◄ laisses 251 à 291. | Parallèle. Laisses 1 à 50 |
laisses 051 à 100. ► |
I
|
I
|
II
|
II
|
III
Asez est melz qu’il i perdent lé chefs |
III
Entre les païens Blancandrin était sage : par sa vaillance, bon chevalier ; par sa prudhomie, bon conseiller de son seigneur. Il dit au roi : « Ne vous effrayez pas ! Mandez à Charles, à l’orgueilleux, au fier, des paroles de fidèle service et de très grande amitié. Vous lui donnerez des ours et des lions et des chiens, sept cents chameaux et mille autours sortis de mue, quatre cents mulets d’or et d’argent chargés, cinquante chars dont on formera un charroi : il en pourra largement payer ses soudoyers. Mandez-lui qu’en cette terre assez longtemps il guerroya ; qu’en France, à Aix, il devrait bien s’en retourner ; que vous l’y suivrez à la fête de saint Michel ; que vous y recevrez la loi des chrétiens ; que vous deviendrez son vassal en tout honneur et tout bien. Veut-il des otages, or bien, envoyez-en, ou dix ou vingt, pour le mettre en confiance. Envoyons-y les fils de nos femmes : dût-il périr, j’y enverrai le mien. Bien mieux vaut qu’ils y perdent leurs têtes et que nous ne perdions pas, nous, franchise et seigneurie, et ne soyons pas conduits à mendier. » |
IV
Dist Blancandrins : « Pa ceste meie destre |
IV
Blancandrin dit : « Par cette mienne dextre, et par la barbe qui flotte au vent sur ma poitrine, sur l’heure vous verrez l’armée des Français se défaire. Les Francs s’en iront en France : c’est leur pays. Quand ils seront rentrés chacun dans son plus cher domaine, et Charles dans Aix, sa chapelle, il tiendra, à la Saint-Michel, une très haute cour. La fête viendra, le terme passera : le roi n’entendra de nous sonner mot ni nouvelle. Il est orgueilleux et son cœur est cruel : de nos otages il fera trancher les têtes. Bien mieux vaut qu’ils y perdent leurs têtes, et que nous ne perdions pas, nous, claire Espagne la belle, et que nous n’endurions pas les maux et la détresse ! » Les païens disent : « Peut-être il dit vrai ! » |
V
Li reis Marsilie out sun cunseill finet, Il est al siege a Cordres la citet. |
V
Le roi Marsile a tenu son conseil. Il appela Clarin de Balaguer, Estamarin et son pair Eudropin, et Priamon et Guarlan le barbu, et Machiner et son oncle Maheu, et Joüner et Malbien d’outre-mer, et Blancandrin, pour leur dire sa pensée ; des plus félons, il en a pris dix à part : « Vers Charlemagne, seigneurs barons, vous irez. Il est devant la cité de Cordres, qu’il assiège. Vous porterez en vos mains des branches d’olivier, ce qui signifie paix et humilité. Si par adresse vous pouvez trouver pour moi un accord, je vous donnerai de l’or et de l’argent en masse, des terres et des fiefs tant que vous en voudrez. » Les païens disent : « C’est nous combler ! » |
VI
Li reis Marsilie out finet sun cunseill, |
VI
Le roi Marsile a tenu son conseil. Il dit à ses hommes : « Seigneurs, vous irez. Vous porterez des branches d’olivier en vos mains, et vous me direz au roi Charlemagne qu’au nom de son Dieu il me fasse merci ; qu’il ne verra point ce premier mois passer que je ne l’aie rejoint avec mille de mes fidèles ; que je recevrai la loi chrétienne et deviendrai son homme en tout amour et toute foi. Veut-il des otages, en vérité, il en aura. » Blancandrin dit : « Par là vous obtiendrez un bon accord. » |
VII
Dis blanches mules fist amener Marsilies, |
VII
Marsile fit amener dix mules blanches, que lui avait envoyées le roi de Suatille. Leurs freins sont d’or ; les selles serties d’argent. Les messagers montent ; en leurs mains ils portent des branches d’olivier. Ils s’en vinrent vers Charles, qui tient France en sa baillie. Charles ne peut s’en garder : ils le tromperont. |
VIII
Li empereres se fait e balz e liez : |
VIII
