La Chimie physique et ses applications/3

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Traduction par A. Corvisy.
Librairie scientifique A. Hermann (p. 30-37).

TROISIÈME LEÇON[1]


LA CHIMIE PHYSIQUE ET L’INDUSTRIE

Je consacrerai cette leçon et la suivante à vous exposer l’application de la chimie physique aux problèmes techniques. D’une façon générale, on peut dire que, puisque la chimie physique a donné le moyen de traiter par une méthode nouvelle et avec succès certains problèmes de chimie pure, elle est évidemment capable de rendre des services à la partie de l’industrie qui est basée sur la chimie. Les relations de la science pure et de l’industrie ne sont peut-être pas les mêmes en Amérique qu’en Allemagne ; je ne sais qu’imparfaitement ce qu’on en pense ici ; mais, pendant mon séjour actuel, j’ai appris de personnes autorisées que l’opinion régnante dans les cercles industriels, c’est que les expériences de laboratoire sont le plus souvent irréalisables sur une grande échelle et industriellement. Il est évident qu’il y a une grande différence entre un essai de laboratoire et une recherche industrielle ; pour le premier, il importe peu que la chose soit économique ou non, tandis que la question capitale pour l’industrie c’est que l’opération puisse donner des bénéfices. Toutefois on peut affirmer que ce qui se fait dans le tube à essai, on peut le réaliser aussi bien en opérant sur des quintaux de matière, pourvu que l’on conserve exactement les conditions expérimentales trouvées favorables, température, etc. ; aujourd’hui l’industrie dispose de moyens plus parfaits que la plupart des laboratoires, de sorte que le maintien de ces conditions n’est qu’une question de soin. Peut-être les renseignements qui m’ont été donnés n’expriment-ils pas bien exactement l’opinion qui règne en Amérique sur ce sujet ?

En Allemagne, la coopération du laboratoire et de l’usine est des plus avantageuses ; les deux modes d’action marchent de pair autant que possible et se rendent des services mutuels. Ostwald avait si bien compris l’utilité de cet accord, qu’après avoir eu à enregistrer quelques progrès notables de la chimie physique et avoir montré ce que pouvait en retirer la chimie pure, il s’est efforcé d’en faire profiter la technique industrielle, et c’est dans ce but qu’il a fondé, il y a environ huit ans, la Société électrochimique allemande, dont j’ai l’honneur d’être le président actuel. Je dois ajouter que cette société, dont le but est de réunir les hommes de science et les techniciens, compte plus de six cents membres, parmi lesquels les représentants des plus importantes industries de l’Allemagne et de l’étranger. La société dispose d’un organe spécial, la Zeitschrifft für Elektrochemie, et, dans la dernière assemblée générale qui s’est tenue à Fribourg en Brisgau, on a de divers côtés émis l’idée qu’une extension était devenue nécessaire, en ce sens que la collaboration de la science et de ta technique, en grande partie limitée jusqu’ici au domaine de l’électrochimie, devait maintenant tenir compte de la chimie physique d’une façon plus générale et s’étendre aux parties de cette science qui comportent déjà des applications ou qui en sont susceptibles. Que cette motion n’émane pas seulement du côté exclusivement scientifique, c’est ce qui ressort bien de ce fait qu’il y a un an, le Professeur Goldschmidt, alors le représentant de la chimie physique à Heidelberg, fut invité par la direction de la Badische Anilin und Sodafabrik à faire pour les chimistes de l’usine une série de leçons sur la chimie physique, leçons qui eurent le plus grand succès. Il est clair que l’on songe moins ici à obtenir des résultats pratiques immédiats que des vues nouvelles qui aideront à résoudre les problèmes pratiques (ce qui ne peut manquer d’aboutir un jour à un succès direct) que, presque toujours, la grande industrie traite encore d’une façon purement empirique. Quand je parle des exploitations pour lesquelles les méthodes physico-chimiques peuvent être le plus utiles, j’ai en vue avant tout les industries des matières inorganiques puisque, ainsi que je vous l’ai déjà fait remarquer, c’est dans cette partie que la chimie physique trouve ses applications les plus faciles. Je mentionnerai en première ligne l’industrie des sels de Stassfurt, qui a à traiter des sels que l’on doit considérer comme résultant de l’évaporation de l’eau de mer et qui sont des chlorures et des sulfates de potassium, de sodium, de magnésium et de calcium. L’étude, récemment entreprise au point de vue physico-chimique, de ces sels et de leurs relations de solubilité, pourrait être très utile pour le traitement technique. Je dois citer en second lieu le domaine de la métallurgie, particulièrement les alliages et l’acier, dont le traitement par les voies modernes ouvre une telle perspective que, de l’avis des personnes compétentes, la sidérologie entre dans une ère nouvelle. Les industries électrochimiques, telles que celles qui se développent au Niagara, et en particulier celles qui emploient ce qu’on nomme les catalyseurs, c’est-à-dire les agents qui accélèrent les réactions, comme le platine dans le nouveau procédé de fabrication de l’acide sulfurique, se recommandent aussi de l’application féconde de la chimie physique. Quelques exemples vont le montrer.

