La Chasse aux lions/07

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C. Delagrave (p. 71-74).


VII

LA LIONNE


Avez-vous vu la lionne qui était au jardin des Plantes en l’an 1859 ? Celle-là, je l’ai vue, moi, Dumanet, qui vous parle, ou si je ne l’ai pas vue, c’était sa cousine germaine, sa fille, ou sa nièce, enfin une de la famille. Elle était grande, mince, allongée, à peu près comme la fille aînée de M. le marquis d’Écorcheville, qui regarde les hommes de haut, à ce qu’on dit, parce qu’elle a un demi-pied de plus que les plus belles femmes de l’arrondissement de Libourne.

Eh bien, notre lionne, celle que Pitou venait de faire veuve, était à peu près comme ça, dans son genre. Quant à sa figure, il y en a peut-être de plus jolies… Vous savez, ça dépend des goûts… Elle avait un nez carré par le bout comme tous ceux de la famille, des yeux méchants comme ceux de la mère Cascarou, de Béziers, l’aubergiste, qui donne quatre-vingt-quinze soufflets par an à ses servantes et qui en reçoit trente ou quarante à son tour. Comme lui dit un jour le juge de paix : « Ma chère, on ne peut pas toujours donner ; il faut recevoir quelquefois. Sans ça, on se ruinerait. »

Au-dessus des yeux, au milieu du front, il y avait une fente terrible, la même qu’on voit chez toutes les méchantes bêtes de la création : c’est la rue de la colère. Quand une dame vous regarde et que vous voyez cette rue tracée entre ses deux yeux, défiez-vous : elle va vous mordre.

Bien entendu, c’est encore pire pour les lionnes.

Celle-là donc, attirée par les deux coups de fusil, le mien et celui de Pitou, prit le grand trot pour voir ce que c’était, et si son mari avait fait bonne chasse. Car, il ne faut pas s’y tromper, le lion nous chassait comme nous chassions le lion. La différence, c’est qu’il avait des dents et des griffes toujours prêtes à travailler, et que nous n’avions, nous, que des fusils qu’il fallait recharger, ce qui demande du temps ; sans compter qu’on pouvait manquer son coup, comme je l’avais manqué, moi, en attrapant une patte de derrière au lieu du front que je visais.

En arrivant, elle fut bien étonnée de voir son lion étendu sur le dos, les quatre pattes en l’air et ne bougeant pas plus que s’il avait été de plomb. Le sang coulait sur le chemin.

Elle le regarda, le flaira, lui donna un léger coup de patte sur le mufle, comme pour savoir s’il était mort ou faisait semblant, vit qu’il ne disait rien, poussa un grognement terrible, le lécha doucement comme pour lui dire adieu, et enfin leva les yeux pour voir qui l’avait tué.

C’est alors qu’elle nous aperçut. Nous la regardions faire, Pitou et moi, tout étonnés.

Je dis à Pitou :

« Recharge vite ton fusil, elle va sauter sur nous.

— Recharger ! avec quoi ?

— Avec une cartouche, parbleu ! »

Pitou me répondit :

« J’ai laissé ma cartouchière dans le buisson pour l’avoir à portée de la main. Donne-moi la tienne. »

Ah ! tonnerre et quatorze millions de bombardes ! ma cartouchière était tombée dans le fossé, pendant que je grimpais sur le rocher et que le lion tenait ma capote avec les dents. Je le dis à Pitou.

Il se gratta la tête, qui pourtant n’avait pas de démangeaison.

Non, quand Pitou se gratte, c’est qu’il cherche une idée dans son crâne. Il y en a là autant que de charançons dans un grenier à blé ; mais elles dorment la plupart du temps, et il faut les réveiller.

Il se grattait donc. C’est sa façon de leur demander : « Êtes-vous là ? » À la fin, il en trouva une et me dit :

« Dumanet ?

— Mon ami ?


— Ni poudre, ni balles. Nos fusils, c’est des bâtons. Je vais mettre ma baïonnette au bout du mien. Toi, monte dans l’arbre, fais-en autant pour le tien quand tu seras monté, et alors tu m’aideras à monter aussi, ou plutôt, avec ta baïonnette, tu garderas mes derrières pendant que je grimperai.

— Mais si elle t’attaque pendant que je vais grimper ? »

Il me répondit :

« Monte donc, bavard ! »

En même temps, ayant emmanché sa baïonnette, il se mit en garde pendant que je grimpais : le pied droit en arrière, le pied gauche en avant, le fusil fortement appuyé sur la cuisse, — en garde contre la cavalerie !

Juste au même moment, la lionne fit un bond et sauta sur lui. J’étais à peine debout sur une des grosses branches du chêne quand, me retournant, je vis le choc.

Ah ! la mauvaise bête ! Elle bondit de façon que sa gueule allait arriver à la hauteur de mon pauvre Pitou. Si elle lui avait attrapé le nez, c’était fait de lui. Jamais plus il n’aurait pu se moucher sur la terre ! à peine un jour, plus tard, dans le ciel où nous ressusciterons avec nos enveloppes corporelles, comme dit M. le curé.

Mais Pitou, c’était Pitou ! un bleu et lui, ça n’a jamais fait la paire !

Comme elle avançait sa gueule et ses quarante dents, il avança, lui, sa baïonnette, en appuyant son pied droit et la crosse de son fusil contre le tronc du chêne, de sorte qu’il ne risquait pas de tomber. De la pointe de son outil il lui piqua le mufle, et si fortement qu’il lui cassa deux dents de devant. Elle se rejeta en arrière et retomba sur le chemin en poussant un rugissement affreux.

Après tout, c’était sa faute à elle : pourquoi l’avait-elle attaqué ? car c’est la lionne qui attaquait Pitou, ce n’est pas Pitou qui attaquait la lionne. Pitou est un bon enfant qui ne veut pas de mal à personne et qui rirait volontiers un brin avec les amis ; mais là il ne s’agissait pas de rire. Elle grognait, elle grinçait des dents, elle rugissait, elle mordait, celle-là ! Elle aurait pu faire un malheur si Pitou n’avait pris garde.

Mais il prenait garde ! Oh ! il n’y a pas comme Pitou pour se mettre en garde contre l’infanterie, la cavalerie, l’artillerie, les lions, les sangliers, les tigres, les hippopotames et les bombes ! Avec sa baïonnette, il fait tout ce qu’il veut ; s’il voulait, par saint Médard ! il empêcherait la pluie de tomber sur son shako. Il ne me l’a jamais dit, mais j’en suis sûr.