La Baie/10

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Éditions Édouard Garand (p. 68-74).

X

Dans ce temps-là, des steamboats de la Compagnie Richelieu et Ontario, de Montréal, avaient commencé un service de navigation entre Montréal, Québec et le Saguenay. Un de ces bateaux venait deux fois par semaine à Chicoutimi et passait, quand la marée adonnait, par la Baie des Ha ! Ha ! Il s’arrêtait à Saint-Alphonse où on avait commencé la construction d’un quai. C’était la fin de l’isolement où nous étions depuis la fondation de Saint-Alexis. Vous pensez si tout le monde fut content de ce service. Les steamboats arrêtaient, en passant dans le Saint-Laurent, aux quais de la Malbaie et de la Baie Saint-Paul. Dans moins de deux jours nous pouvions aller dans les paroisses de Charlevoix et à Québec dans un peu plus d’une fois vingt-quatre heures. Et on pouvait voyager ainsi dans de vraies maisons où il y avait toutes les commodités imaginables. Ah ! on était loin de notre première goélette !

Aussi, Saint-Alexis et Saint-Alphonse s’étaient mis à prospérer que c’en était une vraie bénédiction. Nos terres prenaient de la valeur à vue d’œil pour la bonne raison que l’automne nous pouvions envoyer plus facilement les produits de nos récoltes sur les marchés de Québec. Quel chemin dans cinquante-cinq ans ! Nous autres, de la première goélette, on pouvait pas croire qu’à la place du gros village de Saint-Alexis et de cette belle paroisse de Saint-Alphonse qui s’étendait de l’autre côté de la Rivière-à-Mars on ne voyait autrefois que du bois avec des petites clairières de trois ou quatre arpents carrés qui étaient le commencement de nos terres. La terre était bonne et riche tout alentour de la Baie et nos lots quasiment tout défrichés et qui n’étaient pas appauvris par de trop longues cultures, produisaient sans bon sens. On envoyait, chaque automne, à Québec, des quantités de grains, de foin, de patates, des volailles et du bétail. On s’était mis à l’industrie laitière et on vendait aussi beaucoup de fromage et de beurre. On comptait déjà quatre fromageries et une beurrerie dans la Baie. Le fromage se vendait quatre à cinq sous la livre, et le beurre dix à douze. Et c’était du bel argent comptant qu’on recevait, chaque mois, pour ces produits.

L’hiver, on continuait de faire du bois que l’on pouvait toujours vendre facilement aux Price ; et c’était encore, au printemps, de l’argent. Et malgré tout ça, le croirez-vous, on souffrait encore de la maladie maudite des États-Unis. Des familles entières même partaient, à chaque saison, de Saint-Alexis et de Saint-Alphonse, pour s’en aller travailler dans les facteries du Maine ou du Vermont. J’ai jamais compris cette maladie-là, moi, surtout quand les steamboats de la Richelieu nous rendaient la vie si plaisante.

Mais, n’importe, ce qui faisait le bien-aise des habitants de la Baie en général, devait achever mon malheur.

On pense si l’arrivée des bateaux qui communiquaient avec les grandes villes avait émoussé mon Joseph. Il en guettait tout le temps l’arrivée et aussitôt que de chez nous il en voyait un apparaître au Bras du Saguenay, qui était l’entrée de la Baie, vite, que ce fut au fort des foins ou en plein dans les récoltes, il lâchait tout là, pour se rendre au quai de Saint-Alphonse. C’était toujours une grande journée perdue.

Un beau jour, il m’annonça qu’il voulait aller à Québec par le bateau. On ne faisait pas, vous savez, de ces voyages-là pour des prunes ou avec des prières. Je ne pouvais le priver de cette distraction. Il était si en l’air et avait si peu d’élan dans le travail que si je l’avais contrarié le moindrement, il aurait été capable de partir tout de suite, de me lâcher là pour s’en aller n’importe où. Naturellement, il lui fallait de l’argent. Je lui remis presque toute ma dernière paie de fromage. C’était un gros sacrifice : j’avais tant besoin de mes sous pour mon roulant.

