La Cathédrale (Huysmans)/IX

La bibliothèque libre.
Plon-Nourrit (p. 230-263).
◄  VIII.
X.  ►


IX


Cet entretien fut utile à Durtal ; il le sortit des généralités sur lesquelles il s’entêtait à rêvasser depuis son arrivée à Chartres. L’abbé l’avait orienté, en somme, en lui montrant une voie navigable précise, menant à un but désigné, à un port connu de tous. Le cloître resté dans l’imagination de Durtal à l’état confus, hors du temps, sans lieu ni date, n’empruntant au souvenir vécu de la Trappe que la sainteté de son obédience, pour lui adjoindre aussitôt la chimère d’une abbaye, plus littéraire, plus artiste, régie par des règles conciliantes, dans un milieu plus doux, ce cloître idéal, fabriqué de bric de réalité et de broc de rêve, se définissait maintenant. En parlant d’un ordre qui existait, en le citant par son nom, en spécifiant même une maison de son observance, l’abbé Gévresin fournissait à Durtal une substantielle pâture, pour la manie raisonneuse de son verbiage ; il le mettait en mesure de ne plus mâcher, ainsi qu’il le faisait depuis si longtemps, à vide.

L’état d’incertitude et de vague dans lequel il vivait cessa ; il discernait une fin à ses collisions ; le choix se limitait : ou demeurer à Chartres ou s’en aller à Solesmes ; et, sans arrêt, il se mit à relire, à méditer l’œuvre de Saint Benoît.

Cette règle, qui se compose surtout de paternelles injonctions et d’affectueux conseils, était une merveille de mansuétude et d’adresse. Tous les besoins de l’âme y étaient tracés et les misères du corps prévues. Elle savait si bien, tout en demandant beaucoup, ne pas exiger trop, qu’elle avait pu plier sans se rompre, satisfaire aux nécessités des diverses époques, se conserver au XIXe siècle, telle qu’au Moyen Age.

Puis ce qu’elle était compatissante et sage, lorsqu’elle présageait des débiles et des infirmes. « On servira les malades comme s’ils étaient le Christ en personne », dit saint Benoît ; et le souci qu’il prend de ses fils, les pressantes recommandations qu’il adresse aux abbés, de les aimer, de les visiter, de ne rien négliger pour alléger leurs maux, décèle tout un côté de maternité vraiment touchant chez le Patriarche.

Oui mais… murmura Durtal, il y a, dans cette règle, d’autres articles qui paraissent moins accessibles à des mécréants de ma sorte, celui-ci par exemple : « Que personne n’ait la témérité de donner ou de recevoir quelque chose sans l’autorisation de l’abbé, d’avoir quoi que ce soit en propre, aucune chose absolument, ni un livre, ni des tablettes, ni un poinçon, en un mot rien du tout, puisqu’il ne leur est même pas permis de posséder ni leurs corps, ni leurs volontés. »

C’est le terrible verdict du renoncement et de l’obéissance, soupira-t-il ; seulement, cete loi qui gouverne les pères et les convers, atteint-elle aussi rigoureusement les oblats, ces égrotants de l’armée Bénédictine dont je pourrais peut-être faire partie, mais dont le texte ne parle point… ce serait à voir ; puis il siérait aussi de connaître la manière dont on l’applique, car elle est, dans son ensemble, si habile et si souple, si large, qu’elle sait être, au choix, très clémente ou très dure.

Ainsi, dans les Trappes, ses ordonnances sont si serrées qu’on y étouffe ; chez les Bénédictins, au contraire, elles sont assez aérées pour que l’âme parvienne à y respirer à l’aise. Les uns s’en tiennent scrupuleusement à la lettre, les autres, au contraire, s’inspirent surtout de l’esprit du Saint.

Avant de s’aiguiller sur cette voie, il faut consulter l’abbé Plomb, conclut Durtal. Il se rendit chez le vicaire, mais il était absent pour plusieurs jours.

Par précaution contre l’oisiveté, par mesure d’hygiène spirituelle, il voulut se ruer à nouveau sur la Cathédrale et il tenta, maintenant qu’il était moins obsédé par des songeries, de la lire.

Le texte de pierre qu’il s’agissait de comprendre était sinon difficile à déchiffrer, au moins embarrassant par des passages interpolés, par des répétitions, par des phrases disparues ou tronquées ; pour tout dire, aussi, par une certaine incohérence qui s’expliquait du reste, quand on constatait que l’œuvre avait été poursuivie, altérée ou augmentée, par différents artistes, pendant un espace de plus de deux cents ans.

Les imagiers du XIIIe siècle n’avaient pas toujours tenu compte des idées déjà exprimées par leurs devanciers et ils les reprenaient, les émettaient dans leur langue personnelle, doublaient, par exemple, les signes des saisons et du zodiaque. Les statuaires du XIIe siècle avaient sculpté, sur la façade royale, un calendrier de pierre ; ceux du XIIIe en gravèrent un également dans la baie de droite du porche Nord, justifiant sans doute cette réduplication d’une même scène sur une même église, par ce fait que le zodiaque et les saisons peuvent avoir, au point de vue symbolique, plusieurs sens.

D’après Tertullien, l’on distinguait, dans ce cercle mourant et renaissant d’années, une image de la Résurrection, à la fin du monde. Suivant d’autres versions, le soleil entouré de ses douze signes était la figure du Soleil de Justice entouré de ses douze apôtres. L’abbé Bulteau croit, de son côté, reconnaître, dans ces almanachs lapidaires, la traduction du passage de Saint Paul affirmant aux Hébreux que « Ce Jésus, qui était hier, est encore aujourd’hui et sera toujours dans tous les siècles des siècles », tandis que l’abbé Clerval donne cette explication plus simple : « que tous les temps appartiennent au Christ et doivent le glorifier. »

Mais cela n’est qu’un détail, se disait Durtal ; l’on peut vérifier dans l’ensemble même de la Cathédrale de doubles emplois.

En somme, l’œuvre architectonique de Chartres se divise, extérieurement, en trois grandes parties qui sont décrétées par trois grands porches. — Le porche de l’Occident, dit porche Royal, qui est l’entrée solennelle du sanctuaire, entre les deux tours ; — le porche du Nord attenant à l’évêché et précédé par la flèche neuve ; — le porche du Midi, flanqué de la vieille tour.

Or, les sujets traités par le porche Royal et par le porche Sud, sont similaires ; l’un et l’autre célèbrent le triomphe du Verbe, avec cette différence qu’au portail Méridional, Notre-Seigneur n’est plus seulement exalté par Lui-même, ainsi qu’au portail de l’Occident, mais aussi dans la personne de ses Elus et de ses Saints.

Si, à ces deux sujets qui peuvent se réunir en un seul, le Sauveur glorifié en Lui-même et dans les siens, nous ajoutons le panégyrique de la Vierge que prononce le portail du Nord, nous aboutissons à ces fins : à un poème chantant la louange de la Mère et du Fils, publiant la raison d’être de l’Eglise même.

