La Chine et les puissances européennes (1894-1904)

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La Chine et les puissances européennes (1894-1904)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 22 (p. 627-666).
LA CHINE
ET
LES PUISSANCES EUROPÉENNES
(1894-1904)

Là où sont lus grands intérêts, là aussi naissent les grands conflits. Autour de la Chine et à propos d’elle, depuis dix ans, les luttes sanglantes se succèdent et s’engendrent les unes les autres. En 1894, c’est la guerre sino-japonaise qui révèle la puissance de l’Empire Nippon, précipite la transformation de l’Empire du Milieu et l’ouverture de ses marchés : la question d’Extrême-Orient est posée. En 1900, c’est le mouvement Boxeur qui déchaîne, dans la Chine du Nord, les horreurs d’une jacquerie contre les étrangers et provoque l’intervention des armées européennes. Aujourd’hui enfin, le monde entier, les yeux fixés sur Port-Arthur et sur la Mandchourie, regarde avec angoisse les bataillons russes et japonais se ruer, héroïques et superbes, à la lutte grandiose qui décidera pour longtemps des destinées de l’Extrême-Asie. Ainsi, en dix ans, trois grandes guerres, sans parler des incidens moins retentissans, ont éclaté sur les rivages du Pe-Tchi-Li ; encore conviendrait-il d’y ajouter la guerre des Philippines qui, dans le drame oriental, a introduit un acteur nouveau, les États-Unis. S’il était vrai que, dans l’histoire du monde, les grands heurts de peuples et les larges effusions de sang aient toujours procédé et préparé l’épanouissement des siècles de progrès et de brillante civilisation, il en faudrait conclure que c’est en Extrême-Orient et sur les bords du Pacifique que s’élabore l’avenir de l’humanité et que la destinée fait grandir les nations qu’elle appellera à leur tour à tenir le flambeau de la vie.

Quel sera cet avenir et quel peuple y tiendra le premier rôle, l’heure trouble des grandes batailles n’est pas propice pour le prédire. Mais, il est un fait que nous pouvons constater : les conflits qui agitent l’Extrême-Orient, quels qu’en soient les apparens motifs ou les causes immédiates, ne sont en réalité que des épisodes de la lutte pour la suprématie de la Chine. C’est elle, avec ses millions d’habitans, avec ses immenses ressources, avec ses mines vierges et ses énergies inemployées, qui, d’Europe et d’Amérique, attire les voyageurs, les négocians et les soldats ; c’est autour d’elle que les colonies européennes se sont installés ; accrochées à ses flancs, elles s’y cramponnent avec l’énergie d’un appétit en éveil. L’Empire du Milieu justifie plus que jamais son nom ; il est devenu le pivot de la politique en Extrême-Orient ; ses richesses constituent un pôle d’attraction vers lequel les peuples modernes, enfiévrés de commerce, tourmentés du besoin de vendre, tournent leurs regards et leur activité. « La lutte pour le Pacifique » est en réalité une lutte pour la Chine, car, si l’immense solitude du Grand Océan s’anime, c’est que les peuples le traversent pour s’approcher du marché gigantesque qui s’ouvre à leur négoce. Qui, des Russes ou des Japonais, sera le directeur et l’éducateur de l’Empire du Milieu Jans son évolution nécessaire ; qui le guidera dans sa métamorphose ; qui pénétrera sur ses marchés et mettra en valeur ses richesses ? Sera-ce le Japonais, asiatique et « jaune, » ou bien sera-ce le Russe, à demi européen et à demi mongol, c’est le problème que vont résoudre dans le conflit actuel les armées et les flottes. Pour les Japonais et pour les Russes, la Mandchourie, la Corée, Port-Arthur, le chemin de fer, ont sans doute leur valeur et leur importance intrinsèques, mais leur possession ne vaudrait pas à elle seule les horreurs d’une longue et cruelle guerre ; si on se les dispute avec tant d’acharnement, c’est parce qu’ils sont les avenues de la Chine, qu’ils permettent à qui les occupe de commercer avec elle et de la dominer. La Mandchourie et la Corée sont le champ de bataille, mais la Chine est l’enjeu.

Ainsi s’explique que le conflit actuel suscite dans le monde entier un intérêt et provoque une anxiété que l’héroïsme même des combattans et la grandeur épique de la lutte ne suffisent pas à expliquer : plus que la bataille elle-même, c’est le lendemain de la bataille qui inquiète les peuples et préoccupe les gouvernemens ; ce n’est ni la question de Corée, ni celle de Mandchourie qui retiennent leur attention, c’est l’avenir de la Chine, la domination du Pacifique et l’empire de l’Asie.

Nous tentions ici même, en 1897, d’appeler l’attention sur les conséquences de la guerre sino-japonaise, et nous cherchions à montrer sous quelles influences les marchés de la Chine allaient s’ouvrir et quels seraient les résultats de cette mise en valeur des ressources de l’Empire du Milieu. L’examen des faits nous permettait alors de conclure que la Russie et, dans une moindre proportion, la France, intervenues d’un commun accord pour sauvegarder l’intégrité du Céleste-Empire, tout en provoquant l’ouverture progressive de ses marchés et la mise en circulation de ses richesses, recueilleraient les fruits de cette politique pacifique et prévoyante. Mais des crises successives ont profondément modifié la situation et compliqué le problème : au lieu de paroles de paix et d’espérances avantageuses, c’est le bruit du canon et la crainte des plus graves complications qui nous arrivent d’Extrême-Orient. Comment, par quelles imprudences et quelles déviations, la politique européenne en Chine a conduit les nations occidentales à une situation si déplorable et réduit leurs intérêts à une condition si précaire, c’est ce que nous voudrions aujourd’hui montrer[1].


I

La guerre sino-japonaise a ouvert, en Extrême-Orient, l’ère des grands événemens ; il faut remonter jusqu’à elle si l’on veut comprendre l’origine, le sens et la portée des faits actuels ; elle a révélé, avec éclat, l’avènement à la vie politique d’une grande puissance nouvelle, le Japon, en même temps que, sous la brutalité du choc, elle éveillait la Chine du profond sommeil où, dans la contemplation de sa gloire passée, elle endormait ses énergies et berçait ses vieux rêves. La leçon de la défaite fit enfin comprendre, aux hommes qui gouvernaient l’Empire, que la Chine ne pouvait toujours demeurer immuable au milieu d’un monde qui sans cesse se transforme et se renouvelle et que, si elle voulait conserver intacte son âme et ses mœurs, il lui faudrait, au moins, comme le Japon lui en avait donné l’exemple, adopter les outils et les armes de la civilisation scientifique et industrielle de l’Occident. La Chine allait donc s’ouvrir aux machines, aux chemins de fer, aux capitaux étrangers. Quel peuple serait son guide, son inspirateur et, au besoin, son tuteur durant la période critique de cette mue où l’Empire du Milieu prendrait l’aspect extérieur d’un État moderne ? Les Japonais avaient fait la guerre pour que ce rôle leur échût.

L’intervention des trois puissances, Russie, France, Allemagne, retourna complètement la situation. On sait comment le gouvernement du Mikado déféra au « conseil amical » que lui donnèrent collectivement les ministres des trois pays, de renoncer à occuper la Mandchourie et spécialement la péninsule du Liao-Toung avec Port-Arthur et Talien-Ouan que les armées nippones avaient conquis : le principe de l’intégrité de la Chine triomphait ; il recevait une consécration éclatante et devenait l’un des fondemens essentiels du droit public en Extrême-Orient. Ainsi, cette fois, c’était au profit des Russes que s’exerçait le recours au principe dont l’application, faite à la Turquie, en 1879, par le Congrès de Berlin, les avait dépossédés de leurs conquêtes dans les Balkans : de même qu’alors, à Constantinople, l’influence prépondérante n’appartint pas aux Russes vainqueurs mais aux Allemands gardiens de l’intégrité de l’Empire Ottoman, ainsi, après le traité de Simonosaki, la puissance prépondérante, à Pékin, ne fut pas le Japon mais la Russie.

Si nous croyons nécessaire de revenir sur ces faits connus, c’est qu’à la lumière des événemens actuels, des critiques sévères ont été adressées à la politique suivie par la Russie, la France et l’Allemagne pendant la crise de 1895 ; on a voulu y voir la source d’où tous les malheurs présens ne pouvaient manquer de sortir. Une logique aussi simple et aussi inéluctable ne préside pas à la vie des peuples, pas plus qu’elle ne conduit celle des individus : ce n’est point la politique de 1895, fondée sur le principe de l’intégrité de l’Empire chinois, qui a été l’origine des troubles de 1900 et de la guerre de 1904 ; c’est, au contraire, l’abandon de cette politique et l’oubli des principes qui l’avaient inspirée. Ce que les Japonais n’ont pu ni oublier, ni pardonner, c’est bien moins d’avoir été arrêtés dans leur marche victorieuse par l’intervention européenne que d’avoir vu ce même Port-Arthur et cette même Mandchourie, qu’ils s’étaient résignés à évacuer, tomber entre les mains des Russes qui, sous prétexte d’intégrité de la Chine, leur en avaient imposé l’abandon. Les Russes n’ont pas fait la guerre à l’Allemagne pour venger leur déconvenue de 1879 ; mais que serait-il arrivé si, deux ans après le Congrès de Berlin, les Allemands avaient eux-mêmes occupé Constantinople ? Sans doute, dès 1895, les Japonais, dans le programme de leurs nouveaux armemens, prévirent l’éventualité d’une guerre avec la Russie et s’y préparèrent ; mais qui dit armemens ne dit pas nécessairement conflit, et l’intervention de 1895 ne portait pas en elle, comme une conséquence fatale, la guerre de 1904. — Avant d’en montrer la déviation, arrêtons-nous un instant sur les avantages et l’opportunité de cette politique de 1895.

L’intervention des Russes pour sauvegarder l’intégrité de l’Empire du Milieu et arrêter l’invasion japonaise sur la route de Pékin, n’était pas un acte isolé et sans précédens, mais l’aboutissement naturel d’une politique conforme à leurs méthodes aussi bien qu’à leurs intérêts. Comment la Russie, grâce à ses affinités asiatiques, a depuis longtemps réussi à faire du commerce en Chine et à y exercer une influence politique sans éveiller les défiances des Célestes, qui ne considèrent pas ces voisins continentaux du même œil que les « barbares de la mer, » c’est un point sur lequel, l’ayant d’ailleurs traité ici même, nous n’insisterons pas davantage. Dans leurs relations avec la Chine, les Russes, au rebours des Occidentaux, dont les procédés violens ne pouvaient manquer de blesser le sentiment national, s’étaient toujours gardés de faire appel à la force. Déjà, en 1860, à Pékin, Ignatief, avec une poignée de Cosaques, avait su prendre une attitude amicale et presque protectrice qui lui avait valu, sur l’Amour, des concessions plus avantageuses que tout ce que lord Elgin et le baron Gros, appuyés par toute une armée, avaient pu obtenir ; en 1881, le Tsar avait, par un traité, rendu à la Chine Kouldja et la vallée de l’Ili qu’il occupait depuis la rébellion de Yakoub-Khan à Kachgar. Ainsi l’histoire des relations de la Russie avec l’Empire du Milieu faisait prévoir son intervention en 1895 : la politique d’intégrité était déjà, pour elle, à cette époque, une tradition.

La conséquence et le bénéfice de l’action diplomatique de 1895 fut la prépondérance de l’influence russe auprès du Tsong-li-Yamen et la mise en pratique d’une politique de collaboration avec le gouvernement de Pékin. Avec leur intuition du caractère asiatique et leur expérience du monde jaune, les Russes avaient compris que la dynastie mandchoue, qui superpose son autorité étrangère à l’innombrable peuple chinois, a besoin, pour se maintenir, de s’appuyer sur une force extérieure qu’elle sait récompenser de son concours discret. L’Impératrice régente, tout spécialement en butte aux intrigues de cour, et toujours menacée de quelque soulèvement analogue à celui des Taï-Ping, sentait la nécessité de cette entente avec une puissance étrangère. Li-Hung-Chang fut l’homme qui donna une forme à ce besoin et mit en œuvre cette politique : lors de son voyage à Saint-Pétersbourg, pour le couronnement de Nicolas II, il signa avec le prince Lobanof une convention secrète, déjà ébauchée à Pékin par le comte Cassini, dont les clauses définissaient les bons offices réciproques que le gouvernement du Tsar et celui du Fils du Ciel attendaient l’un de l’autre. La Russie, qui avait su arracher Port-Arthur aux mains des Japonais vainqueurs, obtenait l’autorisation de se servir de ce port et de celui de Kiao-Tcheou, en cas de guerre en Extrême-Orient, pour y abriter et y ravitailler ses flottes ; elle obtenait, en outre, pour ses chemins de fer, la faculté de traverser la Mandchourie. Il n’y avait rien, dans ces articles secrets, qui ressemblât à une prise de possession ou même à une cession à bail ; le gouvernement chinois accordait aux Russes ces facultés parce qu’il attendait d’eux aide et protection, soit contre un ennemi extérieur, soit contre un soulèvement intérieur. Théoriquement et pratiquement, le principe de l’intégrité de la Chine ne recevait aucune atteinte, tandis que la politique d’entente et de collaboration s’affirmait et se précisait.

