La Chine et le Droit des gens/02

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LA CHINE
ET
LE DROIT DES GENS

DEUXIÈME PARTIE[1]


III. — COMMENT LA CHINE S’ACQUITTE DES DEVOIRS IMPOSÉS PAR LES TRAITÉS

S’il ne s’agit que d’appliquer les principes abstraits de la morale internationale, on peut subtiliser et disputer à l’infini. Les Chinois peuvent dire à l’Europe : ce que vous regardez comme essentiel et primordial, ce sont vos propres idées, écloses dans le cerveau de vos philosophes ; de quel droit voulez-vous me contraindre à raisonner comme vous raisonnez vous-mêmes ? Il est bien plus difficile de se dérober au joug du droit international positif. La Russie, ayant conçu le dessein de modifier trois articles du traité de Paris (1856), envoya le 21 octobre 1870 une circulaire aux puissances, suivant laquelle « il était difficile d’affirmer que le droit écrit, fondé sur le respect des traités, eût conservé la même sanction morale qu’il avait pu avoir dans d’autres temps. » Mais la Conférence de Londres du 17 janvier 1871, tout en accordant l’abrogation partielle de cet acte diplomatique, répudia solennellement la thèse du prince Gortchakof. Les États signataires d’un traité sont liés par ses dispositions tant qu’ils n’en sont pas dégagés par la volonté des parties contractantes. C’est la base fondamentale du droit public. Les Chinois, ne pouvant pas dénier leur signature, ne contestent pas ce principe ; mais, toutes les fois qu’ils trouvent un avantage à le méconnaître, ils l’éludent.

Un de leurs procédés habituels consiste à soutenir que le gouvernement ne peut pas appliquer certaines clauses d’une convention désagréable aux gouvernés. L’Empereur Kouang-Sou invoque aujourd’hui, pour résister à certaines sommations des puissances, l’indocilité de ses propres soldats. Quand les mandarins de Canton refusèrent avec tant de duplicité d’exécuter les traités de 1842 et de 1844, ils n’ergotèrent pas sur le droit des Européens, mais déclarèrent qu’ils devaient céder à la violence des passions populaires. Le rapport du général Yi-chen à l’Empereur (29 mai 1841) ne laissait d’ailleurs subsister aucun doute sur les intentions des négociateurs chinois : « Votre ministre, se rappelant que la ville (de Canton) a été si souvent inquiétée et mise en danger, a pensé qu’il était convenable de céder momentanément et de promettre aux barbares ce qu’ils demandaient, » tout en se réservant de saisir la première « occasion » de rendre au territoire « son ancienne intégrité. » Quelques années après, dans la guerre contre les Taïpings, les mandarins acquiescèrent à une capitulation qui laissait la vie sauve à toute la population de Sou-tchéou ; à peine entrés dans la ville, ils en massacrèrent vingt mille habitans. Ils ne se gênaient pas plus, à vrai dire, avec leurs propres mercenaires, et crurent faire une bonne affaire en refusant de payer leur solde ; mais ils s’étaient, cette fois, trompés dans leurs calculs, et cette déloyauté leur coûta cher[2]. En vain les traités de 1858 et de 1860 promettaient aux Européens une « pleine et entière protection pour leurs personnes et leurs propriétés. » Un jour, les bateaux d’une grande maison de commerce de Changhaï sont attaqués, et les voleurs, après avoir fait main basse sur 800 000 francs d’espèces ou de marchandises, demeurent impunis ; peu de temps après, d’autres voleurs s’approprient avec le même succès 50 balles de soie, évaluées à 120000 francs, qui appartenaient à une maison anglaise. Dans cette période, à vrai dire, on pouvait alléguer, et l’on ne manquait pas de le faire, qu’on n’avait pas encore porté le dernier coup à l’insurrection des Taïpings. Mais les dispositions des Célestes n’étaient pas modifiées dans la période de calme apparent qui précéda la dernière explosion, par exemple quand M. Lyaudet, employé de la compagnie des charbonnages de Kébao, fut enlevé, le 25 avril 1895, avec sa femme et sa fille ; en août 1898, quand des indigènes armés de fusils à tir rapide attaquèrent subitement notre fort de Hoi-teou ; le 13 novembre 1899, quand deux officiers du Descartes, se promenant près du poste de Mentao, furent assaillis et décapités par les miliciens du sous-préfet de Soui-Kai, etc.[3].

Toutes les fois que ces désordres éclatent et que ces violations du droit sont commises, les Européens ont à se demander s’il faut les attribuer à la connivence ou à l’impuissance de l’administration. Le problème est souvent insoluble, parce que les mandarins se ménagent, en général, une porte de sortie. Cependant quelques hardis personnages, comme le prince Tuan, n’ayant jamais reconnu la force obligatoire des conventions internationales, se chargent ouvertement de les lacérer.

Dans la plupart des cas, par exemple quand il s’agit de verser une de ces indemnités, si fréquemment stipulées dans les traités, aux puissances européennes dont les citoyens ont été massacrés, torturés, séquestrés ou volés, il est plus commode de tourner que de heurter les obstacles, c’est alors qu’on emploie les balances à faux poids et les variétés infinies de fausse monnaie usitées dans le Céleste-Empire, qu’on remet au créancier la somme en lingots d’un poids et d’un titre inférieurs[4]. Quand certaines réductions de taxes ont été formellement insérées dans un pacte diplomatique, on grève la marchandise sous une autre forme. Par exemple, d’après la convention anglo-chinoise de Tien-tsin (1858), chaque balle de soie exportée n’aurait dû payer au Trésor qu’un droit de 10 taëls (80 francs) ; mais les collecteurs frappèrent cette marchandise d’une redevance foncière sur le lieu de production, puis l’atteignirent encore dans son voyage au port d’embarquement sous forme d’octroi municipal, de taxes douanières provinciales, de taxes de transit, etc. Le droit prévu par le traité, malgré le texte formel du septième règlement annexé, fut quadruplé. En vain les traités de Tien-tsin autorisaient-ils formellement les sujets anglais et français à circuler librement dans le voisinage immédiat des ports ouverts[5] : les Européens, après comme avant la signature de ces conventions, étaient étroitement parqués dans ces ports : sauf à Changhaï, où l’administration chinoise leur avait permis d’établir, en dehors des concessions, des routes prolongées pendant quelques milles, ils ne pouvaient sortir que par de tortueux sentiers, où deux personnes pouvaient à peine passer de front ; et le séjour des ports ouverts, M. P. Giquel le reconnaît lui-même, devenait ainsi bien plus pénible. Les journaux ont annoncé, non sans vraisemblance, dans la première quinzaine d’octobre, qu’un certain nombre dédits impériaux publics, accordant quelques satisfactions aux puissances, étaient infirmés par des édits secrets. On va quelquefois jusqu’à modifier le texte d’un contrat synallagmatique à l’aide d’un simple règlement adressé par le gouvernement central aux vice-rois ; la Chine reconnut elle-même avoir ainsi dénaturé une convention conclue le 20 février 1865 entre M. Berthemy et le Tsong-li-Yamen ; mais elle mit trente ans à se rétracter (Voyez la lettre de M. Gérard à M. Hanotaux, du 30 avril 1895).

Quand on reprochait aux Chinois cette exécution déloyale ou défectueuse des traités, ils alléguaient que la Chine « les avait signés le couteau sur la gorge, sans trop savoir à quoi elle s’engageait[6]. » L’Europe avait plusieurs réponses. D’abord, une convention de paix, comme celles de Nankin (1842), de Whampoa (1844), de Pékin (octobre 1860), est signée nécessairement entre un vainqueur et un vaincu ; celui-ci, pour obtenir la paix, doit subir certaines conditions et ne peut en invoquer la rigueur pour se soustraire à leur accomplissement. S’il en était autrement, on négocierait, à l’heure actuelle, pour ne rien faire, et la convention qu’on prépare serait un simple chiffon de papier. Ensuite, quelques-uns de ces traités, — celui de Whampoa, par exemple, — furent souscrits par la Chine dans la plénitude de son libre arbitre et de sa bonne volonté[7]. En outre, les différens pactes conclus avec la Chine furent mûrement examinés et débattus, en général, avec un soin minutieux, la correspondance diplomatique française antérieure aux conventions de délimitation et de commerce du 20 juin 1895[8] et les négociations relatives à la délimitation des territoires cédés à bail par la Chine à la France à Kouang-Tchéou-Ouan[9], en font foi. Enfin les traités anglo-chinois de Nankin, de Tien-tsin et de Pékin contenaient certaines dispositions favorables à la Chine, et la cour de Pékin s’en prévalut elle-même pour protester à Londres contre les entraves apportées par les colonies australiennes à la liberté de l’émigration[10].

La France exerce en Chine, en vertu de ses conventions avec la Chine, un protectorat religieux. Elle s’est chargée de défendre, avec l’assentiment unanime des peuples civilisés (tout au moins jusqu’à l’établissement du protectorat allemand sur les missions du Chan-toung méridional) et de l’aveu du Saint-Siège, les intérêts des missionnaires catholiques et le libre exercice de la religion chrétienne sur tout le territoire de l’Empire. Dès 1857, le Prince de Joinville félicitait, dans cette Revue, notre plénipotentiaire de n’avoir pas manqué l’occasion d’élever la voix, dans les négociations antérieures et postérieures au traité de Whampoa, en faveur de ces missionnaires et de nos coreligionnaires indigènes. Ce rôle nous fut encore plus nettement imparti par les traités de 1858 et de 1860, dont j’ai signalé l’importance décisive.

