La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition classique/Le Costume de guerre

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ÉCLAIRCISSEMENT III


SUR LE COSTUME DE GUERRE


Une étude spéciale sur les armures décrites dans la Chanson de Roland ne sera peut-être pas sans offrir quelque intérêt. Tout d’abord, elle mettra le lecteur à même de saisir plus aisément ces mille passages de notre poème, où il est question de helmes, d’osbercs, d’espiez, de gunfanuns, etc. etc. Sans doute, nous avons essayé de rendre notre traduction claire et limpide pour tout le monde, voire pour les femmes et pour les enfants. Même, nous l’avons accompagnée d’un Commentaire où nous avons rapidement décrit les différentes pièces de l’armure. Mais on comprendra encore mieux la vieille chanson, quand, dans un tableau d’ensemble, nous en aurons expliqué de nouveau tous les termes difficiles. Une seconde utilité de ce travail frappera davantage les érudits : la description de ces armures se rapporte évidemment au temps où fut écrit le poème. Et, par conséquent, nous pouvons nous en servir pour fixer, d’une manière véritablement scientifique, cette époque si difficile à bien préciser.

Commençons par décrire l’armure offensive.

1o La pièce principale est l’épée. L’épée est l’arme noble, l’arme chevaleresque par excellence. On est fait chevalier per spatam (comme aussi per balleum, par le baudrier, et per alapam, par le soufflet ou le coup de paume donné au moment de l’adoubement). Mais c’est l’épée qui demeure le signe vraiment distinctif du chevalier.

L’épée est, en quelque manière, une personne, un individu. On lui donne un nom : Joyeuse est celle de Charlemagne (vers 2989) ; Almace, celle de Turpin (2089) ; Durendal, de Roland (988) ; Halteclere, d’Olivier (1363) ; Précieuse, de l’Emir (3146), etc.

Chaque héros garde, en général, la même épée toute sa vie, et l’on peut se rappeler ici la très longue énumération de toutes les victoires que Roland a gagnées avec la seule Durendal : Si l’en cunquis e Peilou e le Maine ;

Jo l’en cunquis Normandie la franche, etc. (2315 et ss.)

L’épée est tellement importante, aux yeux du chevalier, que Dieu l’envoie parfois a nos héros par un messager céleste. C’est ainsi qu’un ange remit à Charlemagne la fameuse Durendal pour le meilleur capitaine de son armée. (2319 et suiv.) Aussi ne faut-il pas s’étonner si nos héros aiment leur épée et s’ils parlent avec elle comme avec une compagne intelligente, comme avec un être vivant et raisonnable… Mais il faut ici passer aux détails matériels. = Il semble que l’épée des chevaliers de notre poème ait été assez longue. Le Sarrasin Turgis dit quelque part : Veez m’espée ki est e bons e lunge. (925.) C’est d’ailleurs le seul texte qu’on puisse citer sur ce point, qui demeure obscur. = Cependant l’épée normande était à lame courte et large (Demay, le Costume de guerre, 141 ) et, dans presque toute sa longueur, offrait une gorge d’évidement. = L’épée se ceignait au côté gauche : Puis ceint s’espée à l’ senestre costet. (3143.) Elle était enfoncée dans un fourreau (voir la fig. 10) qui est nommé une seule fois dans toute la Chanson. Au moment où Ganelon est insulté par Marsile : Mist la main à s’espée ; — Cuntre dous deie l’ad de l’ furrer getée. (444-445.) Et Olivier se plaint, dans le feu de la mêlée, de n’avoir pas le temps de tirer son épée : Ne la poi traire. (1365.) On trouve, dans la tapisserie de Bayeux, cent représentations fort exactes du fourreau. (Voir la fig. 7.) = Nulle part il n’est ici question du baudrier. = L’épée est en acier. Pour louer une épée, on dit qu’elle est bien fourbie. (1925.) Joyeuse, l’épée de Charlemagne, a une clarté splendide : Ki cascun jur muet trente clartez (2302) ; Ki pur soleill sa clartet ne muet. (2990.) Une des qualités de Durendal, c’est d’être « claire et blanche ». (1316.) L’acier de Vienne paraît avoir été particulièrement célèbre (997), à moins que ce mot — ce qui est fort possible — n’ait été placé là pour les besoins de l’assonance. Il est dit ailleurs que les bonnes épées sont de France et d’Espagne. (3889. ) = La pointe de l’épée ou du brant est formée par la diminution insensible de la lame. Elle a le même nom que la pointe de la lance : c’est l’amure : De l’brant d’acier l’amure li presentet. (3918.) — L’épée se termine par un helz et un punt. Précisons la valeur de ces mots : D’or est li helz e de cristal li punz. (1364.) Le helz, ce sont les quillons ; le punz, c’est le pommeau. Ce pommeau est parfois de cristal, c’est-à-dire de cristal de roche (1364, 3435) ; il est doré : En l’oret punt l’ad faite manuvrer (2506 et aussi 2344) ; il est assez considérable, généralement plat et toujours creux, et c’est la coutume des chevaliers d’y placer des reliques : En l’oret punt asez i ad reliques. (2344, et aussi 2503 et ss. ) Charlemagne a fait mettre dans le pommeau de son épée l’amure de la lance avec laquelle Notre Seigneur a été percé sur la croix. (2503 et ss.) L’auteur, comme on le voit, ne connaissait pas la légende de la Table Ronde : Asez savum de la lance parlerDunt Nostre Sire fut en la cruiz naffret.Carles en ad l’amure, mercit Deu. — En l’oret punt l’ad fait manuvrer.Pur ceste honur, e pur ceste bontet.Li nums Joiuse l’espée fut dunet. Quant au pommeau de Durendal, il contient quatre reliques précieuses : du vêtement de la Vierge, une dent de saint Pierre, du sang de saint Basile et des cheveux de saint Denis. (2343 et ss.) Bref, le pommeau est ou peut devenir un reliquaire. = Le helz, avons-nous dit, représente les quillons, lesquels sont très souvent droits et quelquefois recourbés vers la pointe de l’épée. Ils sont généralement dorés ; d’où l’expression espées enheldées d’or mier. 3866.) Il parait plus difficile, au premier abord, de comprendre les mots suivants : Entre les helz ad plus de mil manguns. (621.) . Mais le texte de Versailles nous en donne une explication acceptable : Entre le heut et le pont qui est en son, — De l’or d’Espaigne vaut dis mile mangons. (891.) = Entre les helz, ou, pour mieux parler, entre le helz et le punt, se trouve la « poignée » Ou la « fusée » que cache la main du chevalier. Elle est généralement très étroite, très grêle, comme on pourra s’en convaincre d’après les figures ci-contre ; qui donneront d’ailleurs une idée suffisante de l’épée de notre Chanson. Voir aussi notre figure 16, qui est empruntée à la tapisserie.de Bayeux.


