La Bataille de France/02

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La Bataille de France
Revue des Deux Mondes6e période, tome 53 (p. 59-99).
LA BATAILLE DE FRANCE
DE 1918

II [1]
LES TROIS OFFENSIVES DE PRINTEMPS
9 avril-11 juin.


L’OFFENSIVE DES FLANDRES (9 AVRIL-26 AVRIL)

Dans la matinée du 9 avril, les Allemands avaient attaqué la gauche de la 1re armée britannique entre le canal de la Bassée et la Lys.

Le front de Flandre avait dû être, depuis trois semaines, fortement dégarni. Le maréchal Haig en avait enlevé 10 divisions jetées dans la bataille de Picardie ; elles avaient été relevées par des troupes revenant fatiguées de la même bataille et à peine reconstituées. On n’avait pu en effet songer à démunir le front d’Artois où le maréchal Haig estimait qu’une attaque était tout à la fois plus probable et, éventuellement, plus dangereuse. On se fiait, en Flandre encore, au sol marécageux ; lorsque, le terrain paraissant sécher plus tôt que de coutume, sir Douglas Haig pressentit le danger possible, il songea à faire relever les divisions portugaises qui, particulièrement, « avaient besoin de repos ; » cette relève devait se faire le 10 : elle se préparait quand, précisément, sur la partie du front de Flandre tenu par les Portugais, l’Allemand attaquait avec cette fureur ordonnée qui, ayant été, le 21 mars, pleinement couronnée de succès, devenait l’immuable tactique de l’ennemi.

La 1re armée britannique allait se trouver ainsi aux prises avec les IVe et VIe armée allemandes (Sixt von Arnim et von Quast), fortement enflées.

Là encore, le brouillard joua son rôle : la 2e division portugaise fut complètement surprise ; en quelques instants, l’ennemi avait bousculé les premières lignes, et, faisant irruption dans la deuxième position, élargissait par ailleurs son attaque. Les divisions britanniques, de ce fait, attaquées, étaient de ces divisions fatiguées, depuis peu sorties des combats de la Somme. Elles furent, en peu de temps, à leur tour entamées ; déployant le même courage opiniâtre qu’au 21 mars, les Britanniques se défendirent par groupes isolés jusqu’à la mort ; les Allemands, ayant écrasé les Portugais, étaient arrivés si rapidement sur la deuxième position que « les dispositions prises pour garnir de troupes britanniques les organisations arrière purent à peine être exécutées à temps. » Ces troupes n’en résistèrent pas moins à Lacouture, Vieille-Chapelle et Huit-Maisons avec tant de ténacité, qu’elles permirent à deux divisions d’entrer en action à l’Est de la Lawe entre le Truet et Estaires. Mais elles trouvaient déjà, à l’Est d’Estaires, l’ennemi maître de la rive droite de la rivière. Les troupes de renfort furent refoulées à leur tour sur la Lys qui déjà était forcée à Estaires et à Pont-Riqueul.

A la fin de la journée, l’attaque avait réalisé une avance sensible, car le front, jalonné la veille, du Sud au Nord, par Givenchy, Neuve-Chapelle, Bois-Grenier, s’infléchissait de Givenchy vers une ligne Festubert, Lacouture, rive de la Lys, Sailly-sur-Lys, Fleurbaix, Bois-Grenier, — la Lys étant passée en deux points.

Le 10, l’attaque était poussée très vivement au Sud de la Lys et étendue fort au Nord jusqu’aux enviions d’Hollebeke — sur le flanc du saillant d’Ypres. Car tandis qu’on se battait encore furieusement dans les rues d’Estaires, les positions au Nord d’Armentières et à l’Est de Messines étaient enlevées, Messines et Ploegstert emportés, Armentières évacuée. La poche se creusait fortement vers Vieille-Chapelle, Lestrem, Estaires : le front, refoulé à Steenwerck de près de 10 kilomètres, passait à Nieppe, Messines, Wyttshaete et Hollebeke. De ce fait, la 2e armée britannique (Plumer) était à son tour englobée dans la bataille qui prenait d’inquiétantes proportions. Le saillant


CARTE POUR L’OFFENSIVE DU 9 AVRIL
d’Ypres était, dès le 10 au soir, sérieusement menacé à sa

droite [2].

Le premier effet de cette attaque — celui qu’avant tous autres, en attendait l’assaillant — fut de provoquer immédiatement chez le maréchal Haig la résolution de renoncer à toute offensive sur la Somme. Il en avertit incontinent le général Foch. Celui-ci, qui persistait obstinément à voir, tout au contraire, dans une offensive résolue le seul dérivatif possible à celle de l’ennemi, invita Pétain à tenir bon, malgré ce changement de plan, dans le projet d’attaque sur la ligne Moreuil-Demuin par l’armée Debeney. Quant à Haig, il était invité à se cramponner tout au moins à son front de Flandre : « Il restait bien entendu que le maintien absolu du front actuel des Flandres s’imposait autant que dans la région d’Arras, toute évacuation volontaire, telle que celle de la crête de Paschendaele, ne pouvant être interprétée par l’ennemi que comme un signe de faiblesse et comme une incitation à l’offensive. » L’ennemi devait être contenu sur sa ligne de combat avec les troupes engagées strictement nécessaires et arrêté définitivement sur la ligne hauteurs de Kemmel, Neuve-Église, pont de Nieppe, cours de la Clarence, hauteurs Mont Bernenchon et de Hinges, qui devait être organisée d’avance et occupée par des troupes de réserve.

Haig espérait bien tenir et mettait en mouvement ses renforts. De son côté, Foch, qui ne s’est jamais contenté de donner de bons conseils, ordonnait qu’on poussât au Nord de la Somme la 10e armée française Maistre et sur la ligne Beauvais-Breteuil la 5e armée Micheler, afin qu’une intervention put être promptement organisée sur le front britannique. Après accord avec Haig, les têtes de colonnes de Maistre étaient immédiatement poussées sur la Somme, de Picquigny à Amiens.

Cependant la poche creusée au Sud d’Ypres s’accentuait encore : le 11 avril, de nouvelles attaques refoulaient nos alliés vers Loisne, Merville, Neuf-Berquin et Doulieu. Se portant le long de la rive Nord du canal de la Lys, des détachements allemands pénétrèrent dans Merville. Un trou s’était produit au Sud-Ouest de Bailleul ; l’État-major britannique y jeta un groupement de fortune qui permit à la ligne de se ressouder. Mais il n’en allait pas moins que la forêt de Nieppe était fortement approchée, Hazebrouck et Cassel même menacés. La chute d’Ypres, tourné, pouvait n’être qu’une question de peu de jours


L’attaque des Flandres n’avait probablement été dans l’esprit de l’État-major allemand qu’une diversion ; le succès qu’obtenait derechef l’effet de surprise, l’incitait à pousser ses avantages et à transformer en offensive principale une attaque secondaire. Au delà d’Hazebrouck, c’était Calais qui maintenant était visé, et peut-être allait-on pouvoir réaliser en direction de la mer cette entreprise sur le détroit qui, à l’Est d’Abbeville, se heurtait maintenant à la résistance alliée. Du moins, Sir Douglas Haig le croyait ; il estimait de toute urgence que 4 divisions françaises au moins fussent portées entre Saint-Omer et Dunkerque. Foch était d’autant plus porté à l’écouter, qu’il lui fallait renoncer décidément à une contre-offensive à grande envergure sur la Somme : le général Fayolle faisait savoir que, devant le désistement de l’armée britannique, il lui paraissait impossible de rien tenter de sérieux de ce côté, — et cette décision paraissait sage ; il se contenterait d’améliorer les positions pour rendre plus assurée la possession d’Amiens.

Ne pouvant, de ce fait, soulager les Anglais, Foch était décidé à les aider directement dans la région attaquée. Le 2e corps de cavalerie (Robillot) fut porté en direction d’Hazebrouck ; deux divisions (la 133e et la 28e) allaient par surcroit fortifier la 2e armée britannique. Au besoin, d’autres forces suivraient. Pour plus de sûreté, le gouverneur de Dunkerque, le général Pauffin de Saint-Morel, était invité à tendre des inondations d’eau douce jusqu’à Saint-Omer. Quant au général Robillot, que Foch avait voulu voir en personne, il ne devait pas prévoir moins que quatre lignes de résistance afin que fût - : si les progrès de l’ennemi continuaient — préservée la région de Saint-Omer. Enfin, pour permettre à l’Armée Britannique de remonter vers le Nord et d’être cependant à même de soutenir une attaque allemande toujours possible entre Arras et la Somme, l’armée Maistre poursuivait, le 13, son mouvement pour atteindre par ses têtes de colonne la ligne Doullens-Vauchelles.

Pendant ce temps, les attaques allemandes se poursuivaient entre Steenwercke et Locon en direction de Bailleul : la ligne des Monts au sud d’Ypres était menacée, du mont Kemmel au mont des Cats, et la lisière Sud-Est de la forêt de Nieppe déjà légèrement entamée. Nos alliés, à la vérité, commençaient à réagir : dans la journée du 13, l’attaque allemande s’étant portée au nord de la Lys entre la forêt de Nieppe et Wulwerghem, nos alliés reprirent Neuve-Église et Wulwerghem, tombés aux mains de l’ennemi. Néanmoins la poche creusée au sud d’Ypres était déjà si profonde qu’il paraissait nécessaire au Commandement britannique de réduire spontanément le saillant ; la ligne allait être lentement repliée du front Hollebeke, Gheluwelt, Est de Zonnebecke, Fasrhendaele, Est de Westroosebeke (qui resterait simplement gardée par quelques avant-postes) sur une ligne Merken, est de Bixschoote, Zillebeke, Wormezeele. L’important était qu’au Sud, du Kemmel au Catsberg, la ligue des Monts tint bon.


Foch ne cessait d’y insister. Il s’était transporté dans le Nord et, de nouveau, en ces journées des 14, 15, 16 avril, courait les quartiers généraux, voyait Haig, et, avec Haig, lord Milner et le général Wilson, voyait Plumer et Robillot, voyait le roi Albert et les chefs de l’Armée belge. Son action, tous les jours plus acceptée, se fortifiait de ce qu’enfin, il venait de recevoir — le 14 avril — le titre de Général en chef des Armées alliées.

