La Baie/04

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Éditions Édouard Garand (p. 30-35).

IV

La terre s’agrandissait vite, encore que mon père fut seul à la cultiver. La cabane de bois rond en queues d’aronde, l’année même de ma première communion, céda la place à une maison en madriers couverte en beaux bardeaux de cèdre et qui avait deux portes, des fenêtres à chaque côté, une lucarne sur le toit. Mon père l’avait construite avec l’aide des voisins pendant une journée de corvée. Il en avait été ainsi des maisons d’Alexis Tremblay, de Thomas Simard, de Louis Villeneuve, de François Maltais, de Pierre Boudreau et de plusieurs autres.

De sorte que notre concerne avait plutôt pris l’air d’un village. On avait aussi construit, au moyen de la corvée, sur le bord de l’eau, une belle chapelle en bois carré lambrissée de planches d’épinette embouvetées et munie d’un petit clocher dans lequel on avait, un beau dimanche qui fut une grande fête, placé une cloche dont nos amis et nos parents de la Malbaie nous avaient fait cadeau et qui remplaça la scie ronde en acier qui avait annoncé mon baptême et toutes les autres cérémonies religieuses depuis notre arrivée.

Et nos terres prenaient de l’allure, chaque année, à vue d’œil.

Il faut vous dire que jusque là, je vous parle de 1838 à peu près, la Compagnie de la Baie d’Hudson qui possédait tout le territoire du nord, c’est-à-dire des milliers et des milliers de lieues en forêts de toutes sortes qu’elle exploitait au point de vue de la chasse et de la coupe du bois de construction, faisait tous ses efforts pour empêcher le défrichement de la terre et défendait la culture sous des peines sévères. On lui joua tout de même un bon tour, à la Compagnie de la Baie d’Hudson.

Un jour, en 1837, un gros cultivateur de la Malbaie, Alexis Tremblay qu’on surnommait le Picoté, arrivant d’un voyage d’exploration qu’il avait fait dans les montagnes saguenayennes, proposa à quelques-uns de ses voisins et amis de former une société qui compterait vingt-et-un actionnaires qui iraient fonder un établissement à la Baie des Ha ! Ha ! en haut du Saguenay. Le groupe qu’on appela la « Société des Vingt-et-un » fut fondé en un clin d’œil et le capital souscrit de même, soit 400,00 $ par action. Ceux qui avaient des terres en Charlevoix les vendirent et la Société acheta une goélette et tout ce qui était nécessaire pendant un an au moins pour les débuts d’un établissement de ce genre. Mon père était l’un des membres de cette Société ; il vendit 600,00 $ la terre qu’il cultivait à la Malbaie dans le rang de la Déchirure.

Il fallait, vrai, un courage peu ordinaire à ces habitants aisés pour quitter ainsi leur vieille paroisse natale où tous vivaient bien et s’en aller ainsi au fond du bois, à soixante lieues de toute civilisation, sans savoir si leur entreprise allait réussir ou non.

Les associés firent d’abord avec la Compagnie de la Baie d’Hudson un contrat par lequel ils s’engageaient à couper, chaque année, un certain nombre de mille pieds de bois de pin pour les moulins Price de Chicoutimi qui étaient à trois lieues de la Baie ; mais ils évitèrent de faire entrer dans ce contrat aucune clause qui leur défendait le défrichement du sol au point de vue de la culture.

De fait, les Vingt-et-Un, comme on les appelait, remplirent fidèlement leur contrat pendant plus d’un an et fournirent aux Moulins de Chicoutimi les billots de pin qu’ils s’étaient engagés à couper. Mais ils se considéraient avant tout des colons, des cultivateurs et le goût de la culture ne tarda pas, comme on dit, à leur faire « tricher la couronne ».

Aussi, dès le premier hiver passé à la Baie, tout en abattant les pins et les épinettes rouges, mon père et ses associés débarrassaient la forêt qui couvrait la rive nord de la Rivière-à-Mars en vue d’en préparer le sol à la culture. Je ne suis pas prêt à dire que la Compagnie ne s’aperçut pas de la « trick », mais probablement, dans ce cas, qu’elle ferma les yeux, ses directeurs prévoyant sans doute qu’ils ne pourraient encore bien longtemps empêcher le « royaume du Saguenay », de s’ouvrir, un jour ou l’autre, à l’agriculture.

Et nos pères travaillaient en toute liberté à l’agrandissement du domaine forestier dont ils avaient acheté les droits de coupe, l’utilisant au double point de vue de l’industrie du bois et de la culture du sol. Mais il faut vous dire qu’après trois ou quatre ans ils abandonnèrent à peu près complètement la coupe du bois pour consacrer tout leur temps à la culture qui était leur métier.

Et voilà pourquoi leur « concerne », à peine dix ans après l’arrivée de notre goélette, au lieu d’avoir l’air d’un campement de « lumber jacks » était devenue un beau petit village fait de bonnes maisons de madriers, avec une école et une grande chapelle qui allait recevoir son curé résident.

Le Saguenay agricole était fondé, mes amis, et le Lac Saint-Jean peu après, ce qui veut dire, au jour d’aujourd’hui, un territoire immense, grand comme la moitié de la France, à ce qu’il paraît, riche de bois, de culture, de chasse et de pêche, et qui comprend une cinquantaine de belles paroisses comptant une population de près de cent mille âmes qui vit de la culture de la terre.