Sous la haute impulsion. du prince Lobanof et sous la direction de M. Serge Witte et du prince Oukhtomsky, le système russo-chinois créait les organes grâce auxquels la pénétration pacifique de la Russie allait s’accomplir et son influence s’exercer. Avant tout, cette politique devait avoir un caractère économique : son ressort essentiel était la Banque russo-chinoise, qui, elle-même, subventionnait les grandes entreprises de travaux publics, et spécialement le chemin de fer de l’Est Chinois, qui devait continuer le Transsibérien et amener finalement les wagons russes à Pékin. En même temps, le prince Oukhtomsky traçait le programme des négociations et des démarches qui devaient mettre le Tsar eu relations directes avec le Dalaï-lama de Lhassa et les chefs de la religion bouddhiste, donnant ainsi à la Russie un incomparable instrument d’influence non seulement sur les populations mongoles, mais sur les provinces chinoises du Nord et sur la dynastie elle-même. Politique économique, politique religieuse, rendues possibles par une entente avec la dynastie, tel était le programme de l’action russe : appliqué avec méthode et sans impatiences, il eût mis la Russie en état, tout en respectant la pleine indépendance de la Chine et l’intégrité de son territoire, de diriger avec prudence et sans danger pour le reste du monde, l’évolution nécessaire qui « moderniserait » l’Empire du Milieu.

Que sans doute il ait existé, dès cette époque, chez certains personnages russes, des arrière-pensées de domination, et l’ambition prématurée de planter le drapeau sur le golfe du Pe-Tchi-Li, rien n’est plus vraisemblable ; mais leurs suggestions n’avaient pas alors l’audience des hommes d’État qui dirigeaient le gouvernement ; ils savaient contenir une ardeur bien naturelle chez ceux qui ne portent pas les responsabilités du pouvoir ; ils avaient la claire vision de toutes les complications et de tous les périls que ne manquerait pas de susciter l’abandon de la politique d’intégrité. Si d’ailleurs les ministres du Tsar avaient oublié les sages principes qui avaient servi de base à l’entente des trois puissances, il eût appartenu à leurs alliés de les leur rappeler et de ne pas leur permettre de violer une règle qu’ils avaient eux-mêmes établie. Déjà, lors de la crise de 1894-1895, nos hommes d’État, nos diplomates et notre amiral avaient exercé, entre le Japon et la Russie, une action pacificatrice et, avec une amitié qui n’excluait pas l’énergie, ils avaient su prévenir l’explosion imminente d’un conflit qui, des deux côtés, trouvait des partisans. Cette attitude convenait à la France : elle grandissait son autorité morale et montrait que, moins directement intéressée que la Russie dans les affaires d’Extrême-Orient. elle savait cependant y garder, à côté de son alliée, un rôle de premier plan et y exercer une influence bien personnelle.

On a vivement reproché à la France d’avoir ainsi associé son action à celle de la Russie, avec laquelle l’Empire allemand marchait d’accord, pour écarter les Japonais du territoire chinois : nous aurions compromis l’amitié du Japon, avec lequel nous n’avions jamais cessé d’entretenir les meilleurs rapports, nous aurions favorisé des ambitions aventureuses susceptibles d’entraîner les Russes loin de l’Europe et des intérêts vitaux qui s’y débattent. Mais, d’une part, outre que les événemens ultérieurs, nous le verrons, n’ont pas eu pour (cause le traité de Simonosaki lui-même, mais des dérogations au principe dont il était l’expression, et d’autre part qu’en fait les Japonais n’ont pas à notre égard le sentiment de rancune qu’on leur attribue, on oublie que les affaires d’Extrême-Orient ne peuvent être envisagées isolément ni résolues au point de vue strictement local ; que nous avions une alliée ; et que cette collaboration active qu’inaugurait notre action commune avec elle à Pékin, allait devenir le ressort principal de notre politique extérieure, permettre à M. Hanotaux de terminer successivement à notre avantage tous nos litiges coloniaux, de définir nos limites en Afrique et en Asie, et de faire reconnaître partout nos droits acquis. C’est en appliquant patiemment cette méthode que notre diplomatie a préparé la conquête de Madagascar ; opéré cette « révision des traités tunisiens » qui cache en réalité, sous la modestie de ce nom, une seconde conquête de la Tunisie ; puis, réglé la question du Niger, celle du Congo et abordé celle du Nil. En Chine même, notre intervention portait ses fruits : grâce à elle et à l’autorité qu’elle nous donnait à Pékin, nous assurions enfin la pacification définitive du Tonkin et la sécurité de nos frontières, et M. Gérard obtenait du Tsong-li-Yamen, par la convention du 5 juin 1896, la première concession de chemin de fer qui ait été accordée à des étrangers sur le territoire du Céleste-Empire. Enfin, le seul moyen de rendre au plus tôt l’attention et les forces de nos alliés libres de se tourner de nouveau du côté des Balkans et de l’Europe centrale, n’était-il pas de les aider à obtenir, en Extrême-Orient, les garanties dont ils pensaient avoir besoin ?

Quant au Japon, l’intervention européenne avait été cruelle à sa fierté de puissance militaire jeune et enivrée de ses victoires ; plus encore peut-être que l’obligation d’évacuer de belles provinces et une excellente position militaire, le fait d’avoir cédé à la pression des nations occidentales avait été sensible à son légitime amour-propre. De ce moment datent les programmes militaires et navals dont l’exécution a coûté si cher au Japon mais qui lui ont donné un instrument de combat de premier ordre ; de là aussi cet entraînement de tout un peuple en vue de la guerre nationale contre l’ennemi slave ; de là ce redoublement de « nationalisme » et de « militarisme » dans les écoles, dans les journaux, dans l’opinion publique. Mais les guerres les plus attendues, par cela même qu’elles ont été plus fréquemment prédites, sont souvent celles qui n’éclatent pas. Si le parti militaire ne rêvait que revanche contre la Russie et préparait la reconquête des provinces mandchouriennes, les hommes d’Etat, plus sages, acceptaient le fait accompli et, pourvu que l’intégrité de la Chine fût réellement sauvegardée, se préparaient à engager, sur le terrain économique et politique, une lutte pacifique contre l’influence européenne. Développer la production industrielle du Japon et son activité commerciale, stimuler, en Chine, le mouvement de réformes et de progrès, devenir les éducateurs du monde jaune tout entier et diriger son évolution économique, supplanter peu à peu à Pékin toutes les influences étrangères, tel fut le programme du parti dont le marquis Ito était le chef. Son influence fit d’abord signer avec la Russie deux conventions (convention Lobanof-Yamagata amendée ensuite par la convention Nishi-Rosen), qui établissaient en Corée un modusvivendi sauvegardant les droits des deux parties. Ainsi se manifestait heureusement la vertu bienfaisante qui réside naturellement dans un principe juste : une politique respectueuse de l’intégrité de l’Empire du Milieu était la seule dont l’application ne dût pas fatalement conduire à des complications sans fin et peut-être à d’irréparables malheurs.


II

La prise de possession de Kiao-Tcheou par les Allemands marque, pour la Russie, l’heure précise où s’est produite la déviation qui, de conséquences en conséquences, l’a entraînée dans la voie fatale où elle a fini par rencontrer la guerre sans être sûre de trouver la victoire.

La politique forte, mais ostentatoire et violente, que l’empereur Guillaume II a appliquée en Chine, sans ces ménagemens et cet art des nuances que les Orientaux savent si bien apprécier, a été désastreuse dans ses conséquences générales ; non seulement elle n’a pas abouti à donner à l’Allemagne une situation prépondérante dans le Céleste-Empire, mais elle y a compromis les entreprises et la sécurité de tous les étrangers. L’occupation violente de la baie de Kiao-Tcheou, dans une admirable position, à l’entrée du golfe du Pe-Tchi-Li (14 novembre 1897) ; le ton comminatoire de l’Empereur et de sa diplomatie pour obtenir la ratification du fait accompli et la cession à bail de la baie et d’un territoire de 50 kilomètres de diamètre, étaient en contradiction flagrante avec la politique d’intégrité que l’Allemagne avait, en 1895, défendue avec la Russie et la France. C’était l’inauguration d’une méthode nouvelle qui traitait l’empereur de Chine comme un roitelet africain et qui reniait les principes dont s’inspiraient, deux ans seulement auparavant, les notes diplomatiques dont on s’était servi pour obliger le Japon à lâcher la proie conquise par la force des armes. Le mouvement anti-étranger, la formation de la secte des Boxeurs, le siège des légations et les horreurs de 1900 sont le résultat direct de l’affaire de Kiao-Tcheou.

Il appartenait, en cette circonstance, à la Russie et à la France de rappeler leur associée de 1895 au respect des principes qu’elles avaient elles-mêmes définis et donnés pour fondement à leur action diplomatique. C’était l’instant critique : si la Russie ne saisissait pas cette occasion d’affirmer à nouveau, en face de l’Allemagne, la doctrine de l’intégrité de la Chine, elle paraîtrait n’avoir été guidée, en 1895, que par sa jalousie envers le Japon et, en semblant agir au nom d’un principe, n’avoir usé que d’un expédient. Ce fut, à Paris, l’impression première et cette impression fut communiquée à Saint-Pétersbourg. Malheureusement le prince Lobanof était mort ; la politique d’un nouveau venu aux affaires, le comte Mouravief, et surtout, peut-être, l’appât d’un profit immédiat, l’emportèrent sur des considérations moins avantageuses en apparence, beaucoup plus sages en réalité. Occuper Port-Arthur, obtenir la cession à bail de la péninsule du Liao-Toung, où viendrait se terminer le Transsibérien, trouver enfin ce « port libre sur une mer libre » dont les Russes recherchent depuis si longtemps la possession, c’était en apparence un coup de maître, qui semblait trancher définitivement en faveur de la Russie la question d’Extrême-Orient. La diplomatie formée à l’école de Bismarck sut, avec une habileté qui n’était pas exempte d’arrière-pensées, faire miroiter ces avantages tentateurs : tout en paraissant favoriser les grands intérêts russes, l’Allemagne, en réalité, jouait son jeu à elle, puisqu’elle engageait de plus en plus la politique du Tsar en Extrême-Orient, la poussait vers une série de difficultés qu’elle n’était pas sans prévoir et détournait, pour de longues années, de l’Europe centrale et des Balkans, son attention et ses forces. Le traité qui cédait Kiao-Tcheou à bail à l’Allemagne fut signé le 6 mars 1898, celui qui cédait Port-Arthur et Talien-Ouan à bail à la Russie le fut le 27. Le lendemain les troupes russes occupaient la ville et les forts.