Haig désirait qu’on libérât son armée d’une partie de son front, au Sud des Flandres ; Foch préférait que, le statu quo étant maintenu dans le partage du front, les Français intervinssent d’une façon plus active dans la nouvelle bataille engagée ; mais alors Haig et, avec lui, Lord Milner et le général Wilson accourus demandaient qu’on considérât celle-ci comme « la grande bataille » des Alliés et que, partant, un flux incessant de divisions françaises vint, comme naguères en Picardie, s’y engager : il fallait, ou raccourcir le front par un gros sacrifice et, abandonnant Ypres, Poperinghe, Hazebrouck, le porter sur la ligne de la mer à Aire, ou accepter la bataille sur la ligne encore occupée ; mais alors fallait-il que l’Entente y engageât ses forces. Tel était le dilemne où le Haut Commandement britannique enfermait le général Foch. Celui-ci était, en principe, nous le suivons, toujours pour qu’on « tint où l’on était. » Sans doute était-il scabreux d’amener vers le Nord trop de forces françaises ; car quelle que fût l’importance que semblait prendre l’action des Flandres, elle pouvait ne rester, pour l’Etat-Major allemand, qu’une puissante diversion et l’offensive, après avoir paru se porter au Nord, pouvait se produire au Sud du champ de bataille de mars. C’est ce qu’on pensait au Grand Quartier français. Mais le littoral du Pas-de-Calais préoccupait trop le nouveau général en chef des Armées alliées, pour qu’il consentit de gaité de cœur à laisser d’une façon si sensible, l’ennemi approcher Dunkerque, Boulogne et Calais. Il cherchait, à la vérité, à concilier les tendances, en ce moment divergentes, des États-Majors alliés, et surtout, — car il n’était pas homme à se laisser influencer, — à concilier les intérêts complexes de l’énorme bataille, pour de si longs mois, engagée. Il avait sollicité l’intervention de l’Armée Belge sous la forme d’une extension de son front susceptible de rendre à l’Armée Britannique quelques divisions ; il alla lui-même — comme aux jours héroïques d’octobre 1914 — rendre visite au roi Albert : celui-ci, sans doute, échappait à son autorité, n’ayant point participé au pacte de Doullens ; mais on sait que jamais appel n’était fait en vain à la conscience du prince ; Foch sortit de l’entrevue assuré que les positions de l’Yser au Kemmel pouvaient tenir et, plus persuadé que jamais qu’il les fallait maintenir, il courut voir Plumer, voir Robillot, revoir Haig. Il leur traça un plan de défensive : il fallait « assurer à tout prix l’occupation du massif Keramel-Mont-Noir-Mont des Cats, » mais, pour ce, garder ou reconquérir le bas des pentes et, si possible, les crêtes abandonnées en avant. Il fournirait derechef des divisions françaises ; encore fallait-il qu’elles ne trouvassent point la partie par trop compromise, notamment autour du mont Kemmel.

Il adressa-aux armées la Note qui fixait les principes d’après lesquels devait être, à son sens, conduite la bataille défensive. Plus un pouce de terrain à perdre sur le front britannique : « qu’il s’agit de fermer à l’ennemi la route de Calais, ou de couvrir la région des mines, le nœud de chemin de fer d’Amiens ou la voie ferrée Paris-Amiens, » la défense devait se faire « pied à pied, » établie sur « des organisations défensives répétées, » conduite « avec la dernière énergie ; » la deuxième position devait être occupée par des troupes placées à proximité et instruites de leur mission ; d’où, plus que jamais, la nécessité de réserves, car « les troupes destinées aux contre-attaques ne devaient pas être jetées sur la ligne attaquée, elles vont s’y fondre en pure perte..., » mais « être organisées par elles-mêmes, avoir leur base de départ, leur objectif, une formation déterminée, un appui d’artillerie, » les contre-attaques elles-mêmes devaient être « prévues, préparées, réglées. »

Tout en prescrivant à Pétain d’envoyer dans la région de Bergues une nouvelle division, à Maistre de pousser la 34e division vers le Nord, il ne quittait la région qu’après avoir insisté près de Haig sur l’importance capitale du mont Kemmel qu’il fallait non seulement défendre, mais dégager.


La bataille continuait, très vive, très âpre. Les Anglais résistaient maintenant avec l’inlassable opiniâtreté qu’ils apportent toujours à la lutte, dès qu’ils se sont ressaisis. Les Allemands s’enrageaient, voyaient leurs pertes augmenter, en voulaient du moins avoir le bénéfice, s’emparaient, le 14, de Neuve-Eglise, où, depuis deux jours, les Britanniques se battaient avec une extrême vigueur, puis, le 15, de Wytschaete et de Meteren, occupaient, entre temps, Bailleul, n’étaient arrêtés que le 17. Ce jour-là, le mont Kemmel ayant été attaqué, l’assaut avait été repoussé. Mais nos alliés s’épuisaient à cette tâche ingrate. Il fallait leur apporter un nouveau secours. De retour à son quartier général de Sarcus, le général en chef des Armées alliées avait décidé la formation d’un Détachement d’Armée française qui, sous les ordres du général de Mitry, grouperait, sous le commandement supérieur de Plumer et de Haig, les forces françaises, — le corps de cavalerie et 4 divisions, — déjà portées au nord de la Lys ; la 10e armée française en outre se tiendrait prête à fournir des divisions à Mitry ; on prévoyait qu’avant peu, 10 divisions françaises seraient dans la 2e armée britannique qui, d’autre part, grâce à l’extension du front belge, récupérait 7 divisions 1/2.

Pétain avait reçu l’ordre d’avancer vers le Nord de nouvelles divisions. Par ailleurs, ne pouvant renoncer à l’idée d’inquiéter l’ennemi plus au Sud, Foch le faisait assaillir par l’armée Debeney sur le plateau à l’ouest de Castel-Morisel, 16 18 avril, entretenait, le 20, Fayolle de l’offensive, plus que jamais nécessaire, de la 3e armée (Humbert) sur le front Montdidier-Lassigny, et, si les Allemands, le 24, arrachaient Villers-Bretonneux à Rawlinson, le général en chef jetait celui-ci à la reconquête de ce point important. La 1re armée française, en liaison avec celui-ci, reprenait de l’air le 26 ; la division du Maroc soutenait de dures luttes autour de Villers-Bretonneux et la 1re division américaine — pour la première fois engagée — était portée, le 26 avril, — date à retenir, — sur cette partie du front où , quelques semaines plus tard, nos nouveaux alliés allaient, à Cantigny, conquérir leurs premiers lauriers.

En fait, Foch ne perdait de vue aucun des points du champ de bataille et j’ajouterai qu’il l’embrassait, si j’ose dire, dans le temps comme dans l’espace. On précipitait des forces françaises dans les Flandres comme on en avait naguère précipité vers l’Oise et la Somme, comme on en avait, entre temps, placé à portée du front d’Artois ; mais, d’autre part, l’ennemi pouvait attaquer d’une semaine à l’autre sur une tout autre partie du front ; par ailleurs, on devait, lorsqu’un échec grave viendrait soudain le décontenancer, être en mesure d’en profiter. Pour l’un et l’autre cas, il fallait des réserves, des réserves encore, des réserves toujours. L’Armée britannique fondait ; on demandait à l’Angleterre de fournir des renforts, car l’Armée française de son côté, défendant maintenant derechef l’énorme front allant de la Somme aux Vosges et engagée, par une douzaine de ses divisions, fort au nord de la Somme, restait elle-même fort éprouvée, non seulement par quatre ans bientôt de combats, mais fort particulièrement par ceux — très meurtriers — que, de l’Oise à la Flandre, elle venait de livrer. Il fallait que les divisions anglaises fatiguées relevassent dans les secteurs tranquilles des divisions françaises fraîches, afin d’assurer, en arrière, des disponibilités sérieuses ; il fallait aussi que l’Amérique intensifiât ses envois et les précipitât. On avait également obtenu de l’Italie l’envoi de deux divisions ; il les fallait employer au mieux. Ces préoccupations, si elles n’absorbaient point le général en chef, devaient le solliciter et c’était conduire de haut et de loin la grande bataille que de résoudre ces problèmes d’effectifs.

La bataille des Flandres subissant, du 19 au 24, une acalmie, Foch en profitait pour résoudre au mieux es problèmes. II amenait facilement Haig à consentir au remploi des divisions britanniques fatiguées, sur le front français, s’entendait avec Pétain sur l’emploi de ces forces et du corps italien. Mais, avant tout, la question des effectifs américains devait le préoccuper : la crise des effectifs des Armées Alliées exigeait, « pour terminer victorieusement la bataille engagée, » que le Gouvernement des États-Unis envoyât exclusivement en France, pendant le deuxième trimestre de 1918, des fantassins et des unités de mitrailleuses ; des conférences eurent lieu d’où allait sortir un accord : l’Angleterre fournirait un tonnage nécessaire pour le transport de 130 000 Américains en mai, de 150 000 en juin, fantassins et mitrailleurs, le tonnage américain restant réservé aux transports de l’artillerie, du génie, et des services. Ainsi, quoi qu’il arrivât, aborderait-on avec confiance le début de l’été.


Les Allemands ignoraient ces transactions, mais leur instinct les poussait à presser et à intensifier les attaques. De plus en plus, leur diversion des Flandres tournait à la grande opération vers la mer. En Allemagne, on rééditait maintenant ouvertement le Nach Calais d’octobre 1914. Et la bataille qui avait paru s’affaisser depuis le 19, soudain, se ralluma. Brusquement, le 25, l’ennemi attaqua au Sud d’Ypres, entre Wytschaete et Dranoutre. C’était le Mont Kemmel qui était, ce jour-là, l’objectif visé. Deux divisions françaises et une anglaise couvraient cette magnifique position. Mais elle n’était défendable que peu d’heures, car les abords en avaient été au préalable perdus et comment défendre une montagnette lorsque l’on n’a point en avant le champ nécessaire pour en préserver les approches ? Les Allemands lançaient contre le petit massif des Monts, qu’ils comptaient emporter tout entier, des troupes magnifiques : leur corps alpin bavarois qui attaqua avec un splendide élan. Nos hommes se couvrirent de gloire en défendant, une journée entière pied à pied, le terrain assailli ; on leur avait dit de maintenir coûte que coûte la position : cela nous coûta en effet de lourdes pertes, mais aussi à l’ennemi, car ayant emporté le village et le mont de Kemmel, il parut incapable de poursuivre beaucoup plus avant son succès [3]. Nos soldats soutinrent, le 26, une lutte acharnée sur le front Wormezeele-Sherpenberg et tinrent bon. Foch n’hésitait pas à lancer une nouvelle division française dans le combat, grossissait le Détachement d’Armée Mitry et fermait à l’assaillant, d’ailleurs affaibli, le reste du massif.

Le Général en Chef, revenu de sa personne en Flandre, ne cessait de recommander tout à la fois la ténacité dans la défensive et le discernement dans l’emploi des forces ; à Plumer, à Mitry il dictait les ordres de résistance, à tous il interdisait tout repli volontaire : « aucun chef, à aucun échelon, ne devait ordonner tel repli sous prétexte d’alignement ou d’occupation d’une nouvelle ligne ; » il recommandait en revanche, une fois de plus, l’offensive comme le seul moyen de briser celle de l’ennemi, prônait particulièrement l’attaque dans le flanc droit de l’Allemand, sur le front Robecq-Festubert, en direction de Merville-Estaires. D’ailleurs, ne marchandant point à l’allié éprouvé l’aide française, il faisait un nouvel appel au général Pétain pour que de nouvelles divisions fussent expédiées dans le Nord et prescrivait à Mitry d’étendre son action vers Ypres.

L’ennemi était d’ailleurs décidément contenu. Ayant, le 29 avril, attaqué sur le front compris entre le canal au sud d’Ypres et le Nord-Est de Bailleul, il échouait aux ailes, ne réussissant à s’emparer que de Locre, qui allait devenir pour de longues semaines l’unique théâtre du duel. C’était une de ces fins de bataille telles qu’on en avait tant vu en 1914 et en 1915 : toute une lutte de large envergure agonisant dans des soubresauts spasmodiques autour d’une localité, ou même d’une baraque, une maison du Passeur, une butte de Tahure ; aujourd’hui ce serait l’hospice de Locre. La prise de Kemmel, grave, affaire, ne donnait tout son effet que si elle entraînait le forcement du massif, faisait tomber Ypres, ouvrait la route de Cassel : or le massif restait entre nos mains, Ypres demeurait paradoxalement debout et Cassel était couvert. On continuera de se battre, de notre fait comme de celui de l’ennemi, autour de l’hospice de Locre, ou de l’étang de Dickebusch jusqu’au milieu de mai, mais la bataille des Flandres était close.


