La Botanique des Chinois

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La Botanique des Chinois
Revue des Deux Mondes3e période, tome 59 (p. 907-930).
LA
BOTANIQUE DES CHINOIS

I. E. Bretschneider, Early European Researches into the Flora of China. Shanghaï, 1881. — II. Botanicon sinicum. Londres, 1882 ; Trübner. — III. L’Abbé Armand David, Voyage dans l’empire chinois, 2 vol. in-18, avec cartes et gravures. Paris, 1875-1883 ; Hachette.

Depuis quelque temps, on parle beaucoup de la Chine ; la plupart de ceux qui en parlent la connaissent mal. En général, nos compatriotes la tiennent en peu d’estime. Cependant, bien que les Chinois ne nous aient rien donné de plein gré, notre civilisation ne doit pas oublier ce qu’elle leur a emprunté, sous peine d’ingratitude. Mais il faut que nous nous moquions : étranger est toujours synonyme d’étrange. Les habitans du Céleste-Empire sont étonnans, nous les faisons grotesques ; leurs mœurs sont extraordinaires, nous les faisons ridicules ou même criminelles. Nous admettons volontiers qu’ils noient leurs filles, qu’ils accommodent leurs alimens à l’huile de ricin, qu’ils peignent sur leurs étendards de guerre des images capables d’épouvanter leurs ennemis, et que, pendant une éclipse, ils frappent avec frénésie sur leurs gongs pour chasser le dragon en train de dévorer le soleil ou la lune. En revanche, plus d’un enthousiaste leur attribue les vertus de l’âge d’or, vante les merveilles de leur industrie et prend pour témoin de leurs qualités morales et économiques l’extension toujours croissante de leur population. Derrière ces contradictions, il y a surtout de l’ignorance. Le petit nombre d’Européens, missionnaires, explorateurs, diplomates ou savans, qui ont abordé l’extrême Orient ou déchiffré ses encyclopédies, ont seuls là-dessus des sentimens fondés, parfois discordans, effet de l’humaine nature. Entre ces impressions disparates n’y aurait-il pas jour pour une appréciation moins personnelle, parce qu’elle ne part ni d’un chrétien découragé, ni d’un commerçant trompé, ni d’un voyageur aigri par les fatigues de la route et les lenteurs de ses guides, ou choyé par la toute-puissance d’un gouverneur de province, mais d’un naturaliste à même d’apprécier plus équitablement la science pratique d’un membre de la grande famille humaine à qui nous devons le thé, la rhubarbe, la soie, la pêche, l’igname, et tant d’arbres et tant de fleurs, depuis l’Ailante jusqu’à la Reine-Marguerite ?

Je sais fort bien qu’on se fait une pauvre idée chez nous de la science d’un mandarin. On consent à dire, par habitude : les lettrés chinois, mais en ajoutant que toute la connaissance d’un lettré se borne à celle des hiéroglyphes de sa langue, et toute sa gloire à subir des examens. Ce lettré, en effet, s’instruit toute sa vie, et, en s’instruisant, il monte en grade ; il entre enfin à l’Académie des Han-Lin (car la Chine a son Institut), et, après un persévérant travail de plusieurs lustres, il peut parvenir à connaître le sens actuel ou antérieur de tous les caractères de sa langue, caractères dont chacun, souvent depuis une origine plus qu’antique, contient en soi-même la définition de l’objet qu’il représente. Condamné par la nature même de son idiome à être lettré d’abord, s’il veut être ensuite savant, il peut, après ce travail préparatoire, lire les œuvres innombrables des annalistes, des géographes et des commentateurs qui ont décrit les productions de son sol ou les êtres importés, depuis deux mille ans, de l’étranger en Chine, Le grand catalogue descriptif de la Bibliothèque impériale de Pékin, rédigé par ordre de l’empereur et terminé en 1790, a deux cents volumes, et, malgré le nombre considérable d’ouvrages de botanique qu’il indique, il est forcément incomplet, puisque le dernier ouvrage de ce genre, le plus remarquable, porte la date de 1848.

L’auteur de cet ouvrage se nommait lui-même Yü-lou-nung (l’Agriculteur du Yü-lou) ; il était né dans le Ho-nan (la province située au sud, nan, du fleuve, Ho). Il était entré dans la vie publique en 1817. Après avoir pris ses degrés universitaires en se faisant recevoir gradué de première classe, il commença sa carrière comme secrétaire attaché à l’Académie des Ilan-Lin (la forêt de pinceaux). En 1819, il fut nommé examinateur principal dans le Kuang-tung. En 1831, il entra au Collège impérial des inscriptions. En 1832, il fut envoyé dans la province de Hu-pei comme directeur provincial d’éducation. Retourné en 1834 à Pékin, il y fut successivement appelé à divers emplois de marque, directeur du cérémonial d’état, sous-chancelier du grand secrétariat, vice-président du ministère des rites. Après quelques nouvelles charges provinciales, nous le retrouvons dans la cour du Nord (Peï-King, que nous appelons Pékin), vice-président au ministère de la guerre, un an plus tard avec le même titre au ministère des finances. En 1840, il est élevé à la dignité de gouverneur général dans le Hu-Kuang, puis dans le Ho-nan, où il dut, en 1842, combattre les rebelles. Après plusieurs années dans lesquelles, suivant les lois de son pays, il passa comme gouverneur général d’une province à l’autre, il se retira en 1846, forcé à la retraite par l’état de sa santé, et mourut quelques mois après, laissant manuscrite une Encyclopédie de botanique accompagnée de dix-huit cents planches en partie dessinées par lui-même. L’édition en fut publiée par un continuateur qui la donna sous le nom posthume que l’empereur régnant avait accordé, comme un titre de gloire, à l’Agriculteur du Yü-lou.

Voilà quelle est la vie d’un lettré chinois. E>amiiialeur, administrateur, financier, général d’armée, il rédige en même temps un traité qui, chez nous, aurait jadis rempli l’existence laborieuse d’un bénédictin. Sachons donner à ce Chinois le tribut d’éloges que mérite une telle puissance d’esprit. Tempérons cependant cet éloge par quelques réserves. Successivement placé à la tête de plusieurs grandes provinces, l’Agriculteur du Yü-lou put connaître par lui-même un grand nombre de plantes et de produits, satisfaire ainsi ses goûts personnels, et faire profiter ses contemporains d’observations nouvelles. Mais son rôle n’est pas celui qu’aurait en Europe l’auteur d’un ouvrage d’aussi grande envergure. Tout se transmet en Chine depuis l’antiquité ; on n’y est pas plagiaire, parce qu’on y suit l’usage en reproduisant trait pour trait les documens d’une époque antérieure écrits ou dessinés. La dernière encyclopédie contient encore des chapitres de l’Encyclopédie primitive (en Europe, nous dirions légendaire) de l’empereur Chen-Nung.

Ce personnage a régné vers le xXVIIIe siècle avant Jésus-Christ dans l’Empire du Milieu. Ce terme, qui aujourd’hui désigne officiellement la Chine en Chine même, a été pour ses lettrés le prétexte d’un calembour qu’il faut bien croire intentionnel. Sous ce nom d’empire du Milieu (tchoung-kouo) il n’y a, en réalité, qu’une désignation géographique, celle du pays situé au milieu des deux fleuves qui coulent de l’ouest à l’est, des montagnes du Tibet vers la mer, pays dans lequel se concentrait à l’origine l’exercice d’une autorité unique et l’essaim d’une population encore peu nombreuse. Mais les Chinois sont orgueilleux, c’est leur moindre défaut, et le tchoung-kouo est, avec le travail des générations de lettrés, devenu pour eux ce qu’était pour les Grecs le sanctuaire de Delphes, ni plus ni moins que « le nombril de la terre. » À l’époque plus barbare, sinon plus naïve, où vivait Chen-Nung, le siège de l’empire fut tour à tour dans le Chan-tung méridional et dans le Ho-nan occidental. Or, il existe à 13 lis au nord de la ville de Lu-an-fou une montagne appelée Po-kou-chan (en latin centum frugum mons), où l’empereur Chen-nung est encore adoré aujourd’hui dans un temple fondé au VIe siècle de notre ère. Au pied de la montagne est une source nommée Po-kou-tsui, la fontaine des céréales (centum frugum fons) : c’est là que, d’après la tradition, le grand empereur Chen-nung (sorte de Triptolème oriental) enseigna à son peuple à labourer la terre et à semer le grain. De là vient que ses sujets reconnaissans le nommèrent Chen-nung, ce qui signifie : le divin agriculteur. C’est encore à ce grand initiateur qu’on a attribué les plus anciens documens sur les plantes médicinales. C’est le long d’un ruisseau qui traversait sa bonne ville de Wen-hien (aujourd’hui Houaï-king-fou, dans le Ho-nan), qu’il se plaisait à la récolte des plantes médicinales quelques siècles avant le sacrifice d’Abraham ! Le bon Chen-nung avait si bien profité de ses herborisations et de ses expériences qu’il avait reconnu pour vénéneuses non moins de soixante-dix espèces de plantes sur trois cent soixante-cinq dont il composa la description en y joignant des prescriptions médicales. C’est là ce qu’en Chine on nomme un Pen-ts’ao. Ce terme correspond au sens qu’avait en Europe le mot herbier au moyen âge, à l’époque où tel livre de la renaissance s’appelait : le Grant Herbier translaté du latin en françois. Nous avons perdu déjà quelques-uns des livres du moyen âge ; mais les Chinois possèdent encore le Pen-ts’ao de Chen-nung. Il paraît cependant qu’à l’époque où herborisait le divin agriculteur, l’écriture n’était pas inventée, et que la science se transmettait, parmi ses sujets, de génération en génération, par une tradition orale : ce qu’on nommait un Pen-ts’ao ne fut pas d’abord un livre écrit. La botanique en Chine a eu son Homère et ses rhapsodes, d’un caractère tout particulièrement utilitaire : chaque peuple a son génie.

