour, leurs émotions de voyage, ou ce qu’ils croient être leurs émotions ; qui vont, de salle en salle, dans les musées, un stylographe d’une main, un carnet de l’autre, le Bædecker en poche, les yeux ailleurs et l’esprit nulle part ; qui font arrêter la voiture devant une ruine historique, un point de vue recommandé, l’emplacement d’un ancien champ de bataille, pour enregistrer aussitôt une « idée et sensation », qui n’est le plus souvent que la réminiscence d’une lecture de la veille ; qui ne s’endorment jamais sans avoir inscrit scrupuleusement le compte détaillé de leurs enthousiasmes, en même temps que de leurs dépenses.

Par exemple, ceci, que j’ai lu sur un carnet oublié par un touriste dans une chambre d’hôtel :

« Visité le château de Chambord (voir description dans Bædecker…). On ne bâtit plus comme ça… Oublié les hontes du présent (Combes, Pelletan, Jaurès, Hervé)… Vécu toute la journée parmi les nobles gloires du passé… (François Ier, Diane de Poitiers, duchesse d’Étampes)… Me sens consolé, et meilleur… (à développer)… Donné deux francs au gardien, ce que ma femme trouve excessif… Acheté pour douze sous de cartes postales illustrées (montrer combien ces cartes postales grèvent aujourd’hui le budget d’un voyage). »

Ces gens-là, je les vénère. Peut-être connaissent-ils des joies supérieures que j’ignore. Mais je tiens à les ignorer, me contentant des miennes, dont je ne sais pas d’ailleurs si ce sont des joies.



J’écrirai donc ceci au hasard de mes souvenirs et de mes rêves, sans trop distinguer entre eux. Vous y verrez souvent, j’imagine, des contradictions qui choqueront votre âme délicate et ordonnée, exaspéreront votre esprit, si plein de forte logique… Qu’y faire ? C’est que je suis homme, comme tout le monde, et que rien des infirmités, des incohérences, des erreurs humaines, ne m’est étranger. De même que tous mes semblables, — qui se vantent, avec un si comique orgueil, de n’être que cœur, cerveau, et tout ailes, — j’ai un estomac, un foie, des nerfs, par conséquent des digestions, des mélancolies et des rhumatismes, sur lesquels le soleil et la pluie, le plaisir et la peine exercent des influences ennemies. Ce que M. Paul Bourget appelle des « états de l’esprit », ce n’est jamais que des « états de la matière », qui affectent diversement notre sensibilité morale, notre imagination, le mouvement et la direction de nos idées, comme les météores, qui passent sur la mer, en changent, mille fois par jour, la coloration et le rythme. Selon que mes organes fonctionnent bien ou mal, il m’arrive de détester, aujourd’hui, ce que j’aimais hier, et d’aimer, le lendemain, ce que, la veille, j’ai le plus violemment détesté. Loin de m’en plaindre, je m’en réjouis, car c’est cela qui donne à la vie son intérêt innombrable… « Il y a quelque chose que je préfère à la beauté, c’est le changement », écrit Ernest Renan, à moins que ce ne soit M. Maurice Barrès.

Enfin, je tâcherai de suivre, en toutes choses, le conseil de ce Boileau, si sottement calomnié, et qui veut qu’un beau désordre soit un effet de l’art.

Comme il doit être content, aujourd’hui, ce Boileau !



La vitesse.


Il faut bien le dire — et ce n’est pas la moindre de ses curiosités — l’automobilisme est une maladie, une maladie mentale. Et cette maladie s’appelle d’un nom très joli : la vitesse. Avez-vous remarqué comme les maladies ont presque toujours des noms charmants ? La scarlatine, l’angine, la rougeole, le béri-béri, l’adénite, etc. Avez-vous remarqué aussi que, plus les noms sont charmants, plus méchantes sont les maladies ?… Je m’extasie à répéter que la nôtre se nomme : la vitesse… Non pas la vitesse mécanique qui emporte la machine sur les routes, à travers pays et pays, mais la vitesse, en quelque sorte névropathique, qui emporte l’homme à travers toutes ses actions et ses distractions… Il ne peut plus tenir en place, trépidant, les nerfs tendus comme des ressorts, impatient de repartir dès qu’il est arrivé quelque part, en mal d’être ailleurs, sans cesse ailleurs, plus loin qu’ailleurs… Son cerveau est une piste sans fin où pensées, images, sensations ronflent et roulent, à raison de cent kilomètres à l’heure. Cent kilomètres, c’est l’étalon de son activité. Il passe en trombe, pense en trombe, sent en trombe, aime en trombe, vit en trombe. La vie de partout se précipite, se bouscule, animée d’un mouvement fou, d’un mouvement de charge de cavalerie, et disparaît cinématographiquement, comme les arbres, les haies, les murs, les silhouettes qui bordent la route… Tout, autour de lui, et en lui, saute, danse, galope, est en mouvement, en mouvement inverse de son propre mouvement. Sensation douloureuse, parfois, mais forte, fantastique et grisante, comme le vertige et comme la fièvre.

Par exemple, je vais à Amsterdam… Quand j’ai un ennui, un dégoût, simplement, pour ne plus entendre parler de M. Willy et de M. Bernstein, je vais à Amsterdam. Je décide que j’y resterai huit jours, huit jours d’oubli, huit jours de joie… Il me faut huit jours, bien pleins, pour revoir, un peu superficiellement, mais avec calme, cette admirable ville. Si huit jours ne me suffisent pas, j’en prendrai quinze… Je suis libre de moi, de mon temps… Rien ne me retient ici ; rien ne me presse là-bas.

Et je pars.

J’arrive à Amsterdam… Malgré la douceur de ma C.-G.-V., et l’élasticité moelleuse, berceuse, de ses uniques ressorts, j’arrive, un peu moulu d’avoir traversé les infâmes pavés, les offensants et barbares pavés de la Belgique, où succombèrent tant de pauvres châssis, mal préparés à affronter ces obstacles de pierre qui font, des routes flamandes, quelque chose comme d’interminables moraines… Donc, j’arrive, un matin, car je suis allé coucher à La Haye, où j’ai revu le Vivier et ses Cygnes, où j’ai respiré ce calme doux, ce calme doré qui doit me guérir de toute vaine agitation… Enfin… enfin… me revoici à Amsterdam… Je suis content… Décidément, huit jours, quinze jours… ce n’est pas assez… Je resterai trois semaines.

Je dis à mon mécanicien :

— Brossette, mon ami… nous resterons un mois ici… Peut-être plus.

Brossette sourit et répond :

— Entendu, monsieur… Alors, faut descendre les bagages ?… Tous ?

— Tous, tous, tous… Je crois bien…

— Entendu, monsieur…

— Et vous, mon bon Brossette… congé… Je n’ai pas besoin de la voiture ici…

Le sourire de Brossette s’accentue…

— Bon !… bon !… fait-il… En tout cas, j’attendrai monsieur, ce soir, pour les ordres.

— Mais non, mais non… Couchez-vous… Amusez-vous…

Et il se rend au garage.

À peine sorti de la voiture, la douche prise, le corps, des pieds à la tête, frotté à l’essence de sauge et de romarin, souple, gai, le jarret solide, je vais par la ville… Lentement, d’abord… en bon promeneur qui veut jouir des choses qu’il retrouve, qu’il aime… Ah ! quelle ville !… Quelle joie !… Quelle tranquillité en moi !… Pour la cent-millième fois, avec des phrases que je connais et que vous connaissez si bien, je bénis l’invention de l’automobile et ses incomparables bienfaits… Je me dis :

— Quelle merveille ! On part quand on veut. On s’arrête où l’on veut. Plus de ces horaires tyranniques, qui vous arrachent du lit trop tôt, qui vous font arriver à des heures stupides de la nuit, dans des gares boueuses et compliquées. Plus de ces promiscuités, en d’étroites cellules, avec des gens intolérables, avec les chiens, les valises, les odeurs, les manies de ces gens… Viendrais-je si souvent à Amsterdam, s’il me fallait subir, toute une nuit, en un wagon, l’horreur de ces voisinages et le danger de ces haleines, quand on a l’air vivifiant de la prairie, de la forêt ? Oh non !… Et les flâneries libres, les belles, les délicieuses flâneries !… Le polder, le polder !…

Et, en me disant cela, sans m’apercevoir de rien, à chaque pas qui me pousse et qui m’entraîne, je vais plus vite… encore plus vite… Mes reins ont des élasticités de caoutchouc neuf ; mes semelles, sur les pavés, les trottoirs, rebondissent, devant moi, derrière moi, comme des balles de tennis… Je cours pour les rattraper… Je cours… je cours…

Je commence par les musées, n’est-ce pas ?… par ces musées magnifiques où, devant le génie de Rembrandt et de Vermeer, je suis venu oublier les Expositions parisiennes, les pauvres esthétiques, essoufflées et démentes de nos esthéticiens… Des salles, des salles, des salles, dans lesquelles il me semble que je suis immobile, et où ce sont les tableaux qui passent avec une telle rapidité que c’est à peine si je puis entrevoir leurs images brouillées et mêlées… Et l’instant d’après, sans trop savoir ce qui m’est arrivé, je me trouve longeant les canaux, les canaux aux eaux mortes, bronzées et fiévreuses, où glissent, pareilles aux jonques chinoises, ces massives et belles barques néerlandaises qui laissent tomber, sur la surface noire, le reflet vert, acide et mouvant de leurs proues renflées.

Maintenant, me voici sur des places, dans des rues, dans des ruelles qui se croisent et s’entre-croisent, ces si prodigieusement colorées, où défilent, défilent des maisons en porte-à-faux, d’un dessin si souple, de hautes façades, étroites et pointues, qui se penchent les unes sur les autres, s’étranglent les unes entre les autres, s’écrasent les unes contre les autres. Deux fois, trois fois, j’ai traversé le Dam… Je vais toujours, et, devant les glaces des magasins, je me surprends à regarder passer une image forcenée, une image de vertige et de vitesse : la mienne.