Si secondaire qu’elle paraisse aujourd’hui au regard des opérations qui avaient précédé et devaient suivre, cette bataille coûtait fort cher aux Alliés. L’avance de l’ennemi était de 18 kilomètres, elle avait pour conséquence de mettre sous ses canons les mines de Bruay — à cette heure où la question du charbon déjà était si angoissante ! — et un nouveau nœud de chemins de fer, celui d’Hazebrouck, d’entraver les transports de charbon par Béthune, de menacer enfin les ports du Pas-de-Calais et, partant, de contraindre l’Entente à immobiliser désormais pour les couvrir une partie de ses disponibilités. En fait, le bastion d’Ypres n’existait plus : les Anglais avaient dû abandonner tout le terrain conquis — au prix de quelles pertes ! — à l’été de 1917, et, par ailleurs, une poche de plus était creusée dans notre front qui, si l’ennemi attaquait en Artois, ne serait pas sans conséquence. Les plateaux au nord d’Arras constituaient maintenant un saillant considérable et dangereux résultant des deux enfoncements de mars et d’avril.

Mais la conséquence la plus grave était la situation que créaient à l’Armée française les événements des dernières semaines. Après avoir dû étendre son front jusqu’à la Somme, elle avait ensuite dû alimenter une bataille plus lointaine encore : dix de ses divisions, on en étaient revenues en lambeaux, ou restaient engagées au nord de la Lys ; le Détachement d’Armée du Nord absorbait par trois jours une division : les troupes qui en faisaient partie se trouvaient aventurées fort loin du front français proprement dit, — étant donné surtout les conditions compliquées du transport que créait l’abandon momentané de la grande ligne Paris-Amiens. La 10e armée française, d’autre part, se trouvait dans la région de Doullens, la 5e armée dans celle de Beauvais, en arrière des fronts d’Artois et de Picardie. Le général Pétain, qui suivait d’un œil inquiet le dégarnissement de son front, allait, le 6 mai, signaler que « les armées françaises étaient parvenues à la limite de leur effort en divisions à envoyer au nord de l’Oise. » Foch pouvait répondre en toute vérité que l’enjeu de la grande bataille du Nord entre la Mer et la Somme était de telle importance que, quels que fussent les inconvénients du dégarnissement de l’Est, ils étaient moindres que ne le serait éventuellement une percée décisive de l’ennemi vers le littoral, et, en dépit de ce qui s’allait produire, il paraît difficile, même et surtout aujourd’hui, de lui donner tort. Mais il était clair que, de quelque façon que la bataille se poursuivit dans les semaines qui suivraient, nous étions au pire moment, et que, pour gagner une meilleure heure (on pouvait la prévoir pour la fin de juillet), il fallait que l’Entente fit face plus énergiquement que jamais à un ennemi décidé à en finir.

L’Entente y paraissait résolue. A la conférence d’Abbeville du 2 mai, Foch avait vu ses pouvoirs fortifiés encore et étendus. Il avait été admis que, le Comité exécutif du Conseil suprême de guerre de Versailles étant supprimé, le général en chef recevrait pour tout le front occidental — l’italien compris — les pouvoirs de coordination qui, à Doullens, lui avaient été confiés sur le seul front de France. Et Foch allait, en conséquence, adresser, le 7 mai, un appel pressant au général Diaz, commandant en chef les armées italiennes, pour que nos alliés d’outre-monts préparassent à brève échéance une offensive sérieuse. D’autre part, il pressait le général Pershing de mettre en route vers le front de bataille les divisions américaines instruites. Enfin il revenait — comme toujours — à la pensée d’une offensive et même de plusieurs offensives qui préviendraient celle de l’ennemi.

Dès le 12 mai, en effet, il pressait Pétain de faire préparer par le groupe d’armées Fayolle une attaque très large destinée à dégager le chemin de fer de Paris à Amiens ; il engageait Haig à en préparer une autre sur le flanc de l’ennemi afin de dégager les mines de Bruay, ne cessait de voir lui-même les grands chefs, de les entretenir de ses projets, et ces entretiens aboutissaient à la Directive 3 du 20 mai où tient toute la pensée du général en chef à cette heure critique. Cette pensée est toute offensive. Il l’avait déjà formulée dans sa note du 12 à Pétain : lui indiquant les attaques à monter, il ajoutait : « C’est dire que notre offensive ne peut viser un objectif limité par nous-mêmes et à faible portée ; — qu’après avoir arrêté l’ennemi dans les Flandres, en Picardie ou sur la Somme, si nous l’attaquons, c’est pour le battre, le désorganiser le plus possible ; que la bataille engagée par nous dans ce but doit être le plus rapidement poussée le plus loin possible, avec la dernière énergie, — qu’elle ne peut simplement viser à : procurer une amélioration de la situation actuelle (celle-ci est en fait facile à défendre, c’est une simple affaire d’organisations solides et répétées) ; fournir des objectifs faciles à conserver ; ne pas exiger un développement de front offensif. Tous ces avantages résulteront, naturellement, d’une bataille à portée peu étendue, vivement poussée pour cela, à l’inverse, par conséquent, d’une bataille qu’on arrête soi-même, ce qui est le contraire de l’attaque, de l’esprit d’offensive qui doit animer toute l’armée. »

La Directive s’impose les mêmes idées à l’ensemble des états-majors alliés. « Seule l’offensive permettra aux Alliés de terminer victorieusement la bataille et de reprendre, par l’initiative des opérations, l’ascendant moral. » Quelle que soit l’attitude à venir de l’ennemi, qu’il recommence ou non à attaquer, les armées alliées doivent être prêtes à passer à l’offensive. Les résultats les plus importants, en rapport avec les sacrifices à consentir, seront obtenus : 1° entre Oise et Somme (1re et 3e armées françaises et droite de la 4e armée britannique) une attaque combinée visant au dégagement de la voie ferrée Paris-Amiens et de la région d’Amiens ; 2° dans la région de la Lys (2e armée et gauche de la 1re armée britannique et Détachement d’armée du Nord français) par l’attaque combinée visant au dégagement des mines du bassin de Béthune et de la région d’Ypres.

Des notes détaillées étaient par ailleurs adressées aux Armées : les opérations y étaient, par le menu, exposées qui aboutiraient aux buts recherchés et, à la fin de mai, il semblait que les offensives alliées se pussent déclencher avant le milieu de juin.

Les Allemands ne devaient pas attendre cette riposte ; plus que nous, ils étaient pressés d’agir et, mieux que nous surtout, en position de le faire. La nomination de Foch au commandement des Armées alliées les avait émus ; sans doute faisait-on dire dans les journaux que ce ne serait là qu’une source de querelles entre alliés, que le nouveau généralissime allait entrer en conflit avec le général en chef des armées françaises (c’était bien mal connaître la vertu essentielle d’un Pétain qui est tout désintéressement et discipline) et que jamais, d’autre part, les Anglais n’accepteraient les directions d’un étranger — et c’était, cette fois, méconnaître aussi étrangement l’intelligence de notre alliée. Au fond Ludendorff ne peut faire bon marché d’une mesure qui lui enlève sa principale chance de mettre à mal l’adversaire. Mais l’opinion avait besoin d’être soutenue et même rassurée. Elle avait été déçue par la façon dont s’étaient terminées les attaques du 21 mars et du 9 avril. On était parti pour la gloire et surtout pour la paix ; or Amiens n’était pas pris, Calais à peine approché. Le 16 avril, on écrivait encore à Berlin qu’il y avait déjà Unter den Linden des écriteaux annonçant la location des fenêtres pour assister à la rentrée triomphale des troupes ; les puritains répétaient les propos habituels : les Français étaient battus, les Français enfoncés parce que « Dieu ne se laisse pas railler. » Mais du front, on avait écrit, le 2 mai, que « l’Anglais était un rude compagnon qui ne se laisserait pas battre aussi facilement qu’on le pensait » et, les Américains ayant brillamment débuté dans une attaque en Picardie, on avouait que ces soldats si neufs « savaient se défendre avec ténacité. » Et puis ces Français, qu’on disait sans cesse abattus, reparaissaient sur tous les champs de bataille et où on ne les attendait pas — gens qui, partout et toujours, rétablissaient les affaires compromises de l’Entente. On était découragé. Il fallait tenir aux citoyens allemands des raisonnements où tout n’était pas bluff. « Hindenburg et Ludendorff, avait écrit le 27 avril un des porte-paroles les plus autorisés de l’État-Major, Salzmann, sont en train de forger chaque anneau qui va s’ajouter à cette chaîne jusqu’au jour où peu à peu elle sera devenue impossible à briser. Alors la grande œuvre sera terminée. »

Quel allait être le nouvel « anneau ? » Raisonnant d’après le bon sens et attribuant à Ludendorff plus de continuité qu’il n’en devait montrer dans ses idées, notre Haut Commandement ne croyait guère qu’à une offensive en Artois ; entre le « chaînon » Picardie et le « chaînon » Flandres, les Allemands tenteraient de forger le « chaînon » qui les mettrait à l’alignement, et ainsi serait préparée la seconde phase d’offensive qui, sans doute, par une attaque d’Artois, les porterait, d’Abbeville à Calais, à la Mer.

Ludendorff, pour l’heure, avait cependant d’autres projets. Sans abandonner un instant la pensée de l’offensive décisive dont l’objectif restait le Pas-de-Calais, il pensait à une puissante diversion sur le front français. Seule, l’intervention des Français dans les deux batailles de mars et d’avril avait sauvé la situation. Tant que l’Armée française serait debout, toute entreprise sur le front britannique tournerait de même. D’autre part, on avait identifié dans les batailles de mars-avril les numéros de tant de divisions françaises, que le front à l’est de Noyon devait s’en trouver de toute évidence singulièrement affaibli. Peut-être aussi y eut-il intervention du kronprinz de Prusse. C’était son groupe d’armées qui, entre la Somme et Verdun, faisait face à l’Armée française, tandis que celui du kronprinz de Bavière était opposé au front britannique ; la Mer serait la victoire du Bavarois ; le jeune prince impérial n’avait guère cessé de penser à Paris. En attaquant dans la région de l’Oise ou de l’Aisne, on lui donnerait satisfaction. Il dut y avoir compromis ; on se jetterait brusquement sur l’Ailette ; la surprise, cette fois encore, seconderait la force ; on emporterait les plateaux de l’Aisne ; peut-être parviendrait-on à forcer la rivière ; et, Soissons et Reims ayant succombé, on viendrait border la Vesle. Une opération secondaire, ultérieure, permettrait de s’aligner sur la transversale Montdidier-Compiègne-Soissons, supprimant ainsi le saillant qui se serait creusé dans les lignes au Nord de l’Aisne. Alors serait-on maître de la situation parce-que libre de choisir entre les deux grands coups : la Mer ou Paris. Il semble bien aujourd’hui que Ludendorff ne fut pas absolument fixé sur l’objectif final ; j’ai dit qu’il était joueur, et, tout en accumulant les atouts, comptait en outre sur une belle chance. Et, par surcroît, il ne lui déplaisait peut-être pas de donner satisfaction au fils du souverain, au futur empereur. Le bruit se répandait en Allemagne que, d’un maître coup, on allait enfin jeter bas l’ennemi principal : « ici, écrit-on d’Aix-la-Chapelle le 17 mai, tout le monde croit que la dernière attaque de Ludendorff terminera la guerre. Le Kaiser est venu ici, il y a dix jours, et a exprimé l’opinion au Conseil municipal que la guerre serait terminée dans deux mois. »


L’OFFENSIVE ALLEMANDE DE L’AISNE
27 MAI — 3 JUIN

Notre front, au nord de l’Aisne, était, le 26 mai, au soir, du confinent de l’Ailette avec l’Oise à la forêt de Vauclerc, tracé par la petite rivière aujourd’hui célèbre ; à l’est de la forêt de Vauclerc, il passait au nord de Craonne, aux lisières Sud de Corbeny et de Juvincourt, s’infléchissait brusquement vers


CARTE POUR L’OFFENSIVE DU 26 MAI


l’Aisne, franchissait le fleuve à l’est de Berry-au-Bac et courait, du Nord au Sud, jusqu’à Reims qu’il englobait.

