La Bouquetière de Tivoli/Chapitre 25

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L. de Potter (tome IIIp. 281-305).


CHAPITRE VINGT-CINQUIÈME


Brulé était un homme vigoureux et solide, en dépit d’une apparente vieillesse prématurée.

Ses cheveux blancs cachaient un front sans rides.

Son œil petit et gris brillait d’un feu sombre, et son dos voûté cachait une force presque herculéenne.

De plus cet homme était d’une indomptable et fougueuse énergie.

Nature créée pour le mal, il devenait terrible à l’occasion.

Brulé, depuis dix années, avait entassé dans l’ombre forfait sur forfait.

Sa bonne réputation l’avait toujours protégé ; mais ses complices, ceux qui le connaissaient vraiment, savaient bien qu’il était redoutable au plus haut degré, et on lui avait vu donner des preuves d’une audace inouïe au milieu de ces incendies sinistres allumés par lui.

Quand il se vit couché en joue par Scœvola avec son propre fusil, il se fit cette réflexion :

— Voici deux imprudences en vingt-quatre heures : hier, mon fils, aujourd’hui celui-là.

Et une fois qu’il se fut adressé ce reproche, il n’y pensa plus et ne songea qu’à se tirer d’affaire.

— Oui, répéta Scœvola, tu es un traître !

— Un traître ! dit Solérol d’une voix tonnante, un traître, lui, Brulé.

— C’est Curtius du moins qui le dit.

— Ah ! canaille ! s’écria Solérol, tu as mangé mon pain et tu m’as trahi ! Tire, Scœvola, tire !

— Non, pas encore, répondit Scœvola ; il faut qu’il parle auparavant.

Brulé avait croisé ses deux bras sur sa poitrine et les regardait :

— Vous êtes fous ! disait-il.

— Et moi, je te répète, reprit Scœvola, que Curtius n’est pas à Auxerre.

— Où voulez-vous donc qu’il soit ?

— Tu l’auras livré aux royalistes, qui lui ont fait écrire cette lettre sous menace de mort, ajouta Scœvola.

— Mais tire donc sur ce chien-là, hurla Solérol.

Cette exaspération du chef de brigade changea la face des choses.

Le caractère sauvage et violent de Brulé l’emporta sur toute prudence, il ne vit plus devant lui que l’homme qui, jadis, avait essayé de séduire sa femme ; qui, depuis, avait aimé sa fille comme certains hommes aiment de certaines courtisanes.

— Eh bien ! oui, s’écria-t-il, je vous ai trahis !

— Misérable !… hurla le chef de brigade.

— Les royalistes payent bien, sans doute ? dit Scœvola.

— Ce n’est pas pour de l’argent, répondit Brulé.

— Ah ! ah ! fit l’agent de police, tu trahis pour rien ?

— Je me venge ! dit Brulé.

Et, prompt comme l’éclair, il s’élança au-devant de ce canon de fusil braqué sur sa poitrine.

Scœvola fit feu.

Mais Brulé courba la tête ; et ne fut point atteint.

La balle alla s’enfoncer dans le mur.

Et Scœvola n’eut pas le temps de tirer une seconde fois, car le fermier se rua sur lui et le saisit à bras le corps.

Scœvola laissa échapper le fusil, désormais inutile, mais il s’empara d’un couteau qui était sur la table.

Alors commença entre ces deux hommes une lutte acharnée, terrible, sauvage.

Brulé avait arrondi ses mains de fer autour du cou de Scœvola.

Scœvola, à demi-étranglé, frappait Brulé à coups de couteau.

Son sang qui coulait par une dizaine d’égratignures, car Scœvola frappait d’une main mal assurée, acheva de rendre Brulé féroce.

Il finit par renverser Scœvola sous lui, lui posa un genou sur la poitrine, lui ôta son couteau des mains et le frappa à son tour.

