La Chanson des gueux/Préface

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Maurice Dreyfous (p. I-XXV).


PRÉFACE



Ce livre est non-seulement un mauvais livre, mais encore une mauvaise action.

Là, maintenant, benoît lecteur, te voilà dûment averti ; et il ne faudra pas t’en prendre à moi, si tu échanges ton bon argent contre ces méchants vers et si tu emportes au sein de ta famille une semblable ordure.

Pour achever de te mettre en garde, permets-moi d’ajouter que le critique, auteur de la phrase ci-dessus imprimée en italiques, devait être dans le vrai ; car, sur son aimable dénonciation, la Justice ayant dressé l’oreille, puis un procès-verbal, m’a fait asseoir au banc de la correctionnelle (où m’avaient précédé quelques escrocs et où m’ont succédé des gens du troisième sexe), et là, parlant à ma personne par la bouche d’un monsieur grave, vêtu d’une robe noire, m’a condamné à trente jours de prison, que j’ai faits, à cinq cents francs d’amende, plus des frais, que j’ai payés, et m’a stigmatisé à l’indignation de mes contemporains, comme un homme convaincu du délit d’outrage aux bonnes mœurs.

Après la lecture de cet aveu pénible, mais sincère, j’espère pour ta pudeur, ô lecteur honorable, père prudent, époux irréprochable, que tu vas fermer ce livre malsain, le reposer du bout des doigts dans la devanture où il étale cyniquement sa honte, et courir chez ta maîtresse pour te consoler un peu de la dépravation lamentable qui sévit sur les lettres françaises.

Que si, nonobstant, tu as la conscience plus large que mon critique n’avait l’esprit, si tu ne veux point t’en rapporter à son jugement, non plus à celui du tribunal, et que tu me demandes mon humble avis sur leur avis, je suis prêt à te le donner, et je te prie de continuer à lire cette préface, après avoir toutefois accepté mes plus doux remerciements pour cette tant gracieuse condescendance.

Et d’abord, quant au critique, je te dirai qu’il m’est difficile d’en parler et d’apprécier sa valeur littéraire ou morale, vu qu’il était anonyme Tout ce que je puis t’en apprendre, c’est qu’il était à cheval sur les principes, qu’il en profita pour pousser une charge à fond de train contre mon indignité, que son encre de la grande vertu lui servit à me débarbouiller de noires injures pendant deux colonnes, sous prétexte de me laver la tête, et qu’enfin cette austérité farouche florissait dans un journal comique, comme un chardon hérissé dans un champ d’herbes folles.

Pour peu que tu y tiennes, je ne te célerai point le nom de ce journal, qui s’appelle le Charivari ; et, si tu as du loisir et de la curiosité, tu pourras, en feuilletant la collection de 1875 ou 1876, retrouver cette fougueuse mercuriale au nom de la morale outragée. Elle est encadrée entre des nouvelles à la main farcies de calembours, de gaudrioles, qui n’ont rien de sévère, et dont la gaieté va même parfois jusqu’à l’égrillard. Chemin faisant, tu rencontreras des dessins, que pour ma part je déclare charmants au possible, mais qui devaient singulièrement choquer la pudeur d’éléphant de mon censeur. Imagine-toi des femmes en toilette négligée, voire d’aucunes en chemise, prenant devant des messieurs des poses que souligne à l’occasion une légende gaillarde. Elles te plairont, à coup sûr, ces coquines signées Grévin ; mais tu avoueras sans doute avec moi que leurs genoux provoquant ne pouvaient manquer de rendre écarlate celui de notre respectable moraliste.

N’importe ! Passe en souriant, et, pour te punir de tes velléités polissonnes, avale d’un bout à l’autre le sermon où il est péremptoirement et doctoralement proclamé que je suis un piètre écrivain et un malhonnête homme. Tu en tireras au moins cet enseignement profitable, à savoir qu’il faut empêcher tes enfants de faire des vers, puisque cela conduit à être ainsi vilipendé, traîné dans la boue, dénoncé comme un malfaiteur, et transformé finalement en gibier de prison.

