La Chine et l’Orient romain

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La Chine et l’Orient romain
Revue internationale3e année, tome IX (p. 695-688).

LA CHINE
et
L’ORIENT ROMAIN


Comme point extrême de leur ancien commerce avec l’Occident, les historiens chinois désignent le pays de Ta-ts’-in, signifiant l’empire romain, et plus précisément l’Italie, selon quelques autorités ; tandis que d’autres sont d’avis qu’il ne s’étendait pas au delà des provinces orientales de l’empire.

Le docteur Hirth, un sinologue allemand distingué, habitant la Chine depuis de longues années, a voulu savoir à quoi s’en tenir sur le véritable emplacement de ce pays, connu et fréquenté par les Chinois de l’antiquité et du moyen âge. Le sujet revêt une haute importance historique car l’identité de ce pays une fois rétablie, le point de communication entre la Chine et l’Occident, dans un temps fort reculé, serait définitivement fixé. Le docteur Hirth a publié le fruit de ses études et de ses recherches dans un volume ayant pour titre China and the Roman Orient.[1] C’est l’œuvre consciencieuse d’un savant ; et bien que l’auteur se soit servi de la langue anglaise, on y reconnaît l’empreinte et les recherches patientes de l’homme d’étude allemand. Ce livre a été l’objet d’une analyse sérieuse et profonde de la part de plusieurs sinologues des plus compétents qui, à l’exception d’un petit nombre, se sont conformés aux conclusions de l’auteur. Quoique les identités que nous offre l’écrivain ne soient pas toutes prouvées avec la rigoureuse sévérité exigée par la science et qu’il lui reste encore bien des recherches à faire, néanmoins ces vérités suffisent, d’après mon jugement, pour établir dès ce moment que non-seulement les Chinois ne connaissaient pas tout l’empire romain, mais encore que leurs navires ne touchèrent jamais la côte italienne. Admettant donc en bloc les identités comme elles nous sont présentées dans ce livre, je crois être agréable aux non-sinologues en faisant un extrait historique des relations qui existèrent entre la Chine et Ta-ts’-in, ou la Syrie, car c’est sous ce nom, en effet, que les lieux nous sont indiqués. Selon les anciennes chroniques chinoises, une première ambassade, conduite par Ciang-c’ien, fut envoyée à l’empereur du Royaume du Milieu d’Occident, et se rendit par mer au pays appelé An-hsi (Arsah, Parthia) environ l’an 120 av. J.-C. Le roi expédia vingt mille cavaliers à sa rencontre, jusqu’à la frontière, éloignée de la capitale de plusieurs milliers de li (stades). Ciang-c’ien conclut des traités avec ce pays, ainsi qu’avec les pays limitrophes. Il fut accompagné à son retour par une mission chargée d’offrir de la part du roi des dons à la cour chinoise. Ces dons consistaient en œufs d’oiseau (d’autruche probablement) et en prestidigitateurs du Likan (Rekem et Pitra).

A propos de ces derniers, on trouve dans l’histoire de la dynastie précédente des Han que le roi de Scia’n — pays situé au sud-est de l’empire et devenu tributaire de la Chine vers la fin du premier siècle de notre ère — envoya aussi des prestidigitateurs syriens, c’est-à-dire du Likan, à la cour de l’Auguste Seigneur. Il est ajouté qu’ils savaient exorciser, vomir le feu, se disloquer les membres, changer la tête des chevaux en têtes de bœufs et danser sur des milliers de balles. Les prestidigitateurs envoyés par le roi de Scia’n donnèrent une représentation, devant le jeune empereur An-ti, le premier jour de l’année 121.

Les notices géographiques recueillies en Occident par Ciang-c’ien n’ont de valeur que pour les pays visités par lui-même, car celles qu’il donne d’autres lieux sont erronées. Suivant les récits de cette époque, Icas-cih aurait été plus éloigné que Ta-ts’-in ; c’est-à-dire que l’embouchure de l’Euphrate se serait trouvée plus à l’occident d’Elana, port maritime, que Pitra ou Rekem.