Et ce sont des jardins, avec des massifs de tulipes… d’énormes monuments de brique… des banques comme des citadelles, la Bourse, toute rouge, encore des canaux, des canaux, des ponts, des ponts, et encore des maisons qui dansent et croulent, et, à deux enjambées de la Kalverstraat, c’est le petit béguinage catholique, invisible, silencieux, tout à fait perdu au milieu des boutiques vivantes et trafiquantes, avec sa minuscule église, ses étroits jardins triangulaires, si tristes d’être sans verdure et sans fleurs, ses petites maisons à pignon vert, au seuil desquelles, accroupies et tassées sous leurs coiffes plates, l’on voit prier et dodeliner de la tête, des vieilles très anciennes, qui ne vous regardent pas, qui ne regardent jamais rien, qui n’ont jamais rien regardé…

Je vais toujours… Ah ! c’est le port…

Le soir est venu… Il souffle un vent humide et très froid. Je n’aperçois dans la brume que des feux rouges, jaunes, verts, qui clignotent, très pâles, sur le canal… Les sirènes ne discontinuent pas de crier, comme des chiens perdus dans la nuit. Alors, je m’enfonce dans les quartiers presque inconnus de ce port, où se cachent d’affreux bouges, des musicos hurlants, toute une Inde étrange, boueuse et glacée, un carnaval mi-septentrional, mi-javanais, qui vous racle les nerfs de ses musiques aigres et traînantes, vous prend à la gorge, par ses odeurs de salure marine, de goudron, d’alcool, d’opium, de pétrole, d’oripeaux fétides, de chairs noires ou cuivrées, où, ici et là, autour d’un bras levé, d’une cheville en l’air, reluit un cercle d’or… Que sais-je ?…

Car tout est nouveau, à Amsterdam, tout vous arrête, à ses aspects multiples, tragiques et lointains… Mais je ne m’arrête pas… je ne m’arrête nulle part… Je bouscule une négresse qui s’est accrochée à moi, et, de ses grosses lèvres rougies de bétel, me souffle au visage, avec des paroles de luxure, une odeur de mort… Et je vais… je vais sans savoir où je vais… Je garde le souvenir vague de brasseries obscures et profondes, en voûte de chapelle, où des visages d’ombre et de silence regardent des foules qui passent, sans cesse, en cortèges noirs, sous des lumières aveuglantes, comme des projections de lanterne magique… Et puis rien… rien que des choses qui glissent… qui fuient… qui tournoient comme des ondes… et se balancent comme des vagues…

Rentré à l’hôtel, exténué, fourbu, la tête éclatant sous la pression de tout ce que j’y ai entassé d’images tronquées, qui cherchent vainement à se rejoindre, je n’ai plus qu’une obsession : m’en aller, m’en aller… Oh ! m’en aller…

Brossette est là qui m’attend… Il cause avec le portier. Il fait le héros… Avec des gestes imitatifs, il décrit des virages, des vitesses extravagantes, raconte des voyages admirables qu’il n’a jamais accomplis, et où son sang-froid, son audace, sa science de mécanicien m’ont sauvé de la mort… Je suis si heureux de le voir là, que j’ai envie de l’embrasser.

— Eh bien, mon bon Brossette… La voiture est prête ?

— Oui, monsieur.

— Alors… demain matin…, sept heures précises, Brossette… Nous partons… nous partons…

Brossette ne s’étonne pas… Il a l’habitude de ces brusques sautes dans mes résolutions… Pourtant, il ne peut s’empêcher – mais avec discrétion – de manifester son contentement… Je sais qu’il n’aime pas Amsterdam. Il m’a dit, un jour de spleen :

— Ça n’est pas une ville pour un chauffeur…

Il préfère Trouville, Dieppe, Monte-Carlo, Ostende… Ça, c’est des garages… Il préfère surtout l’avenue de la Grande-Armée, la vraie patrie du chauffeur.

Il me demande :

— Alors, monsieur rentre à Paris ?

— Oui, oui… Et d’un trait, Brossette… d’un trait…

— Monsieur a raison.

En se retirant, il hausse les épaules :

— Que monsieur ne me parle pas d’un pays où on tire l’essence à même un tonneau.

Et puis, lui aussi, sans doute, a le vertige, quand il n’est plus sur sa machine, la main au volant… C’est là que le calme rentre dans son âme, et dans la mienne…

Il savait si bien à quoi s’en tenir, ce malin de Brossette, qu’en dépit de mes ordres, il n’a descendu de l’auto que ma valise…

Ah ! comment faire pour attendre à demain ? car je sens que je ne dormirai pas… Malgré le calme de cet hôtel, tous mes nerfs vibrent et trépident… Je suis comme la machine qu’on a mise au point mort, sans l’éteindre, et qui gronde…

Le garage.



Charles Brossette ? Il vaut la peine d’une digression…

Mais avant que de parler de lui, je dois dire un mot du milieu où naquit et se développa cette nouvelle forme zoologique : le mécanicien.

L’automobilisme est un commerce en marge des autres, un commerce qui ressemble encore un peu à celui des tripots et des restaurants de nuit. À son début, il ne s’adressait exclusivement qu’au monde du plaisir et du luxe. Il groupa donc, fatalement, automatiquement, autour de lui, le même personnel, à peu près : fêtards décavés, gentilhommes tire-sous, pantins sportifs, échappés des albums de Sem, cocottes allumeuses et proxénètes, toute cette apacherie brillante, toute cette pègre en gilets à fleurs, qui vit des mille métiers obscurs, inavouables, que produisent la galanterie et le jeu, et dont les cabinets de toilette, les cercles, sont les ordinaires bureaux. Les « grands noms de France », soutiens des religions mortes et des monarchies disparues, qui rougiraient de pratiquer des commerces licites, s’adonnent le plus volontiers du monde aux pires commerces clandestins, pourvu que leur élégance n’en souffre pas trop, publiquement, et que s’y rassurent leurs principes traditionnels. Car il est faux de dire qu’ils déchoient, ces gentilhommes ; ils continuent. Ils se ruèrent donc sur l’automobilisme avec frénésie. Tel duc, tel vicomte, qui gagnait péniblement sa vie, en procurant à des Américains, à des banquiers enrichis, de vieux meubles truqués, d’antiques bibelots maquillés, des tableaux contestables, et, à l’occasion, des demoiselles à coucher ou à marier, se mirent à brocanter des automobiles, à décorer, de leur présence rétribuée, des garages qui se constituèrent, un peu partout, pour l’exploitation – que dis-je ? – pour le détroussement du client nouveau.

Ces garages formèrent des équipes de mécaniciens. Ils leur inculquèrent d’assez vagues connaissances sur la conduite et l’entretien des moteurs ; ils leur apprirent, surtout, à les détraquer, adroitement, comme le cocher de grande maison détraque un attelage, pour avoir à le remplacer et réaliser aussi de forts bénéfices sur la vente de l’un et l’achat de l’autre. Ils leur enseignèrent d’admirables méthodes, les trucs les plus variés, qui permissent de centupler la fourniture de l’outillage, des accessoires, de voler sur l’huile et sur l’essence, d’exploiter la fragilité des pneumatiques, comme le cocher dont je parle vole sur l’avoine, le fourrage, la paille… Ce fut une école de démoralisation où, s’entraînant l’un l’autre, le vieux lascar stimulant le néophyte timide, chacun perdit, peu à peu, le sens proportionnel de l’argent, la plus élémentaire notion de la valeur réelle de la camelote brute ou travaillée. Et ce fut si fou que ce qui coûtait, ailleurs, deux sous, valut, ici, sans qu’on s’étonnât trop, vingt francs. J’ai le souvenir d’une note où un lanternier d’automobile me comptait cent francs une simple soudure de phare, qui en valait bien trois… Tel accessoire, coté, en ces temps héroïques, quatre-vingts francs, est coté sept francs aujourd’hui dans les catalogues – illustrés par Helleu, – des maisons les plus chères. Le reste, à l’avenant.

Ils ne risquaient rien, ni le mécanicien, ni le garage, car ils tablaient à coup sûr, sur l’ignorance du client, à qui il suffisait, pour qu’il se tût, qu’on lui lançât à propos une belle expression technique :

— Mais, monsieur, c’est le train baladeur. C’est l’ arbre de came… C’est le cône d’embrayage… C’est le différentiel… Le différentiel, monsieur… pensez donc !

Contre de si terribles mots, que vouliez-vous qu’il fît ?… Qu’il payât… Et il payait… Il se montrait même assez fier d’avoir acquis le droit de dire à ses amis.

— Je suis ravi de ma machine… Elle va très bien… Hier, j’ai eu une panne de différentiel…

Aujourd’hui que le commerce de l’automobilisme se développe de tous côtés, amène une concurrence formidable, tend à rentrer dans les conditions normales des autres commerces, les garages voudraient bien refréner le mal qu’ils ont déchaîné… Ainsi les escrocs arrivés, les cocotes vieillies aspirent à l’honorabilité d’une existence décente et régulière. Dans l’espoir de faire disparaître une partie de ces abus qui finissaient par les discréditer, eux aussi, la chambre syndicale des constructeurs d’automobiles a décidé de refuser impitoyablement, aux mécaniciens, des commissions sur les réparations des voitures qu’ils mènent. On commence, un peu partout, à prendre des précautions, pour ramener à des pourcentages avouables le taux de ces bénéfices usuraires. On voit dans les garages, ceux qui furent les plus acharnés, hier, à inculquer aux mécaniciens les meilleurs procédés de brigandage, leur prêcher, aujourd’hui, d’un ton convaincu, les beautés de la modération et du désintéressement, le respect enthousiaste de la morale. Les garages leur crient :

— Il n’est que d’être honnête, mes amis, et d’avoir une conscience pure.

Reste à savoir si des gens habitués à des gains qui, pour être immoraux, n’en ont pas moins augmenté leur vie, élargi leur bien-être, fondé une caste, enviée des autres travailleurs, y renonceront facilement…

Un jour, Brossette, avec qui je discutais de ces choses, me dit :

— Eh bien, quoi, monsieur ?… Quoi donc ?… Tout ça c’est des histoires de riches… Alors ?