Depuis que la 5e armée française avait, on se le rappelle, dans les derniers jours de mars, été portée en Beauvaisis, toute cette partie du front était, pour la majeure portion, tenue par la 6e armée (général Duchêne) ; le 30e corps, de Pontoise au chemin de fer de Laon à Soissons ; le 11e corps, de ce point aux forêts incluses de Vauclerc et d’Oulches ; le 9e corps britannique, récemment envoyé du Nord, de ces forêts au nord de Reims. Là commençait le secteur de la 4e armée.

Quoique l’éventualité d’une attaque sur ce front eût été a plusieurs reprises envisagée, elle n’avait été retenue que comme une des nombreuses hypothèses, à la rigueur plausibles, que pouvait suggérer l’examen de la situation générale. Très peu de jours même avant l’attaque, rien ne dénonçait plus spécialement ce secteur du front à l’attention du Haut Commandement. C’est qu’en aucune circonstance, les préparatifs allemands ne furent, — nous allons y revenir, — plus secrets.

Le secteur n’avait donc pas été l’objet d’un renforcement. Il s’en fallait. Il était faiblement tenu ; une division en première ligne pour 8 kilomètres, une en deuxième ligne pour 14 kilomètres [4]. Et certaines de ces divisions avaient à peine eu le temps de réparer leurs pertes, car plusieurs avaient été engagées dans la récente bataille de mars ; c’était, par exemple, le cas de la 22e division du 11e corps ; la droite de la 6e armée était constituée par le 9e corps britannique, qui n’avait été envoyé dans cette région que pour se refaire des cruelles fatigues de la bataille du Nord. En arrière de ce front, il ne se trouvait, entre Aisne et Marne, que des divisions récemment ramenées des Flandres ou de la Somme et en train de panser leurs blessures. La force géographique de la position, constituée par des plateaux à pentes fort roides du côté de l’Ailette et couverte par la petite rivière aux bords marécageux, pouvait, à la vente, rassurer J’ai dit que c’était une énorme place forte naturelle, mais avec une bien médiocre garnison, tout au moins si l’on s’en tient à la quantité. La trouée de Juvincourt semblait plus difficile à défendre, ainsi que les environs de Reims ; mais si les plateaux tenaient bon, il était peu probable que l’attaque pût réussir entre Berry-au-Bac et Reims ou tout au moins se développer au delà de cette ligne. Or, on comptait sur les plateaux plus qu’il n’eût convenu en cette étrange guerre, où un simple pli de terrain s’est parfois mieux défendu que les obstacles-naturels les plus rassurants.

L’effort allemand devait en effet se porter tout d’abord sur les plateaux ; c’est de la zone centrale, de Loeuilly à Berry-au-Bac, qu’il allait se produire ; ce n’est que les plateaux une fois emportés, que l’action devait s’étendre aux ailes, à l’Ouest, entre Pontoise et Loeuilly, à l’Est, entre Berry-au-Bac et Reims.

Le général von Boehn, commandant la VIIe armée allemande, était chargé des opérations entre l’Oise et Berry-au-Bac ; le général von Below, commandant la Ire armée, dirigerait celles qui se développeraient entre Berry-au-Bac et Reims. Quoique instruit de la relative faiblesse des contingents tenant les plateaux entre Ailette et Aisne, l’État-major allemand ne sous-estimait point la difficulté que constituait l’assaut donné à des positions si éminentes. Il fallait que, plus même qu’à la veille du 21 mars, l’attaque donnât sur ce point le maximum d’effet et que les plateaux fussent enlevés, si j’ose dire, à l’esbroufe. La brutalité du choc devait être portée au maximum en effet par l’emploi de tous les moyens : vingt-huit divisions avaient été engagées sur la seule zone centrale, dont onze étaient considérées comme de tout premier ordre et dix comme tout à fait bonnes ; ces divisions étaient au repos depuis le milieu d’avril et soumises à un entraînement intensif en vue de la nouvelle bataille. Toutes celles qui attaqueraient en première ligne avaient été choisies parmi celles qui, pour l’avoir défendu en 1917, connaissaient le terrain ; chose remarquable, certaines d’entre elles revenaient attaquer le secteur même où elles étaient en ligne pendant l’âpre bataille de l’année précédente.

En somme, les huit divisions françaises et les trois britanniques allaient être attaquées par des forces triples : de Berry-au-Bac à Courcy, 5 divisions allemandes contre 2 françaises, de Berry-au-Bac au plateau de Californie, 6 et bientôt 8 contre 2 ; plus loin 7, puis 10 contre notre seule 22e division, 4, puis 6, contre notre seule 21e division et 3, puis 5, contre la seule 61e. Et c’était l’élite de l’armée allemande, puisqu’on y voyait, entre autres troupes de choc, 4 divisions de la Garde, la division brande bourgeoise, le corps alpin. Cette accumulation de forces justifiait les espérances de l’Etat-major allemand et rendait presque impossible la résistance française.

Une masse d’artillerie fort supérieure encore à ce qu’on avait vu jusque-là, — 4 000 pièces d’artillerie, très exactement le quadruple du nombre de batteries dont nous disposions sur ce point, — devait appuyer une si formidable infanterie : l’ypérite serait le principal moyen employé pour paralyser la défense et jamais le mot « paralyser » n’aura mieux revêtu son sens littéral : l’ennemi trouvera, en effet, certains de nos mitrailleurs, de nos artilleurs, les mains crispées sur leurs armes, elles-mêmes comme corrodées par l’action des gaz.

Ne se fiant pas encore à cette accumulation de forces et de moyens, l’ennemi avait, plus encore qu’à la veille de la grande attaque sur le front anglais, multiplié les précautions, pour qu’au maximum de force s’ajoutât le maximum de surprise. Les troupes furent acheminées dans l’ombre ; elles ne relevèrent qu’à la dernière heure les camarades en secteur ; l’artillerie ne fut acheminée vers le front de bataille qu’avec un incroyable luxe de précautions ; les roues des canons et caissons avaient été entourées de matelassures et les prescriptions les plus sévères données pour empêcher tout cliquetis. Les réglages furent faits avec une extrême prudence : la préparation serait deux fois plus courte qu’au 21 mars. On pouvait donc espérer trouver un corps d’armée entier endormi.

Les indices recueillis dans la dernière semaine étaient très faibles. Le général Duchêne, cependant, signalait une attaque comme probable sans la croire imminente, sans pouvoir surtout la prévoir aussi formidable et, partant, aussi irrésistible. Il se réservait encore, par ses instructions des 18 et 24 mai, le droit de prescrire la destruction des ponts et passerelles de l’Aisne et de la Vesle. Il paraît bien que le 11e corps (Maud’huy) qui, on se le rappelle, occupait les plateaux, avait un dispositif conforme aux ordres de l’armée, mais ce dispositif n’avait été ni fortifié ni modifié depuis le 20 mai en vue d’une grosse attaque. C’était faute de moyens ; car, par une note du 28 mai, le général commandant la 6e armée avait signalé à ses commandants de corps l’attaque comme probable. Mais jamais offensive n’avait été camouflée avec une pareille perfection.

Le 26 mai seulement, dans l’après-midi, deux prisonniers faits dans la région de Colligis et pressés de questions par le général de Maud’huy, déclarèrent que l’attaque aurait lieu le lendemain vers 3 heures du matin sur le Chemin des Dames, après une violente préparation d’artillerie de deux heures. Le général Duchêne fut incontinent prévenu ; il prescrivit le dispositif préparatoire d’alerte, puis donna l’alerte aux 11e corps français et 9e britannique.


A une heure le bombardement commença avec une prédominance insolite d’obus toxiques, de Vauxaillon à la région de Reims, sur un front de soixante kilomètres et une profondeur de douze, battant les ponts de l’Aisne et même ceux de la Vesle. Les liaisons téléphoniques furent immédiatement coupées, tandis que la fumée des explosions interdisait l’emploi de la télégraphie optique. De tout cela résultait dès le début une grande confusion.

A 3 h. 40, l’attaque de l’infanterie se déclenchait ; elle trouvait une défense à moitié paralysée par l’asphyxie. Telle circonstance renverse une situation : un terrain tout en plateaux et ravins, s’il ne peut être interdit sur les pentes opposées à l’assaut, devient dix fois plus ingrat pour les unités chargées de sa défense ; l’ennemi s’insinue dans les ravins, tourne les crêtes, s’infiltre aisément. Dès 10 heures, malgré d’héroïques résistances locales, l’Allemand avait enlevé la Ville-aux-Bois, le plateau de Californie, le Chemin des Dames au Nord de Braye et au Sud de Pargny-Filain. A midi, le 11e corps — tandis que des groupes allaient s’y battre avec un courage surhumain jusqu’à 14 heures, isolés et bientôt encerclés — abandonnait les plateaux, l’ennemi sur ses talons, et gagnait l’Aisne. Plus à l’Est, deux divisions allemandes n’attaquant chacune que sur un front de deux kilomètres, ont fait une percée rapide ; nos troupes sont submergées par les vagues que gonflent les renforts incessants de l’ennemi qui, dès 10 heures, était sur l’Aisne entre Chavonne et Concevreux. Un corps allemand (Schmetow) atteignait le fleuve presque en même temps entre Concevreux et Berry-au-Bac, ayant refoulé le 9e corps britannique, d’autant plus vulnérable que la 22e division française, à sa gauche, à moitié écrasée, avait perdu toute liaison avec lui.

L’Aisne du moins eût dû arrêter, — fût-ce pour un temps, — l’avance allemande. Mais, ayant retenu le droit de prescrire la destruction des ponts, le commandant de l’armée le délégua au commandant du 11e corps trop tard pour que celui-ci pût complètement remplir cette mission. L’Aisne fut franchie dès la fin de la matinée. L’attaque se poursuivait alors au Sud de la rivière et progressait, surtout au centre. Vers 19 h. 30, les plateaux de la rive gauche étaient déjà aux mains des Allemands et la Vesle atteinte par la 10e division de réserve dans la région de Bazoches, par la 5e division de la Garde dans celle de Bagneux. Entre la 22e division, droite du 11e corps, et les Anglais, le trou, creusé, s’agrandit : les Allemands n’ont plus devant eux, à part quelques éléments épars des divisions bousculées, que les autos-canons et les autos-mitrailleuses du 1er corps de cavalerie accourus de Ville-Savoie et de Mont-Saint-Martin.

La nuit arrêta à peine la poursuite : dès l’aube, elle reprenait. Dans la nuit, une division allemande (10e de réserve) avait franchi la Vesle à 1 heure et déjà marchait sur les bois de Dôle en direction de Fère-en-Tardenois ; débordant Fismes par l’Est, une autre, la 5e de la Garde, marche sur Courville en direction de Ville-en-Tardenois ; à 11 heures, les défenseurs de Fismes, attaqués et débordés, se replient. A l’Est, la progression est plus lente ; mais après de violents combats, au Sud de Lœuilly et dans la région de Sancy-Vrégny, la Vesle est atteinte, à 10 heures, dans la région de Vasseny.

La Vesle avait déjà été franchie à midi à l’Ouest de Breuil, et déjà le massif de Saint-Thierry est menacé. A l’Ouest Crouy est forcé, les Allemands pénètrent dans Soissons où la lutte de rues dure toute la nuit. A la fin de cette deuxième journée le front était, de l’Est à l’Ouest, jalonné par Lueuilly.Terny-Sorny, Venizel où la poche se creusait énorme déjà par Cuiry-House, Chery-Chartreuse, Mont-sous-Courville, Crugny. Braucourt, pour remonter un peu vers le Nord de la Vesle par Chenay Pouillon, Thil et Courcy.