L’an 27 av J.-C. une seconde ambassade arriva d’Occident à la cour chinoise, apportant cette fois des lions et des ju-pa. Les Chinois trouvent qu’il y a ressemblance entre cet animal et leur lin fantastique, avec la différence que celui-ci ne porte qu’une seule corne sur le front. Dix ans après cette date le général Pan-c’ias, s’étant porté jusqu’à la frontière de Parthia, expédia Kan-ging à Ta-ts’-in. Ce dernier traversa le royaume de l’est à l’ouest et arriva au pays de Tias-cih, c’est-à-dire de Babylone ou Chaldée, dans une ville maritime qui devait être à peu de distance de la Nedjif moderne sur le golfe Persique. Mais les bateliers de la côte occidentale le conseillèrent de ne pas continuer sa route jusqu’à Ta-ts’-in, à cause de la longueur extraordinaire du voyage qui, selon la direction des vents, pouvait durer de trois mois à deux ans.

L’an 101 av. J.-C. lorsqu’on put supposer que Kan-ging revenait en passant par Parthia, le roi de cette terre, nommé Man-kin par les Chinois, envoya de nouveaux présents à la cour impériale : des lions et de gros oiseaux de Tias-cih, des autruches probablement. Des notices plus détaillées et plus exactes sur les pays d’Occident, comme Ta-ts’-in et An-hsi étant enregistrées dans l’histoire chinoise lors du voyage de Kan-ging, il y a lieu de croire que pour accomplir la mission dont il était chargé, celui-ci se donna la peine de les recueillir pour en référer à la cour de son propre pays. Il est certain que les moyens de le faire ne pouvaient lui manquer, car il eut occasion de s’entretenir avec les bateliers qui menaient le trafic entre le golfe Persique, le port d’Elana en Syrie et le port d’Aka-hab en haut de la mer Rouge. D’autre part, il n’aura pas manqué de s’informer, là où il pouvait le faire avec facilité ; c’est-à-dire à la cour du royaume de Parthia qui avait dominé la Syrie avant qu’elle eût été conquise pour la seconde fois par les Romains, l’an 31 av. J.-C.

L’an 166 de notre ère, An-tun roi de Syrie (Ta-ts’-in) expédia une ambassade à la cour de Chine, où elle arriva au mois d’octobre de la même année, après avoir traversé la frontière annamite. Cette fois ce fut de l’ivoire, des cornes de rhinocéros et de l’écaille qu’on offrit à l’empereur. Le docteur Hirth est d’avis que le nom d’An-tun est identique à celui de Marc-Aurèle-Antoine, empereur romain à cette époque, et qu’il n’est pas question ici d’une mission officielle, mais plutôt de négociants habitués à trafiquer avec l’Inde et Ceylan qui, vu la condition exceptionnelle du marché de la soie en Parthia, à ce moment, poursuivirent leur voyage jusqu’à l’Annam d’où ils passèrent en Chine. Cette supposition repose principalement sur le fait de la guerre parthiaque de 162 à 165, qui se termina par la prise de Seleucia et de Ktesiphon par les troupes romaines, sous les ordres d’Aurélius Cassius. Les principaux dépôts de soie chinoise se trouvaient dans ces deux villes qui furent détruites pendant la guerre, ce qui nous autorise à croire que le Syriens empêchés de faire des acquisitions de cette marchandise en Parthia et désirant d’autre part de négocier directement avec les Chinois, saisirent l’occasion mise à leur portée par les conditions politiques du moment et allèrent eux-mêmes acheter la soie en Chine. L’histoire dit en effet que les rois syriens désiraient depuis longtemps d’envoyer des missions en Chine, mais que les Parthes s’y étaient toujours opposés dans le but de sauvegarder à leur profit le monopole du commerce de la soie entre l’Orient et l’Occident. Il y a donc lieu de croire que les rapports entre le Royaume du Milieu et la Syrie ne furent pas très actifs ou qu’ils furent pour le moins indirects jusqu’à l’année 166. Il paraît néanmoins que, depuis ce temps, le commerce entre les deux pays se soit développé, bien qu’il ne soit question d’aucune ambassade précédant celle qui arriva en Chine durant le règne de l’empereur Wa-ti, 220 à 290 de notre ère.

L’an 266 un marchand de Ta-ts’-in appelé Line le Syrien alla au Tonkin, d’où il fut envoyé par un chef de préfecture à l’empereur qui lui demanda des nouvelles de son pays et de ses habitants.