Commençons par l’industrie des sels et revenons à la carnallite, qui est, comme on sait, un des minéraux potassiques les plus importants au point de vue industriel, et qui a la composition KCl, MgCl2, 6  H2O.

Le traitement de ce sel double est basé sur ce fait que, lorsqu’on le soumet à l’action de l’eau, c’est principalement le chlorure de magnésium qui entre en solution, tandis que le chlorure de potassium se sépare, jusqu’à ce que la solution soit saturée, ce qui a lieu à 25° pour la composition représentée par 1 000 H2O, 11 KCl, 73 MgCl2. L’action de l’eau dans la dissolution s’exprime donc par l’équation :

73 (KCl.MgCl2.6 H2O) + 562 H2O = 1 000 H2O, 11 KCl, 73 MgCl2 + 62 KCl.

Si l’on concentre cette solution, de la carnallite cristallise jusqu’à ce que le chlorure de magnésium vienne lui-même se déposer, ce qui arrive lorsque la composition devient, à 25° :

1 000 H2O, 2 KCl, 105 MgCl2.

L’effet de la concentration peut s’exprimer par l’équation :

1 000 H2O, 11 KCl, 73 MgCl2 = 339 H2O + 9,8 (KCl.MgCl2.6 H2O) + 0,6 (1 000 H2O, 2 KCl, 105 MgCl2).

Le liquide obtenu de cette façon est bien la solution finale contenant principalement le chlorure de magnésium, tandis que la carnallite qui a cristallisé peut être de nouveau traitée par l’eau. Mais se débarrasser de cette solution sans introduire dans les eaux de rivière des impuretés nuisibles, c’est ce qui présente de sérieuses difficultés.

La nouvelle étude de la carnallite au point de vue physico-chimique a maintenant l’avantage de nous faire embrasser d’un seul coup d’œil tous les modes de décomposition possibles de la carnallite. La méthode que je viens d’indiquer n’est qu’un cas particulier emprunté au tableau d’ensemble. Il y a deux autres procédés qui se présentent comme de nouvelles possibilités que la technique ne doit pas rejeter a priori. L’un est fondé sur la transformation qu’éprouve la carnallite par action de l’eau au-dessous de −21° ; il se forme du chlorure de potassium et du chlorure de magnésium à 12 molécules d’eau. En opérant dans ces conditions, on évite la cristallisation d’environ 14 % de la carnallite primitive et, après saturation en carnallite et séparation de KCl, il reste une solution de composition

1 000 H2O, 10 KCl, 66 MgCl2.

d’où par concentration ou refroidissement on sépare du chlorure de magnésium à 12 molécules d’eau et du chlorure de potassium. Le second moyen de séparation de KCl consiste dans la division qu’éprouve la carnallite à 108° : les trois quarts du chlorure de potassium se séparent, tandis que l’autre quart reste en solution avec la totalité du chlorure de magnésium. Mais l’opération doit se faire en vase clos, car à 168° la tension de vapeur de l’eau de cristallisation de la carnallite est supérieure à une atmosphère. Si, au moyen d’une presse convenable, on sépare la solution formée et qu’on la refroidisse à 115°, le chlorure de potassium qu’elle contient se dépose sous forme de carnallite, et le liquide à séparer par la presse est du chlorure de magnésium hydraté à l’état de fusion et à peu près pur (exempt de chlorure de potassium).

Au point de vue technique, cette méthode n’est pas dépourvue d’intérêt, car elle ne donne pas lieu à une formation d’eau-mère et elle fournit immédiatement les trois quarts du chlorure de potassium, puis, après solidification de la liqueur, la quantité correspondante de chlorure de magnésium ; un quart de la carnallite reste inaltéré et peut rentrer dans une opération suivante. Ce que dans le procédé habituel on obtient au moyen d’un dissolvant et grâce aux rapports de solubilité, on l’obtient ici par la variation de température et les transformations correspondantes, c’est-à-dire par la fusion et la solidification. L’avenir nous dira jusqu’à quel point ce second procédé peut être économique, mais ce qui est certain, c’est que les opérations qu’on a exécutées dans le laboratoire sur quelques grammes de matière sont aussi bien réalisables industriellement sur plusieurs kilogrammes. La possibilité du traitement sur une grande échelle n’est pas douteuse ; par contre, la question des frais n’est pas encore résolue.