Ce serait un curieux travail que d’établir par quelle filiation l’œuvre de Chen-nung est parvenue jusqu’à nous. Sans vouloir même essayer ici une tentative fastidieuse pour bien des lecteurs, il n’est pas hors de propos d’ajouter que l’empereur Chen-nung (nommé aussi Yao-cheng, en latin medicinœ sapiens), transmit assurément ses goûts à son successeur Huang-ti (nommé aussi Yao-wang ou medicinœ princeps), lequel ordonna à son ministre Ki-Po (nommé aussi Yao-Tsu, ou medicinœ atavus) d’examiner les vertus des plantes, de composer un Pen-ts’ao et d’y déposer des formules pour la guérison des maladies. De règne en règne, le Pen-ts’ao alla ainsi s’augmentant, jusqu’au temps du célèbre Confucius, qui, non content d’être le Selon de la Chine, en fut aussi le Pisistrate. De commentaire en commentaire, l’œuvre de Chen-nung et de ses successeurs parvint jusqu’à l’érudit Li-chi-tchen, qui, au XVIe siècle de notre ère, commença en 1552 la publication d’une compilation nouvelle, le Pen-ts’ao-knng-mou, qu’il termina au bout de vingt-six ans de travail, en 1578. Il écrivit jusqu’à trois fois le manuscrit de cet ouvrage avant d’en être satisfait et mourut avant de l’avoir publié. Cet honneur fut réservé à son fils, qui présenta l’ouvrage à l’empereur en 1596 et obtint immédiatement l’ordre (nous dirions l’autorisation) de l’imprimer. Or, le Pen-ts’ao de Li-chi-tchen, la plus grande autorité qu’il y ait en fait de botanique chinoise, commence par le Chemmung-pen-ts’ao-king, c’est-à-dire par le Pen-ts’ao de l’empereur Chen-nung, Il ne faut pas sans doute s’étonner si, au travers de tant de copies et d’une telle suite d’années, l’œuvre de ce botaniste archaïque s’est altérée quelque peu, si elle a subi des suppressions ou des interpolations. L’œuvre homérique elle-même n’a pas échappé à de tels accidens. Mais il n’est pas plus permis de douter de l’existence de Chen-nung que de celle d’Homère : la vénération des Chinois est, pour le premier, la même que celle des Grecs pour le second, et dans un pays où tout repose sur la tradition, l’une des principales préoccupations de chacune des dynasties qui ont passé tour à tour sur le trône paraît avoir été de se retremper dans la source divine où puisait le fondateur de la monarchie, en s’identifiant avec son nom et son œuvre par une édition nouvelle du Pen-ts’ao, édition qui prenait une valeur politique en même temps qu’une valeur médicale, et qui affermissait la dynastie dans l’estime et dans le respect de ses sujets.

Il faudrait ici que nous pussions mettre sous les yeux de nos lecteurs la représentation de quelqu’une des illustrations des Pen-ts’ao chinois. Heureusement il y a peu de personnes qui n’aient eu l’occasion d’examiner de ces peintures du Céleste-Empire, figurant des fleurs et des animaux, avec quelques caractères expliquant leur nom avec leurs usages. On connaît ces images un peu grossières, dépourvues assurément de netteté dans les détails et de perspective dans l’ensemble, qui ont pourtant une valeur incontestable aux yeux du naturaliste. On s’est plaint, non sans raison, qu’elles ne suffisent pas pour la détermination scientifique. Il est évident qu’il ne faut pas attendre des naturalistes chinois la précision qu’en Europe nous avons de la peine à obtenir d’un dessinateur spécial : ce qu’on peut seulement exiger d’eux, c’est une représentation qui permette de reconnaître. À ce point de vue, les planches de leurs encyclopédies se divisent en deux catégories. Tantôt ils dépeignent un objet d’après le ouï-dire, sur des récits parfois un peu merveilleux ; la planche, en ce cas, n’a pas plus de valeur que celle qui, dans le fameux exemplaire illustré du Dioscoride de notre Bibliothèque nationale, nous montre un sapin sortant du chapeau d’un champignon. D’autres fois, ils ont dessiné ce qu’ils voyaient, et quand nous connaissons la plante, nous identifions sans peine la figure. Ce n’est pas un mince éloge à leur adresser, surtout quand on songe à la prodigieuse quantité des dessins qu’ils ont produits, et non seulement dans les multiples éditions du Pen-ts’ao. Dès la dynastie des Liang, au VIe siècle de notre ère, il existait déjà deux volumes de planches destinés à l’illustration da Rh’ya, dictionnaire des termes employés dans les textes anciens, et attribué à Chou-Kung, lequel vivait vers 1100 avant Jésus-Christ. Ces dessins sont dus à l’érudit Kuo P’o, qui, vers la fin du m’siècle, fixa à peu près l’état actuel de ce texte de l’antique science chinoise.

Un lecteur désireux de scruter davantage ce qui concerne les éditions successives de ce vieux classique pourra consulter le Chinese Repository, t. XVII, 1869, p. 169. Il y lira dans la préface écrite par Kuo P’o (le même qui s’est fait connaître par l’exposition de la doctrine religieuse du Tao) que le Rh’ya est « la fontaine de la science, le jardin des belles fleurs » (c’est-à-dire aussi des belles-lettres ; la comparaison indique le goût des Chinois pour la botanique). Le même lecteur, que nous supposons doué d’une si honorable curiosité, devra examiner, s’il veut se faire une idée du nombre de plantes connues par les naturalistes chinois et désignées dans leurs livres, non-seulement les éditions successives du Pen-ts’ao et du Rh’ya, mais encore le K’ün-fang-pu (Trésor de botanique), publié en 1630 par Wang-siang-tsin, en trente livres seulement, et réédité en 1708, par ordre de l’empereur, en cent livres, sous le titre de Konang-K’ün-fang-pu (Nouveau Trésor de botanique) ; le Tou-chou-tsi-tcheng (1726), vaste compendium de la littérature chinoise, dont la partie botanique seule comprend trois cent vingt livres, et les ouvrages d’agriculture, et encore les traités de géographie, dans lesquels sont intercalés de longs détails sur les productions naturelles de chaque province. L’un d’eux a même perdu la forme géographique ; nos botanistes l’appelleraient une flore locale, Ki-Han, qui était ministre d’état sous l’empereur Hui-Ti (290-307 après J.-C), et qui avait gouverné la province de Canton, publia, en effet, un traité dont le titre signifie à peu près Examen de la flore du sud. Il mentionne en passant bon nombre de types d’une flore plus septentrionale. On y distingue plus de soixante-dix espèces parfaitement connues, et dans ce nombre plus d’une plante non spontanée en Chine, ce qui prouve que, dès cette époque reculée, on s’était occupé dans ce pays de l’introduction des végétaux utiles.