L’empereur s’est fait joyeux ; il est en belle humeur : Cordres, il l’a prise. Il en a broyé les murailles, et de ses pierrières abattu les tours. Grand est le butin qu’ont fait ses chevaliers, or, argent, précieuses armures. Dans la cité plus un païen n’est resté : tous furent occis ou faits chrétiens. L’empereur est dans un grand verger : près de lui, Roland et Olivier, le duc Samson et Anseïs le fier, Geoffroi d’Anjou, gonfalonier du roi, et là furent encore et Gerin et Gerier, et avec eux tant d’autres : de douce France, ils sont quinze milliers. Sur de blancs tapis de soie sont assis les chevaliers ; pour se divertir, les plus sages et les vieux jouent aux tables et aux échecs, et les légers bacheliers s’escriment de l’épée. Sous un pin, près d’un églantier, un trône est dressé, tout d’or pur : là est assis le roi qui tient douce France. Sa barbe est blanche et tout fleuri son chef ; son corps est beau, son maintien fier : à qui le cherche, pas n’est besoin qu’on le désigne. Et les messagers mirent pied à terre et le saluèrent en tout amour et tout bien. |
IX
Blancandrins ad tut premereins parled Le glorius que devuns aürer ! |
IX
Blancandrin parle, lui le premier. Il dit au roi : « Salut au nom de Dieu, le Glorieux, que nous devons adorer ! Entendez ce que vous mande le roi Marsile, le preux. Il s’est bien enquis de la loi qui sauve, aussi vous veut-il donner de ses richesses à foison, ours, et lions, et lévriers enchaînés, sept cents chameaux et mille autours sortis de mue, quatre cents mulets, d’or et d’argent troussés, cinquante chars dont vous ferez un charroi, comblés de tant de besants d’or fin que vous en pourrez largement payer vos soudoyers. En ce pays vous avez fait un assez long séjour. En France, à Aix, il vous sied de retourner. Là vous suivra, il vous l’assure, mon seigneur. » L’empereur tend ses mains vers Dieu, baisse la tête et se prend à songer. |
X
Li empereres en tint sun chef enclin. Mis avoez la vos sivrat, ço dit. |
X
L’empereur garde la tête baissée. Sa parole jamais ne fut hâtive. Telle est sa coutume, il ne parle qu’à son loisir. Quand enfin il se redressa, son visage était plein de fierté. Il dit aux messagers : « Vous avez très bien parlé. Mais le roi Marsile est mon grand ennemi. De ces paroles que vous venez de dire, comment pourrai-je avoir garantie ? — Par des otages, » dit le Sarrasin, « dont vous aurez ou dix, ou quinze ou vingt. Dût-il périr, j’y mettrai un mien fils, et vous en recevrez, je crois, de mieux nés encore. Quand vous serez en votre palais souverain, à la haute fête de saint Michel du Péril, là vous suivra, il vous l’assure, mon seigneur. Là, en vos bains, que Dieu fit pour vous, il veut devenir chrétien. » Charles répond : « Il peut encore parvenir au salut. » |
XI
Bels fut li vespres e li soleilz fut cler. |
XI
La vêprée était belle et le soleil clair. Charles fait établer les dix mules. Dans le grand verger il fait dresser une tente. C’est là qu’il héberge les dix messagers ; douze sergents prennent grand soin de leur service. Ils y restent cette nuit tant que vint le jour clair. De grand matin l’empereur s’est levé : il a écouté messe et matines. Il s’en est allé sous un pin ; il mande ses barons pour tenir son conseil : en toutes ses voies il veut pour guides ceux de France. |
XII
Li empereres s’en vait desuz un pin, |
XII
L’empereur s’en va sous un pin ; pour tenir son conseil il mande ses barons : le duc Ogier et l’archevêque Turpin, Richard le Vieux et son neveu Henri, et le preux comte de Gascogne Acelin, Thibaud de Reims et son cousin Milon, Vinrent aussi et Gerier et Gerin ; et avec eux le comte Roland y vint, et Olivier, le preux et le noble ; des Francs de France ils sont plus d’un millier ; Ganelon y vint, qui fit la trahison. Alors commence le conseil qui prit male fin. |
XIII
« Seignurs barons, » dist li emperere Carles, |
XIII