Fig : 4. — D’après des sceaux des XI-XIIe siècles.


La lance et L’espiet. — D’une étude fort attentive de notre texte, il résulte que les deux mots lance et espiet y désignent tantôt le même objet (1033, 3818, etc.), et tantôt deux objets distincts, (841, 3080 :) Mais, neuf fois sur dix, la synonymie est complète, et le mot lance, qui est d’ailleurs bien plus rare dans notre poème que le mot espiet, a presque partout exactement je même sens. = La lance se compose,de deux parties : le bois ou le fût, qui s’appelle hanste, et le fer, dont l’extrémité s’appelle amure. = La hanste est en bois de frêne : Entre ses puignz tient sa hanste fraisnine (720), ou en pommier : Ardent ces hanstes de fraisne e de pumier. (2537. • Cf. la Chronique de Turpin, cap. Ix.) Mais pumier n’est-il là que pour l’assonance ? = La hanste se tenait droite quand on ne se battait pas ; d’où l’expression si fréquente : Dreites cez hanstes. (1143 et. passim.) Mais, dans le combat, on la boutait pour renverser ses adversaires ; d’où le mot plus fréquent encore : pleine sa hanste de l’&nbspcheval l’abat mort. (1204, 1229, etc.) On la tenait au poing droit : En lur puignz, destres unt lur trenchanz espiez (3868) ; et on la faisait rouler dans la paume de sa main : Sun espiet vait li ber palmeiant. (1153.) =. Nous n’avons, aucun ren- seignement dans notre poème sur la hauteur de la lance : cette hauteur, d’après tous les documentsfigurés, était considérable. L’auteur de la Chanson indique, comme par exception, que les Lorrains et les Bourguignons espiez uni forz e les hanstes sunt curtes (3080) ; telle est, en réalité, la dimension et la forme de l’épieu, qui est l’arme de chasse. C’est également par exception que le poëte signale la hanste de l’épieu de Baligant : La hanste fut grosse comme un tinel ; — De sul le fer fust uns muiez trussez. (3153, 3154.) La hanste, d’ordinaire, n’était pas si pesante ni si énorme. Elle se brisait même trop aisément : Fiert de l’espiet tant cum hanste li duret (1322) ; et l’on se rappelle Olivier n’ayant plus au poing qu’un tronçon de bois ensanglanté, ou plutôt, comme le lui dit Roland, un vrai bâton. (1351 et suivants.) = L’amure est en acier, en acier bruni : Luisent cil espiet bnun, etc. (1043) ; en acier bien fourbi (3482) et bien tranchant. (1301, 355l.) Mais, par malheur, rien dans notre texte ne nous fait connaître la forme et la dimension de l’amure. Les monuments figurés sont plus complets. (Voir les figures 5, 6, 7.) On y voit que le fer de la lance était en losange, parfois triangulaire, large et à arête médiane. (Voir Demay, le Costume de guerre.) Nos figures 5, 6, 7 en donneront une idée très exacte d’après les sceaux, et notre figure 16, d’après la précieuse tapisserie de Bayeux.

