La Belgique/01

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LA BELGIQUE,
SA RÉVOLUTION ET SA NATIONALITÉ.

PREMIÈRE PARTIE.

Un étrange phénomène se produit en Europe : au moment où les nationalités s’effacent sous l’influence des idées générales, et semblent disparaître sous un niveau commun, un peuple se lève qui réclame son admission au rang des états indépendans, en arguant d’un titre que les conventions diplomatiques ont méconnu pendant quatre siècles. Au moment où les grands états deviennent un besoin tellement senti, que le système entier de l’Europe converge vers quelques centres principaux, une nation se fractionne et déchire le contrat d’union qui lui assurait une haute importance politique et commerciale. Ces vœux de divorce ont-ils pris leur source dans des théories révolutionnaires ou dans un sentiment vraiment intime ? l’espoir de constituer une nationalité belge a-t-il un fondement dans l’histoire, un point d’appui dans le génie populaire ? Ce désir est-il descendu de la conférence de Londres au sein des foyers domestiques ?

Il se fait de nos jours tant et de si vaines tentatives pour suppléer par l’élaboration artificielle à la vie réelle qui nous échappe, qu’il est fort naturel d’attendre, et fort légitime de douter. Dans un temps où l’on a vu l’art s’évertuer à créer par sa seule force une poésie, et même une foi sociale et religieuse, on a pu se demander si la nationalité belge, assise sur le piédestal de soixante-dix protocoles, n’était pas aussi l’une de ces œuvres sans lendemain, entreprises pour échapper à des complications menaçantes.

La solution d’un pareil problème gît bien moins dans le présent que dans le passé et dans l’avenir. Pour qui n’étudie ce pays que sous sa physionomie du jour, que par l’aspect sous lequel il est donné à l’étranger de l’entrevoir ; pour qui n’observe la Belgique que dans ses journaux et sa tribune, échos affaiblis des nôtres ; dans ses théâtres, où trône M. Scribe ; dans les salons de Bruxelles, parés des contrefaçons de nos modes parisiennes, comme ses cabinets de lecture sont remplis de nos contrefaçons littéraires, il est facile de prononcer que la nationalité belge n’existe que dans les estaminets ; que ce peuple, qui a reçu durant vingt ans l’indélébile empreinte de la grande nation, ne peut manquer de lui revenir avec l’occasion et du courage. Mais, pour peu qu’on se prenne à méditer sur les longs siècles écoulés dans la persévérante poursuite d’une indépendance que l’état de l’Europe rendit impossible jusqu’à nous, et sur les sanglantes réserves par lesquelles la Belgique, à chaque domination étrangère, rappela ses droits méconnus et violés ; et qu’en étudiant les mœurs et les institutions de ce pays, on apprécie la portée de certains principes, le résultat de certaines influences ; si l’on pénètre au-delà de cette enveloppe, sorte de reliure par où toutes les nations se ressemblent comme tous les livres, alors on sent que ce peuple pourrait se créer un avenir ; que son sort dépend plus de l’habileté des hommes politiques que de l’inexorable fatalité des évènemens. Enfin, en examinant de plus près cette surface terne et plane, une sorte d’intérêt sympathique s’éveille, et la question devient aussi importante au point de vue moral, que sous le rapport politique.

La Belgique est une médaille fruste dont la légende est effacée sous le vert antique qui la recouvre. Nous lirons cette légende dans l’histoire ; nous chercherons le mot d’une révolution récente, si complexe en apparence et pourtant si simple dans son principe ; nous nous demanderons sous quelles conditions le nouvel état créé par l’assentiment de l’Europe peut aspirer à une vie propre et à une action politique. Je traduirai mes impressions, j’exposerai mes doutes, car j’en conserve beaucoup, peut-être parce que j’ai étudié le sujet sous beaucoup de faces, et que je songe moins à résoudre le problème qu’à le bien poser. Je citerai peu de noms propres ; je ne me prévaudrai d’aucunes confidences ; elles resteront un souvenir précieux pour mon cœur, et je tâcherai qu’elles ne m’inspirent de partialité pour personne.

En vain la nature prodigua-t-elle ses plus heureux dons à ces provinces, que le Rhin enlace comme une ceinture, et où des fleuves aux eaux paisibles et profondes portent de toutes parts l’industrie et la fécondité ; en vain la sueur de l’homme fit-elle germer d’abondantes moissons sur ce sol, dont les régions souterraines livrent à son génie de si puissans instrumens de richesse et de travail ; cette terre, qui se couvrit de populeuses cités, où la foi catholique et la liberté municipale élevèrent de concert tant d’impérissables monumens, ne put cependant porter un peuple à maturité. L’homme s’y développa dans sa force et son activité ; la cité y naquit avec ses affections énergiques et concentrées ; la patrie, cette haute et mystérieuse unité, ne fleurit point dans ces contrées que la nature a tout fait pour réunir, et que les hommes ont tout fait pour disjoindre.

Après avoir donné au royaume des Francs ces maires du palais, tige de la plus glorieuse de ses dynasties, les provinces belgiques se morcelèrent sous les successeurs de Charlemagne, faibles héritiers d’une puissance que le grand empereur lui-même n’aurait pu maintenir longtemps. Lothaire baptisa de son nom un royaume sans avenir, pendant que Charles-le-Chauve ajoutait à ses autres états l’Artois et la Flandre. Cette division primitive fut la source des longs malheurs de ce pays, car l’empire d’Allemagne et la grande monarchie naissante de l’Occident prirent pied, dès la fin du ixe siècle, sur ce sol, qui devait être l’objet de leur convoitise et de leurs combats. La lutte du midi contre le nord, du génie français contre le génie germanique, commence à Bouvines pour ne finir qu’à Waterloo. Entre ces deux points extrêmes, que de stations funèbres, que de tombes ouvertes pour d’innombrables générations ! Lisez seulement les noms que deux siècles ont ajoutés à cette galerie mortuaire : Steinkerke, Sénef, Nerwinde, Ramillies, Rocoux, Lawfeldt, Walcourt, Fontenoi, Fleurus, Jemmapes, journées diverses de cette longue guerre commencée contre la France de Philippe-Auguste par Jean-sans-Terre et par l’empereur Othon !

Si les fiefs composant les provinces belgiques et hollandaises avaient constamment relevé de la couronne impériale, ces contrées auraient fini par former des cercles du saint empire ; et par l’origine germanique de presque toutes ces populations, elles se seraient fondues dans la nationalité allemande, à l’exemple des électorats des bords de Rhin. Mais la Flandre et le Hainaut se trouvèrent, dès l’origine, engagés dans le système français, et le droit féodal, par ses complications inextricables, donna, à l’ouverture de chaque succession, des titres ou des prétentions aux vassaux respectifs des empereurs et des rois de France, sur les nombreuses subdivisions territoriales dans lesquelles s’était fractionnée la souveraineté de ces provinces. C’est ainsi que, soumis à deux influences contraires, également attirés par deux centres de gravité, les Pays-Bas restèrent sans cohésion, alors que la nature semblait les destiner à former une unité imposante.

Pendant qu’en France l’activité sociale se concentrait graduellement au centre de l’état, en Belgique elle s’éparpillait à la circonférence, et ses manifestations, pour être infécondes, n’en étaient pas moins éclatantes. Sur cette terre de franchises en même temps que de chevalerie, le noble et le bourgeois grandirent côte à côte, sans qu’un troisième pouvoir s’élevât au-dessus d’eux pour établir l’harmonie, en fondant sur cet antagonisme l’unité politique. Au dehors, deux suzerainetés ennemies ; au dedans, des maisons princières et de grandes communes sans royauté ; c’est-à-dire des forces hostiles sans modérateur et sans contrepoids : telle fut la double cause devant laquelle avortèrent les destinées promises à ce beau pays.

Le nom des comtes de Flandre et de Hainaut, de Luxembourg, de Bouillon, de Namur et de Gueldres, des ducs de Brabant et de Zélande, brillent dans les annales du moyen-âge, à l’égal de ceux d’aucun autre paladin ; mais leur sang est stérile, comme leur gloire, et leurs maisons s’éteignent bientôt dans la souveraineté de cette maison de Bourgogne, qui ne sut pas non plus se nationaliser.

On voit, aux croisades, les guerriers flamands, supérieurs en civilisation, en richesse, à presque tous ceux de la chrétienté, prendre leur part de ces grands combats et de cette vie d’aventures, sans que l’influence politique de ces évènemens, si importante dans les autres états de l’Europe, soit très sensible aux bords de l’Escaut et de la Meuse. Godefroy et Eustache de Bouillon, Engelbert de Tournay, Robert de Flandre, dit l’Épée des Chrétiens, s’élancent les premiers sur les bastions de Solyme ; un prince belge, avoué du saint Sépulcre, refuse de ceindre sa tête d’une couronne d’or là où le Sauveur du monde avait porté la couronne d’épines ; et, par une faveur qu’il reçut entre tous les héros chrétiens, ce roi sans diadème, avec Baudouin son frère et son successeur, attend le jour de la résurrection au pied du seul monument

Qui n’aura rien à rendre au dernier jugement !

Un autre Baudouin conquiert en passant le trône de Constantinople, pendant qu’une poignée de chevaliers flamands arrache aux Sarrasins le royaume de Portugal pour le donner au premier des Alphonse. Gui de Namur suit saint Louis aux ruines de Carthage ; et à la bataille de Nicopolis, dernière lueur du feu des croisades, dernier soupir de la chevalerie, nombre de guerriers flamands périssent sous le cimeterre des Turcs avec le moyen-âge qui s’en va. La noblesse belge a donc grandement payé sa dette à l’histoire avec Godefroy de Jérusalem, et à la légende avec les quatre fils Aymon.

La bourgeoisie flamande et brabançonne croissait en même temps en richesses, en franchises et en libertés ; ses ateliers alimentaient le commerce du monde ; les villes belges levaient des armées plus nombreuses et mieux pourvues que celles d’aucun roi de la chrétienté, leurs citoyens traitaient de pair avec les princes, et la puissance des Artevelde, si comiquement transformés en sans-culottes, précéda de plus d’un siècle celle des Médicis.

Mais c’est en vain que ce noble courage se déploie au soleil d’Orient, que cette activité se développe dans les comptoirs de Gand et de Bruges ; en vain les seigneurs sont-ils maintefois vaincus par ces cardeurs de laine qui succombent à leur tour aux champs de Rosebecque et d’Othée ; il manque un élément pour féconder tout cela : la Belgique n’a pas de dynastie souveraine qui puisse servir de pivot à l’unité nationale et grandir à l’ombre de ces déchiremens.