« Seigneurs barons, » dit l’empereur Charles, « le roi Marsile m’a envoyé ses messagers. De ses richesses il veut me donner à foison, ours et lions, et lévriers bons à mettre en laisse, sept cents chameaux et mille autours mués, quatre cents mulets chargés d’or d’Arabie, et en outre plus de cinquante chars. Mais il me mande que je m’en aille en France : il me suivra à Aix, en mon palais, et recevra notre loi, qu’il avoue la plus sainte ; il sera chrétien, c’est de moi qu’il tiendra ses marches. Mais je ne sais quel est le fond de son cœur. » Les Français disent : « Méfions-nous ! » |
XIV
Li empereres out sa raisun fenie. Dous de voz cuntes al paien tramesistes, |
XIV
L’empereur a dit sa pensée. Le comte Roland, qui ne s’y accorde point, tout droit se dresse et vient y contredire. Il dit au roi « Malheur si vous en croyez Marsile ! Voilà sept ans tout pleins que nous vînmes en Espagne. Je vous ai conquis et Noples et Commibles ; j’ai pris Valterne et la terre de Pine et Balaguer et Tuele et Sezille. Alors le roi Marsile fit une grande trahison : de ses païens il en envoya quinze, et chacun portait une branche d’olivier, et ils vous disaient toutes ces mêmes paroles. Vous prîtes le conseil de vos Français. Ils vous conseillèrent assez follement : vous fîtes partir vers le païen deux de vos comtes, l’un était Basan et l’autre Basille ; dans la montagne, sous Haltilie, il prit leurs têtes. Faites la guerre comme vous l’avez commencée ! Menez à Saragosse le ban de votre armée ; mettez-y le siège, dût-il durer toute votre vie, et vengez ceux que le félon fit tuer. » |
XV
Li emperere en tint sun chef enbrunc, |
XV
L’empereur tient la tête baissée. Il lisse sa barbe, arrange sa moustache, ne fait à son neveu, bonne ou mauvaise, nulle réponse. Les Français se taisent, hormis Ganelon. Il se dresse droit sur ses pieds, vient devant Charles. Très fièrement il commence. Il dit au roi : « Malheur, si vous en croyez le truand, moi ou tout autre, qui ne parlerait pas pour votre bien ! Quand le roi Marsile vous mande que, mains jointes, il deviendra votre homme, et qu’il tiendra toute l’Espagne comme un don de votre grâce, et qu’il recevra la loi que nous gardons, celui-là qui vous conseille que nous rejetions un tel accord, peu lui chaut, sire, de quelle mort nous mourrons. Un conseil d’orgueil ne doit pas prévaloir. Laissons les fous, tenons-nous aux sages ! » |
XVI
Après iço i est Neimes venud, Saveir i ad, mais qu’il seit entendud. |
XVI
Alors Naimes s’avança ; il n’y avait en la cour nul meilleur vassal. Il dit au roi : « Vous l’avez bien entendue, la réponse que vous fit Ganelon ; elle a du sens, il n’y a qu’à la suivre. Le roi Marsile est vaincu dans sa guerre ; tous ses châteaux, vous les lui avez ravis ; de vos pierrières vous avez brisé ses murailles ; vous avez brûlé ses cités, vaincu ses hommes. Aujourd’hui qu’il vous mande que vous le receviez à merci, lui en faire pis, ce serait péché. Puisqu’il veut vous donner en garantie des otages, cette grande guerre ne doit pas aller plus avant. » Les Français disent : « Le duc a bien parlé ! » |
XVII
« Seignurs baruns, qui i enveieruns, |
XVII
« Seigneurs barons, qui y enverrons-nous, à Saragosse, vers le roi Marsile ? » Le duc Naimes répond : « J’irai, par votre congé : livrez-m’en sur l’heure le gant et le bâton. » Le roi dit : « Vous êtes homme de grand conseil ; par cette mienne barbe, vous n’irez pas de si tôt si loin de moi. Retournez vous asseoir, car nul ne vous a requis ! |
XVIII
Seignurs baruns, qui i purruns enveier,
|
XVIII
Seigneurs barons, qui pourrons-nous envoyer au Sarrasin qui tient Saragosse ? » Roland répond : « J’y puis aller très bien. — Vous n’irez certes pas, » dit le comte Olivier. « Votre cœur est âpre et orgueilleux, vous en viendriez aux prises, j’en ai peur. Si le roi veut, j’y puis aller très bien. » Le roi répond : « Tous deux, taisez-vous ! Ni vous ni lui n’y porterez les pieds. Par cette barbe que vous voyez toute blanche, malheur à qui me nommerait l’un des douze pairs ! » Les Français se taisent, restent tout interdits. |