Cette soirée du 28 mai 1918 restera historique. Plus on connaîtra ce qui se passa au Grand Quartier allemand et plus, sans doute, on y verra un de ces moments où se joue le destin.

La nouvelle de la brusque irruption de l’armée allemande dans nos lignes de l’Aisne faisait frémir, — on peut l’écrire sans aucune exagération, — le monde entier. Sans doute avait-on vu naguère avec une universelle émotion le désastre de l’armée italienne, qu’on a fait tenir dans le nom désormais fatidique de Caporetto, en octobre 1917, et on avait également suivi avec une passion extrême les événements de la fin de mars entre Oise et Somme. Mais quand une partie de l’armée italienne, ébranlée par la trahison, s’était comme effondrée devant les divisions allemandes étayant l’Autrichien, quand l’armée britannique du général Gough semblait presque se dissoudre sous le choc violent des 21 et 22 mars, le monde avait dit : « il reste la France, » et, en dépit de leurs rodomontades, les Allemands pensaient de même puisque, précisément, ils avaient conclu des derniers événements que rien de décisif ne pouvait être tenté sur le front britannique si l’armée française restait intacte, cette armée française qui, depuis le 4 août 1914, restait cette « ennemie principale, » que Verdun, après la Marne, avait sacrée ennemie invincible.

Et non seulement l’assaut du 27 mai venait d’assurer en deux jours aux armées Boehn et Below un gain de terrain tel que tout d’abord il paraissait invraisemblable, la possession d’un des remparts de l’Ile de France, les plateaux de l’Aisne, de la rivière, des plateaux d’entre Aisne et Vesle et de la Vesle même, mais la surprise avait été telle qu’elle avait valu aux Allemands un nombre de prisonniers insolite et un énorme butin ; sous la protection de la barrière des plateaux, tout le pays entre Aisne et Vesle était, la veille du 27 mai, rempli de matériel accumulé, de parcs, de camps, de dépôts, de formations sanitaires et tout avait été rallé en quarante-huit heures. Mais ce qui plus que ces gains énormes émouvait, c’est qu’en apparence les troupes françaises s’étaient comme volatilisées. La presse allemande allait, par ses lourdes railleries, souligner les rares défaillances, les exagérer bientôt jusqu’à la plus grossière caricature. Mais en France comme en Allemagne, dans les pays alliés, neutres ou ennemis, on eut certainement, le 28 mai au soir, le sentiment que le coup le plus grave venait d’être porté tout à la fois au prestige français et à la force française — et, partant, un coup peut-être mortel à l’Entente.

L’Etat-major allemand, dont les communiqués allaient se faire lyriques, ne pouvait échapper à l’ivresse de cette heure unique. Tout ce qu’il avait voulu se réalisait et même au delà. Il n’avait entendu qu’affaiblir et fixer l’armée française ; il pouvait croire qu’il l’allait dissoudre. Il n’avait entendu que rectifier son front et l’assurer en enlevant jusqu’à la Vesle à son adversaire le double rempart des plateaux de l’Aisne, et, en quarante-huit heures, il avait, — sans pertes sérieuses, dit-on, — atteint et dépassé la Vesle. Il avait voulu une forte diversion : la diversion avait produit, sur un front mal préparé à recevoir le choc, une sorte d’écroulement qui semblait ouvrir, avec l’accès de la Marne, la route de Paris.

Un homme de la 237e division note, le 28 mai, sur son carnet : « Sur la grande route de Reims, entre Festieux et Corbeny, passent en auto l’Empereur, le Kronprinz, Hindenburg et Ludendorff. » Ils s’étaient réunis et ils délibéraient. On saura un jour les termes de cette conférence. Il est dès aujourd’hui aisé d’en deviner les conclusions. Elles allaient modifier, du tout au tout, le plan allemand — et les suites en seraient incalculables.

Que l’Allemand comptât naguère s’arrêter à la Vesle, il y a peu de doute. « Si initialement le Commandement allemand avait prescrit de poursuivre l’ennemi sans répit ou tout au moins d’atteindre le cours de la Marne, lit-on dans une remarquable étude du 2e bureau du Grand Quartier français sur cette bataille, comment expliquer l’attitude de la 10e division qui, le 28, à 9 à. du matin, rend compte qu’elle a atteint ses objectifs et se forme en profondeur pour repousser la contre-attaque éventuelle [5] ? » Comment concilier en effet l’attitude de cette division, une des plus allantes de l’armée allemande et qui n’a pas subi de pertes, avec les instructions de Ludendorff ainsi conçues : « Les positions et l’artillerie ennemie une fois emportées, le combat prend désormais le caractère de la guerre de mouvement : poursuite de l’ennemi, rapide, ininterrompue. Ne laisser aucun répit à l’ennemi, même pendant la nuit. Ne pas s’attendre les uns les autres ? »

« Poursuite de l’ennemi. » On ne l’avait en réalité, cette poursuite, prévue que jusqu’à la Vesle dont on saisirait les têtes de pont — sans plus. Mais à l’heure où l’irruption allemande semblait ne rencontrer ni obstacle sérieux ni résistance prolongée, ne fallait-il pas en profiter pour exploiter jusqu’au bout, — et ce bout ce serait peut-être la fin de tout, — l’occasion trouvée ? Le front français était déchiré sur une largeur de près de 60 kilomètres et une profondeur de plus de 20 ; mais le fait important était que, comme un torrent, l’armée Boehn balayait les débris de ce front brisé, les roulait, les submergeait. Les soldats de cette armée étaient soulevés par un enthousiasme indescriptible : de l’interrogatoire de tous les prisonniers il résulte que les pertes avaient été légères, que la vue des prisonniers faits et du butin conquis à si bas pris exaltait les âmes : avant même que l’État-major fût conquis à cette idée, la pensée que la défaite française ouvrait « la route de Paris, » les surexcitait jusqu’à la folie.

L’Etat-major dut être influencé par cette ivresse ambiante. De son cabinet, un Ludendorff eût peut-être vu plus clair. Mais le Kronprinz dut insister : c’était son affaire d’aller à Paris. La marche au delà de la Vesle fut décidée, jusqu’à la Marne, au delà de la Marne si possible, jusqu’où on pourrait. La mission des ailes resta la même : il fallait faire tomber Reims à gauche, et, après Soissons, la forêt de Villers-Cotterets à droite. Au centre, le succès obtenu serait exploité ; on tomberait sur la voie ferrée Paris-Nancy et on établirait une solide tête de pont sur la Marne, qui, un jour, servirait de base de départ à l’opération décisive, au Drang nach Paris. Ainsi croyait-on avancer de plusieurs mois peut-être la victoire finale.

En réalité, — nous l’apercevons clairement aujourd’hui, — cette manœuvre improvisée allait créer la situation d’où sortirait non la victoire allemande, mais la défaite prochaine des armées impériales. Plus l’Allemand avancerait, plus profonde serait la poche creusée vers le Sud, et plus la situation serait, au lendemain de cette bataille, pour lui scabreuse et périlleuse, à une condition, c’est que la poche restât poche : pour cela, il fallait que, la porte étant enfoncée, les deux piliers de Ventrée restassent debout : d’un côté, Reims et sa Montagne, de l’autre, la forêt de Villers-Cotterets. Si nous gardions les deux positions, point n’était besoin d’être un grand stratège pour estimer que l’Allemand créait une nasse énorme où se faire prendre le jour où nous serions en mesure d’attaquer sur ses flancs. A l’heure où les alliés consternés, où leurs ennemis exaltés croyaient voir se préparer le cataclysme dans lequel sombreraient les armées de l’Entente, l’Etat-major allemand préparait sa défaite du 18 juillet et ce qui devait s’ensuivre. Un Bossuet montrerait là, en termes saisissants, le bras de Dieu.

Un Foch est, nous le savons, un de ces « croyants » dont il a écrit qu’ils « sont rares. » Mais il est de ceux qui ne se perdent point en rêveries mystiques et pratiquent l’Aide-toi, le ciel t’aidera qu’a formulé, aux âges de foi, le bon sens populaire. Ceux qui l’entouraient assurent qu’il n’était ni consterné ni même très ému. Aussi bien en a-t-on une preuve sensible dans la fermeté froide de ses décisions même. Jusqu’au 29 au soir, l’opération allemande ne lui apparaissait encore que comme une puissante diversion et il avait raison puisque, jusqu’à la nuit du 28 au 29, elle n’était que cela. Le Grand Quartier français, fort légitimement ému par l’événement, avait assurément le droit de crier vers le Nord : « Varus, rends-moi mes légions ! « Il voyait en effet son front attaqué, brisé, une de ses armées en fort mauvais arroi, le dispositif général menacé de rupture ; il réclamait toutes ses armées, celle de Flandre, celle d’Artois, celle de Beauvaisis, les divisions de Mitry, celles de Maistre, celles de Micheler. Mais l’avantage d’un commandement unique est précisément de donner à qui l’a reçu la vision des ensembles. On ne voit juste que quand on voit large. Le groupe du prince Ruprecht, opposé aux armées Franco-britanniques au Nord de la Somme, restait menaçant ; pas une division n’avait été prélevée sur lui en vue de l’offensive du Kronprinz de Prusse. La bataille était donc encore possible en Artois et, en dépit des circonstances qui étaient graves, l’enjeu d’une bataille au Nord de la Somme restait plus sérieux que celui-même que les Allemands pouvaient espérer enlever au delà de la Marne.

Raisonnablement, Foch avise Haig qu’il va être forcé de retirer du front au nord de la Somme la plus grande partie des troupes françaises ; il importe donc que l’état-major britannique se constitue par ses propres moyens une réserve générale. Mais, en dépit des réclamations de l’état-major français, il décide provisoirement le maintien de Maistre et de ses quatre divisions au sud d’Arras ; car il ne faut point d’un mal tomber dans un pire. Mitry lui-même ne serait pas brusquement retiré avec toute son armée des Flandres : se mettant sur la défensive, ce n’est que peu à peu qu’il renverrait vers le front français ses divisions ; l’état-major belge était simplement, le 29, invité à étendre son front jusqu’à Ypres pour soulager les Alliés. Ce jour-là, ne perdant de vue aucun des deux fronts, celui d’Artois pas plus que celui de la Vesle, le général en chef se contentait de rapprocher les divisions de Maistre des quais d’embarquement ; mais depuis vingt-quatre heures, l’état-major de la 5e armée (Micheler) avait quitté Méru pour aller prendre le commandement d’un groupe de divisions que Gouraud, commandant la 4e armée, venait de former pour occuper solidement la montagne de Reims. Foch appelait encore vers la Marne la 3e division américaine. Enfin, le 30, éclairé par les faits mêmes sur les nouvelles intentions de l’état-major allemand, il avertissait le maréchal Haig qu’il allait décidément porter la 10e armée française à gauche de la 6e (dans la région de Villers-Cotterets et de Compiègne) : l’armée britannique même, si la bataille prenait sur la Marne une extension plus considérable encore, serait peut-être appelée à intervenir par ses réserves ; en attendant, elle étalerait, par un renforcement de sa gauche, l’armée Debeney sur laquelle certaines divisions pourraient ainsi être prélevées.


