La Chasse au roi/07

La bibliothèque libre.
Société générale de librairie catholique (p. 153-178).


VII

COMMENT LA CAVALIÈRE ÉTAIT UNE FÉE ET DES DIVERS DANGERS QUE COURUT DANS LA FORÊT NICAISE LE FATOUT DE L’AUBERGE DU LION D’OR.


Lady Mary Stuart de Rothsay, arrière-petite-fille du dernier roi d’Écosse, éblouit en sa vie un monarque bien autrement illustre que l’héritier dépossédé de Jacques II. Dans le séjour studieux et farouche qu’il fit à Paris, sous la minorité de Louis XV, Pierre Alexiowitch, czar de toutes les Russies, — Pierre le Grand, en un mot, fit à celle que nous nommons la Cavalière l’honneur de la courtiser à la moscovite. Les compagnons du czar, émerveillés, crurent un instant qu’il allait oublier Catherine, qui n’était pas encore sa femme, et ramener de France une impératrice écossaise. Elle assista, selon Pierquin, et aussi selon Duclos, de l’Académie française, qui la désigna sans la nommer, à l’un de ces festins barbares où Pierre le Grand buvait six bouteilles du vin du roi et quatre bouteilles de liqueurs, au dessert.

Mais le czar n’était pas homme à comprendre les fiertés d’une princesse du vieux monde chevaleresque. Peut-être aussi Mary de Rothsay eut-elle peur de cet ours mal peigné, cœur de lion, il est vrai, et tête d’aigle, mais que son respect de nos civilisations ne dépouillait pas de sa nature sauvage.

En 1718, lady Mary Stuart avait 25 ans. Elle atteignait aux perfections de cette idéale beauté qui fit à la cour du régent une sensation rapide mais profonde. Sa taille flexible et hardie semblait faite, malgré la grâce de ses mouvements, pour embellir les costumes d’aventures. Elle avait un front charmant sur lequel jouaient des boucles d’un châtain obscur où couraient de mystérieux reflets d’or ; ses yeux long-fendus, sombres comme le cristal opaque qui suspend les veines vertes et pourpres du jaspe, rayonnaient des lueurs pénétrantes ; le sourire de ses belles lèvres agitait le cœur.

Le chevalier de Saint-Georges resta un instant brisé par son émotion. Il avait dit bien vrai : il était plus jeune que son âge et son trouble ressemblait à celui d’un enfant.

Lady Stuart et ses deux compagnons qui montraient maintenant leurs jeunes et vaillants visages, s’arrêtèrent d’un commun mouvement et firent le geste de ployer le genou.

— Que Dieu vous récompense et vous bénisse milady, ma cousine ! murmura le roi qui avait des larmes plein les yeux. Je vous remercie d’être venue !

Il releva des deux mains Mary, qui restait immobile et silencieuse.

— Soyez debout, mylords, ajouta Jacques Stuart, en s’adressant aux deux nouveaux venus. Notre humble fortune n’admet pas de pareils hommages. Je vous reconnais bien et je vous vois avec plaisir, messieurs de Coëtlogon, fidèles entre tous les amis que m’a donnés l’hospitalité de la France.

Yves et René de Coëtlogon les deux fils cadets du comte Jean de Coëtlogon, lieutenant de roi pour la province de Bretagne, obéirent à l’ordre de se relever, mais gardèrent la tête inclinée.

C’étaient deux beaux jeunes gens qui paraissaient avoir exactement le même âge et se ressemblaient comme deux jumeaux. Ils étaient grands tous deux et d’une remarquable vigueur, malgré la grâce juvénile de leurs tournures.

Drayton, rajeuni de dix ans, avait passé derrière son maître et se tenait près de la cheminée, échangeant avec Raoul des regards pleins de triomphant espoir.

— Échec et mat, le vieux Douglas ! murmura-t-il en se rapprochant du vicomte.

— Attendons la fin ! répliqua Raoul. Nous ne sommes pas encore à Honfleur !