Fig. 5.— D’après le sceau de Thibaut IV, comte de Blois. 1138.

Fig. 6. — D’après le sceau de Guillaume II, comte de Nevers. 1140.

Les meilleures lances se seraient faites à Valence, suivant notre poème ; mais Valentineis ne joue-t-il pas au vers 998. le même rôle que l’acier vianeis au vers 997. ? Affaire d’assonance, peut-être. Il convient néanmoins d’observer ici que Rabelais dit, dans son Gargantua (I, 8) : Son espée ne fut valentiane ny son poignart sarragossoys. = Bien moins précieuse que l’épée, la Lance cependant peut recevoir un nom spécial. A tout le moins, l’espiet de l’Emir s’appelle Mallet. (3152). Mais le sens de ce mot n’est pas certain. = Au haut de la lance est attaché, est « fermé » le gonfanon ou l’en- seigne. (Voir les fig. 5, 6, 7.) Le mode d’attache n’est pas spécifié, si ce n’est peut-être dans un passage des manuscrits de Venise IV et de Paris qui comble une lacune évidente du texte d’Oxford. Il y est question « de clous d’or qui retiennent l’enseigne ». (P. 142 de la présente édition.) = Ce gonfanon est de différentes couleurs. Ceux des Français, comme ceux des Sarrasins, sont blancs e vermeils e blois. (999 et 1800.) Le gonfanon de Roland est tout blanc : Laciet en sum un gunfanun tut BLANC (vers 1157) ; celui de Naimes est jaune (3427) ; etc.

Fig. 7.— D’après le sceau de Galeran, comte de Meulan. 1165.

Les enseignes sont quelquefois dorées ; Cil oret gonfanun (1811), c’est-à-dire sans doute brodées ou frangées d’or. Quelques-unes (celles des Pairs et des hauts barons) ont, en effet, des franges d’or qui descendent jusqu’aux mains du cavalier : Les renges d’or li batent jusqu’as mains. (1057.) Et telle est l’enseigne blanche de Roland. = Quand les lances sont droites et au repos, les gonfanons tombent aisément jusqu’aux heaumes : Cil gonfanum sur les helmes lur pendent. (3003.) — Le gonfanon, de forme rectangulaire, est presque toujours à trois pans, c’est-à-dire à trois langues.- (Voir les fig. 5, 6, 7. Cf. le vers 1228, etc. etc.) = Quand on enfonce la lance dans le corps d’un ennemi, on y enfonce en même temps les pans du gonfanon (1228) : El cors li met tute l’enseigne (3427) ; Tute l’enseigne li ad enz el cors mise. (3363.) = Ces petits gonfanons ne doivent pas être confondus avec la grande Enseigne, avec le Drapeau de l’armée. Geoffroi d’Anjou est le gonfanonier du Roi. (106.) C’est lui qui porte l’orie flambe : Gefreid d’Anjou portet l’orie flambe.Seint Pere fut, si aveit num Romaine ;Mais de Munjoie iloec out pris eschange. (3093, 3095.) Ce texte est confirmé par plusieurs de nos autres romans, qui représentent Roland comme l’Avoué de l’Église romaine. (Voir l’Entrée en Espagne.) Nous avons traité ailleurs des origines de cette enseigne. (Voir la note du v. 3093.)

Quant aux Sarrasins, ils font porter en tête de leur armée le Dragon de leur émir, l’étendard de Tervagant et de Mahomet, avec une image d’Apollin. (3268, 3550, etc.) En outre, Amboires d’Oluferne porte « l’enseigne de l’armée païenne » : Preciuse l’apelent. (3297, 3298.) = Enseigne et gunfanun paraissent, d’ailleurs, absolument synonymes.