Cette lutte avait duré quelques secondes et Solérol en était demeuré paisible spectateur. Cependant, lorsqu’il vit Scœvola couché, immobile sous son adversaire, lorsqu’il l’entendit jeter un cri terrible, qui prouvait que la lame du couteau avait pénétré profondément, le chef de brigade se décida à intervenir.

Et, bien qu’il ait eu toutes les peines du monde à marcher, depuis sa blessure, et surtout à se baisser, il ramassa le fusil, dont un coup restait chargé, et ajusta Brulé.

Le coup partit. Le fermier lâcha un affreux juron ; mais il leva de nouveau le bras, et, cette fois, Scœvola ne bougea plus : le couteau tout entier venait de disparaître dans sa gorge.

En même temps, Brulé se releva tout sanglant et se jeta sur Solérol.

Le coup de feu de celui-ci l’avait atteint, et la balle avait pénétré dans l’épaule.

La blessure était grave et le fermier perdait son sang par plusieurs endroits à la fois.

Néanmoins, il eut encore assez de force pour engager une lutte corps à corps avec le chef de brigade.

— Assassin ! disait Solérol, tu as mangé mon pain.

— Misérable ! vociférait Brulé, tu as voulu séduire ma femme.

— Ah ! tu sais cela ?

— Et ma fille…

Solérol se prit à ricaner.

— Tu es donc le père de la Lucrétia, dit-il. C’est une belle fille.

— Bandit ! hurlait Brulé, tu ne mourras que de ma main.

Et ces deux hommes, entrelacés étroitement, cherchant à s’étrangler, roulèrent sur le parquet, se mordant comme des bêtes fauves.

Mais les forces de Brulé s’épuisaient, et si Solérol n’eût été ivre, bien certainement il serait parvenu à l’étrangler.

Mais un nouveau personnage vint se joindre à la lutte.

Les coups de feu avaient mis le château en rumeur.

Une demi-douzaine de domestiques étaient accourus jusqu’à la porte de la salle à manger ; mais là, ils s’étaient arrêtés, n’osant entrer.

Parmi eux était Publicola.

Publicola, ce valet que Solérol avait sauvé au pied de la guillotine et dont il avait fait son âme damnée.

Solérol hurlait :

— À moi ! à moi ! Publicola !

Publicola enfonça la porte et entra.

Il vit son maître et le fermier enlacés et se roulant dans le sang.

— À moi ! répéta Solérol.

Publicola se jeta sur Brulé et dégagea son maître.

Brulé essaya de lutter encore, mais ses forces s’épuisaient et Publicola le renversa de nouveau sur le parquet.

À son tour, il lui mit un genou sur la poitrine.

— Attends ! attends ! laisse-moi frapper, moi, disait Solérol, qui s’était emparé du couteau.

Et il revint à Brulé, se pencha sur lui et chercha des yeux la place où il enfoncerait la lame pointue jusqu’au manche.

Brulé vit luire le couteau et ferma les yeux.

— Oh ! pensa-t-il, je mourrai donc sans vengeance !

Mais le bras levé de Solérol ne retomba point.

Un éclair se fit, une balle siffla.

Solérol jeta un cri et tomba la face contre terre.

Une femme, la Lucrétia, s’était montrée sur le seuil, avait ajusté Solérol et avait fait feu.

Publicola, effrayé, se leva précipitamment.

Brulé, tout sanglant, retrouva un peu de force et se releva à son tour.

Scœvola était mort.

Solérol se tordait sur le parquet en blasphémant.

La balle de la Lucrétia l’avait frappé à la cuisse, comme celle que lui avait envoyée madame Solérol un mois auparavant.

— Ah ! il faut que tu meures cette fois ! s’écria Brulé.

Et il reprit le couteau qu’ils s’étaient disputés tous trois et tour à tour.

Mais Lucrèce arrêta son bras.

— Non, mon père, dit-elle, il ne faut pas faire du tort à l’échafaud !