En effet, dès l’an 139 avant Jésus-Christ, le grand empereur Wu-Ti, le ; même qui ouvrit a l’est des relations avec le Japon, envoya à l’ouest un ambassadeur chez les Youë-tchi, peuple établi alors le long des rives de l’Oxus. C’est le même encore qui soumit à ses armes le Nan-Yüe, c’est-à-dire le pays situé au sud du Yang-tzé-kiang, et même une partie de l’An-nan, ce qui prouve que les droits revendiqués par la Chine sur le royaume de Hué ne datent pas d’hier. L’ambassadeur de Wu-Ti, nommé Chang-Kien, après de cruelles vicissitudes, ne revint que vers l’an 126, mais se représenta les mains pleines de nouveaux trésors à la cour de son empereur, dont la reconnaissance l’éleva à la dignité de prince (wang). Cet illustre personnage écrivit une relation de son voyage, relation perdue aujourd’hui. C’est à lui que les anciens auteurs chinois attribuent l’introduction du Carthame, de la Fève, du Concombre, de la Luzerne, de la Coriandre, du Noyer, du Sésame. Depuis cette époque, l’introduction des végétaux utiles continua toujours, et même celle des végétaux d’ornement. Les plantes de l’Inde ont pénétré en Chine à la suite des prêtres du dieu Bouddha, qui, aujourd’hui encore, cumulent en Chine le métier d’herboriste avec les fonctions sacerdotales. Ils y eurent d’autant plus de mérite que, pendant plusieurs siècles, la Chine et l’Inde ne communiquèrent que par un grand circuit au nord du massif montagneux du Tibet, par la Bactriane et le pays de Caboul.

La propagation du mahométisme, à une époque plus récente, a marqué l’arrivée d’un autre groupe de plantes : le Dattier est venu de la Perse, le Fénugrec de l’Arabie. Quand les provinces de l’Asie méridionale eurent été définitivement conquises, elles fournirent un ample et nouveau tribut d’arbres utiles pour la teinture, la parfumerie ou l’ébénisterie, ou de végétaux d’un bel aspect. Dès que l’empereur Wu-Ti avait eu soumis le Nan-Yüe, il avait fait bâtir dans la capitale de ses états, la ville de Tchang-Ngan[1], le palais de Fou-Li, dans les jardins duquel il fit planter des arbres empruntés aux provinces du Sud, comme pour étaler sous les yeux étonnés de ses sujets du Nord quelques-unes des merveilles de ses nouvelles conquêtes. On put voir dans ces jardins, d’après la relation qu’il en fit écrire, les deux Nephelium, les deux Canarium, l’Aréquier, le Cannelier, le Bananier, l’Oranger à fruit doux, le Balisier, etc. Il est probable que la plupart de ces végétaux ne vécurent pas longtemps dans la vallée de la rivière Weï, mais leur perte a été depuis amplement compensée. Le Pois, l’Épinard, la Moutarde blanche, la Pastèque, l’Arachide, pour la plupart largement cultivés en Chine, y sont les résultats d’une introduction savamment poursuivie. Les lettrés avaient fait de ce moyen d’enrichir l’empire comme une science spéciale ; dans une de leurs encyclopédies, publiée en 1735, à l’époque la plus brillante de leur civilisation dans les temps modernes, seize livres sont consacrés à l’origine de différens végétaux. Les Chinois ont été chercher des plantes jusque dans le Nouveau-Monde. Nous ne parlons pas ici de la Pomme de terre ni du Tabac, qu’ils ont reçus de l’Europe, mais du Maïs, cultivé à Pékin de temps immémorial pour la nourriture des pauvres, et dont l’origine, longtemps controversée, est indubitablement américaine. M. Simon, qui a largement et utilement parcouru les provinces méridionales de la Chine, a pensé même que le Bambou, le Palmier à chanvre et le Taro avaient dû jadis aussi y être introduits. Quoi qu’il en soit de ces trois plantes, ne voilà-t-il pas à l’actif d’un peuple si longtemps et si injustement dédaigné une série d’efforts dont le résultat honorerait grandement, n’importe dans quel état de l’Europe, une société d’acclimatation ? On peut dire assurément que, même dans les pays de notre Occident les plus favorisés de la nature, il n’a rien été fait, surtout rien poursuivi, qui approche de ce qu’a réalisé, en fait d’introductions utiles de végétaux dans l’orient de l’Asie, l’industrieuse persévérance de la race jaune.

Ces détails, qui prouvent avec quel goût les Chinois ont depuis une haute antiquité étudié et recherché les plantes, expliquent surabondamment comment, avec l’étendue du pays qu’ils habitent, ils ont pu rassembler dans leurs livres les noms de cinq à six mille espèces végétales. Ce chiffre approximatif nous est fourni par un savant spécial, M. le docteur Bretschneider, qui habite la Chine et spécialement Pékin depuis plus de quinze ans comme médecin de l’ambassade de Russie. Pendant ce temps, M. Bretschneider, fondé sur une connaissance laborieusement acquise de la littérature chinoise et sur d’obligeantes communications des savans de Saint-Pétersbourg, a profité des trésors contenus à Pékin dans la bibliothèque de la mission ecclésiastique pour donner à l’Europe des documens précieux sur l’histoire, la géographie, l’archéologie, et principalement l’histoire naturelle de la Chine. M. Bretschneider s’est appliqué à étudier, d’après les sources chinoises, les anciens rapports de la Chine avec les nations qui l’avoisinent à l’ouest, et jusqu’avec les Arabes. Si ces pages tombent sous ses yeux, il y reconnaîtra bien vite des détails empruntés à ses propres travaux. Dans un sentiment exagéré de modestie, ce médecin distingué a commencé par écrire, en tête de son plus récent mémoire, qu’il n’était ni sinologue ni botaniste. Il ne lui a manqué sans doute que d’être un peu plus l’un et l’autre pour nous donner la clé de la nomenclature et de la classification botanique en usage depuis un temps reculé chez les lettrés chinois.

Tout à l’heure nous regrettions de ne pas pouvoir mettre sous les yeux de nos lecteurs de ces dessins où maint artiste excelle à Changhaï ou à Canton. Les difficultés de la typographie nous privent aussi de reproduire, pour illustrer le texte, quelques-uns de ces caractères d’aspect rébarbatif sans doute, mais dont l’étude jette un jour pénétrant sur l’intelligence d’une race profondément différente de la nôtre, et fait apprécier de quelle manière, tantôt pratique, tantôt poétique, cette race a conçu les diversités des végétaux. Il suffit, pour le saisir jusqu’à un certain point, que l’on soit instruit de l’importance que prend, dans la phrase chinoise, la place des mots : Malherbe eût certes été, — d’après Boileau tout au moins, — le premier des grammairiens du Céleste-Empire. Le sens, en effet, varie suivant la place, comme dans l’anglais moderne. Lorsqu’un Anglais dit tree-ivy (arbre-lierre, pour lierre arborescent), silk-worm (soie-ver, pour ver à soie), worm-seed (ver-graine, pour graine vermifuge), cet Anglais parle chinois. De là vient, pour le dire en passant, que de toutes les langues européennes, c’est la langue anglaise, la plus pauvre en accidens grammaticaux, que les Chinois apprennent le plus facilement et le plus volontiers. C’est la seule que connaisse l’ambassadeur actuel, M. le marquis Tseng, qui doit se plaire mieux à Londres qu’à Paris, et plus d’un Européen trouve dans la connaissance, même imparfaite, de la langue anglaise, le moyen de s’entendre avec un lettré chinois et de se faire traduire par ce lettré tel traité spécial qu’il désirerait connaître. Ces affinités linguistiques relatives entraînent une affinité politique, relative aussi, mais dont notre diplomatie devra tenir compte. C’est peut-être grâce à ces affinités que, dans les dépêches officielles, l’Angleterre est désignée par le caractère yug (équivalent, par la prononciation, à la première partie du mot English), et dont le sens spécial est celui d’excellent.

On va voir, par quelques exemples, comment la place des mots détermine le sens dans l’expression composée qui souvent désigne une plante au Céleste-Empire. Le ricin est nommé pi-herbe ; ce pi est un insecte, une tique, à laquelle ressemblent en effet ses graines[2]. L’avoine (petit-cloche-froment) est le froment à petite cloche, à cause de la forme de sa baie ; la fève (ver-herbe) est l’herbe au ver, parce que son ovaire velu et boursouflé rappelle l’aspect d’un ver à soie. Le nom du Lilium tigrimim, po-he (cent ensemble), indique la multitude des bulbes écailleux qui se forment en terre à la base des hampes florifères de ce Lis. D’autres fois le nom est tiré de l’époque du développement. Le Chimonanthus fragrans est le prunier du douzième mois, parce que ses fleurs apparaissent en hiver ; le Jasminum nudiflorum est la fleur du printemps. Certaines appellations sont empruntées à un usage, à une pratique religieuse, à une allégorie quelconque. La noix de bétel se nomme pin-lang (ce qu’on peut traduire approximativement par « Monsieur l’invité ») parce que le premier acte de la civilité chinoise est de l’offrir à l’invité qui entre, en prononçant les mots : pin-lang. Il y a quelques-uns de ces mots qui indiquent l’origine ; ils sont fort importans pour le botaniste géographe. Le Grenadier est « le goitre du pays d’An, » allusion à la forme de ce fruit, originaire du pays d’An (au sud duquel est l’Annam, en chinois An-nan). La pastèque est si-kiia, la courge d’Occident. Quelquefois le terme chinois consiste même dans la traduction ou la transcription du nom que porte la plante dans un autre idiome, notamment en sanscrit, ce qui s’explique par la propagation des doctrines religieuses. Ainsi le Ficus religiosa, dans l’Inde bôdhidruma, est en chinois tao-chu, c’est-à-dire, dans les deux langues, « l’arbre de la sagesse. » Ainsi encore le sala, l’arbre sacré sous lequel Bouddha avait quitté sa vie mortelle, devient en chinois solo. Mais ici l’infidélité de la transcription cache une transformation beaucoup plus considérable. Comme le vrai sala, le Shorea robusta du Coromandel ne peut croître en Chine, c’est le Marronnier chinois que les bonzes plantent autour des pagodes sous le nom de solo. Aussi l’appellent-ils encore : « le châtaignier du divin précepteur. »