Fig. 8 et 9.
La plus ancienne représentation de l’Oriflamme, d’après les mosaïques du triclinium de Saint-Jean-de-Latran, à Rome. ( IXe siècle.)


3° La lance et l’épée sont en réalité les seules armes offensives dont il soit question dans notre poème. Quand l’Empereur confie à Roland la conduite de l’arrière-garde, il lui donne, comme symbole d’investiture, un arc qu’il a tendu : Dunez mei l’arc que vus tenez el’ puign. (767.) Dunez li l’arc que vus avez tendut… Li Reis li dunet. (780, 781.) = Lorsque Marsile s’irrite contre les violences de Ganelon, il lui jette un algeir (l. atgeir) ki d’or fut enpenet. (439, 442.) Comme nous l’avons dit, il s’agit ici de l’ategar ou javelot saxon. = Enfin, pour achever Roland sur le champ de bataille, les hordes sauvages qui l’attaquent lui jettent des dars, des wigres, des museraz, des agiez, des giesers. (2064, 2075, 2155.) Il s’agit ici de flèches de différentes espèces. Mais ce ne sont pas là, entendons-le bien, les armes régulières, même des païens, et, encore un coup, il n’y en a point d’autres que la lance et l’épée.

Mais arrivons aux armes défensives.

Fig. 10 : — D’après le sceau de la ville de Soissons. {XIIe siècle.)

Les trois pièces principales de l’armure défensive sont le heaume, le haubert et l’écu. (Voir la fig. 10.) 1° Le heaume est l’armure qui, concurremment avec le capuchon du haubert ou la coiffe de mailles, est destinée à protéger la tête du chevalier. D’après les monuments figurés, le heaume (voir la fig. 11 ) se compose essentiellement de trois parties : le cercle, la calotte de fer, le nasel.

Fig. 11. — D’après le sceau de Matthieu III,
comte de Beaumont-sur-Oise 1177.


Cette dernière partie est la seule qui, dans notre poème, soit nommée par son nom ; mais il est implicitement question des autres. = La calotte est pointue : Sur l’helme à or agut. (1954.) Comme tout le heaume, elle est en acier : Helmes d’acier. (3888.) Cet acier est bruni (vers 3603.), et l’épithète que l’on donne le plus souvent au heaume est celle de cler (3274, 306, 3805) ou flambius. (1022.). Il faut croire que cet acier était souvent doré : c’est du moins la manière d’expliquer les mots de helmes à or (3911 et 1954), à moins qu’il ne s’agisse uniquement ici des richesses du cercle et des armatares ou arêtes qui se rejoignaient parfois au sommet du heaume. = Le cercle ? On ne trouve pas ce mot dans notre poème ; mais" c’est du cercle peut-être qu’il est question dans ces vers où l’on montre le heaume semé de pierres fines, de « pierres gemmées d’or », de perles gemmées d’or (de perles, c’est-à-dire de verroteries) : L’helme li freint ù li gemmes reflambent (3616) ; L’helme li freint ù li carbuncle luisent (1326) : Luisent cil helme as pierres d’or gemmées (1452 et 3306), etc. = Non seulement le cône est bordé par ce cercle, mais « il est parfois renforcé dans toute sa hauteur par deux arêtes placées l’une devant, l’autre derrière, ou par quatre bandes de métal ornementées, venant aboutir et se croiser à son sommet ». (Demay, le Costume de guerre, p. 132.) = Enfin le nasel est clairement et nominativement indiqué par ces vers : Tut li delrenchet d’ici que à l’ nasel (1996) ; Tresque à l’nasel li ad freint e fendut (3927), etc. Le « nasel » était une pièce de fer quadrangulaire, ou d’autres formes (voir la fig. 10), destinée à protéger le nez. L’effet en était disgracieux autant que l’emploi en était utile. = Une particularité qui est indiquée très nettement, et qui est cent fois attestée dans notre Chanson, c’est la manière dont le heaume était fermé, attaché sur la tête, ou plutôt sur le capuchon de mailles. Ces deux mots vont souvent ensemble : Helmes laciez (712, 1042, 3086), etc. Et quand Roland va porter secours à l’archevèque Turpin : Sun helme à or li deslaçai de l’ chief. (2170.) Tout au contraire, quand les héros s’arment pour la bataille, lacent lur helmes (2989), etc. = Où se trouvaient ces lacs, qui sans doute étaient des liens de cuir passant d’une part dans une maille du haubert et, de l’autre, dans quelques trous pratiqués au cercle ? La question est assez difficile à résoudre, même d’après les monuments figurés. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il y en avait un certain nombre. Naimes reçoit de Canaheu un coup terrible qui lui tranche cinq lacs de son heaume. Tout le passage est digne d’attention : Si fiert Naimun en l’helme principal ; — A l’ brant d’acier l’en trenchet cinq des laz. — Li capeliers un denier ne li vall ; — Trenchet la coife entresque à la carn. (3432 et suivants.) La coife, c’est le capuchon du haubert, c’est le capuchon de mailles que l’on portait sous le heaume. On comprend aisément que, pour ajuster un casque de fer sur un bonnet de mailles, il était absolument nécessaire de l’attacher. (Voir la planche XII de la tapisserie de Bayeux, dans le tome VI des Velusta monumenta, Londres, 1835. On y voit un chevalier sans heaume et revêtu du seul capuchon de mailles.) Le capelier, qu’il ne faut pas confondre avec la coife, « n’est autre chose, suivant M. Quicherat, qu’une calotte de fer sous le heaume. » = Les heaumes de Sarragosse sont renommés. ; (996.) Est-ce pour la qualité de leur acier ? Au XVIe siècle, Rabelais, comme nous l’avons dit, parle encore d’un poignart sarragossoys ; (Gargantua, I, 8.)