Lady Stuart tira de son sein une boîte de chagrin qu’elle ouvrit pour y prendre un pli cacheté de noir. Elle le tendit au chevalier de Saint-Georges, qui lui baisa timidement la main

— Que faites-vous, sire ? dit-elle.

— Je fais comme autrefois, Mary, répliqua-t-il de sa voix tremblante. Quand nous jouions tous deux, ne vous souvenez-vous point que vous étiez la reine ?

— La reine, prononça froidement lady Stuart, c’est celle qui envoie ce message à Votre Majesté.

Jacques jeta les yeux sur le pli.

— L’écriture de ma mère ! murmura-t-il.

Et il approcha le papier de ses lèvres avec une sincère piété filiale.

— Ma mère ! ajouta-t-il, ma noble et infortunée mère !

— Noble, c’est vrai, sire, dit Mary, cela ne passe jamais. Grâce au ciel, il n’en est pas de même de l’infortune, qui n’a qu’un temps.

— Nous parlions d’elle, reprit le roi qui cherchait des yeux Raoul.

— Et Votre Majesté, prononça Raoul avec un respect sévère, faisait à celle qui porte encore le deuil d’un roi le tort de penser qu’elle opposerait l’intérêt de sa sécurité personnelle aux légitimes efforts qui doivent être tentés pour restaurer les droits de son royal fils.

— Je n’ai pas dit cela ! s’écria le chevalier de Saint-Georges, épiloguant comme un écolier qui fuit devant le reproche. Distinguons, monsieur le vicomte, je vous prie, j’ai parlé surtout pour moi !

— D’ailleurs, ajouta Raoul, exagérant l’humilité d’un profond salut, je n’aurais pas dû élever la voix ici et je fais amende honorable, car Votre Majesté m’avait formellement donné congé, avant l’arrivée de Lady Stuart.

Jacque rougit jusqu’au blanc des yeux et lança au vicomte une œillade de colère.

— Bravo ! dit Drayton à part lui. L’aiguillon a percé le cuir !

Comme l’œil du roi, honteux et indécis, se reportait sur Mary, celle-ci dit :

— Je prie Sa Majesté de vouloir bien prendre connaissance du message de la reine, sa mère.

Jacques fronça le sourcil, mais il rompit le sceau aux armes d’Angleterre qui fermait le pli.

— Ce ne sera pas long à déchiffrer, murmura-t-il avec son mélancolique sourire. Il n’y a que deux lignes.

Le baron Douglas entrait en ce moment. Il s’arrêta près du seuil, parce que le roi lisait tout haut :

« Sire,

« Mon avis est que vous partiez.

« La Reine. »

C’était la première ligne, la seconde était ainsi conçue :

« Mon fils bien-aimé, le château de Saint-Germain est sur la route de Honfleur. En passant tu m’embrasseras.

« Ta Mère. »

Drayton porta le revers de sa rude main à ses yeux.

— Dieu sauve la reine ! s’écria-t-il d’une voix sonore en agitant son chapeau au-dessus de sa tête.

Tous ceux qui étaient là répétèrent avec enthousiasme :

— Dieu sauve la reine !

Mais une voix grave répondit :

— Dieu sauve le roi !

Et le pas ferme encore du vieux baron Douglas sonna sur le plancher, pendant qu’il se rapprochait de Jacques Stuart.

— Mylord mon père, dit ce dernier avec sa timidité revenue, je vous prie, que pensez-vous de cela ?

— Sire, répondit Douglas, debout entre le roi et lady Mary Stuart, je pense que S. M. Jacques II, en mourant, institua pour vous garder contre d’imprudentes amitiés et de téméraires ambitions, un conseil de tutelle. Avant de risquer un pas aussi grave, il faudrait rassembler le conseil et délibérer.

— Je vous prie, mylord Douglas, dit Mary, dont la voix douce avait un étrange accent d’autorité, rangez-vous, afin que je puisse parler au roi.