À vrai dire, comme je serais désolé que tu empêchasses un poète d’éclore pour illustrer ton nom, je dois te confesser que ces conséquences terribles ne laissent pas d’être, en somme, fort anodines, et qu’on n’est pas plus infâme qu’il ne faut pour avoir essuyé de telles insultes. Force braves gens ont passé par là, qui ne s’en portent pas plus mal. Moi-même, ainsi que tu peux le constater, je n’en ai pas conservé la moindre peine. Je t’en parle sans fiel, sans me poser en martyr. Et de quoi diable me plaindrais-je ? Il y a de par le monde une assez grande quantité de personnes, parfaitement honorables, qui me serrent encore la main, comme si je n’étais pas déshonoré. Il y en a aussi qui n’ont pas trouvé mon livre à ce point mauvais ; car ils l’ont acheté, l’ont fait acheter à leurs amis et connaissances, m’en ont adressé des éloges ; et j’en sais une demi-douzaine qui le mettent en bonne place dans leur bibliothèque, jusqu’à l’avoir orné d’une reliure riche, le traitant à la façon d’une belle créature que son amoureux croit digne d’une belle robe. Tu vois bien que notre souteneur de la vertu, notre porte-queue du bon goût, n’avait pas tant raison et n’a pas produit tant d’effet.

Donc, toute réflexion faite, ne défends pas à ton fils d’être poète, s’il le veut, et s’il le peut. Au besoin même, console-le d’avance des attaques de la critique par cet adage latin : Censura perit, scriptum manet. Au cas où il ne saurait pas le latin, apprends-lui ce délicieux proverbe turc : Le chien aboie, mais la caravane passe.

Pour ce qui touche à la Justice, tu me permettras d’imiter le bon soldat, qui, au dire de M. Scribe, doit souffrir et se taire sans murmurer.

Outre qu’il est toujours inutile et souvent même dangereux de rétipoler contre elle, il me semble qu’en ce qui me concerne, cela serait particulièrement sot, et (si j’ose avancer un paradoxe) souverainement injuste.

Voilà qui va t’étonner sans doute ; car tu t’attendais à une verte diatribe de ma part, et je te vois d’ici, te pourléchant déjà les badigoinces, à l’idée des épigrammes plus ou moins aigres que ne peut manquer de distiller, penses-tu, ma bile rancunière a l’égard des magistrats. Il m’en coûte de te frustrer d’un pareil régal ; mais le fait est que je n’ai aucune bile sur le cœur. Loin de là, je plains mes juges, au lieu de leur en vouloir ; et je considère qu’en l’occurrence de mon accusation et de ma condamnation ils ont été, tout comme moi, des victimes.

Ton étonnement redouble. Peut-être aussi crois-tu que j’emploie malicieusement la figure de rhétorique appelée ironie. Détrompe-toi : je parle en toute sincérité. Pour bien comprendre ce que je veux dire, fais ce que j’ai fait moi-même avant de juger mes juges, mets-toi à leur place, et vois si vraiment ils ont commis quoi que ce soit dont il m’appartienne de les blâmer.

Crois-tu donc qu’ils aient eu, eux personnellement, un acharnement quelconque à me poursuivre ? Pas du tout. Ils n’avaient pas même lu, sans doute, ce livre de vers, ayant beaucoup trop de besognes sur les bras, et de trop graves besognes, pour s’aller distraire aux folies sonores de ma chanson. Mais voici que les journaux mordent ce livre, et un concert d’abois s’élève, depuis les jappements en fausset, jusqu’au hognement féroce du gros mâtin, chien de garde de la vertu, qui s’écrie que j’ai commis une mauvaise action. La foule s’amasse au bruit. — Qu’y a-t-il ? — Quoi ? — Qu’est-ce ? — C’est un ivrogne qui insulte le bon goût, un cynique qui outrage les bonnes mœurs. —— À la garde ! À la garde ! — Et la garde est venue. Est-ce sa faute ? Non. C’est la faute des imbéciles qui ont crié. C’est la faute des roquets qui ont donné de la voix. C’est la faute surtout du dénonciateur qui a le premier montré du doigt mon livre, et qui, en déclarant sa pudeur indignée, m’a désigné comme impudique.

