La Bibliothèque royale et les bibliothèques publiques

La bibliothèque libre.
La Bibliothèque royale et les bibliothèques publiques
Revue des Deux Mondes, période initialetome 13 (p. 1045-1067).

LA


BIBLIOTHEQUE ROYALE


ET


LES BIBLIOTHEQUES PUBLIQUES.




I.

L’organisation, le service des bibliothèques publiques, ont été, depuis quinze ans, le sujet de nombreuses études ; le plus important de ces dépôts, la Bibliothèque royale, a soulevé à diverses reprises, dans la presse, à la tribune, de vives polémiques. Plusieurs réformes ont été tentées ; il a paru des ordonnances royales, des circulaires ministérielles ; les chambres ont voté des crédits considérables, et aujourd’hui cette question, que réveillent chaque année les débats sur le budget, est tombée dans le domaine de la discussion publique.

Il faut le reconnaître, ce n’est pas la première fois qu’on se préoccupe vivement en France de la conservation des livres. En parcourant les décrets par lesquels la convention ordonna de rassembler les volumes épars dans les couvens, les châteaux et les palais, on est frappé de la grandeur des vues qui dirigeaient cette assemblée au moment où elle constituait, en quelque sorte, les domaines intellectuels de la nation, et rendait accessibles pour tous des trésors qui, jusque-là, étaient restés le monopole du petit nombre. La guerre et la terreur devaient, malheureusement, paralyser ces desseins dès le principe, et le gouvernement révolutionnaire eut bientôt oublié les livres. Les conquêtes de l’empire, les défiances de la restauration, leur furent peu favorables ; mais, dans ces dernières années, la curiosité, on pourrait dire la pitié qui s’attache à tous les débris, s’est de nouveau tournée vers les catacombes où reposent les frêles monumens de l’intelligence humaine. L’intérêt qu’ils inspirent s’accroît en raison directe de la diffusion des lumières, de la production toujours croissante des livres contemporains, de la destruction lente et sourde des vieux livres. On comprend mieux de jour en jour l’influence qu’exercent les bibliothèques sur le progrès des sciences et des lettres. Aussi a-t-on beaucoup fait depuis quelque temps pour améliorer le service de ces grands dépôts, mais il reste encore beaucoup à faire, et c’est ce que nous espérons prouver sans sortir de l’enceinte de la Bibliothèque royale. Nous n’oublierons jamais que sous la question administrative se cache ici une question littéraire, et qu’on ne peut bien résoudre l’une et l’autre qu’à la condition de ne les point séparer.

Un érudit du XVIe siècle, en traitant ce sujet, eût commencé, sans aucun doute, par disserter sur le roi Cadmus, l’invention de l’écriture et l’alphabet phénicien ; je ne suis point savant more majorum, et j’ai l’ambition d’être moins diffus. J’entrerai donc brusquement en matière, en réservant toutefois quelques prolégomènes pour les bibliothèques et les bibliophiles des vieux temps ; nous allons descendre dans des nécropoles, et l’on peut, sans digression, donner un souvenir aux morts, à des morts glorieux qui sont les contemporains de tous les âges. Leurs noms, qui se lisaient, il y a vingt siècles, sur les papyrus des villas romaines, se lisent encore aujourd’hui sur les in-octavo de la rue Richelieu. Ce n’est pas nous écarter du sujet que de passer par Athènes et par Rome avant d’arriver à Paris.

En suivant l’ordre chronologique, la première place parmi les bibliophiles de l’antiquité, d’après Diodore de Sicile, appartient au roi Osymandias, qui avait bâti dans son palais de Thèbes une vaste bibliothèque, à l’entrée de laquelle il avait placé cette devise philosophique : PHARMACIE DE L’AME. Diodore en donne la description ; mais un Français mieux renseigné sur l’Égypte que les savans de la Grèce antique, Champollion, a restitué ce monument à son véritable fondateur, Rhamsès Sésostris, et, par un de ces bonheurs qui suffiraient seuls à la gloire d’un archéologue, il en a retrouvé les vestiges au milieu des ruines de la ville des rois, vestiges reconnaissables encore à leurs bas-reliefs symboliques, qui offrent d’un côté le dieu des sciences et des arts, Thôth, à la tête d’ibis, et, de l’autre, sa compagne inséparable, la déesse Saf, qu’une légende hiéroglyphique décore du titre de dame des lettres, présidente de la salle des livres. On cite encore avec honneur, sur la vieille terre des Pharaons, Ptolémée-Soter, et, parmi les monarques de l’Orient, Emmène, roi de Pergame. La Grèce eut aussi ses bibliophiles[1], Euripide, Aristote, et surtout Pisistrate, qui ouvrit sa bibliothèque au public athénien. Quant aux Romains, ils ne prirent que fort tard le goût des livres. Occupés de la conquête du monde, ils ne comptaient pas les volumes des vaincus parmi les dépouilles opimes : il leur fallait avant tout ce qu’il faut aux peuples jeunes et forts, du fer et du blé ; mais, quand le monde fut soumis, le nombre des liseurs s’accrut rapidement. Cicéron, qui était arrivé à la fortune et au cumul par la philosophie, avait formé de riches collections dans chacune de ses quatorze maisons de campagne. Lucullus, toujours friand, rassemblait des raretés. César songeait à doter Rome d’une bibliothèque, et ce projet fut réalisé par Auguste, qui fit construire, avec les dépouilles des Dalmates, un monument entouré de portiques, et consacré par Octavie à son fils Marcellus. Au déclin de l’empire, les livres se multiplièrent (c’est un symptôme alarmant dans les décadences) en même temps que la littérature devenait un métier. La plupart des petites villes de l’Italie eurent alors des bibliothèques dotées par les habitans notables ; Pline-le-Jeune, entre autres, donna cent mille sesterces au municipe de Côme, pour fonder une collection publique, et, quoique l’histoire ne le dise pas, on peut croire qu’il compléta ce présent magnifique par quelques exemplaires de ses opuscules.

Quand le christianisme se fut propagé dans l’empire, une ère nouvelle commença pour les livres. Dans le monde antique, c’était un meuble pour l’esprit ; dans le monde chrétien, ce fut un instrument de salut ou de damnation. Les uns y cherchèrent la parole de Satan, les autres l’écho muet de la parole divine. On rassembla les textes sacrés, les écrits des pères, pour trouver la voie qui mène au ciel ; on les propagea comme une aumône spirituelle, et, au Ve siècle, saint Isidore de Péluse, comparant aux accapareurs de blé ceux qui refusaient de prêter les ouvrages des auteurs chrétiens, les déclarait maudits. Les évêques formèrent des collections dont ils dotèrent les églises ; les fondateurs des ordres religieux, psychologues habiles qui connaissaient l’homme et Satan, imposèrent aux moines les travaux du copiste pour engourdir par l’étude les instincts toujours prêts à se révolter, et les moines s’occupèrent à copier sans choisir, très souvent sans comprendre : dignes gens qui prenaient Aristote pour un diacre et Virgile pour un sorcier ; mais ce travail de tous les jours, ce travail puissant de la solitude qui ne s’interrompait jamais, ne laissa pas que d’enfanter des volumes, et les cloîtres, en fait de livres, furent long-temps plus riches que les palais.

Charlemagne avait formé pour son usage deux bibliothèques, l’une à l’île Barbe, l’autre à Aix-la-Chapelle. Toutes deux périrent avec lui, comme l’empire qu’il avait fondé, et il faut attendre jusqu’à Louis IX pour retrouver quelques traces d’une collection royale. Sous Charles V, la librairie du Louvre, dont Gilles Mallet nous a laissé l’inventaire, comptait neuf cent dix volumes. Louis XI, Charles VIII, Louis XII, la portèrent successivement à dix-huit cent quatre-vingt-dix volumes. Jusqu’au règne de Henri IV, ce ne fut pour ainsi dire qu’un cabinet de lecture à l’usage des rois ; nais Henri, plus généreux, permit aux savans, sans s’inquiéter de leurs blasons, de consulter ses livres, et, pour en populariser l’usage, il les fit transporter, en 1595, dans le collége de Clermont, et plus tard dans le couvent des Cordeliers. En 1622, ils sont transférés rue de La Harpe, et Richelieu, qui les protége, en augmente rapidement le chiffre, qui s’élève à 6,088 pour les manuscrits, 10,618 pour les imprimés. Colbert et Louvois ne sont pas moins empressés que le cardinal-ministre. En 1682, Mabillon reçoit la mission de parcourir l’Italie, et jamais mission scientifique ne valut plus d’honneur au ministre qui en conçut l’idée, au savant qui la remplit. En même temps que les seigneurs italiens envoyaient au pieux bénédictin des bouquets par leurs pages, les érudits des monastères, les gardiens des bibliothèques, lui adressaient des volumes, des copies, des indications, et, par le seul ascendant de la science et de la vertu, un pauvre moine au déclin de l’âge rapporta de ses voyages pacifiques plus de trésors que des armées victorieuses.

