La Chèvre d’or/37

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Lemerre (p. 188-191).


XXXVII

saladin et les piémontais


L’abbé me semble bien tragique.

Pourtant cette émotion dans le village est gênante, et les façons de Galfar commencent à me préoccuper.

Pourvu que Norette continue à me croire ingénument épris d’elle et ignore mes coquetteries avec la Chèvre d’Or ! Sur ce point, ce qu’a dit l’abbé me rassure. Personne ne parlera de la Chèvre d’Or devant Norette. D’ailleurs, à supposer une indiscrétion, le naturel de notre rencontre, mon indifférence quand j’ai trouvé la clochette, la façon dont je l’ai restituée, le silence que j’observe depuis, suffiraient à m’innocenter.

Galfar, absent quelques jours, vient de reparaître, amenant à sa suite un trio de parfaits brigands, les mêmes sans doute que ceux avec lesquels patron Ruf l’a surpris en conférence au cabaret de l’Antico limon verde.

Peut-être, décidé à chercher le trésor sur les insuffisantes données qu’il possède avec M. Blaise, compte-t-il les employer aux fouilles ? Auquel cas il n’aurait pas tort, car ces Piémontais à figure ingrate sont, dès qu’il s’agit de remuer la terre ou de tutoyer le rocher, de vaillants et rudes ouvriers.

Peut-être aussi, et le choix, à en juger par leur seule mine, ne serait pas mauvais non plus dans ce cas, les destine-t-il à quelque ténébreux coup de main ? En attendant, pour tout travail, ils tiennent, au Bacchus navigateur, sous la présidence de Galfar, d’interminables séances, jouant la mourre du matin au soir, hurlant : tré ! cinque ! s’éborgnant de leurs doigts ouverts, et faisant, à grands coups de poing, tressauter les couteaux posés près de chaque joueur, sur la table, selon l’usage.

Galfar a également amené un âne surnommé Saladin, comme son prédécesseur, à l’intention de Saladine, et qu’il loge au fond du couloir, dans son écurie, en compagnie des trois Piémontais. Un bon petit âne, à poil brun, inconscient, j’en suis sûr, du rôle double que Galfar lui fait jouer.

Car Galfar a intenté un procès au malheureux M. Honnorat pour qu’on répare, à frais communs, le passage d’âne, sous prétexte que le pavé gondole et que Saladin a le sabot tendre ; puis, le procès gagné, c’est Saladin qui, dans les ensarris de sparterie à califourchon sur son bât, doit aller chercher au torrent le sable et les cailloux roulés.

Maintenant Saladin, par le sentier pendant, sous l’étroite porte de ville, fait philosophiquement le va-et-vient pour la restauration, imaginée en son honneur, mais dont il se fût bien passé ; et les paveurs pavent, prenant leurs aises, sans se presser, comme gens au contraire désireux de faire durer la besogne.

Notre demeure, si paisible, est devenue inhabitable.

Dérangé dans son doux repos musulman, irrité, chaque fois qu’il entre ou sort, d’avoir à franchir des barricades. M. Honnorat s’enferme chez lui et fume éperdument, cachant dans un nuage de tabac ses apoplectiques fureurs.

Saladine se montre le moins possible, ironiquement poursuivie de : « Hue ! Saladin ! » qui la poignardent.

Mais Norette, fière, méprisante, après avoir, avec un sang-froid d’avocat, défendu sa cause en justice de paix, surveille les paveurs et les gourmande.

— « Qui paie a droit sur le travail ! » dit-elle sans s’inquiéter des grands airs de Galfar, lequel, d’ailleurs, devient singulièrement timide en sa présence. Et quand une affaire l’appelle, elle se fait remplacer par Ganteaume qui, fier de sa mission, s’installe sur un tas de sable en des attitudes à la fois prudentes et dignes.

Moi je suis inquiet en feignant de ne l’être pas. J’aime peu, sans compter Galfar, ces trois sacripants ainsi campés dans la maison où dort Norette.