En étudiant de près les variantes des portiques de l’Occident et du Sud, on observe que si Jésus bénit, d’un geste uniforme, dans l’un comme dans l’autre, la terre, que si tous deux se confinent presque exclusivement dans la reproduction des Evangiles, abandonnant la traduction de l’Ancien Testament aux baies du Nord, ils n’en varient pas moins entre eux et sont également distincts des porches des autres cathédrales.

Contrairement aux rituels mystiques presque partout suivis, à Notre-Dame de Paris, à Bourges, à Amiens, pour en citer trois, le Jugement dernier, qui pare l’entrée principale de ces Basiliques, est relégué sur le tympan de la porte du Midi, à Chartres.

De même, pour la tige de Jessé ; à Amiens, à Reims, à la Cathédrale de Rouen, elle s’élève au portail Royal, mais elle pousse au Septentrion, ici ; et combien d’autres déplacements que l’on pourrait encore noter ! Mais ce qui n’est pas moins étrange, c’est que le parallélisme des scènes qui se remarque si souvent à l’envers et à l’endroit de la même muraille, ciselé dans la pierre, d’un côté, et peint sur vitre de l’autre, n’existe pas régulièrement à Chartres. Ainsi, l’arbre généalogique du Christ est planté dans une verrière interne du porche Royal, tandis que son espalier s’étend en sculpture, sur les parois externes du portique Nord. Seulement, si parfois les sujets ne concordent point au recto et au verso de la même page, souvent ils se complètent et se suppléent. Tel le Jugement dernier qui ne se déroule pas au dehors de la façade Royale, mais qui resplendit, à l’intérieur, dans la grande rosace évidée dans le même mur. Il n’y a donc point, dans ce cas, cumul, mais appoint — histoire commencée dans un dialecte et achevée dans un autre.

Enfin, ce qui domine tous ces dissentiments ou ces ententes, c’est l’idée maîtresse du poème, disposée ainsi qu’un refrain après chacune des strophes de pierre, l’idée que la Cathédrale appartient à notre Mère ; l’Eglise reste fidèle à son vocable, féale à sa dédicace. Partout la Vierge est suzeraine. Elle occupe tout le dedans et à l’extérieur même, dans ces deux portails de l’Occident et du Sud qui ne lui sont pas réservés, Elle apparaît encore, dans un coin, sur un dessus de porte, dans des chapiteaux, en haut d’un fronton, en l’air. La salutation angélique de l’art a été répétée sans interruption par les imagiers de tous les temps. Jamais cette pieuse filière ne fut rompue. La Basilique de Chartres est bien le fief de Notre-Dame.

En somme, se dit Durtal, malgré les dissidences, de quelques-uns de ses textes, la Cathédrale est lisible.

Elle contient une traduction de l’Ancien et du Nouveau Testament ; elle greffe en plus, sur les Ecritures Saintes, les traditions des apocryphes qui ont trait à la Vierge et à Saint Joseph, les vies des Saints recueillies dans la Légende dorée de Jacques de Voragine et les monographies des Célicoles du diocèse de Chartres. Elle est un immense dictionnaire de la science du Moyen Age, sur Dieu, sur la Vierge et sur les Elus.

Aussi Didron a-t-il presque raison d’avancer qu’elle est un décalque de ces grandes encyclopédies, telles que le XIIIe siècle en composa ; seulement, la thèse qu’il étaie sur cette observation véridique, dévie, devient, dès qu’il tâche de la développer, inexacte.

Il finit, en effet, par imaginer que la Basilique est une simple version du « Speculum Universale », du « Miroir du Monde » de Vincent de Beauvais, qu’elle est surtout, de même que ce recueil, un précis de la vie pratique, et un commentaire de la race humaine à travers les âges. Le fait est, se dit Durtal qui alla chercher dans sa bibliothèque « l’Iconographie chrétienne » de cet auteur, le fait est qu’à l’entendre, nos feuillets de pierre doivent se tourner de la sorte : s’ouvrir par le chapitre du Nord pour se fermer sur les alinéas du Sud. Alors, l’on y trouve, selon lui, narrés : d’abord la Genèse, la cosmogonie biblique, la création de l’homme et de la femme, l’Eden — ensuite, après l’expulsion du premier couple, le récit de son rachat et de ses peines.

De là, assure-t-il : « le sculpteur prit occasion d’enseigner aux Beaucerons la manière de travailler des bras et de la tête. Donc, à droite de la chute d’Adam, il sculpte sous les yeux et pour la perpétuelle instruction de tous, un calendrier de pierre, avec tous les travaux de la campagne, puis un catéchisme industriel avec les travaux de la ville ; enfin, pour les occupations intellectuelles, un manuel des arts libéraux. »

Et alors, ainsi instruit, l’homme vit, de générations en générations, jusqu’à la fin du monde, notifiée par le tableau placé au Sud.

Ce répertoire de sculpture comprendrait donc un mémorial de l’histoire de la nature et de la science, un glossaire de la morale et de l’art, une biographie de l’être humain, un panorama du monde entier. Il serait bien, en conséquence, une image du « Miroir du Monde », un tirage sur pierre de l’œuvre de Vincent de Beauvais.

Il n’y a qu’un malheur à cela, c’est d’abord que le « Speculum Universale » de ce dominicain serait postérieur de plusieurs annnées à la construction de cette cathédrale, ensuite, que Didron ne s’inquiète nullement des valeurs et des distances de la statuaire, dans sa thèse. Il attribue à une statuette enfouie dans le cordon d’une voussure une importance égale à celles des grandes statues qui émergent bien en évidence et accompagnent l’image en relief de Notre-Seigneur et de sa Mère. On peut même affirmer que ce sont justement ces statues-là qu’il omet, comme il délaisse également tout le portique de l’Occident qu’il ne pouvait insérer de force dans son système.

Au fond, les idées de cet archéologue titubent. Il subordonne le principal aux accessoires et il aboutit à une espèce de rationalisme, en complet désaccord avec la mystique de ces temps. Il médit du Moyen Age, en rabaissant le niveau du divin à l’étiage terrestre, en rapportant à l’homme ce qui revient à Dieu. L’oraison de la sculpture, chantée par des siècles de foi, ne devient plus, dans l’introduction de son volume, qu’une encyclopédie de renseignements industriels et moraux quelconques.

Examinons cela de près, poursuivit Durtal, qui descendit fumer une cigarette sur la place. Ce portail Royal, ruminait-il, en chemin, il est l’entrée de la façade d’honneur, celui par lequel pénétraient les rois. Il est également le premier chapitre du livre et il résume, à lui seul, l’édifice !

Elles sont tout de même bizarres, ces conclusions précédant les prémisses, cette récapitulation disposée au commencement de l’ouvrage, alors qu’elle devrait, en bonne logique, être à l’abside, être à la fin.

Au fond, se dit-il, cette question-là mise à part, la façade ainsi conçue occupe, dans cette Basilique, la place que le second des Livres Sapientiaux tient dans la Bible. Elle correspond au Psautier qui est en quelque sorte un abrégé, une somme de tous les volumes du Vieux Testament et, par conséquent, aussi, un memento prophétique de la religion révélée toute entière.

