La Belle France/8

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Stock (p. 224-241).


VIII


Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres.
La Boétie.


Les unités nationales, disait récemment Vandervelde, sont nécessaires pour arriver à l’unité internationale. Rien n’est plus vrai. Mais sur quelle base constituer les unités nationales ? Il n’y en a qu’une seule possible : la terre. C’est une chose, naturellement, dont les socialistes « scientifiques » ne se doutent pas. Pour eux, ce qui est indispensable, ce n’est pas la reprise du sol, c’est la conquête des pouvoirs publics. Je crois inutile d’insister ; et de passer en revue les formules sacrées, rossignols rongés de toutes les rouilles de la sottise, qui doivent ouvrir à l’humanité les portes du paradis collectiviste. La terrible omnipotence du capital, la guerre au Système capitaliste, la lutte des classes, l’union nécessaire, etc., sont des thèmes suffisants aux déclamations des Va-de-la-Langue qui rêvent de pousser l’humanité, dûment matriculée et embrigadée, vers le bagne du Bonheur forcé. Les plus forts ténors se permettent de temps en temps d’entonner le grand air de la Justice, qui attire les foules et les fait baver d’admiration.

Les foules ont tort d’admirer la Justice, et d’y croire. La Justice est vaine. C’est, au mieux, le correctif, le palliatif hypocrite de l’Inégalité ; par conséquent, elle maintient — et peut-être crée — l’Inégalité, qui est la source et la somme de toutes les injustices. Elle donne à l’Inégalité la base la plus terrible et la plus sotte : le mépris ; cela, en établissant un hideux simulacre d’Égalité sur la Peine, le Châtiment. Elle n’a jamais poussé l’homme qu’à la servitude ; elle ne peut être qu’un appeau dans les mains des tyrans. Elle considère, discute, calcule, tient compte, pèse, classifie, hiérarchise. C’est une ordure. Plus elle s’humanise, devient ouverte, intelligente, plus elle diminue, s’abaisse, s’enlise et disparaît dans une fondrière d’imbécillité. C’est une ânerie. La Justice, c’est l’ignoble, pédantesque et cruelle contrefaçon d’une chose très simple et très haute : l’Hygiène.

On ne saurait trop répéter que ce qu’on appelle le Système capitaliste n’est pas un système ; mais simplement un échafaudage branlant de matériaux hétéroclites, auquel servent d’assise les gravats des vieux systèmes démolis et qu’étayent les croix du christianisme, ces arcs-boutants de toutes les infamies. Il n’y a pas plus de système capitaliste qu’il n’y a, à proprement parler, de parti socialiste ; un parti ne pouvant exister que pour l’action, et par des actes ; tout groupement, quelle que soit son importance, qui n’agit pas et qui ne prend pas l’offensive, est un troupeau, un ramassis, quelque chose comme ça, mais pas un parti. Le système capitaliste se laisse vivre ; le parti socialiste se laisse vivre. Ils se laissent donc vivre réciproquement ; voilà toute la situation. Le conflit entre la bourgeoisie et le socialisme à formules se résume en un semblant de lutte entre des gens qui ont fini de comprendre et d’autres qui ne comprennent pas encore. Du chiqué. Le Socialisme « scientifique » n’a rien fait, ne fait rien, ne fera rien. Il serait temps que les sans-culottes, s’il en reste et s’ils ne se sont pas encore taillé des pantalons dans le linceul des grands principes, jettent pour de bon le caleçon aux amateurs de la bourgeoisie. La lutte entre le Tiers-État et le Quatrième-État n’est pas une lutte à mains plates ; c’est un concours de pieds-plats. « Il n’y a rien dans l’utopie socialiste qui ne se retrouve dans la routine propriétaire, » dit Proudhon. Les chefs du socialisme sont des propriétaires. Ils sont propriétaires de leur doctrine, et vivent dessus comme un bourgeois sur ses rentes et sur ses terres. C’est un capital, leurs théories et leurs formules. Et pour ce capital qui les fait vivre, ils exigent le respect des pauvres. C’est inouï. Autrefois, on donnait au peuple le conseil de se méfier des individus. Aujourd’hui, les individus ont disparu ; et il n’y a plus que des barbes ; et c’est des formules idiotes qui tombent de ces barbes-là, que le peuple doit se méfier. Il faudra tout de même qu’on coupe ça un de ces jours, barbes et formules, et les têtes avec, par la même occase.

