La Caisse des dépôts et consignations

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La Caisse des dépôts et consignations
Revue des Deux Mondes3e période, tome 103 (p. 68-88).
LA CAISSE
DES
DÉPOTS ET CONSIGNATIONS

Il y a quelques jours, dans un débat très ardent à la chambre au sujet des caisses d’épargne et de la réduction du taux d’intérêt qui leur est concédé, débat où se sont engagées à la fois presque toutes les illustrations financières du Palais-Bourbon, la Caisse des dépôts et consignations a été attaquée et défendue, non pour ses actes, mais pour son droit même à l’existence, avec une extrême vigueur. Pareil accident lui était déjà advenu il y a plusieurs mois, toujours à cause des caisses d’épargne. L’attention s’est tout à coup portée, avec une nuance marquée de respect, vers cet établissement, aussitôt que le public eut appris qu’il y était conservé et administré pour près de 4 milliards de francs de capitaux et de valeurs. Pour beaucoup, la Caisse des dépôts et consignations n’a jamais été rien de plus qu’un nom vide de signification. Pour ceux-là et pour d’autres aussi qui savent d’une manière générale ce qu’est l’institution, quelques détails sur son caractère et sur ses opérations ne seront peut-être pas sans intérêt.

La Caisse des dépôts et consignations n’est pas une institution de crédit au sens que l’on attache habituellement à ce terme. Elle ne fait aucune opération de banque pour le compte de tiers, ne pratique ni l’escompte commercial ni le prêt sur hypothèque, ne participe à aucune émission. Elle n’a point d’actionnaires, et, bien qu’elle réalise des bénéfices d’une réelle importance, ces bénéfices sont en quelque sorte impersonnels. La plus grande partie en est versée dans le compte général des recettes de l’État, fondateur et propriétaire de la Caisse. Le personnel comprend : un directeur-général, deux sous-directeurs, un caissier-général, quatre chefs de division, dix-neuf chefs de bureau, vingt-cinq sous-chefs, trois cent dix commis, dont vingt principaux, dix agens de comptoir, trente-neuf agens du service intérieur. C’est un personnel fort occupé ; le mouvement des fonds maniés par l’établissement est énorme. Dans l’année 1888, le total des entrées et des sorties a été de près de 5 milliards de francs; l’ensemble des comptes constituant la situation de la Caisse, au 1er janvier 1889, tant pour elle-même que pour les divers services dont elle a la gestion, était de 3,856 millions, comptes d’ordre non compris, et ces chiffres grossissent chaque année.

La multiplicité des opérations est aussi remarquable que l’importance de quelques-unes. Il faut avoir eu l’occasion de porter un regard curieux et attentif dans le dédale des comptes (le bilan contient 81 chapitres) et avoir pénétré le mystère des indications, en nombre infini, destinées à guider le voyageur égaré dans les couloirs du bâtiment de la rue de Lille, pour imaginer toute l’utilité de l’institution et comprendre la grandeur de son rôle dans la vie économique du pays. La Caisse des dépôts et consignations a déjà une longue existence. Née en 1816, elle compte soixante-quatorze ans, ce qui est un âge respectable même pour une administration. Elle est cependant restée toujours peu connue du public, qui ne possède, sur les services qu’elle est apte à rendre et qu’elle rend tous les jours, que les notions les plus vagues, en dehors naturellement du cercle des individus et des associations appelés à recourir à ces services. Comme une personne très sage, vivant dans l’observance de principes rigides, tenue scrupuleusement dès son enfance loin du tumulte des passions et à l’écart de toute aventure, elle n’a connu ni les splendeurs bruyantes et éphémères, ni les catastrophes éclatantes. Elle a suivi, sans s’en écarter d’une ligne, une voie régulièrement et mathématiquement tracée, faisant peu parler d’elle, vouée pour ainsi dire à l’obscurité, à l’incognito.

Naguère encore la Caisse des dépôts et consignations n’apparaissait à l’imagination du vulgaire, d’après les propos tenus çà et là sur son compte par ceux qui avaient eu affaire à elle, que comme une sorte de geôle spéciale pour les capitaux. La légende disait qu’il était assez facile d’y faire entrer une somme d’argent déterminée, mais bien plus difficile de l’en faire sortir. Ce n’était qu’une légende. La vérité est que la Caisse des dépôts est simplement un rouage, un mécanisme, qui absorbe et restitue les capitaux avec une égale facilité, moyennant l’accomplissement des formalités établies. Si, depuis quelques années l’absorption est de beaucoup plus considérable que la restitution, on ne peut s’en prendre qu’à la puissance de développement acquise par l’épargne française, la Caisse des dépôts ayant reçu, en outre de beaucoup d’autres attributions, celle de dépositaire, gardienne, tutrice de cette épargne en voie constante de formation.

Depuis un an environ, la Caisse a commencé à sortir de la pénombre où elle avait paru se complaire jusqu’alors. Elle n’en est pas sortie proprio motu; des circonstances extérieures ont provoqué l’évolution.

C’était après les élections générales de l’automne dernier. Le gouvernement républicain se trouvait fortifié par le grand succès populaire de l’Exposition et par la déroute du boulangisme. La nation se mit à épargner avec frénésie, et, comme le Panama, les cuivres et le Comptoir d’escompte l’avaient dégoûtée, pour un temps, des placemens aventureux, elle porta ses économies à peu près exclusivement aux Caisses d’épargne. En même temps se produisit à la Bourse un autre phénomène qui avait, avec le précédent, une relation fort étroite que tout le monde n’aperçut pas d’abord, la hausse de la rente française à des prix que pas un économiste, pas un boursier, pas un homme du métier n’eût osé concevoir comme possibles quelques mois auparavant.

Cette hausse du 3 pour 100 français se poursuivant avec une régularité inaccoutumée, n’admettant ni repos ni réaction, broyant les résistances, écrasant les découverts, parut une sorte de prodige. Mais aujourd’hui les prodiges veulent être expliqués. On n’acceptait pas que la spéculation eût seule assez de puissance pour porter si allègrement le poids de la dette française, encore moins était-il concédé que les demandes des petits capitalistes eussent un pareil pouvoir. Le public entrevit d’instinct la cause du phénomène, mais sous une forme vague, comme il fait toujours : la hausse de la rente était due aux achats des « caisses publiques ; » le gouvernement faisait la hausse de la rente. Quelles étaient ces caisses? Le Trésor lui-même, la Banque de France, le Crédit foncier? Ces hypothèses ne tenaient pas debout. Les initiés savaient, dès l’origine, qu’une seule caisse opérait ces achats, la Caisse des dépôts et consignations, agissant pour le compte des caisses d’épargne.