Je voudrais maintenant vous montrer comment la chimie physique poursuit son chemin dans le domaine de l’industrie métallurgique. Le trait essentiel à vous signaler se rapporte à la fabrication de l’acier ; les spécialistes en la matière s’accordent à reconnaître que la chimie physique jette un jour satisfaisant dans les phénomènes si complexes qu’on rencontre dans le travail de l’acier et qui dépendent principalement de l’action réciproque du fer et du carbone. Cette action réciproque est complexe, car il faut tenir compte aussi bien des transformations du fer lui-même que de celles des composés du fer et du carbone. Il convient d’examiner tout d’abord les transformations que peut éprouver un métal seul ; pour cela je choisirai l’étain, qui est l’un des métaux les mieux étudiés à ce point de vue.

La façon toute particulière dont se comporte l’étain et sur laquelle j’appelle votre attention, est connue depuis longtemps ; des recherches historiques d’une haute érudition nous ont même appris qu’Aristote avait déjà connaissance du fait qui nous occupe et qui n’a pu être étudié d’une façon précise que dans ces derniers temps. L’étain ordinaire est capable d’éprouver une modification profonde qui le rend absolument méconnaissable. Pour des raisons que vous allez comprendre, je ne puis en ce moment vous présenter le produit de cette transformation, et je devrai me borner à vous montrer la photographie d’un morceau d’étain en voie de transformation[2]. L’impression que fait ce fragment, c’est qu’il paraît en quelque sorte atteint d’une maladie et, en effet, ce phénomène a avec certaines maladies le caractère commun d’être contagieux ; aussi, lorsqu’il apparaît quelque part, comme on l’a vu parfois sur les tuyaux d’orgues dans les églises, fait-on bien d’enlever l’objet : l’altération s’avance peu à peu et, après quelque temps, la masse totale de l’objet en étain est transformée en une poudre grise ; la marche est surtout rapide dans les parois minces, comme celles des tuyaux d’orgues. Je me hâte de vous dire qu’il ne s’agit pas ici d’une action chimique de l’air ou de l’humidité, comme semblerait l’indiquer un examen superficiel ; au contraire, l’étain se transforme de lui-même, et il suffit de le chauffer pour que, sans changement de poids, il reprenne son aspect métallique primitif. C’est précisément à cause de cette influence de la température que je ne puis, dans les conditions où nous nous trouvons, vous montrer ce qu’on nomme l’étain gris.

Ce sont principalement les recherches de Cohen et de Schaum qui nous ont fait connaître les conditions qui régissent ces transformations ; le phénomène est lié à une température bien déterminée, +20°C, de telle façon qu’au-dessous de 20° l’étain gris peut se former, tandis qu’au-dessus de 20° il repasse à l’état d’étain ordinaire. Cette limite de +20° est appelée température de transformation ; elle divise le domaine des températures en deux régions, dans l’une desquelles c’est l’étain gris et dans l’autre c’est l’étain blanc qui est stable. Elle présente une grande analogie avec la température de fusion, avec cette simple différence que dans ce dernier cas les deux modifications sont sous des états d’agrégation différents, l’une étant solide et l’autre liquide ; ainsi la température de 0° est la température de transformation de la glace et de l’eau. À côté de cette analogie entre ces deux phénomènes qu’Aristote avait déjà comparés entre eux, il existe une différence importante, qui est cause que c’est seulement dans ces derniers temps et grâce aux nouveaux moyens de la chimie physique qu’on a pu déterminer cette température de 20° comme limite de stabilité de l’étain gris et de l’étain blanc. C’est la lenteur de la transformation de l’étain, qui peut ne se produire qu’après un temps très long, tandis que la glace ne peut être portée au-dessus de 0° sans se fondre, et si l’eau peut avec quelques précautions être refroidie au-dessous de 0°, il suffit alors du contact de la plus petite parcelle de glace pour amener la solidification ; pour l’étain, au contraire, il faut mettre tout en œuvre si l’on veut provoquer la transformation à des températures qui ne sont pas trop éloignées de la limite de 20°. Sans cette différence, on pourrait déterminer la température de transformation tout simplement à l’aide du thermomètre, comme on le fait pour le point de fusion ; l’analogie avec le phénomène de fusion se complète encore en ce que la transformation de l’étain gris en étain blanc absorbe de la chaleur. Mais la lenteur avec laquelle se produit le changement exige l’emploi d’autres moyens d’observation ; j’en indiquerai deux. À cette occasion je ferai remarquer que ce retard d’un phénomène distingue en général les transformations chimiques des changements physiques, qui leur sont analogues à d’autres points de vue.