XIX
Turpins de Reins en est levet del renc |
XIX
Turpin de Reims s’est levé, sort du rang, et dit au roi : « Laissez en repos vos Francs ! En ce pays sept ans vous êtes resté : ils y ont beaucoup enduré de peines, beaucoup d’ahan. Mais donnez-moi, sire, le bâton et le gant, et j’irai vers le Sarrasin d’Espagne : je vais voir un peu comme il est fait. » L’empereur répond, irrité : « Allez vous rasseoir sur ce tapis blanc ! N’en parlez plus, si je ne vous l’ordonne ! » |
XX
« Francs chevalers, » dist li emperere Carles, Ço set hom ben que jo sui tis parastres, |
XX
« Francs chevaliers, » dit l’empereur Charles, « élisez-moi un baron de ma terre, qui puisse porter à Marsile mon message. » Roland dit : « Ce sera Ganelon, mon parâtre. » Les Français disent : « Certes il est homme à le faire ; lui écarté, vous n’enverrez pas un plus sage. » Et le comte Ganelon en fut pénétré d’angoisse. De son col il rejette ses grandes peaux de martre ; il reste en son bliaut de soie. Il a les yeux vairs, le visage très fier ; son corps est noble, sa poitrine large : il est si beau que tous ses pairs le contemplent. Il dit à Roland : « Fou ! Pourquoi ta frénésie ? On le sait bien que je suis ton parâtre et voici que tu m’as marqué pour aller vers Marsile. Si Dieu donne que je revienne de là-bas, je te ferai tel dommage qui durera aussi longtemps que tu vivras ! » Roland répond : « Ce sont propos d’orgueil et de folie. On le sait bien, je n’ai cure d’une menace ; mais pour un message il faut un homme de sens : si le roi veut, je suis prêt : je le ferai à votre place. » |
XXI
Guenes respunt : « Pur mei n’iras tu mie ! |
XXI
Ganelon répond : « Tu n’iras pas à ma place ! Tu n’es pas mon vassal, je ne suis pas ton seigneur. Charles commande que je fasse son service : j’irai à Saragosse, vers Marsile ; mais avant que j’apaise ce grand courroux où tu me vois, j’aurai joué quelque jeu de ma façon. » Quand Roland l’entend, il se prend à rire. |
XXII
Quant ço veit Guenes qu’ore s’en rit Rollant, |
XXII
Quand Ganelon voit que Roland s’en rit, il en a si grand deuil qu’il pense éclater de courroux ; peu s’en faut qu’il ne perde le sens. Et il dit au comte : « Je ne vous aime pas, vous qui avez fait tourner sur moi cet injuste choix. Droit empereur, me voici devant vous : je veux accomplir votre commandement. |
XXIII
En Sarraguce sai ben qu’aler m’estoet. AOI. Ensur que tut si ai jo vostre soer, |
XXIII
J’irai à Saragosse ! Il le faut, je le sais bien. Qui va là-bas n’en peut revenir. Sur toutes choses, rappelez-vous que j’ai pour femme votre sœur. J’ai d’elle un fils, le plus beau qui soit. C’est Baudoin, dit-il, qui sera un preux. C’est à lui que je lègue mes terres et mes fiefs. Prenez-le bien sous votre garde, je ne le reverrai de mes yeux. » Charles répond : « Vous avez le cœur trop tendre. Puisque je le commande, il vous faut aller. » |
XXIV
Ço dist li reis : « Guenes, venez avant, AOI. |
XXIV
Le roi dit : « Ganelon, approchez et recevez le bâton et le gant. Vous l’avez bien entendu : les Francs vous ont choisi. — Sire, » dit Ganelon, « c’est Roland qui a tout fait ! Je ne l’aimerai de ma vie, ni Olivier, parce qu’il est son compagnon, ni les pairs, parce qu’ils l’aiment tant. Je les défie, sire, sous votre regard ! » Le roi dit : « Vous avez trop de courroux. Vous irez certes, puisque je le commande. — J’y puis aller, mais sans nulle sauvegarde, tout comme Basille et son frère Basant. » |
XXV
Li empereres li tent sun guant, le destre ; |
XXV