Ce sont là des exemples fournis par la langue parlée d’appellations composées. Ce sont des phrases comme en écrivaient les botanistes descripteurs au temps de la renaissance. Mais beaucoup de plantes sont aussi désignées en Chine par des monosyllabes, et pour comprendre le sens qui se cache derrière les hiéroglyphes correspondans, il faut une habileté dont nos lecteurs se refuseraient à ce qu’on leur expliquât les secrets. Ils peuvent cependant entendre qu’un grand nombre de ces signes sont composés et, bien qu’ils s’énoncent par une seule articulation, ont en eux le sens d’une phrase. On n’est pas étonné de voir l’Armoise, aux feuilles digitées, exprimée par le signe de l’herbe et celui de la main ; le Taro, dont les feuilles sont clypéiformes, par le signe de l’herbe combiné à celui du bouclier ; le Jujubier, par celui de l’épine redoublé. Le thé a deux noms principaux : un nom vulgaire, tcha, un nom littéraire, ming. Le premier, originairement, comprenait le signe de l’herbe au-dessus de celui de l’or (herbe qui vaut de l’or) ; le second, le signe de l’herbe au-dessus de celui du développement (herbe dont les feuilles se développent dans l’eau bouillante). Le caractère du saule est plus difficile à comprendre. C’est un arbre au milieu des deux battans d’une porte, précédé du monogramme du soleil. Cet arbre, connu par sa vigueur, était l’emblème de l’immortalité et de l’éternité, et quand on se tournait vers le soleil pour lui offrir le sacrifice à la porte d’une maison, on commençait par y ficher une branche de saule. Le sens du caractère du saule est donc : arbre solaire des portes.

En voilà certes assez (sinon trop) pour faire apprécier le génie propre des Chinois et le mode spécial suivant lequel leur intelligence déliée a compris les végétaux. Tout cela n’est point trop barbare. Il y a là des qualités d’observation indéniables, observation des caractères comme des origines. Il y a plus encore, c’est-à-dire la conception d’une classification générale. Le signe de l’herbe entre dans 1,902 combinaisons, et celui de l’arbre dans 1,358. Or, notre célèbre Tonrnefort a commencé par diviser l’ensemble du règne végétal en herbes et en arbres. D’autres signes sont spéciaux à des groupes de plantes : aux légumineuses, aux cucurbitacées, aux céréales, aux plantes textiles, aux champignons ; et le second, qui accompagne ceux-là dans les caractères composés, joue le rôle d’attribut ou de déterminatif. Le mécanisme de la langue écrite permet au lettré chinois de définir par le genre et par l’espèce : c’est le principe même de la nomenclature linnéenne, comme l’a reconnu depuis longtemps le célèbre sinologue Pauthier. Le lettré chinois mérite donc vraiment le titre de savant. Il a eu le sentiment de nos généralisations scientifiques en histoire naturelle. Mais c’est surtout dans l’application qu’il faut étudier le génie industrieux de sa race.

L’horticulture chinoise nous offre une application large et nationale des connaissances laborieusement consignées dans les encyclopédies par le pinceau des spécialistes. Comme l’a écrit un médecin français, M. le docteur E. Martin, qui est resté plusieurs années attaché à notre ambassade de Pékin, le peuple chinois est certainement le créateur de l’art des jardins. Dès une haute antiquité, ses chefs ont eu la sage précaution de faire cultiver sous leurs yeux non-seulement les végétaux agréables à la vue, mais encore ceux qui pouvaient augmenter les ressources de la population. Leurs vastes enclos ont été souvent les pépinières des provinces, et, pour exciter l’émulation de leurs sujets, ils décernaient des récompenses, dans mainte occasion officielle, à ceux qui leur présentaient des fleurs ou des fruits nouveaux. Nos sociétés d’horticulture ne font pas mieux. Les annales de la dynastie des Tsing mentionnent des mandarins chargés de veiller sur les jardins de l’empereur, et tout spécialement sur les bambous. Le goût pour les fleurs, excité par une impulsion supérieure, donna à certaines plantes une valeur commerciale étonnante. Le Sambac, dont les fleurs ont à la fois l’odeur de la rose et celle de l’oranger, comme fondues dans l’arôme du jasmin ordinaire, et servent à parfumer le thé, les liqueurs, les sirops, les confitures, a valu à Pékin, bien que ce ne soit qu’un petit arbrisseau, jusqu’à 50 et 60 francs en monnaie de France, et même davantage. Une asclépiadée qui ne donne son parfum que la nuit, le Pergularia odoratissima, a coûté jusqu’à 20 et 30 onces d’argent, et chaque année le vice-roi de la province de Tché-Kiang en adressait plusieurs pieds à Pékin pour les appartemens de l’eflipsreur. Pour profiter d’un goût aussi lucratif, l’horticulture chinoise n’a eu, du reste, qu’à mettre en œuvre les trésors d’une flore naturelle à laquelle nous devons les principales de nos fleurs d’ornement : l’Œillet de la Chine, envoyé dès 1702 à l’abbé Bignon, et décrit en 1705 par Tournefort ; l’Aster, adressé en 1728 par le P. d’Incarville à Antoine de Jussieu, et qui, après plusieurs semis améliorateurs, reçut d’un comité d’amateurs, réunis au couvent des Chartreux, le nom de Reine-Marguerite ; notre Chrysanthème d’automne, qui a longtemps figuré sur les armoiries des empereurs ; le Dicentra, dont les calices roses éperonnés figurent un double bouclier protecteur ; la Ketmie ou Rose de Chine ; le Chèvrefeuille de Chine, dont le nom chinois signifie « fleur d’or et d’argent, » par allusion à ses variations de couleur ; le Begonia discolor, vert en dessus, garni de nervures pourprées en dessous ; l’Hortensia qui, introduit en Europe par lord Macartney, reçut du botaniste Commerson le nom de Mme Hortense Lepante, femme d’un horloger fort connu ; notre Camélia, que les Chinois nomment fleur de thé ; enfin, le Nerine sarniensis, qui, dans notre nomenclature, porte le nom de l’île de Guernesey, parce qu’un vaisseau qui rapportait en Angleterre des bulbes de cette élégante amaryllidée ayant échoué presque en vue de sa patrie, ces bulbes, portés par le flot sur les côtes sablonneuses de l’île, s’y fixèrent et s’y maintinrent à la faveur de la douce température que lui assure le courant venant du golfe des Antilles.