Ainsi la Russie s’établissait en maîtresse dans cette péninsule du Liao-Toung, dont, sous couleur de sauvegarder l’intégrité de l’Empire du Milieu, elle avait exigé des Japonais l’évacuation ; bien plus, au cours des négociations de 1895, les représentans du Mikado avaient demandé à Li-Hung-Chang d’insérer, dans le traité de Simonosaki, un article par lequel la Chine s’engagerait à ne jamais céder Port-Arthur à une autre puissance quelle qu’elle fût, et c’est à l’instigation des diplomates russes que le vieux Li avait refusé, alléguant l’inutilité d’une pareille clause et la vanité d’une telle crainte. Et maintenant, c’était la Russie elle-même, poussée, il est vrai, par l’exemple de l’Allemagne, qui rompait à son profit l’intégrité de l’empire chinois ! Sans doute elle représentait à Pékin que, si elle s’établissait dans le Liao-Toung, c’était pour être à portée de secourir en cas de besoin la capitale et la dynastie contre toute révolte ou toute tentative d’un coup de force analogue à celui de Kiao-Tcheou ; « la face » était ainsi sauvée vis-à-vis de la Chine ; mais la réalité des faits parlait plus haut que la subtilité des formules : le pavillon russe flottait à Port-Arthur et toutes les puissances se jetaient maintenant sur l’Empire du Milieu comme sur une proie à dépecer. Les Anglais exigeaient et obtenaient la cession à bail de Weï-Hai-Weï ; l’amiral lord Charles Beresford parcourait les provinces du Yang-Tse, dénombrant les forces et supputant les ressources des diverses contrées, et écrivait The break-up of China, où le partage de la Chine était envisagé comme une éventualité prochaine. Chaque grand État jetait son dévolu sur la province qui semblait le mieux convenir à ses. appétits et réclamait une de ces étranges « déclarations d’inaliénabilité » par lesquelles la Chine s’engageait, au cas où elle se déciderait à s’amputer de telle ou telle province, à donner la préférence à telle ou telle puissance. Le gouvernement français lui-même suivit à contre-cœur l’exemple des autres puissances, mais du moins il choisit la baie de Kouang-Tcheou-Ouan qui, par sa situation méridionale, n’était pas un pistolet braqué en face de Pékin, dont l’occupation n’était pas une provocation vis-à-vis des Japonais et ne risquait pas de nous entraîner malgré nous dans les querelles qui ne pouvaient manquer de surgir dans la Chine du Nord. L’année suivante, les Italiens allaient réclamer, eux aussi, un territoire.

Ainsi, en dépit de la prudence des formules des « prises à bail, » et des « déclarations d’inaliénabilité, » il demeurait évident que l’intégrité du Céleste-Empire n’était plus qu’un mot vide de sens et que les Européens n’avaient obligé le Japon à lâcher prise que pour s’établir à sa place. Le patriotisme nippon ne pouvait qu’en être profondément ulcéré : reprendre Port-Arthur apparut désormais au peuple tout entier comme le but suprême de l’activité nationale. Mais ces rancunes profondes ne se manifestèrent pas dans la conduite du gouvernement : les Européens abandonnaient la politique d’intégrité, il la reprit pour son compte ; tandis qu’Allemands, Russes, Anglais, Français, Italiens réclamaient des morceaux de Chine, les Japonais non seulement ne demandèrent rien pour eux, mais ils évacuèrent Weï-Hai-Weï, qu’ils gardaient en gage jusqu’au paiement complet de l’indemnité de guerre, et le livrèrent sans difficulté aux Anglais. Mais, à Pékin, ils eurent beau jeu pour dénoncer les ambitions européennes, pour faire entendre que l’on s’était laissé duper, que seul, l’événement le prouvait, un peuple jaune était capable de garantir efficacement l’intégrité du territoire et de rendre aux Chinois le service de les guider dans la réorganisation des armées, du gouvernement, en un mot, dans la « modernisation » indispensable de l’Empire du Milieu. Ainsi trois ans avaient suffi pour renverser complètement les rôles !

Le moment était favorable pour le succès de la mission que le marquis Ito vint remplir à Pékin dans l’été de 1898. L’affaire de Kiao-Tcheou et ses suites avaient révélé aux Chinois le danger des amitiés européennes. Parmi le peuple, le coup de force des Allemands avait réveillé la vieille haine contre les étrangers. Les missionnaires les premiers subirent les conséquences des imprudences de quelques-uns d’entre eux, les Pères allemands de Mgr Anzer qui, dès qu’ils avaient pu échapper à la tutelle et au contrôle du Protectorat français, s’étaient montrés si imprévoyans et avaient été l’occasion de l’intervention militaire : c’est au Chan-Toung que prit naissance et que se développa la secte des Boxeurs et que, dès 1898, elle se signala par des massacres de chrétiens. Parmi les Chinois plus éclairés, dans le monde des mandarins et des lettrés, la nécessité de mettre l’Empire en état de résister aux étrangers, en leur empruntant leurs procédés et leurs armes, et de rajeunir tout ce qu’avaient de suranné l’administration, le gouvernement et les examens, apparaissait de plus en plus ; les uns, comme le vice-roi Tcheng-Tche-Toung et ses collègues du Yang-Tse, se mirent à tracer des plans de réformes progressives ; d’autres, plus impatiens, rêvaient de lancer d’un bond, à coups de décrets, la Chine dans la vie moderne. Ces réformateurs, visiblement impressionnés par l’exemple de la révolution nippone, étaient ouvertement appuyés par les Japonais et par les Anglais : ils formaient, autour du jeune empereur Kouang-Sou, un petit clan révolutionnaire dont le fameux Kang-Yu-Wei était l’âme et dont le marquis Ito devint bientôt l’inspirateur. Sous leur influence parurent, au cours de l’été de 1898, les décrets qui réformaient les examens et l’administration et créaient, de toutes pièces, une Chine nouvelle. L’Impératrice, retirée à la campagne, laissait faire, dédaignant d’intervenir pour arrêter ce qu’elle considérait comme les amusemens d’un jeune homme débile et faible d’esprit. Mais un jour, le général qui commandait l’armée du Tche-Li, Yuan-Chi-Kai, fut mandé au palais pour coopérer à une révolution plus complète que préparaient, sous le couvert du fantôme impérial, Kang-Yu-Wei et ses partisans ; effrayé, Yuan en référa à son supérieur, le gouverneur du Tche-Li, le Mandchou Jong-Lou, qui comprit toute l’importance des événemens qui se tramaient et avertit l’Impératrice. Tse-Hi n’hésita pas : impérieuse et adroite, elle résolut de prévenir la révolution qui menaçait de ruiner, en même temps que toute la vieille Chine, son propre pouvoir à elle, et, appuyée sur l’armée de Yuan et sur ses fidèles Mandchous, elle exécuta, avec une vigueur et une célérité extraordinaires, le coup d’Etat du 2 septembre 1898. L’Empereur fut déclaré incapable de régner et relégué au fond de son palais ; l’Impératrice reprit la régence et exerça le pouvoir en son nom. Les décrets de réforme furent rapportés ; Kang-Yu-Wei, condamné à mort, n’échappa qu’en se réfugiant sur un bateau anglais ; plusieurs de ses partisans furent exécutés. Le marquis Ito, déçu dans ses espérances, quitta précipitamment Pékin.

Le coup d’État de l’Impératrice prenait ainsi l’aspect d’une nouvelle victoire de l’influence russe ; la tentative de « japonisation » de la Chine échouait et l’énergique souveraine, obligée de chercher un appui pour affermir son gouvernement, se tournait tout naturellement vers la puissance qui s’était, plusieurs fois déjà, montrée la protectrice de la Chine menacée, vers la Russie. Ainsi, malgré les fautes commises, ce nouveau triomphe de la méthode de bonne entente et de collaboration entre l’empire du Tsar et celui du Fils du Ciel semblait faire oublier l’abandon du principe d’intégrité. Mais, en politique, il n’est pas de faute qui ne se paie ; les bons rapports du gouvernement de l’Impératrice avec la diplomatie russe ne devaient pas suffire à prévenir les deux graves périls dont l’occupation de Kiao-Tcheou et ses suites avaient engendré le germe : d’un côté le mouvement « boxeur » se préparait dans toute la Chine du Nord ; de l’autre des trésors de rancune et de haine s’amassaient au Japon contre les maîtres de Port-Arthur.


III

Dans la lutte dramatique qui se livre autour de la Chine, à cause d’elle, mais sans elle, voici maintenant que va intervenir un élément nouveau et inattendu : la Chine elle-même. Jusqu’alors passive et à peine consciente, elle réagit à son tour contre la pénétration étrangère ; enfin, réveillée par les brutalités et les fautes de tact des Européens qui assiègent de toutes parts ses richesses, elle a, pour la première fois, un soubresaut convulsif pour jeter bas ces parasites. Ce n’est plus, cette fois, à la Chine officielle, à la dynastie, aux mandarins, aux lettrés, que les étrangers vont avoir affaire, mais à la foule anonyme, à la masse populaire soulevée par un vent de révolution. Il en résulte une perturbation profonde dans le cours normal de la politique des grandes puissances en Chine et dans l’équilibre des influences rivales ; l’entrée en jeu de cette force énorme et d’autant plus inquiétante qu’elle est plus mystérieuse et qu’elle s’ignore davantage elle-même, produit dans le monde un sentiment d’angoisse comparable à celui qui précède l’apparition de l’un de ces phénomènes naturels que nul pouvoir humain ne saurait maîtriser ; toutes les nations suivent avec anxiété le sort de leurs représentans enfermés dans Pékin et la marche lente de l’armée libératrice. Les tragiques événemens de 1900 ont été, pour les méthodes et les procédés de chacune des grandes puissances intéressées en Extrême-Orient, une épreuve décisive, qui a mis en lumière leur efficacité et qui permet de les juger. Sans raconter l’histoire du mouvement Boxeur et de l’intervention des armées coalisées, il est possible, aujourd’hui que l’intérêt dramatique et parfois épique de l’étrange lutte s’est éloigné de nous, de chercher, autant que la complexité des événemens le permet, à établir quelques responsabilités, à préciser quelques résultats, à caractériser les tendances des principaux acteurs.

Quand est née et comment s’est développée la grande société secrète des I-Ho-Kouan (Union de la justice par le poing) ou, pour l’appeler par le nom que l’histoire lui gardera, l’association des Boxeurs, il n’est guère possible de le dire avec précision et ce n’est point notre objet de le rechercher. Ce qui est certain, c’est que l’insurrection des Boxeurs a été un mouvement hostile aux étrangers. Les réformes hâtives et révolutionnaires de Kang-Yu-Wei, que l’opinion populaire attribuait, non sans raison, à des influences extérieures, surtout les événemens de Kiao-Tcheou, l’entrée des missionnaires allemands dans la ville sainte de Confucius, la brutale agression des marins et des soldats de l’empereur Guillaume II, enfin la présence d’Européens et de Japonais de plus en plus nombreux, sillonnant les routes, étudiant les ressources du pays et y traçant des chemins de fer, telles ont été évidemment les causes qui ont favorisé la propagande des Boxeurs. Mais en même temps qu’il a été « xénophobe, » le mouvement a été, à ses débuts au moins, antidynastique ; il apparaît comme l’une des nombreuses protestations du « nationalisme » chinois contre la dynastie étrangère qui règne à Pékin. Laissé à lui-même, il est à croire qu’il aurait abouti à la déposition des souverains Ta-Tsing, accusés de pactiser avec l’étranger, et à un changement de dynastie. Peut-être les événemens de Kiao Tcheou et les imprudences des Européens ont-ils eu seulement pour résultat de précipiter le mouvement et, en modifiant son caractère et son but, d’en faire l’épouvantable « Jacquerie » qui ensanglanta les provinces du Nord et la terrible « Commune » qui assiégea les légations dans Pékin.

