La Commune à l’Hôtel-de-Ville/02

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La Commune à l’Hôtel-de-Ville
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 33 (p. 533-567).
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LA
COMMUNE A L'HOTEL DE VILLE

II.[1]
LES NOVATEURS;


I. — LA MANIFESTATION DES FRANCS-MACONS.

Malgré ses fanfaronnades, ses proclamations et les ordres du jour où elle affichait la certitude de vaincre, la commune était loin d’être rassurée. Elle se savait battue partout, sur les champs de bataille aussi bien que dans l’opinion publique. Elle avait beau chanter victoire, les jours de son existence étaient comptés ; elle ne l’ignorait pas. Aussi ne repoussait-elle aucune des interventions qui s’offraient, dans l’espoir de parvenir à traiter avec ce gouvernement de Versailles qu’elle affectait de mépriser si fort, mais dont elle connaissait la puissance et dont elle redoutait l’action prépondérante. Il est donc fort probable que c’est elle qui, par ses membres affiliés, mit en œuvre la manifestation maçonnique, manifestation restreinte à laquelle on essaya de donner un caractère menteur d’universalité et dans laquelle le gouvernement de l’Hôtel de Ville comptait plus d’un adhérent. En un mot, elle tenta de compromettre la maçonnerie tout entière et de la rattacher à la commune. Il est inutile de dire qu’elle échoua en ceci comme en toutes choses, car sa courte et trop longue domination sur Paris ne devait être qu’une suite de déceptions pour elle-même et de désastres pour la population.

Dès le 11 avril, quelques francs-maçons, agissant individuellement, s’étaient rendus à Versailles, afin de reconnaître s’il n’y aurait pas lieu de faire une sérieuse tentative de conciliation. M. Thiers les accueillit avec courtoisie, approuva leur conduite, loua les efforts qu’ils faisaient pour mettre fin à la guerre civile, mais ajouta, — un peu ironiquement sans doute, — que c’était à la commune et non pas à lui qu’il fallait prêcher la paix ; que cette paix, il était prêt à l’accorder, aussitôt que l’insurrection aurait déposé les armes, fait acte de soumission et reconnu le gouvernement légal de la France. M. Thiers leur fit observer, en outre, qu’ils n’étaient munis d’aucun mandat régulier et qu’il les avait reçus parce qu’il ne se refusait de dire à personne quelles étaient ses intentions et sa ferme volonté. Les francs-maçons, qui s’étaient délégués eux-mêmes, revinrent un peu penauds et rendirent compte à leurs loges. Celles-ci convoquèrent les membres des ateliers pour nommer une commission qui définirait le mandat dont les délégués devaient être officiellement chargés. C’est alors que les T. C. F. de la commune interviennent et imposent un mandat impératif qui est accepté par les délégués dans la séance du 21 avril : « 1° Obtenir un armistice pour l’évacuation des villages bombardés ; 2° demander énergiquement à Versailles la paix basée sur le programme de la commune, le seul qui puisse amener la paix définitive. » En ne repoussant pas immédiatement ce mandat, les francs-maçons cessaient d’être des intermédiaires et devenaient les alliés de la commune. Il était facile d’obtenir la suspension d’armes spécialement réclamée pour Neuilly, car la Ligue d’union républicaine l’avait déjà demandée, et avait à cet égard reçu des promesses qui devinrent bientôt une réalité ; mais exiger que l’assemblée nationale adoptât « le programme de la commune, » c’était dépasser ce que le bon sens autorisait et ce que le patriotisme pouvait permettre. Les délégués purent s’en apercevoir à la réception que M. Thiers leur réservait.

Jamais homme d’état ne fut plus accablé de soins et de soucis que M. Thiers à ce moment. Il dirigeait tout, assumant sur sa tête avec une énergie juvénile la responsabilité du grand acte qui devait faire rentrer la France en possession de sa capitale. Non-seulement il menait l’œuvre d’ensemble, mais il n’était si mince détail qui ne l’occupât et dont il ne voulût être instruit. Ramener les prisonniers d’Allemagne, reconstituer l’armée, donner l’impulsion à tous les ministères, travailler directement avec les chefs de service, être en rapport constant avec la commission des quinze qui, législativement placée près de lui pour l’aider, ne faisait souvent qu’entraver son initiative et diminuer son pouvoir ; paraître incessamment devant une assemblée inquiète, impatiente, qu’il fallait calmer, gourmander, raffermir, exciter ou distraire ; écouter tous les faiseurs de projets, entretenir avec Paris insurgé des relations occultes, nourrir les troupes allemandes, activer les négociations pour la paix encore indécise, ne décourager aucune espérance et n’encourager aucune ambition, c’était un labeur effroyable sous lequel tout autre peut-être eût succombé et que ce frêle vieillard supporta avec une fermeté sans égale. Il eût été naturel qu’au milieu de ces préoccupations poignantes et multiples, avare de son temps dont chaque minute était précieuse, M. Thiers refusât de recevoir une délégation sans autorité, dont les propositions connues d’avance ne pouvaient être que repoussées. Il n’en fut rien ; sur la demande de M. Jules Simon, la députation d’un certain nombre d’ateliers de quelques loges de Paris fut admise, le 22 avril, quoiqu’elle se présentât une heure après le moment indiqué pour l’audience. M. Thiers écouta les observations qui lui furent faites, il ne sourcilla pas, même lorsqu’on lui proposa la paix à la condition d’accepter le programme de la commune ; puis avec une froideur voulue et calculée, car elle n’était guère dans ses habitudes un peu remuantes et souvent expansives, il répondit simplement qu’il avait pour premier devoir de défendre l’assemblée nationale envers et contre tous et qu’il saurait n’y point faillir.

Si les francs-maçons délégués étaient restés fidèles à leur devise pacifique, ils se le seraient tenu pour dit et en seraient restés là. Leur intervention toute fraternelle, tout humanitaire, déjà détournée de son principe par l’adoption du programme de la commune, avait échoué et ne pouvait aboutir à aucun résultat ; ils auraient dû le comprendre et ne point essayer d’entraîner la totalité de la franc-maçonnerie dans la guerre civile. Le 24, les délégués, irrités de l’accueil qu’ils avaient reçu, firent le récit de leur mésaventure et convoquèrent pour le 26 avril une assemblée plénière de tous les francs-maçons présens à Paris. C’est alors que la commune s’empare, non pas de la franc-maçonnerie, mais du groupe libre penseur et dissident qui s’arrogeait le droit de la représenter. Au-dessous de la convocation on lisait la déclaration suivante : « En présence du refus du gouvernement de Versailles d’accepter les franchises municipales de Paris, les francs-maçons réunis en assemblée générale protestent et déclarent que, pour obtenir ces franchises, ils emploieront, à partir de ce jour, tous les moyens qui sont en leur pouvoir. » Plusieurs délégués avaient sagement refusé de signer cette provocation, entre autres M. Ernest Hamel, le plus connu d’entre eux. Il pouvait convenir, en effet, à quelques hommes honorables d’intervenir dans une œuvre de conciliation, mais ils répudiaient énergiquement, par le seul fait de leur abstention, toute part, même indirecte, prise à la révolte.

L’affiche était à peine placardée que les protestations se produisirent de toutes parts, individuelles ou collectives. Un vénérable écrit : « Dans la voie nouvelle où s’est engagée la réunion maçonnique, il m’est impossible de la suivre. Il ne s’agit plus de conciliation ; on a délaissé le but humanitaire et patriotique que l’on poursuivait d’abord. » Le Grand-Orient de France, par les membres du conseil de l’ordre, déclare « que la réunion générale de tous les représentans des ateliers de l’obédience, régulièrement convoqués, a seule le droit de prendre le titre d’assemblée générale de la maçonnerie française, qu’en conséquence la franc-maçonnerie du Grand-Orient de France ne se trouve nullement liée par la résolution prise ; car celle-ci n’engage que les maçons qui y ont personnellement adhéré. » Il était impossible de recevoir un désaveu plus catégorique ; les délégués savaient bien qu’ils ne représentaient pas la franc-maçonnerie et qu’ils ne représentaient qu’eux-mêmes ; la commune le savait bien aussi, mais c’était là une excellente occasion de faire un peu de tapage, d’organiser un défilé théâtral, d’abuser la population parisienne et de mentir une fois de plus ; cette occasion, elle se garda bien de la laisser échapper. Le 26, environ mille huit cents maçons se réunirent dans le théâtre du Châtelet ; selon l’usage, on nomma un orateur. C’était un député, — il l’est encore, — qui appartenait au rite écossais. La résolution adoptée fut criminelle : « Ayant épuisé tous les moyens de conciliation avec le gouvernement de Versailles, la franc-maçonnerie est résolue à planter ses bannières sur les remparts de Paris, et si une seule balle les touchait, les frères maçons marcheraient contre l’ennemi commun. » On fit plus, on se rendit en corps à l’Hôtel de Ville pour faire part à la commune de cette résolution. Les membres de la commune descendirent au-devant des délégués de la maçonnerie, pour les recevoir dans la cour d’honneur. Il faut dire que ces délégués représentaient la maçonnerie de France à peu près comme le groupe d’étrangers, conduit par Anacharsis Clootz à la convention, avait représenté « le genre humain. » L’orateur de la manifestation s’appelait Thirifocq ; il dit : « Depuis que la commune existe, la franc-maçonnerie a compris qu’elle serait la base de nos réformes sociales. C’est la plus grande révolution qu’il ait jamais été donné au monde de contempler. Si au début du mouvement les francs-maçons n’ont pas voulu agir, c’est qu’ils tenaient à acquérir la preuve que Versailles ne voulait entendre aucune conciliation. Comment supposer, en effet, que des criminels puissent accepter une conciliation quelconque avec leurs juges ?.. » Ce fut une explosion de bravos et de cris : a Vive la commune ! vive la franc-maçonnerie ! vive la république universelle ! » — La commune était très fière ; depuis qu’elle campait à l’Hôtel de Ville, c’était la première fois que quelque chose venait la féliciter. Jules Vallès offrit son écharpe rouge au frère Thirifocq, qui l’accepta et déclara que « cet emblème resterait dans les archives de la franc-maçonnerie en souvenir de ce jour mémorable. » Lefrançais parla, Allix parla aussi et ne fit pas allusion aux escargots sympathiques ; un vénérable de la rose écossaise annonça que la commune était le nouveau temple de Salomon. Avant de s’éloigner, la députation attacha l’écharpe de Jules Vallès à sa bannière et reçut un drapeau rouge. Puis, après « deux triples batteries aux rites français et écossais, » on se sépara en s’ajournant au samedi 29 avril, pour faire une grande manifestation et mettre le gouvernement légal en demeure de capituler. Les communards ne se tenaient pas de joie ; Jules Vallès écrivit dans le Cri du peuple : « C’est la défaite de Versailles. »

