La Cloche du Faubourg

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Revue des Deux Mondes5e période, tome 4 (p. 452-456).
POÉSIE

LA CLOCHE DU FAUBOURG


Par ce soir lourd d’un chaud samedi de quinzaine,
Dans le faubourg qu’emplit une brume malsaine,
Le peuple grouille. On sent l’alcool et la sueur.
Le crépuscule met sa dernière lueur
Sur les hautes maisons, mais, au fond des boutiques,
Le gaz revêt déjà de flammes fantastiques
Les alambics de cuivre et les comptoirs de zinc.
C’est jour de paye, et, par groupes de quatre ou cinq,
Les ouvriers, malgré leurs mines échinées,
Entrent en ricanant pour s’offrir des tournées.
Dans une heure d’ici, de l’assommoir flambant
Ils sortiront, les yeux fixes, en titubant.
Qu’y faire ? Ce poison seulement les console.
Dehors, des femmes vont, nu-tête, en camisole,
Et des enfans portant des pains aussi gros qu’eux.
Dans ce quartier sinistre où le regard du gueux
Sur le bourgeois cossu qui passe est une insulte,
Tout à coup, par momens, s’exalte le tumulte.

Ce sont des cris d’argot, des rires de pochards.
Sur le pavé, de lourds fardiers, d’énormes chars
Rentrent à vide avec un fracas de ferraille.
Puis un gosse est giflé par sa maman et braille,
Et le tramway, plus lent dans ce coin trop peuplé,
Fait vibrer constamment son timbre au son fêlé.

On frémit devant tant de misère apparue…

Comme il est morne et las, ce peuple de la rue !
Tous les yeux sont cernés et les teints bilieux.
Des filles de vingt ans, hélas ! l’air déjà vieux,
Regardent le passant avec effronterie.
O sombres parias, ô serfs de l’industrie !
Quelle horreur ! C’est partout du vice qu’on leur sert.
Voyez-les s’engouffrer dans ce café-concert
Qui promet, sous des jets de clartés électriques,
Ses refrains idiots et ses danses lubriques.
Mais, dans ce club, un peu plus loin, c’est pire encor.
Un rhéteur y promet l’impossible Age d’Or ;
Et, sur le mur, auprès de quelque affiche obscène,
L’anarchie en démence a placardé sa haine.
Le mal aux plébéiens ici tend ses panneaux ;
Et surtout, les guettant dans le kiosque à journaux,
Pour un sou, le mensonge imprimé les convie
A se saouler d’orgueil, de colère et d’envie.

* * *


J’étais là, regardant passer ces malheureux
Dans l’atmosphère infecte et dans le bruit affreux,
Respirant le poison mortel qui les ravage,
Les plaignant, me disant que l’antique esclavage
A seulement changé de nom pour ces maudits,
Quand, le fracas s’étant apaisé, j’entendis
Le son faible, discret, et cependant tout proche,
Le son mélancolique et voilé d’une cloche
Qui tintait doucement pour l’Angelus du soir.

Une église était là, que je ne pouvais voir,
— Chapelle de couvent ou petite paroisse, —
Et j’écoutais, le cœur étreint par une angoisse,
Cet appel que le peuple aujourd’hui n’entend plus.
C’est dans les champs qu’il faut écouter l’Angelus,
Alors que chaque note argentine s’élance,
Et se répand dans un grand ciel plein de silence !
C’est par un calme soir de la belle saison,
Quand le bon vieux clocher, debout sur l’horizon,
Semble de ses sons clairs bénir les toits de chaume ;
Quand la nature a l’air de prier, quand l’arôme
Des foins coupés s’exhale, exquis, parmi l’air pur,
Et quand on s’imagine, en regardant l’azur
Assombri, mais que pas un nuage ne voile,
Que chaque tintement fait éclore une étoile.