Au mois de mai dernier, M. Bouvier, ministre des finances, fut appelé, à propos d’une interpellation, à donner à la chambre et au pays l’explication officielle de la hausse de la rente. Il montra le flot des dépôts montant sans cesse aux guichets des Caisses d’épargne sur tous les points de la France, poussée extraordinaire de confiance datant d’octobre 1889 et apportant millions sur millions à la Caisse des dépôts et consignations. Mais, lui dit-on, la Caisse des dépôts, c’est l’Etat, elle n’opère d’achats que sur vos ordres, c’est vous-même qui jetez à la Bourse les capitaux qui ont aidé une spéculation audacieuse à fausser tous les ressorts du marché, à réduire artificiellement le taux de revenu des placemens mobiliers de toute sécurité ! Il fallut que le ministre des finances expliquât à la tribune ce qu’est cette Caisse des dépôts dont on paraissait si peu connaître les attributs organiques, et il donna sur son fonctionnement, avant tout sur le conseil de surveillance qui contrôle ses opérations, des renseignemens qu’il eût été loisible au premier venu de se procurer par une simple excursion rue de Lille, mais dont on ne s’était jamais inquiété, et qui causèrent quelque surprise.

On apprit ainsi que la Caisse était douée d’une vie autonome, tout en étant essentiellement un mécanisme bien monté, et que si sa fonction paraissait être actuellement d’acheter de la rente française à jet continu, c’était là un résultat heureux de l’abondance de l’épargne et une conséquence obligatoire de prescriptions légales remontant déjà à quelques années, et non point un effet de combinaisons volontaires du ministre des finances. Depuis lors, les dépôts ont continué d’affluer aux Caisses d’épargne, et la Caisse a continué d’acheter de la rente, consacrant en moyenne par mois à ces achats un capital de 25 à 30 millions de francs, et comme ces rentes achetées vont s’enfouir dans les bureaux de la rue de Lille, pour n’en plus sortir et transformer même leurs arrérages en rentes nouvelles, cette absorption continue a fait peu à peu le vide sur le marché. Les petits rentiers, mis au courant des fameux achats, se sont gardés de vendre leurs inscriptions, et la rente française a été portée de 87 à 95 francs, dans cette même année où les Consolidés anglais avaient baissé de 4 points et les Consolidés allemands de près de 7 unités.


I.

Tout le monde sait donc aujourd’hui que la Caisse des dépôts est le plus gros acheteur de rentes françaises qui existe et ait même jamais existé. C’est assez pour qu’on parle beaucoup plus de cet établissement qu’on ne le faisait jadis, et peut-être pour qu’on ait la curiosité d’en savoir un peu plus sur son compte que par le passé. Il n’est pas nécessaire pour cela d’étudier toutes ses attributions et fonctions, qui sont innombrables. Il vaut mieux se borner aux essentielles, qui sont de deux espèces : les unes résultent de la loi propre de son institution, les autres sont des services spéciaux, étrangers à son intime raison d’être, mais que le législateur lui a rattachés par mesure d’économie. Parmi les premières, deux sont définies par le titre même de la Caisse, les dépôts et les consignations. Viennent ensuite les prêts aux départemens, communes et établissemens publics, et la gestion des fonds des Caisses d’épargne ordinaires, de la Caisse d’épargne postale et des Sociétés de secours mutuels. Les principaux services de la seconde classe sont: la Caisse de retraites pour la vieillesse, les Caisses d’assurances en cas de décès et en cas d’accidens, la Caisse des chemins vicinaux et celle des lycées, collèges et écoles primaires. Pour ces deux dernières, la Caisse des dépôts ne fait plus guère qu’office d’intermédiaire ou de régisseur du Trésor. Elle ne réalise, d’ailleurs, aucune sorte de bénéfice sur tout l’ensemble des opérations de la seconde catégorie.

Comme son nom l’indique, la Caisse reçoit des dépôts volontaires des particuliers ; mais elle ne délivre pas de carnets de chèques, et ne se charge d’aucune des opérations de banque auxquelles les dépôts pourraient être destinés. Il est servi à ces dépôts depuis 1884 un intérêt de 1 pour 100. Les sommes déposées sont remboursables aux intéressés dix jours après la demande.

L’importance de ce service a été très variable. Le montant des dépôts avait atteint 88 millions en 1868. Le solde au 1er janvier 1883 n’était plus que de 9 millions. Le 9 mars de cette même année, la commission de surveillance (sur la proposition du ministre des finances) admit les dépôts volontaires des sociétés commerciales et industrielles, éleva de 1 à 2 pour 100 l’intérêt servi aux déposans et réduisit de quinze à cinq jours le délai de préavis pour les retraits. Les dépôts affluèrent et le solde au 31 décembre 1883 s’éleva à 71 millions. Le but était dépassé, car il ne s’agissait point de faire de la Caisse une concurrente des banques de dépôts. Le 15 février 1884, un arrêté du directeur-général ramena l’intérêt de 2 à 1 pour 100; le délai de préavis fut reculé à dix jours. Le montant des dépôts dès la fin de l’année était retombé à 10 1/2 millions. Quatre ans plus tard, il n’était plus que de 5 millions appartenant à 136 déposans.

La Caisse reçoit aussi des dépôts des établissemens publics et autres établissemens assimilés, et le total en était, il y a deux ans, de 14 millions. Elle reçoit enfin en dépôt des fonds des séquestres, liquidateurs, administrateurs et autres mandataires de justice, ainsi que des notaires, et ces capitaux sont productifs chez elle d’un intérêt de 2 pour 100.

Le service fondamental, pour lequel a été fondée la Caisse en 1816, est celui des consignations. Sa mission, définie par la loi de constitution, est de recevoir, conserver et remettre aux parties qui justifient de leurs droits, les sommes dont la consignation a été ordonnée, soit par un jugement, soit par une décision administrative. La « consignation » résulte de la faculté accordée à un débiteur de se libérer, suivant des conditions déterminées, lorsque son créancier ne peut ou ne veut recevoir. Elle est un dépôt d’une nature particulière, toujours effectué au profit d’un tiers, et provoqué par un litige, ou destiné à en prévenir un[1]. La Caisse des dépôts et consignations est aujourd’hui et depuis 1816 l’unique dépositaire légal. Il est interdit aux tribunaux et aux administrations d’autoriser ou ordonner des consignations en autres caisses et dépôts publics ou particuliers.

Il n’en était pas ainsi sous l’ancien régime. Les consignations, confiées d’abord à des particuliers désignés par les juges ou les parties, furent plus tard effectuées chez des receveurs spéciaux. Les dépositaires ne furent pas tous fidèles, et le trésor royal, de son côté, céda fréquemment à la tentation de s’emparer de ces fonds. Ce qui n’était jusqu’alors qu’un accident fâcheux devint la règle pendant la Révolution. La Convention supprima les receveurs spéciaux. Les fonds des consignations, versés au trésor, constituèrent une dette de l’État et subirent le sort des autres engagemens publics.

