La Chasse aux lions/02

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C. Delagrave (p. 13-38).


II

IBRAHIM


De tous côtés on se sauvait. — le caïd en tête et le chaouch en queue. On fermait les portes des boutiques, on invoquait Allah, on se cachait comme on pouvait. Les hommes hurlaient, les femmes pleuraient, les chiens aboyaient, tout le monde avait l’air sens dessus dessous.

La veuve Mouilletrou elle-même prit la parole et dit :

« Mes enfants, c’est pas tout ça. Le lion va venir. Vous ne comptez pas sans doute que je vais laisser ma boutique ouverte pour lui offrir un mêlé-cass ?… Allez-vous-en tout à fait ou rentrez ! Je vais fermer la porte. »

Pitou répondit :

« Madame Mouilletrou, c’est bien parlé. Je rentre, et nous allons fermer. »

Mais moi, ça m’humilia. Je dis à mon tour :

« Pitou, tu peux rester. Moi, je vais voir comme c’est fait, un lion.

— Pas possible ! » cria Pitou étonné.

Je répliquai :

« Si possible, Pitou, que c’est vrai. »

Il me dit encore :

« Tu me lâches donc ?

— Ce n’est pas moi qui te lâche, Pitou, c’est toi qui me lâches ; et l’on dira dans tout l’univers, quand on saura ce qui s’est passé : « Ce n’est pas Dumanet qui a lâché Pitou, en face du lion, c’est Pitou qui a lâché Dumanet. »

Pitou serra les poings.

« Alors, ça serait donc pour dire que je suis un lâche, Dumanet ! Ah ! vrai ! je n’aurais jamais cru ça de toi.

— Mais non, Pitou, tu ne seras pas un lâche, mais un lâcheur ; c’est bien différent. »

Il se jeta dans mes bras.

« Ah ! tiens, Dumanet, c’est toi qui n’as pas de cœur, de dire de pareilles choses à un ami !

— Alors tu viens avec moi ?

— Pardi ! »

À ce moment, un bruit qui ressemblait à celui du tonnerre se fit entendre dans la vallée, du côté de la montagne. La veuve Mouilletrou, toujours pressée de fermer sa porte, nous dit :

« Ah çà, voyons, entrez-vous ou sortez-vous, paire de blancs-becs ? Vous n’entendez donc pas le rugissement du lion ? »

En effet, c’était bien ça.

« Pour lors, dit Pitou, rentrons. »

Mais il était trop tard. La mère Mouilletrou avait fermé sa cambuse et ne l’aurait pas rouverte pour trente sacs de pommes de terre.

Alors je dis :

« Pitou, le gueux va descendre. Allons chercher nos fusils à la caserne. »

Il me suivit. Nous chargeâmes nos fusils et nous remontâmes jusqu’au bout du village. On n’entendait plus rien, rien de rien, oh ! mais ! ce qui s’appelle rien. Le gueux, qui avait fait peur à tout le monde, ne disait plus rien. Quant aux hommes, aux femmes et aux autres bêtes, ils ne remuaient pas plus que des marmottes en hiver.

Alors Pitou me dit :

« La nuit va venir, Dumanet… Rentrons ! »

Je répondis :

« Pitou, le sergent nous a vus charger nos fusils pour tuer le lion. Si nous rentrons sans l’avoir tué, on dira : « Ce Pitou, ce Dumanet, ça fait de l’embarras ; ça veut tuer les lions comme des lapins, et ça revient au bout d’un quart d’heure ; ça se donne pour des guerriers de fort calibre, et c’est tout bonnement des farceurs, des propres à rien, des rien du tout, des rossards, quoi ! » Et nous serons déshonorés. »

Pitou soufflait comme un phoque, mais il ne disait rien.

Je l’entrepris encore :

« Pitou, ça ne te ferait donc rien d’être déshonoré ?

— Ah ! tiens, ne me parle pas de ça, Dumanet ! Ça me fait monter le sang aux yeux. Déshonorés, moi Pitou et toi Dumanet ! Et la mère Pitou, tu ne la connais pas, mais je la connais, moi ! Et c’est une brave femme, va ! La mère Pitou, qui m’a nourri de son lait quand je ne lui étais de rien. — car ma mère est morte le jour de ma naissance, et mon père, qui s’appelait Pitou, n’était qu’un cousin germain, et il est mort trois mois auparavant en coupant un arbre qui lui tomba sur la tête et le tua raide, — la mère Pitou dirait : « Il s’est déshonoré, mon Pitou, mon petit Pitou que j’aimais tant, que j’avais élevé avec les miens, que je voulais donner en mariage à ma petite Jeanne, quand il serait revenu d’Alger et qu’il aurait pris Abd-el-Kader ! » Ah ! tiens, Dumanet, ce n’est pas beau ce que tu dis là, et si ce n’était pas toi, oh ! si ce n’était pas toi !… »

Il serrait les poings et il avait envie de pleurer.