L’Impératrice fut certainement informée du caractère antidynastique qu’avait eu à son origine et que gardait le mouvement révolutionnaire ; c’est là, sans doute, qu’il faut chercher l’une des explications de son attitude ; craignant que la fureur des Boxeurs ne se tournât contre elle, elle n’osa pas s’opposer aux attaques contre les étrangers ni même refuser, à certains momens, ses encouragemens aux massacreurs. D’ailleurs les mêmes incidens, les mêmes imprudences qui avaient provoqué la rage des Boxeurs et surexcité, dans toute la Chine du Nord, les sentimens hostiles aux Européens, étaient aussi de nature à jeter le trouble dans l’esprit de l’Impératrice et de ses conseillers et à leur faire croire que les ambitions occidentales ne connaîtraient ni mesure ni frein et allaient aboutir à un démembrement de la Chine. Tse-Hi se crut abandonnée de ceux-là mêmes qui avaient sauvegardé son indépendance contre les Japonais et qui auraient pu être les défenseurs de son pouvoir en face des Boxeurs. Les suites de l’affaire de Kiao-Tcheou, l’attitude provocatrice du baron de Ketteler, ministre d’Allemagne, ses exigences impérieuses, la destitution du gouverneur du Chan-Toung accordée à ses réclamations, son intention avérée de forcer l’Impératrice à s’éloigner du pouvoir, mirent le comble aux angoisses de la souveraine, et plusieurs démarches inopportunes des ministres étrangers achevèrent de lui persuader que l’heure du partage de la Chine allait sonner. Un incident, qui fit peu de bruit en Europe, eut, à la Cour de Pékin, un retentissement considérable : ce fut la demande de cession à bail de la baie de San-Moun faite par le ministre d’Italie, M. de Martino, le 28 février 1899. Lorsqu’il se rendit au Tsong-li-Yamen, accompagné du ministre d’Angleterre, et formula sa requête, cette démarche parut aux ministres une suprême insolence et l’aveu que les Européens ne gardaient plus, vis-à-vis de la Chine, aucun ménagement : la demande fut tout simplement retournée sans réponse à ses auteurs. En même temps, les échecs des Anglais au Transvaal, amplifiés par la presse du monde entier, contribuaient à persuader à l’Impératrice et à ses ministres que l’Europe s’affaiblissait et que le moment était venu de résister à ses exigences et de se débarrasser de ses importunités. Trop faible pour s’opposer aux violences des Boxeurs et aux menées du prince Tuan, désespérant de trouver auprès des puissances étrangères un appui sûr et désintéressé, croyant au contraire que les Boxeurs seraient peut-être de force à mettre à la raison les « Barbares, » l’Impératrice se laissa emporter par le courant révolutionnaire tout en cherchant à l’endiguer ; selon la formule fameuse et toujours vraie, elle suivit le mouvement pour continuer à le diriger. De là, dans sa conduite vis-à-vis des légations et des armées étrangères, ces hésitations et ces contradictions, de là ces alternatives d’attaques furieuses contre les légations et d’accalmies subites qui laissaient respirer les assiégés au moment même où ils désespéraient de leur salut ; elles correspondaient aux périodes où le gouvernement régulier était débordé par les révolutionnaires et à celles où, au contraire, il réussissait partiellement à contenir leurs excès. Ces alternatives d’encouragemens donnés aux Boxeurs et de tentatives pour négocier soit avec les ministres, soit directement avec les gouvernemens européens, explique seule qu’une poignée d’hommes ait pu résister si longtemps dans le quartier des légations et au Pe-Tang. Malgré leur héroïsme, il leur eût été impossible de tenir, si les troupes régulières et tous les canons dont elles disposaient eussent été sans cesse employés contre les Européens. La colonne Seymour passa à côté de bataillons de réguliers qui ne firent aucun acte hostile ; ce fut seulement après l’attaque et la prise des forts de Takou que l’Impératrice crut pouvoir alléguer l’état de guerre et que des soldats réguliers prirent part aux combats de Tien-Tsin et même, par intermittences, au siège des légations. Les forts de Takou sont pris le 17 juin : du 20 au 25, puis du 28 juin au 18 juillet, le feu contre les légations est violent ; il cesse presque complètement du 28 juillet au 2 août, puis du 4 au 14[2] ; c’est qu’à ce moment l’Impératrice a reçu le télégramme si opportun de M. Delcassé (9 juillet) qui laisse entendre que, si les ministres et les étrangers sont sains et saufs, c’est elle qui sera considérée comme représentant le gouvernement légal de la Chine et avec elle par conséquent que l’on traitera. C’est ce télégramme, on peut le dire, qui a sauvé la vie aux Européens enfermés dans Pékin.

Pékin délivré, l’épisode dramatique est terminé ; et déjà l’opinion publique, en Europe, se passionne pour d’autres spectacles et cherche d’autres émotions. Tant qu’il s’agissait de sauver d’une mort cruelle leurs nationaux en danger, les gouvernemens marchaient à peu près d’accord ; les soldats se battaient côte à côte, rivalisaient de bravoure et trouvaient souvent, après la camaraderie du combat, la fraternité de la tombe ; mais, le péril passé, le désaccord des intérêts reparut et chacun, dans cette Babel de nations alliées, se mit à chercher son avantage particulier : le plus difficile cependant restait à faire !

Le 15 août au matin, douze heures après rentrée des premières troupes dans Pékin, l’Empereur et l’Impératrice mère s’étaient enfuis par la porte de Si-Pien-Men, abandonnant aux étrangers leurs palais mystérieux et depuis tant de siècles inviolés ; ils s’enfuyaient vers l’Est, en piètre équipage, suivis à distance par quelques dignitaires de la Cour, les eunuques, les femmes, les serviteurs, toute la suite d’un Empereur de Chine, effarée de se voir sur les grands chemins. Comme Louis XIV pendant la Fronde, le Fils du Ciel connut les logis improvisés et les lits de paille. On pensa d’abord que les voyageurs impériaux s’arrêteraient non loin de Pékin, au monastère bouddhiste de Ou Taï, mais l’Impératrice affolée, redoutant la vengeance des Européens, s’enfuit d’abord jusqu’à Ta Yuen-Fou, puis jusqu’à Si-Ngan-Fou, la grande ville de l’Est, aux confins des Ordos et de la Mongolie, aux frontières extrêmes de la Chine chinoise. Maîtres de Pékin, les alliés se trouvaient en présence d’une Chine sans tête et sans gouvernement. Les provinces du Nord étaient livrées à l’anarchie des Boxeurs, tandis que dans toutes les provinces du Centre et du Sud, les vice-rois avaient réussi à garantir une sécurité presque complète. La situation était inverse de ce qu’elle avait été au temps des Taï-Ping, où toute la Chine du Sud était en révolte contre la dynastie restée maîtresse de Pékin. Si les gouvernemens coalisés ne voulaient. pas être entraînés à une poursuite indéfinie et probablement vaine, à travers les steppes de l’Est, pour rattraper l’Empereur et l’Impératrice fugitifs, il fallait trouver un gouvernement légal, reconnu par les vice-rois du Sud, avec qui l’on pût traiter et au nom duquel on pût rétablir l’ordre.

Ce pouvoir ne pouvait être que celui de l’Impératrice et de ceux de ses conseillers qui n’avaient pas ouvertement pactisé avec les Boxeurs, le prince King, rival du prince Tuan, le vieux Li-Hung-Chang, qui, de Canton, tentait depuis longtemps, avec l’approbation de l’Impératrice, d’amorcer avec les Européens des négociations pacificatrices. Par une fiction nécessaire, on aurait pu considérer l’Impératrice comme une victime de l’insurrection et admettre que les encouragemens qu’elle avait elle-même donnés à la Révolution, lui avaient été extorqués par la terreur. La supposition était d’autant plus permise que, la veille même de l’entrée des alliés, deux membres du Tsong-li-Yamen avaient été exécutés pour avoir désapprouvé les violences envers les ministres étrangers et que, d’autre part, toute la vraie Chine chinoise, celle du Yang-Tse et celle de Canton, n’avait pris aucune part au mouvement insurrectionnel. Cette fiction permettait, aussitôt les assiégés délivrés et la sécurité des étrangers assurée, d’arrêter tout envoi de troupes, d’évacuer la capitale, d’en faire sortir les ministres et les soldats, à l’exception du petit nombre nécessaire pour maintenir l’ordre dans la ville, et d’inviter formellement l’Empereur et l’Impératrice à rentrer dans leur capitale pacifiée et dans leur palais intact. Au lieu d’apparaître aux Chinois comme des ennemis altérés de vengeance, plus dangereux pour la Chine et son empereur que les Boxeurs eux-mêmes, les corps de troupes étrangères auraient pris le seul rôle qui leur convînt, celui de défenseurs de l’ordre, de gardiens de l’intégrité de l’Empire et de protecteurs de la dynastie. Rassurés, l’Empereur et l’Impératrice seraient certainement revenus : avant de s’enfuir à Si-Ngan-Fou et on se serait trouvé, quelques semaines après la prise de Pékin, en présence d’un pouvoir régulier, avec qui les négociations eussent été beaucoup plus aisées, et qui aurait tenu son autorité de la protection des alliés. La marche sur Pékin avait été une nécessité ; la campagne internationale dirigée par le maréchal de Waldersee fut une faute.

La tradition de leur politique, si admirablement adaptée aux idées et aux habitudes asiatiques, ne permettait pas aux Russes de s’y méprendre. Sauveurs de la dynastie, protecteurs de la Chine ne l’avaient-ils pas été déjà à maintes reprises, soit contre les Japonais en 1895, soit contre Yakoub-Khan ou les Taï-Ping, soit même, au temps d’Ignatief, contre les « barbares de la mer ? » Ils avaient toujours pratiqué, avec l’impératrice Tse-Hi et ses principaux conseillers, une politique de bon accord et de mutuelle assistance qu’ils avaient le plus grand intérêt à continuer ; ils tenaient d’ailleurs à maintenir à Pékin une dynastie bouddhiste, sur qui leurs relations avec le Dalaï-lama thibétain leur permettait d’exercer une influence d’autant plus précieuse qu’elle était moins apparente. Le 12/25 août, le comte Lamsdorf rédigeait, sous forme de télégramme au prince Ouroussof, une note dans laquelle il exposait le point de vue russe et proposait des solutions[3] :


Dès le principe des complications qui se sont produites en Chine, le gouvernement impérial, ainsi qu’il l’a déclaré à plusieurs reprises, s’était proposé pour but : 1 ° de garantir l’existence du représentant et des sujets russes à Pékin et 2° de prêter son appui au gouvernement chinois dans sa lutte avec les rebelles, afin d’amener le rétablissement de l’ordre de choses légal dans le pays.

Enfin, lorsque les puissances intéressées eurent décidé d’envoyer leurs troupes en Chine, dans ces mêmes intentions, le gouvernement impérial a proposé d’accepter les principes suivans pour servir de base à l’action et de ligne de conduite dans les événemens de Chine : 1° conserver l’entente générale des puissances ; 2° rétablir le statu quo ante du régime gouvernemental en Chine ; 3° écarter tout ce qui pourrait conduire au démembrement de la Chine ; 4° amener, par des efforts communs, le rétablissement d’un gouvernement qui soit à même de garantir au pays l’ordre et la paix…

Le gouvernement impérial, ne poursuivant aucun autre objet, est resté et se dispose à rester dorénavant fidèle au programme indiqué.


Puis, après avoir expliqué comme « une mesure toute temporaire » l’occupation par les troupes russes de la Mandchourie et de Niou-Tchouang, le comte Lamsdorf continuait :


Dans ces conditions, le gouvernement impérial ne voit aucune utilité à la présence à Pékin des légations étrangères, accréditées auprès d’un gouvernement qui se trouve actuellement absent. Aussi il compte rappeler à Tien-Tsin M. de Giers, son ministre en Chine, avec le personnel de la légation. Les troupes russes les accompagneront jusqu’à Tien-Tsin. La présence des troupes russes à Pékin ne semble plus avoir actuellement de but, considérant la résolution prise par la Russie et maintes fois proclamée par elle, de ne pas sortir des limites du programme qu’elle s’est précédemment fixé…


