La Bouquetière de Tivoli/Chapitre 03

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La Bouquetière de Tivoli (Les Incendiaires)
L. de Potter (tome Ip. 71-110).


CHAPITRE TROISIÈME


La nuit avait été froide et la neige avait durci.

Madame Solérol qui, certes, en sortant de sa chambre, était loin de se douter qu’elle n’y rentrerait pas, madame Solérol, disons-nous, était chaussée de petits souliers très-minces, et à peine vêtue d’une robe de coin de feu.

L’air du matin était glacé.

Le capitaine lui jeta son manteau sur les épaules et lui dit :

Si vous êtes lasse, madame, je vous porterai.

— Mais où allons-nous ? fit-elle encore émue.

— Retrouver Henri.

— Il n’est pas aux Roches, monsieur, il ne peut pas y être.

— Pourquoi cela, madame ?

— Mais parce qu’il m’a quittée, il n’y a pas une heure, en me disant qu’il retournait à la Ravaudière, où il vous avait laissé.

— Mais il ignorait l’incendie.

— Il était dans mon boudoir, dit madame Solérol, quand, s’approchant de la croisée, il a vu une lueur immense s’élever au-dessus des arbres du parc.

— Il connaît trop le pays pour se tromper.

— C’est la Ravaudière qui brûle ! m’a-t-il dit… Et il a couru à la Ravaudière…

— Madame, répondit le capitaine, de la Ravaudière Henri reviendra aux Roches.

— Oui… si… d’ici là…

Elle s’arrêta hésitante, étreinte par l’angoisse et la sueur au front.

— D’ici là ? insista le capitaine.

— Il n’a pas été… arrêté…

— Arrêté ?

— Oui.

— Par qui ?

— Par les gendarmes… Ah ! s’écria Hélène, je vois à votre air stupéfait que vous ne savez rien.

— Que pourrais-je savoir ?

— Que mon mari est un misérable, dit-elle avec force.

— Ça je le sais, fit Bernier.

— Et qu’il a tendu un piège infâme à Henri…

Les paroles de madame Solérol s’accordaient si bien avec les confidences de Jacomet au capitaine que celui-ci, s’il eût douté encore, se fût trouvé tout à coup convaincu.

— Eh bien ! dit-il, allons à la Ravaudière.

La Ravaudière était située au nord-ouest des Roches, de l’autre côté de la petite colline brisée qui descendait en pente douce jusqu’à cette roche taillée à pic sur laquelle était bâti le manoir au bord de l’Yonne.

Le capitaine et madame Solérol qui avaient pris le sentier qui se dirigeait au midi, vers les Roches, à travers les taillis et les futaies, allaient donc rebrousser chemin et prendre pour étoile polaire cette lueur rougeâtre qui planait au-dessus du bois et luttait maintenant d’éclat avec les premiers feux de l’aurore, quand tous deux s’arrêtèrent brusquement.

Un coup de fusil, puis un second s’étaient fait entendre, au midi, du côté des Roches. Et comme ils écoutaient, anxieux, de nouvelles détonations retentirent.

Puis, ce fut comme un feu roulant de peloton.

— C’est aux Roches ! s’écria Hélène… On se bat aux Roches, ah !… venez, venez !

Le capitaine posa son fusil en bandoulière et, pour aller plus vite, il prit la jeune femme dans ses bras et se mit à courir.

Les coups de feu se succédaient.

Le capitaine courait à perdre haleine.

Enfin, toujours chargé de son fardeau, il atteignit la lisière de la forêt et s’arrêta un moment, fixant un œil hébété sur le spectacle qu’il avait devant lui.

Le manoir des Roches était enveloppé d’un nuage de fumée.

On eût dit un de ces épais brouillards qui montent des fleuves le matin, et couvrent les rives d’un voile impénétrable, si de temps à autre, de seconde en seconde, un éclair rougeâtre ne l’avait traversé.

— Vous voyez bien qu’on se bat ! s’écria madame Solérol, vous le voyez bien !…

Et glissant des bras du capitaine, elle s’élança seule en avant.

Bernier la suivit.

À cent pas des murs du château, les premiers rayons du soleil éclairèrent tout à coup les mousquets et les buffleteries des soldats de ligne qui venaient de commencer dans toutes les règles de l’art le siège du château.

— Monsieur, dit Hélène éperdue, je devine ce qui s’est passé. Henri a été poursuivi ; il s’est réfugié aux Roches…

— C’est à peu près certain, dit le capitaine.

— Et, mort ou vif, ils veulent le prendre !

— Heureusement, dit le capitaine, que sur un mot de moi, le feu va cesser ! Donnez-moi votre mouchoir.

Bernier prit le mouchoir blanc que lui tendit Hélène, et il le mit au bout de son fusil.

Puis il agita le fusil au-dessus de sa tête.

L’officier qui commandait le détachement de soldats aperçut ce signal et donna ordre de suspendre le feu.

En même temps, les fenêtres du château cessèrent de vomir des balles, et le nuage de fumée se dissipa.

Alors Victor Bernier marcha droit aux soldats et leur cria :

— Bas les armes !