Vers la même époque, l’orientaliste Petit de la Croix fut chargé d’acheter en Afrique douze cents peaux de maroquin pour relier les livres de la Bibliothèque du roi, et Louis XIV, qui avait pour habitude de faire payer leurs défaites à ses ennemis, Louis XIV, dans ses guerres avec les puissances barbaresques, imposa aux vaincus, parmi les conditions de la paix, la fourniture d’un certain nombre de ces mêmes peaux, qui se voient encore aujourd’hui sur les volumes de la rue de Richelieu. — Dans les premières années du XVIIIe siècle, le dépôt s’accrut si rapidement par les dons des missionnaires, les envois de la compagnie des Indes, l’adjonction des cabinets de Gaignières et de d’Hozier, qu’il fallut chercher un nouveau local. On le transféra, en 1724, dans les bâtimens actuels. En 1737, il fut enfin rendu public, et, sous le règne de Louis XVI, on y comptait 152,868 volumes imprimés.

Malgré les nombreux abus qu’elle tolérait, qu’elle encourageait même, l’ancienne monarchie avait du bon quelquefois, surtout en ce qui touche les lettres, et l’on ne saurait donner trop d’éloges à nos rois pour l’attention sévère qu’ils apportaient dans le choix des hommes chargés de veiller à la conservation des bibliothèques. On ne regardait pas alors l’ordonnance qui conférait les fonctions comme une sorte de sacrement qui conférait en même temps la science, et les bibliothécaires du passé nous ont légué de beaux exemples, que par malheur on ne suit guère. Ainsi, chaque fois qu’on imprimait un ouvrage nouveau de quelque importance, les frères Dupuis envoyaient à l’imprimeur du grand papier, fabriqué à leurs frais, afin d’avoir un exemplaire de choix dont ils faisaient hommage au dépôt confié à leur garde. M. Clément n’était pas moins dévoué, et, s’il eut le malheur de pécher par excès de confiance, de laisser voler, en 1706, une dizaine de manuscrits précieux et quatorze feuillets de la Bible de Charles-le-Chauve, ses regrets furent si profonds, qu’au lieu de l’accuser on le plaignit, car le chagrin, dit un de ses biographes, altéra sa santé, et il traîna toujours depuis une vie languissante. Instruits par l’exemple de M. Clément, M. de Boze et l’abbé Barthélemy exagérèrent les précautions. « Je n’ai jamais, disait ce dernier, montré le cabinet qu’avec une sorte de frayeur. » Cette frayeur était même si grande, que, dans un voyage qu’il fit en Italie, l’auteur du Jeune Anacharsis emporta la clé des collections, qui restèrent deux ans fermées. Sans doute, cette défiance avait de graves inconvéniens, mais du moins, comme compensation, l’aménagement intérieur était admirable, et les visiteurs disaient avec un bibliophile du XVIIIe siècle : « On ne peut rien ajouter au bel ordre et à la distribution de ce bel établissement. » Aujourd’hui, trouve-t-on encore ce bel ordre qu’on admirait autrefois ?


II.

La Bibliothèque du roi, on le sait, est divisée en quatre grandes sections e imprimés, — manuscrits, — estampes, cartes et plans, — médailles. Nous allons, dans notre exploration, suivre pour ainsi dire l’ordre chronologique. Nous visiterons d’abord les médailles, qui nous reportent aux origines de l’histoire ; nous irons chercher ensuite le moyen-âge aux manuscrits, pour passer de là à la partie vraiment encyclopédique, aux imprimés, où viennent se confondre l’antiquité, le moyen-âge et la société moderne.

C’est à François Ier qu’on doit, chez nous, la formation de la plus ancienne collection de médailles. Cette collection, commencée au garde-meuble de la couronne, se composait primitivement d’une vingtaine de pièces d’or, d’une centaine de pièces d’argent, et, tout en laissant au père des lettres la gloire de l’initiative, on peut croire que ce fut là pour lui une fantaisie de luxe plutôt qu’une affaire de science, car il fit incruster ses médailles sur des assiettes et sur des plats, de telle sorte que, dans ce grand siècle de la renaissance, la numismatique au berceau ne fut qu’un appendice de la vaisselle royale. Henri II ajouta à la collection de son père quelques monnaies antiques recueillies par Catherine de Médicis ; Charles IX et Henri IV s’occupèrent également de réunir de nouvelles richesses, nais le cabinet ne commença à prendre une véritable importance que sous Louis XIV. A cette date, il s’augmenta rapidement par des achats, des legs, des voyages. Parmi les explorateurs qui contribuèrent le plus à l’enrichir, on cite Pellerin, l’homme le plus heureux de son siècle en trouvailles numismatiques, et Vaillant, qui poussa le dévouement jusqu’à risquer sa vie en avalant, pour les sauver des Algériens, les plus précieuses des pièces qu’il avait rassemblées dans ses explorations. La science n’y perdit rien, mais le numismate faillit en mourir.

La révolution, par les dépouilles des maisons religieuses, l’empire, par ses conquêtes, ajoutèrent d’importans trésors à ceux que la vieille monarchie avait rassemblés à grands frais ; mais, en 1815, la défaite nous enleva ce que la victoire nous avait donné, et deux fois en moins de cinquante ans, le 26 pluviose an XII et le 5 novembre 1831, des voleurs pénétrèrent dans le cabinet des médailles, et signalèrent leur présence par des soustractions déplorables. Quoi qu’il en soit, la collection est encore, dans son ensemble, la plus riche de l’Europe, car elle se compose de cent quarante mille pièces environ, quatre-vingt mille pour l’antiquité, soixante mille pour les temps modernes. Sous le rapport de l’ordre scientifique, de la surveillance et des soins, les plus exigeans trouveraient difficilement quelque chose à reprendre ; mais il est une mesure que depuis long-temps des hommes spéciaux réclament de tous leurs vœux : nous voulons parler de l’adjonction au dépôt de la Bibliothèque du musée monétaire formé par M. de Sussy à l’hôtel des Monnaies. Dans chacun des deux musées, on trouve des séries incomplètes ; cette adjonction comblerait les lacunes, et elle épargnerait dans les achats plus d’une dépense inutile. Il y aurait aussi profit pour le public, car le musée de la Monnaie est à peu près inaccessible, et, sous le rapport de la direction scientifique, on y trouverait, comme on eût dit au XVUe siècle, bien des choses à rappoincter.

Pour les visiteurs qui n’ont d’autre mobile que la curiosité, et qui se contentent d’admirer les belles choses, les antiques l’emportent sur les médailles ; le cabinet contient même plus que sa désignation ne semblerait promettre. Comme l’antiquité, le moyen-âge et la renaissance y sont représentés par des chefs-d’œuvre également précieux, également bien choisis ; car ce n’est pas seulement le vernis de l’âge, mais le cachet de l’art qu’on exige des objets admis, et il serait à désirer qu’on rencontrât cette discrétion, cette consigne sévère, à la porte de tous les musées. Une somme de 30,000 francs est affectée chaque année aux acquisitions, nais cette somme paraît insuffisante à quelques amateurs passionnés qui prétendent que les Anglais, nos rivaux en toutes choses, nous enlèvent, en vertu du droit d’enchère, nos raretés les plus précieuses, et, pour soutenir la lutte, on demande, comme toujours, une augmentation sur les crédits. On dit encore que, si les dons sont de jour en jour plus rares, c’est qu’on ne fait peut-être point, pour encourager les donateurs, ce qu’il conviendrait de faire, et qu’on est à leur égard indifférent, quelquefois même ingrat. Enfin on demande pour les médailles antiques qu’il soit publié un supplément au catalogue de Mionnet, et un inventaire des objets d’art grecs, romains, du moyen-âge ou de la renaissance, attendu que la description donnée par M. Dumersan laisse à désirer sous plus d’un rapport. On ajoute qu’il est fort difficile d’obtenir communication des acquisitions nouvelles, et que le public, pour en prendre connaissance, est généralement obligé d’attendre que les érudits de l’Institut aient fait leur mémoire. Quelques personnes verraient donc avec plaisir qu’on publiât chaque année un état de situation. A part l’augmentation des crédits, ces observations paraissent fort plausibles aux gens bien informés.