Je lui dis :

« Tu vois bien, Pitou, tu ne pourrais pas vivre si tu étais déshonoré !

— Eh bien, qu’est-ce qu’il faut faire pour ne pas être… ce que tu dis ! »

Je répliquai :

« Pitou, le lion nous attend, c’est certain. La preuve, c’est qu’il ne dit plus rien.

— Eh bien, dit Pitou, s’il veut nous attendre, qu’il attende ! Est-ce que nous sommes à ses ordres ?

— Pitou, mon petit Pitou, encore cinq cents pas hors du village !

— Cinq cents ? Pas un de plus ?

— Je t’en donne ma parole, foi de Dumanet !

— Puisque c’est comme ça, marchons ! »

Et, de fait, nous marchâmes comme des braves que nous étions : car il ne faut pas croire que Pitou, parce qu’il s’arrêtait de temps en temps pour réfléchir, ne fût pas aussi brave qu’un autre. Ah non ! au contraire !… Seulement, comme disait le capitaine Chambard, il n’était pas téméraire. Que voulez-vous ? tout le monde ne peut pas être téméraire ; et si tout le monde était téméraire, la terre ne serait plus habitable, et la lune non plus, parce que les téméraires qu’il y aurait de trop sur la terre voudraient monter dans la lune.

Pour lors, Pitou et moi, nous prîmes le chemin de la vallée et de la montagne. Moi, j’allais en avant comme un guerrier : Pitou, lui, comptait les pas comme un conducteur des ponts et chaussées.

On n’entendait rien. Toutes les bêtes de la nature dormaient ou faisaient semblant de dormir. La lune se levait dans le ciel, derrière la montagne. Pitou, qui avait compté ses cinq cents pas, s’arrêta sous un vieux chêne et me dit tout bas, comme s’il avait eu peur d’éveiller quelqu’un :

« Dumanet, c’est fini. Allons-nous-en. Il n’y a personne. »

Je répondis bien haut :

« Pitou, encore un kilomètre !

— Non.

— Un petit kilomètre ! le plus petit de tous les kilomètres ! »

Il répliqua d’une voix ferme :

« Pas même un décamètre. Dumanet ! Pitou n’a qu’une parole ! et Pitou Jacques a donné sa parole à Jacques Pitou de ne pas le mener plus loin que cinq cents pas. »

Tout à coup, dans le haut du chêne, une voix cria :

« Allah ! Allah ! Allah !

— Allons, bon ! dit Pitou, encore une autre affaire. Voilà quelque moricaud en détresse. »

Au même instant, nous entendîmes un bruit de feuilles froissées et de branches cassées. Un Arabe vint tomber à nos pieds.

Il tomba, je veux dire qu’il descendit de branche en branche, mais si vite que Pitou eut à peine le temps de s’écarter : autrement il lui aurait cogné la tête.

L’Arabe se releva et dit en montrant la forêt :

« Il est parti !

— Qui ? demanda Pitou.

— Celui que vous cherchez, le brigand qui a mangé ma femme et mes deux vaches, le sidi lion enfin. »

Je demandai :

« Comment sais-tu qu’il est parti ? »

L’Arabe se roula la face contre terre en s’arrachant la barbe.

« Ah ! dit-il, je l’ai vu et je l’ai suivi pendant qu’il tenait ma pauvre femme Fatma dans ses dents. Allah ! Allah ! Comme elle criait ! »

Et il nous raconta son malheur.

« Je revenais avec Fatma et le bourricot qui portaient chacun sa charge de bois… »

Pitou prit la parole :

« Et toi, qu’est-ce que tu portais ? »

L’Arabe le regarda très étonné et répondit :

« Moi ?… je ne portais rien.

— Alors tu étais comme l’autre dans la chanson de Malbrouck ?

— Malbrouck ?… connais pas… Un Roumi peut-être ?

— Oui, un seigneur Roumi que ses amis enterrèrent dans le temps. L’un portait son grand casque, l’autre portait son grand sabre, l’autre portait sa cuirasse et l’autre ne portait rien… Va, va toujours… Alors tu suivais Fatma et le bourricot ?

— Je ne les suivais pas, dit l’Arabe ; je les faisais marcher devant moi.

— Ça, dit Pitou, c’est bien différent… Alors le lion est venu, et il a emporté ta femme et ton bourricot ?