La France s’acquitta de ce devoir international avec une remarquable persévérance, par exemple en février 1865, en obtenant pour ses missionnaires la liberté d’acheter des terrains et des maisons dans l’intérieur du pays, le vendeur étant seulement astreint à spécifier dans la rédaction de l’acte que sa propriété avait été aliénée pour faire partie des biens collectifs de telle ou telle mission catholique[11] et, dans les derniers jours d’octobre 1900, en sommant le vice-roi de Hankéou de défendre les missionnaires italiens du Chen-si, exposés à tous les périls. Le gouvernement de la troisième République n’a jamais dévié de cette politique.

Peut-être ne s’est-il heurté sur aucun autre point à de plus grands obstacles. Les mandarins, les lettrés, profitant de la corruption antique, achetant le plus souvent leurs places à l’aide de fonds avancés par des syndicats, remboursant leurs prêteurs au moyen de bénéfices illicites recueillis dans l’exercice de leurs charges, laissant à peine parvenir un tiers des recettes publiques au Trésor impérial, aggravant dans toutes les calamités la détresse populaire par leur insatiable avidité, tiennent par-dessus tout à maintenir l’Etat incapable et routinier dans son immobilité tant de fois séculaire. Ils sont donc les adversaires irréconciliables du christianisme, qui pourrait inculquer à leurs administrés une plus haute conception de leurs devoirs et de leurs droits. La lutte est d’ailleurs commode, car il s’agit de combattre le plus souvent des prêtres sans défense, souvent des enfans ou des femmes : une proie facile s’offre aux bandes innombrables de vagabonds et de pillards qui pullulent dans toutes les provinces. Enfin la religion chrétienne est celle des étrangers et peut servir à la propagation de leur influence : en la frappant, on les frappe eux-mêmes.

C’est pourquoi l’on n’afficha jamais avec une pareille insolence le mépris de la foi jurée. Quelles mains pourraient reconstituer cet ossuaire ? Par où commencer et par où finir ? C’est, en juin 1870, le massacre de Tien-tsin, à l’instigation des mandarins et des lettrés : après avoir violé neuf sœurs de charité françaises, on leur arrache les yeux, on les empale, on brûle leur maison ; l’église, les maisons des jésuites et des lazaristes sont de même incendiées après que les prêtres ont été mis à mort ; on tue du même coup le consul français Fontanier et le consul-adjoint Simon ; trois autres citoyens français et trois sujets russes sont encore assassinés. L’Empereur répond aux réclamations de notre chargé d’affaires en ordonnant (30 juin 1870) ’la punition des coupables ; mais on n’ouvre qu’une enquête dérisoire ; un des trois principaux auteurs de ce carnage siège parmi les commissaires enquêteurs. Vingt-sept ans s’écoulent avant qu’une réparation publique soit accordée[12]. Le 15 avril 1897, M. Gérard, ministre de France, obtient enfin que l’église soit reconstruite ; les ossemens des victimes y sont transportés ; les mots Tje-Kien (par ordre de l’Empereur) sont inscrits sur une grande stèle en marbre blanc. Mais les Boxers se soucieront aussi peu de la stèle que du Tje-Kien : pour fêter l’anniversaire du premier incendie, ils brûleront, dans la nuit du 15 au 16 juin 1900, l’église reconstruite.

Dès 1891, une lettre de Mgr Chatagnon, vicaire apostolique du Su-tchuen méridional, annonçait que les sociétés secrètes, après avoir gardé longtemps une neutralité presque bienveillante envers les chrétiens, s’alliaient décidément contre eux au mandarinat et marcheraient désormais à l’avant-garde des persécuteurs[13]. Une ère nouvelle de crimes internationaux va s’ouvrir en 1892 : une résidence de missionnaires est envahie dans le nord-ouest du Chen-si septentrional ; des catéchistes sont torturés, deux néophytes lapidés, le franciscain anglais Hugo Schablal blessé grièvement ; dans le Su-tchuen occidental, une troupe de Chinois tue à coups de bâton un converti qui secondait efficacement la propagande chrétienne[14]. En 1894, cinq chrétiens indigènes sont perfidement assassinés à Tan-chung (préfecture apostolique de Kouang-ton) ; quand on porte plainte au chef des notables, il se contente de dire aux meurtriers : « Achevez les blessés et brûlez les cadavres[15]. » Il faut lire dans une lettre de Mgr Chatagnon (19 août 1895) le récit des déprédations et des massacres qui ensanglantèrent le Su-tchuen méridional : les brigands furent déchaînés par le vice-roi lui-même et détruisirent d’abord seize églises et résidences de missionnaires, un grand orphelinat de filles, un séminaire, des hôpitaux, des pharmacies, des maisons de chrétiens, puis, prenant goût à la besogne, finirent par rançonner les plus riches païens. M. Gérard, notre ministre, adressa des réclamations énergiques au gouvernement central et finit par obtenir pour les chrétiens du Su-tchuen méridional et du Su-tchuen occidental une indemnité de 4 millions[16].

L’horizon s’assombrit encore à partir de 1896. Il faut signaler, d’une part, l’atroce persécution du Hou-pé septentrional[17], de l’autre, le retour des missionnaires français, obtenu par M. Gérard, dans les villes de Tsouen-yi, Houang-piri, Yu-kin-hien, Kay-tcheou, Meytan, d’où ils avaient été injustement expulsés[18].

L’année 1897 débute par l’assassinat du P. Mazel, parti de France le 29 juillet 1896 pour évangéliser le Kouang-si ; mais, dès le 4 mai 1897, M. François, notre vaillant consul à Long-tcheou, obtient la capture et l’exécution immédiate du chef principal, de quatre petits chefs et de presque tous les meurtriers[19]. Dans le cours de la même année, les missionnaires européens et 14 000 néophytes du Chan-toung septentrional sont dispersés par la violence, et le vice-roi de Tsi-nan-fou croit avoir rempli tout son devoir en ordonnant aux persécutés d’oublier leurs griefs sans se faire indemniser des mauvais traitemens et du pillage[20]. Un télégramme du 4 novembre 1897 annonce bientôt l’assassinat à Zinning, dans la même province, des missionnaires Nies, de Paderborn, et Henle, de Fribourg. Une bande de malfaiteurs, après s’être introduits dans leurs chambres, avec escalade et effraction, avaient retourné des couteaux dans le corps des victimes, découpé, puis arraché leurs entrailles[21]. Le 28 avril 1898, un télégramme avise M. Hanotaux qu’un nouvel assassinat vient d’être commis sur la personne du P. Berthollet, missionnaire au Kouang-si ; de nouvelles réparations sont aussitôt demandées et promises[22]. Mais la résidence chrétienne du Pekoan est pillée le 6 juillet 1898. Le 14 octobre, un de nos missionnaires les plus distingués, le P. Chanès et treize catholiques indigènes sont poignardés, hachés, mutilés ou brûlés dans la chapelle de Pak-lung : on finit par écraser la tête du moine français avec une grosse pierre. Le 23 décembre 1898, nouveau télégramme annonçant le meurtre du P ; Victorin, dans le Hou-pé méridional : on avait torturé, puis décapité devant lui huit de ses néophytes ; on l’avait tenaillé lui-même avec des fers rougis au feu en prolongeant son agonie pendant cinq jours. Une nouvelle persécution, plus atroce que celle de 1895, éclatait à la même date dans le Su-tchuen méridional. M. Chevillon, vicaire apostolique du Su-tchuen oriental, écrivait de son côté : « Plus du tiers de mon vicariat est en ruines ; 8 districts sont entièrement ravagés, 15 oratoires et résidences, 12 écoles, 13 pharmacies, un hôpital, ont été pillés, brûlés, détruits ; 2 missionnaires sont prisonniers, 17 néophytes ont été massacrés, 10000 chrétiens sont ruinés, expulsés, pourchassés. » Le coup d’État de septembre 1898 et la régence de l’impératrice-douairière portaient déjà leurs fruits[23].

Désormais les ruines s’amoncellent de jour en jour ; le dénombrement des massacres et des déprédations devient impossible.

Je me borne à citer, entre autres documens, les lettres de Mgr Reynaud (3 janvier et 12 mai 1899), imprimées dans les Annales de la propagation de la foi ; la lettre du P. Marquet, supérieur de la mission du Tche-li, parvenue en France au mois d’avril 1900 et publiée par les Missions catholiques de Lyon[24] ; la lettre de M. Pichon (15 juin 1900) au commandant du détachement français[25], annonçant l’incendie de toutes les missions protestantes ou catholiques établies à Pékin et signalant « des scènes horribles ; » les récits des massacres en Mandchourie publiés par les mêmes Missions le 25 juillet et le 25 septembre 1900. C’est un projet d’extermination en masse qui s’exécute avec une persévérance implacable, tantôt sur les instructions, tantôt sous l’œil bienveillant du gouvernement central[26]. L’édit impérial du 17 septembre est le dernier mot de cette politique tortueuse et sanguinaire. C’est là que l’Impératrice ou ses conseillers mettent sur le même pied les victimes et les bourreaux, les chrétiens et les Boxers ; c’est là qu’ils introduisent une distinction savante entre les bons et les mauvais Boxers, reprochent aux chrétiens « de ne rien comprendre » et les exhortent hypocritement à reprendre sans « méfiance » leurs occupations habituelles. On apprenait en même temps à Marseille que les Boxers (peut-être de bons Boxers) avaient empalé Mgr Fantasoti, vicaire apostolique du Hou-nan, tandis qu’ils arrosaient de pétrole et brûlaient vif son compagnon, le Père Quirino.

