La Campanule

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La Campanule
Revue des Deux Mondes3e période, tome 56 (p. 167-196).
LA
CAMPANULE


I.[1]

Figurez-vous un vieux palais, lézardé par les siècles, roussi par le soleil, avec ses innombrables volets de bois vermoulu qui battent au moindre vent. Des touffes embaumées d’herbes parasites jaillissent de la corniche, le rebord de chaque fenêtre est décoré de joubarbes qui fleurissent les fentes du marbre ; çà et là se balance une frange de capucines ; dans la cour, un oranger et deux cactus vivent en bonne harmonie avec un frêne sauvage aux baies écarlates. Tout ceci vous représente la demeure d’une des plus anciennes familles du Tyrol, les Pavis. Elle est située dans une petite ville des Alpes Vénitiennes, à mi-chemin entre l’Italie et l’Allemagne. Ses fenêtres ouvrent sur une piazza verdoyante et déserte où les ânes broutent, où blanchit la toile étendue par les ménagères. Il y a un hôtel sur la piazza et aussi une boutique de chaudronnier d’où partent du matin au soir force coups de marteau avec un fracas monotone. Vis-à-vis se dresse l’église, pauvre et mal tenue, comme le sont la plupart des églises du nord de l’Italie, dont l’air abandonné, la nudité misérable forme un contraste frappant avec l’extrême piété du Tyrol septentrional. Ici les portes, grandes ouvertes pour permettre à un rayon de soleil poudroyant de pénétrer dans l’obscurité intérieure, ne laissent entrevoir qu’une trompeuse décoration de carton et de clinquant. Les fidèles sont rares aujourd’hui. Du temps de feu le comte de Pavis, il en était autrement. La comtesse et ses filles occupaient avec une régularité exemplaire le banc où sont encore inscrits sur des plaques d’airain les noms de chacune d’elles, mais la mort a pris les unes, les autres sont mariées et dispersées par conséquent. Seul, Saverio de Pavis pourrait venir occuper la place qui lui est réservée, mais le propriétaire actuel du palais néglige un peu les pratiques religieuses dont sa digne mère donnait l’exemple.

Un jour, je pénétrai dans l’église ; deux jeunes filles y étaient seules à genoux. L’unique rayon de lumière éclairait leurs jolies têtes inclinées. Bientôt elles sortirent, longèrent le grand mur blanc, sur lequel se poursuivent les lézards, et allèrent rejoindre leur âne, qu’elles avaient attaché à la porte du chaudronnier. Celui-ci, que je connaissais bien, était un brave homme, apparemment épris de son métier. Par-dessus la casserole qu’il achevait de fabriquer, ses bons yeux se fixèrent sur les deux jeunes filles, sur leur âne et sur moi-même, qu’il salua d’un hochement de tête amical. Il n’était pas à plaindre dans son échoppe, avec cette belle vue du palazzo Pavis et de la montagne devant lui. Les sommets se pressent autour de la petite ville, ceux-ci taillés en pics aigus, ceux-là comme écrasés d’une façon étrange, dessinant des lignes changeantes, grâce au passage rapide de la lumière et de l’ombre. Tantôt une crevasse apparaît, tantôt une aiguille se détache étincelante ; un voile d’ombre se déroule de quelque cime, puis s’évapore pour découvrir des horizons nouveaux sculptés dans la dolomie aux reflets nacrés sous le soleil. C’est le royaume des fées… J’y errais depuis une dizaine de jours avec un ravissement toujours nouveau, émerveillée par ces défilés rocheux où bruissent les cascades, par ces vallées verdoyantes où paissent les vaches grises, par cette flore si variée que favorise le voisinage des eaux cristallines faisant irruption à travers le feuillage et la mousse. Lorsque vous traversez les hameaux paisibles accrochés au flanc de la montagne, des yeux noirs vous suivent avec non moins de bienveillance que de curiosité. L’étranger n’est pas encore pour cette honnête population une proie que l’on ne se fait aucun scrupule d’écorcher ; l’hospitalité qu’on lui accorde n’a rien de vénal. Des draps blancs filés durant les veillées d’hiver recouvrent la paille fraîche qui forme les lits ; les chasseurs de chamois et les pêcheurs de truites approvisionnent le garde-manger. La vallée produit en abondance du maïs excellent et, tout le long des routes, les citrouilles se gonflent au soleil. Quiconque a des goûts simples peut se contenter de la chère et du gîte offerts de bon cœur.

Ce jour-Là nous suivions la ligne de frontière qui sépare l’Autriche de l’Italie. Notre but était la Marmolata, cette reine des Alpes rhétiennes, puis nous comptions nous en retourner par Botzen, vers les régions civilisées, desquelles je me garderai de médire. Il y a de curieux voyages à faire aussi dans le monde civilisé ! Les obstacles y sont d’un ordre moral plutôt que physique, mais les précipices à côtoyer, les chemins de traverse, les ascensions hardies ne manquent pas. Les opinions et les problèmes croissent au lieu de plantes sauvages ; les aspirations diverses s’élèvent éblouissantes dans la solitude de nos âmes comme des sommets de glace à l’horizon. Certes, la musique de la civilisation n’est ni dans le chant des rossignols, ni dans le murmure des ruisseaux ; elle est plus triste, hélas ! et plus bruyante à la fois, mais il s’en dégage autant d’émotions pour le moins que des mélodies champêtres. On aurait tort de la décrier parce que les voix sont rauques, les instrumens mal accordés parfois. Peut-être dans les faubourgs fangeux d’une grande ville que hantent d’affreuses misères, la Divinité a-t-elle marqué son empreinte plus profondément encore que dans ces vallées sereines où retentit la clochette des troupeaux, où les feux du soir s’allument sur les montagnes environnantes, où les moissons mûrissent à l’heure accoutumée et où la croix plantée au bord du chemin projette son ombre protectrice sur la descente trop rapide.


II.

Au seuil de l’auberge s’entassait notre bagage, et mon neveu Tom, avec sa mère, m’attendait. Le voiturin n’était pas venu, et j’eus besoin d’appeler à mon aide le peu que je savais d’italien pour décider la padrona, une grosse femme à collier de grenats, singulièrement endormie, à l’envoyer chercher : — Quand il vous plaira, répondait-elle en ayant l’air de penser à autre chose, quand il vous plaira. Nous allions donc à C… ? Mais le comte avait demandé aussi la voiture ; elle reviendrait nous prendre. Rien ne pressait.

Sur ces entrefaites, un grand jeune homme pâle, qui portait en bandoulière une boîte de botaniste, entra brusquement dans l’hôtel : — Je n’ai pas besoin du voiturin, cria-t-il d’une voix impatiente,.. ni de souper… Je ne soupe pas ici ce soir.

— Alors on va conduire ces dames, répliqua la padrona, en se réveillant un peu. Votre servante, signor comte.

Le comte, évidemment fort agité, haussa les épaules ; puis, se Rappelant notre présence, leva son chapeau de paille et sortit à grands pas :

— Quel original ! dit l’hôtesse apathique ; il ne pense qu’à ses herbes… toujours ses herbes. Il les étudie d’un bout de l’été à l’autre. Ah ! son père ne lui ressemblait guère.

Quelques minutes après, un véhicule en fort mauvais état, aux harnais raccommodés à l’aide de ficelles, vint cahin-caha jusqu’à la porte. Nous y montâmes. La route dessinait des zigzags interminables au-dessus de l’abîme ; nous suivions un défilé mélancolique dominé par des pies sauvages qui semblaient de plus en plus s’élever et se rapprocher, tandis que gémissait le torrent sur son lit de pierre blanche. Bien loin, au fond de la vallée, un quadrupède quelconque (cheval ou baudet), animait seul le paysage désert. En le rejoignant, nous vîmes que c’était un âne accompagné par trois personnes parmi lesquelles deux jeunes filles, celles que j’avais remarquées à l’église. L’une était assise sur l’âne, l’autre marchait à côté, en causant avec un jeune soldat : toutes les deux avaient de longues tresses retenues autour de la tête par des épingles en forme de flèches, mais leur costume d’ailleurs n’était pas le même. Celle qui allait à pied portait les manches blanches, le corset noir et le collier de corail des paysannes aisées. Sa compagne avait répudié l’ajustement campagnard : elle était petite et délicate avec d’admirables cheveux roux dorés et des yeux bruns. Le jeune soldat lui ressemblait comme un frère peut ressemblera sa sœur : — Hue, Bruno ! — criait-il à l’âne, qui semblait avoir un caractère indépendant. Il le prouva plus que jamais au passage d’un gué. La jolie rousse sauta lestement à terre. Bruno ne voulait pas avancer, ruait, se défendait. Quelqu’un cria du haut d’un rocher : le soldat leva la tête, et Bruno, saisissant l’occasion de s’échapper, passa l’eau gaillardement à sa manière.

— Voyez donc, me dit ma sœur, voilà ce jeune homme de l’hôtel.

Il signor comte dégringolait la montagne avec une agilité prodigieuse, bondissant d’un rocher à l’autre sur un point qui paraissait impraticable ; à chaque instant nous croyions qu’il allait se rompre le cou ; mais, soudain, nous le vîmes sain et sauf sur la route, courant après l’âne et ses propriétaires, de toute la vitesse de ses longues jambes. Il les eut bientôt rattrapés, marcha quelque temps avec eux, puis tourna brusquement l’angle d’un rocher et disparut. Tous ces gens commençaient à nous intéresser ; Bruno surtout acheva de faire notre conquête par une nouvelle prouesse en attaquant une botte de foin qui descendait la route perchée sur deux bas bleus. Avant que personne pût l’en empêcher, il mordit vigoureusement au savoureux fourrage.

Nous continuâmes à monter, dépassait Bruno et sa société qui s’était arrêtée à causer avec le propriétaire du foin. La gorge désolée déboucha enfin dans des champs de maïs ; nous traversâmes un village assez misérable avec des balcons croulans, des pignons noircis et une fourmilière d’enfans accourus pour nous voir passer. Une large vallée fraîche et verte, — au-delà un chaos, formé il y a cent ans par la chute de certaine crête de montagne qui écrasa les gens, et les maisons et les troupeaux, arrêtant la rivière et créant un lac bleu ; — et l’autre bout du lac, un village ; — nous étions arrivés.