— Oh ! ma femme seulement, parce que le bourricot a jeté sa charge de bois et s’est sauvé dans la forêt ; mais le brigand saura bien l’y retrouver demain. Pauvre bourricot ! pauvre bon bourricot ! je l’aimais tant !… Je l’avais appelé Ali, du nom du gendre du Prophète !… Ali, mon pauvre Ali, je l’avais acheté cinq douros, et il m’en rapportait deux par semaine ! »

L’Arabe pleurait et criait.

Alors je demandai :

« Mais toi, qu’est-ce que tu as dit, quand tu as vu qu’il emportait ta femme ?

— Moi !… ce que j’ai dit ?… Je suis monté sur le chêne et je lui ai crié à travers les branches : « Coquin ! scélérat ! assassin ! » Et pendant que j’entendais craquer sous ses dents les os de ma pauvre Fatma, j’ai prié Allah d’accorder à son fidèle serviteur que le brigand fût étranglé par un de ces os bien-aimés… Qu’est-ce que je pouvais lui faire avec mon bâton ?

— Ça, dit Pitou, c’est vrai. On fait ce qu’on peut, on ne fait pas ce qu’on veut… Allons, Dumanet, allons-nous-en. »

Mais moi, je n’étais pas pressé. Pendant que l’Arabe parlait, j’avais senti, comme dit l’autre, pousser une idée sous mon képi… Les idées, vous savez, ça ne pousse pas tous les jours ; c’est comme le blé, il y a des saisons pour ça. Mais quand elles sont mûres, il faut les cueillir tout de suite. Au bout d’un mois, elles ne valent plus rien.

Je dis donc à l’Arabe :

« Comment t’appelles-tu ?

— Ibrahim, de la tribu des Ouled-Ismaïl.

— Eh bien, Ibrahim, qu’est-ce que tu vas faire, maintenant que tu as perdu ta femme et ton bourricot ? »

L’Arabe leva les mains au ciel.

« Est-ce que je sais, moi ?… Ce qu’Allah voudra… Pauvre Fatma ! Pauvre Ali ! Elle m’avait coûté vingt-cinq douros, et lui cinq seulement ; mais il faisait autant d’ouvrage qu’elle ; seulement, elle valait mieux pour le couscoussou. »

Je dis encore :

« Pitou, qu’est-ce que tu as d’argent dans ton sac ?

— Sept francs, Dumanet.

— Les mêmes sept francs que la mère Pitou et sa fille t’envoyèrent le mois dernier ?

— Les mêmes, Dumanet, avec deux portraits.

— Le sien et celui de sa fille ?

— Mais non, Dumanet, mais non ! que tu es bête… Le portrait de Louis-Philippe sur la pièce de cinq francs et le portrait de Charles X sur la pièce de quarante sous.

— Tu regardes donc le portrait de tes rois ?

— Parbleu ! quand j’ai fini d’astiquer, qu’est-ce que tu veux que je fasse ?… J’observe.

— Ah ! tu observes ! Ah ! bigre ! tu ne m’avais jamais dit ça, Pitou !

— Parce que tu ne me l’avais jamais demandé.

— Alors, Pitou, puisque tu es un observateur, tu dois avoir observé que j’ai quelque chose à te proposer. »

Il secoua la tête.

« Dumanet, Dumanet, je me méfie. Toutes les fois que tu m’as proposé quelque chose, c’était un nouveau moyen de nous casser le cou. Te rappelles-tu le jour où tu voulais faire avec moi le tour du Panthéon, à Paris, debout sur la balustrade, qui est à six cent cinquante pieds du pavé ?

— Six cent cinquante pieds, Pitou ?

— Ou trois cent cinquante ; est-ce que je sais, moi ? Enfin on mettrait cent cinquante Pitou bout à bout, chacun le pied droit sur la tête d’un autre Pitou et les bras étendus comme le génie de la Bastille, avant que le dernier Pitou pût poser sa main sur la balustrade : ça suffit, n’est-ce pas ?… Enfin, tu dis qu’il fallait monter, que les autres n’y montaient pas ; que le sergent Merluchon du 6e léger n’avait jamais osé, qu’il fallait oser ce que n’osait pas Merluchon ; qu’il fallait montrer au 6e léger ce que le 7e de ligne savait faire… est-ce que je sais, moi ? Quand il s’agit de faire une bêtise, tu parles comme un livre. Alors moi, qui suis bon enfant, je voulus faire comme toi et pas comme le sergent Merluchon ; nous montâmes tous deux sur la balustrade et nous commençâmes la tournée… Jolie tournée, ma foi ! Mon Dumanet, dès le premier pas, faisait le seigneur et l’homme d’importance ; on aurait dit un colonel de carabiniers ; il chantait de toutes ses forces la jolie chanson :

Y avait un conscrit de Corbeil
Qui n’eut jamais son pareil.

