La Bourgeoisie et la révolution française de 1789 jusqu’à nos jours/04

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La Bourgeoisie et la révolution française de 1789 jusqu’à nos jours
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 8 (p. 689-710).
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LA BOURGEOISIE


ET LA


REVOLUTION FRANCAISE.




IV.


LE PARTI JACOBIN.


SES DOCTRINES ET SA POLITIQUE.[1]




Aux premiers jours de 1793, la France venait de vaincre la Prusse et l’Autriche, elle occupait Francfort et Mayence. La Belgique était conquise, la Savoie réunie à son territoire, et les cabinets coalisés se voyaient contraints à transmettre aux chefs de ses armées des ouvertures qui impliquaient la reconnaissance du gouvernement républicain et constataient le désir de nouer avec lui des relations régulières. En guerre avec l’empire germanique seulement, la république était encore en paix avec l’Angleterre, la Hollande, l’Espagne, le Portugal, la Porte ottomane et toutes les puissances secondaires du Nord et de l’Italie.

Six mois après, le désir et l’espoir d’un rapprochement étaient jamais sortis des cœurs, et tous les gouvernemens de l’Europe avaient commencé, contre la république française, une lutte à mort. Les débuts en avaient été désastreux pour elle. La Belgique était perdue, les provinces méridionales menacées, et nos armées, ramenées de défaite en défaite du centre de l’Allemagne au-delà de nos frontières, évacuaient leurs camps de Famar et d’Anzin en voyant tomber sous leurs yeux Condé et Valenciennes. Trois cent mille hommes entamaient, sur plusieurs points, la longue ligne qui s’étend de Bâle à Ostende ; deux armées d’invasion se formaient au pied des Alpes et au versant des Pyrénées ; les flottes anglaises, voguant sur toutes les mers, suscitaient sous tous les drapeaux des ennemis à la France. Pendant que les places fortes tombaient devant l’étranger, la Vendée se rendait maîtresse du cours de la Loire, et ses généraux, qui avaient deviné le secret de la grande guerre, enlevaient Saumur après trois batailles rangées. Au moment où les armées catholiques poussaient des avant-postes à quarante lieues de Paris, Lyon préparait sa défense immortelle, et cette ville fermait ses portes aux envoyés de la convention, lorsque Toulon ouvrait les siennes à l’ennemi. Enfin, au plus fort de cette crise, on apprenait que le général en chef des armées républicaines venait d’emprisonner les représentans du peuple délégués auprès de lui, et que, de concert avec les généraux autrichiens, il allait marcher sur Paris pour y renverser le gouvernement révolutionnaire. Ainsi, ce pouvoir qui, l’année précédente, triomphait à Jemmapes par l’épée du guerrier qui le répudiait, semblait à la veille de disparaître sous la pression de l’Europe et le réveil de la France : jamais situation n’avait été plus menaçante ni péripétie plus soudaine.

Un seul fait avait provoqué ce rapide changement de fortune ; déterminé la désertion du plus grand général de la république, élevé une barrière infranchissable entre celle-ci et les gouvernemens étrangers, décuplé la force des partis et transformé de timides paysans en soldats héroïques. La révolution avait obstinément refusé la vie de Louis XVI à l’Europe, qui la demandait comme première condition de la paix ; elle avait constaté par cet attentat réfléchi, consommé dans la pleine sécurité que lui garantissaient ses récentes victoires, la volonté de rompre avec tous les gouvernemens et de convier les peuples à une insurrection universelle des bords de la Tamise à ceux du Tibre. Le 21 janvier ne fut point une nécessité de la défense. Loin d’avoir été provoqué par les menaces de la coalition, comme on a eu si souvent l’impudeur de l’écrire, d’authentiques documens constatent que ce meurtre fut une réponse aux secrètes et bienveillantes ouvertures des cabinets[2]. Gratuite et audacieuse menace à tous les gouvernemens réguliers, il fut en même temps une attaque fort habile contre le parti girondin, qui, en proclamant la forme républicaine, n’avait pas entendu s’établir en guerre permanente contre le monde civilisé. Les jacobins instruisirent le procès de Louis XVI afin de préparer le 31 mai, et non pour défendre la république, qui ne se trouva plus tard mise en question que par les conséquences mêmes de cet acte.

Au lieu d’écarter les périls inséparables de toute régénération politique, le parti jacobin avait donc manifestement pour système de les aggraver ; il prenait, pour augmenter le nombre de ses ennemis, autant de soins qu’il semblait naturel de prendre pour le diminuer. De là cette disposition constante à déverser la calomnie et l’injure sur tous les généraux et à prédire des défections afin de les rendre nécessaires. On dirait, en lisant les journaux de ce temps, que chacune de ces défections était une bonne fortune pour la révolution, parce qu’elle contraignait celle-ci de proportionner la violence au péril et de se montrer plus audacieuse à mesure qu’elle était plus menacée. Le 10 août avait poussé M. de Lafayette à une tentative impuissante, parce qu’elle fut tardive ; le 21 janvier fixa les irrésolutions de Dumouriez, qui ne pu porter aux yeux de l’Europe le poids d’un crime que, sur sa gloire, il avait juré d’empêcher ; le 31 mai provoqua la mise à mort de Custine. De chaque attentat sortait un danger, et, bien loin d’alarmer le parti montagnard, ce danger était salué avec joie, parce qu’il devenait le germe d’un attentat nouveau.

À force de suspicions et d’outrages, la révolution naissante avait contraint Louis XVI à se jeter dans les bras de ses ennemis ; elle avait cherché la guerre civile en provoquant à plaisir la persécution religieuse, et bientôt après elle avait imposé la guerre étrangère aux longues hésitations des chancelleries allemandes ; puis, lorsqu’elle eut proclamé la république et triomphé de l’invasion par la puissance de l’élan national, elle contraignit, par un défi sanglant, l’Europe entière à sortir de la neutralité qu’elle désirait garder, pour descendre sur le champ de bataille où la convention allait provoquer toutes les monarchies à la fois. Ainsi resplendit à toutes les phases de son histoire indignement travestie cet axiome éclatant d’évidence, que la révolution française n’a jamais été mise en péril que par elle-même, et qu’elle s’est suscité tous ses ennemis.

D’où venait cette disposition singulière à créer chaque jour à sa cause de nouveaux obstacles, afin de lui fournir l’occasion de faire de nouveaux progrès ? Ce phénomène serait inexplicable, si l’on ne se rendait pas raison de la manière dont pour leur compte les jacobins comprenaient la révolution. Aux yeux des hommes qui, par l’immolation du 21 janvier, avaient entendu changer radicalement le caractère et la portée du mouvement politique commencé depuis quatre ans, le vrai mot de l’avenir n’avait pas encore été prononcé. La lutte entre la noblesse et la bourgeoisie, qui avait rempli la période précédente, n’allait au fond qu’à déplacer les influences et à changer les formes du pouvoir : les hommes de la monarchie constitutionnelle, comme ceux de la royauté absolue, acceptaient, sans prétendre le refaire, l’ordre social issu par toute l’Europe du christianisme et de l’histoire. Si les uns s’attachaient à faire passer au travail et à l’industrie la prépondérance politique que d’autres s’efforçaient de conserver à la propriété territoriale et à la naissance, tous admettaient dans l’avenir, aussi bien que dans le passé, des divisions fondées sur l’inégalité des fortunes non moins que sur l’inégalité de l’éducation et des aptitudes naturelles. Enfin, en appliquant à cette époque la formule trouvée de notre temps, on peut dire qu’entre les royalistes de 89, les constitutionnels de 91 et même les girondins de 92, les questions n’avaient été que politiques, tandis qu’elles étaient devenues sociales entre ceux-ci et les jacobins, Cazalès et Barnave disputaient sur la constitution du pays ; mais Vergniaud, le dernier des bourgeois, et Robespierre, le premier des démocrates, différaient essentiellement sur la manière de comprendre la constitution même de l’humanité. Dans la rage avec laquelle la montagne égorgea la gironde, on ne trouve pas seulement la haine de deux partis, on sent palpiter l’inexorable génie de deux écoles.