Le service des consignations fut confié ensuite en 1805 à la Caisse d’amortissement; mais celle-ci était trop dépendante de l’État et de nouveau les consignations furent confondues avec les ressources générales du trésor. La loi du 28 avril 1816 établit enfin la séparation définitive entre les fonds de consignations et ceux de l’impôt ou de l’emprunt, en faisant de la Caisse des dépôts un établissement public, placé sous la surveillance d’une commission spéciale et sous la garantie de l’autorité législative, en fait, un « établissement autonome. »

Aux temps anciens où les consignations étaient confiées à des particuliers ou à des receveurs, elles devaient être conservées en nature et restituées à première réquisition et en conséquence ne produisaient aucun intérêt. Lorsque la Caisse d’amortissement fut chargée de ce service, la loi ordonna qu’il serait tenu compte aux déposans d’un intérêt de 3 pour 100 par an. La même obligation fut imposée à la Caisse des dépôts. Dès lors, celle-ci n’avait plus à rembourser les mêmes espèces que celles reçues, puisque l’obligation de servir un intérêt aux sommes consignées ou déposées impliquait la nécessité de faire emploi de ces fonds. L’intérêt que paie la Caisse est toujours de 3 pour 100 l’an, et il commence à courir du soixante et unième jour de la consignation. Les sommes consignées doivent être remises dix jours après la réquisition de paiement; mais le retrait des dépôts de ce genre est subordonné à l’accomplissement de certaines formalités et à la production de certaines justifications qui ont fait quelquefois adresser à la Caisse le reproche d’accumuler les obstacles au point de rendre presque chimérique le retrait des sommes et valeurs consignées. La Caisse répond avec raison que les précautions qu’elle prend sont justifiées par les conditions mêmes de l’acte en vertu duquel la consignation a été effectuée ou doit être retirée, de l’autre par l’obligation où elle est elle-même de garantir sa responsabilité lors du paiement.

Au 31 décembre 1884, le compte général des consignations en numéraire présentait un solde créancier, réparti sur 200,000 comptes environ de 398,949,000 francs (intérêts compris), dont 187 millions 39,000 francs à Paris et 211,910,000 francs dans les départemens en Algérie et dans les colonies. Le solde est descendu à 385,783,000 francs fin 1887 et à 382,511,000 francs fin 1888. Ce dernier chiffre comprenait: des prix d’immeubles pour 136 millions, des fonds de faillite et de concordat pour 64, des loyers, fermages, deniers saisis pour 47, des produits de successions vacantes ou bénéficiaires pour 43, des cautionnemens d’adjudicataires et d’entrepreneurs de travaux pour 28, des consignations administratives diverses pour 27, etc. La Caisse a payé en 1888 une somme de 10,577,796 francs d’intérêt sur les consignations.

Quel emploi est fait des capitaux ainsi confiés à la Caisse, soit comme dépôts volontaires des particuliers, des associations littéraires, scientifiques ou autres, soit comme consignations? La Caisse, étant tenue de fournir un intérêt à ces fonds, en doit avoir et en a effectivement la libre disposition. Il en est de même, d’ailleurs, pour les capitaux de toute autre provenance, entrant dans l’asile hospitalier de la Caisse, sauf, ainsi que nous l’allons voir, pour ceux qui proviennent des caisses d’épargne ordinaires ou de la Caisse d’épargne postale et qui ont un emploi déterminé légalement. Il est vrai que ces derniers sont de beaucoup plus importans à eux seuls que tous les autres réunis, et que l’exception semble être devenue ainsi la règle. Il importe néanmoins de constater que pour des sommes dont le montant dépasse plusieurs centaines de millions, aucune prescription légale ne limite l’action de la Caisse des dépôts en ce qui regarde l’emploi de ces fonds. Hâtons-nous de dire que sa constitution propre, la façon dont elle est gouvernée, ses relations étroites avec le trésor, l’ont préservée de toute tentation dangereuse. Elle pouvait prêter à des États besogneux ou à des entreprises aléatoires. Elle ne l’a jamais fait et ne le pouvait faire, bien qu’elle soit sollicitée de chercher un emploi rémunérateur, puisqu’elle ne peut bénéficier que de la différence entre le taux de l’intérêt qu’elle sert et celui de l’intérêt qu’elle reçoit.

Pratiquement ses emplois de fonds ne sortent pas d’un cercle ainsi délimité : achats de valeurs absolument sûres, comme les rentes françaises ou des titres garantis par l’État ; avances au trésor pour divers services, prêts aux départemens et aux communes, compte courant au trésor. Ce compte courant a été ouvert à la Caisse en 1829. Il est productif d’un intérêt à 3 pour 100 aujourd’hui, comme il l’était à l’origine. De 1848 à 1860 seulement, le taux a varié de 3 1/2 à 4 pour 100. C’est dans ce compte courant que la Caisse verse les fonds disponibles provenant de toutes sources autres que les caisses d’épargne. C’est un compte d’attente, en quelque sorte le fonds de roulement de l’institution. Elle y puise les sommes nécessaires pour ses avances à l’État et pour ses prêts aux départemens, communes et établissemens publics; il constitue pour une bonne partie l’actif propre de la Caisse. Dans ces dernières années, le montant du compte courant général à 3 pour 100 s’était maintenu dans les environs de 230 millions de francs. Mais il a beaucoup grossi depuis un an et atteignait d’après le dernier compte trimestriel publié (30 septembre 1890) un total de 344 millions.

A la fin de décembre 1888, le solde des prêts concédés aux départemens, communes et établissemens publics (généralement à 4 1/2 pour 100) était de 94 millions. A la même date les valeurs de caisse et le portefeuille comprenaient, pour un capital de 119 millions, des effets publics constituant une propriété de l’établissement dont 68 millions en rente 3 pour 100 perpétuelle, 41 millions en rente 3 pour 100 amortissable, 8 millions en obligations de chemins de fer, le solde en annuités et en obligations du trésor à long terme.


II.

Nous arrivons à l’attribution que l’on aurait aujourd’hui à considérer comme la plus importante de toutes celles qu’embrasse la Caisse des dépôts, si l’importance devait se mesurer uniquement à l’énormité des totaux d’opérations. Il s’agit de l’accumulation des fonds des caisses d’épargne et de leur transformation en inscriptions de rentes françaises. Le rôle de la Caisse est, en cette affaire, presque exclusivement mécanique. La Caisse, ainsi le veut la loi, ouvre un compte courant à chacune des caisses d’épargne existant en France (il y en a plus de cinq cents). Elle n’a aucune relation avec les déposans eux-mêmes. Les caisses d’épargne ordinaires ne versent à la Caisse des dépôts que l’excédent de leurs sommes disponibles, c’est-à-dire tout ce qui dépasse, dans leur encaisse, le montant jugé nécessaire pour assurer le service jusqu’au plus prochain jour de recette.