Et comme le vieillard hésitait, elle ajouta :

— Entre nous deux, le roi et moi, nous ne voulons personne, mylord !

Jacques rougit une seconde fois, mais c’était de joie,

— Rangez-vous, mylord mon père, ordonna-t-il. Notre belle cousine a parlé pour elle et pour nous.

Douglas obéit en frémissant.

— Sire, reprit lady Mary, Votre Majesté est majeure depuis longtemps.

— C’est vrai, dit Jacques comme un docile écho, depuis longtemps.

— M’est-il permis de prendre la parole ? demanda Raoul.

— Parlez, vicomte ! permit précipitamment le roi. Il est toujours bon d’écouter l’avis d’un fidèle ami tel que vous.

— Je voulais demander à mylord baron, dit Raoul qui fit un pas en avant, ce que sont devenus les membres du conseil de tutelle, institué par la sagesse du feu roi.

— Oui, Douglas, répéta encore le chevalier de Saint-Georges, du fond de son embarras ; mon bon et cher Douglas, réponds, que sont-ils devenus ?

— Je répondrai d’abord à ce qui touche la question de majorité, sire, commença Douglas.

Mais le roi l’interrompit, car l’indolence de sa nature n’excluait point en lui un esprit fin et vif.

— Mylord mon père, dit-il réfléchissez avant de parler, je vous prie. Il est malaisé d’exprimer l’opinion que peut-être vous avez sans manquer de respect à votre souverain…

Cela était si cruellement vrai que le vieillard courba la tête en silence.

— Je vais vous dire, moi, mylord, reprit Raoul, ce qu’est devenu le conseil de tutelle. Vous étiez six. Trois sont morts, et deux ont trahi…

— Il ne reste que toi, Douglas, acheva Jacques Stuart.

— C’est vrai, sire, dit le vieux baron, mais j’ai mon droit et je proteste. Faites-moi place, messieurs !

Les deux Coëtlogon s’écartèrent et le baron Douglas sortit de la chambre à pas lents. Jacques Stuart le suivit d’un regard triste et presque repentant.

— Marquons-nous un point ? demanda Drayton à Raoul.

— Tout dépend désormais de notre belle Cavalière, répondit le jeune vicomte. Laissons-la tenir notre jeu.

Sans affectation, il dépassa le roi pour aller serrer la main des deux messieurs Coëtlogon, ses compatriotes. Drayton s’éloigna de son côté. Jacques se trouva isolé en face de sa cousine.

— Êtes-vous contente Mary ? demanda-t-il à voix basse.

— Pas encore, sire, répondit la Cavalière qui, à coup sûr méritait pleinement son nom à ce moment par la fierté souveraine de sa pose et l’éclat inspiré de son regard.

— Autrefois, vous m’appeliez Jacques tout court, murmura le chevalier de Saint-Georges.

— Ce sont les rois, repartit Mary, que l’on désigne ainsi par leurs noms de baptême.

— Et pour vous, je ne suis pas un roi ?

— Si fait, sire, pour moi.

Elle appuya sur ce dernier mot.

— Mary, reprit Jacques en lui offrant la main pour la conduire à un siège, voilà déjà bien des jours que vous êtes aux environs de ma demeure ?

— Quinze jours, sire.

— Et vous m’avez privé du bonheur de vous voir !

— Sire, mes heures étaient comptées.

— Votre tâche était donc bien importante Mary ?

— La plus importante de toutes les tâches.

— À quoi vous occupiez-vous ?

— À préparer le voyage de Votre Majesté.

— Vous aussi ! s’écria Jacques. Mais tout le monde, alors !

— Tous ceux qui vous aiment, sire !

Le roi baissa les yeux sous le regard profond dont elle l’enveloppait, les paroles lui manquaient pour exprimer ce qui était en lui.

À l’autre bout de la vaste chambre, où l’éloignement des flambeaux et l’ardent foyer produisaient une ombre relative, Raoul, les deux Coëtlogon et Drayton suivaient cette scène avec une anxiété fiévreuse.