Telle la partie de la Cathédrale située à l’Occident ; seulement, elle, elle est un compendium non plus des Anciennes Ecritures, mais des Nouvelles ; elle est un epitome des Evangiles, un concis des livres de Saint Jean et des synoptiques.

Et, en la bâtissant, le XIIe siècle a fait plus. Il a ajouté de nouveaux détails à cette glorification du Christ, suivi de sa naissance à travers la Bible et mené jusque après sa mort, à son apothéose telle que la promulgue l’Apocalypse ; il a complété les Ecritures par les apocryphes, en nous racontant l’histoire de Saint Joachim et de Sainte Anne, en nous confiant maint épisode du mariage de la Vierge et de Joseph, tiré de l’Evangile de la Nativité de sainte Marie et du protévangile de Jacques le Mineur.

Au reste, tous les sanctuaires d’antan employèrent ces légendaires et aucune Eglise n’est lisible, quand on les néglige.

Ce mélange d’Evangiles réels et de fabliaux n’a d’ailleurs rien qui étonne. En refusant aux Evangiles de l’Enfance, de la Nativité, de Saint Thomas l’Israélite, de Nicodème, au protévangile de Jacques le Mineur, à l’histoire de Joseph, de leur reconnaître une certitude canonique, une origine divine, l’Eglise n’a pas entendu les rejeter en bloc et les assimiler à des fatras d’illusions et de mensonges. Malgré certaines de leurs anecdotes qui sont pour le moins ridicules, il peut se trouver en effet, dans ces textuaires, des indications exactes, des récits authentiques que les Evangélistes, si sobres de renseignements, n’ont pas jugé à propos de nous dire.

Le Moyen Age n’était donc nullement hérésiarque, en accordant à ces livres purement humains une valeur de fictions vraisemblables, un intérêt de mémoire pieux.

En somme, reprit Durtal qui était arrivé devant les portes sises entre les deux tours, devant le porche Royal de l’Occident, en somme, cet immense palimpseste, avec ses 719 figures, est facile à démêler si l’on se sert de la clef dont usa, dans sa monographie de la Cathédrale, l’abbé Bulteau.

En partant du clocher neuf et en longeant la façade jusqu’au clocher vieux, l’on feuillète l’histoire de Notre-Seigneur narrée par près de deux cents statues, perdues dans les chapiteaux. Elle remonte aux aïeux du Christ, prélude par la biographie d’Anne et de Joachim, traduit, en de microscopiques images, les apocryphes. Par déférence, peut-être pour les Livres inspirés, elle rampe le long des murs, se fait petite pour ne pas être trop aperçue, nous relate, comme en cachette, en une curieuse mimique, le désespoir du pauvre Joachim, lorsqu’un scribe du Temple, nommé Ruben, lui reproche d’être sans postérité et repousse, au nom d’un Dieu qui ne l’a point béni, ses offrandes ; et Joachim navré quitte sa femme, s’en va pleurer au loin sur la malédiction qui la frappe ; et un ange lui apparaît, le console, lui ordonne de rejoindre son épouse, qui enfantera de ses œuvres une fille.

Puis c’est le tour d’Anne qui gémit seule, sur sa stérilité, et son veuvage ; et l’ange la visite, elle aussi, lui prescrit d’aller au-devant de son mari, qu’elle rencontre à la porte Dorée. Ils se sautent au cou, retournent ensemble au logis et Anne accouche de Marie qu’ils consacrent au Seigneur.

Des annnées s’écoulent ; l’époque des fiançailles de la Vierge est venue. Le grand Prêtre invite tous ceux qui, nubiles et non mariés, sont issus de la maison de David, à s’approcher de l’autel, une baguette à la main. Et pour savoir quel est celui des prétendants auquel se fiancera la Vierge, le Pontife Abiathar, consulte le Très-Haut qui répète la prophétie d’Isaïe, avérant qu’il sortira de la tige de Jessé une fleur sur laquelle se posera l’Esprit.

Et aussitôt la baguette de l’un d’eux, de Joseph le charpentier, fleurit et une colombe descend du ciel pour se nicher dessus.

Marie est donc livrée à Joseph et le mariage a lieu ; le Messie naît, Hérode trucide les Innocents et alors l’Evangile de la Nativité s’arrête, laissant la parole aux Lettres Saintes qui reprennent Jésus, et le conduisent jusqu’à sa dernière apparition, après sa mort.

Ces scènes servent de bordure au bas de la grande page qui s’étend entre les deux tours, au-dessus des trois portes.

C’est là que se placent les tableaux qui doivent séduire, par de plus claires, par de plus visibles apparences, les foules ; là, que resplendit le sujet général du porche, celui qui concrète les Evangiles, qui atteint le but assigné à l’Eglise même.

A gauche, — l’Ascension de Notre Seigneur, montant glorieusement dans des nues que frime une banderole ondulée tenue de chaque côté, suivant le mode byzantin, par deux anges, tandis qu’au-dessous, les apôtres lèvent la tête, regardant cette Ascension que d’autres anges qui descendent, en planant au-dessus d’eux, leur désignent de leurs doigts tendus vers le ciel.

Et le cadre arqué de l’ogive enferme un almanach de pierre et un zodiaque.

A droite, — le triomphe de Notre Dame, encensée par deux archanges, assise le sceptre au poing sur un trône, et accompagnée de l’Enfant qui bénit le monde ; puis en bas le sommaire de sa vie : l’Annonciation, la Visitation, la Nativité, l’Appel des bergers, la Présentation de Jésus au grand-prêtre ; et la voussure qui serpente, se dressant en pointe de mître, au-dessus de la Mère, est décorée de deux cordons, l’un, garni d’archanges thuriféraires, aux ailes cloisonnées, comme imbriquées de tuiles, l’autre habité par les figures des sept arts libéraux, symbolisés, chacun, par deux statuettes représentant, la première, l’allégorie et la seconde le personnage de l’antiquité qui fut l’inventeur ou le parangon de cet art ; c’est le même système d’expression qu’à l’Eglise de Laon et la paraphrase imagée de la théologie scolastique, la version sculpturale du texte d’Albert le Grand, affirmant, lorsqu’il cite les perfections de la Vierge, qu’Elle possédait la science parfaite des sept arts : la grammaire, la rhétorique, la dialectique, l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie et la musique, tout le savoir du Moyen Age.

Enfin, au milieu, le porche central, contenant le sujet autour duquel ne font que graviter les annales des autres baies, la Glorification de Notre Seigneur, telle que la conçut à Pathmos, Saint Jean ; le livre final de la Bible, l’Apocalypse ouverte, en tête de la Basilique, au-dessus de l’entrée solennelle de la Cathédrale.

Jésus est assis, le chef ceint du nimbe crucifère, vêtu de la talaire de lin, drapé dans un manteau qui retombe en une cascade serrée de plis, les pieds nus posés sur l’escabeau, emblème affecté à la terre par Isaïe. Il bénit, d’une main, le monde et tient le livre fermé des sept sceaux, de l’autre. Autour de lui, dans l’ovale qui l’environne, le Tétramorphe, les quatre animaux évangéliques, aux ailes papelonnées d’écailles, l’homme empenné, le lion, l’aigle, le bœuf, symboles de Saint Matthieu, de Saint Marc, de Saint Jean et de Saint Luc.