Mais l’officier qui les commandait s’approcha et regarda le capitaine avec étonnement.

— De quel droit, lui dit-il, donnez-vous des ordres ici, monsieur ?

— Je suis le capitaine Bernier

À ce nom, l’officier, qui n’était que lieutenant, s’inclina et fit le salut militaire.

— Monsieur, poursuivit Bernier, je vais vous demander quelques explications ; mais, d’abord, ordonnez à vos soldats de se retirer.

— Monsieur, répondit le lieutenant, j’ai reçu des ordres…

— De qui ?

— Du colonel qui commande à Auxerre.

— Quels sont ces ordres ?

— Nous sommes venus camper cette nuit à quelques centaines de pas d’une ferme qui devait être incendiée.

— La Ravaudière ?

— Justement.

— Comment le saviez-vous ?

— L’autorité avait été prévenue.

— Après ?

— Quand le feu a pris, nous sommes accourus.

— Mais, dit Bernier, il me semble que la ferme dont vous parlez, est assez loin d’ici.

— À une lieue au moins.

— Eh bien ! que venez-vous faire sous les murs de cette habitation.

— Y traquer le chef des incendiaires qui s’y est réfugié.

— En êtes-vous certain ?

L’officier étendit la main vers la demi-douzaine de cadavres qui jonchaient déjà le champ de bataille.

— En voici la preuve, dit-il.

— Et ce chef, comment le nommez-vous ? demanda encore Bernier.

— C’est le maître de ce château.

— Monsieur, dit sévèrement le capitaine, vous êtes dans une erreur profonde.

— Oh ! dit le lieutenant.

— Et je vous ordonne de vous retirer…

Madame Solérol était à côté du capitaine, et, son mouchoir à la main, elle faisait des signaux à Henri, qui venait de se montrer à une fenêtre du manoir des Roches.

— Retirez-vous, répéta le capitaine.

— Monsieur dit l’officier avec fermeté, vous êtes, me dites-vous, le capitaine Bernier ?

— Oui.

— Je suis votre inférieur, je devrais vous obéir, mais je ne le puis.

— Pourquoi ?

— Parce que j’ai des instructions minutieuses.

— De qui ?

— Du colonel qui commande à Auxerre.

Bernier était soldat, et il comprenait toute la sagesse des paroles de l’officier.

— Monsieur, répondit-il, j’ai sur moi un ordre signé Barras, le premier directeur, comme vous savez…

Le lieutenant s’inclina.

— Si cet ordre était transmis au colonel, il viendrait se mettre à ma disposition.

— C’est possible, dit l’officier, mais le colonel n’est pas ici.

— Mais, dit Bernier, vous avez ici des gendarmes à cheval ?

— Oui.

— Expédiez-en un à Auxerre. — C’est inutile, le colonel a se porter sur Courson avec un bataillon. Il est à une heure de galop d’ici.

— Eh bien ! dans deux heures nous recevrons la réponse du colonel.

— Mais, je ne puis me retirer !…

— Faites cerner la place, ordonnez à vos hommes de former les faisceaux, et attendons…

— Soit dit l’officier, dominé par l’accent d’autorité et le calme de Bernier.

Alors Bernier déboutonna sa veste de chasse et en tira un portefeuille dans lequel il prit une lettre sous enveloppe.

Cette lettre, signée Barras, était ainsi conçue :

« Ordres aux autorités du département de l’Yonne de se mettre à la disposition du capitaine Bernier. »

Il mit cette lettre sous les yeux du lieutenant et lui dit :

— Vous voyez que je ne vous trompe pas.

Puis, prenant un crayon, il écrivit :

« Le capitaine Bernier invite le colonel à se rendre sur-le-champ auprès de lui. »

La lettre de Barras et le billet de Bernier furent confiés à l’un des gendarmes survivants, qui partit au galop.

Les soldats, qui étaient au nombre d’environ cinquante, entourèrent le château et surveillèrent le côté qui donnait sur la rivière.

Quant à Bernier, il frappa à la porte, et cette porte s’ouvrit devant lui et madame Solérol.

Hélène se jeta dans les bras de Henri.

Le capitaine dit à mademoiselle Diane, qui avait un fusil à la main, et avait bravement fait le coup de feu :

— Rassurez-vous, madame, je sais tout, et la lumière se fera !

Henri avait refermé la porte.

Le combat avait duré à peu près une heure. Les assiégés avaient perdu deux hommes, le vieux jardinier et un palefrenier, le même qui pansait, une heure auparavant, la jument de mademoiselle de Vernières.

En revanche, ils avaient tué le brigadier de gendarmerie, deux de ses hommes et une demi-douzaine de soldats d’infanterie.

Cadenet s’approcha de Bernier et lui dit :

— Ceci est encore un tour de ce misérable Solérol, n’est-ce pas ?

Bernier le regarda et tressaillit.

— Il me semble que je vous ai déjà vu quelque part ? dit-il.

— C’est possible, fit Cadenet d’un ton railleur.

Bernier se frappa le front.