2o Le haubert, c’est le vêtement de mailles, la tunique de mailles,- la chemise de mailles. Sous le haubert on porte le blialt. Quand Roland porte secours à l’archevêque Turpin : Si li tolit le blanc osberc legier.Puis, sun blialt li ad dut detrenchiet,En ses granz plaies les pans li ad bulet (2172), etc. Et c’est ce qui est encore mieux expliqué par ces vers de Huon de Bordeaux : Li autre l’ont maintenant désarmé ; — De l’ dos li ostent le bon osberc saffré ;Ens el bliaut est Hues demorés. (Barstch, Chrestomathie française, 56, 31.) = Pour le haubert, il s’appelle dans notre poème brunie ou osberc. Quelquefois il est vrai, brunie paraît avoir un sens distinct : Osbercs vestuz e lur brunies dubleines. ( 3088.) Mais la synonymie est presque partout évidente. = A l’origine, la brunie paraît avoir été une sorte de grosse tunique de cuir, sur laquelle on avait cousu un certain nombre de plaques ou de bandes métalliques. Mais au lieu de plaques et de bandes, ce furent quelquefois des anneaux cousus sur l’étoffe (voy. p. e. la fig. 12) et de plus en plus rapprochés les uns des autres. (Voir la tapisserie de Bayeux, pl. V et XV.) De là au vêtement de mailles il n’y a pas loin.

Fig. 12. — D’après le sceau de Gui IV, de Laval. 1095.

Suivant un autre système qui ne nous semble pas suffisamment prouvé, les Sarrasins auraient possédé avant nous de ces vêtements, et les auraient fabriqués avec une certaine perfection que les chrétiens purent imiter. De là peut-être, dans notre poème, la célébrité des osbercs sarazineis. = Quoi qu’il en soit, et quel que soit ailleurs le sens de ce mot, la brunie de la Chanson de Roland est absolument et uniquement un haubert, un vêtement de mailles parfait. Elle se termine en haut par le capuchon de mailles qui se lace au heaume. (3432 et suivants.) Elle s’attache sur le menton, qu’elle préserve, et cette partie de la brunie s’appelle la « ventaille » : De sun osberc li rumpit la ventaille. (1298, 3449.) Quant à la chemise en elle-même, nous ne trouvons malheureusement aucune indication dans notre poème qui nous apprenne jusqu’à quelle partie du corps elle descendait. C’est un précieux élément de critique qui nous fait ici défaut. = Dans la tapisserie de Bayeux (pl. V, VI, etc.), la partie du haubert qui recouvre la poitrine est très souvent munie d’une pièce carrée, qui ressemble à un cadre. Il est probable que cette pièce (dont il n’est pas fait mention dans le Roland) servait à cacher la fente supérieure du haubert. (Voir la fig. 16.) = Les épithètes que notre poète donne le plus volontiers au haubert sont celles-ci : blancs ( 1022, 1329,1946, 3484), forz (3864), legiers, (2171, 3864.) Les mailles sont très distinctement indiquées. Elles sont de différentes qualités. Celles des chefs de l’armée sont très fines : Le blanc osberc dunt la maile est menue. (1329.) D’autres fois, le poète fait allusion à l’étoffe ou au cuir dont on doublait encore le tissu de mailles : De sun osberc li derumpit les dubles. (1284.) Païen s’adubent d’osbercs sarazineis.Tuit li plusur en sunt dublez en treis. (994, 995.) Brunies dublées (711, d’après le texte de Venise), ou dubleines (3088.) Ce système de doublure « fut délaissé vers le milieu du XIIe siècle ». (Demay, le Costume de guerre, p. 123.) = Enfin, il importe de signaler l’épithète de jazeranc, donnée à ce même haubert. Or jazeranc signifie : « qui est fait de mailles. » Du reste, quand notre poète veut exprimer que le haubert est mis en pièces, il se sert constamment du mot desmailier. (3387 :) = Dans la Chanson de Roland, le haubert est fendu par en bas. Deux fentes le partagent en deux pans, dont il est souvent question dans le poème. Ces fentes étaient pratiquées non pas sur les côtés, mais sur le devant et le derrière du vêtement. Et c’est ainsi qu’il faut comprendre ce vers : De son osberc li derumpit les pans. (1300, 553, 3571, 3465, etc.) = Les pans du haubert étaient parfois ornés, à leur partie inférieure, d’une broderie grossière « en or » ; ils étaient saffrés : Vest une brunie dunt li pan sunt saffret. (3141. ) De sun osberc les dous pans li desaffret. (3426 : aussi 3307, 1453, 1032, 2949, etc.) Cet ornement, consistant en fils d’archal entrelacés dans les mailles, ne se trouvait, semble-t-il, que sur les hauberts des grands personnages, des pairs et des comtes.