La presse a la prétention et la réputation de représenter l’opinion publique. Conclusion fatale pour moi : l’opinion publique était révoltée. Étant révoltée, il la fallait apaiser. Comment l’apaiser, sinon sur mon dos ? Enchaînement logique des faits : on dut me traduire en justice et me condamner. Mais est-ce bien à cet on, c’est-à-dire aux magistrats, que je dois m’en prendre de ma mésaventure ? Conviens avec moi que non, ô lecteur raisonnable. S’ils m’ont cru et jugé coupable, c’est qu’ils ne pouvaient faire autrement, devant le haro poussé sur moi par les soi-disant truchements de l’opinion publique ; et je ne saurais conserver de rancune qu’à l’encontre de ceux de mes confrères qui ont abusé de leur qualité d’hommes de plume pour clabauder en cette occasion comme des oies du Capitole.

Mais si, d’un côté, je n’ai rien à te dire de mon critique, que je ne connais pas, et si de l’autre je me refuse à t’égayer de quelques plaisanteries sur la Justice, avec qui je ne veux pas renouer connaissance, peut-être trouveras-tu, ô lecteur sagace, que je me suis moqué de toi, en t’entraînant à travers les papotages capricants et giratoires d’une préface absolument inutile. Au moins désirerais-tu, puisque tu as tant fait que de te montrer aussi bénévole, rencontrer ici de solides raisons, et que je prisse la peine de te prouver par arguments démonstratifs cette innocence dont je me targue en dépit de la Critique et de la Justice. Je confesse que tu n’as pas tort. Aussi bien est-ce à toi, c’est-à-dire au public, que je dois en appeler, et en dernier ressort, de la sentence qui m’a frappé. En d’autres termes, tu as le droit d’exiger de moi un plaidoyer en règle. Quel biais admirable j’ai imaginé là pour t’infliger ce plaidoyer ! Donc tu l’auras, tu vas l’avoir, dût ta longanimité être mise à l’épreuve. Veuille, je t’en prie, choisir un bon fauteuil, puis un bon cigare, allumer celui-ci, installer confortablement ton précieux individu dans l’autre, et me prêter toute l’attention dont tu es capable.

Pas d’exorde insinuant ! J’entre en matière ex abrupto. Ô sainte Logique, soyez-moi propice ! Il s’agit de reconquérir l’estime de mes semblables, dont on m’a séparé pendant un mois comme une brebis galeuse, ou plutôt comme un bélier lubrique qui avait en trop ce que les moutons plus sages ont en moins !

La Chanson des Gueux a été reconnue coupable et dans la forme et dans le fond, deux chefs d’accusation que je me propose de réfuter, en procédant par ordre.

Ici je devrais dire : primo, la forme ! Primo, donc, si tu le désires, la forme !

La forme ! J’avoue ne pas comprendre encore en quoi la crudité du style est immorale. On la peut trouver inutile, de mauvais ton, répugnante. J’accorde tout cela. Je fais d’ailleurs mes réserves. Il y a là une question littéraire à élucider, laquelle nous entraînerait trop loin. Tout d’abord, me retranchant derrière la sagesse des nations qui dit que « des goûts et des couleurs il ne faut pas discuter, » je pourrais arguer du nombre de mes lecteurs, pour prouver que nous sommes plusieurs ayant le mauvais goût d’avoir un autre goût que le soi-disant bon goût, et soutenant que notre mauvais goût est fort bon. Je ne manquerais pas non plus d’avancer cette thèse évidemment juste, à savoir que les mots valent par la place où ils sont, et changent d’aspect selon les lieux où ils se disent, et je citerais comme exemple certain vocable, immonde dans un salon, qui est devenu sublime sur le champ de bataille de Waterloo. Mais je ne veux pas m’attarder à ces ratiocinations de pure rhétorique. Je passe donc condamnation sur ma grossièreté, sur ma crudité. Il est entendu que je suis un mal élevé, un lâcheur de gros mots, un vilain dégoûtant. Qu’est-ce que cela établit contre ma moralité ? Mon livre excite-t-il à la débauche, au vice, au crime ? Voilà ce qu’il fallait démontrer. Or, je nie qu’on puisse le faire.