Toutes les caractéristiques de petitesse, d’indécision, de cauteleuse prudence et de lâcheté qui distinguent l’esprit des classes dirigeantes, se manifestent, en des proportions qui défient l’exagération, dans l’esprit scrofuleux du Socialisme à formules poilues. Il faut avoir le courage de l’avouer : ce socialisme a été, et est encore, l’un des meilleurs soutiens du régime actuel. C’est, par le fait, une Église qui s’occupe beaucoup, comme l’autre, d’une vie future ; et dont les pontifes, laissant planer un majestueux sourire de dédain sur les misères d’aujourd’hui, désignent, de leur main moite, le mensonge des horizons. « Ce n’est que faute de savoir bien connaître et étudier le présent, dit Pascal, qu’on fait l’entendu pour l’avenir. »

Ce Socialisme pseudo-scientifique, qui n’est qu’une misérable affaire, a su grouper les mécontents, les énerver de promesses vagues et d’espoirs ridicules et leur enlever jusqu’à la volonté d’agir. Il a été, en France, aussi funeste à la Révolution qu’à la France elle-même. Il n’a rien produit jusqu’ici ; il ne produira jamais rien. « Le Socialisme, déclarait dernièrement un journal réactionnaire, c’est la haine. » Il faudrait que cela fût vrai ; cela n’est pas vrai, malheureusement.

Le Socialisme n’est pas la haine ; c’est la discussion, c’est le bavardage, c’est le compromis, c’est la temporisation ; c’est tout ce qu’on veut ; c’est tout ce que veut la bourgeoisie. C’est la bourgeoisie, oui, qui fait mouvoir l’épouvantail dont on prétendait lui faire peur. Il ne fallait pas chercher à faire peur à la bourgeoisie, ni discuter avec elle. Il fallait la frapper. Il fallait donner aux déshérités le dégoût et la honte de leur misère ; il fallait, pour développer dans l’homme le respect de soi-même, le débarrasser de son respect imbécile pour toutes les institutions ; il fallait, au lieu de prêcher aux masses un nouvel évangile aussi vain et aussi ridicule que ceux qui le précédèrent, leur faire comprendre ce que c’est que la patrie ; il fallait leur démontrer que la patrie, c’est la terre de la patrie ; et que, pour arriver à la posséder, il faut se résoudre à se délivrer à jamais de toute servitude. Il eût fallu, en un mot, faire du Socialisme un Nationalisme réel.

Tout n’est pas mauvais, mes chers frères, dans l’idée nationaliste. (Il y a toujours quelque chose de bon dans une sottise ; sans quoi, on ne pourrait pas l’exprimer.) Seulement, il faut pousser le Nationalisme jusqu’au bout, jusqu’à sa conclusion logique. La France doit appartenir aux Français, non pas nominalement, mais effectivement. C’est le Nationalisme réel, intégral, qui seul peut conduire à l’Internationalisme. Voilà ce que le Socialisme aurait dû comprendre.



La Loi n’a pas encore formé un grand homme, mais la Liberté a engendré des colosses.
Schiller.


Le Socialisme scientifique, Marxisme, etc., etc., est profondément anti-français. Il est extraordinaire qu’il ait pu s’implanter en France et s’y développer. Le fait qu’il a réussi à y prendre racine et à y vivre, constitue une preuve, la meilleure peut-être, de la décomposition morale de la France, de son impuissance à faire jaillir d’elle-même l’énergie qui doit la sauver.