— Ah ! murmura Yves dont le jeune sang bouillait dans ses veines. Si j’étais le roi !

René lui serra la main, disant d’un ton étrange, plein de tendresse et aussi de menace :

— Frère, il vaut mieux que celui-là soit le roi.

— S’il n’en était pas ainsi, n’est-ce pas, prononça Yves d’un air sombre, nous aurions un espoir…

— Et nous serions rivaux, mon frère !

Leurs mains se séparèrent, mais ce ne fut qu’un instant.

Yves pressa René contre son cœur.

— Brave Drayton, disait Raoul, elle est venue à temps !

— Que Dieu me pardonne, répondit le maître de la garde-robe, d’avoir maudit si souvent la présence de la belle inconnue.

— Alors, reprit le chevalier de Saint-Georges, vous voulez que je parte, Mary ?

— Le roi seul a droit de dire : Je veux, répliqua la Cavalière.

— La reine… balbutia Jacques, mais il n’acheva pas et Mary Stuart garda le silence.

— Vicomte ! s’écria Jacques avec colère, pourquoi osâtes-vous, ce soir me cacher la présence de ma noble cousine ?

— J’obéissais aux ordres de milady, sire, repartit Raoul.

— Vous voyez bien que vous donnez des ordres, madame ! dit le roi plaintivement. Je souffre, et il est mal de me tenir rigueur Au nom du ciel, aimez-vous encore celui qui partageait vos jeux ?

— Je ne sais… répartit la Cavalière à voix basse.

Le roi fit un brusque mouvement.

— Je supplie Votre Majesté de rester ! poursuivit-elle. Je voudrais exprimer ce que je ressens avec exactitude. Je me souviens avec une reconnaissance affectueuse des bontés de mon compagnon d’enfance…

— N’est ce que cela, Mary ! s’écria Jacques au désespoir.

— Je respecte, continua-t-elle, et je plains aussi le prince exilé…

— N’est-ce que cela ! mon Dieu ! n’est-ce que cela !

— Mais, acheva lady Stuart relevant son visage superbe, JE N’AIMERAI JAMAIS QUE LE ROI !

Jacques tressaillit. Ses yeux brillèrent. Il se redressa, lui aussi, et si haut que sa tête domina celle de sa belle compagne.

— Je suis le roi, dit-il.

— De droit, sire.

— Je puis l’être de fait.

— Soyez-le donc ! s’écria-t-elle, épanouissant, comme si elle avait eu le don des fées, la suprême splendeur de sa beauté.

Ils se levèrent tous deux en même temps, mais Jacques se contint et fit sur lui-même un violent effort. À cette heure, il était roi.

— Madame, dit-il je ne feindrai point de me méprendre. Ce n’est pas pour vous que vous voulez le trône, c’est pour moi.

— Que Dieu vous récompense pour cette parole, sire ! murmura la Cavalière. Vous avez regardé au fond même de mon cœur !

— Un digne, un cher cœur, Mary ! Lisez aussi dans le mien, qui ne souhaite la couronne que pour la poser sur votre front bien-aimé.

Il appuya la main de lady Stuart contre ses lèvres, puis il se tourna vers le groupe anxieux qui attendait à l’autre bout de la chambre. Il y avait dans toute sa personne un changement si complet que Drayton se demandait de bonne foi s’il était bien éveillé.

— Vicomte, dit le chevalier de Saint-Georges à Raoul, nos chevaux sont ferrés à glace, je suppose !

— Oui, sire, répondit Raoul, étouffant une exclamation de joie.

— À quelle heure partons-nous, s’il vous plaît ?

— À minuit sire.

— Drayton, vous entendez. Que tout soit prêt… À bientôt, messieurs ; j’ai besoin d’être seul… Au revoir, madame.

Il s’éloigna d’un pas vif et la tête haute, après avoir adressé à lady Stuart un dernier regard qu’elle paya d’un sourire.