III.

La musique retentissait dans la rue ; les garçons, marchant bras dessus bras dessous, en longs gilets à fleurs, une plume au chapeau, lançaient dans les airs à pleine voix un trille joyeux. C’était jour de fête ; chacun avait endossé sa chemise blanche, tous les enfans étaient débarbouillés en l’honneur de saint Barthélemy ; les mères se reposaient sur le pas de leurs portes, les pères fumaient leurs pipes à couvercle d’argent, et un grand jeu de pallone avait été organisé dans la rue du village. Notre arrivée détourna l’attention de quelques badauds, mais non pas celle des joueurs. Leurs balles volaient au-dessus des toits, frappaient quelquefois une fenêtre et étaient violemment relancées dehors aux cris du peuple excité.

Ces maisons tyroliennes ressemblent à des écuries lorsqu’on y pénètre ; en bas s’entassent les chevaux, les vaches, les chariots ; mais à mesure que l’on monte tout s’embellit. Au premier étage, l’hôtesse sort de sa cuisine pour vous saluer, et vous apercevez dans la salle des chapeaux pointus, des manches de chemise, des jambes chaussées de guêtres se pressant avec bruit autour d’une table couverte de bouteilles. Le second étage en revanche est tranquille, avec des fleurs sur le balcon, et chez la signora Sarti, à l’Aigle noir, les fleurs étaient plus fraîches, les chambres mieux aérées, plus confortables que partout ailleurs. Il fallait escalader les lits tant les paillasses en étaient hautes ; les planchers grattés avec soin, les grands pois d’œillets couronnant le poêle, les bancs rangés contre le mur, tout avait un air de propreté. Nos chambres donnaient d’un côté sur le balcon de bois qui court le long de la maison et domine ce qu’on appelle la piazzetina, une petite place noire, étouffée, aux fenêtres et aux portes cintrées de laquelle s’accrochent, pour sécher, des touffes de chanvre, tandis que dans tous les coins fleurissent les inévitables œillets. Tous les volets grands ouverts nous permettaient de pénétrer dans la vie privée de nos voisins. C’étaient comme des tableaux de mœurs inattendus et curieusement encadrés. Il y avait au second un vieux tailleur qui, assis à la turque, tirait perpétuellement l’aiguille, et trois blanchisseuses qui, du premier étage, ne cessaient de tendre leurs longs cous tannés à colliers de perles, leurs têtes brunes, curieuses, entourées d’une auréole d’épingles brillantes, pour surprendre les faits et gestes des passans.

Nouvelle explosion de musique : un air du Trovatore, un air de la Dame blanche. Les chanteurs sont deux soldats autrichiens qui trinquent le plus gaiment du monde. — Clic ! clac ! voilà notre âne ! — me crie Tom, penché à la fenêtre. — Et nous entendons en effet le bruit des petits sabots de cette bête volontaire, puis des exclamations, des lires. On s’embrasse, et bientôt après la padrona, toute rouge de joie, vient nous demander ce que nous voulons pour dîner.

— Je serais montée plus tôt, dit-elle, mais mon fils le caporal vient d’arriver. Ma fille Fortunata et Joanna, ma servante, étaient allés au-devant de lui, à Agordo.

— N’y avait-il pas aussi un âne ? demanda Tom en souriant.

— Oui ! ces messieurs et dames ont dû les rencontrer. Il y a deux ans que je ne l’ai vu, mon Mario… Maintenant il revient parce que je… enfin pour des affaires.

L’expression de son visage s’assombrit :

— Une mère a bien des peines, reprit-elle avec un soupir.

Tom, qui avait grand’faim, parut s’intéresser moins que moi à ces détails de famille et l’interrompit assez brusquement pour lui demander si elle nous donnerait du poisson.

— Du poisson ? impossible ! il faudrait prévenir les pêcheurs la veille ; on n’en prend guère qu’au lever du soleil. Mais, reprit la padrona, en hésitant, un ami nous a donné quelques perdrix. J’en peux faire rôtir deux si vous les aimez.

Nous les aimions beaucoup ; elles arrivèrent donc entourées de pruneaux. Voici le reste du menu : Potage au riz où flottaient de petites saucisses. — Tranches frites d’une espèce de plum-pudding. — Prétendu bifteck haché avec de l’ail et accompagné de polenta. — Fromage à la crème parfumé de cannelle.

Tandis que nous savourions notre café sur le balcon, en regardant par-dessus le toit les clartés du soir s’éteindre sur la cime des montagnes, j’entrevis quelqu’un qui, attablé au-dessous de nous, soupait aussi de perdrix aux pruneaux. À leur nombre et à la façon dont il les découpait, je soupçonnai que c’était le généreux chasseur. Il me sembla reconnaître en même temps sur la table certaine boîte de fer-blanc peinte en vert. Ce tueur de perdrix n’était autre que le jeune comte dont nous avions admiré l’intrépide gymnastique.


IV.

Chose singulière ! une amie nous attendait quelque part, dans ce village. Ma sœur avait rencontré plusieurs années auparavant signera Elizabetta della Santa à certaines eaux où l’avait envoyée un docteur allemand. Ce n’était que la dame de compagnie d’une autre vieille personne à qui appartenait la maison de campagne que, toutes deux réunies, elles habitaient l’été. Nous avions promis d’aller la voir ; elle assurait que le jardin était digne de notre visite. Mais où se trouvait-il ? J’allai m’informer auprès de la padrona. En descendant l’escalier, Fortunata et Joanna m’apparurent sur la terrasse causant avec le comte. Il tirait de sa boîte des fougères, des racines, toute sorte de plantes, et je n’osai troubler l’entretien. Tonina, la fille aînée, courait d’une table à l’autre dans la salle commune, un sac de cuir au côté. Je me dirigeai vers la cuisine pour y chercher la mère. Elle était là, en effet, avec son fils, dont l’honnête visage me parut empourpré par une émotion quelconque.

— Que demande la signora ? dit notre hôtesse avec une étrange vivacité. Oh ! c’est tout près d’ici… La signora della Santa et la marquise sont nos voisines. Mario ira… non, Fortunata plutôt va vous conduire. À droite en arrivant au pont…

Mais tout à coup un sanglot l’étrangla, et elle fondit en larmes.

— Pardon, reprit la brave femme, redoublant de volubilité, ne faites pas attention,.. surtout ne dites pas à ma fille… qu’elle ne sache jamais…

Mario, qui sifflait entre ses dents, l’interrompit d’un air d’impatience.

— Enfin il est ici, dit-elle en s’essuyant les yeux ; il veillera sur nous maintenant… Tout ira bien.

Elle appuya une main sur le bras de son fils en levant vers lui un regard tendre et inquiet. Je les laissai. On riait aux éclats dans la salle commune. Le comte, sur la petite terrasse, semblait maintenant contempler les étoiles, qu’il nommait à Fortunata comme pour lui faire un cours d’astronomie. À l’étage supérieur, je trouvai Tom fumant sa pipe et ma sœur, à qui je racontai la petite scène dont j’avais été témoin.

— Quelque embarras d’argent sans doute, me dit-elle.

Mais tout indiquait, au contraire, la prospérité dans cette maison ; les pièces de toile neuve étaient rapportées quotidiennement du pré où elles avaient blanchi, des voitures à bœufs rentraient chargées de foin, les granges regorgeaient de blé, le vin ne manquait pas dans les celliers ; la padrona donna, le lendemain, devant moi, des ordres au charpentier pour certaines constructions nouvelles, fct je trouvai Fortunata occupée à dérouler d’innombrables pièces de rubans et de dentelles qu’elle avait achetées à Agordo pour Tonina.

Cette Tonina, la fille aînée, était une brunette chargée de bijoux et qui, fiancée depuis peu, se montrait avant tout amoureuse de toilette. Jamais je ne la vis se soucier d’autres sujets. Elle nous guettait au passage pour tâter l’étoffe de nos robes, et nous la surprenions souvent dans notre chambre essayant les vêtemens qui lui semblaient jolis ; je ne pouvais la souffrir. La petite Nata, en revanche, était d’une grâce irrésistible. Tout le monde prenait à tâche de la gâter sans y réussir, car elle travaillait du matin au soir, aidant sa mère avec énergie et nous servant mieux que Joanna elle-même. Sa voix était ravissante ; elle chantait tous les airs de la montagne et aussi des morceaux d’opéra. Ses yeux bruns effarouchés faisaient penser à ceux d’une biche. Dès l’aube, elle se levait pour ne prendre souvent de repos qu’après minuit.

— Il n’en faudrait pas demander autant à sa sœur, disait Joanna en haussant les épaules.

Mais la personne qui nous intéressait le plus était la padrona elle-même, avec son beau visage expressif au teint sombre et la perpétuelle sollicitude qu’elle témoignait à ses enfans. C’était une de ces créatures qui naissent dames, quelle que soit leur situation dans la vie. J’aimais la voir accueillir ses hôtes avec une politesse à laquelle répondaient gauchement ces gars incultes à chapeaux pointus venus pour boire le vino nero. S’il y avait du bruit au cabaret, la padrona y entrait d’un pas résolu ; aussitôt le silence se rétablissait ; elle était toujours respectée. Je ris encore au souvenir de l’exécution tranquille qu’un jour elle pratiqua en ma présence. Un garçon de bonne mine, vêtu de vert, ses culottes courtes roulées sur des bas blancs irréprochables et son chapeau conique décoré d’un gros bouquet de roses, s’était mis soudain à hurler des chansons bachiques en renversant les chaises.

La padrona posa une main sur son épaule.

Angelo, mon garçon, c’est assez, lui dit-elle, retourne-t’en chez toi tout de suite.

Le ton grave qu’elle avait pris parut le dégriser, et il fila sans répondre un seul mot.

