La Chèvre d’or/15

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Lemerre (p. 73-77).


XV

la fête de l’émir


Hier, au tomber du jour, un gamin sans chapeau, très grave, a parcouru les rues du village.

Tous les vingt pas il s’arrêtait et, soufflant dans un coquillage énorme dont la pointe cassée exprès forme embouchure, il en tirait une sorte de mugissement mélancolique et prolongé.

Puis il faisait le cri, prologue de la fête : les gens, non moins graves que lui, l’écoutaient.

J’ai reconnu Ganteaume qui, Dieu sait au prix de quelles intrigues, a obtenu que, pour un soir, on lui confiât les fonctions de héraut.

Ce matin, par les sentiers blancs qui rayent le flanc des montagnes et descendent au vallon pour remonter ensuite vers le Puget, hommes, femmes, enfants, viennent des villages voisins en caravane.

Le Puget s’apprête pour les recevoir dignement. Les agneaux crient, les brebis bêlent. Dans toutes les cours, sur toutes les portes, des bouchers improvisés, bras nus, le couteau aux dents, saignent, écorchent et dépècent.

L’hospitalité se complique de gloriole. C’est à qui hébergera le plus d’amis, de parents lointains. Et, tandis que ménagères et servantes dressent les tables, montent les broches et entassent la braise autour des marmites, les peaux clouées fraîches et sanglantes sur la façade de chaque maison apprennent à l’admiration du passant le nombre des bêtes qui vont y être mangées.

Des coups du fusil, des chants d’église :

— « Courons, dit Ganteaume, la bravade ! »

Les pénitents apportent le Saint qu’ils sont allés chercher en pompe dans la montagne. Ils ont orné l’immémoriale statue de grappes de raisin nouveau. Sous son brancard d’où pend une étole, les enfants passent et repassent, sûrs par ce moyen de devenir forts et courageux ; et en avant de la procession, les jeunes gens, pour honorer le saint, font parler la poudre.

Après, on le ramènera là-haut, à la chapelle solitaire qu’il habite toute l’année, debout sur l’autel et regardant, de ses yeux de bois, par l’étroite fenêtre grillée à travers laquelle, parfois, quelque rare pèlerin jette un sou, le roc que domine la chapelle, violet de lavande au printemps et gris dès le mois d’août, sous sa couche d’herbes brûlées.

La nuit nous promet d’autres joies.

Après le souper, qui a lieu à huit heures selon l’usage, il m’a fallu, en compagnie de M. Gazan et de Norette, aller voir les danses.

J’espérais un bal, pas du tout ! ici les femmes ne dansent pas ; la danse est un exercice viril réservé aux hommes.

Sur deux rangs, portant des épées, au son du tambourin, à la clarté des torches, une douzaine de gaillards costumés bizarrement ont d’abord exécuté un quadrille guerrier à figures nombreuses et compliquées que l’abbé Sèbe, par qui nous venons d’être rejoints, nous assure être la pyrrhique. Puis, autour d’un mai chargé de longs rubans multicolores, croisant, décroisant les rubans, ils combinent, d’un pas rythmé, les plus gracieux entrelacs. Tout cela constitue un amusant mélange de rococo et de sauvagerie, comme le souvenir tant bien que mal conservé de galants divertissements organisés jadis dans ce coin perdu, maugrabin et rustique, par une châtelaine éprise de Watteau.

L’abbé Sèbe, grand païen malgré sa soutane, m’explique, avec citations à l’appui, que c’est là un jeu traditionnel apporté en Provence par les marins phocéens et représentant les détours du labyrinthe de Crète.

Il explique tout, l’abbé Sèbe, mais il ne m’explique pas le Turc.

Car c’est devant un Turc qu’ont lieu ces danses, un bel émir à barbe postiche qui, comme si la fête était donnée en son honneur, reste immobile, laissant les autres s’agiter, avec une sérénité tout orientale.

Et quel turban ! un instant je soupçonne Ganteaume de s’être approprie pour la circonstance le couvre-chef d’Imbert-Pacha. Mais l’émir est de haute taille, il ferait aisément deux Ganteaume à lui seul. Et d’ailleurs, voilà dans la foule, au premier rang, Ganteaume très fier de porter une torche.

On dirait que l’émir me regarde, fixant sur moi, par intervalles, ses yeux brillants que rendent farouches deux sourcils tracés au bouchon.

Que me veut l’émir.

Sait-il mon faible pour les turqueries ? A-t-il deviné que je suis venu ici tout exprès pour chercher la trace des chevaleresques conquérants qu’inconsciemment il représente ? Au fond, quoi qu’en pense l’abbé Sèbe avec sa manie de ne voir partout que Grecs et Romains, dans le rôle joué par cet émir barbu je flaire, à bon droit, une tradition sarrasine.

L’émir s’approche, si je lui parlais…

Mais Mlle Norette semble avoir peur. Elle déclare qu’il fait froid, qu’il faudrait rentrer. Rentrons pour obéir à Mlle Norette.