Que le jacobinisme soit une théorie philosophique complète, qu’il ait eu de fermes croyans et des adeptes dévoués, c’est assurément ce qu’il serait impossible de méconnaître. Au plus fort de la tourmente révolutionnaire, au milieu de cette ronde infernale tournoyant autour de l’échafaud comme une vision de Dante, l’œil distingue quelques pâles figures qui, dans ces champs désolés, promènent avec calme leurs impassibles rêveries. En vain la nature proteste, en vain le couperet tombe, en vain la mer de sang monte et monte encore : elle n’atteindra jamais à la hauteur de leur orgueil, et la mort, en les saisissant à leur tour, les fait douter de tout, excepté d’eux-mêmes. Ces égaremens de l’intelligence et du cœur qu’on estimait avoir été l’humiliation et le fléau passager d’une époque sont devenus désormais, pour le monde, une maladie et un danger permanens. Les victimes de thermidor ont reparu avec un cortège plus nombreux que celui dont elles étaient suivies à la commune et aux jacobins ; leurs doctrines ont reçu des développemens nouveaux en parfaite concordance avec leur vieux principe, et, après une longue incubation, le jacobinisme de 1793 a enfanté le socialisme de 1848. Au nom de quel principe, en vertu de quelle idée les deux Robespierre, Saint-Just, Le Bas, Couthon, Marat lui-même, entendaient-ils renverser la vieille société que la bourgeoisie tremblante s’efforçait vainement d’étayer ? Quelles croyances professaient ces hommes-là, et de quelle terre nouvelle entrevoyaient-ils l’avènement de leurs hallucinations sanglantes ?


I

Le jacobinisme est une protestation de la nature déchue contre la loi qui, depuis dix-huit siècles, travaille à la relever. Depuis le sacrifice du Calvaire, l’ame humaine a une destinée trop haute et a été rachetée à trop haut prix pour demeurer soumise, dans les choses de la conscience, à un autre pouvoir qu’à celui de Dieu même, s’exerçant par l’intermédiaire de l’institution spirituelle soutenue et inspirée par lui. De là cette distinction des deux puissances, base de toute la civilisation moderne, demeurée inébranlable lors même qu’au moyen-âge une complète harmonie entre les croyances et les mœurs, entre les enseignemens dogmatiques de l’église et les intérêts politiques de l’état, faisait concorder les deux pouvoirs dans une action commune. Ce fut cette distinction des deux puissances par laquelle l’homme avait conquis la plénitude de sa dignité morale que le jacobinisme prétendit enlever au monde ; c’est un retour aux idées sur lesquelles s’appuyaient les sociétés polythéistes qu’il est venu présenter comme une doctrine de régénération et de progrès.

Dépositaires des traditions primitives, gardiens des fragmens épars de vérité par lesquels vivait le monde, les gouvernemens des sociétés antiques étaient en même temps des sacerdoces. Le patriotisme du citoyen romain émanait d’une foi profonde, et son dévouement était une immolation quotidienne aux vérités surnaturelles dont la ville sainte conservait le dépôt, et que ses patriciens avaient seuls mission de dispenser aux peuples. La tentative commencée par le jacobinisme et reprise de nos jours en sous-œuvre consiste à rendre aux pouvoirs publics la souveraine autorité qu’ils exerçaient dans les temps antérieurs au christianisme, en dépouillant ces pouvoirs du caractère religieux qui avait été le principe de cette autorité même. Abaisser l’individu pour grandir la nation, rendre à la puissance publique l’extension qu’elle a perdue depuis l’avènement dans le monde du véritable pouvoir spirituel, faire refleurir enfin le dévouement sans la dévotion, en suscitant des Décius philosophes et des Cincinnatus sensualistes, tel fut le but où tendait, dans ses aspirations sauvages, l’école qui avait formé son léger bagage philosophique des souvenirs de Plutarque et des apophthegmes de Rousseau.

Confondant la sphère où vivent les ames avec celle où s’écoule la vie terrestre, elle revendiqua pour l’état des droits devenus, depuis la parole qui a transformé le monde, l’inaliénable apanage de l’homme privé dans le domaine de la conscience et de la famille. Sous le prétexte de substituer le sentiment humanitaire au sentiment individuel et la doctrine du dévouement à celle de l’intérêt, de remplacer le culte stérile de la liberté par les inspirations d’une fraternité ardente, l’école jacobine fait disparaître l’homme devant la patrie ; en anéantissant jusqu’aux distinctions naturelles par l’égalité absolue qu’elle proclame entre les êtres les plus inégalement doués, elle fait tomber d’avance toutes les barrières contre le despotisme ; puis, en attribuant à la nation une mission progressive qui, sous des formes hiératiques, ne voile au fond que le matérialisme le plus grossier, elle consacre et sanctifie la tyrannie qui, pour nos pères, s’est appelée la terreur, et qui, pour nous, se nommerait le socialisme.

Le principe de gouvernement proclamé en 89, et qui jusqu’à 1848 tendait à s’établir pacifiquement dans toute l’Europe, c’est que les droits politiques sont distincts des droits naturels, les uns appartenant à tous les hommes par le seul fait de leur naissance, les autres n’étant départis que dans l’intérêt de la société qui les confère. De là les classifications établies ou maintenues, les différences introduites ou respectées dans l’éducation, dans les habitudes et dans les fortunes ; de là la limitation des droits électoraux en raison des intérêts qu’on représente ou de la capacité dont on possède le signe légal. Ces inégalités, oppressives lorsqu’elles ne disparaissent pas devant le travail et le talent, deviennent, selon l’école constitutionnelle, l’instrument d’une activité féconde et d’un progrès continu, lorsque l’état élève le niveau des droits avec celui des richesses et des intelligences. Ce régime provoque nécessairement l’inégalité dans l’ordre politique, comme la concurrence dans l’ordre industriel, et la concurrence engendre, il est trop vrai, des déceptions nombreuses ; mais, à moins de regretter, pour le riche qui mésuse de sa richesse ou pour l’industriel qui se trompe dans ses spéculations, l’infaillibilité de l’abeille ou l’innocence du castor, à moins de préférer l’instinct au libre arbitre et l’organisme à la pensée, il faut reconnaître que cet état de choses sera seul possible sur cette terre, tant que les lois fondamentales de l’humanité n’auront pas été changées, tant que celle-ci persistera à distinguer le droit de l’idiot du droit de l’homme de génie.