Mais qu’elle est triste, hélas ! la cloche du faubourg !
A son doux et pieux appel le peuple est sourd.
Pour ces infortunés tendrement elle prie
Le Dieu fait homme et né de la Vierge Marie.
Mais l’image a pâli, dans leur cerveau brumeux,
De ce Christ qui pourtant fut ouvrier comme eux.
Ils ont perdu la bonne et sublime espérance
Qui leur rendait jadis moins dure la souffrance.
L’impiété du siècle en eux ressuscita
La fureur de la plèbe autour du Golgotha.
Dans tous ces cœurs aigris, la révolte macère
Contre ce Dieu qui veut qu’on aime sa misère ;
Et, l’accusant de la cruauté de leur sort,
Ils le repoussent même à l’heure de la mort.
Aussi, dans le tumulte où gronde leur blasphème,
Tâchant de leur parler de ce Dieu qui les aime,
Et qui pourtant sans cesse est par eux outragé,
Comme cet Angélus tinte, découragé !

***


J’allais ainsi, perdu dans le flot populaire,
Sentant en moi gronder une sourde colère

Contre l’infâme effort des sectaires méchans
Qui s’acharnent après la foi des pauvres gens ;
Et je songeais, avec une âme épouvantée,
À l’effroyable abîme où court ce peuple athée.
Mais la cloche sonnait toujours, et c’est à moi
Qu’elle parla soudain.

« Homme de peu de foi,
Qui t’étonnes, après dix-neuf siècles de lutte,
Qu’on haïsse Jésus et qu’on le persécute !
Le Christ sera toujours vainqueur. Donc prie et crois !
Les cèdres de mille ans sont jeunes pour la Croix.
Toujours debout, elle a vu crouler vingt empires.
Nos temps sont mauvais. Soit ! Elle en connut de pires.
Rappelle-toi, chrétien, nos temples violés,
La Terreur, l’échafaud, les prêtres immolés
Par la machine rouge au couperet oblique,
La Raison, sous les traits d’une fille publique,
Assise sur l’autel où — mystère divin ! —
Dieu même était venu dans le pain et le vin…
L’orage sacrilège a passé. Ma prière
Retentit de nouveau dans les clochers de pierre,
Et, sous leurs pas nombreux, les fidèles ravis,
Tu le sais, ont usé l’herbe de nos parvis.
Oui, le combat est rude et toujours recommence.
Enivré de mensonge et frappé de démence,
Le peuple, en ce moment, laisse dans l’abandon
L’église où Dieu l’attend, toujours prêt au pardon.
Les victoires du mal, crois-moi, sont éphémères.
Tôt ou tard, dégrisé de ses folles chimères,
Le peuple lèvera son front désespéré
Vers Celui dont le pauvre est l’ami préféré.
En voyant s’écrouler leurs idoles d’argile,
Ces hommes reviendront au Dieu de l’Evangile
Qui seul saura guérir les maux qu’ils ont subis
Et, Bon Pasteur, fera de ces loups des brebis.
Ma voix, qui, dans le grand fracas, semble perdue,
Par quelque triste cœur est quand même entendue,
Et d’un secret désir de croire il est troublé.
Quel espoir de moisson dans ce seul grain de blé !

Cette fille aux yeux peints, qui dans le faubourg traîne,
Peut-être pleurera comme la Madeleine
Sur les pieds du Sauveur posés dans son giron.
Ce voyou peut mourir comme le Bon Larron.
Aussi rien ne me lasse et ne me décourage.
Les blasphèmes, les cris de douleur et de rage
N’étoufferont jamais mon tintement sacré.
Obstinément, jusqu’à la fin, je redirai
À ces êtres perdus de misère et de vice
Que Jésus-Christ a fait pour eux son sacrifice ;
Que, s’il obtient un mot, un seul, de repentir,
D’une candeur nouvelle il peut les revêtir ;
Qu’ici-bas, sans l’espoir de la vie éternelle,
Tout est absurde et vain, qu’il faut donc croire en elle,
Et, pour la mériter, être bon, deux et pur :
Et ce peuple égaré comprendra, sois-en sûr,
— A force d’écouter mon humble airain qui vibre, —
Qu’esclave sur la terre, au ciel il sera libre,
Et verra succéder, grâce au Dieu plein d’amour,
Un paradis sans fin à son enfer d’un jour. »


FRANÇOIS COPPEE.