Au-dessous, les douze apôtres, arborent des rouleaux et des livres.

Et, pour parfaire la scène de l’Apocalypse, dans les cordons des voussures, les douze anges et les vingt-quatre vieillards que Saint Jean nous décrit, accoutrés de blanc et couronnés d’or, jouent des instruments de musique, chantent, en une adoration perpétuelle — que quelques âmes, isolées dans l’indifférence de notre siècle, reprennent, — les gloires du Très-Haut, se prosternant quand, aux ardentes et aux solennelles oraisons de la terre, les bêtes évangéliques répondent, dominant de leurs voix les fracas des foudres, l’unique mot qui concentre en ses quatre lettres, qui résume en ses deux syllabes, les devoirs de l’homme envers Dieu, l’humble et l’affectueux, l’obéissant Amen.

Le texte a été serré de près par les imagiers, sauf pour le Tétramorphe, car un détail manque ; les animaux ne sont poinr ocellés de ces milliers d’yeux dont le prophète parle.

En le récapitulant, ce tableau, divisé tel qu’un triptyque, comprend, — dans son volet de gauche : l’Ascension, encadrée dans les moulures d’un zodiaque, — au milieu : le triomphe de Jésus tel que le raconte le Disciple ; — sur le volet de droite : le triomphe de Marie, accompagnée de quelques uns de ses attributs.

Et le tout constitue le programme réalisé par l’architecte : la Glorification du Verbe. Il y a, en effet, dit dans son substantiel opuscule sur Chartres, l’abbé Clerval, « les scènes de sa vie qui ont préparé sa gloire ; il y a son entrée proprement dite dans la gloire, puis sa glorification éternelle par les anges, les Saints et la Sainte Vierge ».

Au point de vue de la facture, l’œuvre est claire et splendide, dans son grand sujet, obscure et mutilée dans les petits. Le panneau de Marie a souffert et il est, de même que celui de l’Ascension, singulièrement fruste et barbare, bien au-dessous du tableau central qui détient, le plus vivant, le plus obsédant qui soit des Christ.

Nulle part, en effet, dans la statuaire du Moyen Age, le Rédempteur ne s’atteste plus mélancolique et plus miséricordieux, sous un aspect plus grave. Examiné de profil, avec ses cheveux coulant dans le dos, plats et divisés par une raie sur le front, le nez un peu retroussé, la bouche forte, couverte d’une épaisse moustache, la barbe courte et tordue, le cou long, il suggère, malgré la rigidité de son attitude, non l’impression d’un Christ Byzantin, tel qu’en peignirent et qu’en sculptèrent des artistes de ce temps, mais d’un Christ de Primitif, issu des Flandres, originaire de la Hollande même, dont il a ce vague relent de terroir qui reparaîtra plus tard, en un type moins pur, vers la fin du XVe siècle, dans le tableau de Cornelis Van Oostzaanen, du musée de Cassel.

Et il surgit, presque triste, dans son triomphe, bénissant, inétonné, avec une résignation qui s’attendrit, ce défilé de pécheurs qui, depuis sept cents ans, le regarde curieusement, sans amour, en passant sur la place ; et tous lui tournent le dos, se souciant peu de ce Sauveur qui diffère du portrait qu’ils connurent, ne l’admettant qu’avec une tête ovine et des traits aimables, pareil, il faut bien le dire, au bellâtre de la Cathédrale d’Amiens devant lequel se pâment les gens amoureux d’une beauté facile.

Au-dessus de ce Christ, s’ouvrent les trois fenêtres privées de regards du dehors, et au-dessus d’elles, la grande rose morte, semblable à un œil éteint, ne se rallumant, comme les verrières des croisées, qu’au dedans, brûlant en de claires flammes, en de pâles saphirs sertis dans des chatons de pierre ; enfin au-dessus de la rose, s’étend la galerie des rois de Juda que domine un pignon dressant son triangle entre les deux tours.

Et les deux clochers dardent leurs flèches ; le vieux, taillé dans un calcaire tendre, squammé d’écailles, s’effusant d’un seul jet, s’effilant en éteignoir, chassant dans les nuages une fumée de prières par sa pointe ; le neuf, ajouré ainsi qu’une dentelle, ciselé tel qu’un bijou, festonné de feuillages et de rinceaux de vignes, monte avec de lentes coquetteries, tâchant de suppléer à l’élan d’âme, à l’humble supplique de son aîné, par de riantes oraisons, par de jolis sourires, de séduire, par de joyeux babils d’enfant, le Père.

Mais, pour en revenir au porche Royal, reprit Durtal, malgré l’importance de sa grande page narrant le triomphe éternel du Verbe, l’intérêt des artistes va forcément au rez-de-chaussée de l’édifice, là où jaillissent dans l’espace compris entre les bases des deux tours, le long du mur et dans l’ébrasement des trois portes, dix-neuf statues colossales de pierre.

A coup sûr, la plus belle sculpture du monde est en ce lieu. Elle se compose de sept rois, de sept Prophètes ou Saints et de cinq Reines. Ces statues s’élevaient autrefois, au nombre de vingt-quatre, mais cinq ont disparu sans laisser de traces.

Toutes sont nimbées, sauf les trois premières qui résident auprès du clocher neuf, et toutes sont abritées sous des dais à claire-voie, délinéant des chaumines et des chapelles, des manoirs et des ponts, dessinant une minuscule ville, une Sion pour bébés, une Jérusalem céleste naine.

Toutes sont debout, posant sur des colonnes guillochées, sur des socles taillés en amande, en pointe de diamant, en côte d’ananas ; sculptés de méandres, de frettes crénelées, de carreaux de foudre ; creusés comme des damiers dont les cases alternées seraient, les unes vides et les autres pleines ; pavés d’une sorte de mosaïque, de marquetterie qui, de même que les bordures des verrières de l’Eglise, évoquent les souvenirs d’une orfèvrerie musulmane, décèlent l’origine de formes rapportées de l’Orient par les Croisades.

Cependant les trois premières statues de la baie de gauche, voisines de la flèche neuve, ne se juchent pas sur des ornements ravis aux infidèles ; celles-là foulent aux pieds d’inexplicables êtres. L’une, un roi dont la tête perdue fut remplacée par celle d’une reine, marche sur un homme enlacé de serpents ; un autre souverain pèse sur une femme qui saisit, d’une main, la queue d’un reptile et caresse, de l’autre, la tresse de ses cheveux ; la troisième enfin, une reine, le chef couronné d’un simple cercle d’or, le ventre proéminent d’une personne enceinte, la figure avenante mais vulgaire d’une bonne, a pour piédestal deux dragons, une guenuche, un crapaud, un chien et un basilic à visage de singe. Que signifient ces rébus ? nul ne le sait ; pas plus qu’on ne sait, du reste, les noms des seize autres statues, alignées le long du porche.