La bataille exigeait ces mesures. Une phase nouvelle avait commencé le 29 mai au matin. Conformément aux résolutions prises le 28 au soir, l’armée allemande, franchissant la Vesle, pointait droit sur la Marne, tandis qu’aux ailes l’effort se magnifiait en vue d’exploiter la chute de Soissons et d’amener celle de Reims. A ces tentatives le Grand Quartier général français entendait bien maintenant faire obstacle : le général Pétain apercevait clairement que l’essentiel était de défendre contre toute attaque les abords ou tout au moins les lisières de la forêt de Villers-Cotterets et c’était cette pensée qui, depuis quarante-huit heures, incitait Maud’huy à se cramponner en avant de la forêt avec les débris de son malheureux 11e corps ; tant que, de ce côté, comme du côté de Reims, nos troupes tiendraient bon, la poussée vers la Marne, si dangereuse qu’elle fût pour nous, ne pouvait grandement inquiéter ; j’ai dit tout à l’heure que, faute d’élargir les entrées de la poche créée, l’Allemand, en s’engageant vers la Marne, allait peut-être à une aventure. La directive de Pétain du 28 mai prescrivait donc avant tout la constitution d’une ligne solide de défense entre Arcy-Sainte-Restitue (au Nord de Fère-en-Tardenois) et Chaudun (au Sud-Ouest de Soissons) et visait à couvrir, plus au Nord, la trouée de l’Aisne en organisant une autre ligne de défense entre Chaudun et Nouvion-Vingré (Nord-Est de Vie-sur-Aisne). Le 1er corps organiserait et tiendrait cette ligne à la gauche de la 6e armée.

Le général Duchêne était arrivé, dans la journée du 28, à regrouper tant bien que mal ses troupes désemparées ; le 21e corps, — un des meilleurs de notre armée, — était maintenant à sa disposition et son commandant, le général Dégoutte, — un des plus remarquables d’entre nos chefs — avait pris le commandement d’un des groupements, celui qui, à droite, essaierait de défendre la vallée de l’Ourcq dans la région de Fère-en-Tardenois. Les 30e, 11e, 21e corps liaient maintenant à peu près leur action, de la région de l’Aisne à l’Ouest de Soissons à celle d’entre Vesle et Ardre, en passant par la vallée de la Crise et le Tardenois.

A notre gauche, dans les journées des 29 et 30, la résistance s’accentuait ; si, à l’Ouest nous étions encore ramenés vers l’Aisne par la perte des plateaux de Blérancourt et Vezaponins, et sur la lisière de la forêt de Villers-Cotterets par l’abandon de la Crise, notre recul se faisait plus lent. A notre droite, le général Micheler, accouru de Méru à Cumières et ayant pris le commandement des troupes opérant entre Arcis-le-Ponsart (sud de Fismes) et Prunay (sud-est de Reims), enraiera bientôt, avec les forces les plus disparates, l’avance ennemie au Nord et à l’Est de Reims.

C’est au centre d’ailleurs que la poussée allemande se fait plus violente encore dans les journées du 29 mai au 1er juin. L’ennemi vise maintenant nettement à atteindre la Marne : « C’est une question d’honneur pour nous, dit le général commandant la 231e division, le 29 au soir, d’atteindre la Marne demain. » C’est dès lors entre les divisions allemandes de von Bœhn une course à la Marne à laquelle ne peuvent s’opposer que peu à peu nos troupes fatiguées ou jetées en avant en pleine débâcle. Le soir du 29, le front de l’Est à l’Ouest passe par Bétheny, La Neuvillette-Courcelles-Janvry-Goussancourt- Fresnes-Nanteuil Notre-Dame-Grand-Rosoy-Hartennes-Berzy-le-Sec, la lisière Ouest de Soissons-Chavigny et Crécy-au-Mont ; la poche s’est donc accentuée au Sud-Est de Fère-en-Tardenois perdu : Oulchy-le-Château est maintenant très menacé. La journée du 30 est des plus violentes ; l’ennemi attaque notamment avec une extrême énergie en direction de Château-Thierry et, le soir, il atteint, à l’Est de cette ville, la Marne entre Brale et Mont Saint-Pré, puis à Jaulgonne. Voulant élargir la poche, au moment où il l’allonge, il attaque furieusement sur les parois Est et Ouest, et à l’Ouest, avec des tanks sur le plateau de Sonnemaison, sur le plateau de l’Orme du Grand-Rozoy. Partout des trous se produisent : le soir du 30, le front semble brisé entre Brécy et Jaulgonne : c’est alors qu’une brigade américaine envoyée à Dégoutte vient défendre le passage de la Marne entre Château-Thierry et Dormans. A 19 heures, la tête de pont de Jaulgonne, défendue pied à pied par sa garnison, est enlevée par l’ennemi ; le pont saute à 20 heures. Le soir de cette terrible journée, le front, à peu près maintenu à l’Ouest de Reims, passe par Ville-en-Tardenois, Romigny, Verneuil où il atteint la Marne qu’il suit jusqu’à Gland, puis court suivant une ligne nettement orientée du Sud au Nord par Bézu Saint-Germain, les lisières Est du bois du Châtelet, Montgru Saint-Hilaire, fait une boucle vers Rozet Saint-Albin (Oulchy ayant été perdu), Vierzy et Chaudun où l’on a à peu près tenu.

L’ennemi, qui voyait néanmoins s’accentuer sur divers points la résistance, était, de ce fait, contraint d’engager de nouvelles forces. Le 31 mai, ce fut en grande partie avec des troupes fraîches qu’il attaqua vers l’Ouest en direction de Longpont, vers le Sud sur Château-Thierry. Mais déjà nos troupes prenaient une attitude offensive et il semblait que, à l’Est comme au Sud, l’ennemi fût bien au bout de ses succès. La forêt de Villers-Cotterets menacée était, dès le matin, dégagée par une contre-attaque de Maud’huy ; plus au Nord nous reprenions Chaudun et le plateau au sud-ouest de Soissons, faisant subir à l’ennemi de lourdes pertes et, malgré sa forte résistance, nous recouvrions les pentes Ouest de la vallée de la Crise. A la vérité, plus au Sud, une nouvelle poche se creusait en direction de Neuilly Saint-Front très menacé et la vallée de l’Ourcq était assez largement ouverte où le général Duchêne jetait immédiatement le corps de cavalerie Robillot. La poussée se faisait enfin très forte au nord de Château-Thierry. Mais les troupes de secours commençaient à affluer : il paraissait douteux, dès le 31 au soir, que la bataille fût portée beaucoup plus loin par l’ennemi ; on constatait que, dès qu’une résistance sérieuse se produisait, celui-ci s’arrêtait.

Les 29 et 30, de fortes attaques sur le front Micheler, à l’ouest de Reims, avaient été repoussées ; le général Pelle à la tête d’un groupement de fortune faisait front très énergiquement au centre de la 5e armée. Et l’ennemi, devant ces troupes, cependant fatiguées, cédait et stoppait.

Le caractère improvisé qu’avait pris la bataille du côté allemand depuis le 29 mai avait, aussi bien, pour conséquence une certaine incoordination dans les mouvements et le Grand Quartier impérial allait, pour la seconde fois, modifier son plan dont il commençait à apercevoir le côté périlleux.


Le général Foch s’était, de sa personne, porté à l’arrière de la bataille ; il avait vu, après le général Pétain, le général Duchêne ; son rôle à la vérité devait, jusqu’à nouvel ordre, se borner à recommander qu’on tint ferme où l’on était. Prévoyant que l’ennemi, hasardé dans la poche creusée, allait porter son effort, au Nord-Ouest, sur la région des forêts, forêts de l’Aigle, de Compiègne et de Villers-Cotterets, le généralissime avait porté la 10e armée dans cette région : le général Maistre, accouru d’Amiénois, s’installait à Chantilly-Lamorlaye et allait prendre, le 1er juin, le commandement du front entre Moulin-sous-Touvent et Faverolles. On avait prévu juste : c’est contre lui qu’allait se faire — et échouer — la dernière tentative de l’ennemi. Et ce serait le dernier acte du drame de l’Aisne.

Le 31 mai, une nouvelle conférence avait eu lieu, dans la région de Fismes, entre l’Empereur, Hindenburg et Ludendorff : le lendemain, on lut aux troupes l’ordre concis qui suit : « Sur le désir de Sa Majesté et de Son Excellence le maréchal Hindenburg, l’offensive sera continuée. » Mais cette offensive devait de nouveau changer d’objectif. La poussée vers la Marne avait absorbé toutes les réserves des corps allemands du centre ; la résistance que nos troupes avaient opposée entre Soissons et l’Ourcq, les réactions qui déjà s’étaient produites, faisaient apercevoir le danger où se mettait l’armée allemande en allongeant le bras vers la Marne, tandis que, à l’ouest de Reims et à l’est de la ligne Soissons-Neuilly Saint-Front, elle ne parvenait pas à forcer les parois de la poche : celle-ci s’approfondissait sans s’élargir et, en outre, depuis le matin du 29, la résistance des corps français, même quand elle était brisée, coûtait fort cher. L’ère des grands succès sans pertes était bien close.

Le dispositif des réserves allemandes ne permettait plus de poursuivre l’effort dans la région de Château-Thierry. « Dans la région Sud-Ouest de Soissons en attaquant sur Villers-Cotterets, écrit notre 2e bureau, on pouvait espérer encore obtenir un résultat, le gros des réserves françaises ayant été orienté vraisemblablement vers la rive Sud de la Marne. En combinant cette action vers l’Ouest avec une offensive de la XVIIIe armée (Hutier) entre Montdidier et Noyon en direction du Sud et du Sud Est, on pouvait créer entre Compiègne et Soissons un saillant dans le dispositif français ; dans le cas le plus favorable, on pouvait espérer enfermer dans une tenaille toutes les forces ennemies combattant dans les forêts de l’Aigle, de Compiègne et de Villers-Cotterets, ou tout au moins les contraindre à évacuer ce saillant ; ce qui procurerait un gain de terrain considérable. En résumé, le plan, à partir du 1er juin, semble être le suivant : à l’Est, continuer les opérations d’encerclement de Reims ; au centre, créer sur les hauteurs Sud de la Marne une tête de pont que l’on organisera ensuite défensivement avec les divisions de position ; à l’Ouest, attaquer en direction de Villers-Cotterets d’une part, de Compiègne d’autre part, pour encercler les forces combattant à l’Est de Compiègne ou tout au moins les contraindre de se replier. »

Il ne faut encore admettre ces conclusions que comme une hypothèse : la publication des ordres allemands nous révélera jusqu’à quel point celle-ci était plausible : elle nous parait présentement confirmée par les attaques des 1er, 2, 3 et 4 juin.

L’attaque sur Reims fut brisée dès le premier jour : l’ordre donné à la 12e division bavaroise, jetée sur la ville, était de s’en emparer coûte que coûte ; cependant, à l’Ouest de la ville, une attaque générale se produisait entre Ville-en-Tardenois et Reims, tandis qu’à l’Est de Reims, la 238e division assaillait le fort de la Pompelle. L’armée Micheler ne céda pas. De la Pompelle à Reims, les chars d’assaut allemands s’élancèrent en vain, appuyant une forte infanterie ; avant midi, les chars étaient démolis, l’infanterie repoussée, laissant entre nos mains plus de 200 prisonniers ; à l’Ouest de Reims, Vrigny, réoccupé par nous, était sans succès attaqué deux fois par l’ennemi et l’on pouvait réoccuper Méry et la cote 240. Plus au Sud, les attaques ennemies échouaient également sur le front Violaines-bois de Courmont où l’on perdit un terrain insignifiant. L’échec fut tel, que ni le 2, ni le 3, ni le 4, ni le 5, aucune attaque ne se produisit de ce côté. Reims restait décidément entre nos mains.