Les convocations furent faites ; celles du Grand-Orient par voie d’annonce dans les journaux ; celles du rite écossais par lettre individuelle d’une rédaction singulièrement emphatique : « T.*. G.*. F.*., vous êtes invité à vous rendre… pour accompagner votre bannière qui, représentant la fraternité des peuples, va par sa présence protester contre la tyrannie et assurer aux générations futures l’avenir de la liberté. » Le rite de Misraïm ne fut point officiellement appelé ; il ne fut représenté que par une dizaine de délégués dont l’un portait la petite tenue de sous-lieutenant d’infanterie. Le rendez-vous était fixé pour neuf heures du matin, et indiquait la cour du Louvre. Chaque loge avait sa bannière ; chaque membre de l’atelier a revêtu les insignes de son grade. Les chevaliers rose-croix ont au cou le cordon rouge, les chevaliers Kadoches ont en sautoir l’écharpe noire frangée d’argent. J’étais là ; j’avais voulu me rendre compte de l’importance de cette manifestation. Je me trouvais placé près d’un peintre de talent, nous causions ; nous regardions ces bannières de toutes couleurs où s’étalaient des devises de fraternité qui avaient bien peu de raison d’être en ce moment ; les étendards, les écharpes, les tabliers, les rubans formaient une indescriptible confusion de nuances déplaisantes ; le peintre eut un geste très sincère de colère et me dit : — Je ne serai jamais franc-maçon ; ces gens-là sont trop peu coloristes.

On avait l’intention de se réunir dans le Carrousel, mais on avait compté sans la foule désœuvrée, avide de spectacles, qui avait envahi, non-seulement le Carrousel, mais encore le square Napoléon. On résolut alors de se transporter dans la cour des Tuileries, et à dix heures du matin le cortège se mit en marche, précédé par les chasseurs de la commune, suivi par le 129e bataillon de fédérés. Au moment où les maçons, après avoir à grand’peine traversé le flot de curieux qui encombraient leur route, allaient pénétrer dans la cour des Tuileries, les délégués de la commune, Félix Pyat, Lefrançais, Frankel, Pottier et Clément, arrivaient en grand appareil, escortés de deux bataillons commandés par quatre officiers supérieurs à cheval et accompagnés d’une musique qui ne s’épargnait pas. On échangea quelques félicitations, et tout ce monde, membres de la commune, fédérés, tambours, officiers à cheval, ophicléides, Grand-Orient, rite écossais, Misraïm, grosses caisses, bannières, curieux et curieuses s’en allèrent par la rue de Rivoli vers l’Hôtel de Ville. Là on fit du Cirque-Olympique ; les porteurs de bannière se rangèrent, comme pour l’apothéose d’un cinquième acte, sur les marches de l’escalier d’honneur ; on cria beaucoup, et lorsque le calme fut à peu près rétabli, Félix Pyat fit un discours : « Balles homicides, boulets fratricides, votre acte restera dans l’histoire de la France et de l’humanité… Aux hommes de Versailles, vous allez tendre une main désarmée, mais désarmée pour un moment… » Et, obéissant au mot d’ordre de la commune, il termine en criant : « Vive la république universelle ! » Le vieux dramaturge dut être satisfait, car il fut plus applaudi qu’au théâtre. Le père Beslay était ému ; il fit aussi un petit discours un peu terne, un peu sénile, et donna « l’accolade fraternelle » à un frère placé près de lui. On demanda la Marseillaise, et la musique d’un bataillon ne se le fit pas répéter. Lorsqu’un sang impur eut suffisamment abreuvé nos sillons, Léo Meillet prit la parole : « Vous venez d’entendre la seule musique que nous puissions écouter jusqu’à la paix définitive. Voici le drapeau rouge que la commune de Paris offre aux députations maçonniques… il sera placé au devant de vos bannières et devant les balles homicides de Versailles. » — O citoyen Léo Meillet ! croyez-vous donc qu’elles n’étaient point homicides, les balles qui ont tué le général Lecomte, Clément Thomas, le docteur Pasquier et tant d’autres ? Toutes ces épithètes, cette phraséologie, cette boursouflure ne feront jamais prendre le change à l’histoire.

Ce fut encore le T. G. F. Thirifocq qui reçut le drapeau et profita de l’occasion pour parler. « Si nous ne sommes pas entendus et si l’on tire sur nous, nous appellerons à notre aide toutes les vengeances. Tous ensemble, nous nous joindrons aux compagnies de guerre pour prendre part à la bataille, et encourager de notre exemple les courageux et glorieux défenseurs de notre ville. » Puis le citoyen Thirifocq, agitant le drapeau de la commune, s’écria : « Maintenant plus de paroles, à l’action ! » L’action consistait simplement à déployer les bannières maçonniques sur le talus des fortifications, et à obtenir une suspension d’armes afin de faire une dernière démarche auprès de M. Thiers. Au moment où le cortège se reformait pour se mettre en route, on enleva un ballon en baudruche sur lequel on pouvait distinguer les trois points maçonniques et lire : La Commune à la France. C’est ainsi que les hommes de l’Hôtel de Ville espéraient apprendre au pays tout entier que la maçonnerie parisienne, représentée par un nombre infime d’individus, venait de mettre sa main dans leurs mains sanglantes. Le cortège s’en alla faire un petit tour sur la place de la Bastille pour saluer le monument des martyrs de la liberté, puis descendit les boulevards, prit la rue Royale et s’engagea dans les Champs-Elysées.

Si les francs-maçons qui ont cru devoir se mêler à cette manifestation derrière laquelle se cachait une déclaration de guerre adressée au gouvernement légal se sont imaginé qu’ils ont produit une impression sérieuse sur la population de Paris, ils ont eu de grandes illusions. On en a ri, et plus d’un quolibet les a salués au passage. On a parlé de leur nombre ; on a dit qu’ils étaient cinq mille. Ce chiffre est extraordinairement gonflé ; en le réduisant au moins de moitié, on fera encore une large part à l’exagération. Ce n’était point un cortège, comme on l’a dit ; ce n’était même pas une troupe, c’était une cohue. Les gamins les regardaient et disaient : « En voilà des marchands de rubans ! » Les uns étaient à pied, les autres en voiture ; autour des bannières, il y avait cependant quelques groupes compacts. Sur la place de la Concorde et dans les Champs-Elysées, ils trouvèrent une nouvelle foule de curieux qui, marchant dans les contre-allées ou se mêlant à eux sur la chaussée, les escorta jusqu’aux environs de l’Arc-de-Triomphe. Un obus vint éclater à l’entrée de l’avenue d’Eylau ; la panique fut générale, tous les curieux décampèrent et quelques francs-maçons aussi. On eût pu croire que cet obus était un signal, car un combat d’artillerie terrible s’engagea immédiatement. Les batteries françaises de Courbevoie, les batteries fédérées de la porte Maillot et de la porte des Ternes ne ralentissaient pas leur feu. Les pièces voisines se mirent de la partie ; de Montrouge à Saint-Ouen, les fortifications faisaient rage.