L’empereur lui tend son gant, celui de sa main droite. Mais le comte Ganelon eût voulu n’être pas là. Quand il pensa le prendre, le gant tomba par terre. Les Français disent : « Dieu ! quel signe est-ce là ? De ce message nous viendra une grande perte. — Seigneurs, » dit Ganelon, « vous en entendrez des nouvelles ! » |
XXVI « Sire, » dist Guenes, « dunez mei le cungied. |
XXVI
« Sire, » dit Ganelon, donnez-moi votre congé. Puisqu’il me faut aller, je n’ai que faire de plus m’attarder. » Et le roi dit : « Allez, par le congé de Jésus et par le mien ! » De sa dextre il l’a absous et signé du signe de la croix. Puis il lui délivra le bâton et le bref. |
XXVII
Guenes li quens s’en vait a sun ostel, E Baldewin, mun filz que vos savez ; |
XXVII
Le comte Ganelon s’en va à son campement. Il se pare des équipements les meilleurs qu’il peut trouver. À ses pieds il a fixé des éperons d’or, il ceint à ses flancs Murgleis, son épée. Sur Tachebrun, son destrier, il monte ; son oncle, Guinemer, lui a tenu l’étrier. Là vous eussiez vu tant de chevaliers pleurer, qui tous lui disent : « C’est grand’pitié de votre prouesse ! En la cour du roi vous fûtes un long temps, et l’on vous y tenait pour un noble vassal. Qui vous marqua pour aller là-bas, Charles lui-même ne pourra le protéger ni le sauver. Non, le comte Roland n’eût pas dû songer à vous : vous êtes issu d’un trop grand lignage. » Puis ils lui disent : « Sire, emmenez-nous ! » Ganelon répond : « Ne plaise au Seigneur Dieu ! Mieux vaut que je meure seul et que vivent tant de bons chevaliers. En douce France, seigneurs, vous rentrerez. De ma part saluez ma femme, et Pinabel, mon ami et mon pair, et Baudoin, mon fils… Donnez-lui votre aide et le tenez pour votre seigneur. » Il entre en sa route et s’achemine. |
XXVIII
Guenes chevalchet suz une olive halte, |
XXVIII
Ganelon chevauche sous de hauts oliviers. Il a rejoint les messagers sarrasins et Blancandrin, qui s’attarde avec lui. Tous deux conversent par grande ruse. Blancandrin dit : « C’est un homme merveilleux que Charles ! Il a conquis la Pouille et toute la Calabre ; il a passé la mer salée et gagné à saint Pierre le tribut de l’Angleterre : que vient-il encore chercher ici, dans notre pays ? » Ganelon répond : « Tel est son plaisir. Jamais homme ne le vaudra. » |
XXIX
Dist Blancandrins : « Francs sunt mult gentilz home Li soens orgoilz le devreit ben cunfundre, |
XXIX
Blancandrin dit : « Les Francs sont gens très nobles. Mais ils font grand mal à leur seigneur, ces ducs et ces comtes qui le conseillent comme ils font : ils l’épuisent et le perdent, lui et d’autres avec lui. » Ganelon répond : « Ce n’est vrai, que je sache, de personne, sinon de Roland, lequel, un jour, en pâtira. L’autre matin, l’empereur était assis à l’ombre. Survint son neveu, la brogne endossée, qui des abords de Carcasoine ramenait du butin. À la main il tenait une pomme vermeille : « Prenez, beau sire, dit-il à son oncle : de tous les rois je vous donne en présent les couronnes. » Son orgueil est bien fait pour le perdre, car chaque jour il s’abandonne à la mort. Vienne qui le tue : nous aurions paix plénière ! » |
XXX
Dist Blancandrins : « Mult est pesmes Rollant, |
XXX
Blancandrin dit : « Roland est bien digne de haine, qui veut réduire à merci toute nation et qui prétend sur toutes les terres. Pour tant faire, sur qui donc compte-t-il ? » Ganelon répond : « Sur les Français ! Ils l’aiment tant qu’ils ne lui feront jamais faute. Il leur donne à profusion or et argent, mulets et destriers, draps de soie, armures. À l’empereur même il donne tout ce qu’il veut [?] : il lui conquerra les terres d’ici jusqu’en Orient. » |
XXXI
Tant chevalcherent Guenes e Blancandrins |
XXXI