L’histoire de la dynastie des Wei aussi bien que celle qui parle d’une dynastie de T’ang, tout en donnant beaucoup de détails sur le pays de Ta-ts’-in, n’enregistre aucune communication officielle pendant tout le temps qui court entre le troisième siècle et la fin du sixième. Ce qui nous prouve encore une fois que le commerce entre la Chine et la Syrie se faisait directement, car ce n’est que de la bouche des marchands syriens que les écrivains chinois ont pu apprendre ce qu’il racontent.

L’empereur Yang-ti, de la dynastie Sui, qui régna de 605 à 617, pensa plus d’une fois à envoyer une ambassade en Syrie : mais il ne conduisit jamais à terme ce projet. En 643, le patriarche de Sina envoya une ambassade extraordinaire avec la mission d’offrir à la cour chinoise dos pierres précieuses et autres objets rares ; l’empereur confia à cette ambassade un message cacheté à son sceau et des présents composés d’étoffes de soie. En 667, les Syriens subjugués par les Arabes, envoyèrent des dons à la cour chinoise, et une autre mission partit de ce pays dans le même but en l’année 701. Dix-huit ans plus tard le souverain des Sivi envoya un haut dignitaire de Jokharestan pour offrir deux lions et deux antilopes ; quelques mois après il envoyait des prêtres de la plus grande vertu — ainsi raconte l’histoire — chargés par lui de présenter des tributs. Le docteur Hirth suppose, sans toutefois l’affirmer positivement, que ces prêtres étaient des Nestoriens.

Un laps d’environ quatre siècles se passe avant qu’on trouve des traces écrites d’une nouvelle mission officielle ; la première en date n’eut lieu, paraît-il, qu’en l’année 1081. En suivant toujours comme guide le docteur Hirth, ce fut en cette même année que Soliman, établi alors à Iconium en Asie Mineure, envoya un officier de rang élevé, avec mission de présenter à l’empereur chinois des chevaux bardés, des armes et des perles, c’est-à-dire les choses les plus renommées de son pays.

Vers la fin de la dynastie mongole, Ynen, un nommé Nicolas, originaire de Syrie, vint en Chine en se faisant passer pour marchand. Il semble toutefois que ce personnage n’était autre que Nicolanus de Bentra, envoyé en 1333 par le Pape Jean XXII pour succéder dans la charge d’archevêque à Jean de Montecorvino décédé dans la capitale chinoise, en 1371, après la chute des Ynen et l’avènement de la nouvelle dynastie nationale des Ming. L’empereur Jai-tsu donna l’ordre que cet occidental fût envoyé accompagné d’une mission, avec une lettre et des dons impériaux au souverain de sa terre natale. La lettre prouve comment, dés cette époque, la Chine apprécia l’avantage d’entretenir des relations politiques entre les différents États : aussi nous semble-t-il intéressant de transcrire ici cette missive, d’ailleurs fort curieuse par elle-même :

« Dès que la dynastie des Sung eut perdu le trône et fut dispersée par le ciel, les Mongoles surgirent du désert (scia-mo) et conquirent la Chine qu’ils gardèrent sous leur domination pendant plus de cent ans. Le ciel fatigué de leur mauvais gouvernement et de leur corruption les fit tomber du trône et mit un terme à leur succession. L’empire fut livré aux désordres et aux calamités pendant dix-huit ans ; lorsque, un jour, tous les vaillants se soulevèrent. Nous, simple citoyen de Huai-yu, conçûmes le noble projet de sauver le peuple. Le ciel nous concéda son aide et fit en sorte que nos officiers civils et militaires passassent sur la rive orientale du fleuve. Nous avons soutenu une guerre qui a duré quatorze ans. Dans l’ouest, Teen-Yu-Liang, roi de Han, fut soumis : à l’est, le roi de Wu, Iciang-Scih-Ceng, a été fait prisonnier ; au sud, on a réduit à l’obéissance Min et Yuch (les provinces de Fu-kien, Kuang-tung et Kuang-si), on a conquis Pas et Sciu (la province de Sse-ciuan) ; au nord, l’ordre a été rétabli dans le Yu et le Yen (provinces de Icih-li). Nous avons rétabli la paix dans l’empire et les anciens confins de notre Royaume du Milieu. Ayant reconquis le trône impérial à l’aide du peuple, nous avons déterminé que notre dynastie s’appelle Fa-ming et commence avec notre règne auquel nous avons donné le nom de Hung-son et dont court à présent la quatrième année. Nous avons envoyé des officiers dans tous les pays d’Occident avec ordre de faire connaître partout ce décret. Il n’y avait que le pays de Fu-lin (un autre nom donné à Ta-ts’-in, c’est-à-dire à la Syrie) dont nous sommes séparés par la mer occidentale, où la nouvelle n’était pas encore parvenue. Maintenant nous envoyons Nich-kulum, homme de votre pays avec la mission de vous présenter notre édit. Quoique inférieur en sagesse aux anciens rois, dont la vertu était reconnue en tout lieu, nous croyons bien faire d’annoncer au monde notre intention de maintenir la paix universelle. C’est pour cela seulement que nous avons promulgué le présent édit. »