La place était un peu chaude. Avec une sage prudence, la manifestation se dirigea vers l’avenue de Friedland et se groupa, loin de tout danger, à la hauteur du n° 59. Le temps s’était gâté. Il tombait une petite pluie fine peu propice aux actes d’héroïsme. Au lieu de s’en aller planter bravement ses bannières sous le feu de l’ennemi et de l’arrêter par la seule « force morale, » ainsi que l’on en avait eu l’intention, on expédia des estafettes aux postes fédérés pour faire cesser le feu et l’on arbora le drapeau parlementaire sur la barricade élevée en avant de l’Arc-de-Triomphe. Le général Leclerc savait à quoi s’en tenir, car le gouvernement de Versailles n’ignorait aucun des projets que l’on devait, ce jour-là, tâcher de mettre à exécution. Sur son ordre, la batterie de Courbevoie se tut. La délégation, composée des vénérables accompagnés des porte-bannières, défila dans l’avenue de la Grande-Armée. Depuis la porte Dauphine jusqu’au delà de la porte Maillot, de cent mètres en cent mètres, les bannières maçonniques, flottant au vent, furent fichées sur les remparts. Les fédérés battaient des mains et criaient : « Vivent les francs-maçons. » Les principaux délégués, — environ une quarantaine, — franchirent les défenses de la porte Maillot et s’avancèrent avec calme dans l’avenue de Neuilly, précédés par une bannière qui, je crois, était blanche et portait la devise : Aimons-nous les uns les autres, écrite en lettres rouges. Au pont de Neuilly, le général Leclerc accueillit les délégués et en conduisit trois, les yeux bandés, au général Montaudon, qui commandait en chef. Celui-ci était franc-maçon ; on échangea les saluts d’usage et les signes de reconnaissance. Le général fut très net. Il était soldat, il obéissait à des ordres qu’il n’avait pas le droit de discuter. A la vue des bannières maçonniques qu’il était accoutumé à respecter, il a pu prendre sur lui de faire momentanément suspendre le feu, mais c’était là une sorte de trêve courtoise qui, à moins d’instructions supérieures, ne pouvait se prolonger. Il engageait donc les T.*. C.*. F.*, à envoyer une députation à Versailles, et à cet effet il mettait une voiture a leur disposition. Pendant qu’un des trois vénérables retourne à Paris porter les nouvelles de l’entrevue, et que les deux autres partent pour Versailles, les porte-bannières s’installent comme ils peuvent sur les fortifications pour y passer la nuit près de leurs étendards. Le général Montaudon avait du reste promis qu’il ne rouvrirait son feu qu’après le retour des délégués. Les autres francs-maçons rentrèrent simplement chez eux, sauf une centaine qui se constituèrent en permanence, avenue de Wagram, dans le salon d’un bal public.

Les délégués qui parvinrent jusqu’à M. Thiers ne se présentaient plus comme les mandataires d’un groupe de citoyens animés d’intentions pacifiques et cherchant une base de conciliation possible ; ils arrivaient en quelque sorte avec le caractère usurpé d’ambassadeurs d’une puissance médiatrice, imposant la paix et se préparant à la guerre si leurs conditions étaient rejetées. C’était intempestif, pour ne pas dire plus, et si M. Thiers n’avait été doué d’une longanimité à la fois naturelle et politique, il est fort probable que ces parlementaires irréguliers ne seraient pas rentrés coucher chez eux. M. Thiers les reçut, et fut hautain : « Que Paris mette bas les armes, et j’écouterai alors toute proposition raisonnable ; sinon, non. » Les délégués, qui avaient compté sur la manifestation et sur l’exhibition des bannières pour inspirer quelque respect et peut-être même quelque crainte au président de la république, se trouvèrent assez déconfits. L’entrevue n’avait pas duré cinq minutes, mais elle avait suffi à leur prouver une fois de plus, une dernière fois, que le chef de l’état était résolument décidé à ne reconnaître, sous aucun prétexte, les droits que Paris révolté s’arrogeait de vouloir disloquer la France à son profit. Les délégués se retirèrent. Ils ne se sentaient pas en sûreté à Versailles ; ils s’imaginaient, bien à tort, qu’on allait les arrêter. On dit qu’ils cherchèrent vainement une voiture et que, n’en trouvant pas, ils se dirigèrent modestement à pied vers Paris, où ils arrivèrent à six heures du matin très fatigués et fort mal satisfaits. On a prétendu que parmi les délégués il y avait un membre de la commune ; c’est une erreur.

Les francs-maçons qui, au nombre d’une centaine, s’étaient établis en permanence dans une maison de l’avenue Wagram furent les premiers avertis de la déconvenue de leurs délégués. On discuta, et les avis furent partagés ; les uns voulaient retirer immédiatement les bannières exposées sur les remparts ; les autres disaient : Non, il faut les laisser, et prendre les armes si une seule d’entre elles est atteinte par « les projectiles versaillais. » Il me semble que l’on adopta un moyen terme afin de contenter tout le monde. La majeure partie des bannières fut enlevée le jour même, vers cinq heures du soir, peu d’instans avant la reprise des hostilités. Quelques-unes restèrent plantées sur les fortifications jusqu’au 2 mai. Alors on les fit disparaître, et il n’en fut plus question. Le major commandant la place Vendôme, Simon Mayer, qui fut, sur les buttes Montmartre, un des mieux méritans de la journée du 18 mars et qui, le 16 mai, devait précipiter le drapeau français du haut de la colonne de la grande armée, escorta la manifestation et fit son rapport au « général commandant la place de Paris : » — « J’ai constaté la présence des citoyens et frères Jules Vallès et Ranvier, ainsi que celle des citoyens Bergeret et Henry Fortuné (le vrai nom de celui-ci était Sixte Casse), tout s’est bien passé. Comme impression universelle, je dois dire à la gloire de la franc-maçonnerie que cette journée sera la plus belle page de son histoire. »

La vraie franc-maçonnerie ne partagea point l’opinion du citoyen Simon Mayer, et elle protesta vigoureusement contre le rôle impie que l’on avait essayé de lui faire jouer. Quelques hommes considérables n’attendent pas que l’assemblée générale soit réunie ; ils ne craignent pas, à cette heure où tout est péril pour les modérés, de flétrir les maçons qui ont compromis l’ordre tout entier, MM. Jules Prunelle, Malapert, Ernest Hamel, Beruniau, dans des lettres très fermes et de bon style, rappellent les dissidens au sentiment du devoir. Plus tard, aussitôt que les communications seront rouvertes entre la France et Paris délivré, dès le 29 mai, le suprême conseil du Grand-Orient adressera à toutes les loges de l’obédience une protestation formelle et motivée contre les actes coupables commis par des révolutionnaires qui ont tenté de rendre la maçonnerie solidaire de la commune.

La sotte fin de cette manifestation n’arrêta point les meneurs ; Jules Vallès, dans le Cri du peuple, invitait les maçons à la révolte. Le 2 mai, il établit tout un plan de campagne : « On voulait, dit-il, se former en légion sacrée et se faire tuer au pied des bannières ; mais il a été résolu, comme plus sage, de répartir dans les bataillons les quinze au vingt mille frères de bonne volante. Les autres iront dans la province prêcher la croisade maçonnique, marchant bannière au vent, soulevant les populations devant l’autel de la fédération. » Il est inutile de dire, je pense, que les quinze ou vingt mille frères de bonne volonté dont parle Vallès n’existaient que dans son imagination. Si la manifestation si piteusement avortée donna deux cents nouveaux insurgés, c’est beaucoup, mais c’est beaucoup trop. Non-seulement on avait essayé d’entraîner la maçonnerie dans la commune, mais on s’adressa aussi aux bons cousins frères charbonniers, c’est-à-dire aux carbonari. Ce fut en vain : ni ce qui reste du carbonarisme, ni les différens rites de la maçonnerie ne répondirent à ces appels d’une cause désespérée. La commune le comprit et ne rechercha plus des alliances qui la fuyaient ; mais avant de renoncer à soulever en sa faveur des sociétés dont le but doit être la bienfaisance, et qui ne pouvaient se rapprocher d’elle que par quelques rares individualités abusées ou égarées, elle trouva moyen encore de commettre une mauvaise action. Elle fit partir deux ballons sans aéronautes chargés d’une proclamation extraordinairement violente : « Les francs-maçons et les compagnons de Paris à leurs frères de France et du monde entier, » Les ballons furent lancés sur la place de l’Hôtel de Ville ; autant en emporta le vent[2] !

Un mot prononcé par le frère Thirifocq ne fut pas perdu. Le 3 mai, Paschal Grousset, qui présidait la séance de la commune, déclare, en qualité de délégué aux relations extérieures, qu’il a reçu d’excellentes nouvelles ; que l’Europe commence à comprendre la commune et que l’on doit s’attendre à recevoir prochainement du gouvernement de Versailles des propositions acceptables ; il ajoute : « Je demande à la commune d’en finir avec les négociations… » Un autre dit : « Nous ne sommes pas des belligérant, nous sommes des juges[3]. » Des juges ? — Non ; mais des bourreaux, ce qui n’est pas la même chose.


