La Chanson des gueux/À mon ami Sans-Nom

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Maurice Dreyfous (p. 128-131).


XIII

À MON AMI SANS-NOM


caniche errant sans profession


Je t’ai beaucoup aimé, grand voyou de caniche,
Et j’offris bien souvent la pâtée et la niche
      À ton existence sans but.
Mais, par le rire obscur de ta prunelle bleue,
Par le geste éloquent et voulu de ta queue,
      Toujours tu me répondais zut !

Pourtant tu m’aimais bien aussi, toi, je l’avoue.
Par le soleil, ou par la pluie, ou par la boue,
      Quand tu voyais l’ami Chepin,
Pour venir avec lui causer de balivernes,
Tu quittais même la grand’porte des casernes
      Où fumait la soupe de pain.

Et cela n’était pas, quoique Bouchor en dise,
Un calcul d’intérêt fait par ta gourmandise :
      Car tu savais bien, pauvre vieux,

Que je ne possédais souvent pas une guigne,
Et qu’en quittant pour moi la soupe de la ligne
      Tu trouvais pis et non mieux.

Mais qu’importe ! C’était mon cœur et non ma bourse
Que tu cherchais, non pas la soupe, mais la source
      Où se rafraîchit l’amitié,
Les longs épanchements qu’on veut toujours entendre,
Souvenirs, vœux, regrets, consolation tendre…
      On souffre, on jouit de moitié.

— Moi, je fais un gros drame, et j’en suis tout en nage,
Mon cher toutou, car mon principal personnage
      Ne se dessine pas très bien.
— Moi, je suis plus joyeux qu’un poète lyrique !
J’ai découvert un trou derrière une barrique,
      Juste de quoi loger un chien.

Et les amours ? — Mon bon caniche, je suis triste.
Car la femme, vois-tu, n’aime pas bien l’artiste.
      Trop plein de désirs superflus.
— À qui le dis-tu, va ? La femelle nous triche.
Si le poète souffre, hélas ! pour le caniche
      Tout n’est pas de rose non plus.

Ainsi, tiens, j’adorais une jeune épagneule,
Mais comme un fou, tu sais. J’en perdais nez et gueule ;
      J’aurais mis pour elle un collier ;

Je me serais fait chien d’aveugle ou chien de garde.
Eh bien ! elle n’a pas voulu de moi, regarde,
      Par peur de se mésallier.

Que de fois j’ai manqué, pour l’attendre, la soupe !
Mais je n’y pensais guère, et je suivais la troupe
      De ses soupirants, l’œil en feu.
Or, un jour que pour elle à tous je tenais tête,
Elle m’a planté là pour un lévrier bête
      Qui portait un paletot bleu. —

Et tu me faisais part ainsi de tes détresses.
Nous mêlions tous les deux les noms de nos maîtresses,
      Vantant leur charmes, leur baiser.
Et nous allions. La rue était pour nous fleurie
De conversation chère, de flânerie.
      Nous passions le jour à causer.

Où donc es-tu, mon doux ami, mon bon caniche ?
Pourquoi n’as-tu pas pris la pâtée et la niche
      Que je t’offrais pour être mien ?
Franchement, nous étions si bien faits l’un pour l’autre !
Quelle amitié jamais aura valu la nôtre ?
      Où donc es-tu, mon pauvre chien ?

Où donc es-tu ? Voilà plus d’un an que je traîne
Dans tout Paris, errant ainsi qu’une âme en peine,
      Te cherchant sans t’apercevoir,

Avec ta laine blanche et ta prunelle bleue,
Avec le télégraphe amusant de ta queue
      Qu’ornait un petit pompon noir.

Où donc es-tu ? Vis-tu prisonnier à l’attache ?
A-t-on mis les ciseaux dans ta vierge moustache ?
      Ah ! vis-tu seulement ? Ou bien…
Ou bien habites-tu, mort, le pays des songes,
Où la femme et la chienne aimeront sans mensonges
      Le bon poète et le bon chien ?

Quel que soit ton destin, je garde ta mémoire ;
Et si mes vers un jour ont des lueurs de gloire,
      Je veux que ton image y soit.
Ainsi ces médaillons bordés de pierreries,
Qui font vivre à jamais les figures chéries
      Des gens qu’on aimait comme soi.