La gauloiserie, les choses désignées par leur nom, la bonne franquette d’un style en manches de chemise, la gueulée populacière des termes propres, n’ont jamais dépravé personne. Cela n’offre pas plus de dangers que le nu de la peinture et de la statuaire, lequel ne paraît sale qu’aux chercheurs de saletés.

Ce qui trouble l’imagination, ce qui éveille les curiosités malsaines, ce qui peut corrompre, ce n’est pas le marbre, c’est la feuille de vigne qu’on lui met, cette feuille de vigne qui raccroche les regards, cette feuille de vigne qui rend honteux et obscène ce que la nature a fait sacré.

Mon livre n’a point de feuille de vigne et je m’en flatte. Tel quel, avec ses violences, ses impudeurs, son cynisme, il me paraît autrement moral que certains ouvrages, approuvés cependant par le bon goût, patronnés même par la vertu bourgeoise, mais où le libertinage passe sa tête de serpent tentateur entre les périodes fleuries, où l’odeur mondaine du Lubin se marie à des relents de marée, où la poudre de riz qu’on vous jette aux yeux a le montant pimenté du diablotin, romans d’une corruption raffinée, d’une pourriture élégante, qui cachent des moxas vésicants sous leur style tempéré, aux fadeurs de cataplasme. La voilà, la littérature immorale ! C’est cette belle et honneste dame fardée, maquillée, avec un livre de messe à la main, et dans ce livre des photographies obscènes, baissant les yeux pour les mieux faire en coulisse, serrant pudiquement les jambes pour jouer plus allègrement de la croupe, et portant au coin de la lèvre, en guise de mouche, une mouche cantharide. Mais, morbleu ! ce n’est pas la mienne, cette littérature !

La mienne est une brave et gaillarde fille, qui parle gras, je l’avoue, et qui gueule même, échevelée, un peu ivre, haute en couleur, dépoitraillée au grand air, salissant ses cottes hardies et ses pieds délurés dans la glu noire de la boue des faubourgs ou dans l’or chaud des fumiers paysans, avec des jurons souvent, des hoquets parfois, des refrains d’argot, des gaietés de femme du peuple, et tout cela pour le plaisir de chanter, de rire, de vivre, sans arrière-pensée de luxure, non comme une mijaurée libidineuse qui laisse voir un bout de peau afin d’attiser les désirs d’un vieillard ou d’un galopin, mais bien comme une belle et robuste créature, qui n’a pas peur de montrer au soleil ses tétons gonflés de sève et son ventre auguste où resplendit déjà l’orgueil des maternités futures.

Par la nudité chaste, par la gloire de la nature, si cela est immoral, eh bien ! alors, vive l’immoralité ! Vive cette immoralité superbe et saine, que j’ai l’honneur de pratiquer après tant de génies devant qui l’humanité s’agenouille, après tous les auteurs anciens, après nos vieux maîtres français, après le roi Salomon lui-même, qui ne mâchait guère sa façon de dire, et dont le Cantique des Cantiques, si admirable, lui vaudrait aujourd’hui un jugement à huis clos. Immoral je suis donc, et immoral je resterai, me trouvant en trop noble compagnie pour chercher mieux. En dépit de toutes les critiques et même de toutes les magistratures du monde, je n’arriverai jamais à comprendre en quoi la franchise et la sincérité outragent les bonnes mœurs, je continuerai à les outrager plutôt que d’emburelucoquer mes phrases ainsi que des catins dans un peignoir de dentelles, et je renonce définitivement à l’estime des honnêtes gens, s’il faut, pour l’obtenir, savoir tremper ses doigts dans certaines cuvettes comme si on y prenait de l’eau bénite.

J’ai dit tout à l’heure : primo, la forme ! Me voilà forcé de mettre ici : secundo, le fond ! Secundo, donc, si tu l’exiges, le fond !

Mon style mis ainsi hors de cause, reste à examiner si c’est à bon droit qu’on a condamné la pensée même de mon livre, le fond caché sous cette forme.