Les Italiens, s’ils vous prennent en amitié, vous livrent leurs sentimens et leurs affaires avec une confiance qui paraît touchante à des gens plus réservés. Bientôt la signora me mit au courant de ses peines. Fortunata en était cause. Certes elle n’avait pas à se plaindre de ses enfans ; ils étaient tous bons et honnêtes ; mais, si vigilante qu’elle fût, elle n’avait pu préserver sa plus jeune fille des atteintes de la calomnie. Joanna avait beau garder la maison comme un chien fidèle et Mario étendre sur ses sœurs une protection virile, rien ne pouvait arrêter le cliquetis des langues empoisonnées, prévenir l’espionnage des yeux toujours au guet… Je devinai qu’elle voulait parler de nos trois blanchisseuses, et vraiment j’aurais tordu leurs longs cous bronzés avec plaisir si j’avais pu me douter du mal qu’elles avaient fait à ma petite amie.


V.

Joanna était un caractère ; dévouée corps et âme à la dynastie des Sarti, elle tyrannisait à l’occasion ses maîtres, sauf Nata, sur laquelle semblait s’être concentré son dévoûment aveugle. Cette belle fille aux dents blanches comme du fait, aux cheveux blonds nattés, ne quittait guère le grand chapeau, qui projetait une ombre sur ses yeux bleus mélancoliques. Cette expression du regard formait un contraste bizarre avec celle de la bouche toujours souriante et entr’ouverte comme par un perpétuel étonnement. Très curieuse, elle nous faisait mille questions indiscrètes, secouant la tête quand il lui était impossible de comprendre, comme pour indiquer qu’elle renonçait à sonder de pareils abîmes. Les chemins de fer, l’invasion des étrangers dans sa lointaine vallée, l’accoutrement de ces gens-là, leurs goûts, leur insistance à manger de la viande de boucherie, tels étaient les principaux sujets de surprise pour Joanna. Ignorante et superstitieuse, on l’aurait crue stupide ; mais elle pouvait cependant raisonner au besoin, et même, quand quelque chose d’extraordinaire venait l’arracher à son apathie, elle trouvait des mots étranges pour exprimer des sentimens profonds. Un jour, je l’entendis tancer brutalement une des servantes à jambes nues qui transportaient avec elle des sacs de polenta du fournil dans la cuisine.

— Qu’as-tu donc ? lui cria Mario. Tu grondes toujours.

— C’est bon ! c’est bon ! répondit-elle d’une voix tremblante de colère. Donnez-moi tort, parbleu ! mais je ne veux pas qu’on tracasse ma maîtresse, entendez-vous ? Les démons continuent leur travail. J’y mettrai bon ordre un de ces jours.

Mario parut comprendre, car il changea de couleur. J’observais Joanna tandis qu’elle secouait avec fureur ses sacs de polenta en les bourrant de coups de poing, comme s’ils eussent été l’ennemi en question. Enfin, elle parut se calmer et chargea l’un des sacs sur son épaule. Je vis que des larmes roulaient sur sa joue.

— Vous pleurez, lui dis-je, ma bonne Joanna ?

— Oui, ce monde-ci est un mauvais monde qui ne respecte rien.

— De qui donc parlez-vous ?

— Des gens qui inventent de vilaines histoires sur un ange… car c’est un ange, vous le croyez bien, vous, signora, et vous avez raison. Mais les autres… Et envient me répéter… et on tourmente la padrona !

— Ne pourrait-on arrêter ces mauvais propos ? demandai-je.

— Eh ! que faire ? que dire ? Je ne suis qu’une servante. Mario, lui, est le maître. Il est venu pour tout arranger censément,.. pour tout déranger plutôt ! De l’orgueil, il n’a que de l’orgueil… et on va sacrifier un agneau, une colombe à cet orgueil-là !

Les Italiennes deviennent éloquentes quand la passion s’allume chez elles, mais au même instant la voix de la signora Sarti éclata sur l’escalier : — Beppo ! Beppo ! — Et les yeux bleus reprirent leur expression mélancoliquement stupide, tandis que la grande fille, courbée sous son sac, me disait tranquillement :

— Elle l’appelle pour tourner la polenta. On fait de bonne polenta chez nous. Voulez-vous venir en goûter ?

Dans la cuisine, sur un grand feu de bois, une immense chaudière renfermait la farine de maïs délayée, que Beppo, le vieux domestique, remuait avec un bâton, s’excitant à mesure que la pâte épaisse lui opposait plus de difficultés. Enfin, il sauta sur la pierre de l’âtre pour s’assurer que la masse compacte et résistante était suffisamment durcie. Puis, tandis que le feu s’éteignait et que Beppo, épuisé, s’essuyait le front, Joanna apporta un grand plateau de buis. Sur ce plateau on fit rouler la polenta, une avalanche de pâte fumante. Tonina coupa le bloc par la moitié au moyen d’une ficelle, ceci pour les domestiques, cela pour la table des maîtres. Puis un grand calme remplaça l’agitation qui avait régné dans la cuisine, dont les cuivres étincelaient sur les murs blancs protégés par un grand crucifix de bois noir. Tout à coup, comme une apparition sortie de la chaudière aux proportions quelque peu magiques, le comte se trouva parmi nous :

— J’aurai besoin d’une chambre pour la nuit, dit-il ; vous me ferez souper à huit heures. Voici du gibier… plus qu’il ne m’en faut.

La petite Fortunata, le visage rayonnant, courut lui prendre des mains le gibier en question. Il sourit en la remerciant, puis nous l’entendîmes monter l’escalier quatre à quatre. La signora Sarti était devenue très pâle, elle regardait son fils ; Tonina se redressait de toute sa hauteur. Joanna jeta sur sa chère petite maîtresse un coup d’œil furtif. Je commençais à comprendre.

En descendant pour aller rejoindre ma sœur qui devait m’attendre dehors, j’aperçus les trois blanchisseuses penchées à leur fenêtre d’un air méchant qui me fit frémir.

J’avais laissé Hélène occupée à dessiner toute seule dans la rue ; je la retrouvai au milieu d’une véritable foule. Les habitans de ces villages s’attroupent autour des étrangers comme font les petits veaux sur la montagne ; ils ouvrent de grands yeux ébahis et les questions vont leur train :

— Mariée ? Où est le mari ? Combien de garçons avez-vous ? Combien de filles ? Notre pays vous plaît ?.. Êtes-vous Allemands ou Italiens ?

— Anglais ?

— C’est loin l’Angleterre ?

— Il faut passer la mer ?

Là-dessus quelqu’un siffle et tous de chuchoter entre eux : — Ils Ne sont pas chrétiens… Non : — Mais si… regardez leurs doigts… ils ont l’alliance. Puis un bon sourire et le souhait accoutumé : « Heureux voyage ! » en s’éloignant.

Une matrone chauve, coiffée de fausses nattes, était plus bavarde que les autres :

— Moi, disait-elle en montrant un groupe d’enfans, jolis comme tous ceux de ces parages, j’ai cinq petites filles. Ainsi vous demeurez à l’hôtel ? Et le frère est revenu ? Tant mieux ! Un homme dans la famille, c’est nécessaire ; les femmes seules ne font que des sottises. Sans doute Mme Sarti et ses filles étaient d’excellentes personnes, mais elles avaient des ennemies, beaucoup d’ennemies et qui racontaient de vilaines choses. Ils racontaient que Fortunata était fière, qu’elle regardait trop au-dessus d’elle ; ils étaient jaloux enfin. — Et elle, pauvre petite, elle n’entend malice à rien du tout. Allons, venez, marmaille. — La dame aux fausses nattes poussa devant elle sa tribu, nous laissant perplexes, Hélène et moi. Nous avions enfin la clé des inquiétudes de cette mère.

— Quelle indignité 1 m’écriai-je ; soupçonner une enfant si charmante et si pure !

— la padrona fera bien de surveiller les apparences, répondit gravement ma sœur.

Ce jour-là, ainsi que nous en étions convenues, nous allâmes voir notre vieille amie, la signora della Santa. Nous la trouvâmes toujours la même, maigre comme un clou, ridée sous ses cheveux gris, et vêtue d’anciennes étoffes foncées jaunâtres et vertes, qui lui donnaient l’apparence d’une vieille giroflée de muraille. Le jardin était, plus encore qu’elle ne l’avait dit, délicieux, avec ses pelouses mal tondues et ses arbres exotiques, ses allées rocailleuses et ses incalculables variétés de fleurs curieusement collectionnées. La marchesa devait être savante en horticulture, comme le fit observer Hélène.

— Mon Dieu, non, dit la signora della Santa, nous ne méritons pas de complimens. Toutes ces espèces rares ont été plantées par le neveu de ma chère marquise, Saverio de Pavis, un botaniste distingué qui fait ici des expériences avec l’aide du jardinier. Il demeure à Agordo, mais vient souvent voir sa tante et ses arbres. Pour le moment il voyage.

Nous nous regardâmes, Hélène et moi, tandis que la signora poursuivait :

— Il voyage, et je n’en suis pas fâchée, car, à vrai dire, quelques méchans bruits ont circulé ; on prétendait qu’il faisait la cour à une fille de votre hôtesse. Je sais bien, moi, qu’aucune pensée de ce genre ne lui a jamais traversé l’esprit ; il n’aime que les sciences naturelles, mais enfin…

La vieille dame était prudente et fort sensée. Je jugeai qu’il valait mieux lui dire tout franchement que j’avais rencontré M. de Pavis le matin même.

— Vous me désolez ! s’écria-t-elle. La dernière fois que je l’ai vu, il se plaignait amèrement de l’auberge, du mauvais service, de la cuisine médiocre qu’on y trouvait. Les cancans de village vont recommencer… Calomnie pure, n’est-ce pas ? Je ne puis soupçonner les Sarti d’attirer Saverio… ce sont de braves gens.