II. — LES USURPATIONS.

Si la commune était une assemblée de juges, comme un de ses membres l’avait dit, il faut reconnaître qu’elle faisait de la justice à l’envers et qu’elle n’hésitait pas à réhabiliter les assassins. On se rappelle que pendant l’insurrection de juin 1848, le général de Bréa et son aide de camp, le capitaine Mangin, attirés tous deux dans un guet-apens, avaient été massacrés par quelques énergumènes au milieu desquels on comptait plusieurs « bons pauvres » de Bicêtre, En ce temps-là, on avait encore un peu de pudeur, et l’on trouva que ce crime était exécrable. La population fut indignée, et à la place même où ces malheureux étaient tombés, dans l’avenue d’Italie, on éleva une chapelle commémorative. Cette chapelle offusquait la commune, qui résolut de la détruire. Il ne lui suffisait pas que le sanctuaire eût été abominablement souillé par Sérizier qui en avait fait sa buvette et même son alcôve, elle en décréta la démolition dans la séance du 27 avril, présidée par Allix, que Raoul Rigault n’avait pas encore fait enfermer comme « atteint d’imbécillité et convaincu de trahison. » Ce fut Léo Meillet, délégué du XIIIe arrondissement, qui proposa à ses collègues, — à ses complices, — l’adoption du décret que voici : « La commune de Paris, considérant que l’église Bréa, située à Paris, 76, avenue d’Italie, est une insulte permanente aux vaincus de juin et aux hommes qui sont tombés pour la cause du peuple, décrète : Article 1er. L’église Bréa sera démolie ; article 2. L’emplacement de l’église s’appellera place de Juin, » Arthur Arnould et J.-B. Clément combattirent ce projet, qui fut adopté et voté après un discours de Johannard. Ce n’était pas assez, il fallait songer à réparer les erreurs volontaires de la justice, et Racine-de-buis, c’est-à-dire Vésinier, proposa d’ajouter au décret l’article suivant, article platonique, qui prouvait de bonnes intentions, mais dont l’effet ne paraissait pas devoir être immédiat : « La commune déclare en outre qu’elle amnistie le citoyen Nourri, détenu depuis vingt-deux ans à Cayenne, à la suite de l’exécution du traître Bréa. La commune le fera mettre en liberté le plus tôt possible. »

Ce décret, lorsqu’il fut connu à Versailles, y excita une vive colère que je ne m’explique pas très bien. La commune était logique, elle devait assassiner et elle amnistiait les assassins ; rien n’est plus simple. Mais que faisait-elle, sinon suivre les exemples qu’on lui avait donnés et se conformer à une tradition admise ? Après la révolution de 1848, on ouvrit une souscription pour offrir des récompenses nationales aux combattans de février et aux victimes de la royauté de juillet. Quelques-unes des subventions accordées s’égarèrent sur des régicides que l’on s’était hâté de faire sortir de prison. Après le 4 septembre, un des premiers soins du gouvernement de la défense nationale ne fut-il pas de mettre en liberté Eudes et Brisset condamnés à mort pour avoir patriotiquement assassiné, à la Villette, des pompiers qui leur tournaient le dos. Et Mégy qui était au bagne de Toulon ? On semble y mettre un peu plus de réflexion ; mais on se décide enfin ; on échange des dépêches à son sujet, et voici la dernière : « Toulon, 9 septembre 1870 ; 4 h. 40, N° 43,604. P. maire à intérieur, Paris : Le citoyen Mégy a été élargi. — B. » Eudes devait incendier le palais de la Légion d’honneur et la rue de Lille. Dans cette œuvre de régénération sociale, il fut secondé par son ami Edmond Mégy qui allait être un des assassins de Mgr Darboy. C’est pourquoi on eut tort de vitupérer la commune d’avoir promulgué un décret que la situation rendait grotesque et inexécutable. En le votant, elle avait peut-être cru faire acte de gouvernement régulier.

Tout en se montrant pleine de gratitude pour les hommes qui, comme Nourri, l’avaient modestement précédée dans la voie où elle devait marcher avec une ampleur dont rien n’effacera le souvenir, la commune ne témoignait aucun ménagement pour ceux de ses membres auxquels les superstitions du papisme n’étaient pas toujours restées inconnues. Dans la séance du 5 mai, le procureur général de la commune, Raoult Rigault, vint développer le cas du citoyen Pourille dit Blanchet. La commune avait, à sa manière, assuré toute garantie à la liberté individuelle, car elle avait décidé que lorsqu’un de ses membres serait mis en état d’arrestation, elle en connaîtrait immédiatement et recevrait un rapport à ce sujet. Raoul Rigault, scrupuleux observateur des lois, remplit son devoir et expliqua pourquoi Pourille était à Mazas. On soupçonnait depuis quelque temps que le nom de Blanchet n’était qu’un pseudonyme, et Théophile Ferré avait été chargé de faire une enquête à cet égard. Du procès-verbal qui fait effort pour singer les formes judiciaires et que lut Raoul Rigault, il résulte que Blanchet s’appelle Stanislas Pourille, qu’il a été secrétaire d’un commissaire de police à Lyon, puis capucin, et qu’il a été condamné à six jours de prison pour banqueroute simple. En conséquence, Pourille dit Blanchet est envoyé à Mazas par ordre du comité de sûreté générale : « Laurent, Th. Ferré, A. Vermorel, Raoul Rigault, A. Dupont, Trinquet. » Le reproche principal qu’on lui adresse n’est pas d’avoir servi la police de Lyon, d’avoir fait banqueroute, mais d’avoir « embrassé la vie monastique avec tout ce qu’elle comporte. » Capucin ! en vérité c’était trop pour des hommes qui dans leur manifeste avaient, proclamé la liberté de conscience. Blanchet ne pouvait continuer à siéger à l’Hôtel de Ville, il le comprit et s’exécuta : « Je soussigné, député à la commune sous le nom de Blanchet, déclare donner ma démission de membre de la commune. » Longuet dit sentencieusement ; « L’élection était nulle ! » Ah ! si l’on avait regardé avec autant de soin dans le passé de tous les membres de la commune, on aurait fait de singulières découvertes.

On commençait à s’épurer à l’Hôtel de Ville, pendant que la population fédérée commençait à se fatiguer de cette longue bataille qui devait toujours se terminer par une victoire éclatante, et qui finissait invariablement par des défaites. Pour relever les courages hésitans et les cœurs amollis, on faisait des proclamations où l’on insistait ceux qu’on ne pouvait vaincre, où l’on disait son fait à « ce gouvernement sans nom dont les membres sont recrutés pour la plupart parmi les lâches et les incapables du 4 septembre. » On prétend apprendre au peuple ce qui se passe à Versailles : « Mac-Mahon et Ducrot vont donner leur démission ; les duels entre officiers son’, fréquens ; la démoralisation s’est emparée des troupes. » À ces mensonges on ajoute les flagorneries ordinaires dont on nourrit la vanité des foules : « Vous avez été héroïques ! » Si Paris pouvait être vaincu, Paris serait détruit : « Après nos barricades, nos maisons, après nos maisons, nos mines ! La France serait perdue à jamais si l’ignoble gouvernement de Versailles réussissait dans son projet machiavélique. » Cette diatribe, signée par Mortier, Verdure, Delescluze, Avrial, est du 6 mai. C’était en quelque sorte un appel suprême jeté à la révolte ; on s’efforçait de remuer en elle tous les mauvais instincts, non pour la sauver, mais pour la rendre plus redoutable encore, car à cette date nulle illusion ne pouvait subsister.

La commune ne délibère plus, elle divague. La minorité, vaincue par le vote et l’installation du comité de salut public, fait à peine acte de présence. Les jacobins et les hébertistes sont les maîtres. La commune obéit à l’immuable loi qui régit les parlemens sans consistance et sans principes ; elle est tombée entre les mains des violens ; or c’est la destinée des assemblées délibérantes d’être toujours perdues par les partis extrêmes. Cette expérience, la commune l’eût faite, si la France n’était enfin venue mettre un terme à ses aberrations. Lorsque l’armée française rentra dans Paris, les jacobins de l’Hôtel de Ville se préparaient à supprimer les économistes ; c’était un acheminement à la dictature ; plus d’un y visait : Delescluze, Rigault, Eudes et autres. Quant à Rossel, délégué à la guerre depuis le 30 avril, il avait tenté de l’établir à son profit et n’avait réussi qu’à rendre plus inextricable encore une situation déjà tellement confuse que nul ne s’y pouvait plus reconnaître. La commune avait compté sur Rossel, elle s’était dit : Enfin, nous tenons un homme de guerre ! Il sortait de l’École polytechnique, il avait été officier dans le génie, c’était de quoi faire illusion à des hommes dont l’incurable ignorance était le moindre défaut. Rossel de son côté, était plein d’illusion sur lui-même. Il se sentait, il se savait supérieur à la tourbe qu’il commandait, et en concluait naturellement qu’il lui serait facile de la dominer, de s’en rendre maître, de la faire servir à son ambition personnelle, — erreur profonde dont sa vaniteuse médiocrité n’est jamais revenue. Plus que tout autre, plus que Bergeret, plus que Cluseret, il désorganisa l’armée de la commune et la commune elle-même. Il crut naïvement que sa présence à la tête de la révolte frapperait d’admiration ses anciens compagnons d’armes et les engagerait à lui apporter le concours de leur défection. Il essaya de les attirer par des moyens secrets, et, voyant qu’il ne réussissait pas, il engagea la commune à proclamer un décret qui constituerait une sorte de contrat dont les officiers de l’armée française reconnaîtraient la valeur. La commune se hâta d’obéir : « Considérant que beaucoup d’officiers et de soldats de l’armée de Versailles ne sont arrêtés dans leur désir formel de fraterniser avec la commune, que par le seul fait de leur avenir brisé, un décret de la commune ayant aboli l’armée permanente, reconnaissant de plus qu’il est urgent d’aider nos frères à entrer dans nos rangs, la commune décrète : 1° Les officiers, sous-officiers et soldats de l’armée de Versailles, désireux de défendre le principe social de la commune seront admis de droit dans les rangs de la garde nationale ; 2° les officiers, sous-officiers et soldats auront droit, par décret de la commune du 28 avril, à tous les avantages, tels que grades, retraite, etc., qui leur sont acquis par décrets antérieurs. » Est-il besoin de dire que cet appel à la trahison resta sans réponse ? Rossel eut beau regarder du côté de Versailles, il ne vit pas un de nos soldats déserter le drapeau de la nation pour venir servir celui de la révolte.