Or, c’est cette différence-là dont les jacobins et leurs continuateurs nient radicalement la réalité. Prétendant qu’il est inique de mesurer les besoins sur les facultés et les avantages sociaux sur les aptitudes natives, ils soutiennent que celles-ci créent des devoirs au lieu de constituer des droits, et que toutes les individualités humaines sont, au point de vue social, essentiellement égales. De là le suffrage universel et direct professé, non pas à titre de système politique, mais comme droit naturel préexistant. Les dons de la nature n’ouvrent-ils pas, s’écrient-ils, pour les êtres auxquels ils ont été gratuitement départis, une source d’intarissables jouissances morales ? Pourquoi donc la société devrait-elle y ajouter une plus grande part dans les jouissances matérielles dont elle dispose ? Et, par la même raison, pourquoi le pouvoir serait-il attribué au petit nombre, qui est en mesure d’en abuser, plutôt qu’au grand nombre, auquel il importe d’être défendu contre les abus ? Pourquoi, sous le double rapport du bien-être et des droits politiques, le fort recevrait-il plus que le faible, et la règle contraire ne serait-elle pas plus conforme à l’équité ? Est-il juste d’ajouter aux souffrances de la faiblesse celles de la privation, et n’est-ce pas un état contre nature que celui qui écrase les petits au lieu de les relever ? Prenant le contre-pied de l’école constitutionnelle, l’école jacobine prétend trouver dans les besoins la mesure unique des droits, parce que ces besoins lui apparaissent comme le seul fait universel et normal de la nature humaine. À ses yeux, l’inégalité dans la répartition des biens de ce monde ne saurait se justifier dans un système strictement limité à l’horizon terrestre, et qui n’a plus à tenir compte des perspectives et des espérances que la foi populaire ouvrait dans d’autres siècles. Du moment où la vie future cesse d’être le complément de la vie présente, où il n’y a plus à poursuivre au-delà de la tombe la réparation des souffrances endurées sur la terre, le législateur n’a plus, en effet, qu’une tâche à entreprendre : c’est celle de répartir le moins inégalement possible les douleurs attachées à la condition de l’homme, en préparant une organisation assise sur des principes contraires à ceux qui prévalurent dans le passé. Depuis que le mal n’est plus une expiation, il est devenu un non-sens, et c’est sur la terre qu’il faut enfin poursuivre le bonheur si long-temps ajourné aux cieux.

Absorber la vie privée dans la vie sociale, substituer la puissance de l’état à l’impuissance de la famille, le génie de l’organisme à celui de l’émancipation, et le culte du pouvoir à celui de la liberté, tel était le but que se proposaient les jacobins et que poursuivent sous nos yeux les socialistes. Les moyens communs aux uns et aux autres étaient l’impôt progressif, la création d’un papier-monnaie à cours forcé, l’absorption des industries par l’état, devenu suprême régulateur de la production et des prix, enfin un système d’éducation qui, en faisant passer tous les citoyens par les mêmes écoles aussi bien que par les mêmes casernes, rendrait possibles l’égalité des salaires et la communauté des existences, dernier mot de la doctrine.

Ni Robespierre, ni Saint-Just, ni Gracchus Babeuf lui-même, n’entrevoyaient distinctement, il est vrai, la portée complète de leurs idées, et les disciples ont fait sous ce rapport quelque chemin depuis les maîtres ; mais dès cette époque le jacobinisme était aussi manifestement socialiste qu’il fait profession de l’être aujourd’hui. S’il déployait alors un caractère plus politique, c’est qu’au temps de l’invasion, du fédéralisme et de la Vendée, il y avait mieux à faire qu’à discourir, et qu’il fallait que les régénérateurs de l’humanité commençassent par conserver leur tête avant de travailler à sa transformation. Guillotiner les autres afin de n’être point guillotiné soi-même était une tâche assez sérieuse pour qu’on dût suspendre alors les applications purement spéculatives de la doctrine. Toutefois il n’est pas une théorie de ce temps-ci qui, de 1792 à 1795, n’ait été implicitement sanctionnée par la législation révolutionnaire ou doctrinalement professée à la tribune des cordeliers ou à celle des jacobins. Vingt milliards de papier-monnaie attestent l’orthodoxie socialiste de la convention en matière de capital ; les emprunts forcés, la confiscation des terres prises sur l’émigration pour être distribuées, selon le texte du décret primitif, « aux défenseurs aimés de la patrie, » le séquestre mis sur les biens d’innombrables détenus ; destinés « à être partagés aux patriotes indigens dont la liste serait dressée par les communes[3], » tels sont les gages de son respect pour le principe de la propriété. Le droit au travail et l’impôt progressif avaient été formellement consignés dans la déclaration lue par Robespierre à la société des jacobins dans la séance du 21 avril 1793[4], et cette déclaration devint la base de la constitution votée le 24 juin suivant. Ces principes furent énoncés d’une manière plus précise encore dans le rapport qui précède cette constitution, rapport fameux, pour la composition duquel on sait que Hérault de Séchelles avait réclamé en communication à la bibliothèque Richelieu un exemplaire des Lois de Minos ! Personne ne niera que le monopole commercial et industriel de l’état ne fût au bout du système qui avait prévalu pour la fixation du maximum, système d’abord appliqué par la convention aux céréales, et qui le fut bientôt après à la plupart des denrées, non-seulement dans les ventes en détail, mais aux lieux même de production. Enfin qui oserait contester que l’institution de la famille ne marchât vers une ruine imminente, lorsque le divorce était en honneur, quand les fils de la débauche étaient salués du nom de fils de la patrie, et que la convention avait applaudi sans rougir à l’apologie des filles-mères ? Qui ne voit que le socialisme moderne, dans ses plus tyranniques inspirations, dominait l’assemblée lorsqu’elle accueillait en matière d’éducation les théories de Danton et de Robespierre, et transformait la tendresse des mères en attentat contre la société ? Un homme dont le pied glissa, heureusement pour sa mémoire, dans le premier sang qu’il eût versé, Saint-Fargeau, a laissé dans son projet de code pénal et dans son plan d’éducation lacédémonienne des monumens qui le disputent à coup sûr en excentricité aux plus curieuses inventions de l’Icarie. Chaumette était un ennemi personnel de Dieu, moins éloquent, mais plus furieux que M. Proudhon, et le mysticisme de Catherine Théot était de meilleur aloi que celui de M. Pierre Leroux. Enfin, si la propriété n’était pas encore contestée comme institution, elle était violée chaque jour avec impudeur, et la haine que les grands révolutionnaires portaient à la fortune n’était égalée que par celle qui les animait contre l’intelligence.

« Laissons les talens aux aristocrates, s’écriait le comédien Collot d’Herbois, à nous la vertu suffit. » - « Les hommes d’état nous vantent leurs talens, écrivait Marat en demandant la tête des girondins ; mais ces talens sont un crime de plus, car ils blessent l’égalité. » - « Sachons faire taire notre sensibilité, disait Robespierre en portant la main sur son cœur ; anéantissons les riches, car ils sont nécessairement les ennemis des pauvres, et la révolution a été faite pour le peuple. » - « Ici nous frappons tous les riches, écrivaient les proconsuls sur les ruines de Cité-Affranchie, nous sommes ainsi bien assurés de toujours frapper juste. » - « Il faut, disait le prêtre Chasles aux Jacobins, que, par le moyen de la taxe de guerre, les pauvres soient nourris par les riches, et qu’ils trouvent dans le portefeuille des égoïstes de quoi subvenir à leurs besoins. »

La voilà au sein des plus hautes régions des pouvoirs de ce temps, cette exécrable pensée issue de l’union de la convoitise avec l’envie, la voilà s’étalant dans sa nudité telle que nous étions condamnés à l’humiliation de la voir reparaître ! Qu’ont dit de mieux nos clubistes ? qu’ont rêvé ou découvert nos réformateurs vivans, depuis les économistes jusqu’aux hiérophantes, que leurs terribles prédécesseurs n’eussent commencé à pratiquer ? Tous les vrais révolutionnaires s’entendaient sur un point, même en se poussant l’un l’autre vers l’échafaud tous avaient fait aussi le serment d’Annibal contre la société qu’ils aspiraient à détruire. Depuis Fauchet, qui, dans l’inépuisable abondance de ses lyriques périodes, célébrait à tire d’aile l’éblouissant avenir de l’humanité régénérée, jusqu’au très positif Jacques Roux, dont les terribles syllogismes faisaient reculer Robespierre, tous les adeptes du grand œuvre poursuivaient un même idéal, l’absorption du citoyen dans l’état et la substitution d’une sorte de communauté égalitaire au principe du développement personnel et spontané. Le dogme à l’aide duquel on s’efforçait, alors comme aujourd’hui, de transformer en religion ces idées si vulgaires et si brutales était le dogme de la fraternité dont les ravageurs de 1848 ont fait à leur tour un emploi si fréquent. Fonder sur la ruine de tous les droits privés l’omnipotence de la nation, et donner la fraternité pour correctif au despotisme, telle est donc la formule sortie à un demi-siècle d’intervalle de deux révolutions, et qu’il s’agit d’apprécier.