« Moi, pendant ce temps, je regardais la place du Panthéon, où les hommes me faisaient l’effet d’être gros comme des rats et les chevaux comme des chats, et je pensais entre moi : « Tonnerre de mille bombardes ! que c’est haut ! » Les trois cent cinquante pieds que tu dis me faisaient l’effet d’avoir soixante pouces de hauteur. Tout à coup, je vois mon Dumanet, qui chantait toujours en regardant de quel côté la lune se lèverait le soir, et qui va poser son pied dans le vide… Ah ! tiens, Dumanet, ça me fait frémir quand j’y pense !… »

Je répliquai :

« Oh ! toi, Pitou, quand tu frémis, ça ne compte pas ; tu es par nature aussi frémissant qu’une langouste… et même j’ai connu des langoustes qui ne te valaient pas pour la frémissure… Et puis, veux-tu que je te dise la fin de ton histoire ? Eh bien, voilà, tu n’as fait ni une ni deux, et comme j’allais tomber en dehors sur la place et m’écraser comme un fromage mou, tu m’as poussé si fort en dedans contre la muraille, que je me suis cogné le nez, qui en a saigné pendant cinq minutes, et que ma tunique s’est déchirée au coude, ce qui m’a fait donner quatre jours de salle de police en rentrant… moyennant quoi tu as sauvé la vie d’un chrétien et d’un ami, mon vieux Pitou. Eh bien ! est-ce que tu en as des regrets ? »

Pitou répondit :

« Je ne regrette rien, Dumanet : tu es un mauvais cœur de me dire que je regrette d’avoir fait saigner le nez d’un ami et déchiré sa tunique… Ce n’est pas moi qui t’aurais jamais dit ça, Dumanet !… D’ailleurs, ce n’est pas pour toi que j’ai fait ça…

— Et pour qui donc, Pitou ? »

Il se gratta la tête d’un air embarrassé.

« Pour moi, Dumanet ! pour le fils de la mère Pitou ! Est-ce que tu crois que ça aurait été une chose à dire en rentrant à la caserne : « J’ai perdu Dumanet. — Qu’est-ce que tu en as fait ? — Je l’ai laissé tomber du haut du Panthéon sur la place. — Tu ne pouvais donc pas le retenir ? Tu es donc une moule ?… » — Tu comprends, ça m’aurait embêté. Toute ma vie, j’aurais pensé : C’est vrai, je suis une moule, et Dumanet, qui est là-haut en purgatoire, où certainement il doit s’ennuyer sans moi, doit se dire : « C’est la faute de Pitou : si Pitou n’était pas une moule, je ne serais pas là tout seul à tourner mes pouces en l’attendant ! » Tu comprends, Dumanet, savoir qu’un ami va tourner ses pouces vingt-quatre heures par jour en vous attendant pendant trente ans et peut-être davantage, ce n’est pas régalant, pas vrai ? »

Je dis encore :

« Mon vieux Pitou (je l’appelais vieux, quoiqu’il eût vingt-cinq ans comme moi), mon vieux Pitou, tu es une vieille bête ! »

Il répondit tranquillement :

« Je le sais bien, Dumanet.

— Oui, une vieille bête, mais la meilleure des plus vieilles bêtes de tout le 7e de ligne.

— Je le sais bien. Tu me l’as dit assez souvent ! Mais ce n’est pas tout ça, Dumanet ; il est tard, il faut rentrer. »

Alors moi :

« Oui, mon vieux Pitou, il faut rentrer ; mais, comme tu dis, ce n’est pas tout ça. Nous sommes sortis pour nous couvrir de gloire, Pitou, et nous allons rentrer…

— Couverts de pluie, » ajouta Pitou.

En effet, il pleuvait déjà un peu, et le tonnerre commençait à rouler dans les montagnes.

« Et ça te suffit ?

— Mais, Dumanet, qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ? Est-ce que je peux parer la pluie en faisant le moulinet avec mon briquet ?

— Ça, non : je t’obtempère.

— Je ne peux qu’aller me sécher à la caserne.

— Je t’obtempère encore plus.

— Eh bien, dit Pitou, puisque c’est ainsi et que tu m’obtempères deux fois, j’y vas. »

Il y allait, le bon garçon, en prenant son chemin par pointe et marchant d’un pas relevé. Mais je le retins et lui dis :

« Écoute-moi, Pitou. »

Et comme il continuait de marcher :

« Après, tu feras ce que tu voudras.