Nous ne nous arrêterons point à décrire le département des manuscrits : un volume suffirait à peine pour raconter avec quelque détail la formation de cette collection inestimable à laquelle chaque peuple et chaque siècle ont fourni leur contingent, et qui compte aujourd’hui quatre-vingt mille volumes environ, et plus d’un million deux cent mille pièces détachées. A côté des documens scientifiques et littéraires, à côté des manuscrits de l’Inde et du Japon, on trouve d’immenses encyclopédies historiques qui effraient et découragent par leur abondance même, et qui nous montrent combien est ridicule et vain le mépris qu’on affiche trop souvent de notre temps pour l’érudition du passé, combien était forte et patiente, auprès de notre science égoïste et hâtive, la science désintéressée de ces hommes qui dépensaient leur vie entière à former des recueils dont nous avons peine à dresser l’inventaire. Il y a là de véritables reliques, des reliques plus orthodoxes que ce cœur apocryphe de saint Louis qui a soulevé, entre nos savans, une de ces guerres pacifiques comme il en éclata un jour entre les barnabites et les carmes pour l’authenticité d’une goutte du lait de la Vierge. On remarque ici les autographes des hommes immortels dont la France s’honore, là des volumes illustrés par leur origine, sanctifiés par leur âge ou les mains qui les ont feuilletés, les livres de prières de Charles-le-Chauve, de saint Louis, de Marie Stuart. Enfin, sur le vélin des missels, des chroniques, s’étale un immense musée de miniatures où les enlumineurs ont prodigué avec l’or toutes les fantaisies de leur pinceau, un musée qui donne souvent, dans un seul in-quarto, un nombre de figures égal à celles qui se voient aux verrières les plus riches de nos cathédrales[2].

Les manuscrits sont partagés en trois grandes sections : 1° manuscrits grecs et latins, 2° manuscrits orientaux, 3° manuscrits français et en langues modernes. Les volumes forment autant de séries particulières qu’il y a de langues différentes, et dans ces séries même on retrouve souvent de nouvelles subdivisions qui pour la plupart ne reposent point sur un ordre logique, mais qui sont uniquement motivées par les dates successives de leur adjonction. La partie antérieure à la seconde moitié du XVIIIe siècle est désignée sous le titre d’ancien fonds ; les collections acquises depuis cette époque forment ce qu’on appelle les supplémens, et dans les supplémens ainsi que dans l’ancien fonds sont intercalées des collections particulières qui portent le nom, soit de leur premier possesseur, soit des maisons monastiques dont elles proviennent.

Les dispositions adoptées jusqu’à ce jour dans le rangement des manuscrits et ces classifications fragmentaires et morcelées ont été l’objet de quelques critiques. On a dit qu’au lieu d’une seule et même collection, on avait vingt collections différentes au milieu desquelles il était impossible de se retrouver, et en conséquence on a demandé que les anciens fonds, les supplémens, les collections particulières, fussent réunis dans un ensemble méthodique ; mais le classement par ordre de matières, qu’il est si désirable d’obtenir pour le département des imprimés, nous paraît avoir ici plus d’un inconvénient, car on ne peut, sous aucun rapport, assimiler le service des manuscrits à celui des livres. En effet, aux manuscrits le personnel est nombreux, le public restreint. Les conservateurs et les employés ont tous une spécialité distincte, la diversité des idiomes ayant de tout temps fait la diversité des emplois. Ils connaissent, par une longue pratique et leurs travaux personnel, tous les détails des collections confiées à leur garde, et la communication, la remise en place des ouvrages, n’offrent aucune difficulté. Les volumes dont se compose l’ancien fonds ont acquis dans l’usage, par les citations et les renvois, une sorte de personnalité qu’on ne pourrait détruire sans de graves inconvéniens, et de grandes difficultés pour les vérifications et les recherches. Afin de répondre à tous les besoins du service, il suffit, nous le pensons, de terminer les inventaires particuliers des divers fonds, et les dépouillemens, très avancés déjà, des collections distinctes, non pas en s’en tenant, comme on l’a fait trop souvent jusqu’ici, à une indication concise jusqu’à devenir inintelligible, mais en distinguant, autant que possible, les pièces inédites de celles qui ont été imprimées, en signalant les variantes les plus notables des divers exemplaires, en coordonnant par des renvois les documens de même nature qui existent dans les autres dépôts de Paris, et même de la province. On ajouterait ensuite aux inventaires des index onomastiques, géographiques, philologiques ; on dresserait pour les manuscrits à vignettes des catalogues descriptifs, et l’on réaliserait ainsi l’une des œuvres les plus utiles que puissent réclamer les véritables intérêts de la science.

Un travail de ce genre ne peut, il est vrai, s’accomplir que lentement, et tout ce qu’il faut demander aujourd’hui, c’est que l’on continue d’imprimer le catalogue commencé par Capperonnier, en publiant d’abord le catalogue des manuscrits français de l’ancien fonds, puis les catalogues partiels des fonds nouveaux qui sont terminés ; car ce n’est que par la publicité, et une.publicité sans limites, que le dépôt des manuscrits peut répondre au but de son institution. Cette publicité, on la doit à la mémoire des savans qui ont consacré leur vie et leur fortune à former tant de collections précieuses, et que l’avidité des plagiaires, qui vivent, comme les chacals, de la substance des morts, dépouille impunément de la gloire qu’ils méritent ; on la doit aux villes qui, dans ces dernières années, ont fait tant de sacrifices pour la conservation de leurs archives, et qui très souvent ignorent que les documens qu’elles regrettent existent parfaitement intacts au dépôt de la rue Richelieu.

En ce qui touche la conservation matérielle, on n’a rien négligé dans ces dernières années. Un grand nombre de feuilles volantes ont été fixées par la brochure ; tous les volumes, toutes les pièces détachées ont reçu l’estampille, et c’est une précaution sage, car il y a, dans plus d’une bibliothèque, des gens qui, à défaut d’autres titres, se sont fait un nom en lacérant des feuillets, en emportant des parchemins et des volumes ; il suffira de rappeler la perte d’un précieux manuscrit de l’ancien fonds, qui contenait quelques poésies inédites de Dante, et l’apparition de l’autographe de Molière dans une vente publique. Le manuscrit ne s’est jamais retrouvé. L’autographe, par une sorte de hasard providentiel, a été heureusement réintégré dans le dépôt ; on a déployé, pour faire rentrer ce précieux document, tout le zèle imaginable, mais peut-être n’a-t-on point cherché suffisamment à savoir comment il était sorti. Il serait bon cependant de démentir, par un exemple sévère, cet axiome à l’usage de certains bibliophiles : Voler un livre, ce n’est pas voler.

Si les voleurs sont à craindre, s’il est difficile, malgré la surveillance la plus active, de prévenir tous les méfaits, les emprunteurs ne sont pas moins redoutables, et la faculté du prêt, qui nous paraît aux imprimés une mesure excellente, si on la renferme dans certaines limites, nous semble déplorable et ruineuse au dépôt des manuscrits. Sans doute, la générosité, même dans les choses intellectuelles, est une rare vertu, et on doit féliciter les conservateurs de la libéralité avec laquelle ils communiquent aux visiteurs les plus obscurs tous les trésors du dépôt ; on doit les féliciter même d’avoir laissé tomber en désuétude certaine ordonnance qui défendait de prendre des copies, à moins d’une autorisation particulière, contresignée du ministre de l’instruction publique : il y avait là monopole et privilège, comme on disait au moyen-âge. Cependant n’est-ce pas encore un privilège, nous le demandons, que cette faculté, tout exceptionnelle, que l’on accorde à de rares élus, d’emporter des manuscrits dont on peut réclamer chaque jour la communication ? Qu’un livre de la rue Richelieu soit prêté, on le trouvera à l’Arsenal, à la Mazarine, dans la bibliothèque d’un ami ; mais où trouver le manuscrit qu’on cherche, quand il est unique et qu’il est sorti pour six mois ? On sait d’ailleurs la jalousie des savans quand il s’agit de découvertes ou de choses inédites. Tout se pardonne, excepté les rivalités d’amour-propre ; et si par hasard on est prévenu d’une concurrence, si la curiosité s’éveille sur le sujet dont on s’occupe ou dont on a l’intention de s’occuper, vite on emprunte, et le travail, pour le rival qu’on redoute, devient impossible : nous en savons des exemples.

Les manuscrits une fois dehors, Dieu sait quand ils rentrent, malgré les lettres de rappel ; Dieu sait, tandis qu’ils courent le monde, à quelles épreuves ils sont soumis ! Tel troubadour est resté dix ans chez un amateur de sirventes ; tel légiste qui, depuis le XIIIe siècle, cloîtré comme les moines, n’était sorti qu’une seule fois, en 93, pour passer de Saint-Germain à la rue de Richelieu, est parti pour la Picardie ou le Béarn ; tels autographes, et nous pourrions les citer, livrés aux mains noircies des compositeurs, ont servi à l’impression de plusieurs volumes, les éditeurs voulant par là économiser des frais de copie. Presque toujours, dans ces pérégrinations imprudentes, le manuscrit se dégrade ; il peut se perdre, et s’il se perd, quelle que soit d’ailleurs la probité, la solvabilité de l’emprunteur, comment le remplacer, puisqu’il est unique ? Au cabinet des antiques, laisse-t-on sortir les médailles ? Au Musée du Louvre, laisse-t-on sortir les tableaux ?