Sur le front de la 6e armée, la pression ne s’exerçait qu’entre Vierzy et Château-Thierry, le 1er juin : le front fut maintenu, sauf devant Neuilly-Saint-Front ; les tentatives faites pour franchir la Marne à Château-Thierry, comme à Jaulgonne, restèrent vaines. Un bataillon de la 36e division parvenu sur la rive Sud dans la nuit du 1er au 2, fut en partie rejeté sur l’autre rive et en partie capturé le 2.

En réalité, c’était sur la région entre Oise et Ourcq que portait l’effort principal. Le général Maistre prenait, on s’en souvient, le 1er juin, le commandement de ce secteur à la tête de la 10e armée. L’un des chefs les plus éminents de notre armée, plein de sang-froid et de fermeté, il avait de ce côté saisi d’une main énergique la direction de la bataille. L’ennemi lui en laissait le temps, car, dans les journées des 1er et 2 juin, il n’attaqua qu’au Sud et à l’Est de la forêt de Villers-Cotterets, ne préparant que pour le 3 une forte offensive au Nord de l’Ourcq. Il y engageait toutes ses réserves disponibles, trois divisions fraîches. Quelques succès locaux lui permirent des gains de terrain qui furent promptement limités sur le plateau de Saconin, au sud-ouest de Soissons ; mais l’attaque entre Vertefeuille et Longpont, la plus violente parce que la plus « décisive » aux yeux de l’assaillant, fut repoussée et la forêt de Villers-Cotterets resta fermée à l’invasion.

Dès lors, la bataille était close ; dans les journées qui suivirent jusqu’au 8, elle eut encore quelques soubresauts, mais ce fut de notre fait plus que de celui de l’ennemi. Nous reprenions çà et là quelques positions perdues : le 11e corps, attaquant au nord-est de Château-Thierry, achevait, — grâce en partie à la division américaine qui fait éclater une magnifique valeur, — de barrer la route de la Marne à l’Allemand. Mais l’offensive allemande était close en ces régions, — au moins pour un temps.

Elle avait été finalement enrayée. Mais elle n’en avait pas moins atteint et même singulièrement dépassé ses objectifs primitifs. Nous avions perdu avec les plateaux de l’Aisne et la rivière une des lignes de défense qui nous paraissaient tout à la fois les plus assurées et les plus nécessaires. Bien plus, l’ennemi ayant reconquis et le terrain gagné par nous en 1917, — au prix de quels efforts ! — et celui-là même que nous avait valu la bataille de la Marne de 1914, avait atteint la ligne de Paris à Châlons et nous enlevait ainsi une des voies de communication les plus précieuses. Privés déjà, dans nos relations avec les armées alliées du Nord, de la grande ligne de Paris à Amiens, nous voici privés de celle qui nous liait avec nos armées de l’Est. Notre défense en est sinon paralysée, du moins singulièrement gênée.

Le front, par ailleurs, est étendu de 53 kilomètres au lendemain d’une bataille où nos pertes — considérables — nous affaiblissent, et l’ennemi, déjà rapproché de Paris au Nord par la prise de Montdidier, menace la capitale, à l’Est, par l’occupation de Château-Thierry. Sans doute est-il prématuré de parler, — ainsi que le fait la presse officieuse allemande, — d’un « encerclement » de Paris. Il n’en va pas moins que la grande ville apparaît chez nous, aux plus optimistes, comme nettement en péril. Si les Allemands parviennent, par une nouvelle offensive heureuse, à réduire le saillant que leurs offensives au nord de l’Oise et au sud de l’Aisne a créé au nord-est de notre capitale, ils peuvent partir de là pour une suprême tentative en direction de Paris même. Et sans parler du coup sensible porté à notre prestige autant qu’à notre force, le champ de bataille énorme où, depuis le 21 mars, se promène, en quelque sorte, la lutte, s’est de la façon la plus défavorable encore modifié. Pour l’Entente elle est désormais sollicitée par deux inquiétudes pressantes, celles qui résultent du double objectif que l’Allemand est maintenant en mesure d’atteindre ou tout au moins d’approcher.


Les gouvernements et commandements alliés avaient compris la gravité des circonstances et la leçon qui, une fois de plus, s’en dégageait. La lutte en devenait plus lourde. Que les offensives allemandes se succédassent rapidement, et nos ressources en hommes fondaient de telle façon qu’à moins d’afflux tout à fait extraordinaire de forces américaines, la crise des effectifs en deviendrait, de sérieuse, tout à fait tragique. Et si, au mieux, il nous était permis de reprendre l’offensive aux premiers jours de l’été, c’était, cette poche de l’Aisne une nouvelle reconquête à faire, cette nouvelle voie ferrée de plus supprimée, une gêne si grande qu’elle en devenait angoissante.

La seule chose qui nous pût rassurer était la contenance que, dans les pays alliés, on avait opposée au « coup dans l’estomac, » suivant l’expression populaire, que nous avions reçu. Certes on avait été douloureusement surpris, ému jusqu’à l’effroi et le souci restait grand. Mais, Paris donnant l’exemple d’une belle vaillance, — parfois même un peu goguenarde, — devant la menace des armées ennemies, sous les obus des pièces à « colossale » portée et sous les bombes des avions multipliés, la France spécialement éprouvée, puis le monde des Alliés entendaient prendre l’affaire au sérieux, mais non au tragique. Le gouvernement français avait été admirable de fermeté en face du péril, à l’attitude qu’avait prise Georges Clemenceau, défendant contre les récriminations les grands chefs de guerre, refusant de laisser porter atteinte à leurs pouvoirs et à leurs desseins, on se rappelait ce que, dans notre enfance scolaire, on nous disait de ce Sénat romain venant féliciter le soldat un moment vaincu de « n’avoir pas désespéré de la République. » Ainsi l’homme d’État permettait-il aux hommes de guerre de réparer l’échec et de faire sortir de la défaite même la victoire qui suivrait. Mais un Clemenceau n’est fort lui-même que de la solidité d’une opinion publique dont quatre ans d’épreuves, loin de la lasser, ont exalté la vertu et, au premier chef, la confiance dans la victoire finale.

Chose étrange, si les vaincus ne voyaient dans la défaite que raison de fortifier leur cœur, les vainqueurs — situation paradoxale — semblaient, eux, las jusqu’à la dépression. Après avoir été, deux jours, victoire sans pertes, la bataille de l’Aisne était promptement devenue pour les Allemands lutte terriblement meurtrière. Si, le 1er juin, on lit dans les lettres du front la triomphale mention : « Nous marchons tout droit sur Paris, » « Nous sommes juste dans la direction de Paris, » — et cela cent fois répété, d’autres lettres témoignent, dès le 3, le 4 et surtout après le 5, d’un découragement étonnant : « ... Mais les pertes, dit une lettre du 4, je préfère ne pas en parler ! Ceux qui n’y ont pas été ne peuvent porter un jugement ; vous fermeriez les yeux pour ne pas voir ces images qui crient vers le ciel. Il faut avoir des nerfs pour ne pas perdre courage... Voilà maintenant (mit jours que nous sommes dans la m lasse (scheisse) ; » et l’expression plait, car, le 6, après avoir constaté que décidément « les Français tiennent..., » un homme du 400e d’infanterie ajoute : « Nous ne savons comment nous sommes arrivés dans cette mélasse. » Si, au front, le dénouement, ou plutôt l’absence de dénouement du drame, faisait tomber à plat les enthousiasmes, à l’arrière, l’opinion ne put être un instant galvanisée : « Toutes ces offensives coûtent et ne rapportent rien, puisque l’ennemi ne cède point et que la paix ne vient pas, » tel était le résumé des réflexions amères. Un tel état des esprits au lendemain d’une si éclatante victoire pouvait faire pressentir ce que serait le lendemain d’un revers. Et les revers, maintenant, étaient proches.


L’OFFENSIVE ALLEMANDE DE L’OISE (9-13 JUIN)

La façon dont s’était terminée l’opération du 27 mai contraignait en quelque sorte les Allemands à reprendre très promptement l’offensive à l’Ouest de l’énorme poche creusée par eux entre Noyon et Reims. S’en fussent-ils même tenus à leur objectif primitif, à la ligne de la Vesle et à celle de l’Aisne de Condé à Fontenoy, que déjà se fût imposée cette opération complémentaire ; à plus forte raison lorsque le saillant, s’étant démesurément développé, atteignait à son sommet la ligne Château-Thierry-Dormans. Maintenant la nécessité était pour eux pressante — s’ils ne voulaient rester dangereusement vulnérables — de s’aligner au plus tôt sur une ligne Sud de Montdidier-Compiègne-Villers-Cotterets-Château-Thierry, tout d’abord par une attaque sur le front Sud de Montdidier-Sud de Noyon, tenu par la 3e armée française (Humbert).

Les indices d’attaque se multipliaient sur ce front dès les premiers jours de juin : l’Etat-Major Humbert n’en laissait échapper aucun. Le 6 juin, le général pourra adresser sans aucune crainte d’erreur à son armée l’ordre où l’on lit : « Les indices d’offensive sur le front de l’armée se multiplient et se recoupent depuis quelques jours. Des derniers renseignements fournis par des déserteurs venant l’un de Rollot et l’autre de Dives, il est permis de conclure que l’offensive est imminente. »

Ce ne serait, cette nouvelle offensive, qu’une suite de la bataille « pour Paris. » Mais d’autres indices permettaient de croire que la bataille « pour la Mer » n’était pas ajournée ou ne l’était que pour quelques jours. Le groupe d’armées du prince Ruprecht de Bavière restait toujours menaçant en face de l’armée anglaise ; il semblait bien qu’il préparât un nouvel assaut dans les Flandres et au Nord d’Arras. Et après avoir songé à appeler au Sud de la Somme certains corps britanniques, Foch, toujours circonspect, les laissait tous à la disposition de Haig ; certains corps seraient simplement mis en réserve pour le cas où la nouvelle attaque tentée par l’ennemi à l’Ouest de l’Oise prendrait pour nous mauvaise tournure.

En fait, on espérait fermement que, ne bénéficiant plus de la surprise, — le projet étant éventé, — l’Allemand serait repoussé ou tout au moins promptement arrêté. On comptait sur le général Humbert, soldat sans timidité ; on comptait aussi sur la méthode qu’on était désormais résolu à opposer aux procédés allemands, maintenant trop connus. Cette méthode consistait à donner à la deuxième ligne de défense une organisation telle, que la première pourrait être sans inconvénients grave forcée ou même bénévolement abandonnée. Celle-ci, à la veille de l’attaque, pourrait devenir simple ligne d’avant-postes. Je reviendrai sur cette nouvelle tactique défensive qui devait, le 15 juillet, sur le front de Champagne, faire trébucher l’attaque allemande. L’intérêt de la bataille Humbert est qu’on s’y devait essayer et celle-ci tournera de telle façon qu’on sera en outre amené à tenter sur le flanc de l’ennemi, un instant aventuré, une manœuvre — la fameuse contre-attaque Mangin sur le plateau de Courcelles — qui, ayant obtenu en partie le résultat cherché, servira également de leçon. Ainsi, sur une petite échelle, l’affaire des 9-11 juin constituera, si j’ose hasarder le mot, une répétition générale, — encore un peu tâtonnante, — du double procédé de parade et de riposte qui, entre le 15 et le 18 juillet, donnera, nous le verrons plus loin, des résultats si magnifiques.