Telles sont, pour la flore herbacée au moins, les principaux élémens de ces jardins chinois dont on n’a vu que de mauvais spécimens au Trocadéro en 1878, et qui nous paraîtraient moins disgracieux et plus étranges à la fois dans leur cadre national. Il est vrai que le goût des Orientaux s’écarte ici beaucoup du nôtre. Nous sommes désagréablement affectés des soins qu’ils prennent pour diminuer la taille de tous les végétaux. Les missionnaires assurent qu’ils ont vu des cyprès et des pins qui n’avaient pas plus de deux pieds de haut, quoique âgés de quarante ans, et bien proportionnés de toutes leurs parties. C’est un moyen de s’assurer la possession d’un grand nombre de types dans un étroit espace, ce qui est précieux dans un pays où les jardins sont si recherchés et la propriété si morcelée. C’est aussi là, en Chine, un des effets du culte de la vie de famille, et si l’étranger demeure peu charmé devant cette nature rabougrie, arrêtée à plaisir dans son développement, il pourra au moins en extraire la pensée morale qui a créé ces chefs-d’œuvre d’une patience infinie. À force d’énergie et de volonté, ils obtiennent partout où ils le veulent les plantes les plus rebelles, et dans la nature un peu faussée de leurs parterres, savent imiter en petit les lacs, les rochers, les rivières et même les montagnes. Mais ils ont aussi leurs jardins paysagers : c’est autour des tombeaux et surtout autour des pagodes, dans ces centres singuliers de civilisation, qui sont à la fois des lieux de prière, des magasins pour la récolte des simples, et des haras pour la conservation des quadrupèdes, le tout à moins de frais que chez nous. C’est dans ces jardins d’acclimatation de l’extrême Orient que l’on peut admirer dès l’entrée ces avenues de bambous dont les nœuds évidés laissent des niches pour les idoles ; puis, en exemplaires magnifiques, le grand Thuya d’Orient dont le bois odorant et incorruptible sert à la construction des cercueils et donne, réduit en poudre, des bâtonnets aromatiques que l’on brille devant les statues des divinités ; le Sapin à longs cônes dressés, spontané dans le nord-ouest, que M. L’abbé David a nommé Abies sacra ; le Chêne à feuilles de Châtaignier, qui porte du gui en Chine ; le Gingko à feuilles d’Adiante ; le Saule pleureur et le Cyprès funèbre, dont les feuilles claires se détachent sur le fond noir des pins, tous deux aux branches pendantes et d’un aspect lugubre ; le inus Bungeana, qui acquiert des dimensions énormes, et dont le tronc avec l’âge blanchit si bien que l’on le croirait passé à la chaux. Nous ne pouvons que nous figurer l’effet de cette grande et sévère végétation, entremêlée de statuettes et de colonnettes de marbre et entourant les toitures en conques relevées de la pagode ; mais il serait relativement facile à quelque grand propriétaire, curieux de végétation exotique et d’introductions nouvelles, d’offrir à ses concitoyens le spectacle de ces beautés naturelles. Il lui suffirait de se modeler sur les exemples donnés dans le domaine de Segrez par M. Alph. Lavallée, le président de la Société nationale d’horticulture. Les végétaux nécessaires (nous parlons ici du nord de la Chine) ne sont pas aussi difficiles à obtenir qu’on le penserait. Nous en avons vu la plupart dans les plantations créées depuis bientôt quarante ans par l’industrie persévérante de M. Oudin aux environs de Lisieux, sur un plateau où la douceur du climat maritime a conservé les bambous pendant l’hiver 1879-1880. Mais lorsque ce patriarche de l’arboriculture française nous promenait l’an dernier dans ses 30 hectares de pépinières, en nous racontant qu’un jour Alexandre Dumas, venu chez lui pour quelques heures, y était demeuré pendant un mois, nous ne soupçonnions guère qu’il serait enlevé quelques semaines après à l’affection des siens et qu’il ne pourrait lire ces lignes de souvenir.

Outre les grands arbres que nous venons de citer, le créateur d’un jardin paysager chinois aurait à sa disposition soit des essences de taille à ombrager l’édifice central, comme l’Ailante et le Cedrela sinensis, la Sapinette de Mongolie, réservée aux princes de l’empire, le Cunninghamia, qui porte le nom de James Cunningham, le premier Européen qui rapporta un herbier recueilli en Chine (1698-1702), etc. ; — soit, parmi les arbres de deuxième grandeur : le Paulownia, dont le bois se prête si bien à recevoir le vernis, le Pistachier de Chine, cinq ou six espèces de Magnolia à fleurs d’un blanc par, ou bien lactées à l’intérieur et violettes au dehors ; le Catalpa Bungeana, des Légumineuses comme le Sophora et le Gledhschia, dont les fruits fournissent du savon ; — soit des arbrisseaux à feuilles persistantes, entières comme les Lauriers-tins, les Fusains et les Houx dont le bois se sculpte si bien, ou à dents aiguës comme les Epines-vinettes ; à fleur odorante comme le Chimonanthus, éclatante de pourpre comme le Cognassier d’Orient, ou de blancheur comme le Xanthocère à feuilles de Sorbier, savamment reproduit au Plessis-Piquet par un horticulteur bien connu, M. Malet, le maire de ce charmant village ; — soit des sous-arbrisseaux florifères, comme le Forsythia, dont les fleurs jaunes précèdent les feuilles ; le Weigela rosea, toute la tribu des Spirées, les Deutzia, les Hydrangea, dont l’Hortensia n’est qu’une espèce, etc. On laisserait grimper au tronc de ces arbres, ramper entre les branches de ces arbustes, se suspendre aux colonnettes des kiosques les guirlandes bleues de la Glycine, les sarmens de la Vigne vierge et de la Clématite de Mongolie, ou les rameaux du Rosa Banksiœ, surchargés de petites fleurs doubles d’un jaune pâle : sur les rocailles on verrait, selon l’humidité de l’air, se fermer ou s’ouvrir les rosettes du Selaginella involvens, un véritable nid d’oiseau tout fait, et l’on ménagerait une grotte aux parois suintantes d’où tomberaient les frondes d’une délicate fougère, l’Adiantum. Capillus Junonis, tandis que l’on émaillerait les parterres des fleurs blanches ou rosées de l’Anémone du Japon, des fleurs violettes du Lespedeza ou des fleurs jaunes de l’Hypericum patulum.

La seule difficulté réelle, pour cette belle entreprise d’imitation, serait de trouver des jardiniers. Il faudrait les faire venir de Chine avec les plantes. Il n’existe, en ef1er et, dans aucun pays de l’Europe, des gens aussi habiles à multiplier et même à améliorer. Ils ont des procédés à eux. Nos jardiniers ignorent l’usage des planches à demi pourries, qu’on perce de trous remplis de terre pour assurer la germination et le bouturage, et qu’on brise quand la reprise du plant est assurée. Ils sont loin assurément de pratiquer la greffe d’une manière aussi hardie. Cette opération horticole est effectuée par les Chinois entre espèces fort différentes. Ils insèrent avec succès le Chrysanthème sur l’Armoise, le Chêne sur le Châtaignier, la Vigne sur le Jujubier, le Pêcher sur le Plaqueminier. Ces faits, qui choquent les habitudes de nos horticulteurs et même les convictions de nos botanistes, rappellent ceux que racontait le bon Pline, souvent taxé d’ignorance ou d’hyperbole. Ici, ce ne seraient pas seulement des Romains qu’il faudrait appeler en témoignage ; d’après un passage de l’Agriculture nabatéenne qui nous a été conservé, les jardiniers de l’ancienne Babylone avaient observé déjà le penchant de la Vigne à s’unir au Jujubier. D’ailleurs les succès des Chinois dans ces accouplemens étranges ont été constatés par des observateurs européens. « Ils entent le Cognassier sur l’Oranger, dit le P. Cibot, et obtiennent ainsi un fruit d’une forme oblongue, de la grosseur d’un petit melon, dont la couleur, la chair, les pépins, le goût et l’odeur tiennent de l’orange et du coing. »

Leur habileté horticole a un débouché que nous ignorons. On coupe le buis chez nous, on ne le cultive pas pour la fête des Rameaux. Les Chinois cultivent les plantes dans un dessein pieux. Les étangs et autres pièces d’eau, si abondantes dans un pays où le riz est la principale nourriture, leur servent à obtenir en abondance une magnifique nymphéacée, le Nelumbium spedosum, le Lotus de l’Inde, la plante sacrée des Hindous. Le dieu Bouddha est toujours représenté reposant sur la fleur du lotus, lequel symbolise la vigueur par sa racine, la force expansive par ses larges feuilles, l’esprit souverain par son odeur, l’amour par son éclat. Aussi l’usage est-il général d’offrir aux idoles les belles fleurs roses du Nelumbium au reste, sa culture offre un double avantage, sa racine féculente et ses graines sucrées (les fèves d’Egypte) étant en usage dans la cuisine chinoise. Mais, après la fleur, le fruit. Celui d’une variété de Citronnier, le Citrus cheilocarpa du père Loureiro, que M. Clos, de Toulouse, et M. Heckel, de Marseille, ont observée accidentellement dans notre Midi, consiste dans la séparation des carpelles, qui se disjoignent dès la base du citron et se développent isolément, comparables aux doigts d’une main. Cette main est pour les Chinois celle de leur dieu : Fo-chou-kan signifie la main odorante de Bouddha. Un auteur assure que les jardiniers aident par des ligatures précoces jetées sur le fruit jeune à cette division lucrative du fruit : ils en sont bien capables.