Au commencement du xve siècle, ce pays parut avoir trouvé cet élément constitutif et entrer enfin en possession de ses grandes et libres destinées. Peu après la bataille de Rosebecque qui avait abaissé pour long-temps la fierté des gens de Gand, le comte de Flandre, Louis de Marie, laissa en mourant ses possessions au duc de Bourgogne, Philippe-le-Hardi, son gendre. Philippe-le-Bon, petit-fils de ce prince, réunit à ses vastes états, soit à titre héréditaire, soit par transaction avec les possesseurs ou avec l’empire dont la plupart de ces fiefs relevaient, le Brabant, le Limbourg, le comté de Namur, le marquisat d’Anvers ; il imposa à Jacqueline de Bavière la cession des comtés de Hainaut, de Hollande et de Zélande ; et la réunion de presque toutes ces provinces sur une seule tête se trouva dès-lors à peu près opérée.

La maison de Bourgogne reçut la plus belle et la plus sociale mission qui peut-être ait jamais été donnée à une dynastie, mission de paix et d’équilibre européen qu’elle parut rarement comprendre, et dont elle fut détournée par ses intérêts de famille en France, durant les règnes agités de Charles VI et de Charles VII. La Belgique n’était pas seule intéressée à ce que ces puissans princes, réglant le cours de leur ambition, fissent de ce pays le centre d’une domination indépendante et durable, qui se fût étendue de la Manche et de la mer du Nord aux bords du Rhin et de la Moselle ; cette cause était celle de l’Europe, celle de la civilisation tout entière.

En méditant sur les changemens qu’aurait entraînés dans la constitution de l’Occident l’établissement d’un royaume de Bourgogne au xve siècle, on est conduit à regretter amèrement qu’une telle œuvre n’ait pas été comprise, ou qu’elle ait échoué contre les circonstances. La Hollande, la Belgique et toute l’Allemagne rhénane réunies sous un même sceptre, en séparant la France de l’Empire, auraient évité les longues guerres de l’Espagne contre ses possessions insurgées, de la maison de Bourbon contre la maison d’Autriche. Cet établissement conservateur eût rendu impossibles Charles-Quint et Philippe II, Richelieu et Louis XIV.

Si l’on voulait remonter, en effet, à l’origine des calamités qui ont affligé les nations depuis quatre siècles, il faudrait certainement proclamer comme cause principale l’absence de ce contrepoids, qui n’est pas, ainsi que tant d’autres, une combinaison factice créée par les traités, mais le vœu même de la nature, le résultat de la force des choses.

Sans parler des difficultés politiques, la création de cet état si nécessaire rencontrerait en ce siècle des obstacles qui n’existaient pas avant la réformation. La même vie morale circulait parmi ces peuples : Mayence et Cologne, Utrecht et Anvers, Gand, Bruges, Liège et Louvain, étaient liés par une communauté d’intérêts commerciaux et de vieilles habitudes ; tous ces pays, par leur génie autant que par leur position et leur origine, semblaient destinés à former une grande monarchie bourgeoise fondée sur de fortes communes. Jusqu’au seizième siècle, ils apparaissent, en effet, dans l’histoire avec une physionomie propre ; il semble que si le cours naturel des évènemens n’avait pas été contrarié, il se fût élevé là quelque chose de distinct de l’Allemagne, de plus distinct encore de la France, une sorte d’Angleterre continentale où les gros bourgeois auraient joué le rôle des lords, où le patriotisme n’eût pas été sans moralité, l’industrialisme sans entrailles : monarchie représentative dans laquelle le pouvoir royal eût fait tomber des têtes de bourguemestres et de syndics au lieu de celles de grands feudataires, et où la vie du moyen-âge se serait développée par ses deux principaux élémens, la foi catholique et la liberté municipale.

Le fils de Philippe-le-Bon fut, de tous les princes de la maison de Bourgogne, celui qui poursuivit avec le plus d’ardeur la création de cette royauté qu’il fallait imposer en même temps à l’empire et à la France. Malheureusement pour les Pays-Bas comme pour l’Europe, il avait pour adversaire Louis XI, et s’appelait Charles-le-Téméraire.

Le mariage de Marie, sa fille, avec l’archiduc Maximilien, prépara pour un prochain avenir l’anéantissement politique des Pays-Bas, par leur réunion à la maison d’Autriche. Le jour où Philippe-le-Beau quitta la côte de Flandre pour aller prendre possession du riche héritage de Ferdinand et d’Isabelle, la Belgique fut frappée au cœur ; ses dernières espérances s’évanouirent quand l’enfant que les Gantois avaient salué dans son berceau du nom de duc de Luxembourg, se fut appelé Charles-Quint.

Ce pays, poste avancé de l’Empire contre la France, réduit au rang de colonie, contraint de fournir à l’Espagne des hommes et des armes comme le Mexique et le Pérou de lui fournir de l’or ; cette terre, cause, victime et théâtre des plus sanglantes guerres, expirait ainsi sous les tyranniques exigences du droit de succession, au moment même où la vie intellectuelle s’y développait dans toute sa force.

On a dit que la Belgique au xvie siècle serait un sujet digne d’exercer la plume de ses écrivains patriotes. Un tel livre, en effet, pourrait être beau, mais il serait pénible à faire. Ce serait comme l’oraison funèbre d’un peuple frappé, plein de jeunesse et de jours, par une politique imprévoyante, contre laquelle la nature protesta d’âge en âge, par le sang d’Egmont comme par celui d’Anneessens, par la révolution de 1788 comme par celle de 1830. L’écrivain qui voudrait peindre la Belgique au moment où sa vie s’éteignit sous le génie espagnol, complètement opposé au sien, aurait à montrer Charles-Quint réglant le sort du monde entouré de ses conseillers flamands, et le cardinal Granvelle usant sa haute habileté pour ployer au joug de la royauté castillane des populations frémissantes.

Depuis long-temps le génie artistique de cette contrée s’était épanoui dans les aériennes merveilles de l’architecture gothique. Les hôtels-de-ville, symbole de la liberté communale, les cathédrales où la pensée monte au ciel plus dégagée de la terre et du temps, s’élevèrent dès le xive siècle sur tous les points de ce sol où on les montre avec orgueil à l’étranger comme d’impérissables témoins de la vieille nationalité reconquise[1]. Quand le mouvement de la renaissance eut envahi l’Europe, le génie flamand, sans renoncer à l’architecture glorieusement représentée par Henri Van Pé, Lievin de Witte et Jacques de Breuck, saisit le pinceau, et les découvertes des Van Eyck qui avaient frayé à l’art des voies inconnues, donnèrent bientôt à la Flandre cette longue suite de peintres célèbres qui devait aboutir à Rubens et à Van Dyck. Toutes les chapelles princières de l’Europe se pourvoyaient de musiciens à la cour de Philippe-le-Bon et de Marguerite. Cette princesse marchait entourée de l’élite des savans de son siècle, parmi lesquels brillaient Érasme, Corneille Agrippa, et le poète Remacle de Florennes. Le cardinal Granvelle continua ce noble patronage ; Viglius présidait le conseil privé, Joachim Hopperus, Pierre Peck et Josse Damhoudère, les plus profonds jurisconsultes de leur temps, furent élevés aux premières charges de l’état ; l’université de Louvain, qui fut plus tard, sous Juste-Lipse, une des premières écoles du monde, avait déjà jeté de vives lumières sous Gérard Weltwyck, l’un des plus célèbres orientalistes de l’Europe.

À mesure que l’histoire se faisait à coups de lance ou à coups de dague, dans les camps, dans les conciles, dans les conseils des princes, ou sur le marché des Vendredis[2], Jean Froissart, Enguerrand de Monstrelet, Philippe de Commines, tous trois sujets des comtes de Flandre et des ducs de Bourgogne, la reproduisaient palpitante de vie ; plus tard, Jacques Meyer et Pierre d’Oudegherst donnèrent les annales de la Flandre, Barthélemi Fiesen et Érard Foullon celles du pays de Liége, leur patrie. Vesale de Bruxelles, le fondateur de l’anatomie moderne, avait été précédé par les Flamands Untergaleyde et Martin de Cleene, premiers commentateurs d’Hippocrate et de Gallien ; Ortelius et Mercator fondèrent la géographie, les Plantins à Anvers faisaient faire des pas nouveaux à l’imprimerie, que la Belgique avait reçue du savant Mertens, d’Alost, à la fin du xve siècle, et qu’un autre Belge, Josse Badius, exerçait avec éclat à Paris à la même époque[3].

Ainsi se développaient de concert toutes les facultés humaines, toutes les puissances de l’art, de l’industrie et du travail. La liberté était grande par les lois, plus grande encore par les mœurs ; le pouvoir du souverain était encore moins limité par les priviléges de la joyeuse entrée, ou la jalouse autorité des états et des nations, que par la grande existence et l’intraitable fierté de ces bourgeois qui disposaient des trésors du monde, et dont la parole faisait mouvoir les redoutables corporations de brasseurs et de tisserands.

Philippe II, ce type du génie castillan dans toute son austérité, ce prince aussi populaire en Espagne qu’abhorré dans ses autres domaines, représenté dans les Pays-Bas par le duc d’Albe, cette terrible expression de lui-même, rendit à cette nationalité si soudainement comprimée un ressort énergique. L’effet fut prompt, l’explosion longue et sanglante.

Le roi voulait établir dans les Pays-Bas l’inquisition d’Espagne, moins encore à titre de tribunal religieux que comme moyen de gouvernement. La résistance fut politique comme l’entreprise elle-même, et la lutte ne devint religieuse que plus tard et dans le nord seulement. Pour les provinces méridionales, ce fut une guerre de nationalité qui, après vingt années de troubles et de combats, finit par la consécration de tous les droits de la Belgique. La cause belge, dont les comtes d’Egmont et de Hoorn avaient été martyrs, triompha par l’épuisement de l’Espagne et l’indomptable persévérance de ces populations flamandes et wallones. Les troupes castillanes durent quitter le sol de la Belgique ; ses vieilles constitutions furent rétablies dans leur intégrité, et Philippe II transmit la souveraineté indépendante et héréditaire de ce pays à sa fille l’infante Isabelle et à l’archiduc Albert, son époux.