En ce qui touche les acquisitions nouvelles, elles nous semblent, relativement à l’importance du dépôt, beaucoup trop restreintes. Ce n’est pas que l’emploi des fonds ne soit très sagement réglé, car on n’achète que des manuscrits inédits ou présentant un intérêt véritable soit par leur âge, soit par leurs variantes, ce qui est une mesure excellente, et les prix sont vivement débattus avec les vendeurs ; mais ces sortes de raretés ont presque toujours une valeur fictive très élevée : la concurrence est redoutable, parce qu’elle part d’amateurs riches, que la bibliomanie, comme toutes les passions, rend généreux. On paie cher pour n’avoir souvent qu’un très petit nombre d’ouvrages. Il y aurait donc profit à chercher, à côté des achats, un moyen, moins dispendieux que les achats même, d’enrichir le dépôt ; or, nous possédons, dans une proportion vraiment surprenante, des documens que l’Europe nous envie ; offrons aux étrangers, à charge d’échange, les copies exactes de celles de nos richesses qui peuvent éveiller leur curiosité, flatter leur orgueil national ; compléter leurs collections. Les villes de la province ont des manuscrits uniques, de précieuses lettres d’écrivains, de savans, de rois et de princes, de grands personnages historiques ; elles ont des archives qui renferment des documens de nature à intéresser la France entière ; qu’on leur en demande des duplicata : on tient sous la main, pour s’acquitter envers elles, une monnaie toute prête, qui n’apportera au budget aucune charge nouvelle ; je veux parler des livres provenant des souscriptions, et des publications du gouvernement. Que l’état se montre généreux envers les villes, mais que les villes à leur tour s’acquittent envers l’état. Un système de copies, dans les grandes bibliothèques de l’Europe, a été organisé avec succès, pour les collections musicales du Conservatoire, par le bibliothécaire de cet établissement, M. Bottée de Toulmon, dont le zèle est d’autant plus louable qu’il remplit depuis quinze ans ses fonctions à titre gratuit. La bibliothèque du Jardin des Plantes, cette bibliothèque, véritable modèle d’ordre et de belle tenue, grace aux bons soins de M. Jules Desnoyers, échange les Annales du Muséums contre les publications du même genre qui sont faites par les plus célèbres sociétés savantes de l’Europe, et elle doit à cette mesure une collection vraiment unique de livres étrangers. Pourquoi n’appliquerait-on pas ce système à la Bibliothèque du roi, non-seulement pour les manuscrits, mais même pour obtenir des imprimés ? En régularisant la répartition des ouvrages provenant des souscriptions ou publiés aux frais de l’état, on arriverait, sans aucun doute, aux résultats les plus satisfaisans. Ne serait-ce point d’ailleurs une amélioration véritable que de donner aux villes, d’après une règle fixe, et comme prime d’encouragement, ce qui se donne trop souvent aux individus à titre de faveur personnelle ?

Lorsque Louis XIV régnait sur la France et que Colbert et Louvois étaient ses ministres, les ambassadeurs avaient mission de s’enquérir, sans éveiller toutefois la susceptibilité jalouse des peuples amis, de tout ce qui pouvait contribuer à enrichir nos dépôts littéraires. Lors de l’établissement des interprètes orientaux, il leur fut ordonné d’envoyer, soit en original, soit en copie, soit en traduction, tout ce qu’ils pourraient rassembler d’écrivains arabes, turcs, persans, etc. Les grandes associations commerciales, les missionnaires, rivalisaient de zèle et de désintéressement avec les agens diplomatiques ; mais, en comparant ce qui se faisait autrefois et ce qui se fait de nos jours, on serait parfois tenté de croire que la science a cessé de compter parmi les grands intérêts du pays.

Il nous reste, pour compléter la revue des annexes de la Bibliothèque royale, à parler du dépôt des estampes et du dépôt des cartes et plans. Le dépôt des estampes, comme la collection des antiques, est avant tout du domaine de l’art. Le service, l’entretien de ce dépôt, ne soulèvent aucune objection ; mais il n’en est pas de même de l’emplacement, et l’exiguïté du local a plus d’une fois provoqué les plaintes des travailleurs. On a émis le vœu que le cabinet des estampes fût annexé soit au Musée du Louvre, dont il est, pour ainsi dire, la contre-partie, soit à l’École des Beaux-Arts, et que, cette réunion une fois opérée, on y adjoignît une bibliothèque spéciale. Cette idée vaut bien qu’on l’examine, car, dans l’administration des sciences ou des arts, spécialiser et simplifier sera toujours un progrès. On peut appliquer la même remarque à la section des cartes et plans, attendu que, si ce dépôt n’a point reçu tous les développemens que semblait promettre l’ordonnance du 30 mars 1828, c’est uniquement au morcellement des diverses collections du même genre qu’il faut s’en prendre. En effet, on devait y réunir tout ce qui concerne la géographie, la statistique, les voyages ; mais ce projet, d’une incontestable utilité pratique, n’a point été suivi, et des documens statistiques, topographiques, hydrographiques, historiques, d’un prix infini, sont restés éparpillés dans les archives des divers ministères. Il est juste de reconnaître que des motifs graves et la raison d’état s’opposent à ce que le public soit admis dans ces dépôts importans ; mais pourquoi les pièces qui n’intéressent aujourd’hui que la science ou les études historiques ne seraient-elles point rendues accessibles aux travailleurs sérieux ? Pourquoi donc ouvrir à tout venant la Bibliothèque et ses précieux dépôts avec une libéralité qui va jusqu’à en compromettre l’existence, et, de l’autre, enfermer certaines collections d’un intérêt général, comme les jaloux des poètes classiques de Rome enfermaient leur maîtresse, sous une triple porte d’airain ? Ne serait-ce point que le hasard a trop souvent jusqu’ici présidé au gouvernement des livres ?


III.

Nous arrivons maintenant à la section des imprimés, à la partie la plus usuelle de la Bibliothèque, à celle qui intéresse toutes les classes de lecteurs. Cette section, la plus fréquentée de toutes, est aussi celle qui jusqu’à ce jour a laissé le plus à désirer sous le rapport de l’ordre et du service. On ne trouve rien à la Bibliothèque du roi : le mot est devenu proverbial, et il est permis d’affirmer sans exagération qu’on peut s’estimer heureux quand, sur dix ouvrages dont on a fait la demande, on réussit à en obtenir quatre. Dans quelques sections même, on doit renoncer complètement à demander, certain qu’on est à l’avance que le bulletin expédié pour les recherches du bureau des conservateurs reviendra chargé de cette apostille désespérante : N’est pas en place. Cette situation a donné lieu à des réclamations fort vives : de la part des habitués. L’administration supérieure elle-même a sanctionné ces plaintes du public, et on lit dans le rapport au roi qui précède l’ordonnance de 1839 que tous les désordres et tous les abus se sont introduits dans le régime de ce vaste établissement ; que, malgré les ordonnances de 1828 et de 1832, les abus n’ont pas été détruits, et que l’accumulation même des richesses a plongé la Bibliothèque royale dans un désordre progressif. Nous devons ajouter qu’on aurait tort de faire peser sur l’administration actuelle toute la responsabilité d’un tel état de choses. Le mal date de loin ; il faut en chercher la première cause dans l’absence complète de classement méthodique au moment des nombreux dépôts opérés par suite de la révolution, et l’on peut dire qu’après de longues années les livres sont restés dans le désordre et l’anarchie de la terreur.

Dans toute bibliothèque régulièrement organisée, on dispose d’ordinaire l’arrangement matériel d’après l’ordre indiqué par les bibliographes et la logique. L’Écriture sainte ouvre la série ; c’est Dieu, l’éternel Alpha, qu’on trouve au point de départ. Après les livres de Dieu, les livres des hommes qui traitent de Dieu dans ses rapports avec l’humanité, des devoirs de l’homme envers l’auteur de toutes choses, c’est-à-dire les livres de théologie ; puis les livres de prières, la liturgie ; puis, après la science des lois divines, la science des lois humaines, la politique, le droit, etc. Tout s’enchaîne et se déduit de la sorte ; on ne peut s’égarer, car on marche appuyé sur une méthode, une idée. Ici, par malheur, le hasard a remplacé la méthode. Une seule partie, celle qui est antérieure à la révolution, est très bien rangée ; elle comprend, avec les intercalations, environ deux cent mille volumes, et comme elle se trouve au premier étage, dans les salles accessibles au public, elle peut donner aux visiteurs illustres une impression très favorable. Quant aux six ou sept cent mille volumes qui restent, malgré quelques tentatives de rangement, ils sont à peu près dans le chaos. En effet, au rez-de-chaussée, nous trouvons : 1° les grands papiers, 2° les livres sur vélin, 3° les pièces sur l’histoire de France, 4° les journaux de la révolution, 5° les périodiques. — Au premier comble, nous trouvons des livres nouveaux (qu’est-ce que des livres nouveaux ?) et quelques fonds de bibliothèque acquis en masse, tels que ceux de Falconnet, de Langlès. — Dans le deuxième comble, nous trouvons les livres provenant de diverses bibliothèques monastiques, telles que Saint-Germain-des-Prés, Saint-Sulpice, etc. ; les papiers de la police de Paris de 1750 à 1780 ; de grandes collections historiques, par exemple un recueil considérable sur l’histoire du Noyonnais ; des recueils sur le magnétisme et sur les jésuites ; une grande quantité de brochures sur les hommes célèbres ; une collection de musique. Les brochures sont rangées à part ; mais qu’entend-on par brochures ? Combien faut-il qu’un imprimé ait de pages pour qu’il soit brochure ou livre ? Les brochures sont uniquement classées par ordre alphabétique ; il suffit donc, sur les bulletins de demande, de transposer un mot dans l’énoncé du titre pour qu’il devienne impossible de trouver. Dans telle section de l’histoire, on a adopté l’ordre chronologique ; dans telle autre, l’ordre alphabétique. Comment se reconnaître dans cette confusion ? Au lieu de reprocher aux employés de ne trouver que rarement, ne serait-il pas plus juste de les féliciter de trouver quelquefois ? Ajoutons que l’incertitude de ces employés eux-mêmes est si grande, que quelques-uns portent le nombre des volumes à douze cent mille, tandis que d’autres le réduisent à sept cent mille.