Le Socialisme s’est constitué en parti, en religion ; a codifié ses formules, promulgué son évangile. Il a placé sur le lit de Procuste le matelas de théories filandreuses cardé par Marx, et invite l’humanité à s’y étendre. Les Socialistes scientifiques, pleins d’eux-mêmes et le nez collé aux pages moisies du Capital, s’étonnent que l’humanité ne réponde point à leur appel et ne se hâte point, au sortir du régiment, de s’engouffrer dans leur caserne. Leur science… cochonne de science ! Autant, n’est-ce pas ? n’en pas parler. Leurs théories ne méritent pas la discussion. Leurs pontifes sont au-dessous de l’insulte. On ne peut cependant s’empêcher de considérer comme monstrueux, dans ce pays de France qui vit éclore, et qui voit éclore tous les jours, tant d’idées hautes et simples, l’accaparement d’une partie de l’intelligence populaire par les doctrines du collectivisme. Ces doctrines ne sont pas seulement imbéciles ; elles sont infâmes. Si elles étaient réalisables, elles mèneraient directement, ainsi que l’a démontré Herbert Spencer, à une nouvelle forme d’esclavage, plus hideuse que toutes celles qui firent jusqu’ici gémir l’humanité. En réalité, elles sont trop ineptes pour mener jamais à rien, sinon à l’abrutissement d’une partie de la population, à la constitution de troupeaux veules et d’esprit obtus, qui n’ont en fait d’idée que la seule croyance irraisonnée dans des réformes dérisoires et dont l’unique souci est le respect maladif de la légalité. L’enrégimentation, disent les papes barbus du socialisme, peut seule conduire le prolétariat à la conquête des pouvoirs publics. Il se trouve des prolétaires français pour croire à cette sottise, pour élire des députés, malheureux fantoches ligottés dans des programmes ridicules et plastronnés de démissions en blanc, qui doivent procéder à cette conquête ; des comités surveillent jalousement ces députés-conquérants dont les conquêtes ne se font encore remarquer que par leur absence. Les prolétaires embrigadés, cependant, sont pleins d’espoir ; convaincus que le vrai ressort des gouvernements se trouve dans les assemblées parlantes. Les évidences les plus claires ne peuvent les détromper. Ils admettent bien que l’œuvre des parlements, jusqu’à présent, n’est pas considérable ; mais ils pensent que c’est parce qu’ils avaient la guigne ; et que ça va passer, un de ces jours. En attendant, ils obéissent au mot d’ordre des pontifes, qui leur conseillent la discipline ; ils croient au groupement, au syndicat, aux organisations compactes qui seules peuvent lutter, pensent-ils, contre l’organisation capitaliste. Ils ne se doutent même pas que ces groupements ne servent qu’à donner la preuve du manque d’initiative et de l’apathie populaires ; et que la coalition capitaliste n’existe que grâce à la foi des déshérités dans les théories abêtissantes, et à leur lâcheté.

Il y a lâcheté, en effet, à croire à l’efficacité des réformes. Le mal ne pouvant s’isoler, tous les foyers d’infection communiquant dans la pourriture sociale, toute réforme est impossible. La Société ne peut pas être réformée, mais simplement détruite. Voilà un diagnostic que l’autopsie, j’espère, confirmera avant peu.

Les Socialistes, en dépit de tout, croient à la possibilité des réformes. Et, pour leur faire plaisir, on peut avouer que les réformes sont possibles. La prostitution, qui met un frein à l’excès des passions sexuelles, est une réforme ; l’arbitrage qui, en fait, oblige le pauvre à vendre son travail à un prix que détermine le riche, est une réforme ; le service militaire obligatoire et la loi relégation, qui débarrassent le marché ouvrier des bras qui l’encombrent, sont des réformes. L’alcoolisme aussi est une réforme, et une belle ; car, ainsi que le disait récemment un ministre, il donne au travailleur l’illusion des forces dont il a besoin. Comme, sur trente-sept millions de Français, il y a au moins quatre millions d’alcooliques, on peut dire que les travailleurs ont beaucoup d’illusions, dans la Belle France.

L’impôt sur le revenu, dont on parle tant, et qui viendra bien un jour ou l’autre, sera aussi une réforme ; les malheureux verront ce qu’elle leur coûtera. Ils se rendront compte, avec un étonnement peut-être mélangé d’amertume, que l’impôt sur le revenu pèse exclusivement sur tous ceux qui n’ont pas de revenus. Ils pourront, il est vrai, trouver une consolation dans la pensée que le gouvernement fait pour le mieux, et qu’il s’inspire des doctrines du socialisme. C’est, d’ailleurs, ce qu’il fait déjà aujourd’hui, avec une intrépidité qu’on ne saurait trop louer. Dernièrement un ministre osait déclarer sans trembler que « le travail doit posséder et le capital travailler. » Et des faits, au moins des promesses, venaient appuyer cette audacieuse affirmation. On s’engageait à permettre aux syndicats d’acquérir et de posséder ; de sorte que, dans un avenir prochain, les syndicats et groupements pourront cesser d’être une menace au patronat et deviendront des tampons entre la richesse et l’immense masse des déshérités. Voilà encore une façon de conquérir les pouvoirs publics, et de comprendre la lutte des classes.