Qu’une étroite solidarité réunisse les hommes malgré les intérêts qui les divisent ; c’est ce que nous sommes tous invinciblement portés à croire ; que l’égoïsme soit un sentiment anti-social par essence, cela m’est assurément pas contestable ; mais la seule et vraie question à débattre entre le socialiste et le chrétien, c’est celle de savoir si c’est au ciel ou sur la terre que doit s’allumer le flambeau de la charité ; le grand problème à résoudre, c’est de décider si le dévouement est une vertu de l’ordre purement naturel, si nous pouvons aimer les hommes par nous-mêmes et pour eux-mêmes, ou si nous ne pouvons les aimer qu’en Dieu et comme par un reflet de l’amour que nous lui portons. Il est sans doute une fraternité qui admet le dévouement en le rendant facile, et, entre frères, le concours peut être gratuit comme le voudrait M. Louis Blanc, sans cesser d’être actif et chaleureux, mais c’est sous l’expresse condition que la famille sera d’abord constituée, et que les frères nourris du même lait, réchauffés au même foyer, entoureront de leur amour et de leurs respects leur auteur commun. La paternité préexiste nécessairement à la fraternité. « Aimez-vous les uns les autres, comme votre père qui est aux cieux vous a aimés, » dit l’Évangile. — Aimez-vous sans rien savoir de votre origine et sans vous inquiéter de votre fin, dit le socialisme ; que, sous le niveau d’un salaire uniforme et sous le régime d’une vie commune, le fort travaille pour le faible et le docte pour l’ignorant, et que ce qui se faisait par devoir dans le passé se fasse par attrait dans l’avenir.

Ici nous touchons encore à cette perpétuelle confusion entre l’ordre spirituel et l’ordre purement humain, entre la nature et la grace, qui fait tout le fond de ces misérables doctrines. Saint Bernard à Clairvaux réglait le sort de l’Europe sous l’habit de bure de son ordre. Conseiller des rois, idole des peuples, il aurait manqué à ses premiers devoirs, s’il avait pris une autre nourriture, ou s’il ne s’était pas soumis aux mêmes macérations que les derniers des Cistériens. Suger gouvernait la France du fond de son abbaye, et le moine Guillaume, son frère en religion, nous a laissé le tableau de la petite cellule où dormait sur une couchette l’homme qui dépensa des richesses colossales à reconstruire la basilique de Saint-Denis. Il n’est pas un ordre monastique où le membre voué aux plus hautes conceptions de l’intelligence et le chef appelé par le libre choix de ses frères à les diriger dans l’application de la règle commune ne soient esclaves de cette règle aussi bien que le plus humble des frères servans. Il y a là plus que l’égalité des salaires, il y a similitude absolue dans la vie de l’ame et du corps. C’est pour cela que le génie de notre langue a indissolublement associé l’idée de communisme à celle de communauté, et que nos pères ont vu le jacobinisme essayer parfois de remonter, comme le socialisme contemporain, vers de mystiques régions, pour donner quelque consistance à ses aspirations et à ses chimères.

L’impossibilité d’asseoir le dévouement sur une base purement humaine a donné naissance à une école qui est assurément l’un des résultats les plus curieux de nos temps de confusion. Cette école a prétendu trouver dans le jacobinisme un produit de la pensée chrétienne, et, s’efforçant d’établir la conciliation de l’esprit révolutionnaire avec l’esprit catholique, elle est allée jusqu’à voir dans Robespierre, pour emprunter sa propre formule, « la plus haute expression de l’esprit chrétien dans les temps modernes. » Frappée d’impopularité et d’impuissance depuis trois siècles, l’église serait appelée à se régénérer de nos jours en appliquant à la politique les idées de perfectionnement et de progrès professées par les jacobins, idées primitivement suscitées par elle, mais dont le clergé avait eu le tort de restreindre l’application à l’ordre purement moral, en refusant de passer du gouvernement des ames au gouvernement des intérêts et de la régénération de la conscience à la régénération de l’ordre social.

Si de telles excentricités ont pu faire quelque bruit dans le monde il y a peu d’années, lorsque les théories révolutionnaires n’étaient pas descendues des livres dans la rue, elles ne comportent plus aujourd’hui un examen sérieux. Les éclairs de février ont illuminé toutes les doctrines jusque dans leurs plus sombres profondeurs. On a vu la vieille école jacobine se ranger naturellement et sans effort derrière les jeunes docteurs socialistes, et à l’heure qu’il est, ce serait à coup sûr peine perdue que d’établir contre M. Buchez l’antagonisme radical de la doctrine chrétienne du sacrifice et de la doctrine socialiste de la jouissance. Lorsque les auteurs de l’Histoire parlementaire de la Révolution ont vu cette démocratie parisienne, au sein de laquelle ils eurent l’étrange pensée d’aller chercher l’esprit et la tradition apostoliques, choisir l’auteur du Juif Errant pour la représenter, les écailles n’ont pu manquer de leur tomber enfin des yeux. Ce n’est pas quand une doctrine prend pour mot d’ordre avoué la réhabilitation de la chair, et qu’elle se résume dans la brutale apothéose des sept péchés capitaux, qu’il est possible de la présenter comme l’émanation du dogme dont elle est la suprême négation. Le monument historique élevé sur cette base singulière à la gloire des jacobins aura toutefois pour la postérité une utilité incontestable et comme providentielle. L’œuvre des écrivains qui ont rassemblé jour par jour les preuves les plus accablantes contre les hommes pour lesquels ils osent réclamer le respect des générations rappelle la mission de ce peuple auquel Dieu commit la garde de tous les titres qui le condamnent, et qui porte un flambeau pour éclairer le monde en demeurant lui-même dans les ténèbres.

Deux faits restent désormais en dehors de toute contestation : l’un, que la philosophie révolutionnaire va, par une pente irrésistible, s’abîmer dans un sensualisme brutal combiné avec un despotisme gigantesque ; l’autre, que cette philosophie est l’application pratique et populaire des doctrines du siècle où elle prit naissance. Que les encyclopédistes applaudissent ou protestent, ils n’empêcheront pas que les jacobins de 1793 et les socialistes de 1848 ne soient les véritables héritiers de la pensée jetée par eux dans le monde ; ces sectaires ont seuls activement travaillé à réaliser et cette humanité nouvelle et cet ordre social nouveau, dégagés de toute tradition surnaturelle, fondés sur le rationalisme pur, et qui provoquent toutes les cupidités à s’agiter, parce que toutes les souffrances y sont des énigmes.

