La Chèvre d’or/08

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Lemerre (p. 39-44).


VIII

au bacchus navigateur


Ganteaume ne revenant pas, je pris le parti de visiter le village.

Vrai nid à pirates, ce Puget, haut perché sur son roc d’où l’on voit la mer au lointain à travers les lances aiguës des végétations barbaresques.

Pas de remparts : les maisons en tenaient lieu, s’alignant au ras de l’abîme et percées de rares et étroites fenêtres qui pouvaient, au besoin, servir de meurtrières.

J’ai voulu faire tout le tour, descendre au vallon parcouru hier ; j’ai reconnu la vieille porte par laquelle j’étais entré.

Au dedans, des ruelles en escalier, de longs couverts sombres et frais, puis, avec la fontaine et le lavoir, une placette entourée d’arcades blanches. Beaucoup de maisons vides, ouvertes à tous les vents. L’herbe y croît, la marjolaine y embaume dans les débris des plafonds effondrés ; et c’est, entre les fenêtres sans volets ni vitres, les toits dont les trous laissent voir le bleu du ciel, un chasse-croisé d’hirondelles.

Si je m’aventurais dans ce dédale ? j’essaye, attiré par le pittoresque, mais je dois bientôt battre en retraite.

Hommes et femmes, assis sur les seuils, me regardent, oh ! sans malveillance, mais avec un étonnement marqué. Voilà bien les demi-sauvages que m’avait annoncés patron Ruf. Ils me saluent pourtant lorsque je les salue. Mais la rue leur appartient et je me sens intrus chez eux. Vite, retournons à la placette !

Gateaume était là. Il me cherchait. « Depuis plus de deux heures ! » ajoute-t-il en bon Méridional amplificateur qu’il est déjà.

Quelqu’un me demande, paraît-il. M. Honnorat Gazan, le capitaine ami de patron Ruf.

Tardive lui a parlé de moi, et il a tenu à me faire le premier sa visite.

Je gagne donc l’auberge, et gravis, toujours précédé de Ganteaume, son beau perron en pierre froide, à qui les chaussures paysannes et les glissades des gamins ont donné le poli du marbre vert, après avoir admiré, détail qui m’échappa ce matin, l’étonnante enseigne : — Au Bacchus navigateur, — représentant un enfant joufflu, coiffé de raisins, à cheval sur un tonneau qu’assiègent les flots en furie.

En effet, M. Honnorat m’attendait, tranquillement d’ailleurs, auprès d’une bouteille de muscat, dans la grande salle du Bacchus aussi obscure qu’un café arabe, les volets en étant fermés par crainte du soleil et des mouches.

On se serre la main à tâtons : mais les yeux peu à peu s’habituent au demi-jour, et la connaissance, grâce au muscat, se trouve, au bout d’un moment, faite et parfaite.

M. Honnorat, Gazan Honnorat, est justement le maire du Puget. En cette qualité, il a la garde des archives, c’est-à-dire qu’il détient la clef d’un vieux coffre relégué dans un galetas.

— « Si vous n’avez peur ni de la poussière ni des rats, votre visite arrive à point. En fouillant dans nos paperasses vous leur rendrez un vrai service. Saladine, ma gouvernante, vieillit et les néglige. Elles doivent avoir grand besoin d’être époussetées. »

Au fond, M. Honnorat est plus savant qu’il ne voudrait le paraître. Comme j’expose mes projets, il m’avoue avoir lui-même, dans le temps, entrepris, puis abandonné un travail analogue à celui que je rêve : la monographie du Puget-Maure, ainsi nommé, m’assure-t-il, parce que, grâce à une situation naturellement fortifiée, des Sarrasins s’y maintinrent même après la suprême défaite et la destruction du Fraxinet.

— « C’est fort curieux, et vous auriez dû…

— Oui ! j’aurais dû continuer. Mais que voulez-vous ? Les Provençaux, ceux d’ici en particulier, sont tous les mêmes. Jusqu’à cinquante ans, de la poudre ! et puis la paresse vous gagne, on engraisse et on devient Turc. »

M. Honnorat me donne des détails.

Trop éloignés de la mer pour fuir, les habitants du Puget-Maure avaient dû se faire respecter. Assez tard, vers le xve siècle, ils s’étaient convertis tant bien que mal et mêlés aux gens du voisinage. Mais la race subsistait ainsi que certaines coutumes caractéristiques. M. Honnorat citait des Familles : les Quitran, les Goiran, les Roustan, les Autran. — « Tous ces noms en an, disait-il, sentent leur origine arabe. Nous en tenons aussi, nous autres les Gazan : et, si vous avez de bons yeux, vous pourrez distinguer, sur notre porte, un restant d’écusson de tournure assez maugrabine. »

Je n’ai pas eu le temps de vérifier la valeur des théories ethnographiques et linguistiques du brave M. Honnorat.

En tout cas, ces maigres et bruns paysans, d’une distinction si sauvage sous leurs habits de laine couleur de la bête, représenteraient aisément des pirates fort convenables. Et M. Honnorat lui-même, avec son grand nez, son air calme et digne, les sentences fatalistes qui, lorsqu’il retire sa pipe pour parler, roulent le long de sa forte barbe, plus rare près des oreilles et autour des lèvres, me fait par moment tout l’effet d’un vieux serviteur du Prophète.

Mais le muscat est terminé. M. Honnorat, à toute force, veut me montrer son château, me présenter sa fille. Il est veuf, paraît-il, et possède une fille charmante. Nous voilà donc nous dirigeant vers le château planté au coin de la placette, château qui ressemblerait à toutes les maisons sans un assez beau portail d’aspect féodal et rustique et sans une tour à terrasse, jadis forteresse, aujourd’hui colombier, dont les murs, revêtus sur trois faces, par le soleil, d’une croûte couleur de brioche, s’effritent rongés par l’air salin du côté qui regarde la mer.