Les uns veulent y voir les ancêtres du Messie, mais cette assertion ne s’étançonne sur aucune preuve ; les autres croient y distinguer un mélange des héros de l’Ancien Testament et des bienfaiteurs de l’Eglise, mais cette présomption est également illusoire. La vérité est que si tous ces gens ont eu à la main des sceptres et des rouleaux, des banderoles et des eucologes, aucun n’arbore l’un de ces attributs personnels qui servent à les spécifier, dans la nomenclature sacrée du Moyen Age.

Tout au plus, pourrait-on baptiser du nom de Daniel un corps sans tête, parce qu’au-dessous de lui se tord un vague dragon, emblème du Diable que le Prophète vainquit à Babylone.

Les plus admirables, de ces statues, sont celles des reines.

La première, celle de la maritorne royale, au ventre bombé, n’est qu’ordinaire ; la dernière, celle qui est à l’opposé de cette princesse, à l’autre extrémité de la façade, près du clocher vieux, a le visage amputé d’une moitié et la tranche qui subsiste ne séduit guère ; mais les trois autres, debout, près de la baie principale, dans la voûte d’entrée, sont inouïes !

La première, longue, étirée, tout en hauteur, a le front cerné d’une couronne, un voile, des cheveux pliés de chaque côté d’une raie et tombant en nattes sur les épaules, le nez un peu retroussé, un tantinet populaire, la bouche prudente et décidée, le menton ferme. La physionomie n’est plus jeune. Le corps est enserré, rigide, sous un grand manteau, aux larges manches, dans la gaîne orfévrie d’une robe sous laquelle aucun des indices de la femme ne paraît. Elle est droite, asexuée, plane ; et sa taille file, ceinte d’une corde à nœuds de franciscaine. Elle regarde, la tête un peu baissée, attentive à l’on ne sait quoi, sans voir. A-t-elle atteint le dénuement parfait de toute chose ? vit-elle de la vie Unitive au-delà des mondes, dans l’absence des temps ? On peut l’admettre, si l’on remarque que, malgré ses insignes royaux et le somptueux apparat de son costume, elle conserve l’attitude recueillie et l’air austère d’une moniale. Elle sent plus le cloître que la Cour. L’on se demande alors qui la plaça en sentinelle près de cette porte et pourquoi, fidèle à une consigne qu’elle seule connaît, elle observe, de son œil lointain, jours et nuits, la place, attendant, immobile, quelqu’un qui depuis sept cents ans ne vient point ?

Elle semble une figure de l’Avent, qui écoute, un peu penchée, sourdre de la terre les dolentes exorations de l’homme ; un éternel Rorate chante en elle ; elle serait, dans ce cas, une reine de l’Ancien Testament, morte bien avant la naissance du Messie qu’elle annonça peut-être.

Comme elle tient un livre, l’abbé Bulteau insinue qu’elle pourrait être un portrait en pied de Sainte Radegonde. Mais il y a d’autres princesses canonisées et qui tiennent, elles aussi, des livres ; cependant, l’attitude claustrale de cette reine, ses traits émaciés, son œil perdu dans l’espace des rêves intérieurs, s’appliqueraient assez justement à la femme de Clotaire qui s’interna dans un cloïtre.

Mais elle serait en attente de quoi ? de l’arrivée redoutée du roi voulant l’arracher de son abbaye de Poitiers pour la replacer sur le trône ? en l’absence de tout renseignement, il n’est aucune de ces conjectures qui ne demeure vaine.

La seconde statue représente encore une femme de monarque, portant un livre. Celle-là est plus jeune, elle n’a ni manteau, ni voile ; les seins sont remontés, moulés dans un étroit corsage, très tiré, ajusté tel qu’un linge mouillé sur le buste, ondulant en plis menus, en rides, un corsage pareil au roque Carolingien s’agrafant sur le côté. Elle a les cheveux couchés en deux bandeaux sur le front, couvrant les oreilles, descendant en tresses enrubanées, se terminant en mèche de fouet.

Le visage est volontaire et déluré, un peu hautain. Celle-là regarde au dehors d’elle ; elle est d’une beauté plus humaine et le sait ; Sainte Clotilde ? hasarde l’abbé Bulteau.

Il est certain que cette élue ne fut pas toujours un modèle d’aménité et ce qu’on peut appeler une personne commode. Avant que d’avoir été reprise et châtiée, elle se révèle dans l’histoire, vindicative, sans dédit de pitié, avide de représailles. Elle serait alors la Clotilde d’avant la pénitence, la Reine avant la Sainte.

Est-ce bien elle ? ce nom lui fut attribué parce qu’une statue de la même époque qui lui ressemble et qui appartint jadis à Notre-Dame de Corbeil, fut placée sous ce vocable. Mais il a été reconnu, depuis, que cette statue portraiturait la Reine de Saba. Sommes-nous donc en présence de cette souveraine ? pourquoi, alors, quand elle n’est pas inscrite au livre de Vie, une auréole ?

Il est très probable qu’elle n’est, ni la femme de Clovis, ni l’amie de Salomon, cette étrange princesse qui se décèle à la fois plus charnelle et plus spectrale que ses autres sœurs, car le temps l’a dévisagée, lui mâchurant l’épiderme, lui picotant le menton de grêle, encanaillant la bouche, rongeant le nez, le trouant en as de trèfle, mettant l’image de la mort sur cette vivante face.

Quant à la troisième, elle s’étire en un frêle fuseau, s’émince en un gracile cierge dont la poignée serait damassée, gaufrée, gravée en pleine cire ; elle monte magnifiquement vêtue d’une robe roide, cannelée, rayée de fibres telle qu’une tige de céleri. Le corsage est passementé, brodé au petit point ; le ventre est entouré d’une cordelière à nœuds lâche et précieuse ; la tête est couronnée, les deux bras sont cassés ; l’un reposait sur la poitrine, l’autre tenait un sceptre dont on aperçoit encore un vestige.

Et celle-là rit, ingénue et mutine, charmante. Elle considère de ses deux grands yeux ouverts, aux sourcils très relevés, les visiteurs. Jamais, en aucun temps, figure plus expressive n’a été ainsi façonnée par le génie de l’homme ; elle est le chef-d’œuvre de la grâce enfantine et de la candeur sainte.

Dans l’architecture pensive du XIIe siècle, au milieu de ce peuple de statues recueillies, symbolisant en quelque sorte le naïf amour de ces âges que troublèrent les craintes d’un éternel enfer, elle semble placée devant l’huis du Seigneur, comme l’exorable image des Rémissions. Pour les âmes timorées de ces habitudinaires qui n’osent plus, après de persévérantes chutes, franchir le seuil de l’Eglise, elle se fait prévenante, chasse les réticences et vainc les regrets, apaise, par les familiarités de son rire, les transes.

Elle est la grande sœur de l’Enfant prodigue, celle dont Saint Luc ne parle point mais qui dut, si elle exista, plaider la cause de l’absent, insister auprès du père pour qu’il tuât le veau gras, quand revint le fils.