Ce n’est pas tout que le service public ; il y a les acquisitions. Lorsqu’on achète un volume, il faut d’abord s’assurer qu’il manque, et, comme cette vérification est toujours difficile et incertaine, il peut arriver qu’on paie fort cher ce qu’on avait déjà depuis long-temps. Enfin, si des soustractions sont commises, quel moyen aura-t-on de les constater, et pourra-t-on s’en apercevoir en temps utile[3] ?

L’insuffisance du classement matériel, la dispersion sur les points les plus éloignés des livres appartenant à la même famille bibliographique, voilà donc un premier vice dont il est superflu de faire ressortir les conséquences. Une autre cause de désordre, c’est le manque de catalogue. Cette importante question du catalogue est pendante depuis cinquante ans, et elle est loin d’être résolue. Qu’a-t-on fait jusqu’ici pour la résoudre ? Les cent cinquante mille volumes antérieurs à 89 sont fort exactement catalogués, et on en possède l’inventaire imprimé pour l’Écriture sainte, la théologie, les belles-lettres et le droit. Chaque série porte pour indication générale une lettre de l’alphabet, A, Écriture sainte, B, liturgie et conciles, etc., jusqu’à Z. Les livres, dans chaque série, sont classés sous un numéro d’ordre, les numéros se suivent jusqu’à la fin de la série ; mais, comme l’a très bien expliqué M. Danjou dans l’Exposé succinct d’un nouveau système d’organisation des bibliothèques publiques, « les premiers auteurs du catalogue, n’ayant point prévu l’immense accroissement qu’il devait recevoir, n’y ont laissé aucune lacune. Si la lettre A, par exemple, contenait cinq mille ouvrages, on a employé cinq mille numéros, et comme, par suite de la régularité des classifications, un livre a toujours une place déterminée, il a pu arriver qu’entre les n°’ 10 et 11, il a fallu insérer cent ouvrages, ce qui a nécessité l’emploi des bis, ter, quater, et a obligé de multiplier les sous-chiffres, jusqu’à produire, dans le numérotage et dans le catalogue, une confusion inextricable. » Deux cent mille volumes environ ont été ainsi intercalés, et, pour un grand nombre d’ouvrages, les numéros surchargés de chiffres additionnels et d’exposans sont devenus de véritables formules algébriques, témoin ce numéro d’ordre

Z, 2284
2 Z-D
500.

Procéder de la sorte, c’était s’enfoncer chaque jour plus avant dans un labyrinthe sans issue. On finit par le reconnaître, et, pour couper le mal dans ma racine, on demanda des crédits supplémentaires. En 1838, une annuité de 13,000 francs fut affectée pour douze ans aux travaux du catalogue. En 1843, la chambre trouva sans doute que ces travaux ne marchaient pas assez vite ; elle voulut bien, comme on l’a dit, n’accuser du retard que ce qu’on appelait la parcimonie de la première allocation, et elle porta l’annuité à 40,000 fr., « espérant, disait le rapporteur, qu’il serait possible de terminer le catalogue long-temps avant l’expiration des douze années, et de faire ainsi profiter plus promptement la Bibliothèque des avantages qui y sont attachés. » Les crédits ont encore six années à courir ; dans six ans, on aura dépensé une somme totale de 345,000 fr. ; cette somme épuisée, aura-t-on enfin le catalogue ? Quelques bibliographes pessimistes commencent à désespérer, et la marche suivie jusqu’à ce jour a été de leur part l’objet de diverses critiques.

En commençant, disent-ils, par recopier, pour toute la partie déjà cataloguée, les anciens inventaires, au lieu d’opérer sur les livres même, on a indiqué des livres perdus depuis long-temps, et chacun sait par expérience que le nombre en est considérable. On a de plus reproduit de singulières bévues, et les erreurs étaient si grandes, qu’on assure que près de trois cent mille cartes ont été mises au pilon. Ce premier travail terminé, on s’est aperçu que, pour arriver à l’exactitude, il fallait vérifier sur les ouvrages même, et comme cette vérification était très difficile, pour ne pas dire impossible, on a recommencé à nouveaux frais en opérant sur les livres. Le travail languit faute de direction suffisante ; tandis qu’on inventorie les ouvrages anciens, on laisse les ouvrages nouveaux s’entasser au hasard, et, au train dont vont les choses, il restera toujours pour les acquisitions annuelles et le produit du dépôt légal un arriéré de cent mille volumes ; de plus, quand toutes les cartes auront été relevées, on n’aura encore qu’un inventaire, et il faudra recommencer de nouveau l’œuvre la plus difficile, la plus importante, la table méthodique ; car le catalogue alphabétique, qui peut satisfaire à certains besoins du service, est tout-à-fait insuffisant pour les recherches sérieuses.

Impatientés de ces retardemens, les bibliographes, après avoir fait des critiques, ont fait des projets. Les uns ont proposé de soumissionner l’entreprise du catalogue, ce qui n’était, je pense, qu’une épigramme détournée. D’autres ont demandé de fermer le dépôt, d’interdire le prêt, de suspendre les acquisitions, et de concentrer toutes les ressources du budget, toutes les forces du personnel, sur le classement matériel et l’inventaire méthodique. Enfin un écrivain tout-à-fait spécial, qui réunit à une parfaite connaissance des livres une longue pratique de la Bibliothèque du roi, M. Danjou, a proposé la rédaction d’une bibliographie universelle. Cette bibliographie, dressée par un comité d’hommes empruntés à toutes les spécialités, et, au besoin, à toutes les nations de l’Europe, comprendrait l’indication de tous les écrits publiés depuis l’invention de l’imprimerie ; chaque ouvrage, dans cet immense répertoire, porterait un numéro d’ordre, et la bibliographie une fois imprimée, chaque bibliothèque de la France, à commencer par la Bibliothèque du roi, se trouverait, au moyen d’un récolement général, et par le simple report du numéro d’ordre sur les volumes, en possession d’un catalogue tout fait, qui serait en même temps l’inventaire particulier de chaque établissement, et le plus vaste monument d’érudition littéraire qu’on eût élevé jusqu’à ce jour. Ce projet peut effrayer, mais MM. Danjou établit, dans une série de propositions fort ingénieuses, que la rédaction de la bibliographie universelle est beaucoup plus près du possible qu’on ne le croirait au premier abord, et qu’elle serait plus sûre, peut-être même plus expéditive, que l’exécution du seul catalogue des imprimés de la rue Richelieu, si l’on s’obstine dans la voie suivie jusqu’à ce jour.