Et pourtant Brossette est conservateur, nationaliste, clérical. En dehors de L’Auto, il ne lit que La Libre Parole… Encore aujourd’hui, il croit fermement à la trahison de Dreyfus, comme un brave homme.



Mon chauffeur.


Brossette — Charles-Louis-Eugène Brossette, — est né en Touraine, dans un petit village, près d’Amboise. Jusqu’à vingt ans, il a travaillé, chez son père, maréchal-ferrant, et là, il a pris, en même temps que le goût des chevaux, le goût de « la mécanique » : les deux choses qui ont fait sa vie. Son service militaire terminé, son père, un des plus parfaits ivrognes de la région, étant mort, le jeune Charles Brossette est entré, comme charretier, dans une grande ferme, puis, comme cocher, chez des bourgeois riches. Il aimait bien les chevaux, les connaissait à merveille, les menait et les soignait de même, mais il détestait la livrée. Ses divers patrons souffraient de ce qu’il fût toujours « ficelé comme quat’sous ». Il n’a pas changé, d’ailleurs.

Lorsqu’on commence à parler de l’automobile, Brossette comprend aussitôt qu’il y a quelque chose à faire « là-dedans ». Il a des économies — car, contrairement aux lois de l’hérédité, il est sobre et même un peu avare — et il s’en vient à Paris, pour apprendre ce nouveau métier, dans un garage. Il est intelligent, adroit ; il s’y passionne. Ce lourdaud de province en remontre bien vite aux lascars parisiens les plus délurés. Il va d’usine en usine, de garage en garage, se familiarise avec tous les types de voiture, conduit des cocottes, des boursiers, des ducs, fait des voyages, prend part à des enlèvements de jeunes filles et à des épreuves de tourisme.

Il revenait d’Amérique, un peu désillusionné, quand je le rencontrai, lui cherchant une voiture, moi, un mécanicien. Au cours de nos pourparlers, je lui demandai son opinion sur l’Amérique.

— Rien d’épatant, monsieur, me répondit-il. L’Amérique ? Tenez… c’est Aubervilliers… en grand !

L’observation était, sans doute, un peu courte. Elle m’amusa. J’engageai Brossette.

J’eus d’abord de la peine à m’habituer à lui… Et puis, je m’y habituai, comme à un vice.

Brossette est le produit du garage.

Il ne sait pas très bien distinguer entre ce qui m’appartient et lui appartient, et confond volontiers ma bourse avec la sienne. Depuis trois ans, l’extraordinaire, c’est que le réservoir d’essence de ses voitures, grâce à une fatalité diabolique, a sans cesse des trous, des trous invisibles, par où la motricine coule et fuit, et qu’on ne peut pas arriver à boucher… Exemple fâcheux, et contagion plus rare, le réservoir d’huile imite son voisin à la perfection.

À chaque fin de mois, lorsque Brossette m’apporte son livre, la même conversation s’engage, chaque fois, entre nous…

— Voyons, Brossette, je n’y comprends rien. Le mardi 17, vous me marquez cinquante-cinq litres d’essence.

— Sans doute…

— Bon. Le mercredi 18, encore cinquante-cinq litres…

— Bien sûr…

— Bon… Mais rappelez-vous ?… Le mercredi, nous ne sommes pas sortis…

— Évidemment… sans ça !…

— Et je vois que, le jeudi 19, c’est encore cinquante-cinq litres…

— Naturellement… Monsieur sait bien… Ce sacré réservoir !

— Et l’huile ? Vous ne me ferez jamais croire…

— Le réservoir aussi !… C’est facile à comprendre. Ils fuient… Tout s’en va…

— Réparez-les, sapristi !

— Mais je ne fais que ça, monsieur ! Je m’y tue… je m’y tue… On ne peut pas !

Il m’est pénible de prendre ce brave garçon en flagrant délit de mensonge et de vol… Et puis, quoi ?… Tout ça, c’est des histoires de riches… Je me tais et je paie…

D’ailleurs, Brossette a des vertus qui font que je lui pardonne ces pratiques professionnelles. C’est un excellent compagnon de route, gai, débrouillard, attentif sans servilité, et, hormis ces légères fantaisies de comptabilité, très fidèle. Il m’amuse, et avec lui je jouis de la plus complète sécurité. Il a un sang-froid imperturbable, de la prudence, et, quand il le faut, de la hardiesse. Il ignore la fatigue, et, dans toutes les circonstances, garde sa belle humeur… Il faut le voir aux prises avec les agents cyclistes et les gendarmes, qu’il étourdit de sa gentillesse pittoresque, ce qui fait qu’il passe, presque toujours indemne, au travers des contraventions les mieux établies…

Et puis, il aime sa machine ; il en est fier ; il en parle comme d’une belle femme.

Le mois dernier, nous revenions de Bordeaux, la nuit. Entre Blois et Chartres « nous avions crevé »… quatre fois… ; au delà de Versailles, tout près de Ville-d’Avray, pour la cinquième fois, un pneu éclata. J’étais énervé, pressé de rentrer. En outre, j’avais vraiment pitié de ce pauvre Brossette.

— Tant pis ! lui dis-je… Marchons comme ça !…

Il avait arrêté la voiture :

— Non, monsieur, c’est impossible… fit-il. Ça fatigue trop le différentiel…

Et il se mit à travailler, en aidant son courage d’une chanson.

Les mécaniciens exercent sur l’imagination des cuisinières et des femmes de chambre un prestige presque aussi irrésistible que les militaires. Ce prestige a une cause noble ; il vient du métier même qu’elles jugent héroïque, plein de dangers, et qu’elles comparent à celui de la guerre. Pour elles, un homme toujours lancé à travers l’espace, comme la tempête et le cyclone, a vraiment quelque chose de surhumain. Elles se rappellent avoir vu des gravures où des anges guerriers soufflaient dans les longues trompettes, pour exciter la frénésie meurtrière des armées, ou bien des petits dieux joufflus dont l’haleine soulevait la mer, culbutait les forêts, emportait les montagnes, comme des fétus de paille… Je pense qu’elles se font une idée semblable du mécanicien d’automobile.

Pourtant, Brossette n’est pas beau. Son aspect n’a rien d’exaltant et qui puisse éveiller, dans l’esprit, de telles allégories, de tels prodiges. Il a le dos voûté, la poitrine plate, les jambes maigres et un peu cagneuses. On dirait que sa moustache, très courte, est rongée par la pelade. N’était un sourire assez joli, qui lui donne parfois une expression de joviale malice, un air de gaieté spirituelle et farceuse, son visage n’offrirait aucun charme spécial à l’amour. Sa tenue lâchée, ses vêtements le plus souvent sales et fripés, sa casquette enfoncée, en arrière, sur la nuque, sa démarche lourde et raide d’ouvrier, n’excitent pas aux rêves de volupté et de gloire…

Eh bien ! il n’y en a que pour lui, à l’office.

La cuisinière l’adore, et la femme de chambre en est folle. On le soigne comme un pacha ; on le dorlote comme un enfant. L’une le gorge de petits plats amoureusement mijotés, et de friandises ; l’autre n’est occupée qu’à tenir sa garde-robe, son linge… Il est comblé de cadeaux de toute sorte, et mes boîtes de cigares y passent, l’une après l’autre. Lui, se laisse faire, gentiment, gaiement, sans trop d’empressement, en homme blasé de toutes ces faveurs. Ménager de ses forces et de sa moelle, Brossette n’a pas un tempérament d’amoureux. De l’amour, il aime surtout les blagues un peu grasses, qui n’engagent à rien, et les petits profits. Il se passe volontiers du reste.

Tout cela ne va pas, bien entendu, sans de terribles scènes de jalousie. Souvent les deux rivales se menacent, se prennent aux cheveux. Il y a de tels fracas dans la batterie de cuisine et dans la vaisselle, que, pour mettre d’accord ces enragées, souvent je suis obligé de les mettre à la porte… Et puis cela recommence avec les autres… J’ai cru qu’en éloignant Brossette de la maison, j’y ramènerais le calme… Je lui ai dit :

— Écoutez, Brossette… vous êtes assommant… Vous mettez tout sens dessus dessous, chez moi. Je n’ai plus de maison. Dorénavant, vous logerez et vous prendrez vos repas dehors.

Et lui, philosophe, m’a répondu :

— Monsieur a bien raison… Au moins, je pourrai lire L’Auto à mon aise… Mais, allez !… ça ne changera rien à rien… Elles en veulent, monsieur… Ah ! ces sacrées femmes, ce qu’elles sont embêtantes !…

En voyage, il est bombardé de lettres… À peine s’il les lit, en haussant les épaules… Il n’y répond jamais… Mais il écrit copieusement à des amis, à qui il raconte des aventures émouvantes, des prouesses de plus en plus extraordinaires, et il tient pour eux un livre de « moyennes », jamais atteintes, ai-je besoin de le dire ?

Ce que j’admire en Brossette, c’est la puissance de sa vue, qui lui permet d’apercevoir, à des kilomètres de distance, le moindre obstacle sur la route ; ce que j’admire surtout, c’est le sens étonnant, mystérieux, qu’il a de l’orientation. Cette faculté, qui semble un prodige, on peut l’expliquer, on l’explique, par des raisons physiques, très claires, chez les pigeons, les canards sauvages, les hirondelles… Mais comment l’expliquer chez Brossette ? Et lui qui aime tant à se vanter de tout, il est, sur ce point, d’une modestie qui me surprend… Il n’y pense pas… n’en parle pas… Il est comme ça… il a toujours été comme ça… voilà… Je l’observe souvent. Le dos rond, la main touchant à peine le volant, la figure grave et plissée, surveillant tour à tour le graisseur, le voltmètre, le manomètre, la campagne… l’oreille attentive aux moindres bruits du moteur, il va, sans s’inquiéter jamais de la borne indicatrice, du poteau, dont les flèches montrent le chemin… Aux carrefours, il dresse un peu plus la tête… Il regarde l’horizon, flaire le vent, puis il s’engage résolument dans l’une des quatre ou six routes qui sont devant lui… C’est toujours la bonne… Il n’arrive pour ainsi dire pas qu’il se trompe…

Il y a deux ans de cela… Nous revenions de Marseille. Nous nous étions arrêtés à Lyon, un jour… Brossette se montrait particulièrement gai… jamais je ne l’avais vu si gai. Je lui en fis la remarque.