Je lui dis mon opinion, qui s’accordait avec la sienne, et nous continuâmes à parler du jeune comte. D’après les récits de la signora della Santa, il habitait par choix un monde qui n’est pas celui du commun des mortels, un monde où les révolutions, s’il s’en produit, mettent des milliers d’années à s’accomplir et dont les lois sont immuables. Une fleur tombe, une autre la remplace aussitôt, sans bruit. Tout est ordre parfait, sérénité profonde dans les sphères qui servaient de refuge à l’esprit fort original de Saverio. Botaniste et philosophe, il ne voulait être rien de plus. Dans sa première jeunesse, il avait nourri d’autres ambitions, il s’était donné corps et âme à la cause italienne et avait payé cher son enthousiasme. Ruiné par l’Autriche, il n’avait pas trouvé l’Italie reconnaissante. Alors déçu, indigné, il tourna le dos à l’Europe entière, aux gouvernemens, aux intrigues de cour ; il s’enferma dans son vieux palais, écrivit tantôt des mémoires sur la formation des roches qui l’entouraient, tantôt des traités de philosophie, se consolant aussi par intervalle avec les fleurs et les étoiles, toujours occupé des choses et dédaigneux des hommes.

— Ses sœurs sont au désespoir et le croient fou, nous dit la vieille dame de compagnie, mais il n’en est rien. Saverio est modérément heureux à sa manière.


VII.

Nous ne nous doutions pas, en la quittant, que la crise était aussi proche. Comme nous entrions chez les Sarti, de grands éclats de voix partirent de la salle commune : Ah ! signora, s’écria Joanna en se précipitant vers moi, allez-y, allez-y… Vous arrêterez peut-être Mario… Le voilà en train de chercher querelle au comte !

J’ouvris la porte ; ils étaient tous autour d’une table sur laquelle gisait la boîte à herboriser bien connue de tous ceux qui avaient rencontré M. de Pavis, — Mario jetant feu et flamme, Tonina tortillant le coin de son tablier, Nata tout en larmes.

— Pourquoi restez-vous ici pour vous laisser insulter ? criait Mario à ses sœurs. Allez-vous-en. Vous voyez bien que son excellence vous traite de voleuses ! — Et, se tournant vers le comte, qui avait l’air à la fois très hautain et très embarrassé : — Je vous dis, moi, que mes sœurs ne sont pas ce que vous croyez,.. et que je ne souffrirai pas qu’on leur parle comme à des servantes. Ce sont des filles bien nées… Tout le monde les respecte. Vous les respecterez comme les autres.

— Eh ! qui donc attaque vos sœurs ? répliqua le comte, qui se contenait avec peine. Perdez-vous la tête ? ajouta-t-il en chiffonnant une carte qu’il fourra dans la boîte, tandis que de l’autre main il saisissait impétueusement son chapeau. Je réclame un échantillon qui me manque… je suis vexé de le savoir détruit. Il n’est pas question de vol pour cela.

— Vous les respecterez, hurlait Mario, qui voulait absolument pousser la querelle à ses dernières limites, et vous saurez que moi non plus, je ne suis pas de ceux qui endurent les insultes des riches.

— Ce que vous êtes ou ce que vous n’êtes pas m’est parfaitement égal ! riposta son excellence, qui s’emportait à son tour. Allez au diable !

il s’élançait hors de la chambre, quand Joanna éperdue se jeta sur son passage et le saisit par le bras : — C’est ma faute, je suis seule coupable ! criait-elle en sanglotant.

— Silence ! gronda Mario, tandis que le comte secouait assez rudement l’étreinte de la pauvre fille.

Je le vis, de mon balcon, s’éloigner à grandes enjambées selon son habitude, sa boîte de fer-blanc lui battant les reins. Chacun des paysans qui le rencontraient saluait très bas, mais il ne semblait voir personne. Il dépassa la dernière maison du village, et je le perdis de vue.

Nous n’en avions pas fini avec les scènes. Un cri de Tonina nous rappela dans la salle commune où la pauvre petite Nata était tombée sans connaissance. Pâle comme la mort, échevelée, elle avait été transportée près de la fenêtre ouverte. Mario, calmé tout à coup, mais encore boudeur, se versait un verre de vin. Joanna, tout en lui décochant des regards furieux, jetait de l’eau avec énergie au visage de sa jeune maîtresse.

— Ya chercher la mère, dit Tonina en interpellant Mario avec sévérité.

La padrona bientôt accourut sur les pas de son fils, qui lui avait évidemment raconté l’histoke à sa manière. Pauvre mère, elle passait des plus tendres expressions de pitié à des reproches non moins affectueux :

— N’as-tu pas honte, Nata !.. La dame est là qui te regarde… Et on te voit de la rue… oui, tout le monde. Est-ce que Tonina s’évanouirait pour un caprice ? Mario a bien raison. Que cet original passe son chemin. D’un jour à l’autre il change d’avis. Cela ne peut convenir à d’honnêtes gens. D’ailleurs le rang de son excellence est trop élevé, tu comprends… tu n’es pas née pour être comtesse, Nata, ma chérie… Mon Dieu ! va-t’en donc, Mario ! cela lui fera du mal de te voir quand elle reprendra connaissance.

— J’ai agi pour son bien, répétait le caporal en levant les mains au ciel comme pour le prendre à témoin. Vous autres, vous la perdiez. Les femmes ne voient pas plus loin que leur nez. Rêvasser l’impossible, bavarder comme des pies, voilà leur affaire. Pendant ce temps-là les propos du voisinage vont leur train, et ce grand seigneur, que le diable emporte ! outrage les Sarti à son aise. Moi, je vous ai sauvées… sauvées malgré vous… et de quel danger ! Vous êtes des ingrates… oui, toutes, tant que vous êtes !

Là-dessus Mario sortit en poussant la porte avec fracas, et la mère, frappée de son éloquence, se remit à gourmander Fortunata, qui reprenait ses sens, la tête sur l’épaule de sa sœur et les yeux tournés vers la fenêtre avec un regard de tristesse indicible, comme si elle eût cherché à entrevoir encore, parmi les tiges emmêlés des œillets, celui qui l’avait quittée pour toujours.

— Mauvaise journée ! me dit Joanna en haussant les épaules. Cet imbécile a fait un esclandre et perdu l’avenir de sa sœur. Elle serait comtesse sans lui !

— Il en a dit trop long ! soupira Tonina.

— Chut ! interrompit la signora Sarti. Allez à votre besogne. Mario s’est conduit comme il convenait. Nous devions nous débarrasser de celui qui attirait sur nous les mauvais jugemens de nos voisins. Mon fils dit que le comte s’est fait un jeu des sentimens d’une innocente. Je n’en sais rien. Ce qui est certain, c’est que ni Mario, ni personne ne comprendra jamais ce cerveau timbré. Qu’il nous laisse la paix.

Fortunata fut emmenée par sa sœur, qui paraissait contrite comme si elle avait eu quelque part à l’événement, et Joanna vint ranger du linge dans la grande armoire de ma chambre en laissant ses pleurs tomber goutte à goutte sur les draps plies soigneusement et les taies d’oreillers garnies.

— Dire que c’est pour un brin d’herbe, pour une méchante petite fleur ! sanglotait-elle. Moi qui donnerais à Fortunata la dernière goutte de mon sang, j’ai attiré tout ce chagrin sur elle ! C’était une petite fleur violette de rien du tout… Mais je n’en avais pas encore vu de pareille,.. et je l’ai prise, c’est vrai,.. je l’ai prise… Fallait-il pour cela ?..

En l’interrogeant, je finis par découvrir que le comte avait rapporté la veille cette fleurette dans sa boîte de fer-blanc, qu’il l’avait examinée pendant le souper avec une attention particulière, qu’il l’avait laissée là toutefois pour dire à Fortunata, qui était venue l’interroger, les noms des étoiles (il connaissait toutes choses par leurs noms, ce maudit comte, les étoiles, les fleurs, les bêtes, les simples qui guérissent, il parlait toutes les langues, lisait dans tous les livres !) Tandis que les deux jeunes gens étaient sur le balcon à examiner le ciel, Joanna ôtait le couvert. La fleur lilas posée sur la boite l’avait tentée. Par plaisanterie, elle l’avait donnée à Fortunata en assurant que cette clochette bleue portait bonheur et que son excellence la lui offrait. Nata l’avait tourmentée presque toute la nuit pour savoir si cela était bien vrai. Et à la fin, Joanna voyant combien sa petite maîtresse prenait la chose à cœur, s’était résignée à confesser son mensonge. Alors Nata, moitié riant, moitié pleurant, avait dit qu’elle garderait tout de même ce souvenir, et le lendemain matin, elle avait montré à Joanna un médaillon en cristal où était enfermée la clochette. Les feuilles n’y pouvant tenir, elle les avait coupées. Là-dessus le comte était accouru, cherchant, fourrageant partout pour retrouver son précieux échantillon perdu, et Joanna, en se moquant de lui, avait demandé si c’était là un charme : il était en sûreté d’ailleurs dans un joli médaillon. — Le médaillon avait été montré au comte, mais, au lieu de se calmer, il avait crié plus fort que cette rareté cueillie au péril de sa vie était perdue, qu’il n’en retrouverait plus de semblable. Et tandis qu’il grondait, que Fortunata pleurait, Mario était entré.

— Il voulait une dispute, je vous l’ai dit, reprit Joanna, il en guettait l’occasion, et les voilà brouillés… Pauvre Fortunata !

— Calmez-vous, lui dis-je, tout est pour le mieux. Le comte n’a jamais eu de bonnes et sérieuses intentions.

— Vous parlez comme les autres, répondit-elle. Mais Fortunata et moi-même, nous savons à quoi nous en tenir. Dans le temps, il était tout près de l’épouser. On l’a soupçonné, on lui a fait injure. C’est un homme très vif, mais un si bon cœur ! Tout est fini maintenant. Cette vilaine fleur en est cause… et moi aussi. Qui donc du reste n’a pas eu tort ?

Avec un hochement de tête et un gros soupir, Joanna reprit deux grands seaux de cuivre, dont elle était armée le plus souvent, et descendit en les faisant sonner l’un contre l’autre.