Que, tentée pour la première fois et presque improvisée, la méthode ne dut point donner tous ses effets utiles, on ne s’en peut étonner. La deuxième position était, — en dépit du travail acharné de l’armée Humbert, — à peine préparée pour jouer son nouveau rôle ; le 4 juin, Humbert avait dû décider, pour plus de sûreté, de reporter la défense sur la ligne des réduits de la première position en attendant que l’organisation de la deuxième permît d’installer la résistance principale. Mais il demeurait que l’ennemi, s’il forçait celle-ci, se devait heurter à une seconde ligne plus fortement organisée, et, par le procédé de l’échelonnement en profondeur des forces prêtes à le défendre, le front, si d’aventure il fléchissait, ne romprait point.

L’aventure de l’Aisne ne se pouvait donc reproduire. D’ailleurs, Foch recommandait à Pétain de bien pénétrer ses lieutenants, et par eux jusqu’au plus petit soldat, de la nécessité de tenir cette fois avec la dernière énergie. Quelle que fût la violence de l’assaut prévu, l’ennemi ne devait pas atteindre même son objectif minimum.

Cet objectif minimum c’était, pour la journée du 9 juin, la ligne Courcelles-Belloy et la route de Belloy à Compiègne, pendant qu’à l’aile droite allemande un groupement, pivotant autour de Montdidier, occuperait le Frétoy et le Ployron, et qu’à l’aile gauche, un autre enlèverait les hauteurs de Chiry-l’Écouvillon et acculerait à l’Oise les Français débordés par l’Ouest. Le centre alors pousserait jusqu’à l’Aronde, pendant que la gauche occuperait Compiègne et que la droite, renforcée d’une division, enlèverait les hauteurs de Méry et s’alignerait le long de la voie ferrée Montdidier-Tricot-Wacquemoulin. Des divisions resteraient en réserve pour l’exploitation qui, probablement, au cas où la percée serait couronnée le 10, devaient être lancées au delà de l’Aronde en direction d’Estrées Saint-Denis et Clermont. En s’en tenant à l’objectif proposé pour le 10 aux troupes, la région de Compiègne, l’Etat-major allemand était autorisé à penser que le saillant fort étroit et très aventuré que dessinerait dès lors le front français, de Sempigny à Villers-Cotterets, serait forcément évacué par nous, à moins que les troupes françaises ne s’y laissassent prendre.


Le 9, à minuit, l’artillerie allemande commença sa prépa- ration : elle s’étendit sur tout le front de l’armée Hutier (XVIlIe), à l’Est jusqu’à Carlepont, à l’Ouest jusqu’à Grivesnes. A 4 heures 20, l’infanterie se jeta sur les lignes de l’armée Humbert, entre l’Oise et Rubescourt.

Aux deux ailes, l’attaque, dissociée par les barrages de notre artillerie et le feu de nos éléments de couverture, ne réussit à progresser que lentement, sans pouvoir atteindre aucun de ses objectifs. A notre droite, la garnison de Mont-Renaud (sud-ouest de Noyon), — violemment assaillie, — ne se replia sur son soutien que vers 10 heures, et le Plémont (sud de Lassigny), non moins violemment attaqué, tint jusqu’à midi. A notre gauche, Courcelles, âprement disputé, resta entre nos mains. Mais, au centre, la première ligne ayant été emportée par trois divisions allemandes d’assaut, appuyées par un tir violent d’artillerie et quelques tanks, l’ennemi dépassa même notre seconde ligne que sa garnison n’avait pu occuper à temps complètement, et l’ennemi put ainsi s’enfoncer jusqu’à Ressons-sur-Matz, qui, en fin de journée, restait entre ses mains ; la ligne passait, ce soir-là, par le Fretoy, Courcelles, Méry, Belloy, Saint-Maur, Marquéglise, Vaudelincourt, Elincourt, le Sud de l’Ecouvillon, Orval et Ville. La poche créée avait au maximum 9 kilomètres de profondeur ; en apparence, la violence de l’attaque avait eu raison de nos procédés de parade. En réalité, notre front, s’il s’était incurvé, ne s’était nulle part rompu. On avait donc l’impression que, cette première journée ayant été assurément moins heureuse qu’on ne s’y pouvait attendre, nos troupes cependant n’étaient nulle part bousculées ni même ébranlées. Notre ligne en effet se reformait sans désordre et nulle inquiétude sérieuse n’était à concevoir.

Hutier cependant entendait profiter de l’avance de Ressons-sur-Matz pour pousser sa pointe vers Gournay-sur-Aronde. A son centre, il jeta, le 10, sur la Ferme-Porte, une de ses divisions de réserve, fortement appuyée par les éléments engagés la veille. A l’aile gauche, il renforçait sa 11e division, arrêtée devant l’Ecouvillon-Attichy, avec mission d’atteindre le Matz, pendant qu’à l’aile droite, la 30e division, également réservée le 9, réattaquerait la ligne Courcelles-Méry.

La lutte fut très chaude toute la journée : au centre, l’ennemi enleva la Ferme-Porte et put prendre pied dans Antheuil ; il arriva sur l’Aronde, mais une réaction de nos troupes le ramena aussitôt jusqu’à la Ferme-Porte, qui finalement nous resta. A notre gauche, Courcelles tenait bon et Méry retombait en notre pouvoir ; la poche se creusait donc sans s’élargir, et le commandement français allait exploiter cette situation sans tarder. A notre droite, il est vrai, nous étions forcés de nous replier derrière l’Oise et le Matz : l’ennemi déjà s’insinuait jusqu’aux abords de Bailly et de Ribécourt. Et cette avance compromettait la situation de la gauche de la 10e armée, tenant les plateaux entre Oise et Aisne. Elle dut, — pour éviter une attaque de flanc, — se replier sur la ligne Hailly-Tracy le-Val-Bernauval.

La bataille continuait à garder le caractère d’une lutte pied à pied, — tout différent de celui qu’avait eu l’affaire de l’Aisne, — et, en dépit de l’avance allemande en direction de Gournay


CARTE POUR L’OFFENSIVE DU 9 JUIN


comme en direction de Ribécourt, on gardait l’impression que l’ennemi n’obtiendrait point la rupture recherchée. Hutier, cependant, espérait pour le 11 un résultat décisif. Son centre se contentant de pousser derechef vers l’Aronde, il entendait qu’à sa droite une nouvelle tentative fût faite pour emporter coûte que coûte le front Méry-Courcelles, et qu’à sa gauche, on exploitât la prise de Ribécourt ; les 11e et 204e divisions déboucheraient sur le Matz, ayant comme objectifs successifs les hauteurs de Longueil, Annol, Giraumont, le Mont Ganelon et enfin Compiègne qu’on espérait atteindre ce soir-là. La forêt de l’Aigle et tout le plateau au Nord de l’Aisne tomberaient du coup. Il s’en fallut du tout. Le Haut Commandement français entendait bien que l’avance allemande s’arrêtât là. C’était déjà trop d’avoir perdu les massifs de Thiescourt et de Ribécourt. Mais la ligne au sud de Ribécourt était évidemment ébranlée ; si on comptait sur les troupes engagées là pour couvrir Compiègne, on s’exposait peut-être à un nouveau mécompte. Mieux valait profiter de l’avantage que nous offrait la résistance de notre gauche ; l’Allemand engagé vers l’Aronde et le Matz offrait le flanc. On l’arrêterait plus sûrement par la manœuvre sur le flanc que par la résistance de front.

Le général Fayolle, qui surveillait et dirigeait de haut toute cette bataille, l’entendit ainsi. Le 10, à 16 heures, il décidait de concentrer rapidement 4 divisions sur la gauche de la 3e armée : ces forces furent rassemblées dans la zone comprise entre Maignelay et Estrées Saint-Denis et, avec une prodigieuse rapidité, l’attaque fut montée. Le général Mangin appelé à en prendre le commandement, s’établit à Pronleroy. On lui donnait quelques chars d’assaut avec lesquels, le 11, à 4 heures, il attaqua brusquement. Malgré la résistance acharnée des Allemands, nos troupes pénétrèrent dans leurs lignes, emportant les positions jalonnées par la ferme de la Garenne, le bois de Genlis, les hauteurs entre Courcelles et les abords du Fretoy, faisant 1 000 prisonniers et enlevant 16 canons. Hutier avait dû engager une de ses divisions de réserve (la 206e ) pour recueillir, au nord de Lataule, les débris des 30e et 19e divisions qui refluaient devant nos chars d’assaut. Le soir même, la 17e division de réserve à son tour était engagée au sud de Lataule pour relever la 19e décimée et en mauvais arroi. Ainsi notre contre-attaque avait-elle, entre autres conséquences, celle d’user en quelques heures les réserves de l’assaillant.

Les Allemands surpris restèrent ébranlés par l’irruption dans leur flanc du groupe Mangin. Humbert donnait l’ordre d’en profiter : dans la journée du 12, nous enlevions les positions marquées par les bois au sud de Belloy jusqu’à la ferme Saint-Maur ; dans celle du 13, nous refoutions dans le Matz l’ennemi en train de progresser dans la région du bois de Gaumont et de Rimberlieu. Du coup, il sembla décidément arrêté.

Une question se posait ; poursuivrions-nous une si heureuse contre-offensive ? Elle avait produit un immense effet moral et l’ardent soldat qui l’avait conduite l’eût volontiers poussée plus loin. Mais le sage Pétain estimait qu’improvisée, l’opération, en se poursuivant, pouvait coûter plus cher qu’elle ne rapporterait, Foch, de son côté, savait où se devaient dépenser dans un dessein plus utile nos réserves encore restreintes. L’Allemand n’était pas au bout de ses attaques ; le général en chef, par ailleurs, ne perdait pas de vue son constant projet d’offensive sur la Somme. A la droite d’Humbert, les Allemands attaquaient la 10e armée, la forçaient à un léger repli sur la ligne Amblony-Saint-Baudry-Cœuvres-Saint-Pierre-Aigle. C’était déjà beaucoup qu’on eût arrêté l’offensive sur le Matz par une fougueuse riposte ; celle-ci restait un expédient de bataille et n’était susceptible d’aucun développement. Chacun coucha sur ses positions. Le général Mangin était appelé au commandement de la 10e armée où son ardente activité allait trouver à s’employer sur de plus vastes plans. Et la bataille, de part et d’autre, s’affaissa.


On eut, de part et d’autre aussi, l’impression que, quoi qu’il eût gagné quelque terrain encore, l’Allemand avait, cette fois, essuyé un échec. Son objectif minimum n’était même pas atteint et ce n’était rien à côté de l’effet moral qu’avaient eu, et la résistance, même relative et partielle, de l’armée Humbert et l’attaque heureuse du groupement Mangin. Notre pays, — chacun s’en souvient, — en avait tressailli : les Allemands eux-mêmes se sentirent un instant inquiets de l’avertissement. Plus d’un eût contresigné la lettre où un de leurs compatriotes découragé écrivait mélancoliquement, le 2 juillet : « Les Français ne sont pas des Russes, » et, gémissant sur les pertes, ajoutait : « Toute l’Alsace-Lorraine ne vaut pas un tel prix. »


LOUIS MADELIN.

  1. Voyez la Revue'' du 15 août.
  2. Pour le détail de toute cette bataille des Flandres d’avril 1918, je renvoie à l’étude si remarquable, parue sous la signature de M. Louis Gillet dans la Revue du 1er juin 1919.
  3. Un officier allemand, capturé ultérieurement (le 24 juillet), devait déclarer que les pertes subies dans les offensives précédentes avaient déprimé le moral « notamment lors de la bataille de Kemmel qui fut une boucherie''. »
  4. C’étaient des fronts triples de ceux qui généralement étaient admis comme « fronts de bataille. — Il est assez inutile de chercher ailleurs le secret de notre enfoncement » du 27 mai.
  5. Cette division était parvenue au sud de Mont Saint-Martin, au delà de la Vesle, entre Fismes et la forêt de Dôle.