La lutte des classes est un des dogmes fondamentaux du socialisme. Pourquoi les classes doivent être en lutte, c’est ce que personne ne pourrait dire ; mais il ne faut pas discuter les dogmes. On ne pourrait pas dire davantage pourquoi il y aurait un parti socialiste ; pourquoi il y aurait, en face des différents partis des riches, d’autre parti que celui de tous les opprimés ; et pourquoi, même, ces opprimés, jusqu’au moment au moins où ils pourront agir, formeraient un parti. Il est probable qu’un parti exclusif, dogmatique, autoritaire, est nécessaire à la vanité risible et à l’ambition creuse des ouvriers sans honte et des bourgeois honteux qui se sont donné la mission d’émasculer les pauvres et de museler la misère. Ces méprisables pontifes de la plus méprisable des religions semblent quelquefois las, pourtant, de prêcher le calme, la patience, le respect de la légalité ; ils ont l’air d’être fatigués de la guerre sournoise et sans merci qu’ils font à l’individualité et aux idées libertaires ; ils paraissent avoir honte de leur inaction honteuse. Alors, ils proposent au prolétariat organisé un plan de campagne, dont les résultats, assurent-ils, seront merveilleux ; ils lui parlent d’alliances nécessaires ; d’alliances avec des gens très forts, dont le concours momentané est indispensable, et dont on se débarrassera per fas et nefas lorsqu’on se sera servi de leur échine et de leurs épaules pour se hisser au pouvoir. Il faut rendre aux pontifes du collectivisme français la justice d’avouer que, même dans l’exposé de ces regrettables divagations, ils n’inventent rien. Les malheureux sont, hélas ! hors d’état d’inventer. C’est ainsi que Jaurès, dernièrement, présentait, en la déformant, la thèse soutenue naguère, non sans un talent qui fait défaut au phraseur français, par un Allemand que son séjour en Angleterre, au milieu d’un peuple qu’il ne peut parvenir à comprendre, a perverti intellectuellement.

L’alliance du Socialisme allemand avec les partis libéraux, que préconisait Bernstein pouvait avoir sa raison d’être en Allemagne, c’est-à-dire dans un pays qui est loin d’avoir atteint son développement géographique complet, et où le pouvoir central est très fort. Certainement elle serait légèrement impolitique, ainsi que l’a démontré Kautzky, qui ne se fait sûrement aucune illusion sur la valeur des théories marxistes, mais qui sait qu’elles sont nécessaires, étant donné le caractère allemand, à la cohésion du parti social-démocrate ; cependant, en dépit de tout, et en faisant la part de l’influence mauvaise exercée par l’Angleterre sur l’esprit de Bernstein comme autrefois sur l’esprit de Marx, l’idée d’une pareille alliance pouvait à la rigueur se défendre. Mais, appliquée à la France, elle devient une lamentable absurdité. Jaurès, qui ne s’en aperçoit même pas, parle sans sourciller d’évolution nécessaire du Socialisme ; déclare qu’il ne craint pas pour le parti socialiste des coopérations avec d’autres partis de la classe bourgeoise ; émet pompeusement cette lapalissade : que s’abstenir, c’est nécessairement ne pas agir ; affirme que les syndicats ne peuvent se développer sans se mêler au mouvement capitaliste ; prétend que ces coopérations et ces contacts sont déjà une prise de possession ; prêche le calme, l’union et la fraternité.

Ce bourgeois parle à son auditoire, pourri d’idées et de sentiments bourgeois, le langage bourgeois que seul il peut comprendre. C’est imbécile et misérable. Si la rénovation sociale ne doit être qu’une comédie, si elle doit consister dans le remplacement du Tiers-État par le Quatrième-État, si les grandes masses de la population doivent toujours être sacrifiées à l’étroit égoïsme d’une caste, autant que cette rénovation ne s’accomplisse jamais. Autant la dictature de Prudhomme, avec son parapluie ou avec son sabre, que la dictature de Guesde avec sa barbe ou celle de Jaurès avec sa bave.

Il est certain que, parmi les adhérents du parti socialiste, il y a des milliers d’hommes de cœur qui rejetteraient avec indignation l’idée d’une révolution qui ne serait pas accomplie au profit de tous les malheureux, quels qu’ils soient et d’où qu’ils viennent, et que n’ont pu arriver à corrompre les prédications contemptibles des théoriciens socialistes. Ceux-là comprennent, ou au moins comprendront, lorsque le moment viendra, que ce n’est pas en haut, chez les figurants du Libéralisme, que le Socialisme doit chercher ses alliés ; mais que c’est en bas, dans les couches profondes du peuple, qu’il doit les trouver. Ils comprendront que tous les groupements, comités et syndicats ne sont que des entreprises de duperie et de captation ; que tous les hommes sont solidaires ; que tous les partis ne peuvent mener qu’à la tyrannie du sabre à travers la tyrannie du larynx ; que toutes les estampilles sont honteuses et néfastes ; et que la révolution, sous peine d’échouer misérablement comme ses devancières, ne peut être exclusive, ne peut rejeter personne. Et rejeter qui ? Quels seraient les aristocrates qui excommunieraient les parias ? Quand un voleur est pris, je crois, on le condamne à devenir un ouvrier. Après la peine de mort, le châtiment le plus terrible s’appelle les travaux forcés. Le travail n’avilit peut-être pas ; mais il ne confère ni noblesse, ni supériorité.