Les principales figures philosophiques du siècle qui se précipitait vers une fin si terrible se retrouvaient dans la génération révolutionnaire avec une ressemblance qui ne permettait pas de méconnaître l’identité des personnages, quelque transformation qu’ils eussent subie. Les grands démolisseurs étaient tous présens au travail de destruction accompli en leur nom et par eux-mêmes. Dans la sombre enceinte où bruissent tant de passions, où la haine seule dilate les ames et où la terreur les étreint, sur les bancs de cette convention formidable qui frappe de mort tout ce qu’elle touche, ne distinguez-vous pas trois figures qui, dans l’époque précédente, ont déjà reçu et comme épuisé les hommages et la longue admiration du monde ? Quel est cet homme à la parole étudiée et au rire impitoyable, qui use de son esprit comme d’un poignard, et prépare à coups de bons mots la besogne des égorgeurs ? C’est peut-être Camille Desmoulins, mais assurément c’est aussi Voltaire ; c’est Voltaire rajeuni, descendu de son piédestal sur la borne, parlant au peuple sa langue élégante et cruelle ; c’est Voltaire recouvrant des riches et froids ornemens de son style son œuvre de désolation. Dans ce puissant révolutionnaire à la figure âpre, à l’imagination et aux habitudes sensuelles, que sa tête et son cœur entraînent des extrémités du crime aux extrémités de la pitié, dans cet homme qui, au péril de sa vie, s’incline à la voix d’une jeune fille sous la bénédiction d’un prêtre, pour se rejeter l’instant d’après dans le fanatisme du néant, ne reconnaissez-vous pas Diderot aussi, bien que Danton ? Que dire de ce rhéteur consumé par la haine et crispé par l’envie, qui recouvre d’un appareil de banalités prétentieuses la pauvreté de ses pensées ? Ce parleur inépuisable qui fait de l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’ame des moyens de dictature, à peu près comme son maître en faisait le thème de belles périodes pour écraser les philosophes ses ennemis, cet homme orgueilleux et solitaire qui résume toute une révolution dans la suprême adoration de lui-même, n’est-il pas le fils, bien infime sans doute, mais trop reconnaissable, de l’écrivain qui avait nourri de sa creuse métaphysique la génération tout entière ? Le plus cruel châtiment de Rousseau est d’avoir enfanté Robespierre, et la pierre de touche des idées politiques de l’auteur d’Émile est donc l’application qu’en a tentée le sanglant triumvir. Robespierre a été le metteur en œuvre entêté et convaincu des doctrines élevées sur la triple base de la religion naturelle, du contrat primordial et de l’excellence native de l’humanité, telles qu’elles apparaissent à toutes les pages de Rousseau, et le maître répond du disciple.

Ils étaient donc comme présens de leur personne à cette solennelle épreuve de leur sagesse, les docteurs qui avaient si long-temps remué la France, et qui, dans l’infinie variété de leurs pensées, s’étaient entendus pour éteindre au cœur de l’humanité le souffle divin qui l’aidait à vivre ! Sur ces bancs se pressaient les disciples qu’ils avaient formés, dans ces tribunes était le public qu’ils s’étaient fait. Les femmes philosophes et les beaux esprits d’académie avaient passé des petits soupers des fermiers-généraux et des salons de Mme de Pompadour au crasseux cortège de Chaumette, et l’apostat Gobel traduisait en langue vulgaire les spirituels blasphèmes qui avaient si long-temps charmé la cour et la ville.

L’horreur qu’inspire cette époque sera-t-elle atténuée devant la justice de l’histoire par la grandeur des résultats conquis, et faut-il que la politique vienne en ceci contrarier la morale ? La France doit-elle quelque chose aux hommes de la terreur en compensation de la flétrissure qu’ils lui ont infligée ? Est-il donc vrai qu’en décimant la nation ils aient eu pour but d’assurer son indépendance, et sommes-nous placés dans la douloureuse alternative d’absoudre des monstres dont les attentats font frémir, ou de condamner les sauveurs de l’unité nationale et de l’intégrité du territoire ? Quelque étrange facilité qu’on ait pu mettre à concéder ce point aux écrivains démagogues, la chose vaut la peine d’être sérieusement discutée.


II

Lorsqu’en 1792, par un élan unanime et spontané, la France se leva contre la première coalition européenne pour défendre sa révolution, à laquelle elle adhérait alors d’une foi profonde, elle offrit assurément un grand spectacle. Ce n’était en effet ni un pouvoir dictatorial, ni une contrainte irrésistible qui jetaient dans ses armées d’innombrables volontaires ; ce n’était pas la loi qui obligeait les citoyens à porter leur or, ni les jeunes filles leurs bijoux sur des autels ceints de guirlandes et décorés de fleurs : tout ce peuple agissait dans la pleine possession de sa liberté morale ; l’ame de la patrie circulait dans cette foule, et un enthousiasme puissant faisait battre toutes ces poitrines. Il ne fallait pas d’armée et de comités révolutionnaires pour pousser alors les recrues aux frontières, pas de représentans en mission pour terrifier les généraux dans leur propre camp, pas d’échafaud dressé sur les champs de bataille pour imposer la victoire. À la campagne suivante, la scène change. L’ère de la terreur succède à celle de la confiance ; les levées en masse remplacent les enrôlemens volontaires, et les réquisitions forcées les dons patriotiques ; les soldats doivent, sous peine de mort, quitter leurs foyers pour aller combattre, et les généraux vaincre à l’heure dite sous peine de porter leur tête aux tyrans.

Ce système, appliqué avec un sang-froid et une cruauté sans exemple, s’appuyant à l’intérieur sur une armée révolutionnaire qui mettait le meurtre et le pillage à l’ordre du jour, produisit sans nul doute des résultats prodigieux, car, pour sauver sa vie, la nation abdiqua un moment aux mains de ses oppresseurs. L’incendie de la Vendée, les noyades de Nantes, les mitraillades de Lyon, de Toulon, de Bordeaux, les égorgemens juridiques de Paris, jetèrent aux frontières tous les hommes qui ne voulaient être ni assassins ni assassinés, et à l’héroïsme de l’enthousiasme succéda celui du désespoir. Cependant, pour apprécier le service que le parti jacobin rendit à la France en assurant par de tels moyens la libération du territoire, il faut d’abord se rappeler que lui seul avait provoqué les périls contre lesquels il dut lutter avec de pareilles armes ; il avait fallu en effet le meurtre de Louis XVI pour contraindre l’Europe à organiser la seconde coalition après l’éclatant échec de la première ; il avait fallu arracher du sein de la convention vingt-deux députés, bientôt suivis de soixante-treize de leurs collègues, pour soulever les départemens. À l’Europe, qui désirait la paix et le témoignait par des ouvertures secrètes, la montagne avait répondu par un défi dont elle avait mesuré toutes les conséquences ; à la bourgeoisie, qui acceptait la république sous la seule réserve de quelque respect pour les principes élémentaires du droit et de la justice, elle avait répondu par un monstrueux attentat contre la souveraineté nationale. Comment donc les apologistes des montagnards viendraient-ils aujourd’hui arguer de la guerre étrangère et de la guerre civile systématiquement provoquées, pour dégager la mémoire de ces hommes de la réprobation que la conscience des siècles fera peser sur elle ? Une telle audace d’affirmation ne se peut comprendre. À quiconque dira qu’ils ont sauvé la France, sachons répondre, preuves en main, qu’ils l’auraient perdue, si on avait pu la perdre.

Je ne parviens point d’ailleurs, quelque bon vouloir que j’y mette, à m’incliner devant l’héroïsme du comité de salut public, et, lorsqu’on me convie à admirer le stoïque courage de Robespierre, de Saint-Just et de Couthon, je ne puis m’empêcher de penser que les triumvirs étaient placés entre la guillotine et la victoire, et que le soin de sauver leur tête ne les touchait pas moins que celui de sauver la patrie. Dans la carrière d’extermination qu’elle s’était donnée, la montagne n’avait pas à cette époque plus de quartier à attendre qu’elle n’était résolue d’en faire. À l’égorgement en masse prescrit par ses décrets, les vainqueurs auraient répondu par une expiation terrible. Les membres du comité de salut public défendaient manifestement leur propre vie contre l’arrêt rendu d’avance par la Vendée, par la gironde et par l’Europe ; or, j’imagine que nulle part on ne déploierait plus de ressources et une énergie plus indomptable que dans un cachot où des condamnés à mort auraient chance d’échapper par une lutte au bras des exécuteurs.