Pendant ce temps, la maison d’Orange exploitant habilement les griefs religieux des sept provinces du nord, cultivant la réforme comme un principe de résistance contre l’Espagne autant que contre Rome, et agissant dans ses intérêts de famille en même temps que dans un intérêt national, sépara leur cause de la cause toute politique des provinces du midi. La Hollande réformée devint républicaine sous ses stathouders ; la Belgique, sous des princes espagnols, garda le pouvoir royal comme partie intégrante de ses antiques constitutions et coutumes.

Les historiens de cette guerre, tout préoccupés du point de vue religieux, n’ont pas assez fait ressortir le côté purement constitutionnel de ce conflit. La résistance des provinces méridionales, au nom de leurs vieilles lois, les a moins touchés que celle d’un peuple apparaissant dans le monde pour revendiquer les droits de la conscience humaine. Ce long et honorable attachement aux ancêtres a été rejeté dans l’ombre. Cependant la révolte du xvie siècle explique seule la révolution brabançonne de 1788, comme celle-ci donne le mot de la révolution de 1830. On ne saurait contester à ce peuple, auquel on peut légitimement refuser beaucoup de qualités, le mérite d’être identique avec lui-même, et de n’avoir pas renié ses pères.

Les archiducs moururent sans postérité, et les Pays-Bas retournèrent à l’Espagne par droit de dévolution. Dès-lors, la Belgique, primée par la Hollande (qui, long-temps avant d’obtenir sa place par les traités, se l’était faite entre les nations), et soumise à l’action de la cour de Madrid, sentit s’amortir son activité, et son type national disparut sous une rouille qu’elle s’efforce vainement peut-être d’enlever après deux siècles. Le règne des archiducs se place, comme une trêve de bonheur, entre les déchiremens du xvie siècle et les longues guerres de Louis XIV ; et la mémoire d’Isabelle est bénie par la reconnaissance populaire.

Le traité de Westphalie fixa, à quelques égards d’une manière heureuse, la situation du monde. En même temps qu’il réglait l’équilibre de l’Allemagne et appelait la Hollande à prendre un rang éminent dans le monde politique, il consacrait la tolérance religieuse, et proclamait un droit public, fort imparfait il est vrai, mais auquel les nations purent se rattacher dans le naufrage de toutes leurs croyances. Cependant les négociateurs de Munster ne firent aux provinces belgiques qu’une situation précaire et dangereuse, en les laissant à l’Espagne, sans résoudre aucun des points de droit sur lesquels s’appuya bientôt après Louis XIV, pour revendiquer une grande partie de ces contrées du chef de l’infante Marie Thérèse.

Il était triste pour ces peuples, humiliant pour l’humanité même, de voir le sort de populations entières réglé, sans leur adhésion, comme la propriété d’une ferme, selon les subtiles distinctions du droit coutumier et du droit écrit. Ce n’était là cependant que le prétexte : le principe du mal était dans l’absence de ce grand état intermédiaire, seul pivot de l’équilibre européen ; état dont la nécessité est tellement impérieuse, qu’on en fit la clause essentielle des arrangemens diplomatiques de 1815, et que le siècle ne s’écoulera peut-être pas sans qu’on en revienne à une combinaison analogue, conçue d’après d’autres principes, et fondée sur une union plus durable entre d’autres élémens.

Du traité de Munster à celui de Vienne, les Pays-Bas ne comptèrent les années que par les guerres où ils épuisèrent leur sang et leurs trésors au profit d’intérêts étrangers, entre lesquels ils n’intervinrent jamais que pour satisfaire aux conditions de marchés conclus à leur préjudice.

De 1648 à 1658, guerre de l’Espagne contre la France ; traité des Pyrénées ;

De 1667 à 1668, guerre de Louis XIV contre l’Espagne, au sujet de la succession du Limbourg et du Brabant ; triple alliance ; traité d’Aix-la Chapelle ;

De 1672 à 1678, guerre de Louis XIV contre la Hollande et l’Espagne ; traité de Nimègue ;

De 1684 à 1697, guerre de Louis XIV contre l’Angleterre, la Hollande et l’Espagne ; traité de Byswick ;

De 1700 à 1715, guerre de la succession d’Espagne ; traité d’Utrecht ; occupation des forteresses des Pays-Bas par la Hollande, en vertu du traité de la Barrière ;

De 1722 à 1731, établissement de la compagnie des Indes à Ostende, et contestation avec la Hollande ; traité de Vienne ;

De 1737 à 1739, subsides considérables fournis par les Pays-Bas pour la guerre de Turquie ; traité de Belgrade ;

De 1740 à 1748, guerre contre Marie-Thérèse ; traité d’Aix-la-Chapelle ;

De 1780 à 1790, règne de Joseph II ; évacuation des forteresses de la Barrière ; contestation avec la Hollande au sujet de l’Escaut ;

De 1792 à 1795, guerre contre la république française ;

De 1813 à 1815, guerre contre l’empire français.

En contemplant tant de douleurs stériles, le publiciste qui trace un pareil tableau a donc raison de s’écrier :

« Ouvrons notre histoire : à chaque page, il y a des larmes et du sang ; et ces larmes et ce sang n’ont pas coulé pour nous. La Belgique est une vieille terre de labeur et de souffrance. L’on combattait pour nous, et l’on nous rançonnait ; l’on combattait loin de nous, et c’était encore à nos dépens. Se présentait-il, par hasard, un intérêt qui fût le nôtre, on transigeait[4]. »

La maison d’Autriche, à laquelle l’Espagne céda par le traité d’Utrecht la souveraineté des Pays-Bas, ne considéra guère ce pays que sous deux rapports : d’abord, elle y vit une bonne grosse ferme digne d’être bien cultivée, à raison de la qualité supérieure de son terroir ; il lui fut surtout précieux, parce qu’il lui offrait le moyen de se ménager l’alliance de la Hollande en épuisant les concessions. C’est ainsi que le traité de la Barrière, passé entre l’empereur et les Provinces-Unies, donna au gouvernement hollandais le droit de tenir garnison dans les villes de Namur, Tournay, Menin, Furnes et Ypres. Dans d’autres places, la garnison était mi-partie impériale et néerlandaise sous un gouverneur nommé par l’Autriche. De ce jour, commence la longue suprématie de la Hollande sur la Belgique, qui devait finir par passer à la maison d’Orange à titre d’accroissement de territoire.

Pendant que les stipulations de la Barrière annulaient l’indépendance politique du pays, des engagemens financiers étaient pris par l’empereur au mépris de tous les droits qu’il avait juré de respecter, lors de son inauguration dans les diverses provinces des Pays-Bas. C’est ainsi qu’il s’engageait à payer à la république des Provinces-Unies un subside annuel, sans tenir compte du consentement préalable des états, rigoureusement exigé[5].

Déjà la Hollande avait fait poser à son profit le principe de la fermeture de l’Escaut ; et Anvers, la ville opulente des Osterlingues, était morte sous le coup de cette stipulation. L’occupation des principales places des Pays-Bas, par suite du traité de la Barrière, ne tarda pas à livrer également à la Hollande le monopole de leur commerce intérieur, en rendant les garnisons néerlandaises maîtresses des grandes lignes de canalisation. L’Escaut et le canal du Sas-de-Gand furent comblés, et la Belgique ne respira plus que par Ostende.

Dans cette ville, si heureusement située entre la Manche et la mer du Nord, vivaient encore les restes de l’esprit entreprenant qui avait fondé l’antique prospérité des Flandres. Le prince Eugène, appelé au gouvernement général des Pays-Bas, favorisa l’établissement, dans ce port, d’une compagnie des Indes orientales. Un instant cette tentative fixa l’attention du monde commercial ; c’est dire assez qu’elle éveilla vite la jalousie des puissances maritimes. La cour de Vienne, dominée par la nécessité de s’assurer leur alliance, recula devant des menaces et des intrigues, et l’empereur suspendit, pour sept ans, la compagnie d’Ostende, qui ne se releva plus.

La Belgique s’éteignait ainsi, bloquée dans ses ports par les flottes de la Hollande, dans ses places de guerre par ses baïonnettes ; ses plaintes arrivaient à peine jusqu’à l’Europe, qui, pour la dédommager des débouchés enlevés à son agriculture, allait, chaque printemps, engraisser ses campagnes d’une couche de cadavres. La décadence de sa bourgeoisie fut rapide comme celle de ses villes, frappées par l’interdit du droit maritime ; sa noblesse alla cultiver ses terres à l’ombre du clocher, ou porter une clé de chambellan dans les résidences allemandes. Le peuple seul s’agitait quelquefois au souvenir de la prospérité d’un autre siècle, et gardait avec une jalousie turbulente ses priviléges municipaux qui la lui rappelaient encore.

La domination autrichienne commença et finit entre deux émeutes. L’une fut un tumulte de carrefour, l’autre une révolution. La potence eut raison de la première, une armée recula devant la seconde ; et cependant, dans ces faits si dissemblables par leur importance apparente, l’historien doit comprendre qu’il s’agit d’une même cause, et que l’échafaud d’Anneessens annonça la grande insurrection brabançonne.

En 1717, au moment de la plus grande fermentation causée par les stipulations auxquelles venait d’accéder l’empereur Charles VI, les doyens des neuf nations de Bruxelles, choisis pour former le nouveau corps municipal, refusèrent de jurer un réglement, qui leur sembla contenir des clauses nouvelles, protestant que le prince ne pouvait, pas plus que le conseil de Brabant lui-même, restreindre les priviléges des nations sans porter atteinte à la joyeuse entrée.

Le marquis de Prié, ministre de l’empereur, accusé déjà d’entretenir de nombreux projets de réformes administratives et politiques, s’adressa au conseil de Brabant, qui s’était attribué le droit de vider les conflits entre l’autorité royale et les nations. Il en obtint deux décrets, qui l’autorisaient à se passer du consentement des doyens, en se bornant au suffrage des deux premiers membres du conseil municipal, c’est-à-dire du magistrat et du large conseil. Cette décision jeta Bruxelles dans une violente agitation. La force armée voulut en vain réprimer les manifestations populaires ; elle dut évacuer ses postes et se retirer dans le Parc.

Cette retraite laissa le peuple maître de la ville, et le marquis de Prié fut contraint d’autoriser la prestation du serment selon l’ancienne formule. Ce fut pour la multitude le sujet d’une grande joie. Une foule délirante de bonheur et de fierté parcourut les rues, en portant des branches de laurier, et poussant des cris de victoire. Le lendemain, à la pointe du jour, le drapeau des nations flottait sur la haute tour de l’hôtel-de-ville au pied de la statue rayonnante de saint Michel, et la garde bourgeoise la saluait par des salves d’artillerie.