— Oui, oui, tu dis ça, et après tu me fais faire tout ce que tu veux. »

Cependant il ralentit le pas.

« Tu vois, mon vieux Pitou, nous avons promis de tuer le lion et nous ne l’avons pas tué.

— Pour ça, répliqua Pitou, il aurait fallu d’abord le voir.

— Tu as raison, Pitou, toujours raison. J’ai toujours pensé que tu étais un observateur… Eh bien, Pitou, si nous ne voyons pas le lion, c’est parce qu’il se cache.

— Crois-tu ?

— J’en suis sûr. Et s’il se cache, c’est parce qu’il a peur.

— Oh ! peur !…

— Oui, peur. Il a entendu dire dans son quartier que Pitou et Dumanet allaient se mettre à sa poursuite : il s’est sauvé.

— Laisse-le faire. Nous n’avons pas besoin de courir après la mauvaise société.

— Enfin, voilà ! Mais si l’on raconte chez la mère Mouilletrou que la mauvaise société, comme qui dirait le lion, a couru sur nous et que nous sommes revenus au galop, nous devant et lui derrière, sais-tu que ça ne nous ferait pas honneur ? »

Pitou réfléchit et répliqua :

« Mon Dieu ! Dumanet, tu m’impatientes. Courir, courir devant, courir derrière, courir dessus, courir dessous, courir à droite, courir à gauche, c’est toujours courir. Manger à midi, manger à trois heures, c’est toujours manger.

— Comme ça, tu veux qu’on se moque du fils de la mère Pitou ? »

Il se redressa.

« Qu’il vienne donc un peu, celui qui voudra se moquer du fils Pitou ! Qu’il vienne ! Et je lui envoie sur le nez la plus belle gifle de tout le 7e de ligne ! »

Il était tout à fait en colère.

« Où est-il donc ? Fais-le-moi voir un peu, ce malin ! Je vais te lui aplatir le nez sur les joues de façon qu’il ne pourra plus prendre une prise de toute sa vie, quand même il vivrait sept cent cinquante ans et vingt-sept jours, comme le vieux Mathusalem, qui la connaissait dans les coins. »

Je dis encore :

« Eh bien, Pitou, en cherchant bien, je ne vois plus qu’un moyen de couper la langue aux bavards. C’est de retourner demain à la recherche du lion.

— Mais puisqu’il s’est sauvé, Dumanet !

— Il s’est sauvé sans se sauver, mon vieux Pitou, comme faisait Abd-el-Kader. Il faisait semblant de se sauver, mais il ne se sauvait pas du tout, le gueux ! Il allait et venait d’Oran à Constantine, en passant tout le long d’Alger, voilà tout.

— Et tu dis qu’à moins de ça nous n’en serons pas quittes et que les camarades croiront que nous sommes des…

— Justement, mon vieux Pitou. Est-ce que tu serais homme à souffrir ça ?

— Moi, Dumanet ? Ah ! tonnerre et tremblement ! tu ne me connais pas ! »

Au contraire, je le connaissais bien. Il ajouta :

« Mais si le lion va et vient, comment le trouverons-nous ? Est-ce que nous allons passer toutes les nuits à l’attendre ? En hiver, les nuits sont froides. »

Je répondis (et c’était l’idée qui avait poussé un quart d’heure auparavant sous mon képi) :

« Ibrahim nous montrera le chemin. »

L’Arabe, qui n’avait rien dit depuis longtemps, répliqua :

« Non !

— Comment, non ! tu ne veux pas venir tuer le gueux qui t’a mangé ta Fatma ? »

Il poussa un soupir et dit :

« Pauvre Fatma ! Elle avait des yeux de gazelle et elle faisait si bien le couscoussou ! »

Puis, après réflexion :

« Mais c’est justement parce qu’il a mangé Fatma que j’ai peur qu’il ne me mange, moi aussi, à mon tour. »

Pitou me dit tout bas :

« Ibrahim a peur qu’il n’ait pris goût à la famille. »

Ça, c’était bien possible.

Je tournai, je retournai l’Arabe de tous les côtés, je ne pus jamais le décider. À la fin je lui dis :

« Ibrahim ! Et ton bourricot ? est-ce que tu vas le laisser là dans la forêt ? »

Alors il se roula par terre, arracha son turban, couvrit sa tête de boue et s’écria :

« Ali ! Ali ! mon pauvre Ali ! je ne te reverrai plus ! Ali de mes yeux ! Ali de mon cœur ! Ali miséricordieux ! Ali, fils des étoiles ! pauvre Ali qui chantais le matin comme le rossignol chante le soir, et dont la voix retentissait dans les montagnes comme celle du muezzin sur le haut de la mosquée quand il invite les fidèles à la prière ! »

Tout à coup, il s’interrompit. Nous entendîmes braire au loin. On aurait dit un appel du pauvre âne à son maître. Ibrahim cria :

« Le voilà ! le voilà ! Je l’entends galoper de ce côté. Venez avec moi ! »

J’allais courir avec lui, mais Pitou me retint par la manche.