Pour se rendre un compte vrai des actes de cette époque, pour en apprécier, s’il est permis de le dire, la moralité politique, une observation préalable est nécessaire c’est que la terreur ne fut au fond qu’une œuvre de stratégie parlementaire. Le rapprochement des dates suffit en effet pour constater que les mesures les plus monstrueuses de cet épouvantable régime n’avaient pas pour fin la délivrance du territoire, déjà assurée lorsqu’on les décréta, et que les instigateurs de ces mesures se proposaient pour but unique, d’abord l’asservissement de la convention à un comité, puis l’asservissement de ce comité à un seul homme.

Nous avons rappelé qu’aux premiers mois de 1793 le parti jacobin, en prévalant au sein de la convention, avait amené l’insurrection des campagnes dans l’ouest, l’insurrection de la bourgeoisie dans le midi, enfin l’hostilité de toutes les puissances neutres, bientôt suivie de la perte de nos meilleures places de guerre et de la défection du généralissime de nos armées ; mais cette même année n’avait pas encore terminé son cours, que ces périls étaient conjurés. L’envoi de l’armée de Mayence dans l’ouest et le remplacement de chefs ineptes par de jeunes généraux du premier ordre avaient amené, sinon la pacification de la Vendée, du moins son impuissance. Écrasée au Mans, achevée à Savenay, l’armée royale ne menaçait plus, au commencement de 1794, l’existence du gouvernement républicain, et, s’il était entré dans la politique des comités de déférer au vœu unanime de leurs généraux en pratiquant un système habile de clémence au lieu d’un système d’extermination, l’incendie ne se serait pas rallumé de ses cendres. La situation fausse des chefs girondins, leur peu d’esprit politique, joint à l’inertie naturelle des classes moyennes, avaient aussi précipité le mouvement fédéraliste vers une fin rapide et humiliante. La bataille de Vernon avait été une déroute plus ridicule encore que désastreuse. Dès le mois d’octobre, Lyon avait ouvert ses portes, et, malgré l’assistance d’une flotte anglaise et d’une armée espagnole, Toulon avait succombé en décembre.

Avant que cette sinistre année fût terminée, la convention, victorieuse de l’Europe et de la France, voyait donc tremblans et enchaînés à ses pieds les soixante départemens qui n’avaient eu contre elle que le vain courage de proclamations impuissantes. À la même époque, ses succès militaires contre l’étranger n’étaient pas moins éclatans que ses victoires à l’intérieur n’avaient été décisives. Le territoire français était délivré, et le territoire ennemi envahi ou menacé sur tous les points ; les victoires d’Hondscoote et de Watignies, bientôt après celles de Turcoing et de Fleurus, avaient rendu partout l’offensive à nos armes ; les Hoche, les Pichegru, les Kléber, les Marceau, les Macdonald avaient, du jour au lendemain, comblé dans le commandement un vide réputé d’abord irréparable, et la campagne de 1794 n’était pas terminée, que la France, par le prodigieux élan de ses armées, avait rompu la coalition européenne aussi complètement qu’elle avait triomphé l’année précédente de la coalition austro-prussienne.

Ce fut pourtant au jour où la nation conquérait par son héroïsme la sécurité de son sol, où le fédéralisme expirait sous ses propres divisions, que la révolution se précipita avec un redoublement de fureur dans une carrière d’attentats tellement atroces, qu’en en constatant l’inutilité politique, on ajoute à peine à l’horreur qu’ils inspirent. Loin de s’abaisser par la victoire de la convention, le thermomètre de la violence s’éleva sensiblement à mesure que descendait celui des périls publics. Le gouvernement révolutionnaire n’avait plus affaire à des ennemis dangereux, mais à des prisonniers désarmés et manifestement impuissans, quand Collot d’Herbois, Fouché, Tallien, Javogues, Couthon, Maignet, Fréron et tant d’autres mitraillaient les villes ouvertes et les populations soumises, organisant le pillage et le meurtre dans des proportions qui n’avaient pas été atteintes au temps des grandes invasions barbares. La Vendée avait cessé de menacer la république, lorsque Carier imagina de noyer les femmes et les enfans, au risque de réveiller par le désespoir le courage au cœur des plus lâches. Joseph Lebon n’appréhendait aucune insurrection dans son proconsulat d’Arras, quand ce tigre repu allait chaque jour, après un repas pris côte à côte avec le bourreau, flairer l’odeur des exécutions.

Ce n’étaient pas des ennemis redoutables que les comités de salut public et de sûreté générale envoyaient chaque matin par charretées à Fouquier-Tinville et à Sanson ; la mort de Mme Élisabeth, celle du vieux Bailly, du vieux Malesherbes, du jeune Chénier, si elles ajoutaient quelque chose à l’opprobre du gouvernement révolutionnaire, n’ajoutaient rien à coup sûr à sa sûreté, et sur cinq mille personnes juridiquement guillotinées, la plupart avaient été saisies dans l’obscurité de leur vie privée, en dehors de la lutte armée des partis. Il fallait chaque jour au minotaure révolutionnaire, pour sustenter sa vie, un contingent et comme une catégorie déterminée de victimes ; il dévorait aujourd’hui les parlementaires, demain les fermiers-généraux, une autre fois les savans et les poètes, tout ce qui avait enfin respiré le souffle de la vieille société, à laquelle Dieu envoyait une si terrible expiation. Ce fut au moment où le comité de salut public, délivré des enragés par la mort des hébertistes et des modérés par le supplice de Danton, ne voyait plus se dresser aucun obstacle sur le sol de la France asservie, qu’il imprima à son système de mort la plus effroyable accélération. Le premier usage que fit Robespierre de sa suprématie conquise par le meurtre de ses anciens amis fut d’arracher à la convention la loi du 22 prairial, qui, supprimant les dernières garanties accordées jusqu’alors devant le tribunal révolutionnaire, réduisait la procédure à une simple constatation d’identité par devers Hermann et Fouquier.