Des désordres, inséparables de toutes les commotions de ce genre signalèrent le triomphe du peuple brabançon, qui soulevait pour un jour la pierre de son sépulcre. Les maisons de quelques impérialistes furent saccagées, et le peuple se vengea à sa manière, comme un enfant furieux. Cependant des troupes nombreuses étaient entrées à Bruxelles, et le courage était revenu au gouverneur avec la force. Il crut cependant devoir user de stratagème : les quatre doyens les plus influens, Anneessens, fabricant de chaises, syndic de la nation de Saint-Nicolas, Lejeune, de Haeze et Vanderborcht, furent attirés chez le colonel d’un régiment autrichien, sous prétexte de quelques ouvrages relatifs à leur profession, et jetés dans un cachot. Une procédure s’instruisit à huis-clos ; tous les ordres de l’état, le clergé en tête, le magistrat de Bruxelles lui-même composé d’hommes dévoués au gouverneur, intercédèrent vainement pour les malheureux doyens, notoirement étrangers à toutes les scènes de désordre, et suspects seulement d’avoir dit : « On doit laisser faire l’ancien serment, sans quoi les bourgeois ne déposeront pas les armes. »

Anneessens, à qui la fermeté de son caractère avait déjà valu une autre persécution, fut condamné à être décapité ; les autres doyens furent bannis à perpétuité. Sept individus, convaincus d’avoir excité les désodres, furent pendus ; un plus grand nombre fut incarcéré et fustigé en place publique.

Anneessens, vieillard septuagénaire, monta les marches de l’échafaud avec un front calme et serein ; il demeurait les yeux fixés sur l’hôtel-de-ville. Son confesseur l’exhortant à ne les plus tourner que vers le ciel : Ces degrés me rappellent, dit-il, combien de fois je les ai montés pour la cause du peuple : sept fois ils ont été témoins de mon serment de fidélité à l’empereur, et jamais je n’ai trahi cet engagement solennel.

Puis, après une prière, se tournant vers la multitude agenouillée :

« Je meurs, dit-il, pour avoir voulu soutenir vos droits et vos priviléges, jurés par tous nos souverains ; je meurs pour avoir observé religieusement le serment prêté en acceptant les fonctions pour lesquelles vous m’aviez choisi. »

Et la tête du bourgeois obscur roula sur la place où un siècle et demi auparavant étaient tombées celles de deux nobles seigneurs.

De magnifiques services furent célébrés dans toutes les églises, malgré les menaces du marquis de Prié ; et le lendemain, des citoyens de toute condition recueillaient sous l’échafaud le sable ensanglanté, qui fut vendu au poids de l’or, dit l’auteur de cette relation, et renfermé dans des reliquaires[6].

L’étranger qui visite l’hôtel-de-ville de Bruxelles, aperçoit, au fond d’un sombre corridor, un tableau à demi effacé, qui avait été sans doute commandé par le marquis de Prié avant cette catastrophe. Il représente le collége du magistrat tâchant de convaincre les syndics de la nécessité de prêter le serment exigé par leur souverain. Ces syndics sont : Gabriel de Haëze, maître chaudronnier ; François Lejeune, maître sellier ; Jean François Vanderborcht, marchand de drap. Un enduit épais cache une autre figure ; seulement, quand un rayon de soleil, perçant à travers les longues ogives, tombe d’aplomb sur cette partie du tableau, l’on voit se dessiner les traits confus d’une tête de vieillard, comme un symbole de cette nationalité effacée par l’étranger, recouverte par le temps d’une rouille bien épaisse, mais qui essaie de s’épanouir aujourd’hui sous un plus beau jour.

Soixante-dix années s’écoulèrent pendant lesquelles les Pays-Bas, dans ce bien-être physique et cette atonie morale que le gouvernement autrichien est si habile à entretenir, parurent oublier leurs griefs et leurs souvenirs. La grandeur et les infortunes de Marie-Thérèse avaient vivement frappé l’esprit religieux de ces peuples, et une administration douce et paternelle vint effacer le vice du titre originel en vertu duquel le régime autrichien avait été imposé à cette vieille terre de franchises.

Mais la grande impératrice était à peine morte, pleurée aux bords de l’Escaut comme sur ceux du Danube, que Joseph II, avec la généreuse imprudence que donnent un noble cœur et un esprit faux, voulut y tenter la despotique application de toutes les théories modernes. De ces réformes, quelques-unes étaient utiles, sans doute ; mais elles avaient le tort de n’être ni désirées ni comprises ; la plupart devançaient les temps, ce qui est un malheur irrémédiable pour les idées comme pour les hommes. Le plus grand nombre étaient absurdes, odieuses, révoltantes en elles mêmes et par les moyens employés dans leur exécution.

Le despotisme peut quelquefois être réformateur, mais c’est à deux conditions. Il faut d’abord qu’il ait la force en main ; il faut surtout qu’il agisse au profit d’une idée féconde et légitime, et qu’il s’appuie sur un droit supérieur à tous ceux qu’il viole. Or, les vues de Joseph étaient presque toujours inspirées par une philosophie mesquine et des idées administratives trop uniformes pour être alors applicables ; et le comte Belgiojoso, son ministre, le Van Maanen de la révolution brabançonne, était odieux, sans être redoutable.

Le nouvel empereur était à peine monté sur le trône, que, pour mériter les éloges des hommes de la tolérance, il rendit d’innombrables édits, où le ridicule de la minutie le disputait à l’odieux de l’arbitraire. C’est ainsi, par exemple, qu’il régentait la discipline des couvens, le chant, les heures à consacrer aux prières. Les édits indiquaient les passages que les chanoines religieux de l’ordre de Saint-Augustin auraient à effacer de leur bréviaire ; d’autres attaquaient sans motif les populations rurales dans leurs plus vieilles et leurs plus innocentes habitudes. Celui du 11 février 1786 portait : « Toutes les kermesses, dédicaces et autres fêtes de cette espèce, généralement quelconques, tant dans les villes qu’au plat pays, se tiendront désormais partout, le même jour, que nous fixons pour toujours au deuxième dimanche après Pâques. »

Plusieurs se prenaient à des choses plus graves, et attaquaient la propriété en même temps que la liberté religieuse. Par un édit du 17 mars 1783, l’empereur, de sa certaine science, pleine puissance et souveraine autorité, supprima un bon nombre de couvens des deux sexes, et fit entrer tous leurs biens dans une caisse formée sous le titre de Caisse de religion. Plus tard, il abolit toutes les confréries et en constitua une nouvelle sous le titre niaisement philantropique d’Amour actif du prochain. Enfin, une mesure bien plus grave encore vint révéler le but du système et soulever toutes les consciences : un séminaire général unique fut établi à Louvain, un séminaire filial à Luxembourg[7]. L’édit constitutif, si malheureusement copié dans plusieurs de ses principales dispositions en 1825, lors de la création du fameux collége philosophique, abolissait les séminaires épiscopaux, et décidait qu’on n’admettrait à l’avenir aux ordres sacrés que les élèves qui auraient fait leur théologie à Louvain ou à Luxembourg. Les considérans étaient peut-être plus injurieux encore pour le clergé belge que les dispositions mêmes. On le déclarait impuissant « pour arrêter le débordement de la jeunesse qui se destinait à l’état ecclésiastique. »

Le choix des professeurs, presque tous étrangers, repoussés par leurs supérieurs des universités allemandes pour inconduite ou hétérodoxie, les protestations des évêques, les murmures chaque jour croissans des populations, enfin la nature de l’enseignement, provoquèrent bientôt une insurrection au sein de cet établissement où avaient dû se rendre les étudians chassés des séminaires diocésains. Un régiment d’infanterie fut caserné dans ces pacifiques dortoirs, bon nombre d’élèves furent incarcérés. Interrogés sur ce qu’ils reprochaient au séminaire général et sur leurs exigences, les élèves répondirent : bonam doctrinam, et ut episcopi regnant. On rapporte que les wallons, mécontens de la nourriture physique comme de la nourriture spirituelle de l’établissement, ajoutèrent d’une voix unanime : bonum cibum et bonum potum, mot de terroir qui doit être vrai.

Le cardinal archevêque de Malines fut mandé à Vienne et resta inébranlable. Joseph lui déclara qu’il devait changer ou plier. Il était une autre alternative que le monarque n’avait pas prévue.

La monomanie réformatrice du fils de Marie-Thérèse atteignait en même temps ces vieilles institutions locales que les provinces des Pays-Bas avaient héritées de leurs ancêtres et conquises aux temps les plus orageux de l’histoire, institutions sur lesquelles la monarchie française avait promené le niveau du pouvoir absolu, mais qui se tenaient encore debout au-delà des frontières.

Dans chaque province, l’autorité législative résidait aux mains des états composés de trois membres : le clergé, la noblesse et le tiers. Ce dernier membre était formé du collége du magistrat et du corps des métiers, représenté par le mayeur des febvres[8].

Une députation permanente, composée de deux députés de chaque membre des états, et siégeant hebdomadairement, était chargée, de concert avec le délégué du souverain, de la direction des affaires et de l’exécution des décisions prises en assemblée générale[9].

Le principal inconvénient de cette organisation, dont nous ne croyons devoir retracer que les traits principaux, était, sans doute, d’isoler ces petites provinces et d’annuler l’importance politique du pays. Mais cet inconvénient du système en faisait en même temps la force ; il élevait contre un pouvoir novateur des résistances que la foi des sermens commandait de respecter et que la prudence ordonnait de craindre.

À peine l’édit du 1er janvier 1787 eut-il prononcé la suppression de toute la hiérarchie administrative et judiciaire pour la remplacer par le régime des intendances, changeant toutes les juridictions, expropriant tous les possesseurs de charges de judicature, et déclarant les intendans revêtus d’un pouvoir tel que leurs ordres eussent à être respectés, « quand même ils auraient paru excéder les bornes de leur autorité, » que les provinces entières s’émurent et que les hommes prévoyans se sentirent à la veille d’une révolution.

Tous les états réclamèrent contre de telles nouveautés ; plusieurs rappelèrent à l’empereur que les paroles mêmes de son serment inaugural déliaient d’avance ses sujets de toute promesse de fidélité, s’il était entrepris quelque chose contre les priviléges des provinces. La nouvelle organisation fut déclarée nulle et illégale par les états, les subsides furent refusés, et bientôt l’émeute gronda dans toutes les villes.

