La Civilité puérile/Préambule

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Traduction par Alcide Bonneau.
Isidore Liseux (p. 3-9).

Préambule


Puisque ce grand Saint Paul n’a pas dédaigné de se faire par trois fois[1] tout à tous, afin d’être utile à tous, je ne dois pas avoir plus de peine à me rajeunir de temps en temps, pour l’amour de la jeunesse. C’est pourquoi, de même que je me suis accommodé à l’adolescence de ton frère Maximilien, pour lui enseigner le parler qui convient aux jeunes gens, ainsi je me prête aujourd’hui à ton âge enfantin pour t’enseigner la civilité puérile. Ce n’est pas que tu aies été à cet égard entièrement privé de toute règle : tu as été élevé dès le berceau au milieu des courtisans et l’on t’a pourvu de bonne heure d’un précepteur habile, qui t’a donné les premières leçons ; en outre, de ce que j’ai à dire tout ne te regarde pas, toi fils de princes et né pour régner : mais les enfants recevront plus volontiers ces préceptes dédiés à un enfant d’un rang élevé et d’un grand avenir. Ce ne serait pas un médiocre encouragement pour eux de voir les fils des princes nourris, dès leur jeunesse, des mêmes études qu’eux et exercés dans la même lice.

L’art d’instruire consiste en plusieurs parties, dont la première et la principale est que l’esprit encore tendre reçoive les germes de la piété ; la seconde, qu’il s’adonne aux belles-lettres et s’en pénètre à fond ; la troisième, qu’il s’initie aux devoirs de la vie ; la quatrième, qu’il s’habitue de bonne heure aux règles de la civilité. C’est cette dernière partie que j’ai aujourd’hui choisie pour sujet ; d’autres se sont occupés des trois premières et moi-même j’en ai traité maintes fois. Quoique le savoir-vivre soit inné chez tout esprit bien réglé, cependant, faute de préceptes formels, des hommes honnêtes et instruits en manquent parfois, ce qui est regrettable. Je ne nie pas que la civilité ne soit la plus humble section de la Philosophie, mais (tels sont les jugements des mortels) elle suffit aujourd’hui à concilier la bienveillance et à faire valoir des qualités plus sérieuses. Il convient donc que l’homme règle son maintien, ses gestes, son vêtement aussi bien que son intelligence. La modestie, voilà ce qui convient surtout aux enfants, et principalement aux enfants nobles : or, il faut réputer nobles tous ceux qui cultivent leur esprit par la pratique des belles-lettres. Que d’autres fassent peindre sur leurs écussons des lions, des aigles, des taureaux, des léopards : ceux-là possèdent plus de vraie noblesse, qui pourraient orner leurs armoiries d’autant d’emblèmes qu’ils ont cultivé d’arts libéraux.


Note

  1. Erasme fait ici allusion au passage de la 1ère épître de Saint Paul aux Corinthiens (IX, 19 et suiv.) où Saint Paul dit qu’il s’est d’abord fait Juif avec les Juifs, puis sans loi avec ceux qui sont sans loi, et enfin faible avec les faibles, afin de gagner tout le monde.


La Civilité puérile
Érasme
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