— Chez la Lucrétia, dit-il.

— Vous vous trompez, dit Cadenet, ce n’est pas moi… C’est mon malheureux frère… que vous avez laissé guillotiner…

— Cadenet ! exclama Bernier, qui passa la main sur son front.

— Moi-même.

— Et… vous êtes… ici ?

— Décidé à n’en sortir que mort, répondit Cadenet.

— Vous en sortirez vivant et libre, répondit Bernier, ou je mourrai avec vous…

L’armistice qui devait durer jusqu’au retour du gendarme, par conséquent environ deux heures, permit à Henri et à sa sœur de demander à madame Solérol et à Bernier des explications, et à leur en fournir, à leur tour, sur les événements de la nuit.

Henri apprit toute l’infamie du chef de brigade, et Bernier fut mis au courant des événements qui s’étaient passés à la ferme, tandis que les flammes la dévoraient.

— Madame, dit Bernier à Hélène, le véritable chef des incendiaires, vous le connaissez maintenant ?

— C’est mon mari, dit Hélène.

— Que dois-je faire ?

— Monsieur, répondit madame Solérol, si les pouvoirs que vous avez en mains sont sans limites, agissez selon votre conscience.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

On attendit deux heures.

Bcrnier, une lunette à la main, était monté sur la toiture d’une tourelle, et, de ce point, dominait le chemin qui allait vers les bois, se dirigeant vers Courson.

Enfin le gendarme apparut.

Mais il n’était pas seul.

Derrière lui deux hommes étaient à cheval.

Bernier fronça le sourcil.

Était-ce le colonel qui se rendait à ses ordres ?

La lunette qu’il tenait portait la vue fort loin.

Tout à coup Bernier tressaillit.

L’homme qui chevauchait à la gauche du gendarme avait la ceinture sanglée par une écharpe. L’autre portait des vêtements sombres qui ne ressemblaient nullement à un uniforme.

Ces hommes continuèrent à avancer, et lorsqu’ils ne furent plus qu’à quelques pas du château, Bernier reconnut Scœvola et Curtius.

Curtius, l’âme damnée de Solérol.

Scœvola, l’agent de police.

— Trahison ! murmura le capitaine en descendant précipitamment de son observatoire.

Le gendarme présenta à l’officier qui commandait la petite armée assiégeante, un billet en réponse au billet du capitaine.

Celui-ci en prit connaissance, puis il s’avança seul vers la porte du château des Roches, qui s’entr’ouvrit et laissa voir Bernier sur le seuil.

— Capitaine, dit l’officier, vous avez un ordre signé du directeur Barras ?

— Oui, dit Bernier.

— Mais le directeur Barras a révoqué cet ordre.

— Que voulez-vous dire ? dit Bernier étonné.

Scœvola s’était avancé derrière l’officier.

— Cela veut dire, fit-il, que le général Solérol est investi du commandement du département.

Bernier eut une exclamation de colère.

— Et que, ajouta Scœvola, je t’ordonne en son nom, citoyen capitaine, de sortir de ce nid de rebelles, de conspirateurs et d’incendiaires.

— Misérable ! exclama Bernier.

— Dans le second cas, c’est-à-dire si tu viens avec nous, notre ami le citoyen Curtius, qui est chef de bureau à la guerre, fera sur toi un bon rapport, et tu passeras commandant.

— Et dans le premier cas ? demanda Bernier.

— Le premier ?

— Oui, je refuse de sortir.

— Eh bien !… on fera le siège de cette maison… et on la prendra…

— Et puis ?

— Et puis on fusillera tout ce qui s’y trouvera.

— Je te reconnais bien là, pourvoyeur d’échafaud, dit Bernier. Eh bien ! voilà ma réponse !

Et, sautant en arrière, il ferma brusquement la porte et poussa les verrous.

— Mes amis, dit-il en se tournant vers Henri, Cadenet et Machefer, je saurai mourir avec vous, puisque je ne puis vous sauver !…

Scœvola et l’officier s’étaient repliés vers les soldats.

— Allons ! dit Scœvola, attaquons et pas de merci pour ces gens-là !…

— Les murs sont épais, dit l’officier.

— Nous enverrons chercher du canon à Auxerre, s’il le faut !…

L’officier s’avança de nouveau, son épée en l’air, jusque sous les fenêtres du château, et fit les trois sommations d’usage.

On lui répondit par le refus d’ouvrir les portes et de livrer Henri.

— Feu ! commanda l’officier en revenant vers sa troupe.

— Citoyen, lui dit Scœvola, les portes enfoncées on pourra tout massacrer, tout… à l’exception de madame Solérol, qui est avec ces brigands… et de son beau cousin…

— Comment ! celui-là ?

— Oui.

— Il faut l’épargner ?

— Il faut le prendre vivant, coûte que coûte.

— Mais… pourquoi ?

— Parce que le chef de brigade a une toquade.

— Ah !

— Il veut le faire guillotiner… c’est son idée !

Sur un signe de l’officier, le feu recommença, et le manoir des Roches s’enveloppa de nouveau d’un nuage de fumée.