Alarmé d’une situation chaque jour plus critique, l’archiduc Albert de Saxe-Teschen, gouverneur-général pour l’empereur, invita une députation à se rendre à Vienne. Joseph II, furieux contre ses sujets des Pays Bas, qui accueillaient ainsi ses vues libérales, dispensa de vagues promesses et fit filer de nombreux régimens sur la Meuse ; il ordonna à ses agens de tenir ferme contre un entêtement qui se dissiperait de lui-même, et à ses généraux de prêter main-forte à ses ordres.

Rien ne se ressemble plus que les révolutions ; il n’y a guère que les noms propres à changer pour en appliquer la théorie à un demi-siècle de distance. Des concessions qui, accordées plus tôt, pouvaient arrêter une crise, faites trop tard, de mauvaise grace et sans bonne foi, restèrent inefficaces. Il fallut les reprendre pour en appeler à la force. Mais ce dernier appui commençait à manquer : les soldats belges désertaient en foule les drapeaux de l’empereur ; une association formidable, sous la devise pro aris et focis, couvrait le pays, trouvant des bras dans les campagnes, des richesses dans les villes, des encouragemens et des bénédictions dans les chaires catholiques.

À l’époque où l’aristocratie française se préparait à se rendre à Coblentz pour défendre les vieilles institutions de la monarchie, une autre émigration s’opérait en Belgique pour défendre une autre vieille cause. Mais la sanction populaire ne manquait point à celle-ci, et le moyen-âge succomba en Belgique, défendu et pleuré par un peuple au sein duquel l’esprit de cour ne l’avait pas travesti.

La peine de mort fut prononcée à Bruxelles comme à Paris contre ceux qui passeraient les frontières, et cette prescription rendit l’émigration plus nombreuse. Un corps considérable s’organisa dans l’évêché de Liége sur la frontière du Brabant, par les soins de l’avocat Vonck, et sous les ordres du colonel Vandermersch, pendant qu’un autre avocat, Henri Vandernoot, prenant le titre d’agent plénipotentiaire du peuple brabançon, se rendait à La Haye, à Berlin et à Londres, pour essayer d’engager ces trois cabinets dans les intérêts de l’insurrection.

Dans le courant d’octobre 1789, une colonne d’insurgens se dirigeant sur les Flandres, s’empara de Zantvliet et des forts de Liefkenshoeck et de Lillo ; en même temps, le corps principal, opérant dans la province d’Anvers, occupait Hoogstraeten et Turhout. Les populations en masse, ayant en tête la croix paroissiale, ce palladium de nationalité en Belgique comme en Pologne, en Irlande comme en Grèce, grossissaient d’heure en heure les rangs des émigrés. Un corps autrichien ayant voulu déloger Vandermersch de Turhout, fut mis en déroute complète, abandonnant ses drapeaux et son artillerie. Cette victoire sonna le tocsin de l’insurrection d’Ostende à la Meuse ; partout les garnisons impériales furent taillées en pièces ; les villes de guerre et les citadelles tombèrent l’une après l’autre ; et au commencement de janvier 1790, la Belgique, délivrée de la présence de l’étranger, vit s’ouvrir sa première représentation nationale au palais de Bruxelles.

Le Luxembourg seul, entre toutes les provinces, ne prit point part à ce mouvement, et devint la place d’armes de l’armée impériale. Peut-être doit-on remarquer qu’au xvie siècle il était resté également étranger à l’insurrection générale suscitée contre la domination espagnole. Ce n’est qu’en 1830 que le grand-duché a suivi l’impulsion imprimée au reste des Pays-Bas, et s’est activement associé à une cause dont le triomphe a été sanctionné au prix de son morcellement.

Mais la victoire fut pour les Belges le signal de dissensions intestines et d’une insupportable anarchie. Les partis se dessinèrent absolus dans leurs théories, implacables dans leurs haines, également dépourvus d’expérience politique et de lumières, également ignorans de la situation de l’Europe et des véritables intérêts du pays. Cette révolution brabançonne, après avoir un instant étonné le monde, comme une énergique manifestation du vieil esprit qu’il croyait mort, finit par en devenir la risée, et confirma le siècle dans ses mépris superbes pour les temps qui n’étaient plus.

La démocratie philosophique, représentée par Vonck et Vandermersch, s’efforçait d’imprimer une direction franco-républicaine à un mouvement qui avait été dans l’origine catholique et national. Vandernoot, appuyé sur la majorité des états, tendait à faire prédominer l’influence diplomatique en faisant valoir les vagues promesses de quelques cours. L’attente d’une intervention anglo-prussienne pour arracher les Pays-Bas à l’Autriche, paralysa l’énergie du mouvement révolutionnaire, et, plus que toute autre cause, facilita la conquête qui, l’année suivante, rendit presque sans combat ce pays à l’empereur.

Vandernoot ne sut pas comprendre que l’orage qui grondait en France, en menaçant de s’étendre sur le monde, devait faire dévier les cabinets de leur politique traditionnelle, et qu’en présence d’un danger universel, ils avaient plus d’intérêt à dégager la cour de Vienne de ses embarras qu’à lui en susciter d’autres. De là la médiation empressée qui, aux conférences de Reichenbach, amena les préliminaires de paix entre l’empereur et le divan, et les facilités de tous genres que la Prusse accorda à Léopold, successeur de Joseph II, pour soumettre ses provinces rebelles, en ne stipulant à leur profit qu’une amnistie et le maintien de leurs constitutions.

L’influence désastreuse exercée par le parti diplomatique en 1790, a dû être souvent alléguée, après 1830, pour détourner la révolution belge des voies de prudence où elle a trouvé son salut, et hors desquelles elle se fut abîmée dans une restauration ou dans la conquête. L’objection était spécieuse, mais elle dénotait peu de bonne foi ou peu d’esprit politique. Les motifs qui imposèrent une prudente réserve aux cabinets, existaient, il est vrai, en 1830 comme en 1790 ; on put s’en convaincre dans les affaires de Pologne ; mais après la révolution de juillet, et en présence de l’attitude modérée prise par la France, cette réserve devait conduire à sanctionner un fait accompli, et non à le combattre. En 91, on croyait pouvoir étouffer la révolution ; de là le traité de Pilnitz, la campagne du duc de Brunswick contre la France, celle du maréchal de Bender contre les Belges. En 1830, on ne songeait plus qu’à la circonscrire et à la régler ; de là la prompte reconnaissance de la branche cadette, la conférence de Londres, et la campagne du maréchal Gérard contre les Hollandais.

Mais si la situation de l’Europe était radicalement changée, celle de la Belgique n’avait pas cessé d’être la même. Après la domination néerlandaise comme après la domination autrichienne, ce pays, mort à la vie politique, sans administration, sans armée, sans crédit, et sans autorité morale en Europe, livré aux inspirations extravagantes d’une presse révolutionnaire et le plus souvent ennemie de l’indépendance, avait besoin d’une tutelle temporaire et bienveillante. Il lui fallait un patronage puissant et désintéressé, un modèle à suivre et une caution à présenter. Tout cela manquait en 1791 ; tout cela s’est rencontré après 1830.

S’il en eût été autrement ; si des hommes, sortis pour la plupart de l’obscurité, mais dignes de l’éminente position où les évènemens les jetaient soudain, n’avaient noblement usé leur énergie et leur popularité pour résister à des entraînemens irréfléchis ; si la mobilité confiante de l’esprit belge n’avait trouvé un contrepoids dans la raison ferme et froide de ce parti, incapable de faire triompher par lui-même la cause de l’indépendance, mais seul en mesure de lui concilier la France et l’Europe, le mouvement de septembre eût avorté, comme celui qui l’avait précédé, dans d’impuissantes déclamations. Le précédent de 91 a trompé la Hollande. Elle aussi a méconnu les temps ; elle n’a apprécié ni la force des intérêts nouveaux, ni celle d’une expérience chèrement payée par tous ; elle a espéré imposer des conditions qu’elle devra finir par recevoir.

Les beaux esprits du xviiie siècle avaient vu avec indifférence et dédain se consommer la chute d’un peuple dont les bataillons portaient à leur tête l’image crucifiée de celui qu’on appelait, en style philosophique, le général des Brabançons. La révolution française, déclinant toute solidarité avec une cause chrétienne, s’était laissé enlever une position qu’il lui eût été si facile de faire sienne. Peu après, la guerre était déclarée à l’Autriche par l’assemblée législative, et la bataille de Jemmapes ouvrait à Dumouriez les portes de la Belgique. En 1794, la bataille de Fleurus consolida entre les mains de la république une conquête qui lui avait d’abord échappé. Le traité de Campo-Formio sanctionna cet état de choses, et, au prix de la mort de Venise, l’Autriche consacra la réunion des Pays-Bas à la France.

Disons-le sans hésiter, car c’est un méchant patriotisme que celui qui fait mentir l’histoire ; la domination française fut imposée à la Belgique à Campo-Formio, comme l’avait été la domination espagnole à Munster, la domination autrichienne à Utrecht[10].

Dans la discussion solennelle qui précéda l’adoption de la loi du 9  vendémiaire an iv, prononçant réunion intégrale et définitive des Pays-Bas à la France, ce ne fut pas sérieusement qu’on s’appuya sur le vœu de ces populations, dont les votes, pour la réunion, avaient été arrachés à coups de sabre, selon Dumouriez. Merlin, rapporteur de la commission, et Carnot, qui appuya les conclusions du rapport, avaient de bien meilleures raisons à donner.

« Il importe à la république, disait le rapporteur, de dissiper les craintes que la malveillance et l’ineptie se sont accordées à répandre sur l’insuffisance du gage actuel de nos assignats, et, par conséquent, d’ajouter à ce gage les domaines que le clergé et la maison d’Autriche possèdent dans le pays de Liége et la Belgique ; domaines si considérables, si riches, si multipliés, que les calculs les plus modérés en portent la valeur à plus des deux tiers de la somme totale de nos assignats en circulation. »

Carnot ajoutait à ces hautes raisons financières, des motifs stratégiques fort graves sans doute, mais qu’on a pu invoquer avec tout autant de justice après nos désastres, pour nous enlever Philippeville et Marienbourg, et pour porter les avant-postes prussiens sur la partie la plus découverte de nos frontières. L’occasion s’offrira plus tard de présenter sur la question si controversée des limites naturelles de la France, quelques observations que nous croyons conformes à ses intérêts permanens, à sa véritable mission et à son influence. Constatons seulement ici qu’en 1795 la France a voulu se faire une barrière contre l’Europe, comme en 1815 l’Europe a entendu se créer une barrière contre la France.