Ce n’est point sous cet aspect indulgent que la connaît Chartres ; suivant la tradition locale, elle serait Berthe aux grands pieds, mais outre que cette allégation ne s’appuie sur aucun argument, elle est inane par ce seul fait que la statue a le halo d’un nimbe. Or, ce signe de la sainteté ne saurait ceindre le chef de la mère de Charlemagne dont le nom est inconnu des hagiologes de l’Eglise triomphante.

Elle serait alors, d’après la thèse des archéologues qui voient dans la panégyrie sculptée du porche les ancêtres du Chrit, une Princesse du Vieux Testament ; mais laquelle ? ainsi que le remarque justement Hello, les larmes sont fréquentes dans les Ecritures, mais le rire y est si rare que celui de Sara ne pouvant s’empêcher de se gaudir lorsque l’Ange lui annonce qu’elle concevra, malgré sa grande vieillesse, un fils, reste célèbre. Vainement, l’on cherche à quelle personne du livre de l’Ancienne Alliance peut se rapporter l’innocente joie de cette Reine.

La vérité, c’est qu’elle demeure à jamais mystérieuse, cette créature angélique, fluide, parvenue sans doute aux pures délices de l’âme qui s’écoule en Dieu, et avec cela, elle est si avenante, si serviable, qu’elle nous laisse l’illusion d’un salutaire geste, le mirage d’une bénédiction visible pour ceux qui la désirent. En effet, son bras droit est brisé à la hauteur du poignet et sa main n’est plus ; mais cette main paraît exister encore, à l’état de reflet, d’ombre, quand on la cherche ; elle est très nettement formée par le renflement léger du sein qui simule la paume, par les plis du corsage qui dessinent distinctement les quatre doigts effilés et le pouce levés, pour tracer le signe de la croix sur nous.

Quelle exquise préfiguratrice de la benoîte Mère, que cette Gardienne royale du seuil, que cette Souveraine invitant les égarés à rentrer dans l’église, à s’approcher de cette porte qu’Elle garde et qui est elle-même un des symboles de son Fils ! s’écria Durtal — et il embrassa, d’un coup d’œil, ce vis-à-vis de femmes, si différentes : l’une, plus moniale que Reine, qui baisse un peu la tête ; — l’autre, exclusivement Reine, qui la redresse — la troisième saintement gamine, dont le col n’est ni penché, ni haussé, mais se tient dans la position naturelle, modérant le port auguste d’une Reine, par l’humble et la riante attitude d’une Sainte.

Peut-être, pourrait-on discerner aussi, se dit-il, dans la première, une image de la vie contemplative, comme l’on pourrait alléguer que la seconde implique l’idée de la vie active et que la dernière incarne, ainsi que Ruth, dans l’Ecriture, les deux ?

Quant aux autres statues de Prophètes, coiffés de la calotte juive à côtes et de Rois tenant des missels ou des sceptres, elles sont, elles aussi, indéchiffrables ; l’une d’elles, sise dans l’arche du milieu, au coin de la porte, à droite, séparée par un monarque de la fausse Berthe, intéressait plus spécialement Durtal, car elle ressemblait à Verlaine. Elle en avait la tête plus velue, il est vrai, mais aussi bizarre, le crâne cabossé, le masque un peu épaté, le poil hirsute, l’air commun et bonhomme.

La tradition assigne à cette effigie le nom de Saint Jude ; et elle est suggestive, cette similitude de traits de l’Apôtre le plus négligé de tous par les Chrétiens, de celui qui fut si peu prié pendant tant de siècles, qu’on s’avisa, un beau jour, pensant qu’il avait moins que les autres épuisé son crédit auprès de Dieu, de l’invoquer pour les causes désespérées, pour les causes perdues, et du poète si compètement ignoré ou si bêtement honni de ces mêmes catholiques auxquels il apportait les seuls vers mystiques éclos depuis le Moyen Age !

Ils furent les malchanceux, l’un de la Sainteté et l’autre de la Poésie, conclut Durtal qui se recula pour mieux voir l’ensemble de la façade.

Elle s’attestait inouïe, avec ses ciselures de flore dessinée sur les carreaux par le gel, avec ses nappes d’Eglise, ses rochets, aux fines mailles, ses guipures en fils de la Vierge, courant jusqu’au premier étage, servant de cadres ajourés aux grands sujets des porches. Puis, elle montait, d’allure érémitique, sobre d’ornements, cyclopéenne, avec l’œil colossal de sa rose morte, entre les deux tours, l’une, fenestrée, niellée comme le portail, l’autre nue comme l’étage qui surplombait le porche.

Mais ce qui dominait, ce qui absorbait Durtal, c’était quand même les statues de Reines.

Et il finissait par ne plus se soucier du reste, par ne plus goûter que l’éloquence divine de leur maigreur, par ne plus les envisager que sous l’aspect de longues tiges baignant dans des tubes guillochés de pierre, s’épanouissant en des touffes de figures embaumant des fragrances ingénues, des senteurs naïves — et le Christ, bénissant, attendri et attristé, le monde, se penchait de son trône, au-dessus d’elles, pour humer le tendre parfum qui s’effusait de ces calices élancés d’âmes !

Durtal songeait — quel irrésistible nécromant pourrait évoquer l’esprit de ces royales Ostiaires, les contraindre à parler, nous faire assister à l’entretien qu’elles ont peut-être, quand elles paraissent se reculer sous la voûte, se retirer chez elles, le soir, derrière un rideau d’ombre ?

Que se disent-elles, elles qui ont vu Saint Bernard, Saint Louis, Saint Ferdinand, Saint Fulbert, Saint Yves, Blanche de Castille, tant d’Elus, défiler devant elles, alors qu’ils entrèrent dans les ténèbres étoilées de la nef ? Causent-elles de la mort de leurs compagnes, de ces cinq statues qui disparurent pour jamais de leur petit cénacle ? écoutent-elles, au travers des vantaux fermés de la porte, souffler le vent désolé des psaumes et mugir les grandes eaux de l’orgue ? Entendent-elles les exclamations saugrenues des touristes qui rient de les voir et si roides et si longues ? Sentent-elles, ainsi que tant de Saintes, l’odeur des péchés, le relent de vase des âmes qui les frôlent ? Alors, ce serait à ne plus oser les regarder… Et Durtal les regardait quand même, car il ne pouvait se séparer d’elles ; elles le retenaient par le charme constant de leur énigme ; en somme, reprenait-il, elles sont, sous une apparence réelle, extra-terrestres. Leurs corps n’existent pas, leurs âmes habitent à même dans les gangues orfèvries des robes ; elles sont en parfait accord avec la Basilique qui s’est, elle-même, désincarnée de ses pierres et s’enlève, dans le vol de l’extase, au-dessus du sol.

Le chef-d’œuvre de l’architecture et de la statuaire mystiques sont ici, à Chartres ; l’art le plus surhumain, le plus exalté qui fut jamais, a fleuri dans ce pays plat de la Beauce.

