La Chanson du vieux marin/0

La bibliothèque libre.
Traduction par Auguste Barbier.
Librairie Hachette et Cie (p. 3-4).

AVANT-PROPOS


Samuel Taylor Coleridge, né en 1773 et mort en 1834, est un poëte anglais, contemporain de Walter Scott et de Byron. Il appartenait à une école de poésie appelée l’École des Lacs, parce que ses principaux membres résidaient auprès des lacs du Westmoreland et du Cumberland. Ces littérateurs, comme Wordsworth, leur chef et leur ami, se distinguaient des poëtes passionnés en ce qu’ils joignaient, à un amour sincère de la nature, à la représentation exacte et minutieuse de ses beautés et à la peinture des faits de la vie commune, des vues philosophiques de l’ordre le plus élevé.

Coleridge, tour à tour critique, moraliste et journaliste politique, écrivit beaucoup, soit en vers, soit en prose. — Il composa des tragédies qui ne sont pas sans valeur, intéressantes par la pensée et le style plus encore que par la force dramatique ; mais ses œuvres lyriques paraissent être restées davantage dans l’estime et la mémoire de ses compatriotes. Parmi ces dernières productions, se trouve le poëme étrange et remarquable dont nous donnons une traduction et dont M. Gustave Doré a déjà, en Angleterre, illustré avec succès le texte original.

Ce poëme, que l’auteur a intitulé : The Rime of the Ancient Mariner, et que nous avons nommé : La Chanson du Vieux Marin, en souvenir de nos chansons de gestes, est le récit des souffrances physiques et morales d’un homme de mer du moyen âge, emporté par une violente tempête sous l’Équateur et poussé par elle jusques aux glaces du Pôle sud. — Légende tout anglaise, son action se passe presque entièrement sur l’Océan. Dans ce récit, Coleridge a prodigué les richesses de son imagination ; mais il a voulu surtout donner aux hommes une leçon de douceur envers les pauvres êtres inférieurs de la création, les animaux inoffensifs. C’est comme une seconde partie de l’histoire du Juif errant, et, pour ainsi dire, son complément. — L’Israélite au cœur dur fut condamné à une marche sans fin pour avoir outragé l’humanité dans la personne du Christ ; le vieux marin est pareillement condamné à raconter, pendant toute sa vie, le meurtre qu’il commit, au sein des neiges, sur un innocent albatros. Ce supplice est l’expiation de sa cruauté, et il continue à le subir malgré ses remords et son repentir. Rien n’est plus simple, au fond, que le sujet des vers de Coleridge, le meurtre d’un oiseau ; cependant l’auteur ne s’en est pas tenu au pur récit de cette mauvaise action. Grand métaphysicien, il y a mêlé quelques idées platoniciennes relativement aux esprits élémentaires répandus dans le monde. On dirait qu’il s’est souvenu aussi, en composant son ouvrage des paroles prêtées à Hamlet par Shakespeare : Il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio, qu’on ne l’imagine dans les rêves de votre philosophie. — Il a donc introduit dans son drame l’esprit même du Pôle. Il le montre courroucé de la mort de l’oiseau qu’il aimait, suivant le navire sous les eaux et invitant tous les génies de la mer à concourir à l’œuvre de sa vengeance… Alors les compagnons du vieux marin, approbateurs légers de son méfait, sont châtiés de leur complicité morale par un trépas subit, et il ne reste de vivant sur le navire que l’homme coupable qui doit porter, à lui seul, le poids de la malédiction des esprits. Bien des misères et des souffrances accablent ce malheureux. À la fin, le poëte, élevé par un spiritualisme chrétien jusqu’au mystérieux séjour du Créateur, en fait descendre une troupe de séraphins. Ces êtres angéliques se glissent, pour quelques moments, dans les corps inanimés des matelots, dirigent vers le Nord le vaisseau dépourvu de guides, et ramènent, pour y achever son expiation, l’infortuné navigateur sur la terre natale.

Comme on le voit, c’est du fantastique au plus haut degré ; nous dirons même que ce poëme, avec ses modestes proportions, arrive presque à la hauteur de l’épopée, tant est profond le sentiment religieux qui l’anime, tant le surnaturel y occupe de place, et tant est vaste et sublime le théâtre où il se déploie. Quoi de plus digne d’un Milton, par exemple, que la rencontre sur l’Océan de ce vaisseau squelette où la Mort et sa compagne Vie-dans-la-mort, seul équipage, se disputent aux dés l’existence du vieux matelot ! Cette imagination ne vaut-elle pas celle du travail du Péché et de la Mort, aux portes de l’Enfer, dans l’œuvre du grand épique ? — Si l’effroi remplit la plupart des scènes de ce poëme, il y est tempéré par d’admirables descriptions des phénomènes de la nature. Il est difficile de peindre en moins de paroles, et d’une manière plus saisissante et plus vraie, les magnificences du soleil couchant, les splendeurs de la nuit étoilée, les langueurs terribles du calme plat et les coups effrayants de la tempête sur l’immensité des flots. — On sent que l’auteur, natif d’une île et ayant maintes fois voyagé sur la mer, a été fortement ému par ses spectacles grandioses et en a conservé un vif souvenir.

Quoique bref et de mesure inégale, le vers de Coleridge est toujours d’un rhythme harmonieux ; il forme un couplet de peu d’étendue et à moitié rimé comme l’est parfois celui de nos vieilles chansons populaires. Son style, mélangé d’archaïsme, est ferme, précis et coloré. Pas un mot qui ne soit justement expressif ; jusqu’aux répétitions, tout y est habilement calculé : c’est l’ouvrage d’un éminent artiste. — Écrivain de race latine, il n’était pas, pour nous, très-facile de rendre avec un idiome foncièrement logique, et pour ainsi dire rectiligne, les formes elliptiques et les inversions d’une poésie fort nuancée et tout imprégnée de l’esprit du Nord ; cependant, nous avons essayé ce travail. Espérons qu’aidé du merveilleux et puissant crayon de M. Gustave Doré, nous pourrons donner au public de notre pays une idée assez complète de l’œuvre célèbre du poëte anglais ; espérons surtout, en même temps, que nous ferons entrer dans les âmes quelques-unes des hautes et tendres pensées qu’il y a renfermées.

A. B.