L’absorption de la Belgique dans le grand empire hâta la chute de sa nationalité plus que n’avait fait la durée séculaire de la domination espagnole et autrichienne. Le blocus continental imprima à l’industrie de ces départemens une activité chaque jour croissante. Leurs produits naturels et manufacturés eurent pour marché la moitié de l’Europe. Brest tomba devant Anvers, et Napoléon portait, de sa résidence de Saint-Cloud à sa résidence de Laëken, le prestige de sa gloire et les hommages du monde. La puissance assimilatrice du génie français s’exerça vite sur les populations associées à notre gloire et enrichies par la conquête. Lorsque l’empereur logeait au palais des archiducs, qu’Anvers, Gand et Liége étaient chefs-lieux de préfecture, il était difficile de découvrir ce qui survivait encore de la nationalité flamande et wallonne. Cependant ce lien, formé par l’intérêt, n’était pas tellement étroit que les Belges n’abandonnassent vite la fortune chancelante de la France. Immobiles à Waterloo sous le canon de notre armée, et devant notre drapeau, ils avaient promptement oublié tant de combats livrés ensemble.

Aussi l’Europe ne rencontra-t-elle pas dans ce pays les résistances qu’il semblait naturel d’attendre au moment où il faudrait rétablir une ligne de douanes depuis si long-temps écartée sur les frontières du Luxembourg, du Hainaut et des Flandres. Quoique les habitudes prises et de nombreux intérêts particuliers dussent en souffrir, le sentiment populaire ratifia dans ces provinces la séparation prononcée par la diète européenne.

La Belgique n’avait ni droits acquis à invoquer devant les peuples, ni dynastie à faire comparaître au congrès des rois ; sa faiblesse lui eût interdit, d’ailleurs, de remplir à elle seule la mission qui préoccupait alors les hommes politiques. On comprenait enfin la nécessité de rectifier, au xixe siècle, ce qui avait été faussé dans la constitution de l’Europe depuis Marie de Bourgogne et Maximilien ; et tous les publicistes, à partir des écrivains officiels des chancelleries jusqu’aux organes du libéralisme français, donnaient leur adhésion à un arrangement conservateur de l’équilibre du monde, et l’érection d’un royaume des Pays-Bas[11].

La réunion de la Belgique à la Hollande se présentait, en 1814, avec tous les caractères d’une combinaison durable. Il est facile de prophétiser après coup et de combattre, parce qu’elles ont rencontré des obstacles imprévus, des transactions alors généralement approuvées. Disons-le donc : si les hommes doués de sens politique attaquaient, comme n’offrant pas de garanties d’avenir, les arrangemens relatifs à la Pologne, à la Saxe, à l’organisation intérieure de l’Allemagne, tous envisagèrent la création de cette nouvelle monarchie comme la pensée vraiment féconde du congrès.

On peut regretter peut-être que cette assemblée, qui avait senti la nécessité de conférer aussi à la maison de Nassau la souveraineté du grand duché de Luxembourg, n’eût pas complété sa mission en portant le nouveau royaume de Bourgogne, par l’adjonction des provinces rhénanes alors disponibles, jusqu’aux bords du Rhin et de la Moselle, ses limites naturelles et peut-être nécessaires ; on dut considérer également comme une difficulté grave pour ce gouvernement la différence des religions et des idiomes : mais, après tout, se disait-on, ce n’était pas la première fois qu’un état puissant se formait malgré ces dissidences ; d’ailleurs, entre ces peuples d’origine commune, la séparation était récente, et les intérêts les plus intimes auraient bientôt renoué la chaîne des temps ; la Belgique agricole et manufacturière allait trouver dans les colonies de la Hollande un débouché pour ses produits qui suppléerait aux marchés de France ; ses riches provinces entreraient par compensation en partage de la lourde dette hollandaise ; si les vœux des deux peuples n’avaient pas provoqué cette réunion, leurs intérêts l’auraient donc bientôt cimentée, car les mariages de convenance sont d’ordinaire la source d’un bonheur plus durable que les mariages d’inclination. Enfin, le nouvel état serait gouverné par un prince qui avait fait ses preuves comme soldat sur les champs de bataille, comme homme dans la mauvaise fortune. Que de garanties pour les Pays-Bas et pour l’Europe !

Il était une chose que l’Europe oubliait cependant : c’est que le peuple belge, plus nombreux que le peuple hollandais, était moins éclairé que lui, et que cette supériorité numérique, jointe à une infériorité politique trop évidente et trop justifiée par la situation antérieure des deux pays, serait l’occasion de complications dangereuses. On oubliait surtout, et c’est ici autant peut-être que dans les dissidences religieuses qu’il faut chercher le principe de l’incompatibilité, que depuis la formation de la république des Provinces-Unies la Belgique s’était constamment trouvée vis-à-vis de la Hollande dans une position de vasselage ; qu’à partir du traité de la Barrière jusqu’à la transaction de Joseph II sur la fermeture de l’Escaut, en 1785, les provinces méridionales avaient toujours été sacrifiées au désir qu’éprouvait l’Autriche de s’assurer l’alliance de la Hollande et le concours de ses flottes. Ainsi le peuple le moins nombreux pesait sur l’autre depuis deux siècles ; il avait été l’instrument de sa ruine, la cause de son humiliation.

« La Hollande avait conquis une partie de notre sol, s’écrie le plus éminent des publicistes belges, elle avait grevé le reste des servitudes de droit public ; la Belgique était le fonds servant, la Hollande le fonds dominant ; il existait une espèce de féodalité de peuple à peuple. La Hollande s’étendait sur une partie de la Belgique pour la tenir immobile sous elle et la paralyser dans toutes ses fonctions vitales. La Belgique se trouvait réduite à une existence purement intérieure, provinciale et communale[12]. »

Ainsi, pendant que les sept provinces du nord, sous leurs stathouders, leurs grands pensionnaires et leurs hardis amiraux, s’élevaient au premier rang entre les nations, les dix provinces du midi, sans histoire, sans grands hommes et sans grandes choses, s’éteignaient obscurément dans leurs gras pâturages et leurs sillons épais.

Ce fut dans ces circonstances que le traité de Paris vint promettre à la Hollande un accroissement de territoire, et que le congrès de Vienne lui assigna la Belgique conformément aux stipulations du 30 mai 1814.

L’article 1er de cet acte porte « La Hollande placée sous la souveraineté de la maison d’Orange, recevra un accroissement de territoire. »

Les articles secrets annexés à cet acte ne laissent aucun doute sur l’esprit qui détermina ces arrangemens ; ils constatent la situation accessoire faite à la Belgique, malgré sa supériorité numérique et son étendue territoriale.

En vain les huit articles constitutifs du nouveau royaume stipulèrent-ils une fusion intime et complète, et une parfaite égalité. Les stipulations diplomatiques sont également inhabiles et à établir l’égalité entre deux peuples, et à effectuer l’anéantissement de l’un au profit de l’autre. L’on dérogea dès l’abord, à cette égalité parfaite, en déclarant la loi fondamentale de la Hollande applicable à la Belgique, sauf les modifications qui pourraient y être apportées.

Pour peu qu’on ne soit pas complètement étranger à l’histoire du royaume-uni, il n’est personne qui ne sache que l’assentiment de la Belgique à la constitution votée par l’unanimité des états-généraux à La Haye fut nettement refusé par la majorité de ses notables. Ce ne fut qu’en abusant de l’absence d’un quart environ d’entre eux qui furent supposés de droit favorables à l’adoption, et en comptant comme pures et simples les acceptations conditionnelles, que l’on parvint à grouper une majorité de quelques voix. Les publicistes favorables à la cause hollandaise ne nient pas ces faits[13], tout en contestant quelques chiffres.

Ce fut la première révélation d’un système que l’histoire imputera moins à la volonté du roi Guillaume qu’à d’impérieuses nécessités. Il y a dans les affaires de ce monde moins de spontanéité qu’on ne pense, et les hommes suivent le courant d’une situation bien plus souvent qu’ils ne l’établissent. La Charte de 1814 rencontrait en France tant d’inextricables difficultés pour concilier les deux principes politiques qui se partageaient le pays et qu’elle avait tenté de résumer en elle-même, qu’il était manifeste, dès l’origine, pour tous les esprits prévoyans, que la monarchie constitutionnelle aboutirait au triomphe de la souveraineté parlementaire ou à la proclamation de l’omnipotence royale. La loi fondamentale des Pays-Bas consacrait un antagonisme d’une nature plus redoutable encore. Diviser le royaume en deux zones, et ne donner à chacune d’elles qu’un nombre égal de représentans, malgré une différence numérique d’environ un tiers dans la population, c’était constater légalement l’opposition des intérêts et des sympathies ; et, l’équilibre parfait étant impossible, par l’effet de l’influence ministérielle qui s’exercerait non dans un sens de parti, comme en France, mais dans un sens de nationalité, il fallait que les provinces méridionales, par l’ascendant du nombre, l’emportassent sur les provinces du nord, ou que la Hollande, par l’ascendant d’une expérience incontestée, l’emportât sur la Belgique. Entre deux doctrines, inconciliables, Charles X tenta de faire prédominer ses convictions personnelles ; entre deux peuples inquiets et jaloux, un prince de la maison de Nassau se ressouvint de son origine ; n’ayant pu amener cet amalgame qu’il est plus facile de proclamer dans des traités que d’obtenir dans la pratique des affaires, il aima mieux rester Hollandais que de se faire Belge ; et l’attachement de sa vieille Neerlande l’honore et le grandit sur sa moitié de trône.

Ce n’est pas l’inhabileté de Guillaume et de ses ministres qui a conduit les choses au point où elles se trouvèrent amenées par le fameux message du 11 décembre 1829, ce programme d’une révolution déjà consommée dans les intelligences. Le message hollandais fulminé contre la presse proclamait les droits de la souveraineté royale dans un esprit analogue à celui du préambule des ordonnances de juillet, et révélait une doctrine qui ne pouvait manquer de se produire, à mesure que les obstacles grandiraient sous les pas du pouvoir.