En redoublant ainsi l’excitation à mesure que s’éloignait le péril, le comité de salut public, et Robespierre en particulier, étaient parfaitement dans leur rôle. Le vrai but qu’ils poursuivaient était en effet la dictature et l’asservissement de la convention nationales double résultat qui ne pouvait être atteint qu’en maintenant la crise révolutionnaire à son paroxysme le plus élevé, quels que fussent les circonstances politiques et les succès des armées républicaines. Dans les jours qui précédèrent le 9 thermidor, Robespierre, paraissant à peine au comité et ne se montrant plus à la convention, laissait chaque soir échapper à la tribune des jacobins en mots obscurs l’amer désappointement que lui faisaient éprouver les victoires des armées républicaines en Belgique et sur le Rhin : c’est qu’en effet le dictateur aveuglé s’inquiétait moins de la France que de lui-même, et qu’il s’agissait au fond de gouverner la nation plutôt que de la sauver. L’asservissement de la convention par un comité et bientôt après la tyrannie d’un seul homme pesant sur ce comité, tel fut le dernier mot du gouvernement de la terreur, tel fut le but vers lequel avait marché la révolution à travers des flots de sang et des ruines amoncelées. Le travail de tout un siècle venait aboutir à l’apothéose d’un dictateur-pontife, qui résumait sa doctrine dans la mascarade païenne du 20 prairial, suivie à deux jours de distance de la loi la plus meurtrière qu’un gouvernement ait jamais imposée à l’épouvante d’une assemblée. Toutes les apologies de la politique montagnarde, qu’elles émanent de MM. Buchez, Louis Blanc, Lamartine ou Michelet, viendront se briser contre ce simple fait, que les jacobins n’organisèrent et n’entretinrent la terreur que pour conquérir le pouvoir en arrachant à la représentation nationale son libre arbitre. Robespierre, que son sang-froid rendit maître des destinées de son parti, suivit contre l’assemblée cette politique de compression avec une persévérance qui fut la première, pour ne pas dire la seule de ses qualités d’homme d’état. S’il envoya les hébertistes à l’échafaud, ce ne fut pas à cause des scandales de leurs doctrines et de leur vie, mais tout simplement parce qu’ils avaient préparé aux Cordeliers une insurrection contre le comité de salut public. S’il égorgea Danton après l’avoir défendu avec chaleur aux Jacobins quelques semaines auparavant, ce n’est pas parce que Danton avait pillé en Belgique et qu’il affichait un athéisme éhonté, mais parce que le ministre du 2 septembre avait en ce moment quelques velléités de sortir de sa léthargie sensuelle, pour revendiquer sa part dans l’exploitation de la révolution qu’il avait faite. Robespierre, il est vrai, n’aimait pas les athées, parce qu’il les estimait ingouvernables, et les fumées de l’orgueil étouffaient chez lui celles de la volupté ; mais le spiritualisme de cet homme, étranger à toutes les effusions du cœur, avait le caractère d’un calcul tout politique. L’insolent rhéteur voulait rattacher au ciel le premier anneau de la chaîne forgée pour sa patrie ; il trouvait un auxiliaire encore plus sûr dans Dieu que dans le bourreau, et sa foi devint la sanction de sa tyrannie ; le parti jacobin, quoi qu’on en ait pu dire, resta d’ailleurs entièrement étranger à ces réminiscences philosophiques du Vicaire savoyard, et, sitôt que Robespierre eût disparu, le jacobinisme alla se confondre avec l’hébertisme ; qui avait survécu à ceux dont il emprunta le nom. Sous la nouvelle majorité thermidorienne, la montagne, disputant tour à tour à la justice du pays les têtes de Fouquier-Tinville, de Carier ou de Lebon, ne s’agita plus que pour protéger ou la mémoire ou les jours des monstres qui venaient d’épouvanter la terre. Ce fut là le seul travail du parti jacobin jusqu’aux journées de prairial, où il dut se transformer dans sa défaite. Bientôt après cette œuvre fut reprise sous des formes différentes, mais dans une pensée identique, et l’on vit les fiers montagnards s’entendre avec les pourris du directoire pour essayer, au 18 fructidor, une nouvelle et plus terne édition de leur système, en insultant une dernière fois à la conscience et à la souveraineté du pays.

Ainsi s’acheva l’épopée magnifique ouverte à Versailles le 5 mai 1789, et les classes moyennes furent vaincues aussi complètement, que l’ancienne aristocratie nobiliaire. Durant la crise à laquelle elle avait préparé l’opinion depuis cinquante ans, la bourgeoisie déploya une foi profonde dans sa propre force et la justice de sa cause sa force morale d’agression était irrésistible en effet, et sa cause était juste, car elle exprimait la loi fondamentale des sociétés modernes, l’attribution du pouvoir au travail et à l’intelligence ; mais ni sa prévoyance ni son esprit politique n’étaient en rapport avec sa légitime ambition. Aussi, après avoir triomphé de tous ses ennemis, succomba-t-elle presque sans résistance devant ses propres alliés. Après la crise du 14 juillet, qui avait authentiquement constaté l’impuissance de l’ancien régime, elle continua contre ses débris une politique de vengeance qui devenait dangereuse en cessant d’être nécessaire, et elle se mit à la merci des auxiliaires qu’elle avait appelés sans discuter leurs prétentions et sans soupçonner leur force. Au lieu de se cramponner à la constitution de 91, qui, malgré ses défauts, garantissait sa prépondérance et assurait son avenir, elle recula lorsqu’il fallut couvrir énergiquement le malheureux roi contre d’indignes attaques et de stupides calomnies, refusant d’assumer sa part dans l’impopularité sous laquelle d’exécrables passions firent bientôt choir la première monarchie constitutionnelle. Instinctivement convaincue que son sort était lié au maintien de cette monarchie, elle ne mit ni son langage ni sa conduite en rapport avec sa croyance, de telle sorte qu’au jour suprême elle se trouva dans cet énervant état d’esprit qui double les forces de l’agression et paralyse celles de la défense. Au 10 août, la bourgeoisie laissa passer la république, dont elle ne voulait pas, par crainte de se compromettre en défendant la royauté, qu’elle voulait. Elle avait retiré sa confiance à ses premiers chefs, ensevelis sous les décombres du gouvernement qu’ils avaient fondé, et les girondins, ses nouveaux agens, lui avaient à moitié persuadé qu’elle serait forte le jour où, répudiant une institution discréditée, elle n’aurait plus à stipuler que pour elle-même. Il arriva tout au contraire qu’elle se trouva immédiatement exposée aux coups de la démagogie et contrainte de combattre sur un terrain choisi par ses ennemis, au nom de principes qui impliquaient son abdication. Aussi le résultat de la lutte ne fut-il pas un moment douteux. La convention, sotie du sein des classes moyennes, et qui, livrée à elle-même, en aurait servi tous les intérêts, déserta sa politique sitôt qu’il fallut jouer sa tête pour la défendre. Au 21 janvier, la question fut tranchée entre la bourgeoisie girondine et la démocratique montagne, car ce vote impliquait l’établissement permanent d’un pouvoir révolutionnaire et l’emploi de moyens incompatibles avec le règne du travail comme avec celui de l’intelligence.

Les hommes qui, à l’assemblée législative, avaient laissé tomber le trône afin de ménager leur popularité, laissèrent, à la convention, tomber la tête du roi par le même motif. Le résultat de ces deux actes fut semblable : après avoir reculé devant la défense d’un droit social, ils furent atteints d’une impuissance irremédiable, lorsqu’il fallut se défendre eux-mêmes. Le 21 janvier assura le succès du 31 mai, et la majorité, qui avait livré le sang du juste, le vit bientôt retomber sur sa tête. Depuis le 31 octobre, il n’y eut plus, pour les membres de la convention, qu’une politique, détourner la hache de sa propre tête en la reportant sur celle d’autrui. Danton, Phélippeaux, Camille Desmoulins, les nouveaux chefs de la majorité décimée, furent sacrifiés par elle avec bien moins d’hésitation que ne l’avaient été Vergniaud et ses éloquens collègues. On en vint bientôt à homologuer sans débat tous les arrêts de mort, qu’ils portassent sur un côté de l’assemblée ou sur un autre. Cet égoïsme, dont l’exemple descendait alors de la convention sur toutes les classes de la société française, avait surtout envahi la bourgeoisie. Celle-ci manque malheureusement, en effet, du sentiment de la solidarité par lequel les partis se maintiennent dans la bonne fortune et se relèvent dans la mauvaise, et ce n’est qu’en présence d’un intérêt immédiat, et individuel qu’elle s’émeut et se ranime. Qu’avez-vous fait durant la terreur ? demandait quelqu’un à Sieyès. J’ai vécu, répondait le publiciste, persuadé qu’il s’était fait autant d’honneur en évitant l’échafaud qu’en rédigeant une constitution. Vivre devint donc la seule pensée, la seule ambition de tout le monde.