Au dire de mes détracteurs et de mes juges, je me serais livré sciemment à l’apologie de la crapule, et érigerais en théorie la paresse, l’ivrognerie, la débauche, le proxénétisme, le vol et diverses autres abominations. Quelques esprits subtils, mais illogiques, ont même vu dans la Chanson des Gueux une apothéose du peuple, comme si le peuple avait l’apanage de tous les vices, ou comme si j’étais assez maladroit, voulant lui faire ma cour, pour ne chanter que ses maladies et ses difformités !

La vérité est que j’ai représenté, non pas le peuple, mais les gueux, et que mes vers ne contiennent ni une théorie, ni une apologie de quoi que ce soit, mais des études, des peintures, et surtout des vers.

Naturellement, mon sujet une fois posé, j’ai dû faire penser, parler et agir mes personnages ainsi qu’ils pensent, parlent et agissent en réalité. Que diable ! je ne pouvais cependant pas donner à mes drôlesses des rougeurs de rosières, à mes voyous les manières du grand monde, à un tire-laine les idées de feu M. de Montyon, ni changer en salon parlementaire le zinc des mastroquets, ni mettre dans la casquette en ballon d’un procureur de filles la raideur majestueuse qu’on vénère dans celle qui s’appelle toque sur le front d’un procureur à la Cour.

Par ces concessions au bon goût, peut-être eussé-je mieux mérité de la morale ; mais, à coup sûr, j’eusse démérité des lettres. Nous autres écrivains (y compris moi qui suis pourtant, comme on sait, un malhonnête homme), nous avons une probité, une façon de point d’honneur ; et cette probité, ce point d’honneur, exigent impérieusement, quand nous affichons la prétention d’exprimer un coin de la vie, que nous ne fassions pas blanc ce qui est noir, ni rose tendre, ni même rose du tout, ce qui est rouge vif. J’ai pratiqué de mon mieux cette vertu artistique, et, loin de m’en repentir, je dois reconnaître que j’en suis fier.

Je dirai même plus : j’aime les héros, mes pauvres gueux lamentables, et lamentables à tous les points de vue ; car ce n’est pas seulement leur costume, et c’est aussi leur conscience qui est en loques. Je les aime, non à cause de cela, mais parce que j’ai compris cela, parce que j’ai arrêté mes regards sur leur misère, fourré mes doigts dans leurs plaies, essuyé leurs pleurs sur leurs barbes sales, mangé de leur pain amer, bu de leur vin qui soûle, et que j’ai, sinon excusé, du moins expliqué leur manière étrange de résoudre le problème du combat de la vie, leur existence de raccroc sur les marges de la société, et aussi leur besoin d’oubli, d’ivresse, de joie, et ces oublis de tout, ces ivresses épouvantables, cette joie que nous trouvons grossière, crapuleuse, et qui est la joie pourtant, la belle joie au rire épanoui, aux yeux trempés, au cœur ouvert, la joie jeune et humaine, comme le soleil est toujours le soleil, même sur les flaques de boue, même sur les caillots de sang.

Et j’aime encore ce je ne sais quoi qui les rend beaux, nobles, cet instinct de bête sauvage qui les jette dans l’aventure, mauvaise et sinistre, soit ! mais avec une indépendance farouche. Oh ! la merveilleuse fable de La Fontaine, sur le loup et le chien ! Souvenez-vous ! Le vagabond n’a que la peau sur les os. Le dogue est gras, poli. Oui, mais le cou pelé, le collier ! Vivre l’attache ! Vous ne courez donc pas où vous voulez ? Non ? Alors, adieu les franches lippées. Au bois ! Au bois ! Tout à la pointe de l’épée ! Et maître loup s’enfuit et court encor. Il court encore et courra toujours, le loup, ce gueux, et je l’aime pour cela, et toute âme un peu haute l’aimera de même, ce paria volontaire qui pourra être répugnant, hideux, odieux, abominable, mais qui reste grand quand même, et d’une grandeur superbe, puisque tout son être a poussé l’héroïque cri de guerre de Tacite : Malo periculosam libertatem.