Est-ce le zèle qui manque aux employés de la Bibliothèque du roi pour mener à bonne fin cette œuvre difficile ? Non certes. Il est juste de reconnaître que la littérature classique y est dignement représentée par M. Naudet, la fine et saine littérature par M. Magnin, la philologie grecque et orientale par MM. Pilon et Dubeux ; il y a même deux bibliographes, MM. Ravenel et Guichard ; mais, dans un dépôt encyclopédique comme celui de la rue Richelieu, c’est la spécialité seule qui fait la capacité. A côté de la littérature, de la philologie, de l’histoire, à côté de la bibliographie elle-même, il y a la théologie orthodoxe et hétérodoxe, la jurisprudence française et étrangère, la philosophie, les sciences naturelles et les sciences exactes, la médecine, l’agriculture, les arts, etc., et cependant on ne trouve dans le conservatoire ni un théologien, ni un jurisconsulte, ni un philosophe, ni un naturaliste, ni un chimiste, ni un physicien, ni un agronome. Les classifications forment une des parties les plus importantes des sciences, les monographies se multiplient jusqu’à la confusion ; est-il possible, nous le demandons, d’assigner aux livres scientifiques la place qui leur appartient, quand on est étranger à la connaissance des systèmes et des classifications sur lesquels repose la science ? Est-il possible, pour les acquisitions, de choisir avec connaissance de cause entre tel et tel ouvrage, quand on est étranger à la spécialité qui en fait le sujet ? L’ordre, dans un établissement de ce genre, c’est, nous le répétons, la spécialité dans le personnel et dans la classification, et cependant MM. les conservateurs, dans la seconde de leurs lettres adressées en 1839 à M. le ministre de l’instruction publique, déclaraient « que des difficultés matérielles, insurmontables, s’opposent au morcellement des matières, que la division d’une grande bibliothèque, telle que la Bibliothèque royale, en sections séparées n’est qu’une chimère, » et qu’il faut, conformément au règlement de 1828, que « tous les employés, dans leurs dépôts respectifs, s’occupent exclusivement et sans distinction de tout ce qui concerne le service. » Autant vaudrait leur demander la science universelle. Mais, pour se montrer aussi exigeant, quelle position leur a-t-on faite jusqu’ici ? Les hauts fonctionnaires étant pris pour la plupart en dehors du personnel actif et de la hiérarchie de la Bibliothèque, chacun voit devant soi une barrière infranchissable. Les auxiliaires qui espèrent 1,200 francs après vingt ans de service, les surnuméraires qui ne gagnent rien, et les aspirans surnuméraires, c’est-à-dire d’honnêtes jeunes gens qui aspirent à ne rien gagner, après s’être laissé prendre aux amorces de la science, sentent vite le découragement éteindre leur vocation ; ceux qui ont conscience de leur valeur ne cherchent point leur avenir de ce côté, et souvent ils quittent la Bibliothèque au moment même où ils commençaient à la connaître, et d’autant plus volontiers que le service est fatigant à l’excès, car le nombre des lecteurs s’est élevé depuis quinze ans de cent cinquante environ à quatre cents, terme moyen, par séance. Du reste, on aurait tort de conclure de là que le niveau de l’instruction s’élève en proportion des liseurs, et il suffit d’une visite à la Bibliothèque du roi pour constater que le nombre des oisifs, des ignorans ou des maniaques l’emporte, et de beaucoup, sur le nombre des travailleurs sérieux. Il y a là toute une population d’habitués malheureux qui ont quitté pour la littérature les occupations positives, et qui, trompés comme Ève par le démon de la curiosité et de l’orgueil, sont tombés comme elle en touchant à l’arbre de la science, ce qui tendrait à prouver que la lumière perd souvent en éclat ce qu’elle gagne en diffusion, et que les bibliothèques, comme toutes les choses de ce monde, entraînent avec elles plus d’un abus, car elles multiplient les faux savans[4], elles encouragent une sorte d’oisiveté laborieuse plus fatale à certaines natures que le repos et la réflexion, elles favorisent la production hâtive et toujours croissante des livres ; et par la facilité de trouver les outils, le métier, dans l’histoire, dans les sciences, plus encore que dans la littérature, tend chaque jour à se substituer au travail sérieux, à la recherche originale, aux libres inspirations. La théologie est morte étouffée sous la glose ; l’érudition, dans la philosophie, tue l’idée ; l’abus des livres peut tuer la science.

En insistant plus longuement sur le détail, il nous serait facile de trouver encore plus d’une objection, plus d’une critique ; nous ne nous arrêterons pas plus long-temps cependant, car nous croyons, par ce qui précède, avoir suffisamment démontré la nécessité d’une réforme. Seulement cette réforme ne sera possible, et ici nous ne faisons que répéter l’opinion des hommes les plus compétens, que le jour où l’on aura établi dans le classement et la distribution matérielle des divisions, non pas fictives, mais rationnelles et basées sur l’ordre logique des sciences. Pour arriver à ce résultat, il faut, avant tout, des hommes compétens dans chaque branche de nos connaissances l’adjonction des spécialités, tel serait donc le dernier mot de cette réforme bibliographique.


IV.

Nous connaissons maintenant, autant du moins que peut le permettre l’immensité du dépôt, les quatre départemens qui composent la Bibliothèque du roi. Nous avons vu sur quels points portaient surtout les difficultés, les embarras ; il nous reste à donner quelques détails sur l’organisation administrative, les débats soulevés par la reconstruction de la Bibliothèque et les projets de translation. Voyons d’abord l’organisation administrative.

Sous l’ancienne monarchie, le gouvernement de cette riche collection était absolu comme celui du pays ; les emplois subalternes étaient seuls accessibles aux savans, et la charge la plus importante, celle de bibliothécaire, se transmettait comme un héritage dans certaines familles privilégiées. Il arriva même un jour que cette charge fut confiée à un enfant de huit ans, l’abbé de Louvois. La révolution coupa court à cet abus. En 1796, la convention établit l’administration de la Bibliothèque sur des bases nouvelles ; elle créa un conservatoire de huit membres, dont deux pour les imprimés, trois pour les manuscrits, deux pour les antiques, médailles et pierres gravées, un pour les estampes. En cas de vacances par suite de décès ou de démissions, les conservateurs, en vertu du nouveau décret, nommaient eux-mêmes leurs collègues, et chacun d’eux choisissait dans sa section les employés qu’il jugeait aptes au service. De plus, le conservatoire élisait chaque année un directeur temporaire, dont les fonctions se bornaient à surveiller l’exécution des règlemens, à présider aux délibérations. Placés de la sorte en dehors de toute préoccupation politique et ne relevant que d’eux-mêmes, ces conservateurs étaient quittes envers le pouvoir quand ils avaient justifié de l’emploi des fonds ; en retour de leur science et de leurs soins, la république leur allouait 6,000 francs et un logement dans les combles.

L’indépendance que la convention avait faite au conservatoire porta ombrage à Napoléon, qui d’ailleurs n’était point parfaitement satisfait du service. Il songea un instant à créer un directeur-général des bibliothèques, et à confier cette place à M. de Châteaubriand, car en ce moment l’illustre écrivain n’avait point encore rétracté sa dédicace au premier consul. Ce projet n’eut point de suite ; mais Napoléon improvisa dans le conservatoire un 18 brumaire, et nomma un dictateur qu’il choisit, du reste, parmi les conservateurs eux-mêmes. Monté sur le faîte, le dictateur, comme le héros de Corneille, aspira vite à descendre, et après un mois d’exercice il abdiqua sa dignité ; car il avait reconnu sans doute que ce n’est point chose facile, même au plus habile, que de gouverner des savans. Napoléon alors eut recours à un moyen terme : il se réserva le droit, soit d’approuver les élections faites par le conservatoire, soit de choisir parmi trois candidats qui lui seraient présentés. La restauration laissa long-temps les choses dans le même état, en se préoccupant toutefois, lorsqu’il s’agissait de choix nouveaux, de l’opinion des candidats plutôt que de leur science. En 1828, M. de Martignac, dans des vues d’économie, réduisit de moitié le nombre des conservateurs. Cette mesure, qui allégeait le budget de la Bibliothèque d’une somme de 24,000 francs, fut approuvée par les personnes qui, à tort ou à raison, classent les conservateurs parmi les sinécuristes. Après la révolution de juillet, l’ordonnance du 1er novembre 1832 rétablit les quatre places supprimées ; le conservatoire garda la faculté de se recruter par voie d’élection ; sauf l’approbation ministérielle ; de plus, la même ordonnance institua un directeur pris parmi les administrateurs de la Bibliothèque, présenté par eux, et nommé pour cinq ans par le ministre, et elle donna place dans le conservatoire aux conservateurs-adjoints créés par l’ordonnance de 1828. Ce n’était là qu’un vain formalisme bureaucratique, une réorganisation insuffisante, et le rapport administratif qui l’avait provoquée, tout en cherchant à en faire ressortir les avantages, en signalait encore les inconvéniens, comme on le voit par cette phrase significative : « Si c’est le propre des administrations collectives d’écarter en général de toute participation à leurs affaires des hommes supérieurs dont la nomination est presque un coup d’état, et que l’autorité seule pourrait leur imposer, il y a du moins certitude avec elles qu’elles ne feront jamais de ces choix honteux que la faveur personnelle et une lâche considération du moment dictent quelquefois aux gouvernemens. » Nous ne chercherons pas si depuis 1832 le conservatoire a fait participer à ses affaires des hommes supérieurs, mais on peut à coup sûr lui reprocher de n’avoir point cherché des hommes spéciaux.