Fig. 13 et 14. D’après deux sceaux du XIIe siècle.


L’écu ( voir les fig. 10, 13 et 14) était alors voulis, c’est-à-dire cambré. Il était énorme, de façon à couvrir presque tout le cavalier, quand il était monté. Sa forme nous est clairement indiquée par les monuments figurés. = L’écu était fait avec des planches assemblées qu’on avait cambrées et auxquelles on donnait parfois double épaisseur. Sur ce bois on clouait du cuir : Tranchent les quirs e ces fuz qui sunt dubles.Chiedent li clou… (3583, 3584.) Le cuir de l’écu (ou l’étoffe grossière, la toile qui le doublait) porte le nom de pene : De sun escut li freint la pene halte. (3425 et aussi 1298.) Il sera très utile de rapprocher ici le texte de notre chanson de celui de Jean de Garlande : Scutarii vendunt militibus scuta tecla tela, corio et oricalco, leonibus et foliis liliorum depicta. = Le champ de l’écu était, en effet, « peint à fleurs » (1810, etc) ; c’est-à-dire qu’on y peignait des dessins d’enroulement romans, des fleurons ou des rayons. Plus d’une fois, il est revêtu de couleurs vives : L’escut vermeil li freint. (1576.) Tut li trenchat le vernieill a l’azur. (1557) ; le vermeil e le blanc. (1299.) On va jusqu’à le dorer, du moins en partie, : L’escut, li freint ki’ est ad or e à flurs 1354) ; mais il ne s’agit peut-être ici que de la boucle. Enfin. l’écu merveilleux du païen Abisme est chargé de pierres, d’améthystes, de topazes, etc : (1680 et suivants.)

Au centre de l’écu est la boucle (voir les fig. 7,10 et 14), et c’est à cause de la boucle que l’on dit : escut bucler, (1283), et que plus tard on dira un « bouclier » tout court. Là boucle (umbo) est une proéminence au centre de l’écu. Cette proéminence, qui, comme nous l’avons dit, est formée d’une armature de fer, est assez large : Cez bucles lées. (3S70.) La boucle est dorée. (1283.) Dans les écus riches, on réserve un creux au centre de l’armature de fer, et on y place une boule de métal précieux, ou quelque pierre fine, ou quelque verroterie. El c’est ainsi, croyons-nous, qu’il faut interpréter les vers suivants : D’or est la bucle e de cristal listet. (3149.) La bucle d’or mien. (1314.) Tute li freint la bucle de cristal. (1263.) = La Chanson de Roland ne parle pas d’armoiries sur l’écu. S’il est question quelque part d’escuz de quartiers (3867), il ne s’agit ici sans doute que des divisions naturelles de l’écu, de ces divisions que produisaient les bandes de fer destinées à soutenir le cuir sur le fût. = Le chevalier passait son bras dans les anses, dans les enarmes de l’écu, et, pendant le combat, il le tenait serré contre son coeur. Mais, durant la marche, les chevaliers, embarrassés de cet énorme écu, de ce grant escut let (3148), le pendaient à leur cou : Pent à sun col un escut de Biterne. (2991, et aussi 713, 1292, etc.) En lur cols pendent lur escuz de quartiers. (3867.) = La bande d’étoffe ou de cuir qui servait à suspendre le bouclier (voir la fig. 5) s’appelait la guige : Pent à sun col un soen grant escut let.La guige est d’un bon palie roet. (3148, 3150.) = Targes, employé une fois dans notre Chanson (Targes roées, 3569), nous paraît ici le synonyme d’escuz. = Nous avons ailleurs parlé des cors et de l’Olifant, et nous faisons de nouveau passer sous les yeux de nos lecteurs la représentation d’un cor d’ivoire d’après un monument du XIIe siècle.