Tant chevauchèrent Ganelon et Blancandrin qu’ils ont échangé sur leur foi une promesse : ils chercheront comment faire tuer Roland. Tant chevauchèrent-ils par voies et par chemins qu’à Saragosse ils mettent pied à terre, sous un if. A l’ombre d’un pin un trône était dressé, enveloppé de soie d’Alexandrie. Là est le roi qui tient toute l’Espagne. Autour de lui vingt mille Sarrasins. Pas un qui sonne mot, pour les nouvelles qu’ils voudraient ouïr. Voici que viennent Ganelon et Blancandrin. |
XXXII
Blancandrins vint devant Marsiliun, |
XXXII
Blancandrin est venu devant Marsile ; il tient par le poing le comte Ganelon. Il dit au roi : « Salut, au nom de Mahomet et d’Apollin, de qui nous gardons les saintes lois ! Nous avons fait votre message à Charles. Vers le ciel il éleva ses deux mains, loua son Dieu, ne fit autre réponse. Il vous envoie, le voici, un sien noble baron, qui est de France et très haut homme. Par lui vous apprendrez si vous aurez la paix ou non. » Marsile répond : « Qu’il parle, nous l’entendrons ! » |
XXXIII
Mais li quens Guenes se fut ben purpenset. |
XXXIII
Or le comte Ganelon y avait fort songé. Par grand art il commence, en homme qui sait parler bien. Il dit au roi : « Salut, au nom de Dieu, le Glorieux, que nous devons adorer ! Voici ce que vous mande Charlemagne, le preux : recevez la sainte loi chrétienne, il veut vous donner la moitié de l’Espagne en fief. Si vous ne voulez pas accepter cet accord, vous serez pris et lié de vive force ; à la cité d’Aix vous serez emmené ; là, par jugement, finira votre vie : vous mourrez de mort honteuse et vile. » Le roi Marsile a frémi. Il tenait un dard, empenné d’or. Il veut frapper, mais on l’a retenu. |
XXXIV
Li reis Marsilies ad la culur muee, |
XXXIV
Le roi Marsile a changé de couleur. Il darde son javelot. Quand Ganelon le voit, il met la main à son épée. Il l’a tirée du fourreau la longueur de deux doigts. Il lui dit : « Vous êtes très belle et claire. Si longtemps en cour royale je vous aurai portée ! Il n’aura point sujet, l’empereur de France, de dire que je suis mort, seul en la terre étrangère, sans que les plus vaillants vous aient achetée à votre prix. » Les païens disent : « Empêchons la mêlée ! » |
XXXV
Tant li preierent li meillor Sarrazin |
XXXV
Tant l’ont prié les meilleurs Sarrasins que sur son trône Marsile s’est rassis. L’Algalife dit : « Vous nous mettiez en un mauvais pas, quand vous vouliez frapper le Français : vous le deviez écouter et entendre. — Sire », dit Ganelon, « ce sont choses qu’il convient que j’endure. Mais je ne laisserais pas, pour tout l’or que fit Dieu, ni pour toutes les richesses qui sont en ce pays, de lui dire, si j’en ai le loisir, ce que Charles, le roi puissant, lui mande, lui mande par moi, comme à son mortel ennemi. » Il portait un manteau de zibeline, recouvert de soie d’Alexandrie. Il le rejette, et Blancandrin le reçoit ; mais son épée, il n’a garde de la lâcher. En son poing droit, par le pommeau doré, il la tient. Les païens disent : « C’est un noble baron ! » |
XXXVI
Envers le rei s’est Guenes aproismet, |
XXXVI
Ganelon s’est avancé vers le roi. Il lui dit : « Vous vous irritez à tort, puisque Charles, qui règne sur la France, vous mande ceci : recevez la loi des chrétiens, il vous donnera en fief la moitié de l’Espagne. L’autre moitié, Roland l’aura, son neveu : vous partagerez avec un très orgueilleux voisin. Si vous ne voulez pas accepter cet accord, le roi viendra vous assiéger dans Saragosse : de vive force vous serez pris et lié : vous serez mené droit à la cité d’Aix ; vous n’aurez pour la route palefroi ni destrier, mulet ni mule, que vous puissiez chevaucher ; vous serez jeté sur une mauvaise bête de somme ; là, par jugement, vous aurez la tête tranchée. Notre empereur vous envoie ce bref. » Il l’a remis au païen, dans sa main droite. |
XXXVII
Marsilies fut esculurez de l’ire,
|
XXXVII