Periculosam, ô braves gueux ! Periculosam, entendez-vous, messieurs les heureux du monde, vous tous qui avez la pâtée et la niche, et aussi le collier ! Ai-je donc commis un si grand crime, d’avoir montré la poésie brutale de ces aventureux, de ces hardis, de ces enfants en révolte, à qui la société presque toujours fut marâtre, et qui, ne trouvant pas de lait à la mamelle de la mauvaise nourrice, mordent à même la chair pour calmer leur faim ?

Mais cette révolte, je ne l’ai seulement pas exprimée ; cet amour que j’ai pour eux, je me suis gardé de le dire. Je sentais que cela pourrait effrayer, et je me suis tu. Je me suis contenté de faire vivre mes misérables, avec tous leurs vices, toutes leurs hontes, sans rien cacher, sans plaider pour, et il faut croire que c’était encore trop, puisqu’on m’en a puni. Leurs chansons d’ivrogne, leurs réflexions de gredin, leur vagabondage de fainéant, leur allure débraillée, leurs gaietés immondes, jusqu’à leurs intentions sans doute, on m’a rendu responsable de tout.

De quel droit, franchement, de quel droit ? Par quelle monstrueuse aberration en est-on venu à châtier dans un auteur les fautes de ses personnages ? Je me le demande toujours avec le même ahurissement. Pourquoi ne met-on pas aussi en accusation tous les romanciers, tous les dramaturges, quand ils représentent des fripons, des traîtres, des empoisonneurs, des meurtriers ? Pourquoi ne leur fait-on pas porter, comme à moi, le poids des horreurs dites ou commises par leurs héros ? Si elle veut être conséquente avec elle-même, la Justice doit envoyer, non pas en prison pour trente jours, mais au bagne et à l’échafaud, quiconque a écrit une œuvre vivante où palpite et saigne un lambeau du criminel cœur humain. Allons, mes frères, tendons nos poignets aux menottes des ligotteurs, et qu’on commande des guillotines pour hommes de lettres !

Plaisanterie à part, la question est grave ; et on me pardonnera d’entrer dans des considérations plus hautes, à propos de cette accusation d’immoralité que j’ai l’honneur d’avoir partagée en ce temps hypocrite avec des maîtres tels que Baudelaire et Flaubert. Il s’agit ici, non plus de mon cas particulier, mais, en somme, de la liberté de l’Art. Au premier abord, il va paraître ambitieux et ridicule que je soulève des mots aussi lourds pour défendre une chose aussi légère qu’un recueil de poèmes plus ou moins bons. Mon livre vaut-il donc la peine d’une dissertation en règle ? Je crois que oui : sinon à cause du livre en lui-même, du moins à cause de tous les écrivains qui sont intéressés à mon procès et dont je revendique les droits en parlant des miens.

On a défendu Baudelaire et Flaubert, comme on m’a défendu, avec de pitoyables arguments, en essayant de prouver que l’œuvre incriminée n’était pas immorale autant que cela, en discutant pied à pied le style et l’inspiration, en s’appuyant sur l’autorité de modèles illustres, en élucidant la pensée de l’auteur, en plaidant comme qui dirait les circonstances atténuantes, et je me suis moi-même laissé tout à l’heure entraîner à ce honteux système. C’est la plus mauvaise façon de nous sauver. À suivre l’accusation sur ce terrain de chicanes et d’arguties, on reconnaît qu’elle a le droit de se produire. Or, ce droit, précisément, il faut le nier, et je le nie !

Je proteste de toutes mes forces contre cette absurdité ; la Justice contrôlant la Littérature, L’Art est une chose, et la Morale en est une autre, et ces deux choses n’ont vraiment rien à voir ensemble.

J’entends parler de l’art pur, de lui seul. Sans doute, on trouve des écrivains qui emploient des moyens artistiques pour propager des théories politiques, sociales, morales, et il va sans dire que ceux-là doivent des comptes à d’autres qu’à la Critique. Encore resterait-il à savoir jusqu’à quel point ils en doivent à la Justice, qui n’a pas mission, que je sache, de défendre quoi que ce soit en dehors de la liberté, de la propriété, de l’honneur et de la vie des citoyens, et qui n’est point dépositaire d’une philosophie officielle. Mais je veux abandonner ce côté du débat et m’en tenir à la cause des simples artistes, de ceux qui ne prêchent pas, qui ne transforment pas leur plume en arme de combat, et qui s’en servent tout bonnement pour planer comme des aigles, ou (comparaison moins orgueilleuse) pour faire la roue comme des paons.