— C’est la machine, monsieur… Elle va comme un ange… Ça me fait plaisir.

Nous quittâmes Lyon, au petit matin. Je pensais rentrer par Dijon, où j’avais l’intention de déjeuner chez un ami… Je m’aperçus bientôt que nous n’étions pas sur la route… Mais Brossette me dit avec une tranquille assurance :

— Que monsieur ne se fasse pas de mauvais sang !… Ça va bien… Ça va très bien.

Il était tellement sûr de son fait que je n’osai pas insister davantage… Pourtant, je ne cessai de me répéter à moi-même : « Nous ne sommes pas sur la route… Nous ne sommes pas sur la route. »

Le temps était très frais… presque froid. Pas de soleil dans le ciel… pas de brume, non plus… une atmosphère limpidement grise, subtilement argentée, où toutes les choses prenaient des colorations délicates… J’avais le cœur réjoui… La machine était ardente, excitée par une carburation régulière et forte… Et nous allions… nous allions… C’étaient des paysages, des villages, des villes, des côtes que nous passions à toute vitesse, et dont j’étais bien sûr que nous ne les avions jamais rencontrés ; du moins, jamais rencontrés entre Lyon et Dijon… Deux heures… trois heures… quatre heures. Aux formes des terrains, au type des visages, je sentais que nous nous approchions de la Touraine, que nous étions peut-être en Touraine, que peut-être, nous l’avions déjà dépassée.

Il fallut faire de l’essence, dans un bourg. Je consultai la carte… Parbleu ! qu’est-ce que je disais ?… Triomphalement, je montrai la carte à Brossette, heureux de le prendre, une fois, en défaut.

— Encore quatre heures de ce train-là, Brossette… et nous sommes à Bordeaux. Nous courons vers l’ouest, mon ami… nous y courons, comme l’avenir…

Mais Brossette hocha la tête :

— Comme monsieur se tourmente, fit-il… Puisque je dis à monsieur !… Ces routes-là… j’irais les yeux fermés… Monsieur me connaît…

— La carte, Brossette… voyez la carte !

— Ah ! la carte !

Et, jetant sur le trottoir le dernier bidon d’essence vidé, il haussa les épaules, dans un mouvement de souverain mépris… Puis il se toucha le front.

— La carte ! répéta-t-il… la voilà la carte… le Taride… l’État-major… c’est là !…

Nous repartîmes… J’étais résigné à tout, même à franchir l’Atlantique, au besoin, si telle était la fantaisie de mon ami Brossette.

Une heure après, à l’entrée d’un village, nous stoppions, le long d’un grand mur, au milieu duquel s’ouvrait une porte, peinte en gris et armée de lourdes traverses de fer… Au-dessus de la porte, était écrit, en lettres noires presque effacées, et surmonté d’une croix de pierre, ce mot : Asile. Brossette était vivement descendu de la voiture, et sonnait à la porte…

— Que monsieur ne s’inquiète pas !… Je reviens tout de suite…

J’étais tellement stupéfait que je ne pensai pas à lui demander d’explications… D’ailleurs, la porte aussitôt ouverte, Brossette avait disparu…

Quel asile ?… Pourquoi cet asile ?… qu’allait-il faire en cet asile ?… Est-ce que mon mécanicien était devenu subitement fou ?

Par l’entrebâillement de la porte, j’aperçus des jardins et, au fond, une grande maison toute blanche… Des vieilles gens formaient des groupes devant la maison. Des vieilles gens se promenaient, à petits pas, dans les allées du jardin…

Brossette reparut bientôt, le visage tout épanoui. Il soutenait une très vieille femme, grosse, courte, toute ridée, toute courbée, qui marchait péniblement, en s’aidant d’un bâton. Il la conduisit près de moi, et me dit, en me regardant d’un regard qui demandait pardon, en même temps qu’il s’illuminait de bonheur :

— Fallait pourtant bien, monsieur, que je vous fasse connaître maman… C’est maman, monsieur !

Et s’adressant à la vieille :

— Tiens, maman… C’est monsieur… Dis bonjour à monsieur !

La vieille sembla d’abord consternée de nos peaux de loup, de nos lunettes relevées sur la visière de nos casquettes… Tout rond, hagard, son œil allait de moi à son fils, qu’en vérité elle ne reconnaissait pas, sous cette vêture où s’ébouriffaient des poils blancs et noirs… Enfin, elle chevrota, indignée :

— Si c’est Dieu possible !… Ah ! ah !… Des masques !… Des masques !…

Brossette éclata d’un bon rire, d’un rire plein de tendresse.

— Maman ! Oh ! maman !… Ça t’épate, hein ?… Et tiens…, ça…, c’est une automobile… C’est moi, ton fils… qui la conduis… Regarde un peu… T’en as peut-être jamais vu, ma pauvre maman, des automobiles ?… Attention…

Il mit le moteur en marche, le fit ronfler épouvantablement. La vieille, effrayée, voulut rentrer. Elle criait :

— Si c’est Dieu possible !… Si c’est Dieu possible !

Brossette l’apaisa, en l’embrassant et en lui glissant deux louis dans la main.

— Allons, dis adieu à monsieur… Faut que nous partions… Mais nous reviendrons dans quelque temps… Nous reviendrons te voir, encore une fois…

Il confia sa mère à une surveillante qui attendait, près de la porte, l’embrassa de nouveau, tendrement…

— Porte-toi bien, maman…

Et il sauta dans la voiture :

— Soixante-dix-sept ans, monsieur !… Et maligne… maligne !… Vous comprenez ?… toute seule à son âge… Alors, je l’ai mise là… on la soigne bien… elle est heureuse…

Puis :

— Monsieur a été bon pour moi… Je remercie bien monsieur… Vrai !… monsieur est un bon garçon…

Il ajouta, après avoir vérifié son graisseur :

— Si monsieur a faim, nous pouvons aller déjeuner à Amboise… C’est à dix minutes d’ici…

En traversant le village, lentement, il reconnaissait les maisons… appelait les gens.

— Tiens !… C’est Prosper… Bonjour, Prosper !… Voilà la forge du père… Maintenant, c’est un café… Tenez, monsieur. À Tivoli… oui, c’est là qu’elle était… Eh bien, mon vieux Vazeilles… tu en as un fameux coup de soleil… Ça, c’est mon oncle… ce petit gros, devant l’épicier… Bonjour, mon oncle !…

Ému et glorieux, il se dressait, se carrait dans l’automobile.

Lorsque nous eûmes dépassé la dernière maison, il se retourna vers moi, et me dit « en donnant ses gaz » :

— Joli patelin, n’est-ce pas ?… Il n’a pas changé…

Ce mois-là, en examinant son livre, je constatai, sans trop de surprise et sans la moindre irritation, que le bon Brossette avait largement rattrapé les quarante francs donnés à sa mère. Je dois dire, à son honneur, qu’il y avait eu lutte. Des surcharges toutes fraîches indiquaient visiblement qu’il ne s’était décidé que tard, à cette restitution… Je lui en sus gré. Mais l’habitude avait été plus forte que la reconnaissance… Une fois de plus, son intérêt triomphait de son émotion. Après tout, n’avait-il pas raison ?… Tout ça, n’est-ce pas ? c’est des histoires de riches…

Brave Brossette !…



Frontières.


Ce n’est pas sans appréhension que, par un beau matin d’avril 1905, nous démarrâmes, mes amis et moi, sur notre merveilleuse, ardente et souple C.-G.-V.

Pas très loin de Saint-Quentin, où nous devions faire le petit pèlerinage obligatoire aux pastels de La Tour, on nous jeta des pierres… À La Capelle, des gendarmes, embusqués derrière des verres d’absinthe, dans un cabaret, nous arrêtèrent et réclamèrent les papiers de la voiture, avec des airs menaçants. Après une discussion interminable où, une fois de plus, j’admirai la belle tenue, le beau langage, l’impeccable logique des autorités françaises, deux contraventions, en dépit de la verve de Brossette, nous furent dressées, la première pour excès de vitesse, la deuxième parce que le numéro, à l’arrière, le 628-E8, avait, sur la route, recueilli un peu de poussière qui le cachait en partie. Il faut bien que les gendarmes égayent un peu leurs mornes stations dans les cafés… Comme nous arrivions à Givet, place forte élevée contre les incursions des Belges, un gamin, du haut d’un talus, fit rouler, sous les roues de la voiture, une grosse bille de bois, qui nous obligea, pour l’éviter, à un dangereux dérapage…

Et nous étions en France, dans la douce France, la France du progrès, de la générosité et de l’esprit ! Prémices réconfortantes ! Qu’allait-il advenir de nous, en Hollande, pensaient mes amis, et surtout en Allemagne, où il est reconnu, par les plus doctes historiens de La Patrie, que les êtres informes qui peuplent ces deux pays, ne sont encore que des sauvages ?…

J’avais beau les rassurer… Ils n’étaient pas si tranquilles.

On leur avait dit :

— Ah ! vous allez en avoir des embêtements !… En Hollande, les Bataves vous regardent comme des bêtes curieuses et malfaisantes, s’ameutent, s’excitent, dressent des embûches… Et c’est la culbute dans le canal… Pour l’Allemagne, c’est un pays encore plus dangereux… Rappelez-vous la guerre de 70… Ce qui va vous arriver… c’est effrayant !