Voici les termes de la loi du 31 mars 1837 : « La Caisse des dépôts et consignations est chargée de recevoir et d’administrer, sous la garantie du trésor public et sous la surveillance de la commission instituée par la loi du 28 avril 1816, les fonds des caisses d’épargne et de prévoyance. Elle bonifie l’intérêt de ces placemens à raison de 4 pour 100 l’an. » L’article 3 de la même loi est ainsi conçu : « La Caisse a la faculté de placer au trésor public, à l’intérêt de 4 pour 100 l’an, soit en compte courant, soit en bons royaux à échéance fixe, les fonds provenant des caisses d’épargne. La Caisse des dépôts ne peut acheter ou vendre des rentes sur l’État qu’avec l’autorisation préalable du ministre des finances ; les achats et les ventes ne peuvent avoir lieu qu’avec concurrence et publicité. » Répondant à l’interpellation de M. Laur, le 17 mai dernier, M. Rouvier s’est exprimé ainsi : « Puisque la Caisse des dépôts et consignations est obligée de servir aux déposans un certain intérêt, il faut bien qu’elle fasse produire les capitaux qui lui sont confiés. La loi organique a prévu ce cas et ordonné que l’emploi de ces fonds se ferait en valeurs de premier ordre, en valeurs d’État, et c’est ce qui a toujours lieu. » La loi et l’usage ont ainsi peu à peu très étroitement limité les emplois des fonds provenant des caisses d’épargne, bien que le choix, à l’origine, eût été laissé entièrement à la commission de surveillance. Pratiquement, la Caisse fait emploi, pour son propre compte, des sommes qu’elle tient des caisses d’épargne, et elle reste responsable envers ces caisses du montant total, en espèces, des dépôts qu’elle a reçus. C’est là un point d’une grande importance et sur lequel il y aura lieu de revenir.

C’est en 1841 qu’a été ouvert par le trésor à la Caisse des dépôts, conformément à la loi du 31 mars 1837, le compte courant spécial à 4 pour 100. Les versemens des caisses d’épargne atteignaient un peu moins de 700 millions en 1868. Ils prirent, après 1871, des proportions extraordinaires et augmentèrent de plus d’un milliard en sept années. Ces dépôts étaient placés, pour moitié environ, en rentes ou en obligations du trésor à long ou à court terme, et moitié en compte courant au trésor à 4 pour 100, constituant une créance de la Caisse sur la dette flottante. En 1882, le compte courant à 4 pour 100 s’élevait à 959 millions. La commission de surveillance ne cessait d’appeler l’attention des pouvoirs publics sur la progression des versemens. Une loi du 31 décembre 1882 intervint alors et autorisa la consolidation de ce compte courant jusqu’à concurrence de 1,200 millions de francs. Deux opérations furent effectuées à cet effet en 1883, l’une le 16 avril, pour 1,000,010,277 francs, l’autre le 14 septembre, pour 80,029,107 francs. Le portefeuille de la Caisse recevait, comme contre-valeur de ces sommes, un titre de 40,241,550 francs en rente 3 pour 100 amortissable.

A la fin de 1883, le compte courant de la Caisse au trésor à 4 pour 100 était encore de 152 millions. Deux ans plus tard, en 1885, les versemens affluant toujours, le compte atteignit 400 millions et une nouvelle conversion eut lieu. Enfin, en 1887, un article de la loi des finances limita à un maximum de 100 millions de francs la créance de la Caisse sur le trésor concernant les fonds des caisses d’épargne ordinaires. La commission de surveillance se trouva contrainte, dès lors, de procéder à des achats constans de valeurs pour tous les fonds que lui remettaient les caisses d’épargne. A la fin de 1888, le portefeuille de ces caisses possédait 46,677,490 francs de rente amortissable, pour un capital d’environ 1,250 millions, et le montant des rentes 3 pour 100 y était porté de 7,685,000 francs à 30,912,000 francs, ce dernier chiffre représentant un capital de 806,169,000 francs, supérieur de plus de 600 millions à celui de 1883. Dans la seule année 1888, la Caisse a acheté 7,808,671 francs de rente 3 pour 100, pour un capital de 214 millions, au prix moyen de 82.30 pour 100. Les versemens ont continué depuis à affluer avec la même intensité et les achats de rentes ont forcément marché du même pas. Le trésor ayant suspendu ses émissions d’obligations trentenaires ou sexennaires, la Caisse n’a pu prendre de ces valeurs. Elle ne pouvait davantage acheter des obligations de chemins de fer, sous peine de provoquer une hausse formidable de ces titres. Enfin, les fonds des caisses d’épargne ne peuvent servir aux prêts consentis aux départemens et aux communes. La Caisse est donc réduite aux acquisitions de rentes. De là ces achats quotidiens depuis une année et la publication périodique, dans le Journal officiel, de tableaux indiquant le montant de ces achats. On peut évaluer à 200 millions de francs environ le capital employé en rentes en 1889 et à 275 millions celui qui a reçu la même affectation pendant les neuf premiers mois de 1890, pour l’ensemble des caisses d’épargne. Le dernier trimestre devant fournir probablement un montant correspondant, soit de 50 à 60 millions, ce serait de 500 millions de francs environ que se seraient accrus, dans ces deux dernières années, les fonds de cette provenance confiés à la gestion de la Caisse des dépôts. Comme le total s’élevait à 2,534 millions fin 1888[2], le chiffre correspondant, au 1er janvier 1891, sera probablement de 3 milliards environ, capital formidable auquel la Caisse des dépôts doit un intérêt annuel s’élevant à 112 millions de francs (au taux de 3.75 pour 100).

Au moment où M. Rouvier parlait, il y a huit mois, le portefeuille de la Caisse des dépôts, correspondant aux emplois des fonds des caisses d’épargne ordinaires, comprenait, entre autres valeurs, 35,987,579 francs de rente 3 pour 100, ayant coûté 953 millions, et 48,413,895 francs de rente amortissable, ayant coûté 1,300 millions. L’ensemble des valeurs du portefeuille représentait un prix d’achat total de 2,703,80 ,000 francs, et il restait, en outre, une Somme de 88,992,000 francs en compte courant au trésor. Le même portefeuille représentait, calculé au cours du 14 mai, une valeur de 3,030,308,695 francs, soit un écart de plus de 325 millions[3], sans compter la réserve constituée par la Caisse des dépôts en vue de faire face à la dépréciation que les valeurs acquises pourraient éprouver dans un moment de crise. Ce fonds a été formé sur l’initiative de la commission de surveillance, dès 1860, par l’application d’une portion des bénéfices de la Caisse. La somme mise en réserve chaque année représente l’excédent des revenus produits par l’emploi des fonds, après déduction de l’intérêt de 4 pour 100 payé aux caisses d’épargne. Ce fonds de réserve atteignait, au 31 décembre 1884, la somme de 34,609,509 francs, et fin 1889, 43 millions 1/2.

Lorsque la Caisse d’épargne postale fut créée en 1881, la gestion des fonds provenant des versemens effectués aux guichets des bureaux de poste fut naturellement confiée à la Caisse des dépôts et consignations. Le succès de cette création a été, on le sait, considérable, bien que les déposans de la Caisse d’épargne postale n’aient reçu que 3 pour 100 d’intérêt alors que les Caisses d’épargne ordinaires donnaient de 3 Ir. 50 à 3 fr. 75 pour 100 à leur clientèle.