Nous ne nous proposons pas de retracer les griefs connus, sur lesquels les défenseurs de la révolution belge se sont attachés à établir sa légitimité devant l’Europe. Il nous suffit d’être remonté au vice primordial de cet établissement constitutionnel où, selon l’observation d’un homme d’état, anglais, « l’opposition ne comprenait le ministère que le lendemain matin, en lisant ses discours traduits dans les journaux[14]. »

Nous accorderons aux apologistes du royaume des Pays-Bas que beaucoup de griefs ont été exagérés, que plusieurs des chiffres cités dans les documens belges ne sont pas exacts[15], concessions sans importance en face de faits accomplis. Qu’importe, par exemple, qu’il y ait de l’exagération dans la proportion d’un à sept huitièmes environ, établie par les Belges, comme mesure de l’inégale distribution des fonctions publiques entre les sujets des deux parties du royaume ? La très grande majorité des principaux emplois civils, militaires et diplomatiques étaient occupés par les Hollandais, on en tombe d’accord ; on confesse également que peu de Belges traversèrent le ministère, et on n’hésite pas à en donner pour motif une plus grande aptitude politique déjà reconnue par nous, mais que des Belges pouvaient être fort disposés à contester. Plusieurs exceptions pourraient être citées qui viendraient pour la plupart confirmer la règle. Il n’est pas, en effet, de doctrine tellement exclusive qu’elle ne soit disposée à faire des concessions de personnes, quand elles ont pour but d’augmenter sa force sans modifier aucune de ses tendances.

Le gouvernement du roi Guillaume fit beaucoup pour l’agriculture, il voulut faire beaucoup aussi pour l’industrie. Plusieurs canaux importans furent ouverts ; d’autres, tel que celui de la Sambre, destiné à vivifier les parties les plus incultes du Luxembourg, étaient, en 1830, en cours d’exécution ; un plus grand nombre étaient en projet. Ce fut dans les intérêts matériels que ce prince chercha sa force, il espéra vaincre le patriotisme belge par le cosmopolitisme industriel. Un ministre habile tenta aussi de nationaliser la restauration française par la bourse et par la banque, et de tourner la question politique en grandissant l’importance de la question financière. M. de Villèle tomba devant les électeurs, et le million-Merlin n’empêcha pas les progrès du parti unioniste. C’est que les intérêts matériels, très puissans auprès des individus, ne sont d’aucun poids auprès des peuples, tant que les intérêts moraux ne sont pas garantis. Or ceux-ci étaient menacés en Belgique, moins gravement peut-être qu’on n’affectait de le dire, mais d’une manière plus sérieuse que le pouvoir ne consentait à l’avouer.

Il était difficile d’admettre, avec les bons curés des Flandres, qu’il existât chez le roi Guillaume un plan bien arrêté de convertir au protestantisme la terre la plus catholique de l’univers ; mais il était impossible de ne pas voir, dans les actes du gouvernement hollandais, l’intention d’abaisser un clergé aussi national que celui d’Irlande et de Bretagne, de lui enlever graduellement sa vie populaire. Un acte plus grave que les tracasseries des premières années, la création du collége philosophique, vint, d’ailleurs, permettre tous les soupçons, autoriser les alarmes de toutes les consciences[16]. En vain les apologistes du gouvernement hollandais diraient-ils que, sur les résistances du clergé, cette mesure fut enfin révoquée dans ce qu’elle avait d’impératif[17], qu’un concordat avec Rome redressa plus tard les griefs principaux de cette religieuse population[18]. Qu’importe, si chaque tentative du pouvoir indiquait sa pensée secrète, et chaque redressement nouveau l’irrésistible force de l’opinion publique ? C’était montrer en même temps de mauvaises intentions et de l’impuissance.

Si durant le cours de cette union mal assortie les réclamations des Belges furent presque toujours légitimes, hâtons-nous d’ajouter que les efforts des Hollandais, pour maintenir une prépondérance antérieure, ne l’étaient peut-être pas moins. Lorsque le gouvernement des Pays-Bas supprima, par exemple, le jury et la procédure française, il blessa les mœurs et les idées de la Belgique ; mais imposer ces formes à l’universalité du royaume, n’eût-ce pas été violer toutes les habitudes de la Hollande, la faire passer sous le joug d’une législation étrangère ?

Les raisons officielles ne manquaient jamais, d’ailleurs, pour justifier les mesures qui causaient la plus vive irritation. S’agissait-il de mesures fiscales impopulaires dans les provinces méridionales, telles que la mouture et l’abattage ? il fallait pourvoir aux dépenses de canalisation et d’établissemens coloniaux, dont la Belgique agricole et manufacturière profitait plus que l’autre partie du royaume. Était-il question de fixer dans le nord le siége des principaux établissemens d’instruction publique et de haute administration ? la Belgique se trouvait par sa situation plus exposée aux agressions étrangères ; il convenait donc d’en écarter les institutions qui, par leur nature et leur importance, exigent une plus complète sécurité. Le système était suivi avec persévérance par un prince d’une haute habileté administrative et financière, par des ministres agens dociles et dévoués de la volonté royale. La prospérité publique était grande, le crédit s’élevait appuyé sur une banque dont le roi Guillaume est demeuré l’un des principaux actionnaires[19]. L’administration était bonne, quoique fort chère ; un document authentique l’établit, et la Belgique l’éprouve[20].

Cet édifice s’est abîmé presque sans résistance dans le gouffre sans cesse ouvert sous ses fondemens. L’œuvre de la diplomatie a disparu, presque sans laisser de traces, et l’Europe a compris qu’en présence des bouleversemens qui la menacent, il pouvait être utile à ses intérêts de consulter la nature, de l’aider même à revivre là où elle semblait éteinte.

Nous savons la large part qu’il faut attribuer, dans le mouvement de septembre, à l’influence française et au contre-coup de juillet. Nous ne pensons pas que tous ceux qui arborèrent les couleurs brabançonnes au sortir du théâtre où l’insurrection poussa son premier cri, que ceux même dont les cendres reposent sur la place des Martyrs, au pied du lion belge et de la croix, fussent dévoués de cœur et d’ame à la cause des Egmont, des Anneessens et des Vandernoot. Un grand nombre désiraient la réunion à la France révolutionnée, la plupart s’abandonnaient à l’entraînement de théories d’autant plus puissantes qu’elles sont plus vagues ; mais les révolutions appartiennent moins à ceux qui en sont les instrumens, qu’à ceux qui les acceptent et les consacrent, en dégageant du milieu de leurs confus élémens l’idée-mère qui en fait la force et l’avenir.

Le mouvement de septembre, commencé par un libéralisme cosmopolite, entra promptement dans une voie plus précise et mieux définie. Toutes les forces de la société lui sont venues en aide : le clergé, qui, dans les Flandres et la Campine, bénissait les gardes civiques et poussait les populations en masse aux scrutins électoraux ; la bourgeoisie, qui presque entière a conservé dans ce pays les mœurs religieuses et libres des cités municipales ; les classes lettrées, qui ont fourni à la révolution belge ses négociateurs et ses premiers gouvernans ; la noblesse, accourue du fond des provinces ou de la terre étrangère pour prendre part au péril, et qui, dans Frédéric de Mérode, a donné à la Belgique le premier héros de son indépendance reconquise.

Cette révolution, à l’exemple de celle qui lui servit de signal, a été quelque temps incertaine de son caractère et de ses destinées. Mais bientôt la force prépondérante s’est fait place en écartant tous les élémens incompatibles avec elle. Le premier instigateur du mouvement, M. de Potter, est rentré dans son néant, sans qu’on s’aperçût même de sa disparition. MM. Gendebien et Séron continuent à la chambre une opposition sans importance et sans écho ; et tandis qu’en France la révolution de juillet, se dégageant de l’émeute et de la guerre qui grondèrent sur son berceau, finit par consacrer la souveraineté parlementaire et la prépondérance pacifique de la bourgeoisie, le mouvement belge, après des oscillations analogues, remettait le pouvoir aux mains du parti catholique, le plus vivace représentant de la nationalité.

C’est ce principe de nationalité imprescriptible que les grands pouvoirs de l’Europe ont dû proclamer en lui rendant un tardif hommage, et l’on peut croire que vingt années ne se passeront pas sans que de grands évènemens ne les conduisent à chercher le salut du monde dans une autre application du même dogme, et sans que le mémorable précédent de la conférence de Londres ne soit invoqué dans une plus grande cause.

La Belgique a mission de remettre en honneur, par ses progrès politiques, cette doctrine du droit historique et national dont elle a bénéficié la première. Quant à l’Europe, sa tâche semble terminée : elle l’a remplie aux applaudissemens du monde, avec une consciencieuse entente de la matière qui expie les légèretés de 1815.

Ce n’est que par un étrange renversement de toutes les notions du droit public qu’on a prétendu imposer aux puissances signataires des actes de Vienne l’obligation de maintenir, au profit de la maison d’Orange, un établissement dissout de facto, et dont une tentative de restauration aurait compromis, bien loin de la défendre, la cause européenne. Le but des parties contractantes, en réunissant la Belgique à la Hollande, avait moins été de grandir la famille de Nassau dans la hiérarchie des maisons princières, que d’empêcher la réunion de ce pays à la France. Dès-lors, en proclamant l’indépendance du nouveau royaume, on est resté dans l’esprit, sinon dans la lettre des traités.

L’Europe eût désiré, sans doute, circonscrire la révolution belge dans les plus étroites limites. Elle espéra un instant qu’un redressement de griefs pourrait suffire à rétablir l’harmonie ; elle se rattacha ensuite à l’idée d’une séparation administrative ; elle appuya plus tard l’indépendance sous un Nassau ; enfin, elle dut déclarer solennellement que tout était consommé ; elle rendit la Belgique à elle-même, n’imposant à cette liberté d’autres restrictions que celles commandées par les intérêts d’un ordre supérieur, intérêts de sociabilité générale, que tous les ambassadeurs à Londres avaient reçu mission de protéger. Les hommes de prévoyance se rattachaient d’ailleurs à ces demi-mesures, bien plus comme à des expédiens dilatoires, que comme à des résultats définitifs.

Un prince d’Orange à la tête d’une révolution dont le mobile était la haine de la Hollande eût été une monstruosité dans l’ordre moral. La séparation administrative était une absurdité dans l’ordre politique. Quelles eussent été dans ce cas les limites des provinces méridionales et septentrionales ? Toutes les questions territoriales débattues à Londres n’auraient-elles pas surgi lors de cette fixation, et, pour les résoudre, le roi Guillaume aurait-il joué le rôle de la conférence ? Se figure-t-on un prince, maître Jacques politique, sanctionnant pour les deux parties d’un même royaume les principes les plus opposés : en Hollande, la liberté commerciale ; en Belgique, le système protecteur ; faisant fleurir ici la législation française, ailleurs les coutumes des Provinces-Unies ; élevant des barrières de douanes entre ses deux moitiés d’état, commandant à deux armées, parlant deux langues officielles, s’exprimant le matin en français en qualité de roi de Belgique, le soir en idiome néerlandais comme roi de Hollande ?