Quelques publicistes insinuent que la propagande catholique est l’origine de tous les troubles. Ils se trompent ; M. Pinon, M. Pierre Leroy-Beaulieu et d’autres l’ont clairement établi. Sans doute les mandarins font tout pour nous perdre dans l’esprit de la populace chinoise : ils leur persuadent que les chrétiens arrachent les yeux des enfans en bas âge, empoisonnent les puits, etc. Mais il ne faut pas exagérer l’effet de ces calomnies absurdes. Au demeurant, les deux grandes explosions de haine auxquelles nous avons assisté pendant le XIXe siècle se sont produites : il y a soixante ans, après la guerre de l’opium ; et, en 1897, après le débarquement des marins allemands sur le territoire du Chan-toung et l’occupation de Kiao-tchéou. M. P. Giquel, qui connaissait bien la Chine, la regardait encore, en 1872, comme « le pays le plus tolérant en matière de religion. » Mais elle craignait que le christianisme ne fût l’auxiliaire des ambitions européennes. Les Célestes mettent donc sous ce prétexte les chrétiens hors la loi des nations. Nous ne pouvons pas, en tant qu’Européens, les laisser faire, encore moins faire comme eux, encore moins leur dire : « Vous assassinez nos compatriotes ; mais, comme ce sont des missionnaires, grâces vous soient rendues : vous piétinez les traités au bas desquels nous avons mis notre signature ; mais, puisque vous piétinez en même temps l’Évangile, nous sommes prêts à vous embrasser. Grotius avait une assez haute conception de la justice internationale pour enseigner qu’on n’avait pas le droit de manquer à sa parole, ne fût-elle engagée qu’envers des pirates ; nous ne sommes pas tombés assez bas pour imaginer qu’on puisse violer une promesse, parce qu’elle a été faite à des chrétiens.


L’inviolabilité des agens diplomatiques est, de toutes les maximes internationales, la plus ancienne, la plus absolue, la plus universellement respectée. Elle s’étend à toutes les classes de ministres publics qui représentent régulièrement leur pays ; à tout le personnel, officiel ou non officiel, de la mission, à la famille et à la suite du ministre ; elle embrasse toutes les choses et tous les actes nécessaires à l’accomplissement de cette mission : l’hôtel, les équipages, la correspondance, les papiers ; elle persiste malgré la rupture des relations diplomatiques entre l’État que ce ministre représente et celui près duquel il est accrédité, malgré une déclaration de guerre ou même un commencement d’hostilités, tant qu’il n’a pas quitté le territoire. Ainsi l’exigent impérieusement l’indépendance, la souveraineté, le respect mutuel des États ; ce n’est pas une simple convenance, comme l’a très bien dit M. Calvo, c’est « une nécessité. » La Chine s’est ouvertement révoltée contre cette loi fondamentale, quoiqu’elle se la fût appropriée dans les termes les plus formels par les traités du 27 juin 1858. Elle a voulu rompre avec la pratique de toutes les nations, en même temps qu’elle déniait sa propre signature. Je ne crois pas qu’on puisse découvrir une semblable page dans l’histoire diplomatique du monde civilisé.

Les légations de Pékin furent attaquées avec de l’artillerie, à partir du 20 juin 1900, par les troupes qui recevaient les ordres du prince Tuan, et furent assiégées sans interruption jusqu’au 16 juillet. L’anxiété fut poignante, soit en Europe, soit au Japon, soit aux États-Unis. On apprit très vite que M. de Ketteler, ministre d’Allemagne, et le chancelier de la légation japonaise avaient été lâchement assassinés. Une dépêche du 8 juillet, reçue par le ministre de Chine à Washington, laissait encore espérer que les autres agens diplomatiques étaient saufs et que deux légations n’avaient pas épuisé leurs moyens de défense. Mais on remarqua bientôt que la cour de Pékin, tout en communiquant elle-même avec ses légations, ne laissait pas les ministres étrangers communiquer avec leurs gouvernemens : on en conclut que les communications n’étaient plus possibles. On fixait même au 30 juin la date des massacres, et les correspondans de deux journaux anglais allaient jusqu’à décrire avec une grande précision les scènes du dernier carnage. Une dépêche adressée le 18 juillet à M. Delcassé par le consul de France à Changhaï démentit ces informations : « les ministres et leurs familles étaient encore saufs, mais le danger était toujours très grand. » Une lettre écrite le 21 juillet au commandant des forces anglaises devant Takoupar sir Claude Macdonald rétablit les faits : les ministres et les Européens réfugiés autour d’eux occupaient les lignes suivantes : légations française et allemande, légations russe et anglaise, moitié du parc de la légation anglaise et le centre de la légation américaine. Tout le reste était en ruines. Les réserves de nourriture pouvaient suffire pendant quinze jours, mais les munitions s’épuisaient. Actuellement, ajoutait le ministre d’Angleterre, nos pertes sont de 62 tués et 28 blessés.

Un peu plus tard, le gouvernement impérial pressa les ministres étrangers de partir sous escorte pour Tien-tsin. M. Pichon et sir Claude Macdonald pressentirent un piège et refusèrent. « Nous ne pouvons nous éloigner de Pékin, lit-on dans un télégramme de M. Pichon daté de Changhaï (9 août), que si les forces étrangères viennent nous chercher. Ces forces devraient être en nombre suffisant pour assurer la sécurité de 800 étrangers, dont 200 femmes ou enfans et 50 blessés, et de plus de 3 000 chrétiens indigènes, que nous ne pouvons abandonner au massacre. En aucun cas, une escorte chinoise ne serait admissible. » C’était bien raisonner.

Quand les alliés entrèrent à Pékin, les défenseurs des légations avaient soutenu pendant cinquante-six jours le choc des hordes chinoises ; 2 800 projectiles avaient été lancés sur le quartier étranger, 400 obus en une seule journée ! Les Européens avaient élevé de véritables fortifications, tandis que les Chinois exécutaient chaque jour des retranchemens destinés à les rapprocher des assiégés. Il ne subsistait de la légation française et de la légation italienne que quelques pans de murs percés à jour ; toutes les maisons des étrangers avaient été brûlées ou détruites. Jusqu’au dernier moment, la lutte avait été furieuse. La dépêche du ministre américain Conger, parvenue à Washington le 21 août, est éloquente dans sa brièveté : Desperate efforts were made last night to exterminate us. Le rapport du général russe Lenevitch n’est pas moins précis[27]. On entendit, en effet, pendant les deux dernières nuits du siège, les officiers chinois exhorter leurs soldats à tenter un suprême effort pour exterminer le personnel diplomatique.

Il semble que les conseillers de l’impératrice douairière aient tout fait pour séparer, par un fleuve de sang, la Chine de la communauté internationale.


IV. — RESTRICTIONS LÉGITIMES DES DROITS INTERNATIONAUX

Il est souhaitable, il est naturel qu’un Etat, une fois entré dans cette communauté, jouisse de la plénitude des droits internationaux. Mais, dans la sphère des relations internationales comme dans celle des rapports entre les membres d’une même famille ou d’une même nation, les droits sont corrélatifs aux devoirs. Un peuple qui remplit tous ses devoirs internationaux doit pouvoir réclamer le libre exercice de ses droits, sans lesquels il faillirait à son rôle dans le monde. Mais il abdique autant de droits qu’il néglige de devoirs. C’est pourquoi la classification des publicistes qui rangent la Chine parmi les États à demi barbares n’est pas une œuvre d’imagination ou de sentiment ; elle correspond à des réalités et repose sur des faits tangibles.

A la lumière de ces faits, je me propose d’énumérer et de justifier les restrictions qui doivent être apportées, dans la vie du Céleste-Empire, à la jouissance des droits internationaux.

David Dudley Field, animé par le désir d’étendre à toute la famille humaine le bienfait d’une loi commune, avait osé soumettre en 1875 à l’Institut de droit international ce projet de résolution : « Les nations orientales ou, pour parler d’une manière plus précise, les nations non chrétiennes, seront admises à la jouissance de tous les droits et soumises à tous les devoirs des nations de l’Occident ou, en d’autres termes, des nations chrétiennes, tels que ces droits et ces devoirs sont définis par le droit international. » Mais il se croyait encore contraint d’admettre une exception à cette règle en proposant d’établir en Orient « des tribunaux mixtes et une procédure spéciale pour le jugement de toutes contestations, d’intérêt public ou privé, dans lesquelles les Américains et les Européens seraient parties. » Les prévisions mêmes de D.-D. Field ont été dépassées, parce qu’il n’avait pu prévoir les merveilleux progrès que le Japon allait accomplir dans l’espace de vingt ans. Le Japon, on le sait, a obtenu la suppression des juridictions consulaires, en conséquence sa pleine souveraineté en matière judiciaire, et, comme l’a si bien dit le vicomte Aoki, « son admission légitime et sans réserve dans la famille des puissances civilisées, » par ses traités du 16 juillet 1894 avec l’Angleterre, du 22 novembre 1894 avec les États-Unis, du 4 avril 1896 avec l’Allemagne, du 4 août 1896 avec la France, etc.[28].