Cette note, présentée le 28 août par le prince Ouroussof à M. Delcassé, témoignait d’une connaissance approfondie du caractère chinois et d’une prévision surprenante de toutes les difficultés qui allaient surgir. Accepté sans réserves et immédiatement appliqué, ce programme eût hâté le retour de l’Impératrice ; l’intervention européenne serait apparue avec son vrai caractère, et tant d’incidens déplorables, comme la longue occupation de Pékin et l’incendie du palais impérial, auraient été évités. Mais, soumise aux différens cabinets moins de quinze jours après la délivrance de Pékin, alors que les gouvernemens étaient encore tout animés de l’ardeur de la lutte et que les ministres à Pékin, encore sous le coup de leurs cruelles émotions, étaient tout naturellement portés à se préoccuper plutôt du châtiment immédiat qu’ils réclamaient pour les coupables que d’un avenir plus lointain, la note russe, dans sa rédaction, manquait peut-être un peu de souplesse, ne ménageait pas assez les transitions et ne spécifiait pas assez les précautions à prendre pour éviter le retour des scènes qui venaient à peine de prendre fin ; elle devait surprendre et étonner les hommes d’Etat occidentaux, moins habitués que les Russes à manier les affaires chinoises. En outre, le gouvernement de Saint-Pétersbourg manqua peut-être de persévérance pour faire adopter par les autres cabinets la ligne de conduite qu’il avait si sagement proposée. Résolument présentée et soutenue par les deux gouvernemens « amis et alliés, » la solution préconisée par le comte Lamsdorf aurait rallié l’Europe tâtonnante et hésitante ; c’était à la Russie et à la France qu’en cette circonstance il appartenait d’agir et de prendre l’initiative ; leur passé, leurs intérêts en Extrême-Orient, leur attitude dans la guerre sino-japonaise devaient leur donner, dans le concert des puissances, voix prépondérante ; l’occasion s’offrait à elles de continuer la politique si heureusement inaugurée en 1895, de montrer l’efficacité de leur entente pour obtenir une pacification rapide et complète, et pour préparer un règlement définitif de toutes les graves questions pendantes en Extrême-Orient. M. Delcassé se rangea en principe à la proposition de son collègue, mais il présenta des objections, posa des questions préalables qui retardèrent l’entente et montrèrent que la communauté de vues n’était pas complète. M. Pichon de son côté, souffrant, à peine remis des émotions et des fatigues du siège, suggéra des réflexions et montra peu de goût pour une solution qui ramènerait si vite à Pékin un gouvernement sur la duplicité et sur les responsabilités duquel il insistait volontiers dans ses dépêches. Ainsi, même chez ses alliés, le comte Lamsdorf ne trouvait pas un concours sans réserves. Mais c’est de Berlin et de Londres que vint surtout l’opposition décisive, qui rendit manifeste le manque d’entente entre les puissances coopérantes et qui montra, derrière l’hypocrisie des formules humanitaires et des grands mots de « civilisation » et de « progrès, » l’ardeur intempérante des ambitions et l’âpreté des rivalités nationales. Il est nécessaire d’expliquer en quelques mots quelle fut l’attitude et quels étaient les mobiles de l’Allemagne et de l’Angleterre pour comprendre l’échec de la proposition russe et l’avortement final de cette croisade « civilisée. »

A Kiao-Tcheou, l’empereur Guillaume II avait, une première fois, montré sa méthode vis-à-vis de la Chine : fier de sa puissance et impatient d’en faire parade, regardant les Chinois comme un peuple « barbare, » il préconisait « la manière forte, » et il en encourageait l’emploi chez ses représentans. Le baron de Ketteler paya de sa vie son imprudence et ses provocations. Personnellement atteint par l’assassinat de son ministre, l’Empereur en profita pour prendre une attitude tragique ; dans son imagination il se vit, nouveau Josué, combattant avec le peuple de Dieu contre les Amalécites[4] et, en même temps, — par ce curieux mélange de sens pratique et d’imagination romanesque qui est l’un des traits caractéristiques de sa nature, — il mettait en campagne sa diplomatie pour parvenir à faire accepter un maréchal allemand comme chef de l’armée internationale. Aux yeux du monde, le maréchal de Waldersee, représentant son maître, apparaîtrait comme le vivant symbole de l’hégémonie allemande, comme le chef des nations civilisées luttant contre le péril jaune, comme le héros chrétien terrassant le Bouddha ; il réaliserait le fameux dessin où, dès 1895, l’empereur Guillaume évoquait le « péril jaune » et appelait les peuples européens à la défense de leurs biens les plus sacrés contre la barbarie menaçante. Mais, pour frapper « de son gantelet de fer » les Chinois « assassins, » pour les exterminer sans faire de quartier, encore eût-il fallu que le maréchal de Waldersee trouvât, à son arrivée en Chine, des ennemis à combattre : il restait à peine quelques bandes de Boxeurs, insaisissables, disséminées sur un immense territoire. Pour découvrir un prétexte à batailles, la diplomatie de l’Empereur s’efforça tant qu’elle put de retarder la pacification.

L’empereur Kouang-Sou lui ayant adressé une lettre où il exprimait ses regrets pour la mort de M. de Ketteler, Guillaume II, au lieu de considérer cette démarche comme un premier pas vers la paix, répondit par un long télégramme où, sur un ton hautain et dur, il se posait en champion et en vengeur de la foi chrétienne, et réclamait le châtiment « des conseillers du trône, des fonctionnaires sur la tête desquels pèse la sanglante faute du crime qui remplit d’horreur toutes les nations chrétiennes ; » et il ajoutait en finissant : « Je saluerai volontiers dans ce but (de punition, d’expiation) le retour de Votre Majesté dans sa capitale de Pékin. Mon feld-maréchal comte de Waldersee recevra pour instructions de rendre à Votre Majesté les honneurs qui sont dus à sa dignité, mais aussi de l’assurer de la protection militaire qu’elle désirera recevoir et dont peut-être, d’ailleurs, elle a besoin contre les rebelles[5]. » Le ton de ce télégramme est significatif : l’empereur allemand a rêvé de placer la Chine du Nord sous une sorte de protectorat allemand, peut-être même d’établir une nouvelle dynastie sous la protection des troupes du maréchal de Waldersee qui, installé dans le palais impérial, apparaissait déjà comme une sorte de vice-roi. Ainsi les tendances du gouvernement de Berlin étaient aux antipodes de celles qui se manifestaient à Saint-Pétersbourg. Le 16 octobre 1900, l’ambassadeur d’Allemagne à Londres, signait, avec lord Salisbury, un « arrangement » pour la commune garantie de leurs intérêts en Chine et le maintien de l’intégrité de l’Empire. A la politique franco-russe, Guillaume II opposait nettement la politique germano-anglaise et il s’efforçait de retarder la pacification générale en refusant d’adhérer au projet d’évacuation de Pékin ; tantôt il insistait pour obtenir, avant toute négociation, « l’extradition » des fauteurs du mouvement Boxeur, tantôt il discutait sur la validité les pouvoirs de Li-Hung-Chang ; par tous les moyens il entravait les négociations. En même temps, on songeait, à Berlin, à organiser pour le printemps de 1901 une grande expédition destinée à aller chercher, à Si-Ngan-Fou, l’Empereur récalcitrant ; on comptait que, remontant le Yang-Tse, les Anglais, par le Sud-Est, convergeraient vers le même but. Heureusement les puissances intéressées se montrèrent peu disposées à adopter un projet aussi aventureux et cherchèrent les moyens d’y couper court ; ce fut l’une des causes qui les rallièrent autour de la note du 30 septembre[6], où M. Delcassé traçait le programme des satisfactions qu’exigeraient les puissances, et qui les engagèrent, en multipliant les concessions, à hâter le règlement final. Le gouvernement du Mikado, rencontrant déjà, dans la Chine du Nord, la rivalité des Russes, redoutait de voir s’y établir l’influence d’une puissance nouvelle ; aussi, avec un esprit politique qui fait honneur à ses hommes d’État, sut-il surmonter ses défiances vis-à-vis de la Russie, pour accepter sans réserve la proposition du comte Lamsdorf ; il connaissait d’ailleurs trop bien le caractère de la Chine et de son gouvernement pour ne pas comprendre que la solution russe était la seule qui fût une solution. Les États-Unis se rangèrent à la même opinion. De peur d’être entraîné dans une expédition, le gouvernement français de son côté donna, par télégramme du 10 octobre, au général Voyron, la pleine indépendance de son commandement ; il n’avait d’ailleurs jamais été placé sous les ordres du feld-maréchal allemand ; M. Delcassé, gêné par l’adhésion de la Russie à la demande de l’empereur Guillaume, s’était contenté de répondre que le chef du corps français « ne manquerait pas d’assurer ses relations » avec le maréchal de Waldersee. « quand celui-ci aurait pris, dans les conseils des commandans des corps internationaux, la place éminente que lui assurait la supériorité de son grade. » Malgré cette prudente réserve, l’événement n’en montrait pas moins combien l’acceptation, comme généralissime, par la plupart des puissances, d’un maréchal allemand, c’est-à-dire appartenant à la nation qui avait fait Kiao-Tcheou et provoqué par-là le mouvement Boxeur, était impolitique et malhabile ; il n’est pas douteux que la présence du maréchal ait été interprétée comme une menace par l’Impératrice et ses conseillers, et qu’elle ait formé un obstacle à son retour à Pékin et à la pacification.

Aux prises avec une rude guerre dans l’Afrique du Sud, l’Angleterre n’a été représentée dans l’armée internationale que par un faible contingent de troupes coloniales ; mais l’activité de sa diplomatie suppléa à cette infériorité militaire et fut à la hauteur de son rôle traditionnel en Chine. Parmi les velléités inopérantes des uns et les vaines agitations des autres, elle seule, fidèle aux directions constantes de sa politique, poursuivit sans hésiter le but qu’elle s’efforce depuis longtemps d’atteindre en Extrême-Orient : assurer sa prépondérance dans le bassin du Yang-Tse, en faire une nouvelle Égypte, et s’opposer au progrès de l’expansion russe[7]. Elle fut d’accord avec l’Allemagne pour contrecarrer le programme du comte Lamsdorf et prolonger un état de trouble et d’anarchie dont elle espérait tirer bénéfice. Ce profit, c’est dans la vallée du Yang-Tse, qu’elle considère depuis longtemps comme sa sphère d’influence, qu’elle tenta de le trouver ; le 18 août, on apprit que, sous prétexte de protéger les concessions européennes à Shang-Hai, contre de problématiques Boxeurs, l’escadre anglaise avait débarqué 3 000 soldats et que d’autres allaient suivre ; le moment était bien choisi et la manœuvre habile. Heureusement la France intervint énergiquement ; M. Delcassé donna ordre à l’Amiral-Charner de mettre à terre immédiatement sa compagnie de débarquement ; un bataillon du Tonkin et une batterie d’artillerie arrivèrent quelques jours après ; les Allemands et les Japonais suivirent l’exemple de la France. Shang-Hai eut beaucoup plus de troupes qu’il n’en fallait pour le défendre contre les Chinois, mais du moins, la protection fut internationale, et les Anglais ne purent s’en prévaloir, comme d’une hypothèque prise sur les provinces du Yang-Tse pour y créer une zone d’influence britannique. Quelques mois plus tard, après de longs pourparlers, toutes les puissances retirèrent simultanément leurs troupes. L’Angleterre, cette fois, avait manqué son coup.

Les scrupules de M. Delcassé, les hésitations du gouvernement russe pour imposer ses vues aux autres puissances, l’opposition très nette des chancelleries de Berlin et de Londres ne permirent donc pas au comte Lamsdorf de prendre la direction du « concert européen » et d’appliquer sa politique ; c’en fut fait de l’unité d’action des grandes puissances ; c’en fut fait aussi de l’espoir d’un règlement définitif des affaires chinoises. Le 17 septembre, M. de Giers, avec le personnel de sa légation, le général Linévitch et toutes les troupes qui n’étaient pas nécessaires à la police de Pékin et à la garde des légations recevaient l’ordre de se retirer à Tien-Tsin et l’exécutaient le 29 septembre. A la même date du 17, M. Pichon et la général Frey, commandant du corps expéditionnaire français recevaient de leur gouvernement l’ordre d’évacuer Pékin dans les mêmes conditions. Pourquoi cet ordre ne fut-il point suivi d’exécution ? Nous l’ignorons, mais le fait est que M. Pichon et tous les autres ministres restèrent à Pékin, semblant faire cortège au maréchal de Waldersee installé, comme en pays conquis, dans le palais impérial ; et bientôt après, une expédition internationale marchait sur Paoting-Fou et sur les tombeaux impériaux et forçait l’Empereur et l’Impératrice à s’enfuir jusqu’à Si-Ngan-Fou. Alors commencèrent d’interminables pourparlers entre le prince King et Li-Hung-Chang d’une part et les ministres étrangers de l’autre, sur les bases de la note présentée, le 30 septembre, par M. Delcassé, comme résumant le programme des exigences européennes. Mais les plénipotentiaires chinois avaient pour eux deux alliés : le temps et la distance, qui allaient user la patience des gouvernemens occidentaux, provoquer la lassitude des Parlemens, toujours nerveux dès qu’il s’agit d’expéditions lointaines, et faire naître enfin, entre les coalisés, des rivalités et des jalousies. De concessions en concessions, les diplomates européens finirent par abdiquer une bonne partie de leurs revendications ; la plupart des grands coupables, dont ils avaient d’abord demandé la tête comme une condition indispensable à toute pacification, échappèrent au châtiment ; la « civilisation » n’eut que la stérile satisfaction de quelques têtes secondaires. Après s’être essoufflée pendant des mois à des négociations dilatoires, la diplomatie finit par arriver à un règlement à peu près (satisfaisant de la question des indemnités, à la promesse de mesures peu efficaces pour prévenir le retour d’un nouveau mouvement Boxeur et à de platoniques engagemens de prohiber le commerce des armes et de tenir libre la route de Pékin. Des négociations ainsi conduites avec une cour fugitive, établie au loin et contre laquelle on tenait, avant tout, à n’être pas obligé de faire une nouvelle expédition militaire, ne pouvaient aboutir qu’à d’illusoires satisfactions. Le protocole final, signé le 7 septembre 1901, laissait intacte et entière la question d’Extrême-Orient, aussi menaçante qu’avant la crise de 1900 et compliquée des haines que la longue occupation de Pékin, le pillage et l’incendie n’avaient pu manquer d’exciter.