La mission chinoise fut ensuite suivie par une ambassade de Syrie chargée d’apporter des tributs à l’empereur. Celle-ci semble la dernière relation officielle qui ait eu lieu entre la Chine et la Syrie. On ne trouve plus mention de ce pays dans les histoires impériales que pour l’arrivée à Pékin de l’italien Matteo Ricci, fondateur des missions catholiques en Chine. Les histoires racontent que, pendant les années Wan-li (1573-1620), quelqu’un venant de la grande mer d’Occident arriva à la capitale et dit que Jésus seigneur du Ciel était né en Judée, contrée appartenant à l’ancien règne de Ta-ts’-in ; que ce pays est célèbre pour avoir existé depuis six mille ans, c’est-à-dire depuis la création du monde, qu’il est indiscutablement le sol sacré de l’histoire, l’origine de toutes les choses de ce monde, et qu’il faut le considérer comme le berceau de l’espèce humaine.

En glanant par-ci par-là dans les différentes descriptions que les Chinois ont donné de la Syrie, il me semble pouvoir eu construire le bref aperçu qui suit.

Le pays de Ta-ts’-in s’appelait aussi du nom de Li-kin (Rekem ou Pitra) et même Hai-hsi-Kno (pays à l’occident de la mer). Telle en effet est sa situation. Son territoire s’étend sur un espace de six mille li (stades), il contient plus de quatre cents villes et se compose de plusieurs dizaines d’États dépendants. Sa capitale a plus de cent li de circuit et s’appelle Antu (Antioche). Le climat de cette contrée est excessivement froid ; ses produits sont l’or, l’argent, les perles, les tissus de soie d’Occident, les brebis, les chevaux, les chameaux, les poires, les amandes, les dattes, le mil et le froment. On y fait du vin de raisin, et l’on y fabrique des instruments de musique. Le roi s’habille en rouge et en jaune, et porte sur la tête un turban de soie à filets d’or. Tous les ans, pendant le troisième mois il se fait conduire, en une chaise à porteurs rouge, au temple élevé au fondateur de sa religion. La suite qui l’accompagne s’habille comme le souverain, mais avec des couleurs différentes, et va à cheval. Les villes et les provinces sont sous la juridiction de leurs respectifs S’cin-ling (Scheik ?) Deux fois par an, pendant l’été et pendant l’automne, ces fonctionnaires doivent offrir au chef de l’État des étoffes et de l’argent. Dans les jugements qu’ils prononcent en justice ils font des distinctions entre les crimes graves et les crimes légers. On punit ceux-ci par quelques dizaines de coups de bambou, les crimes graves par deux cents coups. La peine capitale est exécutée en enfermant le coupable dans un sac que l’on jette à la mer. Le pays n’est pas porté à la guerre et préfère un accord amical dans toutes les questions dont l’importance n’est pas absolument des plus hautes. Il possède des monnaies d’or et des monnaies d’argent.


Ludovic Nocentini.

Note[modifier]

  1. China and the Roman Orient. Researches into their ancient and mediaeval relations, as represented in old Chinese records, by F. Hirth Ph. D. Leipzig and Munich, G. Hirth ; Shang-hai and Hong-Kong, Kelly & Walsh, 1885.