Eclairé par une douloureuse expérience, nous ne croyons pas qu’il y ait lieu d’apporter le moindre changement, dans les rapports des puissances civilisées avec la Chine, aux conventions restrictives de 1842, de 1844 et de 1858.

D’abord le Céleste-Empire diffère absolument des nations occidentales par sa conception de la justice. Par exemple, en juillet 1839, un matelot indigène avait été tué dans une rixe entre marins anglais et chinois ; le meurtrier n’ayant pas été découvert, les autorités chinoises exigèrent qu’on leur livrât un Européen quelconque, « afin que le sang fût vengé par le sang. » Le commandant des forces navales anglaises n’acquiesça point à cette proposition. Mais le commissaire impérial réitéra sa demande au mois d’octobre, mettant Charles Elliot en demeure d’opter dans le délai de trois jours entre la remise d’un sujet anglais responsable qui se soumettrait à toutes les pénalités chinoises et le départ immédiat de tous les navires anglais. Cet incident provoqua de sérieuses escarmouches et notamment le combat naval de Chuen-pee qui précédèrent la déclaration de guerre officielle. Comment s’accorder sur le principe de la responsabilité pénale avec un peuple qui punit tout un groupe pour le crime commis par un seul homme ; qui fit étrangler ou décapiter, par exemple, en 1873, toute une famille innocente, composée de treize personnes, y compris un enfant de deux mois, parce qu’un de ses membres avait violé la tombe d’un prince et soustrait des ornemens de prix[29] ?

M. H. Norman a déclaré que tout fonctionnaire chinois, sauf un cas d’exception possible sur mille, est « un menteur, un voleur et un tyran[30] ; » or, ce jugement, applicable aux magistrats de l’ordre judiciaire comme aux magistrats de l’ordre administratif, paraît être à M. Pierre Leroy-Beaulieu « d’une sévérité à peine exagérée. » M. Baril, après de patientes observations, conclut en ces termes : « L’administration de la justice chinoise n’offre guère qu’un tableau de corruption, d’extorsion et de cruelle injustice. » Il y a même, au Céleste-Empire, une classe d’intermédiaires usuellement employés pour corrompre les juges[31]. L’Empereur Khang-hi, qu’on suppliait de corriger ces abus, répondit qu’il se garderait bien d’y chercher un remède, parce qu’ils étaient de nature à dégoûter tout le monde des procès[32]. Les Chinois, soit, mais les étrangers ?

La procédure criminelle est atroce. Je me borne à citer deux phrases du mémoire soumis à l’Institut de droit international par D.-D. Field, qu’on ne peut pas soupçonner de malveillance envers les peuples de l’Extrême-Orient : « J’ai vu moi-même des accusés amenés devant un juge chinois pour être jugés. Chacun d’eux avait autour du cou une chaîne dont l’extrémité était rivée à une lourde pierre, qu’il était obligé de soulever au moindre mouvement : arrivé en présence du juge, l’accusé se prosternait sur les pieds et les mains et restait dans cette posture pendant toute l’instruction, osant à peine lever les yeux ; une troupe d’assistans entourait le juge, prenant part à cette instruction, interrompant, suggérant des questions, et, si l’accusé osait discuter les charges, il était mis à la torture par des gens de service, qui semblaient faire partie du tribunal autant que le juge lui-même. » Qui le croirait ? Ce mépris de la personne humaine infecte jusqu’à la procédure civile. M. Chester Holcombe raconte que, siégeant dans une commission d’arbitrage avec un magistrat chinois, il parvint, non sans peine, à faire dispenser deux témoins américains de se mettre à quatre pattes pendant leurs dépositions ; les témoins chinois se prosternèrent selon l’usage.

Les cinq formes habituelles de châtimens sont : la bastonnade, la cangue[33], la marque, le bannissement et la mort. Mais quelle mort ! La cruauté chinoise n’a pas de limites. Non contente de la décapitation, de la strangulation, du crucifiement[34], elle a trouvé le supplice des cent plaies, le découpage à petits morceaux, le supplice du rat[35], le supplice du sel[36], la combinaison de l’étrille et du feu[37]. Je m’arrête : le soleil n’a pas éclairé d’horreurs comparables au système des pénalités chinoises.

L’emprisonnement ne figure point parmi ces pénalités. Les prisons sont des lieux de détention préventive ou des salles d’attente, soit pour les condamnés qui attendent l’exécution de leur sentence, soit pour les témoins. Leur saleté est répugnante ; ce sont, dit M. Bard, « de véritables enfers. » On n’y est pas nourri. Les gardiens extorquent aux prisonniers tout ce qu’ils peuvent donner d’argent et, s’ils n’en ont pas, les laissent mourir de faim.

Nous n’avons pas besoin de plus amples discours pour répondre aux hommes d’État qui, comme le marquis Tseng, oseraient demander l’abandon des « capitulations[38]. »

La réponse décisive, la plus humiliante et la plus complète que pût recevoir le Céleste-Empire, est d’ailleurs écrite dans le traité sino-japonais du 21 juillet 1896. Jusque-là, en vertu des traités, les consuls chinois au Japon, les consuls japonais en Chine jugeaient leurs nationaux respectifs. Il n’en est plus ainsi. Les résidens japonais en Chine sont aujourd’hui jugés par les autorités japonaises, s’ils sont défendeurs. En matière criminelle, les consuls japonais leur appliquent les lois japonaises. Les tribunaux chinois connaissent seulement des procès civils ou criminels dans lesquels des Chinois seraient défendeurs. Mais les Chinois résidant au Japon sont soumis à la juridiction japonaise[39]. Le Japon refuse, comme les États occidentaux, de traiter d’égal à égal avec le peuple chinois.

On s’entend généralement sur un autre point : la Chine est en dehors du droit international privé. Par la force des choses, elle ignore et doit ignorer l’ensemble des règles applicables à la solution des conflits qui peuvent naître entre deux souverainetés à l’occasion de leurs lois privées respectives.

Par exemple, à quoi bon rechercher quelle loi régira les formes, les conditions intrinsèques, les effets juridiques du mariage conclu par un Français en Chine, ou comment le droit de cité peut être acquis en Chine par un Français, alors que personne n’y peut acquérir la nationalité chinoise ou même y exercer non seulement les droits publics, mais encore les droits civils appartenant aux indigènes ? L’exclusion de l’élément étranger ne permet pas même de prévoir les conflits de lois relatifs à la personne envisagée en elle-même[40] ou relatifs à la personne envisagée dans ses rapports avec la famille[41]. Enfin le droit international privé ne saurait exister sans une certaine fixité du droit privé national ; or, il est très difficile de découvrir les premiers linéamens d’un droit pareil dans le Céleste-Empire. La législation criminelle de ce peuple permet d’infliger quarante ou même quatre-vingts coups de bambou à quiconque tient une conduite non conforme à l’esprit des lois sans avoir précisément enfreint une de leurs injonctions. La loi civile est taillée sur le même modèle : nul ne peut connaître d’avance d’une façon précise d’après quelles règles seront appréciés ses droits de famille, ses droits patrimoniaux réels[42] et ses droits patrimoniaux personnels[43]. C’est ce qu’avait aperçu très clairement, en 1877, le docteur Krauel, consul d’Allemagne à Changhaï[44].

Par le même motif, le Céleste-Empire ne peut pas prêter son concours aux Unions formées pour la protection internationale de la propriété commerciale et industrielle, telles que l’Union de Paris du 20 mars 1883, ou de la propriété littéraire et artistique, telles que l’Union de Berne du 9 septembre 1883. Plusieurs mois avant la Conférence de Paris (15 avril-4 mai 1896) pour la protection des œuvres littéraires et artistiques, le gouvernement de la République française écrivit à ses agens accrédités auprès des pays non-unionistes : « Nous n’ignorons pas que les législations de certains de ces pays ne sont pas encore en harmonie avec les principes consacrés par la convention de Berne ; mais, depuis quelque temps, un courant d’opinion paraît se dessiner en faveur de ces principes, et nous avons tout lieu d’espérer que plusieurs gouvernemens consentiront à adhérer à un pacte destiné à sauvegarder une source de richesse d’autant plus respectable qu’elle procède directement du travail, dans ce qu’il a de plus noble et de plus élevé. » En vérité, l’on ne pouvait rien promettre à la Chine, puisqu’on ne pouvait rien attendre d’elle.