VII.

Il semblait probable que le comte ne reviendrait plus après ce qui s’était passé.

— Per Bacco ! j’y compte bien, disait le caporal.

— Espérons-le, reprenait Tonina de son air placide. Nata se résignera sans doute à l’oublier. Elle a été sotte. Ce qu’il lui faut, c’est d’épouser, comme moi, un homme de son rang, et alors elle pourra continuer à tenir l’auberge.

— Patience ! patience ! reprenait Joanna. Tout n’est pas fini encore. Nata va mourir de chagrin, et moi, croyez-vous que je lui survive ? Et la padrona, elle en aura le cœur brisé. Voilà ce qui arrivera si le comte nous abandonne. — Puis, secouant son grand chapeau, elle reprenait entre ses dents, tout bas : — Heureusement il pourra revenir quand Mario aura le dos tourné.

Notre caporal, dont le congé touchait à son terme, soupçonnait peut-être qu’il en serait ainsi effectivement, car il prit ses mesures pour faire partir Nata. Plus elle irait loin, mieux cela vaudrait. Il y avait leur cousine Hofer, qui la recevrait volontiers dans le Tyrol allemand, et lui, Mario, il passerait par là en retournant à Inspruck, où son régiment était en garnison. Mario servait l’Autriche. C’était un autocrate que ce jeune homme ; il n’admit pas d’excuse, il n’accorda pas de délai. Je suppose qu’il avait ses raisons pour cela, sachant la réputation de sa sœur plus compromise que les femmes de la famille ne pouvaient le supposer. La signora Sarti, avec un vague espoir que les choses s’arrangeraient encore, demandait du temps sous prétexte de compléter le trousseau de Nata. — Bah ! elle avait bien assez de nippes. Et pour l’accompagner, Joanna suffisait, outre que les dames anglaises, qui partaient le lendemain et s’en allaient de ce côté, consentiraient certainement à se charger d’elle.

Nous assistâmes à des scènes touchantes.

— Ma petite Nata ! soupirait la mère en couvrant sa fille de caresses. Ma pauvre enfant !

— Si j’étais à sa place, criait Joanna, en se plantant d’un coup de poing son chapeau sur l’oreille, croyez-vous que je partirais ? Non, pas pour un empire ! Ah ! vous auriez beau m’offrir de l’or à poignées. Ne lutte pas contre ton amour, Nata, ma chérie, ou tu en mourras ! Comment Mario, qui n’a pas plus de sentiment qu’un bœuf, comprendrait-il ?

— Te tairas-tu, fille de rien ? interrompait Tonina indignée.

— Je comprends tout, criait Mario ; qui donc dit que je ne comprends pas ? qui donc m’accuse ? Je fais ce qui est honnête, je fais prévaloir la volonté de ma mère. Dites, ma mère, n’est-ce pas votre volonté ?.. Répondez,.. défendez-moi, poursuivit-il, son visage en feu tourné vers la pauvre padrona, qui, ne sachant auquel entendre, se mit à pleurer.

Nata essuya ses larmes en l’embrassant :

— Ne croyez pas la Joanna. Je ne mourrai pas comme elle le dit, maman. Je souffre un peu, mais j’en viendrai à bout. Mario a raison : mieux vaut que je parte ; comment croirais-je le comte quand il prétend qu’il me préfère à toutes les autres ? Il ne sait pas faire respecter celle qu’il aime. Oui, je partirai si cela doit arrêter les mauvaises langues.

La pauvrette sortit en courant de la cuisine et alla s’asseoir au bout du corridor sur une petite chaise, le visage caché entre ses mains ; elle resta ainsi jusqu’à ce que le pas de sa mère sur l’escalier l’eut arrachée à cette morne rêverie ; alors elle tira son ouvrage de sa poche et se mit à coudre en fredonnant.

Après dîner, nous l’emmenâmes, ma sœur et moi, faire un tour afin de la distraire et aussi parce qu’il nous semblait bon qu’elle se montrât en public avec des gens considérés. Le long de la rue, les enfans étaient assis, sur le pas de chaque porte, à manger leur polenta ; nous entrevoyions de petits intérieurs sombres, éclairés par la flamme du foyer. De vieilles fileuses nous saluaient au passage, l’air était rempli d’un bruit de clochettes, qui se rapprochait à mesure que rentraient les troupeaux, et d’un bourdonnement de voix qui accompagnait le repas du soir. Un colporteur exhibait ses trésors de clinquant devant les paysannes éblouies. Lentement nous marchâmes jusqu’à un petit pont jeté sur la rivière, et, assises au bord de l’eau, nous assistâmes au défilé des vaches et des chèvres qui regagnaient l’étable, à celui des femmes qui rentraient ployées sous un fardeau de chanvre et des jeunes garçons qui chantaient en chœur bras dessus, bras dessous. Bientôt, un autre groupe passa d’un pas plus mesuré, avec des allures plus élégantes : — Des messieurs et des dames de la ville, me dit Nata ; ils étaient partis, le matin, pour faire une grande partie dans les bois.

Le pique-nique semblait avoir réussi. Sur deux lignes, deux par deux, s’avançaient de jolies femmes, riant et causant avec leurs cavaliers. Toutes étaient nu-tête, sauf une seule qui portait un voile jeté sur ses boucles noires comme l’aile d’un corbeau et sur sa robe blanche.

— Cette dame-là va se marier lundi, fit observer Nata. C’est son sposo qui l’accompagne.

La gracieuse procession passa tout près de nous, si près que les robes des jeunes filles nous effleurèrent et que nous sentîmes le parfum des fleurs dont leurs mains étaient chargées. À la vue du dernier couple, Fortunata tressaillit : elle avait reconnu le comte, une dame à son bras. Je suppose qu’il nous aperçut, car il s’arrêta l’espace d’une seconde, presque imperceptiblement, pour disparaître ensuite avec les autres au bas de la rue.

Nata n’avait rien dit, mais bientôt elle prétendit qu’on avait besoin d’elle à l’auberge et nous quitta précipitamment. Lorsque nous rentrâmes à notre tour, la padrona était en train d’acheter des épingles d’argent au colporteur :

— C’est pour Nata, nous dit-elle. La pauvre chérie est revenue ce soir si pâle et si triste que je veux lui donner au moins un instant de plaisir. Seule, j’ai eu tort dans toute cette affaire, voyez-vous ! Mario dit vrai, j’étais ambitieuse ; elle est si gentille et si bonne, ma Nata, que je la croyais digne de la plus belle fortune ! Voilà mon excuse. Autrement, Dieu sait que je n’aurais jamais encouragé le comte. Quand elle sera partie, les gens comprendront bien que nous ne tendons de pièges à personne, que nous sommes fiers à notre façon, n’est-ce pas, signora ?

Puis elle se mit à me raconter que sa cousine Hofer était une veuve comme elle-même, tenant une auberge dans le Tyrol allemand, pour son plaisir surtout, parce qu’elle aimait la bonne société. Si nous allions à Bolzano, nous passerions tout près de là, et elle espérait que Nata ne nous embarrasserait pas trop. Du reste, Joanna la suivrait. Les deux petites étaient de fidèles amies.

Fortunata s’occupa ce soir-là dans la maison comme à l’ordinaire. Je l’entendais : son activité me parut un peu nerveuse. Plusieurs fois, elle éclata de rire, d’un rire triste qui n’était pas bien loin des larmes.


VIII.

Je dormis assez mal ; des lumières passaient à chaque instant devant ma porte. Longtemps après minuit, la padrona remonta chez elle. J’écoutais à intervalles réguliers le cri mélancolique du veilleur qui retentissait à travers le village silencieux. Enfin, je me levai. Passant une robe de chambre, je m’en allai prendre l’air sur le balcon. Déjà une autre personne y était accoudée, A son chapeau conique, je reconnus Joanna :

— Qui est là ? demanda-t-elle. Ah ! la signora m’a fait peur. Voyez, ajouta cette bizarre créature, voyez les étoiles, comme elles brillent ! Il signor comte connaît tous leurs noms… aux petites, aux grandes,.. tous… Il est savant, trop savant, hélas ! Il l’a ensorcelée. Enfin, elle dort. Si vous saviez tout ce qu’elle me dit !… Cela fend le cœur. Devant sa mère elle se contient, mais nous nous rattrapons ensemble. Je sais que le traître a passé près d’elle sans un salut, sans un mot, sans un regard ! Son chagrin m’a fait tant de mal que je suis sertie pour me consoler avec les étoiles, ne pouvant dormir.

Joanna avait quelque chose de l’exaltation d’une autre Jeanne, son illustre patronne. Elle aussi était capable d’un grand courage ; elle aussi rêvait d’un royaume à conquérir : le bonheur de Fortunata Sarti.

— Ah ! me disait-elle, la pauvre mignonne fait pitié avec ses joues pâles… plus blanches encore que la toile de l’oreiller. Et elle est si jolie !.. assez jolie pour être une dame qui se croise les bras d’un bout de la vie à l’autre. Tonina ne vaut pas mieux que moi, sauf qu’elle est fille de la patronne, mais Nata !.. une peau douce comme du satin, de petites mains, des cheveux d’or qui la couvrent. Savez-vous ce que je crois, signora ? — et sa voix prit un accent de mystérieuse terreur, — je crois que le comte compose des charmes avec ses plantes, qu’il a ensorcelé Nata par ce moyen et que cette maudite clochette bleue était une herbe magique. Nous l’avons détruite. Tout le mal est venu de là. Ne l’avez-vous pas entendu, quand il était en colère, dire qu’elle lui manquait seule pour achever son ouvrage et qu’il ne pourrait plus la remplacer ?.. Signora, est-ce que les Anglais croient aux charmes ?