Vrai de vrai, nos pères ont bien travaillé et ce tour qu’ils ont joué à la Compagnie de la Baie d’Hudson a réussi ; et c’est pas même à ces messieurs de la Baie d’Hudson de s’en plaindre. Mais ce que cette fondation veut dire de misères, on peut difficilement l’imaginer, et j’en ai été une des victimes moi qui pourtant avait tant de joie, les premières années alors que je ramassais des noisettes dans la coulée de la Rivière-à-Mars et allais aux bleuets au Cap-à-l’Est où nous prenions des ours dans des boîtes. Mes misères, à moi, devaient venir après, quand j’étais un homme capable, fort, ambitieux, aimant sa terre comme on aime sa mère ou son église.

Mais je veux pas aller trop d’avant et raconter tout ça avant d’autres choses.

Naturellement, après la goélette qui nous amenait à la Baie, il en est arrivé d’autres venant aussi de Charlevoix. Deux familles au complet seulement étaient venues dans la première goélette : la famille d’Alexis Tremblay et la mienne. Quand on vit que l’établissement réussissait, les autres membres de la Société firent venir de Charlevoix leurs femmes et leurs enfants. Ces goélettes nous apportèrent ce qui nous était encore nécessaire, de sorte qu’à l’époque de ma première communion, nous avions à peu près tout ce qu’il nous fallait pour vivre par nous-mêmes sans le secours de qui que ce soit. Je dois vous dire que ceux qui vinrent dans les goélettes d’après la nôtre ne venaient pas seulement faire la « pinière ». Leur intention était tout bonnement de prendre des terres pour les cultiver, sans jouer aucun tour à la Compagnie de la Baie d’Hudson. Quelques-uns, même, en arrivant, entre autres Mars Simard, de la Baie Saint-Paul, allèrent se tailler des lots de l’autre côté de la Rivière-à-Mars — qui prit son nom de Mars Simard, — et fondèrent la paroisse qui est aujourd’hui Saint-Alphonse.

Il en vînt d’autres également, dans la suite, mais uniquement en vue de la pinière. Ceux-là se construisirent, du mieux qu’ils pouvaient, en arrivant, en certains endroits autour de la Baie, comme à l’Anse-à-Benjamin et au Ruisseau-à-Caille, des maisonnettes de bois rond couvertes de feuilles d’écorce de bouleau, n’ayant, en avant, qu’une ou deux ouvertures étroites pour laisser passer la lumière du jour. Ils arrivaient ceux-là, généralement au prime automne et, dès les premières neiges, vers la Toussaint, commençaient leurs chantiers. Mais il fallait des moulins pour scier les billots de pin et d’épinette coupés dans ces chantiers. Aussi, en construisit-on deux à ma connaissance : l’un avec une écluse et des dalles sur la Rivière Ha ! Ha !, en arrière de Saint-Alphonse, et l’autre, au fond de la Baie, à l’Anse-à-Benjamin. L’un de nous autres, de Saint-Alexis, du nom de François Guay, surnommé « Caille », on a jamais su pourquoi, s’était tellement emmouraché d’un endroit du haut de la Baie qu’il voulait absolument y construire un moulin à eau sur un ruisseau qu’on appela ensuite le Ruisseau-à-Caille.

Comme vous voyez, toute la Baie et ses alentours s’animaient. On avait appelé notre « concerne », devenue un gros village, Saint-Alexis à cause d’Alexis Tremblay dit Picoté qui était le chef des Vingt-et-Un. Tous les dimanches, les gens des alentours s’en venaient chez nous ; et l’on s’amusait beaucoup ces jours-là. Le soir, on organisait des veillées de danses carrées et de chant au son des accordéons. Il y avait à l’Anse-à-Benjamin, un joueur sans pareil de cette musique-là. Il aurait pu fionner des gigues pendant toute une nuit sans souffler. À dix-sept ans, je menais un quadrille ou un « real » comme pas un des États du Vermont ou du Maine. Je savais même des gigues simples que j’exécutais à merveille sur un ruine-babine. Je me rappelle aussi d’un certain Phydime Simard, claireur dans un chantier de l’Anse-à-Benjamin, qui aurait pu faire mourir de fatigue tous les danseurs de quadrilles avec sa bombarde dont il battait la langue entre ses deux rangées de dents longues d’un pouce pendant toute une nuit.

Saint-Alexis était devenu vraiment considérable. On avait maintenant couvert de fer-blanc le clocher de la chapelle, ce qui était un luxe qu’on admirait même de Chicoutimi. Il y eut, un jour, une assemblée des notables de la place qui décidèrent de demander à l’évêque de Québec un curé résident. Tous les habitants de la paroisse s’engagèrent pour cela à fournir, chacun, quatre piastres par année. L’évêque consentit et le premier curé arriva bientôt. C’était l’abbé Pouliot qui était chargé, en outre, de tous les postes de chantiers et de sauvages établis le long du Saguenay : l’Anse Saint-Jean, le Tableau, le Petit Saguenay, l’Anse-au-Cheval, la rivière Sainte-Marguerite, que notre premier curé devait visiter deux fois par année. Je vous assure que les communications entre ces différents postes n’étaient pas commodes. Même à Saint-Alexis, malgré notre prospérité, on pouvait pas dire que l’on dormait sur des lits de feuilles de roses.

La terre de chez nous s’agrandissait quand même. Mais il fallait travailler bien dur.