J’ai dit plus haut que la Chine avait été invitée à la grande Conférence de la Haye. Mais elle n’a pas signé la convention relative aux lois et coutumes de la guerre sur terre, pleinement acceptée par le royaume de Siam et par le Japon. En outre, quand les représentans des puissances convoquées l’année dernière à la Haye se sont réunis, il y a quelques semaines, pour déposer les actes de ratification, elle s’est abstenue. Le Céleste-Empire a fait preuve, en cette circonstance, d’une certaine bonne foi. Pouvait-il promettre, en vérité, d’employer les prisonniers de guerre, comme travailleurs, selon leur grade et leurs aptitudes ? de ne pas les soumettre à des travaux excessifs ? de payer les travaux qu’ils feraient pour l’Etat d’après les tarifs en vigueur pour les militaires de l’armée nationale ? de traiter ces captifs, pour la nourriture, le couchage et l’habillement, sur le même pied que ses propres troupes ? Pouvait-il et voulait-il renoncer à l’usage de tuer ou de blesser par trahison les combattans de l’armée ennemie ? de tuer ou de blesser l’ennemi qui, ayant mis bas les armes ou n’ayant plus les moyens de se défendre, se serait rendu à discrétion ? d’employer des armes, des projectiles ou des matières propres à causer des maux superflus ? d’épargner autant que possible, à l’avenir, les édifices consacrés au culte et les hôpitaux ? pouvait-il renoncer au pillage ? abdiquer l’habitude invariable de continuer les opérations de guerre après la conclusion d’un armistice, alors même qu’il prétend, comme aujourd’hui, contraindre ses adversaires à cesser toutes les opérations militaires pendant l’armistice ? Décidés à méconnaître les lois et coutumes des peuples civilisés, les Chinois ne peuvent pas exiger qu’on les leur applique. Ils se placent eux-mêmes, après comme avant la Conférence de la paix, hors le droit de la guerre.

C’est pourquoi les Japonais ne voulurent pas, pendant la guerre de 1894-1895, contracter l’obligation d’appliquer aux malades et aux blessés chinois la convention de Genève du 22 août 1864[45].

C’est pourquoi les Français n’eurent pas de réponse à donner, quand le Céleste-Empire leur reprocha, cette année même, de lancer sur ses campemens des obus à la mélinite.

C’est pourquoi la Chine n’a pas qualité pour débattre la légitimité de représailles qui seraient exercées par une puissance signataire de la déclaration relative aux lois et coutumes de la guerre. Depuis que la Conférence de Bruxelles, en 1874, refusa d’examiner la section IV du projet russe soumis à ses délibérations, laquelle traitait des représailles, plusieurs jurisconsultes ont enseigné que cette pratique était contraire au droit des gens. L’Institut de droit international n’a pas ratifié leur opinion dans son manuel des lois de la guerre[46], et nous ne saurions l’en blâmer. A mesure que les puissances civilisées restreignent les moyens de nuire à l’ennemi, le belligérant lésé par la violation des règlemens prohibitifs nous semble pouvoir, jusqu’à un certain point, user de réciprocité. Jusqu’à quel point ? C’est pour chacun des États civilisés une question de dignité personnelle, mais la question ne peut pas être posée par les égorgeurs.

Le droit d’intervenir, quoi qu’aient enseigné certains jurisconsultes, est, en thèse, condamné par la loi des nations. En effet, il implique au profit d’un État la faculté d’imposer à d’autres États sa propre volonté, par suite de porter une atteinte à leur indépendance et à leur souveraineté. Cependant il n’est pas de principe auquel on ait, dans la pratique, plus souvent dérogé. Pour ne citer qu’un exemple entre mille, les puissances n’ont pas cessé d’intervenir, depuis soixante-quinze ans, dans les affaires de la Turquie. Bien plus, elles ont puisé dans le traité de 1856, en même temps qu’il admettait la Porte ottomane dans le concert européen, le droit, soit de réclamer l’exécution de ses promesses, soit, au cas de mauvais vouloir ou d’impuissance, de prendre elles-mêmes en main la cause des chrétiens. Elles ont usé de ce droit conventionnel en 1860, en 1866, en 1875, en 1876, n’ont pas manqué de le faire maintenir en 1878 par le traité de Berlin, et l’ont encore exercé, dans les dernières années de ce siècle, à propos de l’insurrection crétoise. On ne peut pas faire abstraction, dans les questions internationales, d’une pratique continue. C’est se mouvoir dans le vide que de proscrire, d’une façon uniforme et radicale, comme l’ont fait Wolff[47] et M. de Laveleye[48], le droit d’intervention, et la parfaite raison ne commande pas d’ailleurs d’aller à cette extrémité. Sans oser soutenir avec le professeur Arntz[49] que l’intervention devient légitime, « lorsqu’un gouvernement, tout en agissant dans la limite de ses droits de souveraineté, viole les droits de l’humanité, soit par des mesures contraires à l’intérêt des autres États, soit par des excès d’injustice et de cruauté qui blessent profondément nos mœurs et notre civilisation, » je crois que ce mode exceptionnel de coercition peut être employé par un État en cas de force majeure, c’est-à-dire quand il ne suffit plus de recourir à la persuasion pour défendre les droits méconnus de ses nationaux et pour faire exécuter des engagemens internationaux qui intéressent son existence, sa dignité même ou son honneur[50].

Cela posé, je crois fermement que les fautes du gouvernement chinois justifient l’intervention directe des États civilisés. Croit-on obtenir par la persuasion que les Chinois respectent la vie et le patrimoine des étrangers ? N’a-t-on pas épuisé les moyens diplomatiques ? Quel texte pourra dépasser, par la précision et la clarté, les traités de Nankin, de Whampoa, de Tien-tsin, de Shimonosaki ? Peut-on obtenir des engagemens plus formels ? A-t-on cessé, d’ailleurs, même depuis que les négociations de paix sont ouvertes, de souffler la haine, de suggérer le pillage et l’assassinat ? Tous les fauteurs du carnage ont-ils été réellement chassés du pouvoir ? N’ont-ils pas encore la haute main sur la direction de la politique extérieure ? N’est-ce pas avec la plupart d’entre eux qu’on voulut d’abord aboucher les plénipotentiaires européens ? Nier le droit d’imposer, dans cet ordre d’idées, le respect des maximes les plus sacrées de la morale interna-nale, c’est nier que l’État ait le devoir de protéger ses régnicoles à l’étranger et de recourir, pour atteindre ce but, aux moyens coercitifs, ce qui serait contraire aux notions les plus élémentaires du droit international.

Ce devoir, tout État qui se respecte doit le remplir avec un surcroît de promptitude et d’énergie, quand il s’agit d’assurer l’inviolabilité des agens diplomatiques, déjà compromise par des crimes internationaux. Que penser d’une nation assez faible pour dévorer l’affront en silence ou pour se contenter d’excuses dérisoires ? Il est à peine utile de rappeler comment la France s’acquitta de la tâche que lui assignait son rang dans le monde, après l’insulte faite à son représentant par le dey d’Alger. Si toute l’Europe et les nations de race européenne ont été souffletées du même coup, comme elles viennent de l’être, l’obligation est encore plus étroite et les divisions, les rivalités et les ambitions particulières doivent s’effacer devant l’intérêt supérieur de l’humanité. C’est à l’Europe, au lendemain du jour où les hôtels de ses ministres, inviolables comme les ministres eux-mêmes, ont été criblés d’obus ou réduits en cendres, d’empêcher le retour de ces forfaits. Personne ne pouvant plus imaginer que les pouvoirs publics chinois se croient obligés de protéger nos légations, les puissances doivent les dessaisir de ce droit et l’exercer pour leur propre compte.

MM. Hanotaux et Delcassé se sont acquittés d’un devoir international non moins impérieux, quand ils ont, à l’exemple de leurs prédécesseurs, tenté plusieurs fois de prévenir par une répression rapide et vigoureuse le massacre de nos missionnaires et la destruction de nos chrétientés. D’abord, ces prêtres ne perdent pas la qualité de Français parce qu’ils s’exposent à la mort pour enseigner l’Evangile. Ensuite, nous défendons par surcroît la plus noble des causes : la liberté religieuse, noyée dans des flots de sang. Nos protégés, plus d’un million d’hommes, indigènes et nationaux, sont ici sur le même plan, car les chrétiens persécutés se serrent les uns contre les autres et, dans l’ivresse du carnage, les soldats chinois, irréguliers ou réguliers, sont incapables de faire un triage. Nous ne demandions d’ailleurs qu’à laisser faire la Chine, puisqu’elle nous avait promis par un traité formel la sécurité, le libre exercice des pratiques religieuses pour les membres « de toutes les communautés chrétiennes, » une protection efficace pour tous les missionnaires. Il appartenait au gouvernement chinois de lever toutes les entraves au droit qu’il reconnaissait expressément par un pacte synallagmatique à « tout individu en Chine » d’embrasser et de pratiquer le christianisme. Si la charge lui semble trop lourde et s’il méconnaît sa parole, c’est à l’autre contractant d’agir, même de vive force. Ce gouvernement s’est appliqué lui-même à restreindre sur son territoire la jouissance et l’exercice de sa propre souveraineté.

Mais par quels moyens coercitifs les États civilisés atteindront-ils leur but ?