Au 31 décembre 1884, le solde au crédit de la Caisse d’épargne postale s’élevait déjà à 114 millions. A la fin de 1889, la Caisse des dépôts avait acheté, au compte de cette institution encore si récente, des valeurs sur l’Etat pour un total de 284 millions, dont 199 millions en rente 3 pour 100 amortissable. Si l’on ajoute à ce chiffre le montant du solde-espèces déposé en compte courant au Trésor à 3 fr. 25 pour 100 et qui est légalement limité, depuis 1887, à 50 millions, on obtient 350 millions comme montant probable de l’avoir de la Caisse d’épargne postale dans les premiers mois de 1890. A la fin de juin dernier le compte général des déposans s’élevait à 373 millions.

On doit noter ce point essentiel que la Caisse d’épargne postale est directement propriétaire des valeurs achetées pour l’emploi des sommes déposées par elle. Il n’en est pas de même du portefeuille des valeurs acquises avec les fonds disponibles des Caisses d’épargne ordinaires. Ces valeurs sont, en effet, achetées par la Caisse des dépôts pour son propre compte et à ses risques et périls, bien que placées dans un portefeuille qui est l’objet d’une gestion spéciale. Elles ne constituent point une propriété directe des déposans des Caisses d’épargne, mais font partie de l’ensemble des gages que fournit la situation même de la Caisse des dépôts et consignations. Si le remboursement en espèces devenait un jour difficile par suite de graves événemens politiques ou financiers, les valeurs du portefeuille ne pourraient être réparties aux déposans aux lieu et place du montant déposé. L’interprétation contraire ne saurait être admise; elle est, d’ailleurs, de plus en plus abandonnée. La Caisse des dépôts doit aux déposans des capitaux, non des titres. En cas de crise, il lui faudrait réaliser les rentes, et si cette réalisation laissait une insuffisance, ce serait à la Caisse des dépôts à la combler, et, à son défaut, au gouvernement.

Il y a là une éventualité sérieuse, un péril réel. On a vu plus haut que le prix de revient des valeurs achetées représentait d’abord les 3 milliards déposés et donnait, en outre, une garantie, sous forme de plus-value de cours, supérieure à 325 millions, soit de plus de 10 pour 100 du montant éventuellement remboursable, sans compter les lib millions de la réserve spéciale. Cette situation est actuellement encore rassurante. Mais elle ne conserverait pas longtemps ce caractère si les capitaux continuaient d’affluer aux Caisses d’épargne et que la Caisse des dépôts fût obligée d’acheter tous les jours une quantité de plus en plus forte de rentes et à des prix toujours plus élevés. Bientôt la garantie, dont M. Rouvier faisait ressortir avec raison l’importance, s’atténuerait au point de ne plus paraître suffisante et l’inquiétude pourrait naître dans le public. D’un autre côté, le rendement du portefeuille des Caisses d’épargne qui, jusqu’ici, était resté supérieur au taux d’intérêt de ! pour 100, n’est plus aujourd’hui que de 3 fr. 75 pour 100, par suite des derniers achats faits à des cours très élevés, et la Caisse se trouve en perte. Des circonstances nouvelles peuvent, il est vrai, amener un ralentissement dans les dépôts comme d’autres circonstances avaient provoqué depuis un an une accélération si remarquable. Mais cette simple possibilité ne peut être considérée comme une garantie efficace contre un danger dont les hommes politiques et les économistes se sont avec raison préoccupés.

Le plus sûr et le plus simple moyen de ramener dans de justes limites le mouvement naturel d’apport, aux Caisses d’épargne, des économies de la population, est de réduire le taux d’intérêt qui leur est offert[4] au point exact où il correspondrait avec le rendement du portefeuille. En ramenant de 4 pour 100 à 3 1/2, même à 3 1/4 le taux payé par la Caisse des dépôts aux Caisses d’épargne, on ne ferait, d’ailleurs, que mettre la rémunération des petits capitaux en harmonie avec les changemens que les dernières années ont introduits dans le taux général de l’intérêt. On a beaucoup discuté sur l’emploi qui devrait être fait du bénéfice ou boni que réaliserait la Caisse des dépôts en payant un intérêt moindre aux 3 milliards déposés chez elle par les Caisses d’épargne, alors qu’elle continuerait à toucher le même revenu sur les valeurs acquises par elle avec ces capitaux. La solution la plus équitable, la seule rationnelle, est que ce boni, s’il vient à se produire, soit affecté à l’augmentation de la réserve déjà constituée pour parer aux insuffisances éventuelles de réalisation.


III.

Si nous voulons maintenant avoir une idée de ce que représentent de capitaux employés les opérations déjà passées en revue de la Caisse des dépôts et consignations, il suffit de consulter le tableau suivant dont les données sont empruntées au bilan général de la Caisse au 31 décembre 1888. À cette époque, nous trouvons au passif, c’est-à-dire déposées à la Caisse et dues par celle-ci, les sommes suivantes :


Dépôts particuliers à 1 pour 100 5,306,436 francs.
Dépôts d’établissemens publics à 2 pour 100 14,674,106 —
Consignations à 3 pour 100 382,551,189 —
Caisse d’épargne postale, compte courant à 3 fr. 25 pour 100 48,186,903 —
Caisses d’épargne ordinaires, dépôts à 4 pour 100 2,534,107,257
Réserve provenant de l’emploi des fonds des Caisses d’épargne 43,561,972 —

Soit environ 3 milliards sur un montant total, au passif, de 3,856 millions. Comme contre-partie de ces engagemens, nous trouvons, à l’actif, les articles suivans :


Comptes courans au Trésor :
» général à 3 pour 100 231,695,171 francs.
» des Caisses d’épargne à 4 pour 100 81,425,822 —
» de la Caisse d’épargne postale à 3 fr. 25 pour 100. 46,661,171 —
Valeurs appartenant à la Caisse 119,492,856 —
Valeurs provenant de l’emploi des fonds des Caisses d’épargne 2,452,681,435 —
Intérêts sur obligations du Trésor public 171,746,195 —


Il reste à joindre à ces chiffres ceux des capitaux des sociétés de secours mutuels et de la Caisse nationale des retraites.

Parmi les avantages et privilèges considérables dont l’État a successivement doté les sociétés de secours mutuels, se trouve la faculté de verser leurs fonds libres (tout ce qui excède 3,000 fr. dans la caisse d’une société de plus de cent membres), moyennant un intérêt de 4 1/2 pour 100, à la Caisse des dépôts. Ces fonds dépassent 22 millions et appartiennent à près de 2,000 sociétés. Comme il est impossible d’employer ces capitaux en valeurs rapportant 4 1/2 pour 100, le service d’un intérêt si élevé est une charge très sensible pour la Caisse, dont les bénéfices sont diminués d’autant, et comme ces bénéfices font retour chaque année à l’État, c’est à celui-ci qu’incombe en dernier ressort la perte. Mais il ne viendra à l’idée de personne de trouver regrettable cette subvention indirecte donnée à des institutions populaires, si utiles et si dignes d’être encouragées. Ces observations s’appliquent également à l’intérêt de 4 1/2 pour 100 que la Caisse des dépôts alloue, d’autre part, au fonds de retraites constitué chez elle par les sociétés de secours mutuels au profit de leurs membres participans. Ce fonds est formé : de prélèvemens faits par les sociétés sur leurs excédens de recettes ; de subventions spéciales accordées par l’État ; des dons et legs dont l’acceptation a été approuvée. Cette organisation, qui date d’un décret du 25 avril 1856, a produit de très heureux résultats. Au commencement de 1889, le fonds de retraite géré par la Caisse s’élevait à 35 millions de francs appartenant à plus de 3,500 sociétés. C’est là que sont puisées les sommes nécessaires pour la création, au profit des participans des sociétés, de rentes viagères sur la Caisse nationale de retraites pour la vieillesse. Ces rentes viagères étant constituées à capital réservé, le capital des pensions, rendu libre par le décès des pensionnaires, fait retour au fonds de retraites. A la date indiquée ci-dessus, 25,000 pensions environ avaient été créées, s’élevant à un total annuel de 1,800,000 francs et ayant coûté 40 millions.