« Attends un peu, dit-il. Je suis sûr que le bourricot n’est pas seul… »

Il posa l’oreille à terre, se releva doucement, fit signe à l’Arabe, qui s’était arrêté pour le regarder, et nous dit à tous deux dans l’oreille :

« Il y a quelqu’un derrière le bourricot ! »

Je répondis :

« Ah ! Il y a quelqu’un ?… »

Et je m’arrêtai net comme si j’avais vu un mur de trois cents pieds de hauteur sur quarante kilomètres de largeur.

Vous savez… quand on se promène à une demi-lieue de Clermont, qui est une jolie ville (on voit le Puy de Dôme d’en bas), quand il fait nuit et qu’on entend braire et galoper un âne, vous dites : « Voilà qui est bon, l’âne a cassé sa corde et s’est sauvé, et le propriétaire court après… il n’en est que ça… » Vous attendez l’âne au passage pour le ramener au propriétaire, si vous êtes bon enfant, ou pour rire de bon cœur en les entendant galoper l’un derrière l’autre… Ça va bien, vous pouvez rire pendant un heureux quart sans vous faire de mal… Mais si vous êtes en Afrique, dans la forêt, à cinquante lieues d’Alger, si vous savez qu’à l’endroit où vous allumez votre cigarette le lion a passé il n’y a pas une heure, si l’Arabe vous dit qu’il a mangé sa femme, si l’ami Pitou, qui ne s’effraye pas facilement quoiqu’il prenne toujours ses précautions, met l’oreille à terre et vous dit : « J’entends bien braire l’âne, mais j’entends quelqu’un derrière lui, » alors, oh ! alors… on a beau être le fusilier Dumanet de la 2e du 3e du fameux 7e de ligne, surnommé par son colonel le régiment de bronze, on est taquiné dans le fond des entrailles.

Pendant que je pensais à ça et que j’écoutais braire le bourricot, voilà que tout à coup la pauvre bête ne dit plus rien et continue à courir.

Alors j’entendis les pas lourds de celui qui trottait derrière. Il ne pleuvait plus. Le nuage qui couvrait la lune s’écarta, et Pitou, me serrant fortement le bras, me dit à voix basse en armant son fusil : « Tiens, Dumanet, tu as voulu le voir : le voilà ! »

C’était bien lui. Il descendait la côte, à trente pas, mais séparé de nous par un précipice de plus de six cents pieds coupé aussi droit qu’un I dans la montagne. Pour descendre au bas de la côte et remonter jusqu’à nous de l’autre côté, il avait plus d’un quart de lieue à faire, presque une demi-lieue.

Ça, c’était rassurant pour nous, mais pas pour le bourricot, qui ne braillait plus, oh ! non, mais qui galopait, galopait, galopait ! Je n’aurais jamais cru, foi de Dumanet, qu’un bourricot fût si galopeur que ça !

Quant à l’autre, celui qui courait derrière, il ne galopait pas, lui ! Il trottait seulement, à la façon des gros chevaux boulonnais qui traînent les camions hors des gares, et qui ressemblent à des locomotives à quatre pattes. Personne ne voudrait se mettre en travers, de peur d’être brisé d’un coup de poitrail. On entendait ses lourdes pattes tomber deux par deux sur les feuilles sèches. Au clair de lune, on le voyait faire des pas énormes, de six pieds chacun pour le moins.

Je me retournai pendant une seconde et je demandai :

« Ibrahim, est-ce bien ton lion ? »

Mais l’Arabe ne répondit pas. Il grimpait dans le chêne, le bon moricaud, et il allait être aux premières loges pour voir comment nous nous tirerions d’affaire, Pitou et moi.

Voyant ça, je fus indigné et je lui criai :

« Holà ! hé ! Ibrahim ! Est-ce qu’ils sont tous faits comme toi dans le pays des Ouled-Ismaïl ? »

Pitou me dit tranquillement :

« Tais-toi donc, Dumanet ? Veux-tu avertir l’autre que nous sommes là ? »

Quant à l’Arabe, il cria du haut de son arbre :

« Visez bien le gueux ! et surtout tâchez de ne pas le manquer et de ne pas attraper mon pauvre bourricot ! il m’a coûté cinq douros, le cher ami ! cinq douros ! cinq douros ! cinq douros ! »

Je crois qu’il pleurait dans le haut du chêne, mais je n’eus pas le temps d’aller voir.