Sans doute, ils obtiendront des excuses, selon l’usage, ou même des cérémonies expiatoires, ainsi que le propose l’empereur Kouang-sou. Mais, ainsi que l’a dit très bien l’empereur allemand, il y a des taches immenses qu’on n’efface pas, des blessures profondes qu’on ne guérit pas avec des libations. Sans doute on exigera des réparations matérielles : le difficile n’est pas d’obtenir la reconstruction des églises, des écoles, des hôpitaux détruits, mais d’empêcher la destruction des bâti mens reconstruits : le nouvel incendie de l’église rebâtie à Tien-tsin est fait pour dessiller tous les yeux. Sans doute on imposera des réparations pécuniaires : la restitution des biens confisqués, comme on l’a fait par le traité du 25 octobre 1860 ; le versement d’indemnités proportionnelles à l’intensité des souffrances, à la gravité des pertes, ainsi qu’on l’a fait en 1896 pour la mission, du Koueï-tcheou, en 1898 après les assassinats du Père Mazel et du Père Berthollet, en 1899 après le meurtre du Père Chanès et l’incendie de la chapelle de Pak-hong. Encore faut-il, bien entendu, que la Chine, à bout de ressources, incapable de régulariser la perception des anciens impôts et de perfectionner ses méthodes d’administration financière, soit à même de payer. Mais, qu’elle s’acquitte ou ne s’acquitte pas de ses nouvelles dettes, la sécurité des Européens ne sera pas plus solidement garantie. Le haut mandarinat veut emplir ses poches, garder ses places, assouvir ses rancunes : la pénurie du Trésor et la misère croissante du peuple sont le dernier de ses soucis.

Il faut donc recourir à de nouveaux procédés et, je ne crains pas de le dire, intervenir de plus près. Puisque le fardeau des affaires publiques pèse trop lourdement sur le gouvernement chinois, c’est aux nations occidentales d’alléger sa tâche. Elles n’excéderaient pas leur droit en instituant, au siège même de ce gouvernement, une commission provisoire chargée de le seconder, de le protéger contre ses propres défaillances et d’exercer un certain contrôle sur diverses branches de l’administration générale. D’ailleurs, l’institution des commissions internationales est acceptée par la communauté des États civilisés. Je me borne à citer la commission européenne du Danube, constituée par le traité du 30 mars 1856, prorogée successivement par les conventions du 2 novembre 1865, du 10 mars 1871 et du 10 mars 1883, la commission internationale d’Egypte, instituée par décret khédival du 15 janvier 1883, la commission internationale du Congo, chargée de faire exécuter les dispositions de l’acte général de Berlin (chapitre Ier) du 26 février 1885, la commission internationale des puissances médiatrices établie en 1897 dans la capitale du royaume de Grèce par le traité de paix turco-hellénique, sous le contrôle « absolu » de laquelle l’Europe a placé l’emploi des revenus affectés au service de l’emprunt pour l’indemnité de guerre et les autres dettes nationales. A Tien-tsin, les puissances alliées ont déjà, sous l’empire d’une évidente nécessité, tracé l’ébauche d’une semblable organisation[51].

Je me place en ce moment, qu’on le remarque, sur un terrain purement juridique et je me borne à soutenir que l’institution d’une commission internationale au siège du gouvernement n’aurait, en soi, rien d’illégitime. Mais je reconnais que nul n’est tenu d’aller jusqu’au bout de son droit et je laisse aux hommes d’Etat le soin de résoudre la question d’ordre politique : les puissances feront-elles bien d’aller jusqu’au bout de leur droit ? le peuple chinois supporterait-il cette immixtion ostensible et quotidienne dans la direction de ses propres affaires ? ne verrait-il pas, dans cette mise en tutelle humiliante, la préface du démembrement qu’il redoute ? ne le pousserait-on pas à des résolutions désespérées ?

C’est pourquoi l’on paraît avoir songé, dans les derniers jours d’octobre, à ménager l’orgueil des Célestes en décentralisant la tutelle, c’est-à-dire en établissant un fonctionnaire étranger près de chaque vice-roi ou de chaque gouverneur. Ce mode d’intervention serait tout aussi légitime et moins bruyant ; peut-être la « face » serait-elle ainsi « sauvée » pour le gros de la nation. Mais cette autre combinaison se heurterait à d’autres difficultés. Dans quelle nationalité choisir chacun de ces conseillers ? Certaines puissances ont un intérêt énorme à maintenir leur influence dans certaines provinces, par suite à s’y réserver le contrôle du gouvernement et de l’administration ; les autres seront par-là même tentées de le leur disputer. Il faudrait donc, sur la plupart des points, substituer des commissions mixtes au commissaire unique. L’entente, n’en doutons pas, serait encore plus difficile entre les membres de ces commissions disséminées qu’entre les membres d’une commission centrale. Cependant la question mérite qu’on l’étudie de près.

Nul n’ignore que les diverses puissances européennes ont, depuis deux ans, dans un intérêt commercial, secondé les immenses préparatifs militaires de la Chine. Les troupes internationales ont découvert et détruit à Tien-tsin[52], en très grande quantité, des munitions et des armes des types les plus modernes, évaluées à 100 millions de francs.

En un an, d’après les calculs les plus précis, les envois de munitions et d’armes faits par l’Allemagne à la Chine auraient passé de 3 430 000 marks (1898) à 8 150 000 marks (1899). Il faut bien reconnaître que nous avons, de notre côté, déployé les plus grands efforts pour faire confier à des ingénieurs français la réorganisation technique et professionnelle de l’arsenal de Fou-Tchéou : aux termes du contrat signé le 11 octobre 1895 entre les représentans de la France et de la Chine, cet arsenal dut « être réorganisé de façon à pouvoir construire sur les cales actuelles des navires ne dépassant pas 2 500 tonneaux, en commandant en Europe les matériaux, les machines et l’artillerie que la Chine ne pouvait pas construire[53]. » Or les Novosti, de Saint-Pétersbourg, déclarent[54], à l’exemple de presque tous les journaux français, qu’on n’aura rien fait pour préserver la Chine de nouveaux ébranlemens tant que les puissances n’auront pas cessé d’armer cet empire, de lui livrer des cuirassés et de lui bâtir des arsenaux : il faudrait, à la conclusion de la paix, ajoute cette feuille, confisquer les canons et les fusils à tir rapide, empêcher les livraisons nouvelles, imposer même, non seulement la destruction de certains ouvrages fortifiés, mais encore un désarmement et la réduction des effectifs.

Le Président de la République française a déjà prohibé, jusqu’à nouvel ordre, dans la ; dernière semaine du mois de juillet, « la sortie de France, d’Algérie, des colonies françaises et pays de protectorat, de toutes les armes de guerre, pièces d’armes de guerre finies et munitions de guerre » à destination de la Chine et des pays limitrophes. A proprement parler, ce n’est pas là faire acte d’intervention : un État peut toujours suspendre, dans la plénitude de son indépendance, une branche de son propre trafic et personne ne peut le contraindre à vendre ce qu’il ne veut pas vendre. Il intervient, au contraire, si, non content de surveiller, pour empêcher ce trafic, les ports d’exportation, il étend sa surveillance aux ports d’importation. Il substitue en effet, hors de son territoire, sa volonté propre à la juridiction du peuple importateur ou de ses ressortissans. A mon avis, les circonstances justifient cette dérogation nouvelle au principe de non-intervention. Le futur traité devra contenir un engagement de la Chine et, si la Chine devait être impuissante à tenir sa parole, on peut lui procurer légitimement les moyens de la tenir.

On ferait un nouveau pas sur la même route en limitant, comme le proposent le Journal des Débats[55] et les Novosti, les armemens du Céleste-Empire et les effectifs militaires. C’est ainsi que Napoléon traita la Prusse après Iéna. Mais ce précédent n’est pas unique. Les puissances européennes apportèrent des restrictions analogues au droit de défense, apanage ordinaire de la souveraineté, quand elles défendirent, en 1814, de transformer Anvers en un port militaire, quand elles contraignirent la Russie, par les traités du 30 mars 1856, à raser ses forteresses établies sur la Mer-Noire, à n’en pas construire de nouvelles, à ne pas fortifier les îles d’Aland (Baltique), à n’y maintenir aucun établissement naval. La convention de Londres, du 11 mai 1867, décida de même que la ville de Luxembourg ne serait plus forteresse fédérale, que ses fortifications seraient démolies et qu’aucun établissement militaire n’y pourrait être installé. Le traité de Berlin, du 13 juillet 1878, multiplia ces clauses prohibitives (art. 2, 11, 29 et 52). La note française du commencement d’octobre entre dans cet ordre d’idées en proposant le démantèlement des forts de Takou. On pourrait très légitimement aller plus loin après tant de parjures, d’outrages et d’attentats au droit des gens. Mais, cette fois encore, il n’est pas sûr que la politique commande d’aller plus loin.