Jusqu’au moment où la portière retomba sur lui, tous restèrent inclinés ; mais aussitôt qu’il eut disparu, un formidable cri emplit la chambre :

— Dieu sauve le roi ! Stuart pour toujours !

Drayton se jeta dans les bras de Raoul. La Cavalière tendit ses deux belles mains aux Coëtlogon et dit :

— C’est le moment, messieurs. Chaque heure, désormais, va contenir autant de danger que de minutes. Je pars avec le roi. Me suivrez-vous ?

— Tant qu’il y aura une goutte de sang dans nos veines ! répondirent les deux jeunes gens d’une seule voix.

Yves ajouta en passant son bras autour du cou de son frère :

— Il y aura toujours deux poitrines entre la mort et celui qui est votre roi !

Drayton s’élança vers les appartements intérieurs pour commencer les préparatifs. Il dansait, il chantait, il était ivre. Raoul descendit aux écuries.

Comme il arrivait dans la cour, il entendit le bruit d’une dispute à la porte extérieure, que le valet de garde venait de refermer sur le nez d’un visiteur malencontreux.

— Malhonnête ! s’écriait celui-ci au travers de la porte, et il semblait à Raoul qu’il reconnaissait cette voix. Hérétique ! On dit pourtant que ton quart de roi va à la messe comme un homme ! Oses-tu bien laisser un chrétien dehors à pareille heure et par un temps pareil ! Chez nous, au moins, on ouvre à toute heure à ceux qui payent. Je te payerai, mécréant, s’il le faut ! Je veux parler au braconnier qui a nom M. Raoul, bandit !

— Nicaise ! s’écria le jeune vicomte en se hâtant vers la porte.

— Et je viens de la part de la Poupette, malfaiteur ! acheva le pauvre fatout dont la voix enrouée s’étranglait dans sa gorge.

— Mariole ! dit Raoul en poussant le valet et en ouvrant la porte lui-même.

Nicaise se précipita dans la cour, tête baissée, comme un bélier.

— Vous croyez donc que je n’avais pas peur, là, dehors, dit-il en secouant ses cheveux hérissés de givre, et froid, et tout ! Jarnigodiche ! quelle commission ! Des brigands, des loups, des serpents, des revenants… La forêt est pleine, quoi !

Raoul le saisit par le bras. Nicaise se démena comme un beau diable, criant :

— Lâchez-moi, l’homme ! C’est au braconnier que je veux parler !

— C’est moi, dit Raoul. Que me veux-tu ?

— Tiens, tiens ! C’est pourtant vrai ! Vous n’êtes point de moitié si bien habillé que ça quand vous venez au Lion-d’Or, hé, l’homme… Mais le diable est dans le pays, voilà qui est sûr, monseigneur.

— Parleras-tu, drôle !

— Drôle ! se récria Nicaise. La demoiselle Hélène m’en dit de dures, mais elle ne m’a point encore appelé comme ça. Drôle vous-même, ah ! mais !… Approchez voir votre oreille. Faut que la chose soit racontée tout bas.

Raoul se pencha vers lui. Nicaise poursuivit confidentiellement :

— Je n’aurais point cru que je serais devenu si hardi, non ! Une heure de course dans la forêt, car je me suis perdu à la fourche d’Ambault… Je n’y voyais plus, tant j’avais peur… Mais je marchais tout de même, malgré les revenants, les loups, les vipères, les assassins, les chouettes et tout ce que j’ai vu !

Raoul se redressa.

— Approchez voir, reprit le fatout. Vous êtes donc un gentilhomme, vous, à présent ?

Il ajouta quelques mots à l’oreille de Raoul, qui cria aussitôt :

— Holà, Tom ! un cheval ! et un bon ! tout de suite !

L’instant d’après, il sautait en selle et allait piquer des deux quand la voix suppliante du fatout le retint.

