La Canne de Monsieur de Balzac/Ch. 20

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Michel Lévy frères (p. 207-218).
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XX

L’ANTRE DE LA SIBYLLE


Madame Blandais et sa fille, voyant qu’il était déjà une heure du matin, se regardèrent avec anxiété.

— Il faut songer à nous en aller, mon enfant, dit la mère.

— Marguerite va nous croire mortes, dit Clarisse.

Et elles se dirigèrent vers la porte.

Un valet de chambre vint à elles.

— Qui faut-il appeler ? demanda-t-il.

Il s’imaginait qu’on allait lui répondre : Michel, Louis, Simon, un nom de domestique quelconque.

— Je désirerais une voiture de place, dit madame Blandais avec satisfaction.

Car c’était pour elle un grand luxe que de s’en aller en voiture. Elle était bien aise de le faire valoir.

Tancrède, qui avait suivi Clarisse, entendant ces mots, s’effraya de l’idée que ces pauvres femmes allaient se trouver, à deux heures du matin, sans protecteur, exposées à toutes les intempéries d’un cocher de fiacre : guidé par un zèle déjà quelque peu tendre, il résolut de les escorter invisible jusqu’à leur demeure.

— Je saurai leur adresse, pensa-t-il ; c’est toujours cela.

Le fiacre arriva.

Madame Blandais monta la première ; quand ce fut le tour de Clarisse, Tancrède invisible, se plaçant entre elle et le cocher, l’aida à franchir le marchepied, et ce fut sur son bras qu’elle s’appuya. Il eut soin aussi de préserver la blanche parure du contact de la roue, et fut récompensé de ses soins en entendant la jeune fille dire ces mois en s’asseyant dans la voiture :

— Comme ils sont polis, les cochers de fiacre !

La voiture partit. Tancrède la suivit d’abord des yeux, puis, l’ardeur des coursiers s’étant ralentie, il se mit à leur pas ; et après un assez long voyage, arriva en même temps que le fiacre et la muse rue de la Bienfaisance, où elle demeurait.

— Allons, pensa Tancrède, du courage ! mieux vaut me désenchanter tout de suite.

Et il pénétra avec les deux femmes dans leur appartement.

— Ah ! vous voilà ! mamzelle, cria une vieille servante. Ah ! mon Dieu ! que j’ai eu peur ! Ah ! mamzelle, laissez-moi que je vous embrasse !…

— Qu’est-ce que tu as donc, Marguerite ? qu’est-ce donc qui t’est arrivé ?

— Rien, madame, mais à vous ? Comme j’étais inquiète ! vous vous êtes donc perdues ?

— Non, Marguerite, dit Clarisse d’un air glorieux ; c’est la soirée qui a fini tard.

— C’était donc une noce ?

— Je te conterai cela. Dis-moi, y a-t-il encore du lait ? j’ai faim.

— Quoi ! vous n’avez rien mangé… chez une comtesse ?

— Si vraiment, il y avait des friandises excellentes, dit madame Blandais ; mais Clarisse a tout refusé. C’était superbe : le beau salon ! il y faisait une chaleur !… Ce chapeau m’étouffait.

Madame Blandais commençait à se déshabiller.

Tancrède, par discrétion, sortit alors avec Marguerite qui allait chercher dans la petite cuisine ce qu’il y pouvait rester de provisions. Tancrède profita de ce temps pour observer ce ménage plus que modeste ; et tout ce qu’il voyait, ce mélange de simplicité bourgeoise et de distinction naturelle, lui plaisait.

Marguerite eut affaire dans la chambre de Clarisse ; elle allait y chercher deux cuillers d’argent, car la jeune muse était gardienne de toute l’argenterie de la maison, qui consistait en six couverts, une casserole et sa timbale de pension.

Tancrède alors s’amusa à étudier la petite chambre de Clarisse. Que vous dirai-je ? il devint amoureux de cette chambre.

Un lit très-petit, très-jeune, si l’on peut dire ainsi, et voilé de rideaux blancs, était situé au fond de la chambre. Près du lit était un joli guéridon en laque ; ce devait être un présent nouveau, sa richesse contrastait avec le reste du mobilier.

Auprès de la fenêtre était une espèce de bureau ; sur ce bureau, des livres, des dictionnaires anglais, des recueils de poésie, un panier à ouvrage, un vase plein de fleurs, et puis une boîte de bonbons. Au mur était attachée une petite bibliothèque ; Tancrède l’examina rapidement : c’étaient tous livres dépareillés ; il ne put s’empêcher de rire. Sur la cheminée était une petite montre, un chapelet, une bourse légère et un flacon. Tancrède observait tout avec plaisir, et cependant avec une malveillance volontaire.

— Je veux la connaître, se disait-il, je veux me désenchanter tout de suite, Clarisse me plaît trop, je ne la quitterai point que je ne l’aime plus.

Et le souvenir de Malvina le fit amèrement soupirer.

Marguerite ayant terminé ses recherches dans l’armoire, retourna dans la chambre de madame Blandais.

Madame Blandais était occupée à relever le feu ; Clarisse préparait une petite place sur la cheminée pour poser son frugal souper. La mère avait passé une robe de chambre de couleur sombre ; la jeune fille avait changé sa robe de mousseline contre un long peignoir de percaline bleue. Elle était charmante ainsi.

Tancrède la trouvait bien plus jolie dans ce négligé tout à fait en harmonie avec son costume à lui, qui n’était nullement cérémonieux.

— V’là du lait, mamzelle, dit Marguerite, et puis du pain.

— Ah ! c’est bien, mets ça là. En veux-tu, maman ?