On leur avait conté de terrifiantes anecdotes sur l’hostilité des populations, l’implacable rigueur des règlements, la tyrannie sanguinaire des autorités… Il semblait qu’il fût plus facile et moins périlleux de pénétrer à la Mecque, à Péterhof ou à Lhassa, qu’à Cologne et à Essen…

— Et les routes !… Quelque chose d’affreusement préhistorique… Pas de vicinalités, dans ces pays-là… pas de ponts et chaussées !… Admettons, pour un instant, que les populations ne vous massacrent point ; que vous sortiez, à peu près intacts, votre automobile et vous, des griffes de l’autorité… jamais vous ne sortirez de ces routes-là… Des cloaques,… des fondrières,… des abîmes… L’accident certain,… la prison probable,… la mort possible… Voilà ce qui vous attend… Mais vous ne connaissez pas les Allemands. Tenez, pendant la guerre, nous avons dû loger, à la campagne, un escadron de uhlans… Savez-vous ce qu’ils faisaient ?… Ils mangeaient le cambouis de nos voitures… Mais oui… tel est ce peuple, mon cher…

Si bien qu’ils avaient hésité longtemps à m’accompagner, dans ce voyage, qui, pour toutes sortes de raisons, leur tenait à cœur… Aussi, avant de partir, s’étaient-ils munis copieusement de toutes les recommandations politiques, diplomatiques, militaires et douanières… Nous avions un portefeuille bourré de certificats, d’attestations, et d’admirables lettres d’une très belle écriture, ornées de cachets rouges imposants. Les papiers hollandais disaient : « Nous prions les autorités, etc. » Les papiers allemands disaient : « Ordre est donné aux autorités. » Il y avait là une nuance plutôt rassurante… Mais, le moment venu de les mettre à l’épreuve, qu’allaient-ils peser, devant tant de barbarie ?…



La douane allemande.


Ce qui nous arriva, quand nous franchîmes la frontière allemande, à Elten…

Nous venions de passer un mois merveilleux, un mois enchanté, en Hollande, dans la douce et claire Hollande, encore tout émus de ses paysages de ciel et d’eau, de ses villes penchées, de ses musées. Il ne nous était rien arrivé de fâcheux, au contraire. Ici un accueil réservé et, au fond, bienveillant ; là, une hospitalité enthousiaste. Même en Frise, où une automobile est une bête presque inconnue, où la curiosité hollandaise se montre parfois gênante, nous n’avions suscité qu’une sorte d’étonnement respectueux… Du moins, cet étonnement, c’est ainsi que je me plus à le qualifier… Quand on file sur les routes frisonnes, on voit, à chaque minute, passer des hommes au visage placide, qui mènent ces admirables chevaux, dont la peinture hollandaise consacre les belles formes rondes, de ces chevaux très noirs, à la haute encolure, à la robe luisante, qui s’accordent si bien avec le paysage et décorent nos corbillards parisiens avec tant de majesté… Ils s’arrêtaient pour nous considérer, laissant s’emballer leurs bêtes surprises… Je garde le souvenir de celui que nous fîmes, en cornant, se retourner de loin, et qui, sans plus se soucier de son cheval parti et galopant, à fond de train, dans le polder, demeura pétrifié d’admiration, immobile au bord de la route, son chapeau à la main…

Je me rappelais aussi qu’à Edam, ayant laissé l’automobile à la garde de Brossette, pour prendre le coche d’eau qui mène à Volendam, nous avions été entourés, subitement, par les habitants de tout le village… Il y avait là de jolies filles souriantes, parées de bijoux et de dentelles ; il y avait surtout des hommes, dont l’aspect nous inquiéta. Ces colosses, calmes et rasés, très beaux sous leurs bonnets de peau de mouton et dans leurs amples culottes bouffantes, me faisaient penser à ces paysans héros, leurs ancêtres, qui boutèrent, hors de leur République, notre bouillant Louis XIV, ses fringantes cavaleries, ses infanteries si bien dressées, ses cuisines et ses dames, non sans garder quelques bannières et drapeaux, et quelques canons historiés. Et je m’imaginai qu’ils examinèrent ces trophées du même regard fier et conquérant dont leurs descendants examinaient notre machine… À notre retour de Volendam, j’appris de Brossette, qu’il avait été traité royalement et que ces braves gens lui avaient offert un banquet.

— Seulement, expliqua Brossette,… j’ai dû en promener quelques-uns,… les notables de l’endroit,… et y aller d’une conférence sur le mécanisme…

— Vous savez donc le hollandais ? lui demandai-je…

— Non, monsieur… Mais il y a les gestes… C’est égal… ce sont des types, vous savez !… Et je ne m’y fierais pas…

Oui, mais l’Allemagne ?… Ses douaniers rogues, ses terribles officiers, son impitoyable police ? Les épreuves allaient maintenant commencer. Je regrettai, ah ! combien je regrettai, à ce moment, de n’avoir pas l’âme chimérique de M. Déroulède, pour, d’un geste, rayer à jamais de la carte du monde ce barbare pays !

Nous arrivâmes, venant d’Arnheim, vers quatre heures de l’après-midi, à Elten. Je cherchai longtemps où pouvait bien être la douane… On m’indiqua un petit bâtiment, modeste et familial, que nous eûmes la surprise de trouver vide… Je heurtai les portes et appelai vainement, plusieurs fois… À grand’peine, je finis par découvrir une bonne femme, assise, dans le coin d’une pièce, et qui reprisait pacifiquement des bas… Elle avait de larges lunettes, un visage vénérable et très doux. Elle était sourde. Près d’elle, un chat jaune dormait, roulé en boule sur un vieux coussin… Un pot de terre chantait sur la grille d’un fourneau. J’eus beau inspecter la pièce, pas le moindre appareil de force, nulle part… pas de râtelier avec sa rangée de fusils,… nul casque à pointe,… pas même un portrait de l’Empereur Guillaume, aux murs… Je crus que je m’étais trompé. Avec beaucoup de difficultés, je mis la bonne femme au fait de ce qui m’amenait.

— Oui… oui, fit-elle, en se levant pesamment… c’est bien ici…

Elle posa ses lunettes et son ouvrage sur une table encombrée de paperasses, de registres, de livres à souche. Le chat réveillé s’étira voluptueusement… Elle dit en souriant :

— Un beau temps pour voyager… Na !… Venez avec moi… C’est à deux pas…

Nous traversâmes la rue. Elle me fit entrer dans un cabaret où un gros homme, très rouge de figure et très court de cuisses, fumait sa grande pipe, assis devant une chope de bière… Quoiqu’il fût tout seul, il semblait s’amuser extraordinairement. Peut-être songeait-il à nos défaites, à ses victoires ? Car, à quoi peuvent bien songer les Allemands ? – La femme lui dit quelques mots.

— Ah ! ah ! fit le gros homme… Très bien… très bien ! Nous allons voir ça…

Je remarquai alors qu’il était coiffé, assez comiquement, d’une casquette anglaise, qui lui collait au crâne, et que ses vêtements, déteints, ne rappelaient l’uniforme que par deux ou trois boutons de cuivre et par un liseré, où le rouge ancien reparaissait, çà et là, à de longs intervalles… Nous sortîmes.

Il tourna autour de la voiture, l’examina avec une curiosité réjouie… Brossette le suivait, prêt à ouvrir les coffres à la première réquisition… Moi, j’extrayais de ma poche le fameux portefeuille… Et tel fut le dialogue qui s’engagea entre un citoyen français et un douanier allemand :

— Ça va bien, hein ?

— Assez bien…

— Ça va vite ?

— Assez vite, oui.

— Trente kilomètres ?

— Oh ! Plus… plus…

— Sacristi !… C’est joli… c’est joli…

Il passa la main sur la poire de la trompe, gonfla ses joues, souffla :

— Beuh ? Beuh ?…

— Oui…

— C’est joli… Et vous allez à Krefeld ?

— Non… à Dusseldorf…

— À Dusseldorf ?… Sapristi !… Alors, dépêchez-vous… Houp !… Houp !… Houp !

Il me frappa amicalement sur l’épaule :

— Français, hein ?…

— Oui…

Il me serra fortement la main, et, m’indiquant la route :

— Dusseldorf… la première à droite… À Emmerich, vous passez le Rhin, sur le bac… Houp ! Houp !

Je demandai :

— La route est mauvaise, hein ?

— Mauvaise ?… C’est comme du parquet ciré… Houp !

Avant de virer, selon les indications du douanier, je me retournai… Je le vis planté au milieu de la route, qui agitait en l’air sa casquette, en signe de bon voyage.

Nous fûmes longtemps à revenir de notre étonnement.

— Ça doit cacher quelque chose de terrible, dit l’un de nous… Attention, Brossette… Et pas si vite !

C’est ainsi que nous entrâmes en Allemagne.



Vers Rocroy.


Pour l’instant, nous n’avons même pas franchi la frontière belge, et nous roulons toujours vers Givet.

Première journée désagréable.

Après Compiègne, le vent s’était levé brusquement, un vent du nord, âpre et dur, qui gênait beaucoup notre marche, et faisait tournoyer vers nous, sur la route, de petits cyclones de poussière… Tant que nous eûmes à longer l’Oise, à la quitter pour la retrouver ensuite, avec la fraîcheur de sa vallée, la surprise de ses ports charmants, et le mouvement de sa batellerie, cela alla très bien. Mais au-delà de Saint-Quentin, où notre patriotisme se contenta d’admirer Latour et ne songea pas une minute, hélas ! à donner le moindre souvenir à M. Anatole de la Forge, le paysage devint morose. Nous aussi. Presque rien que des champs de betteraves, à peine ensemencés… Il semblait que la campagne se fripât, se ratatinât, se décolorât, sous la sécheresse du vent… Elle était laide à voir, comme une chambre dont on n’a pas fait la toilette depuis longtemps… Peu de villages, pas de villes, sauf Guise qui ne me parut pas être l’Eldorado industriel, célébré par le bon Fournière et créé par le bon Godin. De loin en loin, des hameaux endormis, des fermes ensommeillées ; ici, une pauvre briqueterie ; là, une distillerie abandonnée… et la route, la route monotone, inactive, presque déserte. Nous ne rencontrâmes guère que ces hautes et lourdes voitures de liquoristes, qui s’en allaient, dans un bruit de bouteilles secouées, porter aux rares humains de ces régions la tristesse, la maladie et la mort.