IV

Ainsi, en dépit de l’accord apparent des grandes puissances, refait autour de la note de M. Delcassé et maintenu jusqu’à la ‘signature du protocole final, en dépit de tout ce déploiement de forces, de cette dépense d’hommes et d’argent, rien de définitif n’était acquis : la question d’Extrême-Orient demeurait plus que jamais grosse de périls prochains ; l’Europe, collectivement menacée dans ses intérêts, n’avait su trouver aucun remède préventif. Seuls, de tous les grands États qui avaient envoyé dans le Pe-Tchi-Li leurs escadres et leurs soldats, les deux rivaux, la Russie et le Japon, avaient tiré profit de la crise pour accroître leur prestige et fortifier leur influence dans l’Empire chinois ; quand fut passée la tourmente où, au nom de la civilisation, leurs armées avaient marché côte à côte, ils allaient se retrouver face à face, plus engagée que jamais l’un et l’autre dans les affaires chinoises et mandchouriennes, et plus âprement décidés à l’emporter dans la lutte pour l’hégémonie de l’Empire du Milieu.

La crise de 1900 a trouvé les Russes fidèles aux traditions de leur politique, elle a été pour eux non pas une interruption dans l’accroissement continu de leur influence sur la Chine du Nord et sur le gouvernement de Pékin, mais, au contraire, l’occasion d’un nouveau pas en avant dans la direction où un sens merveilleux de la vie et du caractère asiatique les guida depuis si longtemps. Nous avons vu comment eux seuls, après la prise de Pékin, eurent conscience de ce qu’il fallait faire et comment, pour leur part, ils évacuèrent Pékin dès le mois d’octobre. Quand, les négociations terminées, l’Empereur et l’Impératrice revinrent enfin dans leur palais profané, ce furent les Russes encore qui surent leur ménager une entrée triomphale qui « sauva la face » aux yeux du monde jaune et qui montra, une fois de plus, dans les soldats et les représentans du Tsar, les protecteurs naturels de la dynastie. Entre les Allemands et les Russes, les Chinois du Nord, après la campagne, savaient faire une différence. Les Allemands symbolisaient pour eux les « Barbares de la mer, » ceux qui viennent pour piller et massacrer, tandis que les autres étaient les soldats d’un peuple qui, depuis des siècles, vit en bon voisinage avec l’Empire du Milieu, qui respecte sa religion et son empereur. Grâce à cette tactique heureuse, l’influence russe se trouva, après la guerre de 1900, avoir fait d’énormes progrès.

Ce n’est point ici le lieu d’exposer en ses détails, d’ailleurs assez mal connus, les relations des Russes avec les autorités religieuses de Lhassa : ces relations s’établirent tout naturellement par l’entremise des Mongols Bouriates, de religion bouddhiste et loyaux sujets du Tsar, quand le prince Oukhtomsky, lui-même de race mongole par sa mère, eut fait comprendre au gouvernement du Tsar tous les avantages politiques qu’il pourrait obtenir en nouant des relations avec le Dalaï-lama. A Ourga, en Mongolie, vit un très puissant vicaire du Dalaï-lama thibétain, le Giton-lama ; il est lui-même une incarnation du Bouddha ou, comme on dit, « un Bouddha vivant, » et son influence s’étend sur toute la Mongolie et jusqu’en Chine. Les Russes entrèrent en rapports avec lui, par l’intermédiaire des lamas bouriates et de leur chef, le Khamba-lama qui, dans son palais du lac des Oies, entre le Baïkal et Kiakhta, reçoit un traitement du gouvernement russe et est considéré par lui comme le véritable chef de la tribu des Bouriates. Par ce canal, un Mongol bouriate, sujet russe, du nom de Dorjief, parvint à occuper une situation considérable parmi les conseillers les plus écoutés du Pape bouddhiste de Lhassa. Grâce à ses efforts, des relations s’établirent entre le Tsar et le Dalaï-lama ; le 30 septembre 1900, Dorjief, envoyé par lui, rendait officiellement visite au Tsar à Livadia, en Crimée ; il revenait encore en Russie, l’année suivante (juin 1901). — Ce fait unique, ces rapports réguliers établis entre Saint-Pétersbourg et Lhassa montrent qu’une entente est intervenue entre les chefs du bouddhisme et le Tsar ; nouveau Charlemagne, l’empereur de Russie devient le protecteur du bouddhisme, le vicaire temporel qui doit gouverner, au nom du Saint-Siège de Lhassa, les bouddhistes de la Sibérie et de la Mongolie.

Le premier résultat de cette entente fut de faire des Russes les vrais maîtres de toute la Mongolie. La Mongolie est une immense étendue de steppes et de déserts parcourue par des nomades ; là, sous des tentes de poil, vivent les descendans de ces terribles cavaliers qui firent trembler le monde sous Gengis-Khan et Timour ; mais, au carrefour des routes de caravanes, une fumée légère monte du toit des lamaseries : au milieu des tribus vagabondes, cette fumée est sédentaire, elle marque la place immuable où les baguettes d’encens brûlent devant l’autel du Bouddha ; celui-là est sûr de dominer tout le pays qui a pour lui les lamas, gardiens de l’antique foyer national. C’est la méthode que les Russes ont suivie et qui leur a réussi ; leur influence est aujourd’hui prédominante dans cette Mongolie par où ils espèrent un jour faire passer la ligne directe qui reliera Pékin à l’Europe par Kalgan et Kiakhta ; pendant les troubles de 1900, une troupe de cosaques s’avança jusqu’à Ourga, où réside un consul russe, et, dit-on, un détachement fît son apparition à la passe de Si-Ouan-Tse, la porte de la Chine. Les Russes ont su tirer, de leur politique religieuse, d’autres avantages encore : dans toute la Chine du Nord, à Pékin et à la cour de l’Empereur, l’influence bouddhiste, pour être difficile à saisir sur le vif, n’en est pas moins considérable. Le Chinois a peu de besoins religieux, mais nul n’a plus que lui le respect et la superstition des rites ; le grand lama est le chef des rites et, comme tel, son autorité est nécessaire à la vie chinoise ; au palais impérial, le sanctuaire le plus vénéré est celui de Bouddha. Pendant l’exode de la Cour à Si-Ngan-Fou, les Russes, grâce à leurs bonnes relations avec le Giton-lama d’Ourga, purent jouer, auprès de l’Impératrice, le rôle de protecteurs de la religion et exercer, par ce moyen, sur le gouvernement fugitif, une pression favorable à leurs intérêts. Aux yeux des bouddhistes de l’empire, le Tsar, grâce à ses rapports avec le Dalaï-lama, n’apparaît plus comme un étranger, encore moins comme un ennemi, et c’est là, pour la pénétration russe, un avantage qui, pour ne pas se mesurer avec des chiffres, n’en a pas moins sa valeur.

La révolte des Boxeurs fut, pour les Russes, l’occasion d’autres succès encore : dès le début des troubles, une bande de brigands chinois ayant attaqué la ville russe de Blagovestchensk, sur l’Amour, les troupes du Tsar en profitèrent pour passer immédiatement le fleuve et s’avancer en Mandchourie ; bientôt elles occupaient Moukden, et s’avançaient sur Pékin, détruisant sur leur passage les tribus Khounkouses, et garnissant de troupes les abords du chemin de fer. Pékin délivré, les contingens internationaux partis, les troupes russes ne se retirèrent pas, et, sous prétexte de protéger la voie ferrée, elles occupèrent effectivement la Mandchourie. Ainsi, tout autour de la Chine, les Russes étendaient silencieusement le réseau de leur domination, tandis que, grâce à l’habileté de leur politique, ils exerçaient une influence prépondérante sur le gouvernement même du Fils du Ciel, réinstallé grâce à eux dans une capitale qu’il n’avait pas dépendu d’eux de préserver de la souillure d’une longue occupation étrangère.

De la crise de 1900, les Japonais, eux aussi, étaient sortis grandis. Grâce à la situation géographique de leur pays, ce sont leurs troupes qui, avec les bataillons russes, ont pu, les premières, se trouver en force devant Tien-Tsin ; sous les yeux des généraux européens, ils ont tenu à prouver non seulement la bravoure, éclatante jusqu’à la témérité, de leurs soldats, mais encore la bonne organisation de leur service de renseignemens, de leur intendance, de leurs transports, de leurs ambulances ; leur connaissance du pays et de la langue rendit les plus grands services au corps expéditionnaire ; si bien qu’à certains momens on aurait pu croire leurs officiers chargés de faire aux Occidentaux les honneurs d’un pays encore peu civilisé, mais destiné à devenir un jour leur domaine. C’est grâce à l’insistance de leur chef et aux renseignemens de ses espions que fut décidée la marche sur Pékin et c’est surtout grâce à leur énergie qu’elle fut poussée rapidement et que les légations furent délivrées. En somme, durant la campagne et les négociations qui suivirent, les généraux et les diplomates japonais, en prenant part, avec les représentans de la vieille Europe et de la jeune Amérique, aux conseils de guerre et aux délibérations des ministres, ont forcé les portes de ce cénacle peu accueillant que l’on appelle « le concert des puissances civilisées ; » ils y ont pris séance ; ils s’y sont conduits avec tact et loyauté et ils luttent aujourd’hui pour y conquérir l’une des premières places.

Vis-à-vis des Chinois, les Japonais ont eu l’attitude de frères aînés, beaucoup plus forts et beaucoup mieux élevés, qui châtient rudement une incartade par trop grossière de leur cadet, mais qui sont tout prêts à l’oublier s’il consent à se ranger a leurs conseils et reconnaît qu’il supporte la peine de les avoir écoutés trop tard. Pékin délivré, le gouvernement du Mikado a adhéré à la proposition du comte Lamsdorf ; il a approuvé l’évacuation de la capitale et il l’a effectuée, pour sa part, aussitôt qu’il l’a pu. Cette armée « jaune, » cette armée non chrétienne, organisée et outillée aussi bien et mieux que les troupes européennes et marchant avec elles contre la Chine anarchique et désorganisée, quelle leçon pour les Chinois, quel encouragement et quelle confirmation pour ceux qui, comme le vice-roi Tcheng-Tche-Tong, rêvent la « japonisation » de la Chine et sa transformation extérieure à l’exemple et sous la direction des Nippons ! Ce parti, déjà nombreux, surtout dans la Chine du Sud, dans les provinces du Si-Kiang et du Yang-Tse, a dû sortir de la crise de 1900 singulièrement renforcé, plein de confiance dans l’avenir, et plus que jamais décidé à ne confier qu’à des Japonais la réorganisation de l’Empire.

Ainsi, une fois calmée la tempête provoquée par les Boxeurs, la Chine se retrouvait elle-même, sans changement apparent dans son organisation et dans sa vie, proie toujours offerte aux ambitions rivales, toujours tentante et toujours désarmée. Mais autour d’elle, les deux rivaux qui cherchent à lui imposer leur suprématie et leur direction avaient grandi, s’étaient rapprochés de ses frontières, et voici que maintenant, éliminant leurs concurrens moins bien placés, ils se mesuraient de l’œil, prêts à en venir aux mains, si l’un d’eux, dans la lutte pour l’hégémonie de la Chine, venait à prendre sur son rival une avance trop marquée.