Les papes du socialisme à système font preuve d’un exclusivisme forcené. Ce sont des honnêtes gens. Ils aspirent à devenir plus honnêtes encore. Avant-hier ils se permettaient d’attaquer la propriété à la sourdine ; hier, ils parlaient d’expropriation avec indemnité ; aujourd’hui, ils jettent l’anathème à ceux qui osent prétendre que le parti socialiste ait jamais songé à porter atteinte à la propriété. Ils ont fondé, sous le nom de Comité Général, une sorte de Saint-Office, dont je préfère ne pas parler ici. Je ne saurais exprimer suffisamment mon dégoût pour les théories du socialisme, ni dire à quel point j’en méprise les pontifes. La Liberté ne les engendra point, certainement ; c’est la Loi qui les a formés. Ils croient à l’existence des lois ; vénèrent les lois ; exaltent la loi ; proclament la loi (d’airain) ; aspirent à faire la loi… Je ne vénère pas la Loi ; je crois qu’il n’y a pas de lois ; je crois qu’il y a des modes. Au fond, les pontifes du socialisme à formules sont trop avancés pour moi. Je suis un retardataire. J’en suis encore à la Physiocratie et au Tribun du Peuple.



Il n’y a pas d’autre richesse que la vie.
Ruskin.


Je crois que la seule raison d’être de l’État, comme le disait Babeuf, serait de défendre, de maintenir l’égalité. Je crois aussi que l’égalité est nécessaire à la vie d’une nation, à son existence réelle et complète. Je vois que le rôle de l’État, jusqu’à présent, est de maintenir l’inégalité, à tout prix.

Les socialistes « scientifiques » qui discutent, à la suite des économistes et aussi bêtement qu’eux, de la rente, du profit, de la richesse et d’un tas d’autres choses auxquelles ils ne comprendront jamais rien, ne voient dans la condition sociale actuelle qu’une réforme à effectuer : la répartition du capital ; et qu’un moyen d’y parvenir : la prise de possession légale du parlement. Ils refusent de s’apercevoir que le vrai ressort du gouvernement se trouve, non pas dans les assemblées, mais dans le machinisme exécutif (administratif, militaire, etc.) qui constitue le seul pouvoir ; que ce pouvoir se distribue de la même façon dont se distribue la richesse ; et que sa distribution est la cause de la distribution de la richesse. Ils soupçonnent moins encore que cette richesse n’est qu’une richesse factice, artificielle, dont la valeur nominale doit disparaître avec l’ordre social qui l’engendra. La phrase de Ruskin, que je cite plus haut, fera beaucoup rire ces êtres supérieurs. La richesse qui est la Vie leur est parfaitement inconnue ; et pour cause.

Le Socialisme « scientifique » se pique de ne s’occuper que des questions économiques, qu’il suppose résumées, d’après le système de Karl Marx, en l’unique question du Capital. (Le capital étant, bien entendu, tout ce qu’on veut, excepté la terre ; et justement parce qu’il ne peut pas y avoir d’autre capital que la terre.) Le Socialisme « scientifique » décline résolument d’envisager deux côtés du problème social : le côté moral et le côté politique. S’il daignait considérer ces deux questions, il lui faudrait s’inquiéter du rôle de l’État ; et qu’est-ce que c’est que le rôle de l’État à côté du rôle du capital ? Rien du tout. C’est une belle chose que la science. Il est nécessaire d’ajouter ici que les imbéciles à bonnes intentions sont les plus lugubres et les plus misérables des imbéciles.