Moins un pays travaille, et plus l’on dirait qu’on rencontre de ces assommoirs ambulants. Cela tient, sans doute, à ce qu’on ne rencontre qu’eux.

Je remarquai que presque tous les vieux châteaux sont désertés… Ils ne nourrissaient plus leur homme. Quelques-uns servent, pour les pauvres gens, de sanatoria, ou de colonies de vacances ; ils sont revenus au peuple, et c’est ce qu’ils avaient de mieux à faire. Les autres tombent en ruine et meurent dans leur cercle de ronces. Personne n’en veut plus. Le temps est dur à l’oisiveté des hobereaux. Les jours de marché, et le dimanche, à l’heure de la messe, on les voit encore se pavaner à la ville, avec des culottes de velours usé, des cravaches, des bottes, des éperons qu’ils font toujours sonner fièrement sur les trottoirs. Mais ils n’ont plus de cheval, car l’avoine est chère ; et ils n’ont plus rien, car, pour avoir quelque chose, il faut le gagner au travail. Ils se contentent de ces simulacres de luxe et de chic, où ils trouvent encore de quoi alimenter leur orgueil déchu, et leur foi chimérique… Heureux pourtant, quand, au retour de la foire, sur la route, ils rencontrent un paysan qui consent à les ramener, chez eux, dans sa carriole, avec son porc !… Je parle surtout de la Bretagne, du Perche, du Nivernais, où il y a encore des châteaux, plus sales que des porcheries, habités par des hobereaux, plus dénués que des mendiants… Mais ici il semble qu’il n’y ait même plus de hobereaux, retournés avec leurs cravaches, leurs éperons, leur Roi et leur Dieu, dans le grand tout du passé.

Quelquefois, sur une hauteur, se dresse encore un château tout neuf, de brique et de pierre, avec des tours, des tourelles, des créneaux. Soyez sûr qu’il appartient à un cordonnier heureux, à un épicier enrichi, parvenus enfin à réaliser le rêve anachronique et seigneurial, qui hanta leur esprit de prolétaire…



Une ville morte.


Rocroy, nom sonore qui semble claironner, à lui seul, toute la jeune gloire de Louis XIV.

J’ai vu bien des villes mortes, — elles ne sont pas en France, — mais d’aussi mortes que Rocroy, il n’est pas possible qu’il y en ait, nulle part, dans le monde. Rocroy est plus qu’une ville morte, c’est un cimetière ; plus qu’un cimetière, c’est le cimetière d’un cimetière, si une telle chose peut se concevoir. L’administration des ponts et chaussées qui, par pudeur nationale, sans doute, a voulu épargner aux voyageurs étrangers l’affligeant spectacle de cette déchéance, a déclassé la route qui mène à Rocroy. Rien ne mène plus à Rocroy qu’un chemin ensablé, cahoteux, que personne ne prend, et où poussent librement des herbes grisâtres : l’ancienne route. La nouvelle le contourne à quelques kilomètres, et s’en va desservant des villages plus vivants et de moins mornes campagnes. Pourtant, Rocroy subsiste encore sur les cartes, par habitude, je pense, peut-être par charité, comme, dans les budgets de l’État, subsistent parfois des crédits alloués à des services supprimés, ou à des personnes disparues… Je ne puis me faire à l’idée que le gouvernement trouve des fonctionnaires assez dénués, pour les envoyer — sous-préfets, juges, percepteurs, etc. — dans cette nécropole. J’imagine qu’on les recrute — et avec peine encore — parmi les anciens concierges de châteaux historiques et les gardiens de cimetières désaffectés… Quant aux quelques figurants, chargés de représenter l’indigène, d’où viennent-ils ? De quels hôpitaux ? De quelles morgues ?… De quels musées de cire ?

Et remarquez que, par une audacieuse ironie, Rocroy tient, dans notre système de géographie départementale, l’emploi de chef-lieu d’arrondissement… C’est chef-lieu de rétrécissement qu’il faudrait dire…

Nous y arrivâmes par hasard, ou plutôt par erreur, car, malgré Brossette, que son instinct ne trompe jamais, je m’acharnai à croire que le dit chemin cahoteux devait être un raccourci, et, qu’à le prendre, nous économiserions de la route et du temps, pour gagner Fumay.

Hélas ! ce fut Rocroy.

Mais, je ne regrette rien. Les spectacles agréables ne nous sont pas seuls utiles, et nous avons appris, depuis l’histoire romaine, que rien n’exerce l’esprit, n’élève le cœur, comme de méditer sur des ruines.

Rocroy a encore ses remparts et ses deux portes. Bien qu’ils aient été construits par Vauban, qui avait pourtant de l’imagination et le goût du pittoresque, ils n’ont rien de terrible, rien de décoratif, non plus. La ville n’est, pour ainsi dire, qu’une place, une petite place lugubre et muette, fort sale, autour de laquelle des maisons, qui n’ont même pas le prestige des architectures anciennes, se délabrent, s’excorient, s’exfolient, ainsi que de pauvres visages, atteints de dermatose. Cela est noir, galeux, effrayamment vide. Je ne me rappelle pas y avoir vu un arbre, une fontaine, un kiosque. On y chercherait vainement, même sur une boutique ou sur un café, le souvenir du grand Condé… Ah ! les Espagnols peuvent venir à Rocroy, sans la moindre humiliation. Rien n’y évoque plus la mémorable frottée qu’ils y reçurent ; aucun trophée à la mairie, aucun canon sur les remparts… Mais que viendraient faire à Rocroy les Espagnols ? Ils ont aussi des villes mortes, chez eux, de vieilles villes sarrazines, des villes de porcelaine que le soleil, chaque matin et chaque soir, anime de reflets enflammés et merveilleux.

Quand nous traversâmes cette place, nous vîmes quelques fantômes, assis sur des chaises et sur des bancs, au seuil des portes, devant les boutiques, dont la plupart, d’ailleurs, étaient closes. Ils ne remuaient pas, ne parlaient pas, ne regardaient pas. Le bruit de l’automobile ne leur fit même pas lever la tête.

Dans les plus petits villages, perdus au fond des terres, un chien étranger, un chemineau qui passe, une voiture d’ambulant, un vol d’oies sauvages, est un événement considérable. À plus forte raison, une auto… On s’inquiète, on s’assemble autour de ces choses inhabituelles, qui, pour un instant, rompent la monotonie de ces existences enfermées.

À Rocroy, ils ne s’inquiétaient de rien, ne regardaient rien, si parfaitement immobiles que nous eûmes la pensée que c’étaient des mannequins d’étoupe, et que, si nous les avions effleurés d’une chiquenaude, ils fussent tombés sur le trottoir, avec un bruit mou… Notre surprise s’augmenta à découvrir que les devantures des boutiques s’ornaient d’enseignes, telles que celles-ci : « Épicerie parisienne… Boulangerie parisienne… Charcuterie parisienne… ». J’ignore l’idée que ces spectres se font de Paris, si Paris, pour eux, symbolise la vie ou la mort… Ce que je sais, c’est que tout était parisien, à Rocroy, et que tout était mort.

On ne perçoit d’abord que le comique des choses ; ce n’est qu’à la réflexion que le tragique apparaît.

Il ne nous fallut pas longtemps pour sentir que cette ruine et que cette mort étaient bien la parfaite et douloureuse image de la ruine et de la mort, que fut l’œuvre politique et militaire de Louis XIV, œuvre à jamais néfaste, que, plus tard, vint achever Napoléon, dont, par un prodige, la France n’est pas morte, mais qui pèse toujours sur elle d’un poids si lourd et si étouffant…

Aujourd’hui, de probes et sagaces historiens entreprennent de reviser l’histoire de ce siècle abominable que, dans les écoles démocratiques et les salons libéraux, on appelle toujours le grand siècle. Vraiment, nous n’avons plus à avoir honte du nôtre, quoi qu’en aient les Académies, gardiennes sévères des mensonges du passé.

Que sont nos vices, notre corruption, notre vénalité, que sont nos pauvres petits Panamas, si on les compare aux vices, aux corruptions, aux concussions, aux trahisons de cette cour fameuse qu’on nous donne encore pour le modèle de l’honneur, du patriotisme, de l’élégance et de la vertu ? À peine des farces de collégien… Ma pensée allait, avec une sorte de reconnaissante piété, vers nos bons radicaux et radicaux socialistes qui, comme la noblesse d’alors, forment la classe privilégiée d’aujourd’hui, celle qui, éternellement, sous des titres différents, mais avec des appétits égaux, se rue, dit-on, à la même curée des honneurs et de l’argent… Quelles braves gens ! Et comme je les aime !… Ils sont affables, polis, modérés dans l’expression publique de leurs passions, ennemis du scandale qui est toujours laid, des intrigues trop bruyantes qui sont parfois dangereuses. Excellents patriotes, fermes capitalistes, intermédiaires habiles entre l’épargne et les banques, propriétaires orthodoxes, qui donc pourrait mieux défendre les immortels principes de la conservation sociale, répartir plus équitablement, entre les grosses affaires qu’ils protègent, et les menus besoins des pauvres qu’ils administrent, la manne des budgets ?… En outre, ils ont de l’éducation, de la décence et de la vertu, une culture moyenne qui les rend aptes à toutes les médiocrités éclatantes et fructueuses, un raffinement de mœurs, qui fait leur commerce agréable et sans surprises, des habitudes électorales qui les mêlent au peuple, qui apprennent, même aux plus grincheux, la bienveillance et la familiarité envers les petits…