La Caisse des dépôts gère en outre les fonds de retraites des administrations et établissemens suivans : l’Assistance publique, l’Imprimerie nationale, le Mont-de-Piété, l’Octroi de Paris, l’Opéra, la Préfecture de police, la Préfecture de la Seine, les préfectures et sous-préfectures des départemens, les mairies, octrois, hospices et bureaux de bienfaisance, la Caisse générale des retraites ecclésiastiques. L’avoir disponible de ces divers fonds de retraites est de près de 7 millions. La Caisse des dépôts reçoit le montant des retenues mensuelles et répartit les pensions. En 1888, elle a payé de ce chef 14,600,000 francs à 16,000 titulaires.

On a déjà pu voir que la situation de « gérant » qu’occupe la Caisse des dépôts et consignations n’est pas une sinécure. Il nous reste, sans que nous ayons la prétention d’épuiser la liste de ses attributions et services, à dire quelques mots d’une de ses plus intéressantes incarnations, la Caisse nationale de retraites pour la vieillesse. Créée en 1850, cette institution est, en effet, gérée par la Caisse des dépôts, sous la garantie de l’État. Les frais de gestion incombent à la Caisse, qui les prélève sur ses produits généraux. Nous avons fait remarquer que la Caisse des dépôts, tout en ayant le maniement, l’administration et la garde des fonds confiés aux Caisses d’épargne ordinaires ou postales pour un montant de plus de 3 milliards par plus de 7 millions de déposans, en sommes variant des chiffres les plus minimes jusqu’à 2,000 francs, ne connaît pas ces déposans et n’a de relations qu’avec les Caisses elles-mêmes. En tant que Caisse nationale des retraites, notre établissement se trouve, au contraire, directement en présence de la clientèle humble et populaire pour laquelle a été créé ce service spécial. Le capital des rentes viagères est formé, en effet, par des versemens volontaires qui peuvent être d’un franc au minimum. Le but a été de recueillir les plus humbles épargnes et de les faire fructifier à l’abri de tout risque, en vue d’assurer aux déposans une ressource suprême pour les dernières années de leur existence[5].

Le maximum de rente viagère, pouvant être inscrit sur la même tête, avait été fixé à l’origine (loi du 18 juin 1850) à 600 francs. Il fut porté à 750 francs en 1856, à 1,000 en 1861, à 1,500 en 1864. La limite des versemens individuels en une année était élevée en même temps de 2,000 francs à 3,000, puis à 4,000. Enfin, le taux d’intérêt composé pour le calcul des rentes viagères, fixé d’abord à 5 pour 100, puis à 4 1/2, fut rétabli à 5 pour 100 en 1864 et maintenu à ce taux jusqu’en 1882. Cette combinaison du maximum de rente à 1,500 francs, du maximum de versemens à 4,000 francs et du taux d’intérêt à 5 pour 100, transportait les opérations de la Caisse nationale de retraites fort loin du but que leur assignait l’intention originelle du législateur. Il ne s’agissait plus seulement de solliciter l’épargne du travailleur économe et prévoyant. On offrait une véritable prime aux capitaux de la petite et moyenne bourgeoisie. Pour assurer une rente viagère de 1,500 francs à partir de cinquante ans à chacun de leurs enfans, des pères de famille avisés n’eurent, pendant cette période, qu’à verser à la Caisse des retraites, en une fois, une somme de 1,300 francs environ, pour chaque tête, à l’âge de trois ans : — « Beaucoup l’ont fait, soyez-en assurés, dit un jour M. Blavier au sénat, et je l’eusse fait moi-même pour mes petits-enfans si j’avais, en temps utile, connu ce placement si exceptionnellement avantageux. » — Beaucoup ont profité, en effet, des avantages qu’offrait alors la Caisse de retraites, mais M. Blavier allait un peu loin en affirmant que, de 1864 à 1882, la Caisse avait été livrée aux spéculateurs. Il est certain seulement que l’institution avait dévié de son véritable et légitime objet et que ces libéralités, si profitables pour ceux qui surent y participer, causèrent à l’État des pertes considérables, évaluées à plusieurs dizaines de millions, un tarit excessif ayant rompu toute relation entre l’intérêt servi et le taux des placemens.

Les versemens annuels, qui ne dépassaient pas 14 millions en 1875, atteignirent 53 millions en 1863, 68 en 1881, 56 en 1882. Il fallut inscrire dans la loi de finances du 30 janvier 1884 une dotation suffisante pour couvrir les pertes subies jusqu’à la fin de l’année précédente et assurer le service des rentes viagères en cours à la même date. D’ailleurs, depuis un an déjà, le taux de l’intérêt, dont il doit être tenu compte dans la constitution des rentes, avait été abaissé de 5 à 4 1/2 pour 100, et le montant des versemens effectués en 1883 s’était trouvé ramené, par le seul effet de cette mesure, vainement réclamée depuis 1876 par la commission de surveillance de la Caisse, à 39 millions, soit 17 millions de moins qu’en 1881. Les capitaux de placement, qui ne cherchaient qu’un intérêt avantageux, se trouvèrent écartés dès lors de la Caisse. Depuis 1886, le taux de l’intérêt est devenu mobile, il est actuellement de 4 pour 100 ; la limite des versemens a été abaissée et le maximum de la rente viagère individuelle ramené à 1,200 francs. Aussi le montant des versemens n’a-t-il plus dépassé de 22 à 25 millions dans chacune des dernières années. La Caisse a été rappelée à son vrai rôle, qui est de donner gratuitement aux travailleurs sans fortune la facilité de garantir, en pleine sécurité, leur vieillesse contre l’éventualité d’une indigence absolue. L’importance des versemens a diminué, mais le nombre des participans s’est accru, ce qui était le dessein poursuivi par le législateur.