— Personne, sauf les poètes, Joanna, non, personne n’y croit parmi les gens sensés. Si vous voulez, cependant, je dirai que mon neveu Tom, quand il brûle une feuille magique dont la fumée lui sort des lèvres, prétend que cette incantation chasse la mauvaise humeur. Moi, j’ai une précieuse petite herbe dans certaine boîte de plomb que vous connaissez, une herbe desséchée qui, arrosée d’eau bouillante, exhale le plus délicieux parfum et me réconforte aussitôt. Bien des gens appellent ces merveilles du tabac et du thé, mais vous y trouveriez un charme, je suppose.

— Qui sait ? dit Joanna ; qui sait ? Oh ! si j’étais une dame instruite comme vous, signora, je voudrais trouver l’herbe qui met tout le monde d’accord. Voilà ce qu’il nous faudrait.

Je crus qu’elle plaisantait et je répondis comme une sotte, sans me douter que mes paroles allaient troubler profondément ce cœur simple. — Il y avait autrefois, dit-on, un grand enchanteur qui disposait des fées à son gré. Un jour, il les envoya chercher certaine fleur violette dont le suc brouillait les amans et produisait d’étranges méprises ; mais, continuai-je, m’égarant moi-même dans de vagues réminiscences du Songe d’une nuit d’été auxquelles invitait ce ciel étoile, mais, par bonheur, sur la même rive une autre fleur poussa dont les vertus remirent toutes choses en ordre, rapprochant ceux qui ne s’aimaient plus. Hélas ! il y a de cela des siècles, et le grand enchanteur est mort. Bonne nuit, Joanna ! tâchons de dormir un peu avant le jour.


IX.

Le village tout entier s’occupa de notre départ, chacun vint nous donner un coup de main, on nous hissa obligeamment sur nos mules, les fenêtres s’ouvraient, et c’étaient des conseils, des adieux. La padrona nous envoyait sa bénédiction ; Mario, jetant son bonnet en l’air, promettait de nous rejoindre. Les trois détestables blanchisseuses partirent d’un éclat de rire aigu.

Nous passâmes devant la grande porte du jardin de la signora della Santa. Tom ouvrait la marche, puis venait Bruno, le petit âne, portant nos sacs, puis mon mulet et celui d’Hélène côte à côte, et enfin Nata, haut perchée sur sa selle en peau de mouton, tandis que Joanna pressait le pas auprès d’elle. À chaque instant, la jeune servante se retournait pour contempler son village qu’elle n’avait jamais quitté jusque-là et qui peu à peu s’effaçait, tout petit, dans le lointain. Nata, très pâle, ne desserrait pas les lèvres et ne semblait rien remarquer des accidens de la route. Les montagnes succédaient aux vallées, les pics de neige se découpaient sur le ciel bleu ; çà et là l’ombre des grands rochers assombrissait la route devant nous. Parfois nous nous arrêtions à l’ombre pour laisser aux muletiers le temps de rallumer leurs pipes. L’un d’eux, Peter, un grand Allemand du Tyrol, semblait fort occupé de Joanna ; il essaya de lier conversation avec elle, mais la belle fille ne répondait que par monosyllabes, montrant quelque dédain. Lorsque nous fîmes halte pour déjeuner, elle accepta cependant son aide ; ils déballèrent ensemble les provisions, tandis que j’allais, appelée par Hélène, admirer d’une éminence voisine le panorama superbe des roches et des glaciers de la Marmolata. À mon retour, je fus étonnée du changement qui s’était produit dans les manières de Joanna ; elle causait d’un air de confidence avec le guide entreprenant. Sa réserve s’était complètement dissipée, elle lui faisait question sur question au sujet du pays, des chemins, des voyageurs. Avait-il jamais été jusqu’au sommet de la Marmolata ? Qu’y trouvait-on debeau ? Et le Schlern ?.. Nous allions de ce côté-là ? N’était-ce qu’un rocher ou bien y avait-il de la verdure, des arbres, des fleurs ? L’ascension était-elle bien difficile ?

— Difficile pour des femmes, oui, répondit le guide, mais le comte de Pavis l’a faite l’année dernière et, si vous l’en croyez, c’est un jeu d’enfant. Il a de fameuses jambes, celui-là !

— J’aimerais y aller aussi, dit Joanna pensive.

— À vos ordres, répondit galamment le guide. Voulez-vous que je vous y conduise ?

Joanna me regarda et ne répondit pas.

Nous couchâmes cette nuit-là dans une petite auberge désolée, où l’on manquait de tout et qu’environnait un bruit de cascades. Le second jour, nous atteignîmes une gorge de l’aspect le plus étrange ; des blocs de rochers lisses et arrondis s’y entassaient les uns sur les autres, sans qu’un brin d’herbe pût pousser sur leurs flancs grisâtres.

— Tenez, me dit Joanna, la pauvre Nata, quoiqu’elle ne se plaigne Pas, a un de ces rochers sur le cœur ; et moi aussi, je sens un poids qui m’accable.

Depuis quelque temps, les nuages s’amoncelaient au-dessus de nous ; soudain un coup de tonnerre éclata.

— Bon ! s’écria Tom, un orage !

— Ne craignez rien, dit le guide, nous sommes près d’un abri.

Et, en effet, avant que la pluie commençât à tomber, nous reçûmes l’hospitalité la plus cordiale dans une cabane isolée au bord du chemin. À peine le propriétaire, un vieillard à guêtres de cuir, à longs cheveux blancs, desséché comme une momie, nous eut-il fait entrer en nous priant d’agir comme chez nous, que tous les échos des Alpes retentirent d’un fracas formidable. La foudre grondait dans les nuées couleur de plomb et les cataractes du ciel s’ouvraient, apparemment inépuisables.

— Cela ne durera pas, dit le vieux. Mettez-vous à votre aise. Voici du pain, du vin et du fromage. Je fais moi-même tout ce qui se mange ici et je suis bien aise quand des voyageurs passent, car autrement je vis tout seul. Je suis garçon ; je ne m’en plains, ni ne m’en félicite : quiconque n’est pas marié n’a ni chagrins, ni joies.

Cependant le grand guide, habitué aux tempêtes, fumait philosophiquement sa pipe, ses deux coudes sur la table, sans quitter des yeux Joanna, tandis que son compagnon prenait soin des bêtes. Notre hôte, à son tour, exhiba une belle pipe à couvercle d’argent ; Hélène l’ayant admirée, il la retira aussitôt de sa bouche et la lui offrit avec un empressement qui nous fit tous rire. Voyant notre gaîté, il s’y joignit, sans savoir pourquoi, puis on parla de la montagne :

— Les derniers voyageurs que j’ai reçus, nous dit-il, étaient des Anglais comme vous. Ils étaient allés au Schlern, et l’un d’eux, qui se connaissait bien en plantes, disait qu’il n’avait jamais vu dans le Tyrol autant de fleurs, ni d’aussi belles. Il en rapportait plein une boîte, des blanches, des bleues, des rouges, des violettes. Même, il m’a laissé de l’edelweiss, acheva le bonhomme, montrant un paquet de ces étoiles de neige attaché à son chapeau.

— Et c’est ici le chemin qui mène au Schlern ? demanda Joanna.

— C’est un des chemins. Vous passez par les Dents du cheval. Oh ! rien de plus facile. Si j’étais ingambe comme autrefois,.. — et il donna un petit coup sûr ses guêtres de cuir, — vous verriez ! Les gens couchent souvent ici avant de se mettre en route.

Il nous montra la chambre des voyageurs, qui communiquait avec la cuisine et la laiterie ; nous aurions pu, au besoin, y passer commodément la nuit, mais une éclaircie permit, vers trois heures, à notre caravane de se remettre en route.


X.

Les bains de R.., vers lesquels nous nous dirigions, sont situés au plus profond des bois. Du flanc de la montagne nous voyions un vieux château en ruine se dresser solitaire et le sommet des pins étinceler au soleil, tandis que leurs troncs se perdaient dans un brouillard doré. C’était vraiment et de plus en plus le pays des fées. Caché au sein d’une riche verdure, sous des arceaux de feuillages entrelacés, dont la fraîcheur est entretenue par mille sources cristallines, se trouve le petit établissement fréquenté par les gens du pays, tous paisibles et simples, aux allures graves, à l’accueil bienveillant. Frau Hofer descendit l’escalier pour nous recevoir et embrassa sa jeune cousine, qui lui demanda presque aussitôt, en alléguant une grande fatigue, la permission d’aller se coucher. Pauvre Natal abandonnée au trot de sa mule comme un fardeau inerte, elle n’avait apprécié probablement aucune des beautés du voyage. Ce n’est pas dans la crise violente d’un chagrin que la nature peut jouer son rôle éternel de consolatrice. L’appel de cette voix bienfaisante est couvert par le tumulte des passions, par les révoltes du cœur.

Joanna, au contraire, m’avait paru tout le temps fort excitée, causant avec les paysans qu’elle rencontrait le long du chemin, sans se laisser jamais pour cela mettre en retard, marchant d’un pas allègre et ferme, n’oubliant jamais de se signer à la vue d’une croix, intrépide, et curieuse, et de bonne humeur jusqu’au bout. Un pareil entrain nous émerveillait. Après avoir aidé sa jeune maîtresse à se mettre au lit, elle vint nous rejoindre dans la salle à manger où nous soupions et entama la conversation avec un vieux prêtre, tout en aidant à le servir : « Le beau monde ne devait pas fréquenter souvent cet endroit perdu ; l’hôtel n’était pas comparable à l’Aigle noir de la padrona Sarti ; un mobilier bien ordinaire. »

— Mais la forêt est si agréable pendant l’été ! dit le prêtre, qui répondait à ses questions avec bonté, l’ayant vue se joindre dévotement au Benedicite qu’il venait de prononcer tout haut.

— L’été, à la bonne heure ! reprit Joanna. Tout est bien vert, en effet. Le bétail ne doit pas manquer d’herbe, et les fleurs, on les cueille par charretées, n’est-ce pas ?

Son interlocuteur, en savourant un excellent poisson, reconnut que c’était vraiment la terre promise pour les collectionneurs de plantes. Ils y venaient des différentes parties de l’Europe.