Ce fait permet de porter un jugement sur la moralité, le patriotisme et l’intelligence de Rossel. Au milieu de la multitude en armes qu’il dirigeait et qu’il prenait innocemment pour une armée, il se croyait un général en chef, un ministre de la guerre, un administrateur général ; il faisait des ordres du jour, voulait rétablir la hiérarchie militaire, faire respecter la discipline, empêcher ceux qu’il appelait lui-même « ces gueux de fédérés » de se griser et de se promener avec des filles publiques. Il n’est alors que ridicule, mais bientôt il devient odieux. La cour martiale siège en permanence, et il fait exposer dans les fossés des forts les fédérés récalcitrans : « 4 mai ; citoyen commandant du fort de Vanves, je vous envoie des réfractaires du XIXe arrondissement. Vous les installerez dans les fossés de votre fort, vous les nourrirez, vous les ferez travailler et vous leur imposerez la discipline la plus rigoureuse. Veillez surtout à ce qu’il n’y ait pas d’évasion. Salut et fraternité. Le délégué à la guerre : Rossel. » A Brunel, qui commandait le fort d’Issy, il écrit : « Formez un conseil de guerre et fusillez tous ceux qui se rendront coupables de désobéissance ou d’abandon de leur poste devant l’ennemi. J’approuverai tout ce que vous ferez dans cet ordre d’idées, pourvu que vous y mettiez de l’énergie. » Il était superflu de recommander à Brunel ce que les gens de la commune appelaient de l’énergie ; il le prouva, le 23 mai, en faisant incendier la rue Royale.

Rossel ne s’imaginait pas seulement qu’il était un grand capitaine, il croyait aussi être un homme politique ; il voulut jouer au Machiavel, opposer les partis les uns aux autres, tenir la commune en bride à l’aide du comité central, les ruiner l’un par l’autre et apparaître tout à coup comme l’homme indispensable, comme l’homme du destin devant lequel tout doit fléchir. Il embrouilla si bien les choses qu’il fut le premier à en perdre le fil. Ce fût lui qui fit sortir le comité central de la demi-obscurité où il se tenait depuis les élections de la commune et qui lui rendit une sorte d’existence officielle. Il l’admit près de lui sous forme de commission de contrôle, après s’être entendu avec le comité de salut public, et lui donna ainsi une importance considérable qui ne prendra fin qu’au milieu de la chute suprême[4].

La commune fut exaspérée de cette ingérence déplaisante, et l’on échangea de vilaines paroles dans les séances de l’Hôtel de Ville. Le 8 mai, sous la présidence du citoyen Eudes, on est mécontent ; Miot demande pourquoi depuis trois jours nul rapport n’est venu de la délégation de la guerre. — Voilà huit jours que nous n’en avons pas, dit Dereure. — Eudes, qui ne se sent pas très à l’aise en pensant à Rossel, par lequel il a été vertement mené, propose d’envoyer demander ces rapports au comité de salut public. — Régère réplique : Le comité est comme nous, il n’a rien reçu. — C’est alors que Jourde se lève, et qu’il communique à la commune une pièce qu’il qualifie avec raison de « très importante » et qui n’est autre qu’une sommation du comité central : le délégué à la guerre est absent, on n’a pu s’entendre avec lui ; le citoyen Tridon, membre de la commission militaire, abandonne l’ordonnancement à la commission du comité central qui en centralisera, dès le lendemain, tous les services au lieu et place des citoyens Rossel, Tridon, Varlin, Avrial, Henry. Le comité d’artillerie a une caisse spéciale ; celle-ci doit être remise au comité central. « Si les explications de cette note ne vous suffisent pas, citoyens, nous nous transporterons auprès de vous, pour bien définir nos attributions : Lacord, Josselin, Papray, L. Piat. » Jourde termine en disant : « Je demande si le gouvernement s’appelle la commune ou le comité central ? »

Le feu est aux poudres ; à qui appartient le pouvoir ? Le comité de salut public est complice ; la commune n’est donc plus rien ! Le vrai, le seul maître d’une situation, c’est celui qui tient les cordons de la bourse ; or l’ordonnateur en chef, le dispensateur des finances exigées par la guerre, c’est le comité central. Donc trois pouvoirs en présence : le comité de salut public, la commune, le comité central ; ce dernier, représentant la fédération de la garde nationale, est en réalité commandant supérieur des forces militaires ; voilà, en outre, qu’il s’empare de l’action financière ; c’est une usurpation. Jourde n’est pas content, il lui déplaît d’obéir à la fédération ; nul n’ose dire le mot ; ils redoutent tous cette fédération d’où ils sont sortis par le 18 mars. Elle possède un pouvoir multiple qui s’exerce individuellement sur chaque bataillon, sur chaque corps franc, pouvoir d’autant plus à craindre qu’il est irresponsable. Avrial pousse des cris de désespoir, va-t-il donc voir revenir à la délégation ce comité d’artillerie qu’il a eu tant de peine à mettre à la porte ? Il a constaté, — un de ses ordres du jour en fait foi (16 mai), — que cinquante mille revolvers ont été indûment distribués aux officiers de la garde nationale. Plus nettement on pourrait dire que les arsenaux de l’état, comme les ministères, comme les caisses publiques, comme toutes les administrations, sont au pillage. Certes il y avait là de quoi mettre la commune de méchante humeur. Mais le comité central est vraiment sans pudeur ; il ne se contente pas seulement d’usurper la fonction, il usurpe le costume, et cela est impardonnable. Écoutez les lamentations du fleuriste Johannard : « Je demande qui a autorisé le comité central à se faire délivrer un costume spécial, des cachets spéciaux ? Ses membres vont plus loin, ils portent, comme nous, une rosette à la boutonnière. Il est vrai que les franges sont en argent ; mais pour le public il n’y a aucune différence entre eux et nous. Ils montent à cheval revêtus de leurs insignes, se présentent à la tête des bataillons, et on crie : « Vive la commune ! » Varlin se plaint à son tour d’avoir été supplanté à la commission militaire par des délégués du comité central. La commune sent bien qu’on lui inflige une sorte de déchéance ; elle redoute le comité de salut public, elle a peur du comité central ; elle voudrait bien faire quelque chose, car sa protestation stérile ne la satisfait guère. C’est dur de jouer au législateur, au ministre, au général en chef et d’être dépossédé par des acteurs plus nombreux qui poussent l’impudence jusqu’à revêtir le costume de l’emploi. Mais que faire ? Les idées sont peu abondantes, et les phrases sonores ne les remplacent pas. Après bien des discussions et bien des récriminations, l’incident est clos, et l’on reste Jean comme devant ; ahuri, incapable et consterné. Le lendemain 9 mai, coup de théâtre ! Au moment où, sous la présidence de Billioray, la séance s’ouvre par un discours d’Arthur Arnould, qui se plaint, comme un simple député, de l’insuffisance des comptes rendus du Journal officiel, Delescluze se précipite : « Vous discutez quand on vient d’afficher que le drapeau tricolore flotte sur le fort d’Issy ! Il faut, citoyens, aviser sans retard. » La nouvelle était grave en effet, l’armée française, occupant le Mont-Valérien et s’étant emparée du fort d’Issy, était maîtresse, à jours comptés, de l’enceinte sud-ouest de Paris. Le discours de Delescluze fut véhément : « Il faut prendre des mesures immédiates, décisives. La France nous tend les bras ; si nous avons des subsistances, faisons encore huit jours d’efforts pour chasser ces bandits de Versailles ! » Il récrimine : que fait la commune, qu’a fait le comité, central ? « Votre comité de salut public est annihilé, écrasé sous le poids des souvenirs dont on le charge, il ne fait même pas ce que pourrait faire une bonne commission exécutive. » Tout cela est vrai ; c’est un éclair de bon sens au milieu de cette nuit faite d’ambitions folles et d’incapacités sans pareilles. — On reconnaît le mal ; mais qui donc pourrait y porter remède ? Il n’y a là que des impuissans.