Si, au lieu de se claquemurer dans les dogmes d’une science de pacotille avec le fanatisme de l’ignorance incurable, les Socialistes avaient cherché à savoir ce que c’est en réalité que le capital, ils se seraient rendu compte de la raison d’être actuelle de l’État ; ils auraient été amenés à comprendre qu’il n’y a pas d’autre richesse que la vie ; que, par conséquent, les dogmes et les formules sont de misérables choses, dont l’effet est de diminuer la diversité de cette richesse ; richesse dont la nature place la source dans l’homme et que toute règle est impuissante à produire ; ils auraient compris que, pour la vie de l’individu et celle de la nation, la liberté et l’égalité sont indispensables. Ils auraient compris que toutes les questions économiques se résument dans la question du seul capital, c’est-à-dire, de la terre ; et que, pour tout dire d’un mot, toute la question économique est simplement la question patriotique.

Ils auraient, alors, cessé tout rapport avec les régimes existants ; ils n’auraient pas parlé de conquérir les pouvoirs publics, mais auraient essayé de les détruire, puisque leur seul rôle est d’empêcher l’expansion de la vie, de l’appauvrir, de la supprimer. Ils auraient senti que c’était par là qu’il fallait commencer ; car la vie, la joie pleine de l’existence, ne doit point être un résultat, mais une cause, une base ; point un but à atteindre, mais une nécessité primordiale. Ils auraient compris qu’une politique leur était nécessaire, et ils s’en seraient créé une.

On sait que Guesde et ses complices affirment sans se lasser, du haut de leur compétence hirsute, l’incompatibilité absolue du socialisme et de la politique. Les anarchistes, en recommandant l’abstention, inaugureraient une politique. On n’ignore pas avec quelle férocité fielleuse les crapules du pontificat socialiste les dénoncèrent et les poursuivirent. On n’ignore pas non plus que les propres à rien qui bavardent depuis vingt-cinq ans pour ne rien dire, et surtout pour ne rien faire, sont parfaitement incapables de concevoir une politique qui soit à eux. Ils déclarent, avec des sourires à fendre l’âme, que plus ça va mal, mieux ça va ; qu’ils n’ont rien à attendre des républicains, et pas grand’chose des réactionnaires, mais qu’il convient de les laisser faire les uns et les autres, tout en cherchant à accroître le nombre des élus socialistes qui siègent au Parlement. Et l’on comprend que ces malheureux, pénétrés de leur impuissance, sont obligés de se rendre compte qu’ils ne peuvent rien attendre d’eux-mêmes et confient au hasard la réalisation de leurs théories chimériques.

Il est évident que les gouvernements, qui savent bien que toute leur puissance réside dans leur machinisme exécutif, devaient être enchantés de voir le socialisme à système ne tenir aucun compte de ce machinisme (dans lequel le trouble peut être apporté si facilement) et employer toutes ses forces à pénétrer au parlement, où sa présence ne pouvait les gêner en aucune façon ; en réalité elle pouvait même leur être utile ; et elle l’a été plusieurs fois, particulièrement en France. C’est pourquoi, en somme, les gouvernements n’ont montré aucune rigueur contre le Socialisme « scientifique » ; ils ne l’ont persécuté que de temps en temps, légèrement, et simplement pour la forme, pour faire croire qu’ils le redoutaient. D’un autre côté, il faut remarquer que le Socialisme « scientifique », afin de revêtir d’un semblant de réalité son existence fantomatique, a absolument besoin de la permanence de l’État ; ce sont seulement ses discussions et ses compromis avec le pouvoir exécutif, discussions vaines et compromis de néant, qui lui ont donné corps jusqu’ici. Il ne pourrait diriger son effort contre le machinisme exécutif, attaquer l’État, sans qu’apparût immédiatement le caractère illusoire de ses doctrines et l’inanité absolue de sa prétendue puissance. Il doit donc se contenter d’un semblant de lutte, d’un perpétuel simulacre d’action. En raison de son manque d’intelligence et de courage, le Socialisme « scientifique » n’exerce qu’une influence misérable sur le sort des déshérités français ; il n’affecte que d’une façon dérisoire la situation générale de la France.

Il est certain que c’est seulement par l’énergique effort des grandes masses du peuple que la France peut sortir de la terrible position dans laquelle elle se trouve. Les masses ne peuvent agir efficacement que si elles savent se forger, de toutes pièces, une politique qui soit comme l’éperon du grand navire qui porte les opprimés d’aujourd’hui sur le séculaire océan de la douleur humaine. On pourra alors tourner vers l’ennemi la proue du vaisseau où flotte le pavillon noir ; et peut-être qu’on lui ouvrira d’un seul coup son ventre cuirassé d’or, à l’ennemi ; et qu’on enverra aux requins, ses frères, tout son équipage de filous. Les masses doivent avoir une politique à elles ; une politique très simple, très logique, et très intolérante. C’est une telle politique, seule, qui fera triompher leurs revendications.