Quand la branche aînée des Bourbons disparut dans une tempête qui grossissait depuis quinze ans, nombre d’esprits élevés et de nobles cœurs faisaient aussi des vœux pour que le mouvement populaire, après avoir assuré le triomphe de la Charte et de la liberté, s’arrêtât devant un redressement de griefs, puis devant le front découronné d’un vieillard, enfin devant le berceau d’un enfant. L’Europe partageait ces vœux de conciliation et de paix ; mais elle comprit toutes les impossibilités d’une situation terrible, et peut-être devina-t-elle qu’il serait plus difficile de se faire accepter par une révolution dont on était né l’ennemi que de la contenir lorsqu’on en sort. Sa conduite à Paris traçait d’avance sa conduite à Bruxelles.

Qu’on ne tire pas de conséquences trop absolues de cette similitude établie entre la royauté de la maison de Bourbon en France et celle de la maison d’Orange dans les Pays-Bas. Ces situations n’étaient analogues qu’en ce qu’elles reposaient sur un antagonisme également inconciliable : il suffit, pour en apprécier les différences, de voir ce qu’est aujourd’hui l’orangisme en Belgique. Si l’on dit que l’opinion légitimiste est aussi impuissante en France que l’opinion orangiste peut l’être dans les Pays-Bas, je l’accorderai volontiers, car je ne crois pas plus d’avenir à l’une qu’à l’autre ; mais au moins le parti légitimiste se lie-t-il chez nous à une cause aussi vieille que la monarchie, et a-t-il reçu en d’autres temps le baptême des tribulations. Si les espérances s’éteignent graduellement dans son sein, il lui reste cependant une certaine communauté de sympathies gouvernementales, une autorité d’éducation, de fortune et de moralité, qui lui permet de peser quelque poids dans la balance et de se ménager une transaction honorable. J’ai cherché vainement quelque chose d’analogue en Belgique. On trouve dans ce pays des intérêts orangistes ; il existe des partisans de l’ancien gouvernement dans des rangs très divers de la société, ils sont même en assez grand nombre dans certaines villes ; mais ces élémens n’ont entre eux aucune sorte de cohésion ; ils ne sont liés par aucun engagement de conscience et d’honneur au triomphe de leur cause. Ici ce sont quelques serviteurs des princes déchus qui ont perdu leur position de cour, ailleurs des négocians qui regrettent des débouchés lucratifs, des capitalistes surtout engagés d’intérêts avec le chef de la maison régnante : ces sentimens se traduisent en places et se cotent en doit et avoir. Rencontrez-vous un ennemi de la révolution et de l’indépendance belge ? vous pouvez demander avec quasi-certitude d’obtenir une réponse catégorique, par quel motif d’intérêt cet homme appartient à l’opinion orangiste. Si, en France, quand la vieille monarchie y levait encore des armées, vous aviez interrogé le paysan vendéen, le compagnon de Condé, tombé des voluptés d’une vie somptueuse au métier de soldat à cinq sous par jour, ils auraient rien su vous répondre, sinon que leur sang appartenait de droit à cette cause.

Aujourd’hui que les transactions commerciales ont pris en Belgique une activité inespérée après une aussi grave perturbation, et que les plus beaux noms des Pays-Bas ont fait acte d’adhésion à la jeune royauté belge, le seul lien du parti orangiste est, il faut le dire, la haine du catholicisme et de la France. Ce double sentiment se donne libre carrière dans quelques feuilles que les fonds secrets de la Hollande stipendient peut-être, mais que le roi Guillaume est trop moral pour avouer. Le temps n’est pas éloigné où le parti orangiste ira s’abîmer dans le libéralisme anti-religieux et anti-national, qui repose sur le même fonds d’antipathies, opinion qui se console de son impuissance par le scandale, et dont les organes font trop souvent rougir la pudeur et désespérer de la liberté.

Nous venons de parcourir les siècles, et nous avons partout trouvé, souvent confuse, mais jamais éteinte, une idée méconnue, aspirant à se faire jour. Nous apprécierons bientôt l’établissement constitutionnel du 7 février 1831 ; mais il faut nous rendre compte d’abord de la situation politique et commerciale faite au nouveau royaume de Belgique par le traité du 15 novembre, qui a fixé ses limites et déterminé ses conditions d’existence.


Louis de Carné.

  1. Nous citerons, en preuve d’un respect qui honore la Belgique et que nous pourrions lui emprunter, les sacrifices considérables que fait la régence de Louvain pour la conservation de son hôtel-de-ville, palais de dentelle, qui porte l’imagination du voyageur au sein des merveilles orientales. Chaque année, une somme de 12,000 florins est consacrée sur le budget municipal à sa restauration et à son entretien. Un atelier spécial de sculpture est établi dans l’hôtel, et, par un procédé ingénieux, toutes les figurines sont moulées et reproduites dans toute la vérité du dessin primitif.
  2. Place publique de Gand, célèbre dans l’histoire de cette ville.
  3. Laserna-Santander, Dict. bibl.
  4. Essai historique et politique sur la révolution belge, par M. Nothomb.
  5. L’irritation causée dans tous les Pays-Bas par les stipulations de la Barrière, et surtout par les clauses conçues en termes menaçans pour les libertés publiques, contraignit la cour impériale à envoyer à La Haye le marquis de Prié, ministre plénipotentiaire, qui négocia la modification de plusieurs articles du traité d’Anvers.

    (Mémoires de Neni sur les Pays-Bas autrichiens.)

  6. Précis historique des troubles de Bruxelles en 1718, par P.-F. Verhulst.
  7. Édit du 16 octobre 1786.
  8. Ceci s’applique plus spécialement au comté de Namur, dont la constitution était, du reste, conforme, presqu’en tous points, à celles du Brabant, de la Flandre, du Hainaut, etc. Nous empruntons ces détails, ainsi que ce qui concerne la révolution de 88, à l’ouvrage de M. Borguet, Lettres sur la révolution brabançonne, 2 vol., Bruxelles, 1834.
  9. On verra plus tard, quand nous parlerons de l’organisation provinciale, que cette députation permanente existe encore sous le régime actuel. C’est par elle surtout que l’organisation administrative de la Belgique diffère de la nôtre, et que ce pays possède véritablement un gouvernement provincial et local.
  10. Si l’on veut se rendre compte des principes de droit public, et des vues politiques, commerciales et stratégiques sur lesquels on s’appuya pour réunir les pays conquis à la France, on peut consulter, comme vivant spécimen de l’esprit du temps chez les patriotes français, belges, mayençais, un recueil de dissertations, publié en l’an iv par George Boëhmer, député à la convention rhéno-germanique, sous le titre : La rive gauche du Rhin, limite de la république. Cet ouvrage, rare aujourd’hui, mérite toute l’attention du publiciste.
  11. « L’acte le plus important que la politique ait encore conçu et exécuté pour le bien général de l’Europe, est certainement la réunion de la Belgique et de la Hollande. Toutes les convenances nationales appellent les Belges et les Hollandais à s’unir. »

    (M. de Fradt. Congrès de Vienne, chap. viii.)

  12. Essai sur la révolution belge, par M. Nothomb, ch. ier.

    Je dois déclarer ici que l’auteur de ce bel ouvrage peut, à bon droit, réclamer la priorité de beaucoup d’idées développées dans ce travail. Mes vues concordaient trop souvent avec celles du savant secrétaire-général des affaires étrangères, pour que je ne m’en inspirasse pas. Après avoir pris une part importante à la lutte parlementaire et aux transactions diplomatiques, qui n’ont pas été stériles pour sa patrie, M. Nothomb a élevé à la révolution belge un monument qui honore son pays et lui-même. Ce livre est écrit avec une raison sévère et une tempérance de style qui n’exclut pas la chaleur. C’est le premier et jusqu’ici, on doit le dire, le seul produit de cette nationalité éclectique, dont l’écrivain a ingénieusement formulé les conditions.

  13. Du royaume des Pays-Bas, par M. le baron de Keversberg ; 3 vol. La Haye. Ce qui concerne l’adoption subreptice de la loi fondamentale avait été signalé à la France, plusieurs années avant la révolution des Pays-Bas, par M. le baron d’Eckstein, dans une brochure importante sur la situation de ce pays, qui pouvait faire pressentir la catastrophe en expliquant ses causes multiples.
  14. Lord John Russel’s letters on foreign politics.
  15. M. Le baron de Keversberg. Pièces justificatives ; tom. iii.
  16. Arrêté du 14 juin 1825. Un autre arrêté du même jour prescrivait la clôture de toutes les écoles, colléges ou athénées qui n’obtiendraient pas l’autorisation ministérielle. Les meilleurs établissemens d’instruction publique tombèrent sous le coup de cette interdiction. La plupart des familles riches envoyèrent leurs enfans en France ou en Suisse ; et, pour prévenir cette émigration, le ministère fut conduit, contrairement à la loi fondamentale, à déclarer inhabile aux emplois publics tout sujet des Pays-Bas qui aurait fait ses études à l’étranger.
  17. Arrêté du 29 juin 1829, qui rendait facultatives, pour les élèves en théologie, les études du collége philosophique de Louvain.
  18. Concordat du 18 juin 1827.
  19. Ce prince était intéressé dans l’établissement pour les 18/24 des actions à peu près.
  20. La conférence de Londres a fixé, sur des bases certaines, à 10,100,000 florins de rente annuelle, dont moitié à la charge de la Belgique, l’intérêt de la dette contractée par le royaume-uni des Pays-Bas depuis sa fondation jusqu’à la dissolution de la communauté. C’est un capital de près de 500,000,000 de francs, consommé en quinze ans de paix, sans invasion, sans expédition d’Espagne et de Morée, sans indemnité des émigrés, etc. S’il s’est fait beaucoup de choses dans ce pays, on voit donc que ce n’est pas d’une manière économique. Le principal mobile de la prospérité des Pays-Bas a été la Société générale pour favoriser l’industrie. Le sort de ce grand établissement, création personnelle du roi Guillaume, n’est pas encore fixé dans ses rapports avec l’état, dont il était le banquier et le trésorier-général.