La réorganisation du personnel devait, on le croyait du moins en 1832, amener dans un temps très rapproché de notables améliorations, et répondre à tous les besoins. Le public attendit avec confiance. On espéra des catalogues, les catalogues furent ajournés. On espéra qu’en demandant des livres on pourrait les obtenir : les années s’écoulèrent ; le public attendit toujours et se plaignit de nouveau. L’administration de la Bibliothèque alors s’excusa sur l’insuffisance de ses ressources, et réclama des crédits supplémentaires les crédits furent votés, On arriva ainsi en 1839, et, à cette date, M. le ministre de l’instruction publique jugea fort sagement que, malgré tout ce qu’on avait fait, il restait encore bien des choses à faire. Enfin, le 22 février 1839, parut une ordonnance qui réorganisait la Bibliothèque sur des hases nouvelles. Excellente dans l’intention, quoique très incomplète dans le détail, cette ordonnance remédiait cependant à de nombreux abus. Au conservatoire, qui n’a qu’une responsabilité collective et abstraite, elle substituait un chef suprême chargé d’une surveillance administrative, un chef personnellement responsable, et par là même placé dans l’impossibilité de continuer le désordre qui jusque-là ne retombait sur personne ; elle créait dans l’administration supérieure des spécialités positives, et posait pour principe que les’ cinq classes de l’Institut seraient toujours représentées dans le conservatoire ; elle créait également des spécialités dans les emplois subalternes ; enfin elle améliorait d’une façon notable la situation des employés. Malheureusement, elle avait contre elle de fortes apparences d’illégalité, en ce qu’elle bouleversait la loi de l’an IV, et cette loi, ainsi que le disait en 1832 M. Hippolyte Royer Collard, chef de la division des lettres, dans son rapport à M. Guizot, cette loi ne peut être changée par une ordonnance que dans les mesures administratives et réglementaires que prescrivent certains articles de son texte. Ce qui est véritablement légal, par conséquent ce qui ne peut être modifié que par une loi, c’est la partie organique, ce qui est relatif au pouvoir du conservatoire, à sa constitution, à ses attributions, et c’est précisément sur ce point que portait la réforme. Ce côté vulnérable ne pouvait échapper à la sagacité de MM. les conservateurs. L’administration de la rue Richelieu répondit par un manifeste très vif à l’ordonnance ministérielle[5], en concluant toujours sur elle-même par une apologie. Bous ne raconterons point ici dans le détail toutes les péripéties de cette guerre, et nous nous bornerons, en constatant tout simplement les faits administratifs, à dire sans commentaire que l’ordonnance de M. de Salvandy fut rapportée la même année par M. Villemain, qui remit en vigueur, sauf quelques légères modifications, le régime de 1832.

Voilà donc, en remontant à moins de vingt ans dans le passé, quatre révolutions, contre-révolutions et coups d’état qui s’accomplissent dans l’administration de la Bibliothèque, et, malgré tant d’essais de réforme, on trouve à grand’peine quelques améliorations appréciables pour le public. La même incertitude a régné jusqu’ici dans la question du déplacement, et l’histoire des utopies architectoniques qui ont été faites à ce sujet demanderait à elle seule plusieurs pages. La discussion, qui s’agitait déjà en 1787, fut reprise en l’an IX, ranimée de nouveau vers 1810, ajournée comme toujours, et reprise dans les dernières années de la restauration. À cette époque, M. Visconti, architecte de la Bibliothèque, présenta un plan de restauration générale ; ce plan fut approuvé en 1831 par une commission spéciale, et l’on commença l’année suivante, du côté de la rue Vivienne, une galerie dont les travaux furent poussés avec la plus grande activité pendant trois mois ; puis, on les suspendit tout à coup après avoir enfoui cinq cent mille francs dans les fondations et les premières assises. En 1834, en 1838, en 1844, des commissions nouvelles furent nommées pour étudier la question, et elles insistèrent toutes sur la nécessité d’un déplacement on tout au moins de la reconstruction. On s’apprêtait donc à démolir, quand tout à coup la pitié s’éveilla pour les bâtimens condamnés. Des argumens victorieux furent invoqués en leur faveur, et le marteau des démolisseurs resta fort heureusement suspendu[6].

Bien que le conseil-général de la Seine ait nommé récemment une commission pour étudier le déplacement de la Bibliothèque au point de vue des embellissemens de Paris, c’est-à-dire abstraction faite des intérêts de ce grand dépôt, on annonce cependant que les plans de M. Visconti seront adoptés, et que l’on se contentera de consolider et d’agrandir. On a d’ailleurs le récent exemple de Sainte-Geneviève : 300,000 fr. auraient suffi pour les travaux de réparation ; on préféra dépenser 1,700,000 fr. pour bâtir à neuf. Aujourd’hui les bâtimens, qui menaçaient ruine il y a tantôt cinq ans, ont repris comme par enchantement leur solidité. C’est la mythologique histoire d’Éson rajeuni, et les murs qu’on jugeait trop faibles pour porter les livres des moines sont assez robustes encore pour soutenir les dortoirs, les cabinets de physique et les livres du collége Henri IV.

Quoiqu’on ait tout à craindre quand il s’agit d’embellissemens, espérons néanmoins que le vieux palais de la rue Richelieu, ce palais illustré par les pinceaux de Grimaldi Bolognèse et de Romanelli, échappera long-temps encore à cette ruine qui menace tous les débris vénérables ; espérons qu’on sortira enfin de ce provisoire si long-temps prolongé qui paralyse, dans le service de la Bibliothèque, toute espèce d’amélioration ; car à quoi bon ranger et classer aujourd’hui ce qu’un déménagement doit déranger, déclasser demain ? Il importe donc de résoudre au plus tôt la question du local, et, cette question une fois résolue, il sera facile d’établir sur de nouvelles bases le classement matériel des livres, de distribuer dans les grandes divisions et les subdivisions bibliographiques les divers fonds qui sont restés morcelés jusqu’ici, et qui forment pour ainsi dire autant de dépôts isolés. On pourra réaliser ainsi dans un seul et même établissement le projet si éminemment pratique et utile que M. Arago développait à la chambre en 1835. Aux spécialités dans les classifications, on joindra les spécialités dans le personnel, en constituant deux catégories trop souvent confondues : d’une part, les hommes de science, qui, tout en s’occupant de l’ordre et de la direction intérieure, donnent aux travailleurs sérieux des indications et des conseils ; de l’autre, les hommes de peine, qui distribuent les livres. Nais comme le travail du bibliothécaire est, avant tout, un travail d’abnégation, qui ne mène ni à la gloire ni à la fortune, on doit à ceux qui s’en chargent une position sûre et digne, et c’est là, dans, les emplois secondaires, ce qui a manqué jusqu’ici.


V.

Si de la Bibliothèque du roi nous passions maintenant dans les autres dépôts littéraires de Paris pour les visiter en détail, nous n’aurions que trop souvent encore l’occasion de répéter quelques-unes des observations qu’on vient de lire, et la comparaison nous fournirait des observations nouvelles. Ainsi le personnel, insuffisant dans la rue Richelieu, excède dans d’autres bibliothèques les besoins du service. Les budgets sont surchargés par les traitemens d’employés parasites, et le chiffre total de ces traitemens n’est nullement en rapport avec le chiffre des acquisitions. Les catalogues des manuscrits laissent beaucoup à désirer, et on n’a en général, pour les imprimés, que des catalogues alphabétiques, ce qui rend impossible toute recherche sérieuse sur un sujet donné, et condamne les travailleurs les plus intrépides à d’inévitables omissions. Il importerait donc, avant tout, pour l’Arsenal, Sainte-Geneviève, la Mazarine, de publier les catalogues des manuscrits, et de rédiger, pour les imprimés, des catalogues méthodiques.

Le nombre des livres augmente chaque jour à tel point, qu’il est impossible, dans chaque dépôt, de se tenir au courant sans un surcroît de dépenses considérable. Il faudrait donc que nos diverses bibliothèques limitassent à certaines spécialités leurs acquisitions nouvelles ; au lieu de cinq ou six collections morcelées, où les mêmes ouvrages se répètent, tandis que d’autres ne se trouvent nulle part, on arriverait, après quelques années, à posséder, dans chaque branche des connaissances humaines, des collections distinctes et à peu près complètes, non-seulement pour les livres français, mais pour les livres étrangers, qu’il est si difficile de se procurer aujourd’hui.

A côté de la Mazarine, de l’Arsenal, de Sainte-Geneviève, Paris possède une quarantaine d’autres bibliothèques, entretenues aux frais de l’état, dépendantes des grands centres administratifs, des grands établissemens scientifiques, et, pour la plupart, inaccessibles au public : ne serait-ce pas rendre aux études un véritable service que d’adopter, pour quelques-unes de ces collections, en faveur des travailleurs sérieux et en s’entourant des garanties que réclame la conservation des livres, un mode uniforme d’admission, basé sur certains titres, réglé par certaines lois fixes, par exemple un système de cartes d’entrée qui, ménagées sagement et combinées avec quelques séances publiques, éloigneraient les oisifs et les lecteurs frivoles ? Ajoutons qu’à Paris, comme dans la province, il existe un grand nombre de doubles qui forment un fonds à peu près perdu pour l’étude. Des circulaires ministérielles ont, à diverses reprises, prescrit le récolement de ces doubles à l’aide desquels il serait facile, sans aucune charge nouvelle pour le budget, et au moyen des seuls échanges, d’accroître certains dépôts, et même d’en former de nouveaux. Par malheur, cette mesure n’a été que très imparfaitement exécutée ; les échanges n’ont point été faits, et les doubles reposent toujours, en attendant une destination, sous l’épaisse poussière qui les recouvre depuis le jour où la convention nationalisa les livres des nobles, des prêtres et des suppliciés.