Et maintenant qu’il avait contemplé l’ensemble de cette façade, il se rapprochait encore pour la scruter dans ses infimes accessoires, dans ses menus détails, pour examiner de plus près la parure des Souveraines et il vérifiait ceci : aucune draperie n’était pareille ; les unes tombaient sans cassures brusques, ridulées, semblables à un friselis ondulant d’eau, les autres descendaient en lignes parallèles, en fronces serrées, un peu en relief, telles que les côtes des bâtons d’angélique ; et la dure matière se pliait aux exigences des habilleurs, s’assouplissait pour les crêpes historiés, pour les futaines et les fils de pur lin, s’alourdissait pour les brocarts et les orfrois ; tout était spécifié ; les colliers étaient ciselés, grains à grains, les nœuds des ceintures auraient pu se dénouer, tant les cordelettes étaient naturellement enlacées ; les bracelets, les couronnes étaient forés, martelés, sertis de gemmes montées dans leurs chatons, comme par des gens du métier, par des orfèvres.

Et souvent le socle, la statue, le dais avaient été taillés d’une seule pièce, dans un même bloc ! quels étaient donc les gens qui avaient sculpté de telles œuvres ?

On peut croire qu’ils vivaient dans les cloîtres puisque la culture de l’art ne se pratiquait alors que dans les clos de Dieu. Et ils rayonnèrent, à cette époque, dans l’Ile de France, l’Orléanais, le Maine, l’Anjou, le Berry, nous remarquons dans ces provinces des statues de ce genre ; mais il faut bien le dire, toutes sont inférieures à celles de Chartres. A Bourges, par exemple, d’analogues Prophètes et de semblables Reines rêvent dans l’une de ces extraordinaires baies latérales où le souvenir du trèfle arabe s’impose. A Angers, ces statues sont effritées, presque détruites, mais on peut les juger surtout rapetissées, devenues seulement humaines ; ce ne sont plus des Célicoles aux corps chastement effilés, mais de simples Reines ; — au Mans, où elles sont mieux conservées, elles s’efforcent vainement de surgir de leurs fourreaux droits ; elles sont quand même désallongées, dénervées, apauvries, presque vulgaires. Nulle part, ce n’est de l’âme sculptée comme à Chartres ; et si au Mans, on étudie la façade comprise ainsi que la Cathédrale Chartraine, avec un Christ glorifié, bénissant, assis, entre les bêtes ailées du Tétramorphe, quelle descente l’on constate dans le niveau divin ! Tout est étriqué et poussif. Jésus, mal débruti, reste farouche. Ce sont évidemment des élèves sans génie des maîtres souverains de Chartres qui adornèrent ces portiques.

Etait-ce une compagnie de ces imagiers, de ces confrères de l’Oeuvre Sainte qui allaient d’un pays à l’autre, adjoints aux maçons, aux ouvriers logeurs du bon Dieu, par les moines ? Venaient-ils de cette abbaye Bénédictine de Tiron fondée près du Marché, à Chartres, par l’Abbé Saint Bernard dont le nom figure parmi les bienfaiteurs de l’Eglise dans le nécrologe de Notre-Dame ? Nul ne le sait. Humblement, anonymement, ils travaillèrent.

Et quelles âmes, ils avaient, ces artistes ! Car nous le savons, ils ne besognaient que lorsqu’ils étaient en état de grâce. Pour élever cette splendide Sasilique, la pureté fut requise, même des manœuvres.

Cela serait incroyable, si des documents authentiques, si des pièces certaines ne l’attestaient.

Nous possédons des missives de l’époque, insérées dans les annales Bénédictines, une lettre d’un Abbé de Saint-Pierre-sur-Dive retrouvée par M. Léopold Delisle, dans le manuscrit 929 du fonds français, à la Bibliothèque Nationale — un livre latin des miracles de Notre-Dame, découvert dans la Bibliothèque du Vatican, et traduit en français par un poète du XIIIe siècle, Jehan le Marchant. Tous racontent comment, après la ruine des incendies, fut rebâti le sanctuaire dédié à la Vierge noire.

Ce qui advint alors atteignit le sublime. Ce fut une Croisade, telle que jamais on n’en vit. Il ne s’agissait plus d’arracher le Saint-Sépulcre des mains des Infidèles, de lutter sur un champ de bataille contre des armées, contre des hommes, il s’agissait de forcer Notre-Seigneur dans ses retranchements, de livrer assaut au Ciel, de le vaincre par l’amour et la pénitence ; et le Ciel s’avoua battu ; les Anges, en souriant, se rendirent ; Dieu capitula et, dans la joie de sa défaite, il ouvrit tout grand le trésor de ses grâces pour qu’on le pillât.

Ce fut encore, sous la conduite de l’Esprit Saint, le combat contre la matière, sur des chantiers, d’un peuple voulant, coûte que coûte, sauver la Vierge sans asile, de même qu’au jour où naquit son Fils.

La crèche de Bethléem n’était plus qu’un tertre de cendres. Marie allait être réduite à vagabonder, sous le fouet des bises, dans les plaines glacées de la Beauce. Le même fait se renouvellerait-il, à douze cents ans de distance, de familles sans pitié, d’auberges inhospitalières, de chambres pleines ?

L’on aimait alors, en France, la Madone, comme l’on aime sa génitrice naturelle, sa véritable mère. A cette nouvelle qu’Elle erre, chassée par l’incendie, à la recherche d’un gîte, tous, bouleversés, s’éplorent ; et non seulement dans le pays Chartrain, mais encore dans l’Orléanais, dans la Normandie, dans la Bretagne, dans l’Ile de France, dans le Nord, les populations interrompent leurs travaux, quittent leurs logis pour courir à son secours, les riches apportant leur argent et leurs bijoux, tirant avec les pauvres des charrettes, convoyant du blé, de l’huile, du vin, du bois, de la chaux, ce qui peut servir à la nourriture des ouvriers et à la bâtisse d’une Eglise.

Ce fut une migration ininterrompue, un exode spontané de peuple. Toutes les routes étaient encombrées de pèlerins, traînant, hommes, femmes, pêle-mêle, des arbres entiers, charriant des faisceaux de poutres, poussant de gémissantes carrioles de malades et d’infirmes qui constituaient la phalange sacrée, les vétérans de la souffrance, les légionnaires invincibles de la douleur, ceux qui devaient aider au blocus de la Jérusalem céleste, en formant l’arrière-garde, en soutenant, avec le renfort de leurs prières, les assaillants.

Rien, ni les fondrières, ni les marécages, ni les forêts sans chemins, ni les rivières sans gués, ne purent enrayer l’impulsion de ces foules en marche, et, un matin, par tous les points de l’horizon, elles débouchèrent en vue de Chartres.

Et l’investissement commença ; tandis que les malades traçaient les premières parallèles des oraisons, les gens valides dressèrent les tentes ; le camp s’étendit à des lieues à la ronde ; l’on alluma sur des chariots des cierges et ce fut, chaque soir, un champ d’étoiles dans la Beauce.