Si la Providence mit une fin soudaine à cet épouvantable état, les partis modérés, descendus au dernier degré de prostration et d’impuissance, furent justement déshérités de l’honneur de délivrer la patrie et de réconcilier la France avec l’humanité. Les jacobins ne succombèrent au 9 thermidor que devant leurs propres complices. Le système de bascule sur lequel les triumvirs avaient fondé leur domination réclamait chaque jour un contingent de têtes prises dans les divers partis, afin de tenir en constant équilibre les deux plateaux de la balance. C’était au tour de la montagne à défrayer Fouquier-Tinville. Avertis par des signes certains, qu’ils étaient désignés pour le prochain sacrifice, quelques-uns de ses membres trouvèrent, pour disputer leur propre vie, un courage dont ils n’avaient jamais usé pour défendre la vie de personne. Le 9 thermidor fut l’œuvre de criminels acculés à l’échafaud, qui le renversent dans une convulsion de désespoir. Si cette journée sauva la nation, celle-ci ne saurait se vanter d’y avoir concouru par ses efforts, et peut-être n’est-il rien d’aussi humiliant dans le cours de notre histoire que de voir figurer au premier rang des libérateurs de la France Tallien et Panis, marqués du sang de septembre ; Collot d’Herbois et Fréron, les mitrailleurs ; Billaud-Varennes.la bête fauve, et Fouché, l’impur apostat.

Avez-vous rencontré dans le peintre immortel des bassesses humaines un spectacle comparable à celui de la convention tendant la gorge au couteau de l’homme qu’elle abhorre et se couronnant de fleurs à la veille de l’immolation de thermidor, pour le suivre, la terreur dans l’ame et le sourire sur les lèvres, à l’autel du 20 prairial ? Croyez-vous qu’en aucun siècle une ville ait présenté l’aspect du Paris de ce temps-là ? Aux jours des Séjan et des Tigellin, Rome, occupée par les cohortes du prétoire, était livrée aux délateurs muette et désarmée. Le despotisme s’y produisait sous des formes discrètes, et son bras n’atteignait qu’aux têtes haut placées. Une trirème débarquant nuitamment des assassins sur les côtes de Campanie, un centurion allant porter à des consulaires l’ordre de mourir, ceux-ci s’ouvrant les veines au milieu des parfums après avoir testé en faveur du divin empereur, voilà tout ce que connaissait la ville impériale d’une tyrannie qui pourvoyait d’ailleurs avec une libéralité gigantesque à ses besoins et à ses plaisirs. À quelle distance de la Rome de Néron est le Paris de Robespierre ! Sous le régime des réquisitions et du maximum, la ville expire de misère et de faim ; l’échafaud s’y dresse en permanence pour les plus obscurs comme pour les plus illustres, et c’est à la clarté du soleil qu’elle est quotidiennement parcourue de l’une à l’autre extrémité par les charrettes du bourreau et les furies de la guillotine. Paris et ses tyrans sont à la discrétion de soixante mille gardes nationaux : depuis le supplice de Ronsin et la dissolution de l’armée révolutionnaire, ceux-ci forment la seule force publique existante dans la capitale ; il leur suffirait d’une heure de courage pour faire rentrer dans la poussière l’odieux pouvoir qui les décime, et on les voit, durant plusieurs mois, continuer de former la haie aux exécutions qui chaque jour viennent éclaircir leurs propres rangs !

Si les temps qui suivirent le 9 thermidor furent moins affreux, ils n’infligèrent pas à la France des humiliations moins douloureuses. De cette journée au 18 brumaire, à travers les crises de prairial, les journées de vendémiaire et l’attentat de fructidor deux fois renouvelé sur la représentation nationale, se déploie une période de désorganisation politique et d’abjection morale où éclate dans la faiblesse de tous les partis l’impuissance manifeste de la nation à se sauver elle-même. Le 9 thermidor avait été une journée sans caractère précis, et dont les conséquences n’étonnèrent personne autant que ses auteurs. Lorsqu’après la victoire remportée sur les dictateurs, on vit leurs vainqueurs redoutables, tout dégouttans encore du carnage de Lyon et de Bordeaux, ordonner la translation solennelle des restes de Marat au Panthéon et suivre ces impures reliques en hurlant les hymnes de mort, on put appréhender de les voir demeurer jusqu’au bout conséquens avec eux-mêmes. Telle était assurément la pensée du plus grand nombre ; mais en frappant les triumvirs, en écrasant la commune, qui les avait défendus jusqu’à la dernière heure, les thermidoriens, sans le soupçonner et sans le vouloir, avaient brisé pour jamais le ressort du pouvoir révolutionnaire. Celui-ci n’était possible que par la dictature, et, pour faire passer cette dictature en d’autres mains, il fallait au moins un jour, durant lequel la France, retrouvant le sentiment et la voix, reconquérait la possession d’elle-même. Un cri échappé de la poitrine oppressée suffit pour dissiper les vapeurs du plus sombre cauchemar. Au 9 thermidor, la France put pousser ce cri de salut, et la terreur s’évanouit comme le fantôme d’une nuit d’horreur ; une solidarité jusqu’alors inaperçue liait le gouvernement révolutionnaire au sort des hommes qui seuls avaient été assez puissans pour organiser cette compression gigantesque ; le jour où ceux-ci disparurent, les jacobins devinrent des tigres édentés, et il ne leur resta plus que l’alternative de se faire guillotiner avec Bourbotte et Goujon en tentant contre la France réveillée une restauration visiblement impossible du système terroriste, ou de s’introduire en rampant dans les antichambres du vainqueur de l’Italie ! Avoir la poitrine chamarrée de cordons ou être pendus comme de vils assassins, prendre le rôle de Fouché ou celui d’Arena, telle fut l’ironique destinée d’un parti qu’on aurait pu croire formé des derniers des hommes, s’ils n’avaient eu depuis des admirateurs.

Lorsque de telles horreurs ont été étalées à la face du monde, et que toute une génération d’écrivains a trouvé créance, quand elle a prétendu transformer ces temps honteux en une ère de mâle courage, il n’est pas pour un pays, sachons-le bien, d’expiations assez longues et d’épreuves assez douloureuses. La suite de ces études montrera sous un autre jour l’impuissance des partis, du 9 thermidor au 18 brumaire, et nous conduira à l’appréciation de l’œuvre de restauration sociale accomplie, contre toutes les vraisemblances humaines, par le grand délégué de la Providence.


LOUIS DE CARNE.

  1. Voyez, pour la première partie de cette série, la livraison du 14 février 1850, le Parti constitutionnel dans celle du 15 mai, et le Parti girondin dans celle du 15 juin.
  2. On me dispensera sans doute, pour établir ces dispositions des cabinets à la fin de 1792, d’apporter des preuves que tout le monde possède aujourd’hui. Chacun sait que le procès du roi fut le motif déterminant de la résolution si long-temps incertaine de l’Angleterre. La mission et les offres du chevalier Oscaritz, ministre d’Espagne, sont connues jusque dans leurs moindres détails, et les communications des généraux Dumouriez, Dillon et Galbaud avec les chefs des armées coalisées et avec M. Lombard, secrétaire du roi de Prusse, ne sont ignorées de personne.
  3. Décrets des 8 et 13 ventôse an II, rendus sur le rapport de Saint-Just.
  4. « La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler. (Art. 11.)
    Les secours nécessaires à l’indigence sont une dette du riche envers le pauvre : il appartient à la loi de déterminer la manière dont cette dette doit être acquittée. (Art. 12.)
    « Les citoyens dont le revenu n’excède pas ce qui est nécessaire à leur subsistance sont dispensés de contribuer aux charges publiques. Les autres doivent les supporter progressivement, selon l’étendue de leur fortune. (Art. 13.) »