Marsile a blêmi de courroux. Il rompt le sceau, en jette la cire, regarde le bref, voit ce qui est écrit : « Charles me mande, le roi qui tient la France en sa baillie, qu’il me souvienne de sa douleur et de sa colère pour Basan et son frère Basille de qui j’ai pris les têtes aux monts de Haltoïe ; si je veux racheter ma vie, que je lui envoie mon oncle l’Algalife ; sans quoi, jamais il ne m’aimera. » Alors le fils de Marsile prit la parole. Il dit au roi : « Ganelon a parlé en fou. Il en a trop fait : il n’a plus droit à vivre. Livrez-le moi, je ferai justice. » Quand Ganelon l’entend, il brandit son épée, va sous le pin, s’adosse au tronc. |
XXXVIII
Enz el verger s’en est alez li reis, |
XXXVIII
Marsile s’est retiré dans le verger. Il a emmené avec lui ses meilleurs vassaux. Et Blancandrin y vint, au poil chenu, et Jurfaret, qui est son fils et son héritier, et l’Algalife, son oncle et son fidèle. Blancandrin dit : « Appelez le Français : il nous servira, il me l’a juré sur sa foi. » Le roi dit : « Amenez-le-donc. » Et Blancandrin l’a pris par la main droite et le conduit par le verger jusqu’au roi. Là ils débattent la laide trahison. |
XXXIX
« Bel sire Guenes, » ço li ad dit Marsilie, |
XXXIX
« Beau sire Ganelon, » lui dit Marsile, « je vous ai traité un peu légèrement quand, en ma colère, je faillis vous frapper. Je vous le gage par ces peaux de martre zibeline, dont l’or vaut plus de cinq cents livres : avant demain soir je vous aurai payé une belle amende. » Ganelon répond : « Je ne refuse pas. Que Dieu, s’il lui plaît, vous en récompense ! » |
XL
Ço dist Marsilies : « Guenes, par veir sacez, |
XL
Marsile dit : « Ganelon, sachez-le, en vérité, j’ai à cœur de beaucoup vous aimer. Je veux vous entendre parler de Charlemagne. Il est très vieux, il a usé son temps ; à mon escient il a deux cents ans passés. Il a par tant de terres mené son corps, il a sur son bouclier pris tant de coups, il a réduit tant de riches rois à mendier : quand sera-t-il las de guerroyer ? » Ganelon répond : « Charles n’est pas celui que vous pensez. Nul homme ne le voit et n’apprend à le connaître qui ne dise : L’empereur est un preux. Je ne saurais le louer et le vanter assez : il y a plus d’honneur en lui et plus de vertus que n’en diraient mes paroles. Sa grande valeur, qui pourrait la décrire ? Dieu fait rayonner de lui tant de noblesse ! Il aimerait mieux la mort que de faillir à ses barons. » |
XLI
Dist li païens : « Mult me puis merveiller Les .XII. pers, que Carles ad tant chers, |
XLI
Le païen dit : « Je m’émerveille, et j’en ai bien sujet. Charlemagne est vieux et chenu ; à mon escient il a deux cents ans et mieux ; par tant de terres il a mené son corps à la peine, il a pris tant de coups de lances et d’épieux, il a réduit à mendier tant de riches rois : quand sera-t-il recru de mener ses guerres ? — Jamais, » dit Ganelon, « tant que vivra son neveu. Il n’y a si vaillant que Roland sous la chape du ciel. Et c’est un preux aussi qu’Olivier, son compagnon. Et les douze pairs, que Charles aime tant, forment son avant-garde avec vingt mille chevaliers. Charles est en sûreté, il ne craint homme qui vive. » |
XLII
Dist li Sarrazins : « Merveille en ai grant |
XLII
Le Sarrasin dit : « Je m’émerveille grandement. Charlemagne est chenu et blanc ; à mon escient il a deux cents ans et plus ; par tant de terres il a passé en les conquérant, il a pris tant de coups de bonnes lances tranchantes, il a tué et vaincu en bataille tant de riches rois : quand sera-t-il recru de guerroyer ? — Jamais », dit Ganelon, « tant que Roland vivra. Il n’y a pas si vaillant d’ici jusqu’en Orient. Il est très preux aussi, son compagnon Olivier. Et les douze pairs, que Charles aime tant, forment son avant-garde avec vingt mille Français. Charles est en sûreté ; il ne craint homme vivant. » |
XLIII
« Bel sire Guenes, » dist Marsilies li reis, Sa rereguarde lerrat derere sei. |
XLIII