Fig. 15. - Cor d’ivoire du XIIe siècle. (D’après les Nouveaux Mélanges archéologiques du P. Cahier, t. II. p. 36.).

— Quelques mots. sur les éperons. Ils se placent sur la chaussure ordinaire : Esperuns d’or ad en ses fiiez fermez. (345 et 3863.), Ils sont toujours " d’or pur », ou plutôt « dorés » : Sun cheval brochet des esperuns d’or mier (1606) ; d’or fin. (3353.) = Les éperons sont pointus (voir les fig. 5, 6, 7, 12) et non pas à molettes ; Brochent le bien des aguz esperuns. (l530.) Leur pointe a la forme d’un petit fer de lance ; conique ou losangé. ( Voir encore les figurés 5, 6 ; 7, 12, etc.) = La plus complète ; la plus exacte illustration du Roland devrait, ici comme partout ailleurs, être empruntée à la tapisserie de Bayeux. Ce monument est, en effet, de la même époque que notre vieux poème et présente la même physionomie normande et anglo-normande. Nous ne désespérons pas de donner un jour la reproduction en couleurs des principales parties de cette fameuse tapisserie. En attendant, nous faisons passer sous les yeux de nos lecteurs un des groupes de ce tableau (fig : 16), où se trouvent heureusement rassemblés les types de toutes les armures que nous avons précédemment décrites.

Fig. 16. — D’après la tapisserie de Bayeux ; fin du XIe siècle, planche IX des Vetusta monumenta.