Ce qui demeure invraisemblable et ce qui est pourtant certifié par tous les documents de l’époque, c’est que ces hordes de vieillards et d’enfants, de femmes et d’hommes se disciplinèrent en un clin d’œil ; et pourtant ils appartenaient à toutes les classes de la société, car il y avait parmi eux des chevaliers et de grandes dames ; mais l’amour divin fut si fort qu’il supprima les distances et abolit les castes ; les seigneurs s’attelèrent avec les roturiers dans les brancards, accomplirent pieusement leur tâche de bêtes de somme ; les patriciennes aidèrent les paysannes à préparer le mortier et cuisinèrent avec elles ; tous vécurent dans un abandon de préjugés unique ; tous consentirent à n’être que des manœuvres, que des machines, que des reins et des bras, à s’employer sans murmurer, sous les ordres des architectes sortis de leurs couvents pour mener l’œuvre.

Jamais il n’y eut organisation plus savante et plus simple ; les celleriers des cloîtres devenus, en quelque sorte, les intendants de cette armée, veillèrent à la distribution des vivres, assurèrent l’hygiène des bivouacs, la santé du camp. Hommes, femmes n’étaient plus que de dociles instruments entre les mains de chefs qu’ils avaient, eux-mêmes, élus et qui obéissaient à des équipes de moines, subordonnés, à leur tour, à l’être prodigieux, à l’inconnu de génie qui, après avoir conçu le plan de la cathédrale, dirigeait les travaux d’ensemble.

Pour obtenir un tel résultat, il fallut vraiment que l’âme de ces multitudes fût admirable, car ce labeur si pénible, si humble, de gâcheur de plâtre et de charretier, fut considéré par chacun, noble ou vilain, ainsi qu’un acte d’abnégation et de pénitence, et aussi comme un honneur ; et personne ne fut assez téméraire pour toucher aux matériaux de la Vierge, avant de s’être réconcilié avec ses ennemis, et confessé. Ceux qui hésitèrent à réparer leurs torts, à s’approcher des sacrements, furent enlevés des traits, chassés tels que des êtres immondes, par leurs compagnons, par leur famille même.

Dès l’aube, chaque jour, la besogne indiquée par les contre-maîtres s’opère. Les uns creusent les fondations, déblaient les ruines, dispersent les décombres, les autres se transportent en masse aux carrières de Berchère-l’Evêque, à huit kilomètes de Chartres, et là, ils descellent des blocs énormes de pierre, si lourds que parfois un millier d’ouvriers ne suffisait pas pour les extraire de leurs lits et les hisser jusqu’au sommet de la colline sur laquelle devait planer la future Eglise.

Et quand, éreintés, moulus, ces troupeaux silencieux s’arrêtent, alors on entend monter les prières et le chant des psaumes ; d’aucuns gémissent sur leurs péchés, implorent la compassion de Notre-Dame, se frappent la poitrine, sanglotent dans les bras des prêtres qui les consolent.

Le dimanche, des processions se déroulent, bannière en tête, et le hourra des cantiques souffle dans les rues de feu que tracent, au loin, les cierges ; les heures canoniales sont écoutées à genoux, par tout un peuple, les reliques sont présentées en grande pompe, aux malades…

Pendant ce temps, des béliers d’oraisons, des catapultes de prières ébranlent les remparts de la Cité divine ; les forces vives de l’armée se réunissent pour foncer sur le même point, pour enlever d’assaut la place.

Et c’est alors que, vaincu par tant d’humilité et tant d’obéissance, écrasé par tant d’amour, Jésus se rend à merci, remet ses pouvoirs à sa Mère et, de toute part, les miracles éclatent. Bientôt le clan des malades et des infirmes est debout ; les aveugles voient, les hydropiques désenflent, les perclus se promènent, les cardiaques courent.

Le récit de ces miracles qui, quotidiennement, se répètent, qui précèdent même parfois l’arrivée des pèlerins à Chartres, nous a été conservé par le manuscrit latin du Vatican.

Ici, ce sont les habitants de Château-Landon qui remorquent une voiture de froment. Arrivés à Chantereine, ils s’aperçoivent que leurs provisions de bouche sont épuisées et ils demandent du pain à des malheureux qui se trouvent eux-mêmes dans une extrême gêne. La Vierge intercède et le pain de la misère se multiplie. Là, ce sont des gens partis du Gâtinais, avec un haquet de pierres. N’en pouvant plus, ils font halte près du Puiset ; et des villageois, venus à leur rencontre, les invitent à se reposer, tandis qu’eux tireront le fardier, mais ils refusent. Alors, les paysans du Puiset leur offrent une pièce de vin, la transvasent dans un tonneau qu’ils juchent sur le camion. Cette fois, les pèlerins acceptent, et, se sentant moins las, ils continuent leur route. Mais ils sont rappelés pour constater que le muid vide s’est rempli de lui-même d’un délicieux vin. Tous en boivent et les malades guérissent.

D’autre part, un habitant de Corbeville-sur-Eure, qui s’employait à charger une voiture de bois de construction, a trois doigts coupés par une hache et il pousse des cris affreux. Les compagnons lui conseillent de trancher complètement les doigts qui ne tiennent plus que par un fil à la chair, mais le prêtre qui les conduit à Chartres s’y oppose. On implore Marie et la blessure disparaît, la main devient intacte.

Ce sont encore des Bretons égarés, la nuit, dans les plaines de la Beauce et qui sont subitement guidés par des brandons de feu ; c’est la Vierge, en personne, qui un samedi soir, après Complies, descend dans son Eglise quand elle est presque terminée et l’illumine d’éblouissantes lueurs…

Et il y en a comme cela, des pages et des pages….. ah ! l’on comprend, ruminait Durtal, pourquoi ce sanctuaire est si plein d’Elle ; sa reconnaissance pour l’affection de nos pères s’y sent encore… puis Elle veut bien, maintenant, ne pas se montrer trop dégoûtée, ne pas regarder de trop près…

C’est égal, aujourd’hui l’on érige d’une autre façon les temples ! quand je songe au Sacré-Cœur de Paris, à cette morne et pesante bâtisse édifiée par des gens qui ont inscrit leur nom en rouge sur chaque pierre ! comment Dieu s’accommode-t-il d’une Eglise dont les murs sont des moellons de vanité, scellés par un ciment d’orgueil, des murs où l’on voit des noms de commerçants connus, affichés en bonne place, tels que des réclames ! Il était si simple de construire une église moins somptueuse et moins laide et de ne pas loger ainsi Notre-Seigneur dans un monument de péchés ! — Ah ! les bonnes foules qui les charriaient, autrefois, en priant, ces pierres, l’idée ne leur serait pas venue d’exploiter l’Amour, de l’affilier à leurs besoins de superbe, à leur faim de lucre !

Un bras se posa sur le sien et Durtal reconnut l’abbé Gévresin qui s’était approché tandis qu’il réfléchissait devant la Cathédrale.

— Je vous quitte aussitôt, car je suis attendu, dit le prêtre. je profite simplement de cette rencontre pour vous dire que j’ai reçu une lettre de l’abbé Plomb.

— Ah ! et où est-il ?

— A Solesmes, mais il rentre après-demain. Il semble singulièrement emballé sur la vie Bénédictine, notre ami !

Et l’abbé sourit, tandis que Durtal, un peu interdit, le regardait tourner le coin du clocher neuf.