Il fut huit jours dans son voyage qu’il avait fait tomber, heureusement, entre les foins et les récoltes. Quand il fut de retour, ce fut bien autre chose. Ce qu’il s’en organisa, des veillées à Saint-Alphonse, pour permettre à mon Joseph de raconter aux jeunesses ce qu’il avait vu à Québec. D’ailleurs, il ne parlait plus que de ça. Il s’était amusé sans bon sens et il était même allé au théâtre. Il ne cessait plus de dire comme il était facile de se faire une belle vie là-bas, une vie, disait-il, plus d’adon avec ses goûts. Il disait ça, des fois, exprès devant moi et devant sa mère. Je ne répondais rien, mais le cœur me faisait mal. J’avais une idée rivée dans la tête que dès que Joseph aurait atteint sa majorité et qu’une occasion se présenterait, il allait nous planter là. Et je me voyais seul avec ma pauvre vieille plus fatiguée que jamais. Mais, des fois, j’avais de la peine à croire à une chose pareille. C’était, je le disais, de la bonasserie de ma part, j’étais un pauvre homme qui ne croyais presque pas au mal. Depuis ma naissance, à dire vrai, je filais d’un pas tranquille mon petit bonhomme de chemin dans la route que le devoir et mon père m’avait enseigné à suivre. J’avais espéré que mes garçons feraient la même chose. C’est comme ça que mon pauvre défunt père avait agi pour moi. Pourquoi ce qui était bon voilà une quarantaine d’années ne le serait plus alors, que je me demandais.

J’étais simple de croire à ces choses-là. Avec les steamboats, il était venu bien des idées nouvelles et, quand ils arrivèrent dans la Baie, qui était pour moi tout le monde, nos enfants n’étaient plus ce que nous avions été, nous autres, une cinquantaine d’années auparavant, quand nous portions des culottes courtes et qu’on ne fumait pas encore la pipe. Nos garçons et nos filles ne suivaient plus nos traces. D’abord, on s’en est aperçu à peine, occupé qu’on était, jour et nuit, à agrandir et à améliorer nos terres. Et quand un soir, nous autres, les anciens, les vieux, comme on nous appelait quand on n’avait quasiment pas cinquante ans, on se retourna pour voir si nos enfants suivaient, on s’est aperçu avec un gros chagrin sur le cœur que les uns traînaient de l’aile et que d’autres mêmes pendant qu’on marchait, les yeux ouverts seulement sur les moyens de faire rapporter les terres, avaient pris un autre chemin. Allez donc crier alors pour les rappeler ! C’est comme s’ils avaient été perdus de l’autre côté de la Baie et qu’en pleine tempête de nordet on aurait crié, de Saint-Alexis, pour leur dire de prendre telle anse enfin de gagner notre bord.

Tel était mon cas et celui de Joseph, mon plus vieux.

J’ai eu l’idée qu’il était bien perdu pour nous et pour la terre, une après-midi d’après les récoltes que je l’avais envoyé charroyer du fumier sur un pacage que je voulais transformer en jardin à patates pour le printemps suivant, parce qu’il y avait là du beau sable jaune ce qui est bon, vous savez, pour les patates. J’avais eu affaire à monter par là dans le courant de la relevée et j’étais bien certain, à cette heure-là, que Joseph avait fait, au moins, trois voyages de fumier qu’il avait étendu. Je l’aperçus de loin sans qu’il me vit. Il commençait à peine à étendre sur le chaume son premier voyage. L’ouvrage pressait, et je l’ai vu, debout, appuyé sur le manche de sa fourche piquée dans la terre. Il rêvait pendant que le cheval s’en était allé plus loin avec son banneau et qu’il mangeait à pleine gueule du beau blé d’inde qui finissait de mûrir et qu’il massacrait.