Depuis son origine jusqu’au 1er janvier 1889, la Caisse des retraites a reçu, en versemens directs ou en arrérages, un total de 952 millions. Elle a payé, en rentes viagères et remboursemens de capitaux réservés, 233 millions. Elle possédait donc, à la dernière date, un capital de 719 millions, représenté, pour 672 millions, par des rentes ou valeurs diverses produisant un revenu de 26,571,000 francs, et, pour 117 millions, par le solde en compte courant au trésor à 4 pour 100[6]. Dans l’année 1888, la Caisse a reçu 55 millions, dont 24 de versemens nouveaux et le solde en arrérages, et elle a déboursé 40 millions, dont 29 d’arrérages de rentes viagères, qui ont donné lieu à près de 500,000 quittances. Nous ne dirons qu’un mot de deux autres caisses confiées à la gestion de la Caisse des dépôts, celle des assurances en cas de décès, et celle des assurances en cas d’accidens. Cette double création a été un double insuccès. Ici encore l’intention du législateur était de mettre à la portée des petits, des humbles, de ceux qui ne disposent que d’une modeste épargne, lentement produite, des combinaisons que des établissemens privés, comme les compagnies d’assurances, offrent à l’esprit de prévoyance des classes moyennes et riches.

Le résultat, on ne saurait le contester, n’a pas répondu à l’intention. Les deux caisses végètent. La première est dans une situation franchement mauvaise et en déficit. La seconde est, en apparence au moins, plus prospère, mais elle manque de clientèle. Le public ignore ses services, ou, ce qui est plus grave, ne les apprécie pas. Ce résultat paraît d’autant plus singulier, si on le rapproche du grand succès obtenu par la Caisse de retraites pour la vieillesse. Il est vrai que celui-ci, comme on a pu le voir, a été obtenu à un très haut prix.


IV.

Après ce rapide exposé de quelques-unes, à vrai dire les principales, des attributions exercées par la Caisse des dépôts et consignations, devrons-nous conclure avec certains des plus brillans économistes de la chambre des députés, qui soutenaient il y a quelques jours à peine cette thèse, à l’occasion du débat sur les caisses d’épargne, que la Caisse des dépôts est une simple fiction? ou, si le terme peut paraître étrange appliqué à un mécanisme aussi substantiel, une superfétation? que tous ses services pourraient être avantageusement rattachés d’une façon directe au trésor, et son administration dépendre d’une division du ministère des finances? qu’entre les sept millions de déposans des caisses d’épargne et le crédit de l’État, il n’est besoin ni d’un rouage intermédiaire, ni d’un tiers garant, ni d’une montagne de paperasseries et de combinaisons obscures et compliquées ?

Nous avons déjà répondu, dès le début de cette étude, à cette opinion qui, présentée sous une forme aussi absolue, ne paraît pas sérieusement soutenable. Mais il importe de déterminer en quoi peut consister l’indépendance que des économistes d’une autre école se plaisent à attribuer à la Caisse des dépôts, et dans quelle mesure cette indépendance peut s’exercer. Il n’est pas inutile d’abord de se reporter aux intentions des créateurs de la Caisse en 1816, qui ne sont pas un instant douteuses. L’ancienne Caisse d’amortissement fut supprimée parce que les fonds des consignations s’y trouvaient confondus avec ceux destinés au service de l’amortissement. Elle fut remplacée par deux établissemens, distincts par leurs livres, registres, écritures et comptes, une Caisse d’amortissement et une Caisse des dépôts et consignations. La première a végété jusqu’en 1871, et il ne reste d’elle aujourd’hui que son titre. La seconde a pris une importance de plus en plus grande, tout en restant ce que le législateur de 1816 voulait clairement qu’elle fût, une administration soustraite à l’action ministérielle et capable, par son organisation même, d’inspirer une confiance absolue au public.

Irons-nous donc jusqu’à dire que la Caisse est un établissement possédant une personnalité complètement distincte de celle de l’État? Non, elle ne peut recevoir des dons et legs, et, si elle en pouvait recevoir, l’État seul en aurait le profit. Les préposés de la Caisse, dans les départemens, sont les agens financiers du trésor. Chaque année elle verse elle-même au trésor l’excédent de ses bénéfices, déduction faite de ses dépenses administratives[7]. Elle aurait le droit, d’autre part, de réclamer le concours financier de l’État si ses ressources propres venaient à lui faire défaut, et elle l’a fait à plusieurs reprises.

Tout cela concédé, il reste cependant que les hommes qui ont créé la Caisse des dépôts ont voulu qu’elle ne fût pas une simple annexe du ministère des finances, et la meilleure preuve en est la constitution même de la commission de surveillance sous le contrôle de laquelle est placé le directeur-général, qui n’est lui-même révocable que sur un avis de la commission directement adressé au chef de l’état.

De 1816 à 1848, la commission comprenait : un pair de France, président, deux députés, un des présidens de la cour des comptes, désigné par le roi, le gouverneur de la Banque de France et le président de la chambre de commerce de Paris. En 1848, la commission fut supprimée et ses attributions confiées au ministre des finances. Mais ce régime ne dura que six mois, au terme desquels la commission de surveillance fut rétablie. Aujourd’hui, conformément à la loi de 1876, elle se compose de dix membres : deux sénateurs, élus par le sénat; deux députés, élus par la chambre; deux membres du conseil d’état, désignés par le conseil d’état: un président de la cour des comptes, désigné par la cour ; le gouverneur de la Banque de France ou l’un des sous-gouverneurs désigné par le conseil de la Banque, le président ou l’un des membres de la chambre de commerce de Paris, choisi par cette chambre; enfin, le directeur du mouvement général des fonds au ministère des finances. Les nominations sont laites pour trois ans et les membres sortans sont rééligibles.

Le directeur-général prend l’initiative des améliorations que les services lui semblent comporter, mais doit soumettre ses vues à la commission de surveillance. Il ordonne les opérations et règle les diverses parties du service, prépare le budget des dépenses administratives qui doit être approuvé par le chef de l’état. Il préside le conseil d’administration institué en 1847 et qui se compose, avec le directeur-général, des deux sous-directeurs, des chefs de division et du caissier-général. Il nomme et révoque les employés de tout grade, autres que les sous-directeurs et le caissier-général. Ceux-ci sont nommés par le chef de l’état sur la présentation du ministre des finances. Le caissier-général est directement responsable de sa gestion envers la cour des comptes.