En admettant avec la plupart des jurisconsultes contemporains qu’un État fasse encore fléchir les principes rigoureux du droit, quand il secourt un gouvernement établi contre un mouvement insurrectionnel, il faut avouer que cette « intervention » est d’une nature toute particulière, puisque l’intervenant n’impose pas par la force une ligne de conduite à l’État secouru. On regardera toujours difficilement, dans la pratique, comme un cas d’intervention prohibé par le droit des gens l’immixtion des nations occidentales dans les affaires de l’Empire, quand, sur les instances de la dynastie mandchoue, elles formèrent, il y a quarante ans, deux corps d’armée pour écraser la formidable insurrection des Taïpings. Or, si l’on veut bien se rappeler que les sociétés secrètes sont, avant tout, comme l’a très bien expliqué le comte Boni de Castellane[56], des instrumens de révolte ; que la plupart étaient hier encore acharnés contre la dynastie régnante et sont, à n’en pas douter, hostiles à l’Empereur lui-même ; que le soulèvement organisé dans le sud par Kang-you-ouci est uniquement dirigé contre la dynastie mandchoue, ou peut encore espérer que Kouang-sou, après avoir engagé spontanément le Président de la République française, dans sa lettre du 19 juillet, « à prendre l’initiative de transformer la situation actuelle, » acceptera le concours des forces internationales pour dissoudre ces associations de réformateurs ou de malfaiteurs, non pas seulement sur le papier, mais dans la réalité des faits. L’alternative est, en effet, de plus en plus claire : ou les sociétés de conspirateurs seront dissoutes, ou c’est l’Empire qui tombera lui-même en dissolution. Nous avons le droit de préférer la première solution à la seconde ; nous aurions celui d’arracher la Chine aux conséquences d’une hésitation que lui serait fatale.

Si les puissances alliées rencontrent sur leur chemin, la paix une fois conclue, des administrateurs prêts à trahir, elles doivent garder le droit d’exiger leur déplacement ou leur révocation. C’est de l’intervention, soit, puisque c’est une immixtion dans l’administration de la Chine. Mais telle est déjà la pratique. L’Allemagne a dû réclamer de la façon la plus pressante le déplacement des gouverneurs Si-Ping-Hong et Yu-Hing, qui avaient favorisé la première explosion du Chan-toung. Le vice-roi de Canton et le sous-préfet de Soui-kai nous avaient témoigné, dès les premiers mois de l’année 1899, la plus insigne malveillance : « Il est nécessaire, écrivait M. Pichon à M. Delcassé le 19 juillet, de nous montrer de plus en plus énergiques et d’opposer des actes au mauvais vouloir de la Chine. » Il obtint en effet, au prix des plus grands efforts[57], que Li-Hong-Tchang fût nommé vice-roi intérimaire de Canton, que son prédécesseur fût mandé d’urgence à Pékin, et que le sous-préfet fût dégradé. Ce qui était nécessaire avant les attentats de 1900[58] le sera plus encore, après qu’on aura promis de les réparer. M. Pierre Leroy-Beaulieu ne s’arrête pas à mi-chemin, puisqu’il voudrait faire attribuer aux puissances un droit de veto à la nomination de certains fonctionnaires[59] ! En tout cas, celles qui laisseront renouer silencieusement les fils de la conspiration après avoir triomphé des conspirateurs deviendront la risée de l’Europe et de l’Asie.

S’il faut, pour assurer l’exécution des nouveaux pactes et particulièrement le paiement exact des indemnités, préposer des Européens à certains services publics, le rôle des puissances est nettement tracé. C’est sans doute, une fois de plus, intervenir, mais non innover dans le mode d’intervention. Il y a déjà plusieurs années que les droits de douane sont perçus avec une parfaite régularité, pour le compte du gouvernement impérial, par une administration dont les cadres sont européens. Sir Robert Hart, après l’avoir on ne peut mieux organisée, la dirige à la satisfaction générale ; les indigènes et les étrangers s’applaudissent avec une égale ardeur d’échapper aux procédés arbitraires et vexatoires des préposés chinois. Aujourd’hui comme hier et plus qu’hier, parce qu’il faudra désormais faire face à de nouveaux besoins, la corruption des administrateurs indigènes légitime cet emploi des procédés européens, appliqués par des Européens. Malgré des réclamations continuelles, le Céleste-Empire n’organise pas les postes chinoises : ce service est fait de la façon la plus irrégulière, presque exclusivement entre les ports ouverts, par quelques fonctionnaires de la douane, sans supplément de solde, avec le concours de divers employés européens. Le gouvernement central est effrayé des dépenses qu’entraînerait l’établissement d’un service définitif et paraît d’ailleurs incapable de recruter lui-même un personnel. Notre chargé d’affaires, M. Dubail, soumit le 9 avril 1898 aux membres du Tsong-li-Yamen la déclaration suivante, qu’ils acceptèrent dès le 10 avril : « Quand le gouvernement chinois organisera son service définitif de la Poste et établira un haut fonctionnaire à sa tête, il se propose de faire appel au concours de fonctionnaires étrangers, et il se déclare volontiers disposé à tenir compte des recommandations du gouvernement français dans le choix du personnel. » Ce n’est pas à la suite de la perturbation profonde apportée par tant d’excès et de désordres dans les relations de la vie civile et commerciale que la Chine pourra rétracter cet aveu d’impuissance.

Tout cela ne suffit pas encore. Les puissances civilisées savent désormais, à n’en pas douter, qu’il faut, en Chine, assurer par la force le respect du droit. Elles puisent dans une expérience si chèrement acquise la liberté d’organiser par des moyens matériels la défense de leurs nationaux sur le sol ensanglanté du Céleste-Empire. Ce sera la plus grave des restrictions apportées à l’indépendance de cet Empire, mais aussi la conséquence et l’expiation nécessaires de ses attentats contre le droit des gens.

Je pense enfin, avec M. Delcassé, que la protection des légations devrait être assurée par une force permanente. Un rédacteur du Temps, M. Marcel Monnier, avait déjà proposé d’établir à Pékin une légion européenne de huit à dix mille hommes, sorte de garde d’honneur uniquement chargée de veiller au salut des ministres européens. On a beaucoup plaisanté sur ce projet, mais je ne suis pas du côté des rieurs. Que veut-on faire ? Si l’on organise au siège du gouvernement une commission internationale permanente, permettra-t-on que ses avis soient accueillis par des rebuffades et ses conseils systématiquement méprisés ? Que cette commission soit ou ne soit pas constituée, se figure-t-on qu’il est possible de convertir les sociétés secrètes avec des homélies et d’amortir les haines féroces des mandarins, soit en modifiant le programme de leurs examens ridicules, soit même en suspendant pendant cinq ans ces examens dans certains districts ?

Le côté vulnérable de cette proposition est dans la faiblesse numérique de la légion. Pourra-t-on en détacher quelques régimens pour secourir les étrangers attaqués sur quelque autre point de cet immense territoire ? La garde d’honneur ainsi diminuée serait dès lors exposée, le cas échéant, à succomber sous le nombre des assaillans qui pourraient fondre sur elle. D’autre part, si l’on n’en peut distraire quelques centaines d’hommes, il faudra laisser tranquillement traquer, voler et massacrer nos nationaux aux extrémités de l’Empire. C’est pourquoi M. F. Mury, ancien commissaire de la marine, a proposé d’augmenter ce corps d’occupation et de le répartir en groupes plus ou moins nombreux, qui tiendraient garnison dans les capitales de chaque gouvernement auprès des vice-rois ; ce serait le complément pratique des projets qui tondent à décentraliser le contrôle international. Tous ces desseins se heurtent à de grands obstacles et peut-être une organisation symétrique n’est-elle pas nécessaire. Peut-être suffirait-il de choisir avec un certain discernement trois ou quatre points stratégiques sur lesquels on installerait quelques troupes et l’on élèverait, le cas échéant, des fortifications : c’est le but que vise, au demeurant, la noie française du mois d’octobre, lorsqu’elle propose d’occuper deux ou trois points sur la route de Tien-tsin à Pékin. Au surplus, ces détails d’exécution sont d’ordre politique ou militaire.

Les hommes d’État se sont demandé s’il convenait de faire un nouveau pas, c’est-à-dire de poursuivre la politique inaugurée depuis la guerre sino-japonaise et d’exiger, pour développer l’influence des puissances coalisées, une nouvelle série de cessions territoriales. Ils ont, en général, surtout dans notre pays, résolu négativement la question. Il me semble que les jurisconsultes doivent s’accorder sur ce point avec les politiques et je ne propose pas, pour mon compte, cette dérogation nouvelle au principe de non-intervention. C’est qu’il n’y a pas de lien logique entre le but à poursuivre : assurer la sécurité des étrangers, et le moyen indiqué : pousser à ses extrémités la politique des cessions à bail emphytéotique et des sphères d’influence. Pour justifier ce mode d’intervention extraordinaire, il faudrait établir qu’on n’a pas, malgré les apparences, d’autre ressource ; que la sûreté, la liberté des personnes, des biens, des transactions sont à ce prix. Or, la démonstration n’est pas faite. Il serait même plus aisé de faire la démonstration contraire[60].

Je ne veux pas éluder un autre problème plus embarrassant et plus complexe. Le droit exorbitant d’intervention qu’une série d’attentats au droit des gens attribue aux États civilisés peut-il aller jusqu’à la suppression de la dynastie mandchoue ? C’est là, qu’on le remarque, la plus grave atteinte qui puisse être portée à l’indépendance d’un peuple : on bouleverserait par la force et sans son assentiment une institution fondamentale.