Ah ! comme ils ont bonne figure, à les comparer, en leur sévère habit noir, à ces grands seigneurs, vêtus de soies et de dentelles, brutaux et goujats, ignorants et voleurs, domestiques et proxénètes, dont l’élégance si vantée, si regrettée, consistait à se roter au visage l’un de l’autre, donner audience, déculottés sur leurs chaises percées, se barbouiller de sauces, comme les chiens qui fouillent du nez dans leur pâtée, cultiver, bactériologistes sans le savoir, d’immondes vermines sous leurs perruques : charniers ambulants, ambulantes ordures, qui laissaient de leur passage dans les couloirs de Versailles, de Meudon, du Petit-Luxembourg, une persistante odeur de musc et de merde… Prestigieux serviteurs de la monarchie et de la religion, ils ne pensaient qu’à trafiquer de leurs fonctions, piller le trésor, les tailles, les gabelles, les magasins publics, tricher au jeu, trahir leur pays, mener leurs femmes, leurs filles, leurs maîtresses, au lit royal, leurs fils au lit des augustes sodomistes de la Maison de France, et, mieux que sur les champs de bataille où ils se battaient, d’ailleurs, comme des lions, leur fierté chevaleresque s’exaltait à présenter le pot de chambre au Roi, à changer ses chemises, ses chausses, ses draps, souillés par les déjections de ses purgatifs…

Règne monstrueux et fétide, dont l’odeur de latrines, de bordel, vous prend à la gorge, et vous fait tourner, soulever le cœur, jusqu’au vomissement !… Ni la beauté des palais, ni la grâce des jardins et des parcs, ni la gloire de La Rochefoucauld, de Pascal, de La Bruyère, de Corneille, de Racine, de Molière, ni le puissant génie constructeur de Colbert, ni – ce qui est plus beau et plus grand que tout cela – la force accusatrice des aveux, des portraits de l’immortel Saint-Simon, ne sauraient en effacer les hontes et les crimes.

Et comme je n’oubliais pas que nous étions à Rocroy, je m’arrêtai plus complaisamment à la physionomie du grand Condé qui, au dire de l’Histoire, fut la plus pesante, la plus stupide, la plus héroïque brute de ce siècle de brutes, qui vendit toujours son épée au plus offrant, qui la vendit même à la France… Ô gloire de Chantilly !

En sortant de Rocroy, où, parmi tant de morts, m’étaient revenus tant de souvenirs d’un passé détesté, avec quelle ferveur je me plongeai à nouveau – c’est une image – dans le bain de vos vertus rafraîchissantes et hygiéniques, bons radicaux et radicaux socialistes de notre temps, si paisible et si raffiné !… Avec quelle joie purifiante, avec quelle dévotion consolatrice je me plus à évoquer vos vertueux hauts-de-forme et vos honnêtes habits noirs… à évoquer encore, à évoquer toujours, groupées autour de M. Fallières – c’était alors M. Loubet – dans les appartements enfin aérés, enfin désinfectés de Rambouillet, les élégances de notre Cour contemporaine !… Qu’il me parut rassurant, M. Loubet ! – c’est aujourd’hui M. Fallières, bon gros vigneron de notre terroir méridional. – Qu’elles me parurent charmantes, émouvantes, antiseptiques, vos élégances nouvelles, bons radicaux et radicaux socialistes ! La belle affaire qu’un esprit vil, frivole et chagrin observe, si mal à propos, tout ce qu’elles doivent encore aux parfumeries des salons de coiffure, à la coupe familiale des coupeurs de la Belle-Jardinière !…



La mort de Rocroy a gagné la campagne qui l’environne, comme la gangrène d’un membre gagne le membre voisin… L’impression en est sinistre… On croit qu’on va respirer, on étouffe plus encore. Avant de retrouver la vie balsamique de la terre, la splendeur de la forêt, le tumulte de la Meuse, au long des ardoisières de Fumay, il nous faut traverser un large plateau, sorte de zone funéraire, où le sol est pierreux, lugubrement stérile. Là, ne poussent que des herbes sèches et décolorées, de maigres bouleaux qui ne dépassent pas la taille d’un arbuste nain, et çà et là, des ajoncs qui n’ont pas une fleur… Ensuite, c’est une joie à pousser des hosannas, c’est comme une résurrection, lorsque nous rejoignons, par les lacets des Ardennes, la rivière mouvementée, et que nous entendons la sirène des remorqueurs qui entraînent les longs trains de bateaux… Et tout reverdit, tout miroite, tout sent bon, tout travaille, le sol fleuri, les arbres bourgeonnés, les eaux, les coteaux, les maisons, les hommes, le ciel ; tout est féerique jusqu’à Givet.



Une ville forte.


Quelle folle terreur ont donc su nous inspirer les Belges, que Givet soit une telle forteresse ?

La ville disparaît presque sous l’accumulation des défenses militaires… Forts tapis au haut des pics, terrasses armées, enceintes bastionnées, casemates blindées, fossés remplis d’eau, pont-levis, mâchicoulis, échauguettes, demi-lunes, chemins de ronde, tout ce qu’inventa, pour la sécurité des frontières, la science ancienne et moderne de la fortification, Givet en est pourvu… Par les poternes et les chemins couverts, on s’attend à voir, tout d’un coup, débusquer des hommes d’armes, bardés de fer… Ah ! les Belges doivent être fiers d’être Belges, en regardant Givet… Ils savent ainsi tout ce que leur puissance militaire a de redoutable… J’imagine aisément que Givet soit, pour eux, la meilleure école, où se fortifie leur arrogance nationale. Le dimanche, les pères doivent conduire leurs enfants à Givet, et je les entends qui leur disent :

— Voyez, comme nous faisons trembler le monde !

De son côté, un officier français, devant qui je m’étonnais de ce luxe guerrier, m’a expliqué ceci :

— Il ne faut plus, au cours des luttes futures, qu’on puisse encore s’écrier : « Ah ! voici les Belges. Nous sommes foutus ! »

Et que de casernes !… Quelles immenses esplanades pour l’évolution des troupes !… Que de soldats !

J’ai vu défiler des bataillons et des bataillons d’infanterie. En tenue de campagne et clairon sonnant, sans doute ils revenaient d’une reconnaissance, peut-être d’un combat. Et j’ai admiré leur allure martiale, leur souple entraînement… Nous sommes bien gardés, allez !… Tout me fait croire aujourd’hui que, devant un tel déploiement de forces, un tel hérissement de défenses, l’armée belge nous laissera tranquilles, désormais.

« Si tu veux la paix… », dit la Sottise des nations.

On rêve pour Nancy le tiers seulement des travaux patriotiques exécutés à Givet… Il est vrai que, là-bas, ce ne sont que les Allemands…



Une famille d’automobilistes.


Revenus de notre surprise, bien sûrs de n’être pas dérangés par une attaque soudaine des corps d’armée belges, nous passâmes la soirée assez gaiement, dans un hôtel propre, très recommandé par le Touring Club, où l’on nous servit de la cuisine simple et modeste, de la cuisine de siège. Les truites de la Meuse, annoncées sur la carte, furent, au dernier moment, remplacées par une plus humble friture de gardons, et l’on substitua de la charcuterie au rosbif promis ; tout cela de si bonne grâce que nous fûmes enchantés de notre dîner.

Près de nous, était attablée toute une famille : le père et la mère, la fille, le fils. Ils étaient arrivés, un peu avant nous, en automobile aussi… Partis de Paris, depuis trois jours, ils avaient été arrêtés, dans des endroits peu habitables, par toute sorte d’accidents… Ils en parlaient avec aigreur… La mère, surtout, se plaignait amèrement de la machine :

— Ce n’est rien… ce n’est rien… expliquait le père. Elle est un peu paresseuse, c’est vrai… Elle va s’échauffer…

Elle insistait :

— Je t’ai toujours dit que tu aurais dû acheter une Charron, comme les Levasseur, ou une Panhard, comme les Tripier… Ce ne sont pourtant pas des imbéciles, eux !… Ah ! c’est agréable, d’avoir tout le temps des pannes !

— Elle va s’échauffer… je te répète qu’elle va s’échauffer… Il faut qu’elle se fasse… Mais naturellement… Tu n’es pas raisonnable… Voyons, c’est comme des chaussures neuves… elles ne vont bien au pied qu’au bout de huit jours… Ah ! les femmes… la lune, tout de suite !

— Eh bien, moi, je te dis que nous n’arriverons jamais à Bruxelles, avec ce sabot-là…

Il se mit à rire bruyamment, se tourna vers nous, comme pour en appeler à notre témoignage :

— Sabot !… Une Brulard-Taponnier, douze chevaux !… Ah ! ah ! ah !…

— Tu verras… tu verras !…

Elle était couperosée, flasque, minaudière, et pessimiste. Pour bien prouver qu’elle était venue en automobile, elle avait conservé ses terribles lunettes, bien en vue sur son chapeau de feutre beige. Lui, gros, court, la joue ronde et rasée, la barbe en pointe, jovial, vulgaire, et brave homme, arborait orgueilleusement une casquette russe, ornée des insignes du Touring. Impossible d’être plus gauche, plus sottement fagotée que la fille. Sans fraîcheur, sans grâce, les oreilles livides et comme décollées, le cheveu pauvre, elle montrait déjà, sur le devant de la bouche, une denture toute gâtée… Quant au fils, le front bas, le menton fuyant, jaune et très maigre, le corps aveuli par des habitudes solitaires, il était totalement abruti… Famille bien française, comme on voit.