Cette fusion de deux sentimens fort divers, la passion du lucre et la piété, n’a rien qui doive nous étonner profondément. L’amour naïf qu’ils portent aux plantes paraît en effet chez eux une forme du sentiment religieux, dévoyé faute d’aliment. Chaque plante peut être de leur part l’objet d’une sorte d’amour mystique, qui inspire certaines de leurs poésies. Les monumens de leur littérature nous représentent même, comme le rapporte quelque part M. d’Hervev de Saint-Denis, une extase que nos mœurs ne permettent guère de comprendre et qui consiste à s’enivrer de la vue des plantes en cherchant à saisir, par une attention continue, les progrès de leur développement. On ne saurait donc s’étonner du degré d’habileté auquel un goût si exalté a dû conduire leurs horticulteurs. C’est surtout dans la culture de la pivoine arborescente, le mou-tan, que cette habileté et cette passion se sont révélées : greffé des rejetons de belle espérance sur la racine d’un vieux pied, abri contre les chaleurs au moyen de cabanes en paille qui rappellent celles de nos bains de mer, il n’est pas d’excentricité horticole qu’ils n’aient inventée pour s’assurer des races nouvelles de cette plante. Cet engouement a même été censuré par les sages de la nation. Quand le fondateur de la dynastie des Ming eut achevé de chasser les Mogols de l’empire, on vint lui présenter, pendant le voyage où il recevait les félicitations de ses peuples, des mou-tan d’une beauté ravissante. Aussitôt ce prince, comme s’il n’eût pas connu le mou-tan, demanda quelle espèce de fruit succédait à cette belle fleur, et, sans attendre la réponse, commanda que l’on lui en servît dans la saison. Le mandarin préposé à ce service comprit la leçon, et quelque temps après fit présenter à l’empereur, sous le nom de fruit de mou-tan, d’excellentes et magnifiques pêches.

Les empereurs ont du reste encouragé surtout la production, tant dans les potagers et les vergers que dans la grande agriculture. « J’aime mieux, a dit l’empereur Kang-hi dans ses Observations d’histoire naturelle, procurer une nouvelle espèce de fruits ou de grains à mes sujets que de bâtir cent tours de porcelaine. » Deux siècles avant lui, un prince de la dynastie des Ming avait publié un Pen-ts’ao des plantes bonnes à cultiver en temps de disette, après avoir consulté l’expérience des paysans et des fermiers. Mais l’enseignement agricole remonte en Chine encore bien plus haut, jusqu’au divin Chen-nung, qui sema le premier les céréales. C’est en mémoire de ce fondateur que tous les ans, à l’équinoxe du printemps, le Fils du Ciel, habillé de vêtemens jaunes et manœuvrant une charrue que traîne un bœuf de la même teinte, s’en vient, précédé du maire de Pékin et suivi d’un cortège de princes et de mandarins, semer officiellement les cinq céréales. Cela est décrit dans tous les livres qui traitent de la Chine ; on s’est même évertué à déterminer les cinq céréales semées ainsi, sans comprendre la valeur idéale de ce nombre cinq, fondamental chez les Chinois. Ils ont les cinq élémens (l’eau, le feu, le bois, les métaux et la terre), les cinq fruits, les cinq facultés, les cinq félicités, etc. Le pied chinois (wéi) est divisé en cinq tsun ou pouces. Il ne pouvait y avoir, dans une cérémonie d’un caractère avant tout religieux, que cinq céréales. Effectivement l’empereur, ou du moins les laboureurs qui accompagnent le cortège officiel, n’en sèment ce jour-là que cinq. D’après Ssu-ma ts’ien, l’Hérodote chinois, les cinq céréales que sema l’empereur Chen-nung étaient le riz, le blé, les deux millets et le soja. M. Bretschneider a été informé par le mandarin préposé au temple de l’Agriculture, dans la partie sud de Pékin, que dans la cérémonie des semailles on emploie aujourd’hui le riz, le blé, la sétaire ou millet barbu, le sorgho et le soja. Mais il importe de remarquer que, dans les livres chinois, on ne lit pas précisément les cinq grains, mais les wu-ku. Le caractère ku a une valeur générique. On pourrait traduire les « cinq genres de grains, » et c’est le cas de rappeler que le genre embrasse des espèces. Il y a trois espèces de riz, le riz humide, le riz sec (qui dans la culture se contente d’une humidité moindre,) et le riz glutineux, qui contient de la dextrine. Le genre du blé, maï en chinois, contient notre froment, notre orge et le sarrasin, le blé noir de nos paysans. Les deux groupes de millet, celui du millet barbu et celui du millet des oiseaux, contiennent aussi chacun plusieurs espèces, entre autres, dans le second, une espèce, le mei-dz, de Pékin, dont le grain bouilli dans l’eau est la nourriture du pauvre. Enfin, dans le groupe du soja, outre cette légumineuse dont M. Pailleux poursuit libéralement l’acclimatation, il faudrait comprendre aussi d’autres plantes de la même famille, notamment un haricot (Phascolus radiatus), dont on réduit les grains en farine ; cette farine, mêlée à du plâtre, constitue le fromage chinois, si favorable à l’élève des oiseaux-pêcheurs.

Bien entendu, il y a des plantes qui ne rentrent dans aucune de ces catégories, comme l’Amarante, dont les graines sont alimentaires, et comme la Canne à sucre introduite depuis longtemps. Il y en a bien d’autres dans la culture potagère. De tout temps, les Chinois ont déployé l’activité la plus ingénieuse pour s’assurer leur nourriture aux dépens du règne végétal, soit des plantes qu’on ne cultive pas (comme les algues, auxquelles ils demandent de la gélatine ou un condiment salé, comme notre Fougère-aigle, dont le jeune rhizome leur fournit de la fécule), soit surtout de celles qu’ils peuvent perfectionner dans leurs jardins. On trouve dans ces cultures domestiques non-seulement la plupart de nos racines comestibles (carottes, navets, radis, raiforts, oignons, ciboules) et de nos salades, mais quelques légumes spéciaux, comme la Baselle, qui joue le rôle de nos épinards, le Chou chinois, dont les graines fournissent de l’huile, le Colza, dont les jeunes pousses sont servies en marinade comme celles de la moutarde ; des fruits analogues à nos melons et à nos concombres ; des aubergines énormes ; des tubercules comme ceux d’un Stachys, de la patate, laquelle se vend bouillie en plein vent, comme nos pommes de terre. On ne multiplie guère celles-ci que pour l’usage des Européens. Si le jardin contient un cours d’eau, ce qui est fréquent, on y cultivera selon le degré de submersion, et quelquefois même à l’état sauvage, soit des Graminées aquatiques comme l’Hydropyrum, dont on mange le bourgeon terminal ; soit des Nymphéacées comme le Nélumbo d’Égypte cité plus haut, ou l’Euryale ferox, la « tête de coq » des Chinois, dont toutes les parties fournissent une fécule alimentaire ; soit des Cucurbitacées comme la Pastèque, soit les rhizomes d’un Typha, les tubercules du Taro, ceux d’une Sagittaire ou ceux de L’Heleocharis tuherosa ; soit encore une châtaigne d’eau spéciale, parfois d’un rouge écarlate, que l’on recueille en automne d’une manière pittoresque bien décrite par M. Fauvel, l’un des naturalistes qui ont le mieux vu la Chine. Hommes, femmes et enfans s’embarquent sur les canaux dans des baquets que l’on pousse avec un grand bambou tout autour des îlots nageans de la châtaigne, et qui chavirent assez souvent au grand amusement de tout le monde. Dans certains endroits on observera une culture singulière de champignons. Ces cryptogames sont fort prisés en Chine, et ce n’est pas seulement pour leurs propriétés nutritives. Un agaric, nommé lin-tchi, qui se ramifie en arrivant à l’air libre et qui est alimentaire, est d’un tissu assez sec pour se conserver à peu près tel qu’on le cueille quand on l’a choisi mûr. Aussi les anciens auteurs l’avaient-ils pris pour symbole de l’immortalité. Les bonzes en font la base de leur ambroisie, et de même que les prêtres de la doctrine du Tao, ils représentent leurs dieux avec un lin-tchi à la main. Un autre champignon voisin de nos morilles, un Clathrus auquel Sprengel a conservé son nom chinois de mokusin, est aussi fort recherché. La culture de ces cryptogames repose sur la connaissance des arbres qui les portent. Ce sont ces arbres que l’on met en terre, ou sinon des morceaux pourris de leur bois, en butant autour d’eux un talus qui se couvre de champignons aussi lucratifs et aussi innocens que ceux de nos halles.