L’une de ces deux méthodes s’adresse au changement de volume considérable qui accompagne la transformation de l’étain tandis que la densité de l’étain blanc est 7,3, celle de l’étain gris n’est plus que 5,8 ; le volume a augmenté de plus du quart de sa valeur. Un tel changement de volume se mesure très facilement au moyen de l’appareil appelé dilatomètre ; c’est une sorte de thermomètre de dimensions un peu grandes, dans le réservoir duquel, par une ouverture qu’on fermera ensuite, on introduit la substance à étudier, l’étain dans le cas actuel ; cela fait, on enlève l’air de l’appareil et on y laisse rentrer un liquide convenable, dont la variation du niveau dans la tige du thermomètre fera connaître les changements de volume éprouvés par la matière contenue dans le réservoir. Cependant ce simple dispositif ne suffit pas pour atteindre le but qu’on se propose, car la transformation ne se fait pas si elle n’est pas provoquée, et la condition essentielle, c’est de mettre en contact intime dans le dilatomètre les deux modifications de l’étain ; ce contact provoque aussi bien l’une que l’autre des deux transformations inverses, de sorte que la sensibilité est maximum lorsque l’on a en présence des quantités à peu près égales d’étain gris. Un second artifice, indispensable dans le cas actuel, c’est d’employer un liquide capable de dissoudre un peu le corps en voie de transformation ; ce qui convient le mieux ici, c’est une solution de sel pinck ou chlorostannate d’ammonium, SnCl6(AzH4)2, dans laquelle l’étain peut se dissoudre en formant du chlorure stanneux. La transformation s’effectue au sein du liquide dans le sens imposé par la température, l’une des deux formes se dissout, tandis que l’autre se dépose. Si l’on opère ainsi, le dilatomètre maintenu à température constante montre très nettement le changement dans un sens ou dans l’autre, malgré la lenteur du phénomène. Par exemple à la température de 19°, on observe une augmentation de volume qui se continue pendant des journées entières ; à 21°, au contraire, on obtient une contraction, tandis qu’à 20° le volume reste stationnaire.

La méthode que je viens de décrire pour la détermination de la température de transformation a l’inconvénient d’exiger des jours et même des semaines ; je vais en indiquer une autre qui a l’avantage d’être plus rapide et aussi plus précise. Elle est fondée sur ce que le courant électrique, dans des conditions convenables, peut produire la transformation de l’une des modifications de l’étain en l’autre et inversement. L’appareil est encore très simple ; il est formé de deux courtes éprouvettes en verre épais, réunies par un siphon, ou mieux par un tube soudé directement à ses deux extrémités. Dans l’une des éprouvettes on met de l’étain gris, dans l’autre de l’étain blanc ; les deux sont en communication métallique par des fils de platine soudés dans le verre et reliés aux bornes d’un galvanomètre très sensible ; ces fils constituent les pôles d’un élément de pile, dont le liquide est une solution de sel pinck qui remplit les deux éprouvettes et le siphon ou le tube de communication. Quand la température est voisine de 20°, la transformation directe d’une modification de l’étain en l’autre est insensible, mais la tendance au changement a cette conséquence que, d’un côté, la modification instable à la température actuelle entre en dissolution, tandis que dans l’autre éprouvette la modification stable augmente en quantité. Mais cette augmentation ne peut se faire qu’aux dépens des ions Sn contenus dans la solution ; la forme stable reçoit ainsi une charge positive, tandis que l’autre, qui se dissout et fournit des ions positifs, perd une égale quantité d’électricité positive. Le courant ainsi produit, dont l’existence et la direction sont prévues, s’observe facilement, et comme la sensibilité des mesures électriques est très grande, il nous fournit le moyen le plus précis pour déterminer le sens de la transformation qu’éprouve l’étain. La formation de l’étain gris engendre un courant dans une certaine direction ; celle de l’étain blanc, un courant de sens contraire, et à la température de transformation, on observe une inversion des pôles.


  1. À l’époque où cette leçon fut faite, l’exposé si complet du procédé de contact dans l’industrie de l’acide sulfurique fait par Knietsch n’avait pas paru. Je renverrai le lecteur à cette intéressante communication, Berl. Ber. 34, 4069 ; voir aussi Sackur, Zeitschr. f. Elektrochemie, 8, 77.

    [Le travail de Knietsch a été traduit en français dans la Rev. gén. de Chimie pure et appliquée, t. V, p. 49. (T)]

  2. Voir J. H. Van’t Hoff, Zinn, Gips und Stahl. Oldenburg, 1901, p. 6.