Ils sentent la trépidation du sol qui va manquer sous leurs pieds. Leur résistance militaire s’effondre. Après dix jours de dégoût, de déboires, de colère, Rossel vient de donner sa démission. Il a demandé à être arrêté, puis s’est ravisé, et s’est paisiblement éloigné en emmenant avec lui le membre de la commune que l’on avait préposé à sa garde. La commune éperdue se forme en comité secret, et « pour sauver la patrie » adopte les résolutions suivantes : — Remplacer le comité de salut public actuel, — nommer un délégué civil à la guerre, — nommer une commission chargée de rédiger une proclamation, — ne se réunir que trois fois par semaine en assemblée délibérante, — rester en permanence dans les mairies pour pourvoir souverainement aux besoins de la situation, — créer une cour martiale, — mettre le comité de salut public en permanence à l’Hôtel de Ville. — En conséquence de ces décisions, le comité de salut public est modifié dans un sens absolument terroriste, et Delescluze est nommé délégué civil à la guerre. Pourquoi ? Peut-être parce que son père, ancien sergent des armées du premier empire, était mort pensionnaire à l’Hôtel des Invalides. L’inflexibilité des opinions politiques ne suffit pas pour « organiser la victoire ; » il faut être plus qu’un sectaire pour combattre et vaincre la légalité ; Delescluze fit cette expérience sur lui-même, expérience pénible à laquelle il ne voulut pas survivre. La commune répondit à la prise du fort d’Issy en décrétant la démolition de la maison de M. Thiers, vengeance puérile et tellement médiocre que l’on reste surpris de voir qu’elle ait pu être conçue, même par les hommes de l’Hôtel de Ville. Rochefort y poussa, au vif étonnement de tous ceux qui lui croyaient de l’esprit.

La prise du fort d’Issy sonnait l’avant-quart de l’heure suprême. La commune en perd la tête ; ne pouvant atteindre les hommes, elle s’en prend aux choses ; aujourd’hui l’hôtel de la place Saint-George, demain la colonne de la grande armée, après-demain la chapelle expiatoire que l’on n’aura pas le temps de détruire. Je l’ai déjà dit, c’est le moment du grand effarement ; à toute minute, on s’attendait à voir paraître les pantalons rouges ; si après l’occupation du fort d’Issy l’armée française avait pu forcer l’enceinte, tout ce mauvais monde se serait éparpillé et enfui comme une volée de corbeaux. On lui laissa le loisir de se remettre, de préparer les élémens de la dernière lutte, et Paris fut près de périr. La terreur fut très intense. Je me souviens que le 11 mai, dans la soirée, je passais au point d’intersection du boulevard des Batignolles et du boulevard de Courcelles ; tout était silencieux, désert et comme abandonné. Deux officiers fédérés, deux commandans arrêtés à causer à quelques pas de moi, se quittèrent lorsque je passai près d’eux. — Au revoir, dit l’un. — Ah ! ouiche ! répondit l’autre, au revoir au Père-Lachaise ! — Ou à Cayenne, répliqua le premier. — Celui-ci fit route près de moi, il grommelait : « Chien de métier, j’aimerais mieux être crevé ; on ne sait à qui obéir, ils sont plus bêtes les uns que les autres ! » Se parlait-il à lui-même, me par lait-il, je n’en sais rien. Je me hasardai à lui dire : « Si le métier vous paraît si dur, pourquoi ne le quittez-vous pas ? » Il lâcha un gros juron et répondit : « Eh ! quand on s’est mis dans le pétrin, il faut savoir y rester, sous peine de passer pour un… poltron. Vous avez de la chance, vous, de ne pas être dans la bagarre ; c’est égal, quand les Versaillais seront dans Paris, il y aura des pruneaux pour bien du monde. »

« Quand les Versaillais seront dans Paris, » cela se répétait partout. Sauf la basse populace des fédérés, sans jugement comme sans prévision, chacun savait qu’ils étaient aux portes et qu’ils allaient bientôt les franchir. C’est alors, je l’ai déjà raconté, que tous les personnages importans de la révolte prirent leurs précautions afin de pouvoir s’esquiver en temps opportun. Tous, non, il y eut des exceptions ; j’en sais une que je dois citer. Le 14 ou le 15 mai, Vermorel, à la fois surexcité et découragé, reçut la visite d’un journaliste absolument conservateur, auquel il avait, je crois, jadis rendu service. Le journaliste, mû de pitié pour ce pauvre être maladif, lui apportait un passeport dont le signalement libellé avec soin correspondait au sien. C’était pour Vermorel le salut et la sécurité ; mais il refusa avec une fermeté invincible. Son ami insistait, il lui parlait de la défaite inévitable, de la répression, des châtimens qui seraient sans merci. Vermorel, secouant tristement la tête, répondit : Non ; portez cela à d’autres qui en profiteront ; moi j’en ai trop fait tuer pour me dérober. Mon heure est venue, je dois mourir.


III. — LES DERNIERES SEANCES.

Sur la table du cabinet que Delescluze occupait au ministère de la guerre, on trouva la pièce suivante, non datée, non signée, mais écrite par lui : « Que sont devenus les 67,000 francs, remis par Cluseret à Rossel lors de son arrestation ? — Demander à Cournet[5]. » Nous ignorons la réponse qui fut faite à cette note, mais elle prouve que le contrôle administratif du comité central accepté et peut-être réclamé par Rossel ne s’exerçait pas avec une attention bien scrupuleuse. Jourde, qui seul pouvait connaître les difficultés contre lesquelles il avait à lutter pour faire face aux dépenses qu’on lui imposait, avait beau prêcher l’économie, on ne l’écoutait guère. Tous ces prétendus comités de surveillance et de contrôle n’étaient en réalité que des comités de prodigalité. C’était, comme l’on dit vulgairement, un gâchis, et Jourde voyait avec désespoir fondre l’argent qu’il avait tant de peine à conquérir sur la Banque de France ou ailleurs. — On dépensait certainement beaucoup en débauches faciles, mais on mettait de côté, on se faisait une réserve pour parer aux éventualités d’un avenir très prochain. De grosses sommes ont été emportées, on peut l’affirmer sans hésitation, quoique nul document authentique n’en fournisse la preuve irrécusable. Par les dépenses excessives que certains contumax ont faites à l’étranger, dépenses qui ont été constatées et presque contrôlées par des yeux attentifs, on est amené à conclure que le budget des diverses délégations n’a pas toujours servi à l’objet qui leur avait été attribué. Cela du reste est bien peu grevé, et si les membres de la commune, les membres du comité central, les délégués, les généraux, les colonels, les fédérés, les vivandières, les ambulancières, les clubistes et le reste n’avaient fait que se « remplir la poche et se sauver après, » il faudrait les absoudre ; mais cela ne dut point leur sembler suffisamment révolutionnaire, et jusqu’où ils ont poussé ce qu’ils n’ont pas craint d’appeler « la défense du droit, » nous le savons tous, quoiqu’ils l’aient oublié. La cruauté commence à s’exercer d’une façon pour ainsi dire régulière et voulue aussitôt que la chute du fort d’Issy est annoncée. La commune fait exactement comme le carnaval, qui devient d’autant plus bruyant qu’il se rapproche du mercredi des cendres : la mascarade rouge devient d’autant plus violente qu’elle touche à sa fin. Les hommes de l’Hôtel de Ville veulent qu’on sache qu’ils seront sans pitié, et pour qu’on n’en doute, ils le prouvent.

Le 12 mai, pendant la séance présidée par Félix Pyat, — pour la circonstance, on ne pouvait choisir un président meilleur, — Léo Meillet fait un rapport qui relate minutieusement des faits de trahison reprochés à Émile Thibault et l’exécution de celui-ci. Ce Thibault, garde à la 2e compagnie du 184e bataillon fédéré, avait été arrêté, revêtu d’un costume bourgeois, aux environs de la tranchée qui reliait la redoute des Hautes-Bruyères à la barricade de Villejuif. C’est un capitaine du 184e et une brave cantinière qui ont fait cette capture importante. Ramené à la redoute, interrogé par des officiers, il fut conduit au fort de Bicêtre et jeté au fond d’une casemate. Dans la nuit, peu d’heures après l’arrestation de Thibault, le fil télégraphique qui mettait en communication le fort de Bicêtre et les Hautes-Bruyères fut coupé ; une colonne française fit une démonstration sur la redoute, et les gendarmes surprirent à la tranchée du moulin Cachan une compagnie de fédérés qui se gardait mal ou ne se gardait pas. On en conclut immédiatement que Thibault a fourni des renseignemens à l’ennemi. On réunit la cour martiale, on le condamne et on le fusille en présence des citoyens « Amouroux, Dereure, Meillet, membres de la commune de Paris, et de différens détachemens délégués. » On approuve Léo Meillet d’avoir donné cet exemple de sévérité salutaire, et nul ne pense à s’inquiéter si Thibault était innocent ; il l’était, et voici la vérité.