— Je possède moi-même, ajouta-t-il, un herbier remarquable et, sur le Schlern, j’ai trouvé des échantillons très rares.

Nous laissâmes Joanna en conciliabule avec son nouvel ami. Je ne sais combien de temps dura l’interrogatoire auquel l’excellent homme se prêtait de bonne grâce, un peu étonné, je suppose, de trouver un goût si vif pour la botanique chez une servante d’auberge.


XI.

Le lendemain Fortunata vint m’éveiller :

— Joanna est-elle avec vous ? demanda-t-elle derrière la porte. Je répondis que je ne l’avais pas vue. Un peu plus tard, dans la matinée, elle me dit encore, cette fois avec inquiétude :

— Je ne puis m’imaginer vraiment où est allée Joanna. Elle n’était plus au lit quand je me suis levée, on ne l’a pas vue à la messe, elle n’a pas déjeuné, je ne la trouve nulle part. Ma cousine Hofer croit qu’elle aura profité du beau temps pour monter toute seule jusqu’au vieux château.

— Eh bien ! dit Hélène, nous ferons de ce côté notre première promenade, et nous la rencontrerons sans doute. Demandez d’abord qu’on nous donne du fait et des œufs.

Le géant Peter entra sur ces entrefaites, et je lui demandai s’il avait vu Joanna.

— S’est-elle déjà sauvée ? demanda-t-il avec un gros rire. Bah ! c’est une forte gaillarde qui ne craint rien. D’ailleurs il ne manque pas de gens sur la montagne pour l’aider à retrouver son chemin si elle s’égare. Elle est curieuse, cette fille-là, et veut courir le monde. Je lui en ai indiqué le moyen.

Il me sembla que le colosse en savait plus long qu’il ne voulait le dire sur les faits et gestes de Joanna, et une vague inquiétude me saisit, tandis qu’il s’éloignait en sifflant, suivi des enfans de la maison, qu’on avait envoyés cueillir des fraises.

Notre excursion au vieux château fut facile ; elle se fit tout entière sur un tapis de mousse, à l’ombre des pins. Fortunata nous raconta la légende : — Jadis un chevalier partit en voyage, laissant sa jeune femme dans ce château avec une suivante, après lui avoir fait jurer de ne pas franchir les murs d’enceinte si elle l’aimait. Le chevalier était jaloux ; un félon ravageait le pays à la ronde, et d’ailleurs la dame ne devait manquer de rien dans sa retraite, puisque des provisions y étaient accumulées pour une année. Bientôt après le départ du chevalier, sa femme mit au monde un fils. Et, par malheur, diverses circonstances retinrent l’absent au loin pendant un peu plus d’une année. Quand il revint, quelqu’un semblait l’attendre du haut de la tour. Il fit signe de la main en éperonnant son cheval ; mais, entré dans le château, le chevalier s’étonna du profond silence qui régnait partout. La dame était morte, morte en faisant le guet à la fenêtre, l’enfant entre ses bras. Les provisions avaient manqué, mais elle était restée fidèle à son serment. Et la pauvre servante était morte aussi, acheva Nata d’une voix un peu tremblante. Les gens du village disent qu’une dame blanche veille encore quelquefois à la fenêtre de la tour, son enfant dans les bras. Regardez… Ne voyez-vous personne ? Est-il possible que Joanna soit là-haut ?

Nous atteignîmes les ruines si pittoresques avec leur charmante vue sur la forêt, mais seules quelques chèvres animaient le paysage,.. point de Joanna. Fortunata s’inquiétait de plus en plus ; elle était devenue singulièrement impressionnable. Je voyais sur ses joues la rougeur de la fièvre.

— Il est absurde, lui dis-je, de se mettre pour rien dans un pareil état.

Mais, au fond, je commençais moi-même à m’étonner. Quand nous entrâmes, personne encore n’avait vu Joanna. En vain, Nata espérait-elle la retrouver dans la chapelle, où elle-même se mit à genoux pour prier avec ferveur.

Mme Hofer envoya demander dans les chalets environnans si l’on n’avait pas rencontré Joanna » Un petit garçon se hasarda timidement à dire :

— Peut-être est-elle montée au Schlern ?

Mais il fut rembarré par son grand-père, qui, entre deux bouffées de tabac, répondit :

— Le Schlern n’est pas fait pour les marmots ni pour les femmes.

Et la journée s’écoula dans un calme parfait sans que l’on entendît autre chose que le bourdonnement en sourdine des causeries de quelques vieux baigneurs qui semblaient avoir élu domicile sur le balcon, et le pas discret de notre hôtesse, et le bruit que faisaient les seaux de métal en s’entre-choquant, tandis que la servante, suivie de sa chèvre apprivoisée, allait du puits à la cuisine et de la cuisine au puits. Cette paix extérieure m’eût été très douce sans le souci qui me poursuivait malgré moi et dont Nata était l’objet. La disparition de sa fidèle compagne avait été pour elle le dernier coup, après les émotions répétées des jours précédens. C’était la goutte qui fait déborder le vase déjà plein. Les larmes, qu’elle n’eût osé verser la veille sur elle-même, coulaient librement aujourd’hui ; elle ne se contenait plus : — Oh ! signora, me dit-elle avec une sorte d’égarement, tout ce temps-ci j’ai fait mes efforts pour ne rien sentir ; j’étais comme une feuille sans volonté que le vent pousse, mais la brave Joanna se tenait à côté de moi, elle me disait : — Courage ! courage ! — Si cette amie véritable doit me manquer à son tour, s’il lui est arrivé malheur, si les bêtes sauvages l’ont dévorée ! .

J’interrompis Nata :

— Écoutez, mon enfant, lui dis-je, vous vous créez des chimères. Il n’y a dans ces bois d’autres bêtes sauvages que les écureuils. Quand Joanna sera de retour, nous la gronderons, comme elle le mérite, pour nous avoir toutes ridiculement effrayées. Asseyez-vous là dans ce grand fauteuil et tâchez de vous reposer en attendant les nouvelles que finiront certainement par nous apporter les messagers de votre tante.

Elle me baisa la main et obéit ; ses pleurs et mes admonestations l’avaient soulagée. La laissant à un demi-sommeil, je pris un livre et j’allai m’asseoir sur le balcon ; mais il me fut impossible de fixer mon attention sur cette lecture. Je regardais Mme Hofer aller et venir au-dessous de moi ; bientôt je vis les enfans qui étaient partis avec Peter accourir d’un air effaré, se jeter dans ses jupes et raconter quelque chose qui lui fit pousser un cri.

— Qu’y a-t-il donc ?.. demandai-je en descendant l’escalier au plus vite.

Déjà Nata me suivait. Elle entendit sa tante répondre : — Un accident est arrivé dans le bois, — et, avant que les enfans eussent rien expliqué, elle comprit qu’il s’agissait de Joanna.

— Elle était couchée au pied du Schlern, dit la petite fille. C’est le monsieur qui l’a trouvée et il nous a appelés pendant que nous cueillions des fraises. Alors moi j’ai crié, Peter est venu, et il a été chercher le médecin qui devait être au chalet d’Anton. Mais elle n’ouvrait toujours pas les yeux, il y avait du sang à son chapeau et nous avons eu peur de rester avec le monsieur ; il grondait, il disait : « Comment se fait-il que personne ne soit venu à sa recherche ? » Alors nous nous sommes sauvés.

— Petits imbéciles !.. De quel monsieur parlez-vous ? s’écria Mme Hofer.

Mais Nata, qui était tout à fait maîtresse d’elle-même, dit avec fermeté : — Il est bon que les enfans soient venus nous avertir. Nous irons à son secours. Conduisez-nous vers elle, mes petits. Vous donnerez l’ordre à une femme de nous suivre avec des couvertures et un cordial quelconque ; n’est-ce pas, cousine ? Partons vite.

Je l’accompagnai naturellement. Les enfans nous montraient le chemin. Dans le bois, nous rencontrâmes Peter qui courait à toutes jambes : il avait trouvé le médecin, nous dit-il. Tout irait bien. Inutile de s’effrayer. Dès le matin, il avait bien deviné qu’elle voulait monter au Schlern. On ne mourait pas pour une chute. Lui-même s’était autrefois cassé la tête et il ne s’en portait pas plus mal.

— Oh ! votre tête !… dit Mme Hofer avec un accent significatif et un dédaigneux haussement d’épaules.

— Tiens ! dit Peter, sans témoigner la moindre susceptibilité, l’étranger est parti !.. Elle est là, pauvre fille, près de ce grand rocher.

Au pied du Schlern, sur la mousse et les broussailles qui avaient amorti sa chute, Joanna gisait sans connaissance. Cette vallée si verte et si paisible était-elle la vallée de la mort ? Était-ce un lit funèbre ce tapis de gentianes ? Tout avait un aspect de riante fraîcheur. Les rochers eux-mêmes, les cruels rochers qui l’avaient déchirée, voilaient leurs dents aiguës sous des plantes grimpantes. Je ne vis rien au moment même que ce visage de marbre, mais aujourd’hui tous les détails de la scène me sont présens à l’esprit : je me rappelle la figure bouleversée de Mme Hofer, l’effroi des enfans, qui se cachaient derrière elle, et Nata penchée sur ce pauvre corps, soulevant la tête pâle et dégageant les tresses ensanglantées de cet inséparable chapeau tyrolien que la pauvre Joanna savait attacher si solidement. Ce jour-là, il était resté à sa place et c’était à lui probablement qu’elle devait d’avoir la vie sauve. On coucha Joanna sur un brancard de feuillage et on l’emporta en silence vers l’hôtel des bains.


XII.