Mais c’est surtout le verger chinois qu’il faut examiner, en distinguant les productions du Midi de celles du Nord. Les fruits du Midi nous intéressent moins : Dattiers, Papayers, Cocotiers, Manguiers, Mangoustans, Bananiers, Arbres à pain. Ananas, tous ces végétaux des tropiques n’ont rien de particulier à la Chine. Seulement, il importe de ne pas oublier que sur bien des points du Yün-nan, comme la vérifié M. le docteur Thorel, l’un des survivans de l’expédition de Francis Garnier, il existe entre les vallées et les plateaux qui les dominent de telles différences d’altitude que, sur le marché d’une même ville, on peut acheter des fruits du Midi et des fruits du Nord. Les principaux de ceux-ci sont d’abord les cinq fruits, savoir : la pêche, l’abricot, la prune, la châtaigne et le jujube. L’arbre fruitier le plus important de la Chine est certainement le Pécher, qui, selon toute apparence, en est originaire, comme l’a reconnu M. de Candolle, et que sa floraison hivernale a fait le symbole de l’amour, si souvent cité dans les romans chinois, et aussi de la fidélité. L’un de ces romans, où deux botanistes à la recherche des simples rencontrent des déesses dans une grotte bientôt comparable à celle de Didon, s’appelle la Grotte des pêchers. Le plus célèbre des romans historiques de la Chine, en racontant la révolte des Bonnets jaunes, montre les trois amis qui s’unissent pour venger les maux de la patrie, échangeant leurs sermons non sur le sommet d’un Grütli quelconque, mais « dans le jardin des pêchers. » D’après une légende qui fait foi au Céleste-Empire, les fruits du pêcher fan-t’ao procurent l’immortalité aux heureux qui en mangent. Ces fruits sont allongés en pointe comme ceux qui sont peints sur les fresques d’Herculanum. L’abricot a moins de valeur, le type cultivé du moins, sauf la variété qu’on conserve à Tian-Chan, près de Pékin, pour la table de l’empereur ; mais l’Abricotier sauvage a dans l’économie domestique un rôle qui nous surprend. On lit, à cet égard, dans l’Histoire de la province de Chen-si, des détails curieux. Un médecin charitable et très habile, qui vivait vers le milieu du XIVe siècle, ne recevait point d’honoraires pour ses ordonnances et ses remèdes. Attendri par la misère des paysans de son village et désireux de les soulager, il exigeait seulement de ses malades qu’ils plantassent chacun un Abricotier sauvage sur une colline nue et stérile qui appartenait à la commune. Au bout de quinze ans, la colline s’était insensiblement recouverte d’abricotiers. Le bon médecin assembla les gens du village et leur dit : « Les abricotiers qu’on a plantés à ma prière sur la colline de l’est la couvrent maintenant de leur ombre : que la commune se charge d’entretenir cette plantation. L’huile qu’elle en retirera suffira non-seulement pour payer un médecin et les remèdes aussi, mais encore pour soutenir les orphelins et les vieillards. » Et il fut fait comme le médecin le demandait : touchant emploi des noyaux d’abricot et de leur huile, dont l’usage est vulgaire en Chine.

On trouve encore dans les vergers chinois un grand nombre de fruits, ceux du Bibassier, plusieurs primes, une bonne poire blanche et ronde comme notre bergamote, les baies du Myrica rubra, qui remplacent assez bien notre fraise et qu’on pourrait confondre avec des arbouses ; mais, pour l’usage populaire, rien n’égale les kakis et les oranges. Les kakis (ce fruit nous vient surtout du Japon) sont nommés cheu-dze en Chine ; ils sont produits par des Diospyros, comme ceux du Diospyros Lotus, qu’on suppose avoir été l’arbre des lotophages. Le cheu-dze est, à proprement parler, la figue des Chinois ; à l’état frais, il a la couleur d’une orange ; mais quand il est sec, il prend la forme d’un disque. On en réunit ainsi un grand nombre, qu’on enfile en chapelet : conserve très sucrée et précieuse pour les voyages. Le cheu-dze est un des fruits dont l’acclimatation, déjà commencée par M. Dupont, paraît le plus utile à poursuivre. Quant aux oranges, il existe en Chine une grande variété de ces fruits d’or ou kin-kü, depuis les pamplemousses, (yus) jusqu’aux mandarines nommées kan, c’est-à-dire parfum. Nous n’avons pas besoin de rappeler qu’on les fait confire.

Tel est l’aperçu simplement sommaire des ressources que l’admirable industrie de ce peuple a tirées des richesses naturelles de son sol en vue de l’alimentation. Encore n’avons-nous pas parlé du mauvais alcool des graines du sorgho, ni du thé, dont la culture a défrayé tant de publications, culture immense qui cependant ne suffit pas à la consommation, puisque, d’après le témoignage d’un missionnaire, depuis que le commerce en demande une si grande quantité, on y mêle une large proportion de plantes étrangères. Il est à espérer que les plantations de thé faites par l’administration anglaise sur les pentes de l’Himalaya obvieront à cette falsification, en attendant que l’on puisse introduire dans les régions montagneuses de notre Dauphiné, sinon le Thea viridis lui-même, du moins une autre espèce du même genre, à feuilles velues, habitant un climat plus rude entre la Chine et le Tibet, et que le même missionnaire a découverte pendant un voyage des plus pénibles dans la principauté de Moupin, régie par un de ces chefs indépendans, tyranneaux de leur localité, que les jeunes Chinois du pays instruits dans les écoles catholiques aux rudimens du latin appellent du nom de regulus. Le missionnaire dont nous rappelons ici les fatigues et les travaux n’est autre que le père Armand David, membre correspondant de l’Académie des sciences pour la section de zoologie, dont les recherches ont fourni à M. Blanchard des articles encore présens à la mémoire de nos lecteurs, et dont la science n’a d’égale que sa modestie. C’est dans les voyages de ce prêtre éminent[3], qui, s’il n’est pas devenu le martyr de la foi chrétienne, a été du moins celui de la science, qu’il faudrait apprendre, des yeux d’un témoin de bonne foi, bien des détails que la nécessité d’une exposition rapide empêche de retracer ici.

Il faudrait, en effet, un volume pour continuer cet hommage à l’activité chinoise, en appréciant les différentes cultures établies en vue d’un but industriel au milieu des céréales, dans cette immense plaine qui s’étend à l’orient de l’Asie entre les deux grands fleuves, et où les édits des empereurs ont fait abattre les arbres. On n’en trouve que sur les tombeaux, où ils sont soigneusement respectés, du moins jusqu’à un changement de dynastie. Indépendamment des cultures spéciales, comme les cultures médicales d’Aconit et les champs, mortels aux abeilles, du Pavot à opium, de jour en jour plus envahissant, il faudrait étudier les plantes à huile, telles que l’Arachide, le Sésame, le Ricin (il s’agit ici d’éclairage) ; les arbres à vomis, tels que le Rhus vernix et l’Elœococca, dont le suc jouit de propriétés insecticides et s’unit au précédent pour constituer la fameuse laque admirée du monde entier ; les arbres à suif ou à cire, sur lesquels ont tant écrit les anciens missionnaires et que multiplient les prescriptions de la religion bouddhique, car ce serait un péché grave de brûler sur les autels un suif de provenance animale. Consacrons du moins en terminant quelques lignes au Bambou, aux plantes textiles et aux plantes tinctoriales.

Le Bambou se voit partout en Chine, où il sert aux usages les plus divers. Il s’adapte particulièrement au climat, se plaît dans les parties chaudes et peut, dans les parties septentrionales, supporter une période plus réduite de végétation à cause de la rapidité de sa croissance. D’après les mesures qu’a prises Robert Fortune, qui fut envoyé, il y a une trentaine d’années, par le gouvernement anglais, pour étudier les ressources végétales du pays, la hauteur d’un tronc vigoureux de bambou y augmente en vingt-quatre heures de 0m,6 à 0m,9. Le tronc de cette Graminée, notamment de l’espèce qu’on plante auprès des pagodes, atteint en peu de mois 20 mètres de hauteur, privé de branches jusqu’au tiers. Le seul malheur de l’espèce, même sous le climat qui lui convient le mieux, c’est qu’elle meurt après sa floraison. Chose remarquable, tous les rameaux pris comme boutures à un Bambou meurent aussi, à ce qu’on affirme, quand le pied mère a fleuri et terminé sa vie. Dans sa jeunesse, le bambou qui sort de terre, semblable à une sorte d’asperge, constitue l’un des légumes les plus appréciés dans le pays. Quand ses pousses ont un an d’âge, on les fait macérer dans de l’eau de chaux, puis on les réduit en filasse ou en pulpe, selon qu’on veut en faire des cordes ou du papier. D’autres fois, en coupant les lanières de la plante dans le sens de sa longueur et en les tressant, on obtient les câbles dont on se sert pour haler les navires. Les feuilles, quand elles sont larges et fermes, sont employées à faire de jolis éventails. Mais les usages les plus importans sont ceux qu’on tire des troncs et des rameaux, selon leur grosseur. Le bambou fournit les petits bâtons qui tiennent lieu, dans le Céleste-Empire, de cuiller et de fourchette ; il fournit aussi des mâts et des vergues ; en unissant entre elles ses tiges, on en obtient même des voiles, et les annales de la Chine nous parlent d’un petit bateau creusé de toutes pièces dans le tronc d’un gros bambou. Tous les ustensiles de vannerie utiles à l’économie domestique peuvent se faire avec cette Graminée, paniers, treillages, claies, tamis ; lignes et barrages pour prendre le poisson ; même les charrues, les herses et autres outils agricoles. Ses longues tiges fistuleuses sont des tuyaux tout faits qui conduisent l’eau sur les terres ou dans l’intérieur des maisons, où mille objets sculptés en bambou attirent l’attention de l’étranger. M. Vidal a dressé une liste de ces usages multiples. M. Renard, jadis délégué du commerce français en Chine, avait rapporté une foule de curiosités fabriquées surtout avec le Bambou carré, dont il a orné sa retraite du parc d’En-bas dans la forêt de Rambouillet. Les voyageurs sont unanimes à nous représenter que, toute sa vie, comme l’a dit M. d’Hervey de Saint-Denis, le Chinois dépend du bambou ; la mort même ne l’affranchit point de cette dépendance ; on le porte au cimetière sur un brancard de bambous, et c’est encore le bambou qui, avec les pins, les sapins et les cyprès, jette sur sa dernière demeure l’ombre de ses rameaux.