Émile Thibault était un garçon de vingt-huit ans, faisant métier de journalier, un peu lourd d’allures, s’attardant parfois plus que de raison dans les cabarets, assez crédule et représentant bien ce que les paysans appellent : un simple. Il était né à Cachan, où on le connaissait sous le surnom de Cadet ou sous celui de Langouin ; très bon fils du reste et dévoué à sa famille. Il avait servi pendant la guerre, et, aussitôt que l’armistice fut signé, il quitta son uniforme et reprit son travail. Le 1er mai, il voulut se rendre à Villejuif pour faire visite à une de ses tantes, et, suivant paisiblement sa route, il traversa les lignes des insurgés. Ceux-ci l’arrêtèrent et l’incorporèrent de force dans le 184e bataillon fédéré, qui occupait la redoute des Hautes-Bruyères. Émile Thibault n’avait aucun goût pour l’insurrection, à laquelle il ne comprenait rien, sinon qu’elle l’arrachait à son labeur quotidien et lui imposait un service très pénible qui ne lui convenait guère. Voulant à tout prix s’éloigner des bandes révoltées au milieu desquelles on l’avait jeté malgré lui, il résolut de se dérober et de se rendre à Versailles, où du moins il pourrait vivre en repos loin des fédérés dont il redoutait les mauvais traitemens. Il s’ouvrit de son projet à sa mère et à un marchand de tabac de l’Hay nommé Robinet, qui tous deux l’approuvèrent. Dans la soirée du 10 mai, Thibault revêtit une blouse, un pantalon de toile et se mit en route. Il entendit un bruit de cavalerie qui marchait dans le lointain, il craignit d’être arrêté par les patrouilles volantes que l’armée française lançait en avant, il revint sur ses pas pour se rendre à l’Hay afin d’y passer la nuit, préférant mettre son projet à exécution en plein jour. C’est alors que, vers dix heures du soir, il fut aperçu par des hommes de sa compagnie, qui prenaient position dans la tranchée de la redoute des Hautes-Bruyères. Il fut appréhendé au corps ; on lui lia les mains derrière le dos, et le lendemain il fut conduit au fort de Bicêtre, dont Léo Meillet était gouverneur. Thibault y trouva nombreuse compagnie : M. Barré, cultivateur des environs, M. Delanoue, adjoint du maire de l’Hay, Mme Delanoue ; un vieillard de soixante-dix ans, M. Robinet, sa femme et sa servante ; M. et Mme Robinet moururent des suites des émotions qu’on ne leur avait point ménagées.

Le capitaine du 184e bataillon et la cantinière qui prétendaient avoir arrêté Thibault se sont vantés ; ce pauvre diable tomba entre les mains de deux mauvais drôles, Gustave Meissonnier et Paul Bontemps, qui n’en étaient point à leur coup d’essai. Le premier, adjudant de place à la redoute des Hautes-Bruyères, où sa brutalité l’avait fait surnommer le père Latrique, était un corroyeur de la rue du Château-des-Rentiers ; le second, Paul Bontemps, était forgeron, mais il avait précédemment servi dans les équipages de la flotte, où il avait laissé quelques souvenirs, car en 1854 il avait été condamné à un mois de prison pour vol, en 1857 à deux mois de prison pour rébellion, en 1858 à quatre mois pour coups et blessures, en 1859 à deux mois pour désertion à l’intérieur ; libéré du service, il fut en 1864 condamné à deux mois de prison pour actes de violence. C’étaient là, comme l’on voit, d’utiles auxiliaires de la commune, qui en eut beaucoup de semblables. Dans la nuit du 11 mai, les fédérés furent, selon leur habitude, battus aux environs de leurs tranchées. Dès lors Thibault était coupable. C’était un espion des Versaillais, dont il avait reçu 10,000 francs. Pour toute fortune, il avait alors trente-trois sous dans sa poche, mais rien ne prévaut contre la sagacité communarde, pour laquelle toute accusation est prouvée, par cela même qu’elle est formulée. La cour martiale fut réunie au fort de Bicêtre, Léo Meillet eut l’honneur de la présider, et Thibault, malgré ses protestations, fut condamné à mort à l’unanimité. On le ramena à la redoute, où il devait périr. Le 12 mai, à cinq heures du matin, Meissonnier et Bontemps rassemblèrent le peloton d’exécution. Le malheureux Thibault disait en marchant : « C’est malheureux de mourir comme ça, quand on n’a jamais fait de mal à personne. » Meissonnier commanda le feu, Bontemps donna le coup de grâce. On porta le cadavre au cimetière de l’Hay, et sur la fosse on planta une croix avec cette inscription : Mort aux traîtres[6] !

C’est de cet assassinat travesti en exécution militaire que Léo Meillet rendit compte dans la séance du 12 mai. Cela mit toute la commune en veine, et elle résolut de faire une proclamation au peuple pour lui apprendre à quel danger il venait d’échapper. Ce serait à en rire, si le point de départ de cette sornette n’avait été la mort d’un innocent, et voici dans quels termes invraisemblables le fait du pauvre Emile Thibault est raconté : « Citoyens ! la commune et la république viennent d’échapper à un péril mortel. La trahison s’était glissée dans nos rangs ; désespérant de vaincre Paris par les armes, la réaction avait tenté de désorganiser ses forces (les forces de Paris) par la corruption. Son or (l’or de la réaction) jeté à pleines mains, avait trouvé jusque parmi nous des consciences à acheter. — Cette fois encore la victoire reste au droit. » Dans ce placard, Rossel est qualifié de misérable qui a livré le fort d’Issy, et cela se termine par des objurgations qui promettent modestement un triomphe assuré.

Dans la même séance, Jean-Baptiste Clément signale ce qu’il appelle un fait grave. Tous les jours, aux barrières, on voit se présenter des voitures de déménagement sur lesquelles il est difficile d’exercer une surveillance efficace. Jean-Baptiste Clément, en homme avisé et qui sait ouvrir un œil vraiment révolutionnaire, a pris le parti de faire arrêter invariablement toute voiture qui tente de sortir par les portes de son arrondissement (XVIIIe) ; il demande que cette mesure soit généralisée et appliquée à toutes les barrières de Paris. Cette proposition a lieu de surprendre. Paris était alors l’inverse de l’île de l’honneur, on y pouvait entrer, on n’en pouvait sortir. C’était comme une ville atteinte de la peste ; on faisait tout pour s’en échapper, et, malgré les précautions prises par les inquisiteurs de la revendication sociale, on y réussissait. Ils en étaient furieux, et sous prétexte d’atteindre les émissaires secrets du gouvernement légal, mais en réalité pour exercer sur chaque habitant les vexations d’une police odieuse, ils promulguèrent l’arrêté que voici : « Article 1er. Tout citoyen devra être muni d’une carte d’identité contenant ses nom, prénoms, profession, âge et domicile, ses numéros de légion, de bataillon et de compagnie, ainsi que son signalement. Art. 2. Tout citoyen trouvé non porteur de sa carte sera arrêté et son arrestation maintenue jusqu’à ce qu’il ait établi régulièrement son identité. Art. 3. L’exhibition de la carte d’identité pourra être requise par tout garde national. Le comité de salut public : ANT. ARNAUD, BILLIORAY, E. EUDES, F. GAMBON, G. RANVIER. » Cet arrêté était si peu en harmonie avec les mœurs du XIXe siècle qu’il fut considéré comme non avenu et qu’il alla retrouver les vieilleries de Marat et d’Hébert dans les ; oubliettes de l’histoire[7].

Le 17 mai la séance fut exceptionnellement grave, car on y adopta une résolution, on y décréta une mesure qui seule dégrade à jamais de l’humanité les êtres qui s’en sont rendus coupables. Soixante-six membres sont présens. Léo Meillet préside. Urbain donne lecture d’un rapport du lieutenant Butin, de la 3e compagnie du 105e bataillon, d’où il résulte qu’une ambulancière soignant les blessés sur le champ de bataille a été faite prisonnière par les Versaillais, qui l’ont massacrée après lui avoir infligé les derniers outrages. C’est à l’aide de sa longue-vue que le susdit Butin a constaté le crime. Je crois inutile de dire au lecteur que le fait relaté était absolument faux. Il est possible que les hommes de la commune y aient ajouté foi ? ils étaient si particulièrement crédules et ignares que certains d’entre eux ont dû accepter ce mensonge avec confiance sans même le discuter. Le citoyen Urbain demande que dix otages soient choisis parmi ceux que l’on tient sous la main, et qu’ils soient solennellement fusillés dans les vingt-quatre heures, cinq à l’intérieur de Paris et cinq aux avant-postes. « J’espère, ajoute Urbain, que ma proposition sera acceptée. » Jean-Baptiste Clément appuie la proposition et désire adresser une question au docteur Parisel, chef de la délégation scientifique. Or le chef de la délégation scientifique était chargé de réunir les moyens de détruire Paris, si l’armée française en forçait les portes. On réclame le comité secret, qui est voté. Que s’y passa-t-il ? À cette question l’on pourrait répondre par ce que Jules Vallès : écrivait L’avant-veille : « On a pris toutes les mesures pour qu’il n’entre dans Paris aucun soldat ennemi. Les forts peuvent être pris l’un après l’autre, les remparts peuvent tomber ; aucun soldat n’entrera dans Paris. » Lorsqu’Urbain eut reçu de Parisel des affirmations rassurantes, la séance fut reprise. Rigault propose de frapper les coupables, c’est-à-dire les otages et non les premiers venus. Il demande la création d’un tribunal exceptionnel dont les arrêts seront exécutoires dans les vingt-quatre heures. Urbain n’insiste pas : « Si l’on nous donne les moyens d’exercer légalement, d’une façon convenable et promptement les représailles, je serai satisfait. » Le citoyen Amouroux, qui du 17 mars 1869 AU 26 avril 1870 avait été condamne dix fois pour attentat à la sûreté de l’état, dégorge d’un mot les lèpres qui le rongent : « Nous avons des otages, parmi eux des prêtres, frappons ceux-là de préférence, car ils y tiennent plus qu’aux soldats. » Fenouillat, qui n’est connu que sous le sobriquet de Philippe, et qui représente le XIIe arrondissement, réclame des mesures énergiques, car « il faut que l’on sache que nous sommes bien décidés à briser tous les obstacles que l’on oppose à la marche triomphale de la révolution ! » Ces insensés se grisent de leur propre rhétorique et glissent dans le crime sans même s’en apercevoir. On adopte un décret dont l’article 5 dit : « Toute exécution d’un prisonnier de guerre ou d’un partisan de la commune de Paris sera sur-le-champ suivie de l’exécution d’un nombre triple des otages retenus et qui seront désignés par le sort. » C’en est fait, Paris est livré aux bêtes. Ce décret une fois voté, la séance continue ; la minorité et la majorité échangent des paroles peu courtoises ; c’est une série de divagations sans intérêt, sans portée, comme peuvent en émettre des gens qui ont pris l’habitude de parler pour ne rien dire et pour s’écouter eux-mêmes. Tout à coup, Billioray entre et, reprenant la formule chère aux amateurs de phraséologie révolutionnaire, il s’écrie : « Vous délibérez, vous discutez, et la cartoucherie de l’avenue Rapp vient de sauter ; elle brûle encore, c’est de la trahison ; on a arrêté le traître qui a mis le feu ! » Or le traître qui a mis le feu et que l’on a arrêté n’est autre que le comte Zamoyski, lequel avait eu l’imprudence de passer par là en rentrant chez lui : il s’en fallut de peu qu’il ne la payât de sa vie.