Non, mais avait-on jamais vu pareille insouciance ?

J’ai resté là, longtemps quasiment tout abasourdi devant tant de flancherie. À ce moment-là, je me suis dis que je pourrais jamais rien tirer de bon de mon garçon et tout de suite j’ai commencé à me demander comment j’allais m’y prendre pour arriver avec ma terre.

Je ne pouvais plus compter sur mon plus vieux, pas plus que sur mon gendre et sa femme. Et mon pauvre petit Arthur, qui aimait tant la terre, et qui était mort !… Ah ! maudite Rivière-à-Mars qui me l’avait pris !

Cet après-midi là, je n’ai pas été plus loin en haut de ma terre. J’ai descendu à la maison et je me suis mis à jongler assis sur la galerie. Nestine pensait que j’étais malade. Je l’étais sans l’être ; je l’ai même jamais été autant, malade ! J’aurais même été content d’être frappé par une bonne fièvre typhoïde qui m’aurait couché dans mon lit pour des semaines sans avoir connaissance de rien. Je disais à ma femme que j’étais pas malade le moins du monde. Mais Nestine voyait bien que j’avais quelque chose. Et elle était assez fine, allez, pour se douter de ce que c’était, à la fin. Ainsi, elle essaya de me remonter comme elle pouvait.

La seule chose, je crois bien, pour me remettre à ce moment-là, c’était de la voir elle-même, la pauvre femme, se démener.

La veille, elle avait monté son métier dans un coin de la grand’salle et, en même temps, dehors, près du four, elle avait entrepris de faire son savon ; et elle avait tout le reste du ménage à surveiller. Pendant dix minutes, elle travaillait au métier : pan !… pan !… La navette ne faisait qu’un rond à travers la trame de la catalogne. Puis, elle se levait d’un saut comme si elle avait été sur un poêle rouge, et courait dehors brasser avec une grande baguette sa chaudronnée de savon bouillant qui gonflait et se répandait sur le feu. Une autre fois, elle sautait encore de son métier et se précipitait dans le jardin où elle chassait les poules en train de déterrer ses oignons. Et je savais que dans quelques minutes, avant de se reposer enfin, elle avait encore ses vaches à tirer, ses volailles à soigner et à renfermer dans le poulailler, le souper à faire et la vaisselle à laver, du linge, encore étendu sur la clôture du parterre, à rentrer et à repasser ; et que d’autres affaires encore ! Quelle femme !

À un moment, j’ai eu honte. Je me suis levé et j’ai voulu l’aider à brasser son savon. Mais elle m’a dit ; « Non, t’es fatigué, mon vieux, vas donc te coucher un peu ; ça te fera du bien ».

C’était pourtant bien à elle d’aller se coucher. Les femmes sont bien plus courageuses que nous autres, les hommes ; et ça dans les peines comme dans les maladies. On braille, nous autres, pour un petit bobo de rien et, pendant des mois on voit des femmes souffrir, tout en travaillant, les maladies les plus dures, sans la moindre plainte. Ernestine, sous ce rapport, était une vraie sainte. Je l’ai vue souvent cuire sa fournée de pain avec une migraine terrible, sans un mot. C’était une femme passablement dépareillée et comme il ne s’en fait plus au jour d’aujourd’hui. Elle était digne de nos mères. C’est dommage que ça a coupé si court entre les femmes de mon temps et les créatures d’aujourd’hui qui pensent plus qu’à la toilette, aux veillées et aux promenades. On dirait que l’ouvrage leur fait peur et va les faire mourir du coup. Plus les inventions de toutes sortes viennent rendre leur travail facile à faire et plus elles sont contentes. Dire qu’aujourd’hui, on lave le linge, on fait le beurre, on balaie, on fait tout à l’électricité. On nous apporte tout rôti dans le bec. On se sert de ses doigts seulement pour s’arranger les cheveux. Je vous assure que c’était pas la même chose au temps d’Ernestine !…