Je dis à Pitou :

« Du train dont ils vont, le lion et le bourricot, nous allons les voir paraître dans trois minutes.

— À peu près, rétorqua Pitou. Si j’avais ma montre, je te le dirais, mais elle est en réparation chez l’horloger de la rue aux Ours, à Paris. »

Je répondis :

« Ça ne fait rien, Pitou… suffit de savoir que ta montre est en réparation : moi, la mienne est au clou, chez un juif d’Alger…

— Au clou ?

— Ou en pension chez le juif, si tu préfères. Absolument comme une jeune personne. Il faudra payer dix francs pour la retirer.

— Dix francs, Dumanet !

— Dix francs, mon vieux Pitou, et il m’a prêté trois francs pour trois mois !

— Oh ! dit Pitou indigné.

— Et quand je pense que le grand-père de ce vieux juif a crucifié Notre-Seigneur Jésus-Christ à Jérusalem, ah ! tiens, ça me fait encore plus de peine de donner mes dix francs… Mais ne parlons plus de ça. Le camarade va venir. Il devrait déjà être là… À propos, je n’entends plus rien. Est-ce qu’il serait déjà occupé à manger le bourricot, là-bas dans le fond ?

— Probable, » répondit Pitou.

Je répliquai :

« Oui, probable, mais pas sûr. Allons voir.

— Ça, dit Pitou, c’est interdit par les règlements. Nous sommes bien sur le plateau : nous voyons clair, nous pouvons viser, restons-y. »

Je commençai :

« Pitou, il n’y a pas d’heure ni de règlement pour les braves. Si le capitaine Chambard était là… »

Mais, avant que je pusse dire ce qu’aurait fait le capitaine Chambard, un rugissement terrible remplit toute la vallée, comme sur la montagne, et me glaça dans la moelle des os…

Oh ! mon Dieu, oui, me glaça… ne riez pas, vous autres ! Là où le fusilier Dumanet de la 2e du 3e du 7e léger avait froid, mille millions de tonnerres et cent trente-cinq milles bombardes ! vous n’auriez pas eu chaud, c’est moi qui vous le dis !

Pitou fit simplement :

« Attention, Dumanet ! change ta capsule ! mets un genou en terre, appuie-toi bien contre le chêne : dans une minute ça sera fini. »

On aurait cru, sur ma parole, que nous allions nous faire arracher chacun une dent.

Pitou me dit encore :

« Veux-tu tirer le premier ? »

Je rétorquai :

« Ça, mon vieux Pitou, je n’osais pas te le demander. Je suis si sûr de mon coup, qu’à trente pas, si je voyais clair, je parierais de l’attraper dans l’œil droit.

— Ah ! dit Pitou, c’est étonnant. »

Je répliquai :

« Nous sommes tous comme ça dans la famille des Dumanet, du village de Dardenac, tout près de Libourne.

— Eh bien, dans la famille des Pitou, près d’Issoire, on n’est pas comme ça ; on n’est sûr de son coup qu’à trois pas.

— C’est un don de nature, ça, mon vieux Pitou.

— Faut croire. »

Tout à coup, un second rugissement se fit entendre près de nous. Au même instant, la lune écarta les nuages, et nous vîmes sur la côte en face le bourricot qui remontait au petit pas, d’un air fatigué, comme un élève de l’école primaire qu’on ramène malgré lui en classe.

Ibrahim, qui le voyait comme nous du haut de son arbre, lui cria :

« Ali ! Ali ! »

Le pauvre bourricot essaya de braire ; mais il n’eut pas plutôt crié « Hi-han ! Hi-han ! » que sa voix s’arrêta dans son gosier, comme si on lui avait tiré les oreilles pour l’avertir de se taire.

« Pas naturel, ça, dit Pitou. Pas naturel du tout ! Quand on a une si belle voix, on aime à se faire entendre. »

Je répondis :

« Faut croire qu’il est modeste… Avec tout ça, je ne vois pas le lion. »

Alors Ibrahim cria du haut de son arbre :

« Je le vois, moi, ce coquin, ce brigand, ce scélérat, ce caffir ! Je le vois. Il marche à côté de mon pauvre bourricot, et il l’emmène chez lui pour le manger demain. »

C’était vrai. Le lion marchait à côté du bourricot comme l’ânier à côté de l’âne. On aurait cru qu’il lui parlait à l’oreille et qu’il lui donnait des conseils. La pauvre bête faisait semblant d’écouter et s’en allait doucement au petit trot, remontant la côte.