Pékin délivré, la question des indemnités réglée, les emprunts émis pour le plus grand profit des grandes banques, les puissances européennes se replongèrent dans leurs querelles intérieures et dans leurs rivalités nationales, heureuses d’oublier ce cauchemar d’Extrême-Orient, cette Chine qui, pendant quelques semaines, avait occupé le public en quête de nouvelles, et ce Japon, qui décidément faisait trop parler de lui. En ces années critiques où sa suprématie politique et économique est menacée et semble sur le point de passer à des puissances plus jeunes, l’Europe a manqué d’un homme d’Etat aux vues pénétrantes et aux vastes pensées, capable de dépasser l’étroit horizon des affaires quotidiennes, de voir de loin l’avenir et, comme un Richelieu ou un Bismarck, de lui faire son lit. Gouverner, dit-on, c’est prévoir : l’Europe, durant ces années décisives pour ses destinées futures, n’a pas été gouvernée. Un homme cependant vint, de cet Extrême-Orient si agité, pour tenter de secouer l’apathie de l’Occident, pour lui signaler la nécessité de régler la question chinoise et de prévenir les conflits menaçans : ce fut le marquis Ito. Son voyage a été le moment décisif où la guerre aurait pu être évitée et les destins suspendus. Depuis longtemps, le marquis Ito se montrait partisan d’une entente du Japon avec la France et la Russie ; effrayé de l’engouement belliqueux qu’il voyait grandir dans la presse et dans l’opinion de son pays, persuadé que la guerre, même victorieuse, ne pourrait apporter à sa patrie que malheurs et révolutions, il venait chercher en Europe les moyens de résister à un si dangereux entraînement ; il souhaitait notamment de contracter un emprunt qui lui fournît les moyens de tenir tête au parti de la guerre en donnant l’essor à l’activité économique du Japon. A Paris, où il vint tout d’abord, (novembre 1901) le marquis Ito espérait trouver un concours efficace pour parvenir à cette entente avec la Russie, qui n’était pas impossible et qui était le seul espoir d’empêcher la guerre ; il appartenait à la France de prendre, comme elle l’avait fait en 1895, ce beau rôle de conciliatrice, de prêcher la paix aux deux rivaux et, au besoin, de l’imposer ; aux Japonais, nous aurions fait entendre que, s’ils attaquaient les Russes, ils auraient affaire aux deux alliés ; aux Russes d’autre part, nous aurions donné avec énergie des conseils de sagesse ; nous les aurions avertis que, en Extrême-Orient, nous n’étions pas solidaires de leurs imprudences. Mais, à Paris, le marquis Ito ne trouva pas à qui parler ; le concours politique, sur lequel il croyait pouvoir compter, lui fit défaut ; il se mit en rapport avec les chefs de nos grands établissemens financiers, mais ceux-ci ne reçurent pas les hautes directions qu’ils devaient naturellement attendre. A Saint-Pétersbourg, le diplomate japonais ne fut pas plus heureux ; le comte Mouravief poursuivait alors, avec l’Angleterre, un rapprochement dont les hommes d’Etat et les publicistes britanniques[8] surent habilement faire miroiter l’appât devant le ministre russe. Découragé, le marquis partit pour Londres où, quelques jours après, le ministre du Japon signait, avec lord Salisbury, le fameux traité d’alliance anglo-japonaise (30 janvier 1902).

Après avoir affirmé la nécessité de l’indépendance de la Chine et de la Corée, les deux parties contractantes se promettaient d’agir de concert si leurs intérêts dans ces deux pays étaient menacés, et, en cas de guerre, de se prêter un mutuel appui, mais seulement dans le cas où une tierce puissance, autre que la Chine, interviendrait dans le conflit. Au point de vue anglais, la conclusion de ce traité et les termes des articles pouvaient passer pour un chef-d’œuvre diplomatique. Comprenant qu’elle ne pouvait exercer seule l’hégémonie, qu’elle avait longtemps souhaitée, sur l’Empire du Milieu, et n’ayant réussi, ni à réorganiser la Chine comme l’avait demandé lord Charles Beresford, pour l’opposer aux progrès de la puissance russe, ni à en provoquer un partage où elle se serait réservé la vallée du Yang-Tse, la Grande-Bretagne prenait ses précautions pour empêcher les Russes d’y devenir les maîtres ; elle créait un système de contrepoids qui lui permettrait de maintenir l’équilibre et, elle l’espérait, du moins, d’entretenir, tout en conservant la paix, une rivalité armée qui paralyserait les deux adversaires et lui assurerait à elle-même le commerce et l’influence prépondérante dans l’Empire du Milieu. C’était le couronnement de la politique que le gouvernement britannique avait inaugurée en 1895, quand il avait refusé de se joindre aux trois puissances pour assurer l’intégrité de la Chine. L’Angleterre d’ailleurs ne courait aucun risque de guerre, puisque l’article 3, qui l’obligeait à intervenir, n’était exécutoire qu’au cas où, le Japon étant engagé dans un conflit avec une puissance, la Russie par exemple, une autre puissance se déclarerait contre lui : or la seule existence de l’article 3 devait évidemment empêcher ce cas de se produire. Ainsi, sans péril, l’Angleterre pourrait faire sonner haut son concours, se vanter d’être l’obstacle à une tierce intervention, à une extension de la guerre, et, les hostilités terminées, réclamer voix au chapitre lors du règlement final. Quant aux Japonais, signer un traité d’alliance avec une grande puissance européenne était pour eux un incontestable succès moral qui, ils l’espéraient, arrêterait les Russes dans leurs envahissemens en Mandchourie ; leur confiance en leur propre force en fut augmentée et l’audace du parti de la guerre s’en accrut. Cette alliance, qui n’était au fond qu’un trompe-l’œil, puisque toutes les précautions étaient prises pour que le casus fœderis ne se réalisât pas, servit de thème aux journaux nippons pour réclamer la guerre, surexcita l’opinion publique, assura le triomphe du parti belliqueux et par suite l’explosion du conflit.

A la notification du traité anglo-japonais, qu’une politique plus alerte aurait peut-être réussi à prévenir, notre ministre des Affaires étrangères répondit par une affirmation nouvelle de l’existence de l’alliance franco-russe ; cette affirmation n’était pas, le ministre s’en est défendu à la tribune, une extension de l’alliance aux affaires d’Extrême-Orient ; elle n’était donc alors qu’une simple manifestation. L’existence de l’alliance anglo-japonaise empêchait en effet, par le texte de son article 3, la France de marcher au secours de la Russie sous peine d’entraîner l’Angleterre dans la lice. Mais, cette manifestation avait un inconvénient grave : elle soulignait la rivalité menaçante des deux groupes, Russie et France, Japon et Angleterre ; elle accentuait l’antagonisme, elle poussait, au lieu de la retenir, la Russie dans la voie fatale à ses intérêts et aux nôtres où elle était engagée et où elle a trouvé la guerre.

Nous n’avons pas ici à faire par le menu l’historique des négociations russo-japonaises, à propos de la Mandchourie, jusqu’au moment où elles ont abouti au conflit armé. Il nous suffira de constater que les conceptions fausses ont, comme les principes justes, leur logique et leur fatalité. Le jour où les Russes, oubliant le principe de l’intégrité de la Chine, proclamé par eux-mêmes, occupèrent Port-Arthur, ils maîtrisaient l’entrée du Pe-Tchi-Li et pouvaient se croire les dominateurs de la Chine du Nord ; mais la position de Port-Arthur, si elle commande les avenues de Pékin par mer, était, pour les Russes, singulièrement excentrique et « en l’air. » La possession de Port-Arthur, en face du Japon menaçant, exigeait impérieusement l’occupation de la Mandchourie et la présence d’une armée et d’une flotte capables d’en imposer aux Nippons. La crise de 1900, nous l’avons vu, fut pour les Russes l’occasion d’occuper les alentours de la ligue transmandchourienne, de s’établir en Mandchourie et, en dépit de promesses réitérées, d’y rester. Ainsi s’évanouissait de plus en plus la fiction de l’intégrité de l’Empire chinois ; l’occupation de Port-Arthur, conséquence de celle de Kiao-Tcheou, l’avait à jamais dissipée ; et c’est de là, finalement, que sortit la guerre.

Il est curieux de remarquer que les suites dangereuses de l’oubli de la politique d’intégrité étaient masquées aux Russes précisément par les heureuses conséquences de l’application patiente et habile de l’autre article essentiel de leur programme, la pratique de la politique d’entente et de collaboration avec la dynastie. Le développement économique de l’Extrême-Orient, le trafic des chemins de fer, les affaires de la Banque russo-chinoise, les négociations avec le Dalaï-lama et le progrès de l’influence russe au Thibet et en Mongolie marchaient à souhait, et ces succès cachaient aux ministres du Tsar le péril qui grossissait et la nécessité de se prémunir par une forte organisation militaire. Les affaires de l’Extrême-Orient étaient alors sous la haute influence du ministre des Finances, M. Witte ; à ses attributions, il avait ajouté le département des chemins de fer et celui de l’Extrême-Orient, qui échappait au ministre clos Affaires étrangères. Economiste et financier, M. Witte pratiquait en Asie une politique qui tendait avant tout à favoriser l’essor économique de l’Empire russe dans ces lointaines régions ; le succès de ses efforts l’empêchait de voir le danger japonais ; les Russes d’ailleurs, malgré les avertissemens de la guerre de 1894 et de celle de 1900, ne pouvaient s’accoutumer à l’idée que le Japon fût devenu une puissance capable de se mesurer avec eux. Leurs voyages successifs en Extrême-Orient ne purent détromper ni M. Witte, ni le ministre de la Guerre, le général Kouropatkine lui-même. Cependant l’imminence du péril, l’illogisme flagrant d’une politique envahissante qui gardait la Mandchourie tout en ne prenant pas les précautions nécessaires pour la défendre, ouvrirent les yeux à quelques hommes, parmi lesquels l’amiral Alexeief et M. Bezobrazof ; ils convainquirent le Tsar de la nécessité de donner à ces provinces si lointaines et si menacées une organisation forte, un chef indépendant et responsable et toutes les ressources militaires et navales en rapport avec les grands intérêts économiques de l’Empire dans ces régions et avec le péril que le Japon, allié de l’Angleterre, pouvait leur faire courir. La nomination d’un chef, qui eût le même titre que le vice-roi des Indes et qui portât l’épée, fut décidée. Le 30 juillet 1903, un ukase conféra ce titre et ces fonctions à l’amiral Alexeief. Quinze jours après M. Witte quittait le ministère des Finances. La politique russe, en même temps que d’hommes, allait changer de maximes : les conséquences dernières de l’occupation de Port-Arthur apparaissaient ; elles entraînaient fatalement la Russie vers une politique militaire. Malheureusement le changement ne fut ni assez rapide ni assez complet : la nomination de l’amiral Alexeief comme vice-roi était significative ; il eût fallu la faire suivre de l’envoi de forces assez imposantes soit pour ôter au Japon la tentation d’entamer la lutte, soit au moins pour être en état de la soutenir. Cette date du 30 juillet est décisive dans la genèse de la guerre actuelle : du moment où la Russie manifeste sa volonté d’agir en Extrême-Orient par la « manière forte » et d’accroître ses arméniens, le ton des notes diplomatiques japonaises devient plus pressant ; ils rappellent aux Russes, avec plus d’insistance, leur promesse d’évacuer la Mandchourie ; et c’est à cette même date aussi que lord Curzon, vice-roi des Indes, inquiet depuis longtemps de l’influence croissante de la Russie au Thibet que les révélations sensationnelles de M. Alexandre Ular, reproduites avec complaisance dans la Contemporary Review et dans le Pioneer d’Allahabad, transformaient en un gigantesque complot pour faire de toute l’Asie centrale « un empire russo-chinois[9], » envoyait à Londres des rapports alarmans et sollicitait l’autorisation d’entreprendre l’expédition qui, à l’heure actuelle, escalade le plateau thibétain. Nomination de l’amiral Alexeief, protestations japonaises au sujet de la Mandchourie, préliminaires d’une expédition anglaise au Thibet, la triple coïncidence est assez significative pour ne pas exiger de plus longs commentaires. À un certain point de vue, le duel engagé entre la Russie et le Japon n’est qu’un épisode de la lutte entre l’Angleterre et la Russie pour l’empire de l’Asie.