Que peut avoir de commun cet artiste, en tant qu’artiste, avec la Justice et la Morale ? Il ne veut rien attaquer, rien détruire, rien changer, rien prouver, rien persuader même. Il se contente de regarder la vie, de l’exprimer au mieux, d’exciter le rêve, de charmer l’imagination, de toucher le cœur, et il n’a réellement pas d’autre but à sa poésie que la poésie. Et, qu’on y prenne bien garde, je ne réédite pas ici la vieille théorie de l’Art pour l’Art. Je crois, au contraire, et je l’ai montré à l’occasion, qu’il est indispensable au poète d’être de son temps, de s’intéresser à la vie qui lutte, souffre, pleure ou chante autour de lui, et j’estime qu’on ne peut produire une œuvre vraiment humaine qu’à la condition d’être foncièrement homme. C’est là un axiome digne de M. de la Palice, tant il est évident. Mais il n’en est pas moins clair que la vie exprimée poétiquement, et la vie réelle, c’est-à-dire l’Art et la Morale, sont deux mondes absolument différents, et qu’on commet un épouvantable sophisme chaque fois qu’on juge l’un à la lumière de l’autre. La vie réelle a pour pôle le bien suivant ceux-ci, l’utile (aliàs le vrai) suivant ceux-là, tandis que l’Art a pour pôle le beau. Or, le beau, le bien, le vrai, ne se confondent que sur la couverture du livre de M. Cousin. En bonne pratique, ils se distinguent, et il ne sauraient se gendarmer l’un contre l’autre sans absurdité. Du moment que la Morale prétend régenter l’Art, je ne vois pas pourquoi la Géométrie, par exemple, ne viendrait pas aussi fourrer là-dedans son nez en angle obtus. Non, le poète ne relève pas plus du Palais de Justice que l’Académie des Sciences. J’en suis fâché pour la magistrature ; mais, quand elle s’ingère de parler d’outrage aux bonnes mœurs à propos de nos chansons, elle est aussi profondément déraisonnable, aussi mirifiquement grotesque, que si elle voulait additionner des bonnets de coton avec des étoiles, ou mettre une paire de culottes à l’Apollon du Belvédère.

Ouf ! J’ai fini. Merci, ô suave, merveilleux, incomparable lecteur, si tu as eu l’extraordinaire bonté d’écouter jusqu’au bout les raisons du pauvre auteur qui tient à ton estime et à ton affection.

Et maintenant, feuillette ce livre abominable, pour te bien convaincre que je ne suis pas tant méprisable, quoique repris de justice et privé de mes droits civiques pour le reste de mes jours. Tu rencontreras des cantilènes de mendiants, des ballades de baladeurs, des paysages, des coins de campagne, des bouts de rue, des petiots qui te demanderont l’aumône, des vieux, des marmiteux, de franches canailles qui ont la main leste et la parole encore plus, mais aussi le cœur sur la main ; tu y verras passer jusqu’à des bêtes, car il y a des gueux parmi elles comme parmi nous ; tu y entendras de ces affreux gros mots qui offusquent si fort notre bégueulerie moderne, et parfois des refrains où se joue gaiement un rayon de soleil, où flambe un verre de vin ; et tu te diras qu’en somme il n’y avait pas là de quoi fouetter un chat, que la vertu de nos contemporains est diablement prompte à s’effaroucher, et qu’elle ressemble à ces vieilles dissolues qui poussent la pudeur et la crainte du sens obscène au point de dire le séant d’une bouteille et la tige d’un cheval.

En récompense de ton attention patiente et bienveillante, puisses-tu n’avoir jamais affaire aux tribunaux de ton pays ; puisses-tu surtout, mon cher ami, trouver parmi ces poèmes quelque vers vibrant qui te remue doucement la fibre, et qui de temps à autre revienne chanter dans ta mémoire, en faisant perler à tes cils une larme furtive et délicieuse !


Jean RICHEPIN.


Paris, octobre 1880.


BALLADE DU ROI DES GUEUX