Le mouvement de 1848 échoua parce qu’il avait subordonné les questions politiques aux questions sociales ; il ne sut pas voir que toute rénovation économique doit avoir pour base la liberté individuelle, qui doit être basée elle-même sur une assise matérielle, tangible ; les souvenirs déformés de la Révolution française, qu’il supposait à tort avoir donné l’essor à la liberté politique, l’égarèrent ; il ne comprit pas que, pour transformer l’ordre social, il faut d’abord mettre la main sur le machinisme de l’État. Karl Marx, véritable enfant de 1848, et mentalement perverti par son séjour dans un pays, l’Angleterre, dont les conditions étaient et sont encore en contradiction avec celles des nations continentales, commit la même erreur. Les Socialistes « scientifiques » érigèrent cette erreur en doctrine, l’aggravèrent de tous les commentaires que put suggérer leur sottise ; la prêchèrent.

Les masses doivent s’affranchir des systèmes, des théories, des doctrines, des formules ; elles doivent refuser de croire aux panacées légales, aux imbécillités scientifiques et aux expédients. Elles doivent avoir une politique, une politique qui soit à elles ; et à elles seules. Une politique qui n’ait rien à voir, absolument rien, avec la politique de quelque parti que ce soit. La politique de tous les partis qui ne sont pas le parti des pauvres, n’a qu’un but : l’exploitation des pauvres. S’allier avec un ou plusieurs de ces partis, équivaut donc pour les déshérités à ceci : aider les exploiteurs dans leur œuvre de spoliation. La politique des pauvres ne doit avoir qu’un but : le refus de se laisser exploiter. On exploite les pauvres de bien des façons ; on les exploite, surtout, par l’impôt ; on pourrait même dire que c’est toujours dans l’impôt que l’exploitation trouve sa formule définitive. Les pauvres ne feraient donc pas mal de s’occuper un peu de l’impôt ; de constater, très sérieusement, que la base sur laquelle il est établi n’est point juste, c’est-à-dire point sensée ; qu’il est urgent de trouver une base raisonnable de taxation. Les impôts sont, ou directs, ou indirects. S’ils sont indirects, c’est le dernier qui paye, c’est-à-dire le plus pauvre, qui paye tout. S’ils sont directs, s’il y en a plusieurs (et même s’il y a seulement deux impôts directs) ils deviennent immédiatement, dans l’application, indirects ; ils pèsent encore, par conséquent, sur les pauvres. Il faut donc, afin que la taxation trouve une base raisonnable, qu’il y ait un impôt direct, et qu’il n’y en ait qu’un seul ; et il est impossible que cet impôt soit établi sur autre chose que sur la valeur de la terre.

L’idée unique de cet impôt unique, de ce seul impôt raisonnable — équitable, si l’on veut — devrait devenir entre les mains des pauvres l’énorme pic qui battrait en brèche, incessamment, la citadelle des riches. Le prolétariat ne devrait pas perdre son énergie, éparpiller ses forces, à la poursuite de réformes chimériques ; il devrait poursuivre cette transformation complète, simple et logique de l’impôt, avec un entêtement extrême, avec une obstination qui refuse de se laisser détourner de son but. C’est la chose qu’il devrait vouloir, de toutes ses forces, et vouloir seule. En dehors de cette chose, il devrait rester sourd à tous les appels, et indifférent à toutes les provocations. Il devrait faire toute sa politique de cette question — qui contient toutes les questions, — se refuser énergiquement à toute discussion et agir, politiquement, par l’inertie ; se constituer en machine d’obstruction complète. Du jour où les pauvres, exigeant l’égalité effective dans l’impôt, déclineraient de prendre aucune part à la constitution des assemblées parlantes, le rôle réel du pouvoir législatif apparaîtrait ; la comédie jouée par les parlements cesserait d’elle-même ; et le pouvoir exécutif, obligé d’expliquer sa raison d’être, disparaîtrait. Ce n’est, en effet, que grâce aux équivoques et aux hypocrisies derrière lesquelles il se dissimule, que l’État actuel, dont le seul rôle est de maintenir l’inégalité, peut subsister.