V

Entre ces deux armées qui, en définitive, se battent pour elle et se disputent des territoires qui naguère lui appartenaient à elle, la Chine prendra-t-elle parti, jettera-t-elle dans la balance le poids de sa masse ; ou bien, comme une poule pour qui deux coqs se déchirent à coups de bec et d’ongles, assistera-t-elle impassible aux tragiques péripéties du duel ? C’est la question que l’on se pose volontiers, et c’est la suprême complication que l’on redoute. Nous ne croyons pas, pour notre part, à une intervention militaire pour laquelle le gouvernement chinois n’est pas prêt et à laquelle il n’a pas intérêt. Mais quelle qu’en soit l’issue, cette guerre, que les puissances européennes se sont montrées impuissantes à prévenir et que peut-être certaines d’entre elles ont désirée, précipitera la transformation, maintenant inévitable, de la vieille Chine en un État d’aspect moderne, outillé et armé comme les nations occidentales. Quel que soit le vainqueur, que les batailles actuelles ne soient que le prélude d’une longue série de conflits ou qu’au contraire l’expérience qu’ils viennent de faire de leur courage et de leur valeur réciproques aboutisse finalement à une paix honorable et ensuite à cette bonne entente entre les deux rivaux que, depuis longtemps, les Japonais les plus éclairés et, depuis les derniers événemens, bon nombre de Russes prévoyans, appellent de leurs vœux comme la seule solution possible d’une rivalité qui épuise sans profit les forces vives des deux pays, le résultat de la lutte actuelle sera de fortifier en Chine le parti qui pousse à des réformes prudentes et à la prompte adoption de ce que les civilisations occidentales ont d’assimilable au génie chinois. Tchang-Tche-Tong, le très intelligent et très avisé vice-roi du Hou-Koang, est le chef et l’inspirateur de ce parti à la fois conservateur et réformiste qui voit s’accroître tous les jours le nombre de ses adhérons ; c’est lui qui, dans ses curieuses Exhortations à l’étude, a tracé le programme de cette politique nouvelle[10]. « Les conservateurs, écrit-il, ressemblent à ceux qui, par crainte d’avoir la gorge obstruée par un os, ne veulent plus rien manger ; et les progressistes (il veut désigner les réformateurs de l’école de Kang-Yu-Wei) sont comme des brebis placées entre plusieurs chemins et qui, fatalement, s’égarent. » Conservateur pour tout ce qui touche à l’âme chinoise, à la morale et aux « trois relations » sociales, Tchang-Tche-Tong estime que, sur ce point, son pays n’a rien à apprendre de l’Occident et qu’il est au contraire fort en avance sur lui. Mais si « la science chinoise est la science du dedans, la science européenne est la science du dehors, » et il n’est pas contraire à la morale ni à la doctrine de Confucius d’adopter les méthodes et les instrumens étrangers, pourvu que l’on ne néglige pas la connaissance essentielle des « cinq canoniques et des quatre classiques. » Il faut réorganiser l’armée, les écoles, traduire les livres étrangers, lire les revues et les journaux pour y voir notamment que les étrangers « comparent notre pays tantôt à un homme en état d’ivresse, tantôt même à un cadavre en putréfaction et discutent son partage, » il faut organiser l’agriculture, l’industrie, le commerce, l’exploitation des mines, en un mot mettre en valeur les richesses de la Chine, avec des procédés européens, mais au profit des Chinois. Et, pour réussir plus rapidement à réaliser toutes ces réformes, c’est aux Japonais qu’il convient de s’adresser, aux Japonais voisins de la Chine, dont la langue et les mœurs ont beaucoup de rapports avec celles des Chinois et qui ont déjà fait pour leur usage, parmi les livres européens, une utile sélection.

La Chine se transformant en un État organisé à la moderne, armé à la japonaise, muni des outils perfectionnés qui lui permettront d’exploiter elle-même ses mines et ses ressources de toutes sortes, tel est le programme tracé par le vice-roi du Hou-Koang et qui bientôt se transformera en une réalité. Déjà certains symptômes, significatifs dans un tel pays, certaines réformes en apparence insignifiantes dans les coutumes et dans l’étiquette du Palais impérial, montrent que les temps sont proches et que l’aspect extérieur de l’Empire va changer[11]. Dix ans seulement se sont écoulés et déjà, — nous avons vu par suite de quelles imprudences et de quelles fautes, — les élémens du problème extrême-oriental sont entièrement retournés. Il y a dix ans, les puissances européennes intervenaient pour sauvegarder l’intégrité de la Chine, maintenir, dans les parages des mers jaunes, un équilibre de nature à assurer la paix, et obtenir le bénéfice de la mise en valeur progressive et prudente des ressources de l’Empire du Milieu. Aujourd’hui, l’Europe, immobile et muette dans l’attente des nouvelles d’Orient, alarmée pour ses marchés, pour ses colonies, et peut-être bientôt pour l’avenir de sa civilisation, attend dans l’anxiété la fin de la plus terrible guerre qu’elle ait vue depuis longtemps.

Tel est l’aboutissement, peut-être inattendu, mais à coup sûr logique, d’une politique uniquement inspirée par la préoccupation matérielle des intérêts économiques. Des affaires, des affaires ! Des marchés, toujours des marchés nouveaux ! Et la fièvre mercantile des grandes nations de la houille et du fer, de la laine et du coton, ébranle l’univers pour satisfaire son besoin toujours grandissant de vendre et d’exporter, d’absorber des matières premières et de dégorger ses produits manufacturés. Si le vieux monde se ferme, il faut ouvrir des pays encore neufs, il faut fonder des empires dans le continent noir, il faut éveiller les peuples jaunes de leur isolement tant de fois séculaire, dût-on trouver ensuite en eux les plus redoutables des concurrens ; mais la faim n’attend pas, et, pour vivre, il faut exporter : c’est la loi de la vie économique moderne, la loi de l’organisation actuelle de la production. Dans cette course aux marchés, dans cette recherche hâtive des débouchés, la concurrence est âpre et tous les moyens sont bons : en quelques années, le partage du monde s’achève et, si rapide est la transformation, si universel le branle, que les nations mêmes dont la vie économique mieux équilibrée ne les oblige pas au perpétuel effort de trouver toujours des marchés nouveaux, ont suivi l’impulsion ; et, pour ne pas rester les mains vides dans cette curée sans lendemain, elles ont taillé leur part dans l’allotissement du monde. Mais les conséquences de cette prodigieuse expansion du commerce ont dépassé les calculs des économistes et les prévisions des hommes d’État. « Il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio, dit Hamlet, qu’il n’en est rêvé dans votre philosophie ; » il y a de même, dans les phénomènes de la vie, plus de choses que dans les lois de l’échange ; la vie est plus compliquée que le négoce : derrière ces débouchés qu’il fallait découvrir, derrière ces marchés qu’il fallait conquérir, il s’est trouvé des organismes vivans, des peuples, qui avaient une âme, une histoire nationale, des traditions et des croyances ; sous l’aiguillon des forces extérieures, ces peuples ont pris ou repris conscience d’eux-mêmes et, par une réaction naturelle, ils sont entrés à leur tour et ils entrent de plus en plus dans le tourbillon de la vie européenne ; ils ont cherché à mettre en valeur leurs propres richesses, à se servir de nos outils perfectionnés pour se suffire à eux-mêmes et nous battre ensuite, avec nos propres armes, sur notre propre terrain. Le Japon, le premier, a donné l’exemple ; mais qui sait, dans cinquante ans, combien le monde transformé comptera de Japons ? C’est la logique fatale du développement économique et de l’expansion commerciale des races européennes qui les a conduites vers les marchés pleins de promesses de l’Empire du Milieu, qui y apporte toujours plus de capitaux, toujours plus d’intelligences, un outillage toujours plus perfectionné et qui y précipite la révolution qui sera peut-être l’origine et la cause d’une prodigieuse transformation de la vie morale et d’une translation inattendue de la suprématie politique.

Plein de mépris pour la vaine agitation et pour l’activité inquiète des Européens, dont il ne voit chez lui que les représentans les plus actifs, mais aussi les plus aventureux, le Chinois, sans dédaigner les profits du commerce, estime, avec Confucius, que la vie ne vaut la peine d’être vécue que si elle a pour fin première la réalisation et la contemplation du beau et du vrai. L’Européen, de son côté (si l’on excepte, bien entendu, les missionnaires), n’a pas cherché à se montrer au Chinois autrement que comme un négociant âpre au gain ; il s’est laissé entraîner trop aisément à subordonner ses idées murales aux besoins de sa vie économique ; il a cru trop facilement à sa supériorité irréductible et à l’éternité de son règne ; préoccupé de vendre et de gagner, il a oublié que la vraie civilisation ne se mesure pas au progrès des sciences et au perfectionnement des machines, mais au progrès social et au perfectionnement moral. Et c’est pourquoi, aujourd’hui, le monde regarde avec tant d’angoisse la lutte gigantesque où les petits soldats nippons et les robustes enfans de la Sibérie et de la Moscovie se disputent l’Empire de l’Extrême-Orient, et pourquoi, malgré tout l’intérêt tragique de la bataille, c’est vers le troisième acteur du drame, vers le personnage muet et silencieux qui ne prend pas part au combat, mais qui ne saurait s’en désintéresser puisqu’il en est l’enjeu, vers la Chine, que va l’attention inquiète de ceux qui craignent de trop bien prévoir et qui redoutent la menace d’une Chine armée, productrice, exportatrice, guidée dans ces voies nouvelles par l’ambition audacieuse du Japon victorieux.


RENE PINON.

  1. On trouvera l’exposé des faits, auxquels bien entendu nous ne pouvons faire que des allusions, avec tous les documens, dans l’ouvrage si utile de M. Henri Cordier : Histoire des relations de la Chine avec les puissances européennes, 1860-1902, 3 vol. in-8o (Paris, Alcan). — On nous permettra de rappeler nos articles parus ici les 15 septembre 1897, 1er septembre 1898, 1er novembre 1899, et l’ouvrage : la Chine qui s’ouvre, par René Pinon et Jean de Marcillac (Paris, 1 vol. in-16, Perrin), où l’on trouvera tous les faits essentiels jusqu’au 1er janvier 1900.
  2. Cf. l’article de sir Robert Hart dans la Fortnightly Review du 1er décembre 1900. Il reconnaît que, si les légations n’avaient pas été protégées par intermittence et si toutes les forces disponibles avaient donné contre elles, toute résistance eût été vaine.
  3. Livre Jaune, 1900, n° 260.
  4. Dans un sermon, à bord du Hohenzollern, l’Empereur s’écriait : « Les Amalécites se sont de nouveau soulevés en Asie, cherchant à barrer la route au commerce européen et à l’intelligence européenne, cherchant, à enrayer les progrès triomphans de la moralité chrétienne. Et, une fois de plus la parole de Dieu a retenti : « Choisissons nos hommes et allons nous battre contre Amalec ! » Quelques-uns de nos frères sont partis ; d’autres vont les suivre vers le rivage hostile et lointain.. »
  5. Livre Jaune, n° 331, 2 octobre 1900.
  6. Voyez cette note au n° 327 du Livre Jaune, et, pour l’arrangement du 16 octobre, Français et alliés au Pe-Tchi-Li, par le général Frey.
  7. Cependant, par la convention du 28 avril 1899, l’Angleterre s’était engagée à se désintéresser de ce qui se passerait au nord de la Grande Muraille, tandis que la Russie renonçait à s’occuper du Yang-tse et de la Chine méridionale.
  8. Voyez la campagne de Calchas dans la Fortnightly Review.
  9. C’est le titre du livre curieux, mais tendancieux, et dont il convient de contrôler soigneusement les affirmations, de M. Alexandre Ular (Paris, Juven, 1902, in-16). — Sur le Thibet et son organisation religieuse, voyez l’ouvrage de M. Grenard. Le Thibet (Paris, 1904. Armand Colin). — Cf. Livre Bleu Cd. 1920.
  10. Tchang-Tche-Tong, vice-roi du Hou-Koang : Kien-Hio Pien. Exhortations à l’étude. Traduit du chinois par Jérôme Tobar. — Shanghai. Imprimerie de la Presse orientale, 1898.
  11. Voyez, au point de vue de la réorganisation de l’armée chinoise : l’Armée chinoise, par le général H. Frey (Paris, 1904 ; Hachette, 1 vol. in-8o).