Un incident, sur ces entrefaites, redoubla notre émotion. Au seuil de la maison nous trouvâmes l’étranger dont avaient parlé les enfans de Peter. Ne voyant revenir personne, il était allé chercher du secours au hasard, par un autre chemin que celui qui nous avait amenés. Je ne puis dire l’impression que produisit sur moi de loin cette longue silhouette élancée, impossible à méconnaître, cette boîte de fer-blanc peinte en vert et suspendue à une courroie qui se balançait sur les pans d’un habit grisâtre. Je regardai Nata, qui semblait pétrifiée. Le comte ! c’était bien lui ! Tout à coup, — que la bonne Joanna me pardonne, — je ne pensai plus à la blessée, je ne pensai plus à rien qu’au bonheur qui semblait venir au-devant de ma petite amie. — Tout ira bien, pensai-je avec Peter. Mais était-ce le bonheur ? tout irait-il bien en effet ? Que faisait ici M. de Pavis ? Voulait-il poursuivre Nata pour la perdre, malgré toutes les précautions tardivement prises par sa famille, ou bien était-ce la Providence qui le ramenait par la main ?

— Dieu soit loué, vous voici ! nous cria-t-il, sans affecter à notre vue la moindre surprise. Je n’aurais jamais pu la transporter tout seul, de sorte que j’ai cherché de l’aide où j’ai pu. Quelle étrange rencontre ! Sans moi que devenait-elle ? Allons, ne pleurez pas, Nata… Il faudra bien qu’elle guérisse, je ne veux plus que vous ayez du chagrin.

Il me sembla qu’il tremblait et qu’un profond attendrissement rendait ce Sylvain tout différent de lui-même.

Nous étendîmes sur un lit la blessée toujours immobile ; sa main pendait lourdement le long des draps, tandis que Peter, avec des soins étonnans chez un être aussi rustique, arrangeait les oreillers autour d’elle. Si le brancard n’était pas resté longtemps en route, c’était grâce à sa force herculéenne. Nata semblait uniquement occupée de Joanna. J’observais cependant le comte, qui ne la quittait pas des yeux, et le regard plein de compassion qu’il attachait sur elle me rassura dès ces premières minutes. On y lisait le remords. Elle était si changée en effet, si maigre, si triste ! Quelle pitié que tout l’éclat, toute la félicité d’une vie soit souvent à la merci de la volonté d’un autre !

Je crois que Saverio de Pavis commençait à comprendre qu’il tenait dans sa main des cordes qui vibraient au plus profond du cœur de cette enfant et qu’il avait peut-être abusé de son pouvoir sur elle.

Le docteur arriva presque en même temps que nous, un grand vieillard, armé d’une pipe d’argent et d’un bâton qui me furent confiés, tandis qu’il procédait à un minutieux examen.

Dehors, les dignes campagnards qui fréquentaient la maison des bains s’étaient mis à genoux en grand nombre, priant pour celle qu’ils croyaient en danger de mourir.

— Laissez-nous, dit le docteur aux personnes qui se pressaient dans la chambre. Je crois pouvoir répondre que le mal n’est pas grand.

— C’est bien ce que je disais ! cria Peter, en frappant sur sa cuisse. Mais, ajouta-t-il, qu’est-ce qu’elle tient dans la main ? Regardez donc.

L’une des mains de Joanna était, en effet, convulsivement fermée sur une touffe d’herbes écrasées.

— Ce n’est qu’une fleur, dit Mme Hofer en desserrant avec précaution les doigts encore glacés ; une petite fleur violette.

— La campanule de Moretti, fit observer le docteur ; elle a dû la saisir en tombant. Cette plante ne pousse que bien haut sur le rocher.

Un silence profond s’établit qui fut rompu par les sanglots de Nata :

— Ma chérie ! ma pauvre chérie !.. Cette fleur violette… Oh ! signora, vous souvenez-vous ?

Si je me souvenais ! La scène violente dont ce brin d’herbe avait été cause, et les sottises débitées par moi-même à propos de philtres et de magie, mes imprudentes paroles une nuit sur la terrasse, quand cette pauvre fille ignorante avait déjà l’esprit égaré par la superstition autant que par la douleur ! Je rougis de honte malgré moi. Le comte lui aussi semblait troublé ; je l’entendis murmurer entre ses dents : — Que le diable emporte cette fleur infernale ! — Après quoi il sortit de la chambre, mais pour revenir bientôt prendre par la taille Nata, toujours à genoux, le visage caché dans les draps du lit. Il la releva doucement, avec beaucoup de tendresse. À travers ses larmes elle le regardait d’un air à demi inquiet, à demi confiant.

La pauvre Joanna, enfin déshabillée, n’était que contusions sur tout un côté du corps, mais la seule blessure grave se trouvait à la tête, encore son grand chapeau avait-il amorti le coup. Le docteur envoya Peter prendre chez lui des bandages et des médicamens.

Le sang était remonté aux joues de Joanna sous la pluie de larmes qui tombait des yeux de Nata, des larmes plus douces que par le passé, presque heureuses malgré un reste d’angoisse. Les grands yeux bleus s’ouvrirent étonnés :

— Nata ! ici… murmura-t-elle avec un effort pour se soulever qui fut suivi d’un gémissement.

— Elle vous reconnaît, elle est sauvée, dit le docteur.

Mais Joanna s’agitait au milieu de ses souffrances.

— La fleur ! balbutiait-elle, la fleur, où donc est-elle ?

— Rassure-toi, elle est en sûreté, tout s’arrangera, le bon Dieu a eu pitié de nous, dit Nata en l’embrassant. Remercions-le de t’avoir tirée d’un si grand péril.

Une heure après la malade dormait d’un sommeil tranquille après les fatigues d’un assez long pansement. Frau Hofer m’annonça que le souper était servi. — C’est décidément une journée d’événemens extraordinaires, me dit-elle d’un ton assez aigre. Ce matin Joanna était perdue, ce soir Fortunata manque à l’appel, je ne sais que penser.


XIII.

Ma sœur posa une main sur mon bras et me montra par la fenêtre deux figures effacées à demi dans le crépuscule et assises très près l’une de l’autre sous les grands arbres. Au même instant, elles se levèrent et marchèrent du côté de la maison. Je descendis à leur rencontre et leur dis simplement, — peut-être aurais-je dû me scandaliser davantage, — que la soupe s’était refroidie à les attendre.

— J’en suis fâché pour vous et je vous prie de m’excuser, dit Saverio, dont le visage rayonnant aurait suffi à m’avertir de ce qui venait d’arriver, même si Nata n’eût pris ma main en la serrant avec une muette éloquence.

Le souper se passa comme à l’ordinaire, M. de Pavis était gai, Nata ne mangeait pas, mais jamais je ne vis pareille expression de bonheur innocent et sans arrière-pensée sur un visage humain. Pour la première fois je fus frappée de sa beauté, rehaussée par des cou- leurs de rose. On eût dit qu’un nuage s’était envolé, laissant briller le soleil dans son éclat radieux.

Au dessert, le comte nous dit qu’il avait rempli depuis peu les dernières feuilles d’un herbier fort intéressant et que son ouvrage sur les campanules de montagne était terminé. Il n’avait pas trouvé moins de soixante espèces de cette fleur charmante, dont quarante dans les Alpes. — Et toutes mes pensées étaient naturellement concentrées sur cette besogne, ajouta-t-il avec un regard singulier. Mon livre m’a coûté beaucoup de temps et de peine.

— Du temps perdu pour le bonheur et des peines cuisantes pour d’autres que lui, pensai-je.

Après souper, j’allai respirer sur le balcon. Me voyant seule, Nata courut jeter ses bras autour de moi et, dans l’obscurité, me conta son bonheur.

— Ô signora, il m’aimait !.. il m’épouse !

Depuis j’en sus plus long, non pas par elle ni par le comte, mais par ma vieille amie della Santa. C’était elle qui avait averti Saverio du tort qu’il faisait à la réputation de Nata. Il ne s’en était pas douté. Jamais, jusque-là, il n’avait envisagé cette question bien sérieusement. Il s’était abandonné, avec son insouciance ordinaire des choses de ce monde, au plaisir d’admirer une jolie fille, et maintenant il s’apercevait que la paix d’un cœur pur et la bonne renommée d’une honnête famille étaient compromises. Tout ce qu’il y avait de délicat, de chevaleresque en lui se souleva. La signora della Santa fut effrayée de l’effet produit par ses paroles. Il s’élança sur les traces de la fugitive, résolu à réparer ses torts involontaires :

— Un seul instant, la crainte de ce que penserait ma famille et des ennuis qui s’ensuivraient pour moi a failli me faire hésiter, raconta plus tard M. de Pavis. Et presque aussitôt, le hasard, comme pour me décider, m’a mis en face du corps sanglant de la pauvre Joanna.

Quelle douce soirée ! la pleine lune s’éleva comme un globe de feu au-dessus de la maison, l’écho d’une tyrolienne nous arrivait des Alpes, et les bois d’alentour ressemblaient plus que jamais, avec leurs bruits de sources cachées, persistant seuls après les chants d’oiseaux et les frémissemens d’insectes endormis sous les fleurs, à cette forêt enchantée où Oberon et Titania égarèrent, pour les rendre ensuite l’un à l’autre, les amans rêvés par Shakspeare en un nuit moins belle que celle-ci.

Le vieux médecin et le vieux prêtre passèrent auprès de nous, leur pipe à la bouche :

— Ne craignez plus rien pour votre malade, dit le docteur.

— Pauvre Joanna ! reprit ma sœur Hélène, vous ne lui persuaderez jamais que cette fleur violette ne soit pas un charme.

— J’essaierai pourtant, répliquai-je. Oui, je lui dirai que le charme n’est point dans la chose elle-même, mais dans ce qu’elle exprime. Quand je vous serre la main, n’est-ce pas le signe que je pense à vous avec affection ? Et quand les gens s’aiment vraiment, tout pour eux devient un charme : fleur, mèche de cheveux, nœud de ruban, gant flétri et dépareillé, les moindres objets et qui auraient le moins de prix pour d’autres.

— Je vous comprends, dit Hélène avec son meilleur sourire, mais Joanna ne comprendra pas.

Et, en effet, la brave fille ne comprit jamais. Qu’importe ?



  1. Ce récit est extrait des esquisses de miss Thackeray, la fille du grand romancier, qui est elle-même un écrivain distingué.