L’impôt unique sur la terre mettrait fin à tous les mensonges, à tout l’artificiel de la vie politique présente. Cet impôt, qui frapperait uniquement le sol, fournit le seul moyen de rendre à la terre la liberté qu’elle redonnera à l’homme. La terre donne la vie, qui est la source de toutes les richesses, qui est la seule richesse ; elle s’oppose à ce qu’on gaspille cette richesse, à ce qu’on la déforme, à ce qu’on l’empêche de naître. Quand la terre aura à supporter, sans exceptions, toutes les charges de la nation, la richesse de cette nation, c’est-à-dire la vie même des citoyens, se développera librement et continuellement, sans entraves et sans danger. Or, diminuer les risques de la créature humaine, c’est augmenter les risques de la propriété. L’impôt unique sur la terre conduit immédiatement à la suppression de la propriété individuelle du sol ; si les peuples ont un grain de bon sens, à son remplacement par la propriété communale du sol.

La politique des pauvres, établie sur une telle base, produirait sûrement d’autres résultats que le piteux rabâchage des divagations socialistes. Il est évident que l’État et la meute de privilégiés qui le représentent, l’Église infâme, feraient tout pour empêcher cette politique de porter ses fruits. Les pauvres auraient à se méfier des voleurs. Ils auraient à surveiller avec soin les complications de la politique étrangère, que provoqueraient les riches.

Étant donnée l’idiote politique de la bourgeoisie, étant donné le personnel imbécile qu’elle a à son service, surtout en France, cette surveillance ne serait pas difficile aux pauvres. N’ont-ils pas de leur côté les plus hautes intelligences, les plus grands penseurs, et les plus puissants écrivains ? Comparés à tant de grands hommes que je pourrais nommer et dont les sympathies révolutionnaires ne sont un mystère pour personne, les hommes d’État et les diplomates de la bourgeoisie n’apparaissent-ils pas comme les plus plats et les plus ignorants des drôles ? Les pauvres auraient tout à gagner à s’occuper un peu plus de ce que pensent les hommes qui travaillent pour eux et un peu moins de ce que vomissent les gloires purulentes de la bourgeoisie. Mais si, en dépit de tout, un conflit éclatait, c’est encore politiquement que devraient agir les pauvres. À la première occasion, c’est-à-dire à la première défaite, ils devraient mettre la main sur la partie la plus vulnérable du machinisme de l’État, c’est-à-dire sur l’armée. C’est seulement l’emploi judicieux de la force, au moment propice, qui peut mettre un terme à la division de l’humanité en riches et en pauvres, en êtres qui ont tout et en êtres qui n’ont rien — et qui peut donner à tous les hommes l’assise nécessaire au bonheur qu’ils auront à développer en beauté et en intelligence : une Patrie.

Ce que je dis ici, beaucoup de gens l’ont pensé, le pensent. On a parlé aux pauvres d’économie sociale, de salaires, d’or, de moyens de production ; je crois qu’il vaut mieux leur parler de la nature, de la terre qui non seulement produit des grains et des fruits, mais des fleurs. On a eu tort de ne pas faire apparaître aux pauvres, au lieu de statistiques ridicules et de chiffres qui ne disent rien, l’âme de la nature ; on a eu tort de ne pas la leur faire sentir, contempler en eux-mêmes. La nature leur aurait donné ce qu’ils ne peuvent acquérir nulle part — et l’idée révolutionnaire ne serait pas écrasée entre les sales pages des bouquins pédantesques. On a parlé aux pauvres de la Vérité comme d’une force intangible et toute-puissante, existant par elle-même et à jamais. Il n’y a pas de forces, mais seulement des transformations de la matière. Il arrive que ces transformations se condensent en des vérités qui durent un temps, et forment des levains qui font fermenter les esprits ; et ces esprits, qui sont eux-mêmes des transformations de la matière, n’ont besoin, pour travailler et produire, ni de règles ni de formules, et ne réclament que la satisfaction des appétits physiques, que peut seule assurer aux hommes l’égalité dans la possession de la terre.

Je répète ici ce qu’on a dit avant moi ; ce qu’on va dire, répéter et crier après moi. Ce livre est comme une cloche qui commence à tinter, qui sonne, qui sonnera bientôt à toute volée. Que sonne cette cloche ? Elle sonne le glas. Que sonne-t-elle ? Elle sonne le tocsin. Elle sonne le glas et le tocsin. Elle appelle ceux qui veulent vivre. Elle bafoue ceux qui doivent mourir. Au cercueil ! Aux armes ! Deux lumières seulement peuvent percer la nuit compacte qui s’étend sur la France : les lueurs des cierges, épinglant leur clarté pâle au drap des catafalques ; ou la rose aurore des temps nouveaux, avivée du reflet des torches qui précédèrent sa venue, et firent leur œuvre.