« Beau sire Ganelon, » dit le roi Marsile, « j’ai une armée, jamais vous ne verrez plus belle ; j’y puis avoir quatre cent mille chevaliers : puis-je combattre Charles et les Français ? « Ganelon répond : « Pas de si tôt ! Vous y perdriez de vos païens en masse. Laissez la folie ; tenez-vous à la sagesse ! Donnez à l’empereur tant de vos biens qu’il n’y ait Français qui ne s’en émerveille. Pour vingt otages que vous lui enverrez, vers douce France le roi repartira. Derrière lui il laissera son arrière-garde. Son neveu en sera, je crois, le comte Roland, et aussi Olivier, le preux et le courtois : ils sont morts, les deux comtes, si je trouve qui m’écoute. Charles verra son grand orgueil choir ; l’envie lui passera de jamais guerroyer contre vous. » |
XLIV
Bel sire Guenes. . . . . . . . . |
XLIV
« Beau sire Ganelon, [...] comment pourrai-je faire périr Roland ? » Ganelon répond : « Je sais bien vous le dire. Le roi viendra aux meilleurs Ports de Cize : derrière lui il aura laissé son arrière-garde. Son neveu en sera, le puissant comte Roland, et Olivier, en qui tant il se fie, et en leur compagnie vingt mille Français. De vos païens envoyez-leur cent mille, et qu’ils leur livrent une première bataille. La gent de France y sera meurtrie et mise à mal, et il y aura aussi, je ne dis pas, grande tuerie des vôtres. Mais livrez-leur de même une seconde bataille : qu’il tombe dans l’une ou dans l’autre, Roland n’échappera pas. Alors vous aurez accompli une belle chevalerie, et de toute votre vie vous n’aurez plus la guerre. |
XLV
Chi purreit faire que Rollant i fust mort,
|
XLV
Qui pourrait faire que Roland y fût tué, Charles perdrait le bras droit de son corps. C’en serait fait des armées merveilleuses. Charles n’assemblerait plus de si grandes levées : la Terre des Aïeux resterait en repos ! » Quand Marsile l’entend, il l’a baisé au cou ; puis.... (?) |
XLVI
Ço dist Marsilies : « Qu’en parlereient . . . . . |
XLVI
Marsile dit : « […] Un accord ne vaut guère, si […] Vous me jurerez de trahir Roland. » Ganelon répond : « Qu’il en soit comme il vous plaît ! » Sur les reliques de son épée Murgleis, il jura la trahison ; et voici qu’il a forfait. |
XLVII
Un faldestoed i out d’un olifant. |
XLVII
Il y avait là un siège, tout d’ivoire. Marsile fait apporter un livre : la loi de Mahomet et de Tervagan y est écrite. Il jure, le Sarrasin d’Espagne, que, s’il trouve Roland à l’arrière-garde, il combattra avec toute sa gent, et, s’il peut, Roland mourra là. Ganelon répond : « Puisse votre volonté s’accomplir ! « |
XLVIII
Atant i vint uns paiens, Valdabruns. Que nos aidez de Rollant le barun, |
XLVIII
Alors vint un païen, Valdabron. Il s’approche du roi Marsile. En riant clair il dit à Ganelon : « Prenez mon épée, nul n’en a de meilleure : la garde, à elle seule, vaut plus de mille mangons. Par amitié, beau sire, je vous la donne, et vous nous aiderez en sorte que nous puissions trouver à l’arrière-garde le preux Roland. — Ce sera fait, » répond le comte Ganelon. Puis ils se baisèrent au visage et au menton. |
XLIX
Après i vint un paien, Climorins. |
XLIX
Après s’en vint un païen, Climorin. En riant clair il dit à Ganelon : « Prenez mon heaume, jamais je ne vis le meilleur […], et aidez-nous contre le marquis Roland, en telle guise que nous puissions le honnir. — Ce sera fait, » répondit Ganelon. Puis ils se baisèrent sur la bouche et au visage. |
L
Atant i vint la reïne Bramimunde : |
L
Alors s’en vint la reine Bramimonde : « Je vous aime fort, sire, » dit-elle à Ganelon, « car mon seigneur vous prise grandement, et tous ses hommes. À votre femme j’enverrai deux colliers : ils sont tout or, améthystes, hyacinthes ; ils valent plus que toutes les richesses de Rome ; votre empereur jamais n’en eut de si beaux. » Il les a pris, il les boute en son houseau. |
◄ laisses 251 à 291. | Présentation bilingue | laisses 051 à 100. ► |