S’il ne s’agit que d’obtenir la renonciation de l’héritier présomptif actuel, fils du prince Tuan, à ses droits éventuels et très récens, je crois que l’Europe, l’Amérique et le Japon peuvent intervenir. D’abord il est aisé de saisir, cette fois, le lien logique entre le mal et le remède. Installer, même pour l’avenir, à la tête du gouvernement l’héritier de ces haines féroces, le continuateur de cette politique sauvage et sanguinaire, ce serait le comble de l’imprévoyance. Ensuite, il ne faut pas oublier que l’ordre de succession au trône n’est pas réglé dans le Céleste-Empire comme il l’était en France, soit sous l’ancien régime, soit par la constitution monarchique de 1791, soit même par le sénatus-consulte du 18 mai 1804. Cet ordre est sans cesse modifié par une intrigue de cour ou par une fantaisie de l’empereur régnant[61]. L’élimination de cet héritier présomptif mécontenterait assurément un assez grand nombre de mandarins, mais n’indignerait ni n’étonnerait le peuple chinois. Quant à l’élimination même de la dynastie mandchoue, outre que nous n’avons pas d’intérêt à ressusciter la vieille dynastie chinoise des Mings[62], elle pourrait causer de grands troubles, provoquer des soulèvemens et jeter les puissances dans des embarras inextricables. Il faudrait, pour en venir à cette extrémité redoutable, qu’il fût manifestement impossible de traiter avec l’empereur actuel. Or, il ne faut pas se persuader à la légère qu’il n’y a pas moyen de traiter avec lui. Tant que l’espoir d’une autre solution n’est pas irrévocablement perdu, on abuserait, en renversant la dynastie, du droit d’intervention.


ARTHUR DESJARDINS.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre.
  2. Voyez, dans la Revue du 1er août 1870, l’article de M. Merruau.
  3. Voyez les dépêches de M. Hanotaux à M. Gérard, du 16 mai 1895, de M. Picho à M. Delcassé, du 15 septembre 1898 et du 18 novembre 1899.
  4. Voyez Chester Holcombe, The Real Chinaman, New-York, 1895 ; et Bard, chap. II. XII, XXI.
  5. Art. 8.
  6. Article du marquis Tsing, dans l’Asiatic Quarterly du 1er janvier 1887.
  7. Le rapport de M. Dureau de Vaulcomte à la Chambre des députés, du 16 juin 1888, contient à ce sujet de curieux détails.
  8. Archives diplomatiques, 1898, p. 302 à 341.
  9. Archives diplomatiques, 1899, p. 211 et suiv.
  10. L’empire chinois éprouva de ce côté, nous devons le reconnaître, un mécompte auquel il ne devait pas s’attendre. Les colonies australiennes et le Canada prirent, à partir de 1877, diverses mesures restrictives de l’émigration chinoise. Le 21 décembre 1887, l’ambassadeur de Chine à Londres remit à lord Salisbury une note qui résumait les griefs de son gouvernement : cette note fut transmise aux gouvernemens coloniaux, qui l’accueillirent de la façon la plus impertinente. Lord Derby dut faire à la Chambre haute, le 9 juin 1888, cet humble aveu : « Nous sommes à la merci des colons ; il faudra qu’ils en arrivent à leurs fins. » Voyez, sur le projet de traité anglo-américain restrictif de l’émigration chinoise (Washington, 1888), dans la Revue du 1er avril 1889, l’article de M. Max Leclerc.
  11. C’est précisément cette convention dont le texte avait été dénaturé par un règlement d’administration intérieure et fut rétabli, après de longs pourparlers, en 1895.
  12. Annales de la propagation de la foi, 1897, p. 310.
  13. Annales, 1892, p. 81.
  14. Ibid., 1893, p. 149 et 389.
  15. Ibid., 1895, p. 188.
  16. Ibid., 1895, p. 471 et 1896, p. 15.
  17. Ibid., 1897, p. 313.
  18. Lettre de M. Gérard à M. Hanotaux, 15 juillet 1896.
  19. Une somme de quinze mille taëls fut en outre versée le 13 janvier 1898 au Consulat.
  20. Annales, 1897, p. 334.
  21. Ibid., 1898, p. 73 et 87.
  22. Lettres de M. Hanotaux à M. Pichon et de M. Pichon à M. Hanotaux (3 et 28 mai 1898).
  23. Voyez, à ce sujet, une intéressante lettre de Mgr Anzer, vicaire apostolique du Chan-toung méridional. Annales, 1899, p. 205.
  24. Elle retrace avec une grande précision les exploits sauvages des Boxers.
  25. Reproduite par les journaux du 5 et du 6 septembre.
  26. C’est par centaines ou par milliers que sont massacrés les chrétiens indigènes. (Voyez les télégrammes du 16 juillet, du 27 juillet, du 3 août 1900. En juillet, dit une dépêche de Changhaï (12 septembre), on a massacré quinze à vingt mille indigènes convertis dans les provinces septentrionales.
  27. « La légation de Russie, y lit-on, a eu cinq morts et vingt blessés. »
  28. Voyez la brochure du baron A. de Siebold sur l’Accession du Japon au droit des gens européen (traduct. Daguin et Mayer), p. 53 et 54.
  29. A. H. Smith, Chinese Characteristics, New-York, 1894.
  30. Politics and peoples of the Far East, Londres, 1895.
  31. E. Baril, les Chinois chez eux, p. 172.
  32. Huc, l’Empire chinois, 1862.
  33. Voyez, sur la bastonnade et la cangue, un intéressant article du Moniteur Universel (2 août 1900).
  34. D. D. Field atteste le fréquent usage du crucifiement.
  35. Le patient a les mains liées derrière le dos et la tête enfermée dans une cage où un gros rat lui dévore successivement les yeux, le nez, les oreilles, les os.
  36. On enlève au coupable la peau des mains : on y place du sel marin et on lie fortement le tout avec des cordages mouillés ; les cordes se rétrécissent sous l’action du soleil, la main se resserre horriblement, les ongles entrent dans les chairs et le patient meurt fou.
  37. On applique sur la peau une plaque métallique rougie au feu qu’on enlève quand la chair est grillée ; on applique sur la plaie une étrille et toutes les cinq minutes, le bourreau donne un coup de marteau sur l’étrille. Le patient meurt au bout de trois jours dans d’atroces convulsions (même article du Moniteur).
  38. Article précité de l’Asiatic Quarterly.
  39. Art. 3, 20, 21, 22 du traité de Shimonosaki.
  40. Actes de l’état civil, absence, incapacités juridiques résultant de l’âge, de l’imbécillité, de la démence, de la prodigalité.
  41. Mariage, séparation de corps, divorce, paternité, filiation, adoption, etc.
  42. Droits de propriété, de servitude, etc.
  43. Obligations conventionnelles, etc.
  44. Voyez la Revue de droit international et de législation comparée, t. IX, p. 387 et suivantes.
  45. En fait, ils soignèrent généreusement dans leurs hôpitaux les Chinois blessés et malades. Voyez l’ouvrage précité de M. Nagao Ariga, chap. IX et X.
  46. Oxford, 1880.
  47. Jus Gentium, chap. II, § 257.
  48. Des causes de guerre en Europe, p. 40.
  49. Revue de droit international, etc., t. VIII, 1876, p. 673.
  50. Plusieurs jurisconsultes enseignent, à vrai dire, qu’un État n’intervient pas, quand il contraint, même par la force des armes, un autre État à remplir ses engagemens, à réparer une injustice ou une insulte : « Il y a là, dit M. Bonfils (Manuel, n. 302), pression, violence, non intervention. » N’embrouillons pas la question par une querelle de mots.
  51. « Pour maintenir l’ordre dans la ville chinoise, les autorités militaires ont organisé un corps spécial auquel toutes les puissances ont fourni un officier : la Russie, le colonel Wogack ; l’Angleterre, le commandant Bower : les Japonais, le colonel Aoki. Ces officiers ont fait preuve d’intelligence et de bonne volonté, en ce qui concerne la protection des intérêts commerciaux. » Gazette de l’Allemagne du Nord, 13 septembre. — Voyez encore, sur l’enquête organisée par la Commission internationale présidée par le général Bailloud, les télégrammes du 31 octobre. Voyez enfin les télégrammes du 4 novembre (source anglaise) d’après lesquels, les commandans alliés ne pouvant pas s’entendre sur le choix des emplacemens à occuper par leurs troupes respectives, une commission internationale est chargée de les mettre d’accord.
  52. Télégrammes du 7 juillet.
  53. Le même contrat contenait la liste d’un personnel français à engager et prévoyait la réorganisation, par la France, des écoles annexes de l’arsenal.
  54. 4 septembre 1900.
  55. Article du 22 juillet 1900.
  56. Voyez la Revue du 1er août 1900.
  57. Voyez sa lettre du 20 décembre 1899 à M. Delcassé
  58. La correspondance diplomatique de 1899 le démontre avec la dernière évidence.
  59. Voyez la Revue du 1er novembre 1900.
  60. Voyez la Revue du 1er novembre 1900 (article de M. Pierre-Leroy-Beaulieu).
  61. Par exemple, quand l’empereur Taou-Kouang mourut en 1850, il laissa le trône à son quatrième fils, Hien-foung. Quand Hien-foung mourut lui-même en 1861, il désigna comme son successeur son jeune fils Chi-seang flanqué de deux régens ; mais le premier acte du prince Kong fut d’étrangler les régens, etc.
  62. Tien-Sou-Yan, le prétendu représentant des Mings, se propose d’expulser tout d’abord les étrangers de la Chine continentale.