Après le chevalier, il est très juste de parler ici du cheval ; = Le cheval est l’ami du chevalier ; mais cette affection ne se fait pas jour dans le Roland. En revanche ; dans Ogier le Danois, poème un peu postérieur et dont la légende est à peu près aussi ancienne cette amitié touchante trouve son expression : Quand le héros de ce beau poème, après de longues années de captivité ; demande à revoir son bon cheval Broiefort, on parvient à le lui retrouver, mais épuisé ; pelé, la queue coupée : « Ogier le voit ; de joie a soupiré. Il le caresse sur les deux flancs : « Ah ! Broiefort ; » dit Ogier, « quand j’étais sur vous ; j’étais ; Dieu me pardonne ; aussi tranquille que,si j’eusse été enfermé dans une tour. Le bon cheval l’entend ; il avise sur-le-champ son bon seigneur qu’il n’a pas vu depuis sept ans passés, hennit, gratte le sol du pied, puis se couche et s’étend par terre devant Ogier, par grande humilité. Le duc le voit ; il en a grand’ pitié. S’il n’eût pleuré, le coeur lui eût crevé. » (Vers 10688 et suivants). Dans Aliscans, Guillaume ne parle pas moins tendrement à son cheval Baucent : « Cheval, vous êtes bien las. Je vous remercie, mon cheval, et vous rends grâces de vos services. Si je pouvais arriver dans Orange, je voudrais qu’on ne vous montât plus. Vous ne mangeriez que de l’orge vanné, vous ne boiriez qu’en des vases dorés. On vous parerait quatre fois par jour, et quatre fois on vous envelopperait de riches couvertes. » Et Renaud de Montauban s’écrie, dans les Quatre fils Aymon : « Si je te tue, Bayard, puissé-je n’avoir jamais santé ! Non, non : au nom de Dieu qui a formé le monde, je mangerais plutôt le plus jeune de mes frères. » Le héros qui a donné son nom à Aubri le Bourgoing regrette son cheval avec les mêmes larmes : Ahi ! Blanchart, tant vous aveie chier ;Por ceste dame ai perdu mon destrier = Le cheval, d’ailleurs, rend bien cette affection au chevalier. Il est dit de Bayard, dans Renaus de Montauban : S’a veü son seigneur Renaut, le fil Aimon. — Il le conust plus tost que feme son baron, etc. etc. = Étant donnée cette affection réciproque, il est à peine utile d’ajouter, d’après les textes précédents, que le cheval a un nom. C’est Veillantif (Chanson de Roland, (2160), Tencendur (2993), Tachebrun (347). C’est Saut-Perdu, Marmorie, Passe-Cerf, Sorel, etc. = Du reste, si l’on veut avoir le « portrait en pied » d’un cheval, si l’on veut connaître l’idéal que s’en faisaient nos pères, il faut relire les vers 1651 et suivants ; « Pieds bien taillés, jambes plates, courte cuisse, large croupe, flancs allongés, haute échine, queue blanche, crinière jaune, petite oreille, tête fauve. » = Les chevaux célébrés dans nos poèmes étaient des chevaux entiers, et l’on regardait alors comme une honte de monter sur une jument. = Le chevalier se rappelait volontiers où et comment il avait conquis son bon cheval : Il le conquist es guez desuz Marsune ; etc, (2994.) = Malgré son amour pour la bête, le chevalier ne lui ménage pas les coups d’éperon : Mult suvent l’esperonet. (2996.) Le cheval brochet. (3165, etc.) Ces mots reviennent mille fois dans notre poème : ce sont peut-être les plus souvent employés. Et il l’éperonne jusqu’au sang : Li sancs en ist tus clers. (3165.) = Avant la bataille, il lui laschet les resnes et fait son estais (2997, 3166), c’est-à-dire qu’il se livre à un « temps de galop ». Quelquefois, dans cet exercice, il fait sauter à son cheval un large fossé. C’est un petit carrousel (3166.) = Le cheval de guerre s’appelle « destrier ». Le cheval de somme s’appelle sumier, palefreid (paraveredum), et l’on emploie aussi les mulets à cet usage : Laissent les muls e tuz les palefreiz.Es destriers muntent (1000, 1001, aussi 755, 756.) = Notre vieux poème nous parle plus d’une fois des étriers, mais sans nous en préciser la forme, et c’est ici que les monuments figurés viennent à notre aide. (Voir les fig. 5,6,7, 12.) = Pour faire honneur à quelqu’un, et particulièrement au Roi, on lui tient l’étrier : L’estreu li tindrent Naimes e Jocerans. (3113.) = Les selles étaient richement ornées, gemmées à or (1373), orées (1605). La Chanson nous parle souvent des auves (1605), et ailleurs des arçons qui sont primitivement les deux arcs formant la charpente principale de la selle. (1229, etc.) Mais déjà nous avons vu quels sont les éléments de la selle : « des arçonnières étroites et recourbées ; des quartiers coupés carrément et brodés ; deux sangles, distantes, l’une de l’autre ; une bande de cuir formant le poitrail et qui est garnie de franges, et enfin les étriers. » (Domay, le Costume de guerre, p. 163 des Mémoires de la Société des antiquaires de France, 1874-1873.) = « Le frein, dit le même érudit, est à branches droites ou coudées en arrière, et ces branches sont reliées ensemble par une traverse qui est percée d'un trou où les rênes sont arrêtées. » ( Voir les figures 5, 6,7, 12.)

Et maintenant, de tous ces passages de notre Chanson que nous avons soigneusement recueillis, pouvons-nous véritablement tirer quelques éléments de critique sur la date précise de cette œuvre célèbre ? Le défaut de tous les vers que nous avons cités plus haut, c'est leur manque de précision, et rien n'est plus facile à comprendre dans un poème. D'un autre côté, nous avons vu les sceaux des XIe et XIIe siècles, conservés aux Archives nationales. Or, on peut dire, d'après ces documents figurés, que depuis la fin du XIe siècle jusqu'à la seconde moitié du XIIe, il n'y a pas eu dans nos armures un seul changement véritablement radical. L'es modes ne changeaient pas alors comme aujourd'hui, et les artistes qui gravaient les sceaux se contentaient trop souvent de copier des types antérieurs. = Quoi qu'il en soit, si nous avions, d'après de si vagues documents, une conclusion à tirer, nous la formulerions en ces termes : « Il est absolument certain que les armures décrites dans notre poème sont antérieures au règne de Philippe-Auguste. Et, comme il n'est pas question de chausses de mailles dans le Roland, il est possible qu'il soit antérieur à l'époque où ces sortes de chausses ont pénétré dans notre costume de guerre. » Cette époque est la seconde moitié ou le dernier tiers du XIe siècle, et il y a déjà plusieurs chausses de mailles très nettement indiquées dans la tapisserie de Bayeux. (Vetusta monumenta, Londres, 1835, pl. XI et XII.) Mais nous avouons que cette attribution n'a rien de rigoureux. Notre poème lui-même ne nous permet pas d'aller plus loin.