La commission de surveillance ne se contente pas de contrôler les opérations de la Caisse, elle se prononce sur la direction à donner à la marche de l’institution et doit s’inquiéter particulièrement du mode d’emploi des fonds. Dans le procès-verbal de la séance du 29 mai 1847, on lit le curieux passage suivant : « Le directeur-général est invité par la commission de surveillance à conserver dans ses relations officielles avec le ministre des finances l’indépendance de situation qui lui a été attribuée par la loi du 28 avril 1816 et à ne pas accepter, par les formes de sa correspondance à Paris, ou dans les départemens, un rôle subordonné qui pourrait altérer la position légale et la confiance publique qu’il importe de conserver intactes à l’institution dont il dirige le service. »

Dans cette même année 1847, le 15 juillet, le ministre des finances dit à la chambre des députés : « La Caisse des dépôts a été instituée, — Ç’a été la prétention et le but du législateur, — dans un état de presque complète indépendance. » Le 15 juin 1881, le ministre des finances fut encore plus affirmatif : « La Caisse des dépôts et consignations est une institution absolument indépendante de l’état. Et il faut qu’il en soit ainsi, il faut qu’elle gère ses fonds comme elle l’entend, comme elle le juge à propos... Elle doit rester libre et indépendante vis-à-vis du gouvernement; c’est la garantie des sommes considérables qu’elle détient, c’est la garantie de ses créanciers. »

On ne saurait évidemment prendre tout à fait à la lettre ces affirmations si catégoriques ; il est bon toutefois de les relever, car elles établissent que l’indépendance de la Caisse des dépôts et consignations n’est pas exclusivement du domaine de la théorie. Rappelons encore que la Caisse est placée sous le contrôle et la surveillance des chambres, que ses opérations sont l’objet d’un rapport annuel au parlement, que son budget ne fait pas partie du budget des recettes et des dépenses publiques. Elle ne figure au budget de l’État qu’au chapitre des « produits divers » pour le montant de ses bénéfices nets. Encore est-il opportun de remarquer qu’aucun texte organique n’a soumis la Caisse à l’obligation de verser ses bénéfices nets au trésor. Ce sont les lois annuelles de finances qui ont établi la tradition.

Il ne faut rien exagérer dans l’un ou l’autre sens. Il est difficile, mais non absolument impossible, d’imaginer des circonstances qui mettraient aux prises un ministre des finances et la commission de surveillance de la Caisse des dépôts. Dans la pratique, l’accord est aisément maintenu par les relations si étroites, de tous les jours et de tous les instans, qui unissent les deux administrations. En outre, le plus souvent le rôle de la Caisse est passif. Elle gère d’énormes capitaux, mais d’après des règles strictes et des formules immuables. Enfin, l’indépendance que le caractère même de son institution lui confère existe surtout à l’égard du ministre des finances ou plutôt des actes arbitraires que celui-ci pourrait vouloir imposer à la direction de la Caisse. Mais celle-ci est étroitement soumise à la commission de surveillance qui elle-même est une émanation directe du parlement et des grands corps de l’Etat. Ceux pour qui la Caisse est une simple fiction ou un impedimentum dont on se pourrait débarrasser sans dommage, sont surtout frappés de l’avantage que présenterait la suppression de tout intermédiaire entre l’État, dépositaire de trois milliards et plus, et les légions de déposans. C’est précisément pour éviter ce trop étroit tête-à-tête que l’on jugera indispensable de conserver, aussi autonome que possible, un établissement sur lequel l’État s’est très heureusement déchargé d’une gestion qui pourrait l’entraîner, aujourd’hui surtout, en de trop périlleuses tentations.


AUGUSTE MOIREAU.

  1. La Caisse des dépôts et consignations, par Charles Bornot. Paris, 1886.
  2. La loi du 30 juin 1851 avait limité à 1,000 francs le montant maximum de chaque compte particulier, non compris les intérêts échus dans le courant de l’année. La loi du 9 avril 1881 a porté ce montant à 2,000 francs pour les caisses d’épargne ordinaires, comme pour la caisse d’épargne postale. Au 31 décembre 1869, le solde créditeur du compte des caisses d’épargne à la Caisse des dépôts s’élevait à 694,551,507 fr. Au 31 décembre 1884, il a atteint 2,046,888,283 francs, soit près de 1,350 millions de francs d’augmentation ou près de 200 pour 100 en l’espace de quinze ans.
    Le solde s’est accru comme suit depuis 1882 :
    Fin 1882 — 1,770,791,227
    — 1883 — 1,838,129,550 + 67,338,323
    — 1884 — 2,046,888,283 + 208,758,733
    — 1885 — 2,211,350,372 + 164,462,089
    — 1887 — 2,399,432,749 + 188,082,377
    — 1888 — 2,534,107,257 + 134,674,507

    Ces augmentations annuelles ne résultent pas seulement de l’excédent des versemens nouveaux sur les remboursemens, mais aussi, et pour une grande partie, de la capitalisation des intérêts échus que les déposans laissent à leurs comptes, ce qui équivaut bien, d’ailleurs, à un versement réel. Le montant ci-dessus indiqué, 2 milliards 534,107,257 francs, comprend 87 millions pour la c:ipitalisation des intérêts dans l’année. Il était représenté à la même date par les valeurs suivantes :


    Rentes. Capital.
    3 pour 100 30,912,036 fr. 806,169,281 fr.
    3 pour 100 amortissable 46,697,490 » 1,247,085,880 »
    4 1/2 pour 100 745,907 » 18,875,112 ».
    52 obligations Morgan 278,053,804 »
    29,198 obligations de chemins de fer 10,147,355 »
    Compte courant 4 pour 100 du trésor 81,425,822 »

    Le solde des caisses d’épargne, au 31 décembre 1889, a atteint, en nombre rond, 2,700 millions; on peut présumer qu’à la fin de décembre 1890 il aura dépassé 3 milliards.

  3. Et la rente 3 pour 100 perpétuelle n’avait pas encore, à cette date, dépassé le cours de 90 francs.
  4. La question est pendante depuis trois ans devant le pouvoir législatif. Les chambres n’ont que le choix entre les diverses propositions de réforme des Caisses d’épargne émanées soit du gouvernement, soit de l’initiative individuelle. Un débat sur le point spécial de la réduction du taux de l’intérêt, engagé à la chambre le 3 décembre courant, a eu pour résultat la fixation à 3 fr. 75 pour 100 du taux de l’intérêt à payer à revenir par la Caisse des dépôts et consignations aux Caisses d’épargne.
  5. M. Tirard, rapport au sénat, 1886. La mission de la Caisse est ainsi définie : « La Caisse recueille les plus humbles épargnes, les fait fructifier, accumule les intérêts jusqu’au jour de l’entrée en jouissance de la pension. L’État n’intervient que pour établir les comptes gratuitement. »
  6. Au 30 septembre 1890, le total des rentes et valeurs s’élevait à 700,227,802 fr., et le compte courant à 19,732,182, — ensemble 750 millions.
  7. La Caisse des dépôts et consignations étant autorisée à faire fructifier les fonds qu’elle reçoit, la différence entre l’intérêt qu’elle sert et l’intérêt produit par l’emploi des fonds constitue le bénéfice brut. À ce profit s’ajoute celui qui provient de la retenue de soixante jours d’intérêts sur les sommes consignées, le montant du droit de garde sur les consignations de titres et valeurs mobilières, etc. Déduction faite des dépenses administratives de toute nature, 1,600,000 à 1,700,000 francs environ, il reste le solde créditeur du compte de profits et pertes, le bénéfice propre de la Caisse, 3,118,147 francs en 1883; 3,193,972 francs en 1884; 3,024,000 en 1888. Les bénéfices de la Caisse, de 1816 à 1884, se sont élevés à un total de 178,849,000 francs dont 126,352,000 ont été versés au trésor public, le reste affecté à divers emplois, paiement de soulte des conversions, acquisitions d’immeubles, constitution du fonds de réserve pour les Caisses d’épargne.