En voyage, nous ne cessons, nous autres de France, de nous moquer des familles allemandes, anglaises, italiennes, que nous rencontrons sur notre route, et qui, souvent, nous donnent l’exemple de la santé physique et de la bonne éducation. Avec une joie féroce et un imbécile orgueil, nous nous complaisons à relever, toujours à notre avantage, ce que nous appelons leurs ridicules, leurs tares, qui ne sont, peut-être, que des vertus… Mais il est entendu que rien n’est beau, élégant, pétulant, spirituel, rien n’est intelligent que de France. Les grands hommes d’autre part ne sont que de plats copistes, de honteux plagiaires. Dickens doit tout à Alphonse Daudet, Tolstoï à Stendhal… Ibsen est, tout entier, dans La Révolte de Villiers de l’Isle-Adam… Qu’eût été Gœthe sans Gounod et sans Thomas ?… Et pour ce qui est de Henri Heine, ne parlons pas, voulez-vous ?… de ce vil espion pensionné par Guizot… L’âme française, je la retrouve, toute, dans cette exclamation de Brossette qui, un jour, à Kœnigsberg, me disait :

— Les Allemands, monsieur ?… quel peuple de sauvages !… Ils ne comprennent pas un mot de français…

Ah ! si pourtant nous songions quelquefois à mirer, dans nos familles à nous, nos infériorités de race, nos descendances d’alcooliques, de syphilitiques, notre lourdeur, notre stupidité haineuse ou jobarde ?

Cette fois, en considérant cette famille de mon pays, attablée près de nous, j’y songeai, avec quelle douloureuse humilité !

Ils allaient en Belgique. Jamais encore ils n’étaient sortis de France, et l’idée que, le lendemain matin, pour la première fois, ils franchiraient une frontière, entreraient dans un pays qui ne serait plus la France, cette idée-là les impressionnait, les troublait au delà de tout… Ils ne savaient pas trop s’ils devaient avoir peur, ou se réjouir…

Après le dîner, la table desservie, le père s’entretint longuement, avec le patron de l’hôtel, des industries du pays ; la mère tira de son sac un jeu de cartes et fit une patience ; la jeune fille feuilleta le Bædecker, et le fils, écroulé sur sa chaise, bouche ouverte et bras pendants, s’endormit profondément.

Tout à coup la jeune fille demanda :

— Mère !… qu’est-ce que c’est que le Manneken-Piss ?

— Veux-tu bien te taire ?… chuchota la mère, en glissant vers nous un regard inquiet… Veux-tu bien ne pas dire de ces choses-là, petite malheureuse ?

Mais la jeune fille appuya, ingénûment :

— Quelles choses ?… Puisque c’est dans le Bædecker !

— Ça n’est pas convenable, là !

— Pourquoi ?

— Parce que…

— Alors, on ne verra pas le Manneken-Piss ?

— Si, tu le verras… Tu le verras avec ta mère… Seulement, tais-toi !

Et le père continuait de s’instruire auprès du patron de l’hôtel.

— Nous avons ici, énumérait ce dernier, de très beaux calcaires… une importante fabrique de colle forte… des tanneries…

— Des tanneries ?… Ah !… c’est intéressant… Et la conserve ?

— Non, nous n’avons pas ça… Par exemple, nous avons aussi une belle usine de caoutchouc…

— Bigre !… Ah ! dites-moi ?… Et pas de conserve ?… C’est curieux !…

À cette insistance, nous comprîmes que le gros monsieur avait, quelque part, un établissement de conserves… Malgré son air bonhomme, avait-il dû en empoisonner des gens ! Et, peut-être, avait-il élevé ses enfants avec ses produits, ce qui expliquait leur teint terreux et maladif… Satisfaits de ce renseignement et de ces hypothèses, nous allions nous retirer, quand le mécanicien entra, en cotte de travail, les mains toutes noires de graisse…

— Ah ! Ferdinand, dites-moi ?… La voiture ?… Ça va, hein ?… Nous partons demain, à huit heures, mon garçon… huit heures précises… Dites-moi ?… Faites le plein d’essence… Voyons… Namur ?… Soixante kilomètres, à peu près, hein ? Non… le demi-plein… Ce sera assez…

Le mécanicien parut gêné, se gratta la tête :

— C’est que… dit-il… voilà… la machine ne va pas du tout… Elle n’embraye plus…

— Sacristi !… Dites-moi ?… Ça n’est pas grave ?

— Hé !… monsieur… c’est embêtant…

Toute la famille, même le fils réveillé, tendait le col vers le mécanicien…

— Comment ?… Qu’est-ce que vous dites ?… Une machine toute neuve !

— Bien sûr… mais monsieur doit comprendre… du moment qu’elle n’embraye plus…

— Je comprends… certainement, je comprends… mais… dites-moi ?… Ce n’est pas une raison… Voyez ça… travaillez…

— Mauvais travail… Ici, il n’y a pas de fosse… Et puis, il fait trop noir… Demain matin, nous verrons ça… Ah ! j’ai bien peur…

— Mais non… mais non… Huit heures, hein ?… Ah !… Dix litres seulement… Nous remplirons après la frontière…

Il prononça « la frontière » avec un accent majestueux. Le mécanicien parti, il se promena quelques minutes dans la salle, le front plissé… Mais, pour dissimuler ses préoccupations, les pouces aux entournures du gilet, et balançant la tête, il faisait :

— Peuh ! peuh ! peuh !… Peuh ! peuh !

La mère avait un sourire méchant… Elle dit :

— Tu verras… tu verras !

La fille demanda :

— Père… qu’est-ce que c’est : « elle n’embraye plus » ?

— Mon enfant, c’est…

Il resta court, chercha une explication, et n’en trouvant pas :

— C’est rien… fit-il, rien du tout… Un peu de graissage… il n’y paraîtra plus…

— Oui ! oui… compte là-dessus… ricana la mère, en se levant.

Et nous allâmes nous coucher.

Le lendemain matin, dans la cour de l’hôtel, ce fut une scène tragique.

La famille, harnachée pour le voyage, était réunie autour de la Brulard-Taponnier, douze chevaux… Nous arrivâmes juste au moment où Brossette, à qui son collègue avait demandé aide, sortait de dessous la voiture.

— Eh bien ? interrogea le monsieur, qui avait mis ses derniers espoirs dans la science de notre mécanicien…

— Eh bien… répondit-il en s’époussetant… rien à faire… Le cône est faussé, le cuir est brûlé… Faut qu’elle aille à l’usine.

Ils furent tellement consternés, tous les quatre, qu’ils ne songèrent même pas à protester, à s’indigner. Le silence qui suivit cette sentence fut quelque chose de poignant… J’eus pitié d’eux… Vraiment, ils avaient l’air de condamnés à mort.

Ferdinand s’approcha de son maître. Son expression de fourberie me frappa. Il fut verbeux.

— Je l’avais bien dit à monsieur, hier soir… Ah ! c’est très embêtant… J’vas ramener la sacrée machine à Paris, et je viendrai retrouver monsieur en Belgique, où que monsieur me dira… Vrai !… on peut appeler ça de la guigne… Monsieur, lui, va prendre le chemin de fer pour quelques jours, cinq… six jours… huit jours au plus… le temps des réparations, quoi !… À moins que monsieur ne préfère m’attendre ici… C’est, comme de juste, à la disposition de monsieur…

Le patron de l’hôtel, qui circulait autour de la voiture, lança négligemment :

— Il y a de bien belles promenades, dans les environs… Bons chevaux… Voitures confortables… Prix modérés…

Après un nouveau silence, le monsieur regarda Ferdinand d’un regard timide et suppliant :

— Vous êtes bien sûr ?… Il n’y a pas un moyen ?… Dites-moi ?… pas un moyen ?

— Que monsieur demande à mon collègue !…

Brossette, qui se lavait les mains à la pompe, tourna la tête, répéta :

— Rien à faire…

Ferdinand rajusta le capot du moteur. Ils le considéraient comme s’ils eussent encore espéré un miracle… Mais le moteur resta silencieux…

— Ah ! c’est complet, fit, dans un serrement des lèvres, la femme dont la couperose, sous le voile, s’accentuait de barres violacées… Elle est jolie la Brulard-Taponnier, douze chevaux !… Elle est jolie !

De plus en plus hébété, le monsieur soupira.

— Arriver à Bruxelles en chemin de fer !… Dites-moi ?… C’est raide…

La fille avait des larmes dans les yeux. Adieu, peut-être, le Manneken-Piss !… Le fils ouvrait et refermait la portière d’un geste colère et stupide…

En écoutant le bruit doux et régulier de notre moteur que Brossette venait de mettre en marche, le monsieur, dans sa détresse, s’enhardit jusqu’à m’adresser la parole :

— Vous avez de la chance… Ah ! vous avez de la chance…

— Monsieur a une bonne voiture, voilà… rectifia aigrement la femme… Monsieur n’a pas une Brulard-Taponnier, douze chevaux !…

Notre 628-E8 partit dans un démarrage que, malicieusement, Brossette s’était appliqué à faire foudroyant.

— Pauvres gens !… dis-je à Brossette, quand nous fûmes sortis de la ville.

Brossette, d’abord, ne répondit rien. Puis, haussant les épaules et ne pouvant retenir un petit rire que je voyais se tordre, au coin de sa bouche :

— De bonnes poires, monsieur !… La voiture n’a rien, vous savez ?… Seulement, Ferdinand est jaloux de sa femme… Ça le travaille… ça le travaille… Il veut rentrer pour la surprendre… Et comme ils n’y connaissent rien…

J’adressai de vifs reproches à Brossette, pour s’être fait le complice d’une si mauvaise action.

— Oh ! moi, monsieur… bien sûr que je donne tort à Ferdinand… Ces choses-là, ça se fait pas… Mieux vaut être cocu… je lui ai dit… Il s’est entêté… Tout de même, je pouvais pas refuser ce service à un copain… Et puis, on n’est pas poires comme ces gens-là !

L’air piquait ; le matin était exquis, odorant… Un gros bateau remontait la Meuse, dans un clapotement rouge… Nous marchions vivement… Peu à peu, je sentais mon indignation faiblir. Quand nous nous arrêtâmes, devant la douane, les mauvais instincts, qui travaillent l’âme de l’automobiliste, avaient fait leur œuvre. Et c’est avec une sorte de joie méchante, de plaisir barbare, que j’aimai à me représenter, dans la cour de l’hôtel, groupée autour de la machine silencieuse, cette famille désemparée, à qui le patron de l’hôtel continuait de dire, sans doute :

— Il y a de bien belles promenades, dans les environs !…