Je mis le lion en joue et j’allais tirer. Tout à coup Ibrahim cria :

« Ne tire pas ; tu vas tuer mon pauvre Ali ! »

Et Pitou ajouta :

« Tiens, voilà que l’obscurité revient. Vas-tu tirer au hasard ? »

Les nuages recouvraient la lune. Je dis :

« Pitou, j’allais me signaler. Tu m’en empêches ; ce n’est pas bien. »

Il me rétorqua :

« Dumanet, tu te signaleras un autre jour. Suffit que nous savons où est le lion et que nous viendrons le chercher demain ou après-demain. N’est-ce pas, Ibrahim ? »

Alors l’Arabe, à qui la vue de son bourricot avait rendu l’envie de tuer le lion, descendit de son arbre et nous dit :

« C’est moi qui vous conduirai.

— Quand ça ? demanda Pitou.

— Demain, répondit l’Arabe. Demain nous viendrons ensemble dans la forêt. J’appellerai mon pauvre Ali. Il connaît ma voix comme je connais la sienne. S’il est vivant, il me répondra. »

Je demandai en riant :

« Que vas-tu lui dire ? »

Il me répliqua :

« Je lui dirai : « Ali, où es-tu ? Qui est-ce qui t’a emmené comme un esclave ? Où est-il, le brigand ? »

— Et il te répondra ?

— Oui, par Allah ! s’il n’est pas mort.

— Et tu le comprendras ? »

Ibrahim me regarda d’un air fier.

« Il n’y a donc pas de bourricots chez vous autres Roumis, puisque vous ne savez pas les comprendre ! »

Pitou répondit bonnement :

« Nous en avons, et beaucoup. Justement nous appelons ânes et bourricots, chez nous, ceux qui ne comprennent rien. »

Ibrahim fut si étonné que ses bras en tombaient, comme dit la mère Mouilletrou quand elle voit que sa lessive a mal tourné.

« Ah ! cria-t-il en colère, vous n’êtes que des chiens de Roumis, puisque vous insultez les meilleures bêtes de la nature. »

Il était déjà tard, peut-être trois heures du matin, et Pitou commençait à s’ennuyer.

Il me dit tout à coup :

« Partons, Dumanet. »

Moi, pour ne pas le contrarier, je lui rétorquai :

« Partons. »

Et je fis signe à Ibrahim de nous suivre. Comme le pauvre Arabe avait perdu sa femme et son âne et ne possédait plus rien, il ne se fit pas prier. Je lui promis de lui trouver une petite place dans la caserne jusqu’au lendemain.

Quand nous fûmes à cinquante pas de la ville, Pitou s’arrêta tout à coup et me demanda :


« Dis donc, Dumanet, pourquoi donc voulais-tu savoir tout à l’heure si j’avais de l’argent ?

— Parce que je n’en avais pas, mon vieux Pitou, et parce que je voulais t’en emprunter si tu en avais.

— Ça, dit Pitou, c’est une raison. Eh bien, j’ai sept francs. Les voici.

— Merci. »

Il ajouta d’un air embarrassé, parce qu’il était toujours embarrassé, mon vieux Pitou, quand il avait rendu service à un ami :

« Qu’est-ce que tu veux faire de tout cet argent ? »

Je répondis :

« Pitou, je n’ai pas de secret pour toi. Je veux acheter un pistolet, le charger avec soin, venir avec toi chasser le lion, lui tirer un coup de fusil, lui casser quelque chose et, quand il viendra sur moi, lui brûler la cervelle à bout portant avec mon pistolet. Comprends-tu ça, mon vieux Pitou ? »

Il m’embrassa et dit :

« Je ne te comprends pas, Dumanet !… tiens, je t’admire ! Il n’y a que toi pour avoir des idées comme ça… toi et le capitaine Chambard… »

Puis, se grattant le front :

« À propos, il faudra bien aller voir le capitaine et lui demander une permission de deux jours pour chasser le lion.

— Oh ! il ne peut pas nous refuser ça.

— Certainement, dit Pitou. D’ailleurs, il aura peut-être un bon conseil à nous donner… C’est qu’il a vu bien des choses, le capitaine Chambard ! Il la connaît dans les coins, le gaillard !… À quelle heure le trouverons-nous ? »

Je répondis simplement :

« À l’heure de l’absinthe du matin. »

Et nous allâmes nous coucher : Pitou et moi dans la caserne, et l’Arabe sur une botte de paille que Pitou alla chercher.