Cette Graminée, nous l’avons vu, fait déjà partie des textiles, que nous ne faisons que rappeler. Mais c’est un textile médiocre. Le papier végétal, et celui qu’on nomme si improprement papier de riz, provient tant du Mûrier à papier, le Broussonnetia papyrifera, que d’une araliacée très voisine de celle qu’on cultive dans les jardinières sous le nom d’Aralia japonica, le Fatsia papyrifera. Le papier du Fatsia est fourni par la moelle de l’arbre, dont les cylindres sont découpés suivant une direction spiralée en plaques larges et minces qui sont ultérieurement égalisées et aplaties. Parmi les textiles proprement dits, on ne veut mentionner ici que le Chanvre, le Haricot-chanvre et le Cotonnier, auquel on doit les beaux tissus de Nankin. Une source moins connue du tissu fibreux est fournie par des Palmiers, par le Chamœrops, que les voyageurs nomment le Palmier à chanvre, bien voisin du Chamœrops qui donne en Algérie le crin végétal, et par un Caryota, le kuang-lang-tsu du sud de la Chine, dont le tronc contient aussi une moelle savoureuse. Dans le nord, l’Hibiscus tiliaceus est abondamment cultivé le long des cours d’eau, où il atteint une hauteur de 10 pieds, avec des feuilles de 1 pied 1/2 de diamètre, et sert à la confection des cordages. Il y a bien encore d’autres textiles en Chine ; nous en parlerons d’autant moins qu’ils ont été plus vulgarisés ; nous voulons parler des Orties de la Chine ou Bœhmeria, le China-grass et la Ramie[4], dont les feuilles fournissent une filasse apte au peignage et bien anciennement connue, s’il faut, avec M. de La Blanchère, lui rapporter le vers des Géorgiques :


Velleraque ut foliis depectant tenuia Seres.


En tout cas, ce n’est probablement pas, comme on l’a cru si longtemps, un ver à soie dont la riche toison venait sur les rives du Phase s’échanger contre les marchandises de l’Occident.

La soie est d’autant plus utile aux Chinois qu’ils possèdent pour la teindre un plus grand nombre de matières. Indépendamment des substances minérales, d’ailleurs presque exclusivement réservées aux peintres et aux dessinateurs, le nombre et la valeur des principes colorans qu’ils ont pu extraire du règne végétal sont d’une importance extrême. Ils lui ont même demandé des mordans. Ils retirent d’un arbrisseau, leur kou-chou, probablement le Rhus sinensis, un fait dans lequel on trempe le pinceau pour dessiner des enluminures ; aussitôt le dessin tracé, on applique sur la page une feuille d’or, qui se fixe sur les lignes imprégnées de ce lait. Les Chinois, qui ont tous les cheveux noirs, savent aussi teindre les cheveux des Européens qu’ils veulent déguiser ; des néophytes l’ont fait, à ce que l’on rapporte, pour leurs prêtres chrétiens, à l’aide d’un procédé étrange qui consiste à avaler pendant un mois ou six semaines un breuvage composé de sucs végétaux.

Les couleurs de teinture ordinaires ont été étudiées dans un mémoire spécial par M. O. Debeaux, qui accompagna, il y a déjà près de vingt ans, notre corps expéditionnaire en Chine, comme pharmacien-major. Ces couleurs sont le bleu, le vert, le gris, le noir, le rouge et le jaune. Le bleu est obtenu sur une large échelle agricole, de l’indigo dans le Midi, et dans le Nord du Polygonum tinctorium, dont les larges feuilles et les épis rouges ornent nos plates-bandes. Le vert est fourni par le lo kao, c’est-à-dire par deux arbustes voisins de notre Nerprun, qui ont fourni à M. Natalis Rondot les élémens de recherches spéciales et qu’on a pu voir vivans en 1858 et 1859, à Lyon, dont la chambre de commerce s’était vivement intéressée à ce procédé, et à Blanquefort, près de Bordeaux, chez M. Delisse. Le gris est obtenu par des noix de galle recueillies sur diverses plantes ; pour la teinture en noir, le suc de ces galles est combiné avec celui de l’indigo ou avec des solutions ferrugineuses. Le rouge, une couleur officielle dans les cérémonies, est tiré de la Garance, du Carthame, des racines du Touniefortia argusina, Borraginée voisine de nos Héliotropes, qui émaille de ses fleurs les champs des environs de Pékin. Le jaune enfin est la nuance la plus importante ; on le demande non-seulement à la racine du Curcuma, mais encore à l’écorce bouillie du Pterocarpus flacus, aux fruits orangés du Gardénia radicans, aux fleurs du Sophora, à la gomme-gutte, à un Réséda, aux fleurs du safran. Le Curcuma seul donne le kiang-hoang, c’est à-dire le jaune impérial, Nous avons vu l’usage fait de cette couleur dans la grande cérémonie du labourage. Elle est, en effet, réservée à l’empereur, qui ne se montre en public que vêtu d’habits et entouré d’ustensiles rayonnant de cette teinte solaire, comme il convient au Fils du Ciel. Cela nous paraît bien puéril. Sachons cependant tenir compte des différences fondamentales établies dès l’origine de l’humanité entre des races aussi différentes par tous leurs usages, même par les conceptions de leur esprit. Admettons que nous devons les étonner autant qu’ils nous étonnent, et constatons qu’après avoir vaincu les difficultés de leur idiome, nous rencontrons un génie scientifique et industriel tout spécial, digne du plus réel intérêt, chez ce peuple qui a été plus d’une fois déjà l’ami sincère de la France. Certaines traces de cette amitié ont disparu, même du sol qui les portait. On ne trouve plus en Chine la vigne introduite par les premiers missionnaires, si ce D’est dans les jardins du cimetière catholique où reposent, respectées de tous, les cendres de ces savans prêtres qui étaient venus apporter tant de bienfaits. Les caractères nouveaux que l’empereur Kang-hi, leur élève, avait inventés pour écrire sous leur inspiration des traités scientifiques, ne sont plus guère compris que d’un très petit nombre de dignitaires. La Chine se plaît dans une immobilité apparente, et des malheurs encore récens lui ont fait éprouver, non sans raison, quelque éloignement pour les nations de « l’extrême Occident. » Cependant aujourd’hui on n’ignore pas qu’une certaine initiation est demandée par elle à l’Europe, et les mandarins qui gouvernent la province du Yün-nan n’ont pas dû oublier encore qu’au lendemain de nos désastres, des ingénieurs français les ont aidés à créer un arsenal de guerre contre les musulmans révoltés[5] et à exploiter les richesses métallurgiques de leur sol. L’ouverture de la voie du fleuve Rouge était alors également désirée par les négocians français et par les négocians chinois, et il est encore à espérer que les représentans des deux nations s’aideront de ces souvenirs pour cimenter sur de nouvelles bases, sur l’estime comme sur l’intérêt, une alliance profitable à chacune d’elles.


EUG. FOURNIER.

  1. C’est-à-dire Si-ngan-fou, dans la province actuelle du Chen-Si.
  2. Le mot latin ricinus désigne à la fois la plante et l’insecte.
  3. Les deux premiers voyages ont été publiés dans les Annales du Museum.
  4. Voyez les Recherches sur l’agriculture et l’horticulture des Chinois, de M. d’Hervey de Saint-Denis, p. 172 et suiv.
  5. Voyez Émile Rocher, la Province chinoise du Yün-nan, 2 vol. Paris, 1879-18Î0 Ernest Leroux.