— Non, vraiment, je ne bois de lait, à Paris, que lorsque j’y suis forcée. Quelle différence avec le lait de nos prairies ! À Paris, le lait est détestable, il est falsifié.

— Non, maman, celui-ci est excellent, d’abord j’ai faim.

Clarisse goûta le lait, puis elle se leva pour aller chercher du sucre.

Pendant ce temps, l’invisible amoureux, tombant dans ce lieu commun des amours, voulut toucher de ses lèvres la coupe qu’une bouche adorée venait de presser ; il prit la tasse de Clarisse ; mais, soit distraction, soit réel appétit, il but beaucoup plus de lait qu’il n’avait intention d’en boire ; il remit la tasse en tremblant.

Clarisse revint, et voyant sa coupe à moitié vide :

— Qu’est-ce qui a bu mon lait ? cria-t-elle comme une pensionnaire.

— C’est toi, répondit sa mère en riant.

— Moi ? j’y ai à peine goûté ; j’en suis sûre, quelqu’un a bu mon lait, c’est un mystère ; il y a peut-être un chat ici.

— Non, dit madame Blandais, c’est ton être invisible, tu sais ?

— Sérieusement on a bu mon lait.

— C’est toi-même, étourdie, je t’ai vue ; tu es folle ; tu ne penses jamais à ce que tu fais. Allons, dépêche-toi de souper, il est tard, Marguerite a sommeil.

— Marguerite dort déjà ; je l’ai envoyée se coucher.

Alors Clarisse s’assit auprès du feu, et se mit à tremper du pain dans le peu de lait que Tancrède lui avait laissé.

— C’est très-amusant le grand monde, disait madame Blandais ; moi j’aime Paris, le séjour de Paris me convient, c’est dommage que tout y coûte si cher ! Sais-tu que depuis trois mois que nous sommes ici, nous avons déjà dépensé quatre cents francs ?

— Quatre cents francs ! répéta Clarisse avec étonnement, c’est beaucoup.

— C’est énorme ! c’est la rançon d’un roi ! mais cet argent ne sera point perdu, si tu as des succès et si tu te fais connaître ; cette soirée a déjà réussi.

— Ai-je bien dit mes vers, maman ? demanda Clarisse.

— Oui, très-bien, seulement tu ne parles pas assez fort, dans l’autre salon on ne t’entendait pas.

— Ah ! tant pis pour ceux qui y étaient ! Je ne veux pas crier, moi ; et puis j’avais peur ; il y avait là des petites femmes très-méchantes ; l’une d’elles s’est moquée de mes souliers noirs, j’ai entendu ce qu’elle disait ; une autre a repris, pour m’excuser :

— Elle est depuis si peu de temps à Paris !

— Elle doit être bonne celle qui a dit cela.

— Le comte de D*** est un bien bel homme, dit madame Blandais.

— Oui, mais il ne me plaît pas, j’aime mieux M. de Lamartine. Oh ! quelle jolie figure !

Tancrède allait être jaloux quand elle ajouta :

— Ah ! mais il y avait là un beau jeune homme ; l’as-tu vu ?

— Non…

— Tu ne l’as pas vu ? il était bien remarquable cependant, car il avait son chapeau sur sa tête, ce qui m’a paru singulier.

— Tu es folle, ma fille, un jeune homme ne se serait pas permis de garder son chapeau dans le salon de madame de D***.

— Je l’ai vu ! peu de moments, à la vérité ; mais je l’ai vu avec son chapeau sur sa tête. Peut-être avait-il demandé la permission de le garder, dit Clarisse en riant, comme ce vieux M. de Livray, qui avait toujours trop chaud, et qui entrait en disant : « Vous permettez, madame ? » cela voulait dire qu’il n’ôterait point sa casquette.

— Enfant ! dit madame Blandais.

— Je t’assure, maman, que j’ai vu, chez madame de D***, un jeune homme qui avait son chapeau sur sa tête, que ce jeune homme m’a beaucoup regardée, et que jamais de ma vie je n’ai vu de si beaux yeux ; il avait un regard, un regard qu’on retient, qu’on emporte, jamais je n’oublierai ces yeux-là… je les vois toujours.

Tancrède ne put résister à une invincible tentation ; il était en face de Clarisse, derrière le fauteuil de madame Blandais, il prit rapidement sa canne dans sa main droite, il fut visible.

Clarisse jeta un cri ; mais déjà la canne était revenue dans la main gauche, et Tancrède avait disparu.

— Qu’est-ce que tu as donc, ma fille ?

— Rien, maman, dit la jeune fille toute tremblante.

— Mais, tu es pâle…

— Il m’a semblé que je voyais encore…

— Qui ?

— Ce jeune homme.

— Tu as des visions aujourd’hui, te voilà comme lorsque tu étais petite ; tu nous parlais toujours d’apparitions, de religieuses qui venaient s’asseoir auprès de ton lit. Tu es encore la même : tout à l’heure tu disais qu’on avait bu ton lait, et c’est toi qui l’as bu, et maintenant tu vois des jeunes gens dans ma chambre !

Et madame Blandais leva les yeux au ciel en souriant.

— Eh bien ! soit, reprit Clarisse gaiement, moi aussi j’ai des… Comment dit-on cela ?

— Des visions, des apparitions.

— Non, ce n’est pas là le mot à la mode, il est plus long que cela… des hallucinations. Donc, il est décidé que j’ai des hallucinations. Bonsoir, maman.

En disant cela, Clarisse vint embrasser sa mère.

— Bonsoir, ma fille, répondit madame Blandais.

Et, poursuivant la plaisanterie.

— Si tu trouves ton beau jeune homme dans ta chambre, tu m’appelleras.

— Oui, maman.

Et Clarisse alla se coucher.