— Croyez-vous donc que je vas retourner à pied, tout seul ! criait le malheureux Nicaise. Et qui donnera à boire aux ménétriers ? La demoiselle peut-elle se passer de moi si longtemps ? Et je voudrais tâter M. Ledoux, un petit peu, pour savoir si ce n’est rien que les écus qui lui tiennent au cœur. On aura trempé la soupe sans moi, c’est sûr. Et les loups, et les couleuvres, et les brigands, et les esprits…

— Monte ! ordonna Raoul, qui l’enleva par le bras.

Nicaise se mit en croupe. Raoul piqua des deux.

— Maintenant, dit ce dernier, je te lance dans une fondrière si tu me romps encore les oreilles !

Le cheval avait pris le galop. Pendant les premières minutes, Nicaise se tint tranquille, par crainte de la fondrière ; mais Raoul le sentit bientôt s’agiter derrière lui et l’entendit geindre comme un malheureux disant :

— Un loup, là-bas, l’homme ! Détournez un peu votre tête… un voleur, sur la droite, ici, avec son mousquet qui est long comme une perche, aussi vrai que je tâche de faire mon salut ! Je n’y réussis peut-être pas, grand pécheur que je suis !… une couleuvre, mon saint patron ! non ! c’est du bois mort… Est-ce que vous êtes hérétique, vous, sauf le respect ? Ça me poursuivrait loin l’idée d’avoir embrassé un excommunié pendant un demi-heure de chemin. Holà ! ho ! une femme habillée avec un drap blanc !…

— Vas-tu te taire, misérable ! cria Raoul.

— C’était un tronc de bouleau, se reprit le fatout. À quoi ça sert que les troncs de bouleau font toujours peur au monde ? Sûr et certain que je ne suis pas un poltron, puisque je ne suis pas tombé mort de frayeur en route.

— Avait-elle l’air bien en peine ? demanda le jeune vicomte.

— Qui ? la femme habillée de blanc ?…

— Mariole.

— La Poupette ? Pour ça, oui ! Elle voulait venir elle-même… Que je sois puni, si je n’ai pas vu briller un canon de mousquet !

Raoul ne répondit pas, cette fois, mais ses éperons labourèrent les flancs du cheval, qui se mit à fuir ventre à terre. Bien lui en prit. Une lueur éclaira la nuit noire et une retentissante explosion roula sous bois d’écho en écho.

— Es-tu blessé, garçon ? demanda Raoul. Je n’ai pas entendu la balle.

Au lieu de répondre, Nicaise, qui était fort, sans s’en douter peut-être, le serra si désespérément que Raoul en perdit presque la respiration.

— Jésus ! Vierge Marie ! saint patron ! pria-t-il en un crescendo de ferveur, un vrai bandit, celui-là ! de la vraie poudre ! et jamais je n’ai ouï un tapage pareil ! Ah ! ah ! je parlais des brigands sans y croire ! Je n’ai pas eu peur, l’homme, puisque j’ai tenu bon. C’est égal ! si jamais je cours la forêt la nuit. Le feu de l’enfer, pour le coup ! Qu’est-ce que c’est que cela, grand bon Dieu du ciel !

Raoul venait d’arrêter court son cheval écumant. Cela, c’était l’auberge même du Lion-d’Or, dont toutes les fenêtres étaient éclairées pour la noce et que le pauvre fatout, dans son trouble, prenait pour un incendie. Des bruits joyeux s’échappaient pourtant par toutes les croisées.

— Descends ! ordonna Raoul.

Nicaise, rendu à lui-même, se donna un sérieux coup de poing sur la tête, ce qui était sa manière de prendre le deuil.

— Coquin de sort ! dit-il en se laissant glisser jusqu’à terre. C’est la noce. Une cérémonie qu’est belle tout de même ! Ah ! si aussi bien c’était moi qui s’épousait avec la demoiselle ! Restez là, l’homme, je vas vous envoyer la Poupette.

Le Lion-d’Or riait, chantait, dansait. La porte s’ouvrit, laissa échapper une longue traînée de lumière, puis se referma. Raoul attacha son cheval à un arbre et serra son manteau autour de ses reins pour arpenter à grands pas la route blanche de neige.