L’organisation du personnel mérite également de fixer l’attention. Aucune’ loi fixe n’a réglé jusqu’ici les conditions de l’admission ou celles de l’avancement. Les hauts emplois, élevés jusqu’à la dignité de sinécure, sont donnés d’ordinaire à des hommes recommandables sans doute, mais dont les titres sont rarement spéciaux, à des hommes qui ont payé leur dette dans d’autres carrières, et qui, pour se mettre au courant de leur nouvelle tâche, sont parfois obligés de demander l’initiation à leurs inférieurs. Les employés subalternes, confinés dans un service d’hommes de peine, et sûrs d’avance de ne jamais franchir une certaine limite, se laissent gagner par le découragement. Ici, ce sont les bibliothécaires qui nomment eux-mêmes leurs collègues ; là, c’est l’autorité ministérielle ; en province, c’est le conseil municipal, sauf l’approbation du ministre. Pourquoi ne point coordonner entre elles ces administrations morcelées, pour constituer une hiérarchie, un avancement régulier ? La récente ordonnance qui vient de réorganiser les Archives du royaume pose en principe que les archivistes des départemens auront droit d’être admis dans ce dépôt central. Pourquoi ne pas étendre aux bibliothèques de Paris la même mesure en faveur des bibliothécaires de la province ? Un grand nombre d’entre eux ont des titres réels : ils prennent leurs devoirs au sérieux ; ils ont rédigé, publié d’excellens catalogues. Sous ce rapport, on peut le dire, ils sont, et de beaucoup, en avance sur leurs collègues de la capitale. Quels encouragemens ont-ils reçus ? Un exemplaire des Elémens de paléographie. Pourquoi les élèves de l’école des Chartes, qui semblent formés pour les fonctions de bibliothécaires, sont-ils exclus en fait de toutes les bibliothèques de Paris ? On ne saurait trop insister sur la nécessité d’élever le niveau de l’instruction dans le personnel de nos dépôts scientifiques et littéraires. La bibliographie, l’ars magna des Allemands, est peu cultivée en France, et, comme on le disait à la chambre en 1838, les livres, même les plus utiles, courent risque de n’être lus et feuilletés qu’à de longues années d’intervalle, lorsqu’il est impossible d’indiquer aux visiteurs qui se présentent quels ouvrages doivent être offerts à leurs méditations. L’instruction que l’état donne aux enfans dans les collèges, aux jeunes gens dans les facultés, se complète pour les hommes faits par les bibliothèques, et c’est bien le moins qu’ils y trouvent des guides bienveillans et éclairés.

Cent quatre-vingt-quinze villes en France, parmi lesquelles Carpentras se place la première par ordre de date, possèdent des bibliothèques publiques, donnant un total de deux millions six cent mille volumes, c’est-à-dire un volume pour quinze habitans, ce qui est, certes, un chiffre restreint, et à côté de ces villes privilégiées il en reste huit cent vingt-deux autres de trois mille à trente mille ames qui ne possèdent aucune collection publique de livres. Il importerait donc de favoriser d’une part le développement des dépôts déjà fondés, de l’autre la création de bibliothèques nouvelles dans les localités qui en ont été privées jusqu’à ce jour. Seulement il faudrait prendre avant tout pour point de départ l’instruction pratique et professionnelle. La plupart des collections de la province, formées en grande partie de la dépouille des couvens, sont trop exclusivement littéraires, et, dans leur constitution actuelle, elles sont avant tout un cabinet de lecture à l’usage de quelques membres des sociétés savantes et de quelques professeurs de l’endroit. Il nous semble qu’au moment où la moralisation des classes laborieuses occupe à bon droit tous les esprits sérieux, au moment où les villes s’imposent pour l’instruction élémentaire de si lourds sacrifices, il y aurait, au point de vue du progrès, un profit véritable à attirer dans les dépôts publics, par l’attrait de lectures utiles, cette partie de la population, dont les enfans, après avoir fréquenté quelques années les écoles primaires, passent le reste de leur vie à oublier le peu qu’ils ont appris. Quelques villes, et le nombre en est malheureusement trop restreint, après avoir établi des écoles d’adultes, ont complété l’instruction donnée dans ces écoles en ouvrant le dimanche et le soir des séances publiques dans les bibliothèques communales. Nous avons constaté nous-même les résultats les plus satisfaisans au point de vue de l’instruction pratique et au point de vue moral. Le peuple est avide de lecture, mais il lit au hasard, au rabais, des rapsodies qui l’abêtissent ou le dépravent. Le parti qu’on peut tirer de cette curiosité instinctive, sous le rapport de la direction morale et même de la direction politique, n’a point frappé seulement les administrations municipales de certaines villes ; il a éveillé, dans ces derniers temps, l’attention du clergé, et à Paris comme dans la province il existe un grand nombre de bibliothèques paroissiales qui louent ou prêtent, en encourageant au besoin les abonnés par des indulgences, des livres dont le catalogue formerait parfois un étrange appendice à la Bibliothèque bleue.

Le succès qu’ont obtenu ces diverses tentatives montre assez quels résultats on pourrait attendre d’un meilleur régime appliqué à nos bibliothèques publiques. Jamais d’ailleurs une telle réforme n’a été plus nécessaire. Le plus important de ces dépôts, où s’augmente chaque jour la population des oisifs et des simples curieux, ne livre aujourd’hui qu’au prix de lenteurs fâcheuses ses trésors épars aux travailleurs sérieux. Rétablir l’ordre dans celles de nos bibliothèques où il est compromis, ce sera les rendre à leur véritable destination, qui est de faciliter les recherches du savant, les travaux utiles, et non d’alimenter une curiosité maladive ou frivole. Il y a long-temps déjà que l’inventaire, le classement et pour ainsi dire la synthèse des livres préoccupent les hommes qui s’inquiètent du perfectionnement social. Au XVIe siècle, Bacon s’effrayait de l’incessante production de l’imprimerie ; en présence des in-folio compacts prodigués par ses contemporains à l’avide empressement des lecteurs, il s’effrayait de chercher quelques idées au milieu de tant de mots, quelques vérités au milieu de tant de mensonges, et il demandait qu’on dressât l’inventaire des connaissances et des idées humaines. Cet inventaire est là sous notre main, c’est le catalogue méthodique de nos bibliothèques. Qu’on l’exécute, et, à côté d’une œuvre administrative excellente, on aura réalisé la pensée philosophique d’un grand homme.


CHARLES LOUANDRE.

  1. Voir, sur les bibliothèques anciennes, Petit-Radel, Recherches sur les bibliothèques anciennes, etc., 1818 ; II. Géraud, Essai sur les livres dans l’antiquité, 1840 ; L. Lalanne, Curiosités bibliographiques, 1845.
  2. L’Emblemata biblica renferme 9,840 figures ; la Bible no 6829 de l’ancien fonds contient 3,016 petits tableaux, où sont représentés 15,080 personnages, c’est-à-dire plus du double de figures qu’il n’en existe sur les vitraux de Chartres et de Bourges.
  3. Il nous est impossible de ne pas appuyer ici nos paroles par un exemple. En énumérant tout à l’heure les richesses de la Bibliothèque, nous parlions d’une précieuse collection de musique. Cette collection fut donnée à Louis XIV par le chanoine Brossard, grand-chantre à la cathédrale de Meaux, à la charge qu’on assurerait à sa nièce une pension viagère de 1,200 livres, et le grand roi fut si charmé du legs, qu’il doubla la pension. Or, il est arrivé, il y a quelques années, qu’un amateur, j’allais me servir d’un autre mot, s’introduisit par abus de confiance au milieu de ce trésor. Il y signala sa présence par des vides effrayans ; mais, comme les pièces, rangées dans des reliures mobiles, n’étaient que fort imparfaitement inventoriées, comme on les avait déclassées à peu près au hasard, on ne s’aperçut des soustractions que beaucoup plus tard, et quand déjà l’individu était allé s’établir au-delà de la frontière. On ignorait ce qu’on avait perdu ; il fallut, pour la restitution, s’en rapporter à la conscience du voleur, et, afin de mettre les choses en règle, on lui donna un quitus en échange de quelques volumes insignifians.
  4. On cite, touchant l’ignorance de certains habitués, des anecdotes tout-à-fait caractéristiques : ainsi, par exemple, on demande les Tables de Moïse, d’après celles du mont Sinaï ; un livre sur tout ce qu’il y a de plus intéressant au monde ; Homère, poème d’Achille, le philosophe le plus ancien ; Biographie du sortilège, par Ducange. Du reste, il faut ajouter que certains employés sont tout-à-fait dignes de ce public ; on en a vu, même parmi les dignitaires, chercher Sansénius au mot Senius d’abord, et ensuite au mot Jean. Nous pourrions multiplier à l’infini ces exemples ; mais peut-être trouvera-t-on que c’est déjà trop de puérilités.
  5. Lettres des conservateurs de la Bibliothèque royale à M. le ministre de l’instruction publique, in-8o, 1839.
  6. Voir sur cette question un travail de M. le comte de Laborde : De l’organisation des Bibliothèques dans Paris, 1845, in-8o.