On voulut absolument persuader à la population parisienne, qui n’en crut pas le premier mot, que l’explosion accidentelle de la cartoucherie Rapp était le fait de la trahison, qu’elle était due exclusivement aux manœuvres monarchistes de Versailles, et qu’elle était le résultat d’un complot imaginé, dirigé, soldé par M. Thiers. On prétendit avoir reçu à la délégation de la sûreté générale, où rauquait Théophile Ferré, une lettre qu’une femme inconnue,


Qui ne dit point son nom et qu’on n’a pas revue,


aurait trouvée entre Paris et Versailles, dans un wagon de première classe. Cette lettre, tellement explicite qu’elle en devient absurde, portait textuellement ceci : « État-major des gardes nationales, Versailles le 16 mai 1871. Monsieur, la deuxième partie du plan qui vous a été remis devra être exécutée le 19 courant, à trois heures du matin. Prenez bien vos précautions de manière à ce que cette fois tout aille bien. Pour vous seconder, nous nous sommes arrangés avec un des chefs de la cartoucherie pour la faire sauter le 17 courant. Revoyez bien vos instructions pour la partie qui vous concerne et que vous commandez en chef. Soignez surtout la Muette, Le colonel chef d’état-major : Ch. Gorbin. — P. S. Le deuxième versement a été opéré à Londres à votre crédit. » Cette lettre, certainement écrite par un employé de commerce peu familiarisé avec la grammaire, obtint un succès de gaîté qui ne fut point du goût de la commune. Nul n’ajouta foi à cette bourde calomnieuse qui n’avait ni par la forme, ni par le fond, le mérite de la vraisemblance.

Pendant que la commune continuait à discuter, le désarroi était aux avant-postes, que l’armée française refoulait avec vigueur. Sous prétexte de remettre un peu d’ordre dans cette confusion militaire, Delescluze, fidèle à son principe que l’élément civil doit dominer partout, fait voter par le comité de salut public une décision en vertu de laquelle des commissaires civils sont délégués auprès des généraux des « trois armées de la commune, » près de Dombrowski, Dereure ; près de La Cécilia, Johannard ; près de Wrobleski, Léo Meillet. Il est à remarquer que les trois généraux en chef de la commune sont deux Polonais et un Italien. En quoi consistaient les fonctions de ces nouveaux représentans du peuple en mission auprès des armées ? Le citoyen Johannard nous le dira. Le 10 mai il arrive à l’Hôtel de Ville ; il n’aurait point quitté les avant-postes, s’il n’avait un fait important à révéler. Sa présence a produit le meilleur effet parmi les combattans, mais il ne s’agit pas de cela. On a mis la main sur un jeune homme qui portait des lettres aux Versaillais. Ceci n’avait rien d’excessif au moment où les communications postales entre Paris et la province étaient interrompues, où l’on cherchait toute sorte de moyens pour envoyer les lettres hors des fortifications. Cette simple réflexion n’a pas même effleuré la pensée de Johannard. Il raisonna ou plutôt il déraisonna tout autrement et se dit : « Cet homme porte des lettres ; donc c’est un espion ; c’est un espion, donc il doit être fusillé, » et il donna l’ordre de le passer par les armes, recevant pour ce fait d’énergique sagacité l’approbation du général La Cécilia et des officiers de son état-major. « Cet acte m’ayant paru grave, ajoute Johannard en terminant, j’ai cru devoir le faire connaître à la commune, et je dirai qu’en pareil cas j’agirai toujours de même. » Va-t-il s’élever une protestation ? quelqu’un demandera-t-il si l’on a du moins la certitude que ce malheureux était réellement un espion ? Non ; mais Dereure, un cordonnier, à cheval sur les formes, s’enquiert si l’on a eu soin de rédiger le procès-verbal de l’exécution. Johannard répond oui, et Dereure est satisfait.

On n’était pas doux pour les prétendus espions, ainsi qu’on vient de le voir ; dans ce cas du moins, on pouvait invoquer les lois de la guerre, — de la guerre civile que l’on avait déchaînée sans motifs, — mais on ne s’en tient pas là. Je ne sais quelle émulation de cruauté a saisi ces hommes ; Frédéric Cournet, qui fut l’un des moins violens d’entre eux, fait une motion dont la brutalité est incompréhensible : « Considérant que dans les jours de révolution, le peuple, inspiré par son instinct de justice et de moralité, a toujours proclamé cette maxime : « Mort aux voleurs ! » la commune décrète : Art. 1er. Jusqu’à la fin de la guerre, tous les fonctionnaires accusés de concussions, de déprédations, de vols, seront traduits devant la cour martiale. La seule peine appliquée à ceux qui seront reconnus coupables sera la peine de mort. Art. 2. Aussitôt que les bandes versaillaises auront été vaincues, une enquête sera faite sur tous ceux qui, de près ou de loin, auront eu le maniement des fonds publics. » La motion de Cournet est adoptée avec un amendement : aux fonctionnaires on ajoute les fournisseurs. Autant voter une exécution en masse. Miot, Régère, E. Pottier veulent établir, dès à présent, une commission de comptabilité ; le décret qu’ils proposent est voté. Régère, qui préside, fait remarquer que c’est une cour des comptes que l’on va installer, et il ajoute : « Je crois qu’elle sera d’une grande utilité. » Il me semble que cette commune, si parfaitement révolutionnaire et si foncièrement novatrice, rentrait un peu dans les vieilles ornières de la monarchie. La peine de mort, passe encore, cela sent convenablement la loi de prairial ; mais la cour des comptes, dont l’organisation actuelle a été déterminée par le décret du 16 septembre 1807, c’était là, si je ne me trompe, faire œuvre de réaction et prêter à rire aux mauvais plaisans.

Un contrôle sérieux n’eût point été superflu ; deux jours après, dans la séance du 21 mai, la séance suprême, alors que nos soldats cheminaient déjà dans Paris et que la commune ne le soupçonnait même pas, Jourde dit : « Je demande que l’assemblée prenne une décision qui touche vos finances. Hier il y a eu une dépense de 1,800,000 francs ; depuis dix jours, il y a eu une augmentation de 4,500,000 francs[8], » et Jourde, cherchant encore à rassurer le crédit public, — qui n’existait plus, — s’élève avec force et obtient un désaveu de la commune contre la note par laquelle Grélier, membre du : comité central, a déclaré que les titres de rentes appartenant aux « émigrés » seraient brûlés, si ceux-ci ne rentraient dans Paris avant vingt-quatre heures. Paschal Grousset regimbe un peu : « Tout en blâmant l’insertion de la note de Grélier, dit-il, je demande qu’on prenne des mesures pour l’anéantissement de tous les titres appartenant aux Versaillais, le four où ils entreraient à Paris. » L’incendie du ministère des finances et de la caisse des dépôts et consignations semble prouver qu’en effet des mesures ont été prises. Grâce à François Jourde, la commune termine sa vie législative par un vote qui condamne absolument la sauvage proposition de Grélier. Elle se constitue immédiatement après en haute cour de justice cour juger Cluseret, et pendant que, sous la présidence de Jules Vallès, elle procède à l’interrogatoire de l’inculpé, elle est interrompue par Billioray, qui arrive du comité de salut public et semble avoir le privilège d’apporter les mauvaises nouvelles. Il est environ sept heures du soir. Billioray est très ému ; il fait effort pour paraître calme et écouter Vermorel qui parle. Il n’y peut tenir et s’écrie : « Concluez ! mais concluez donc ! J’ai à faire une communication de la dernière gravité ; je demande le comité secret. » Vermorel se tait, et Billioray lit la dépêche suivante : « Dombrowski à guerre et à comité de salut public : Les Versaillais sont entrés par la porte de Saint-Cloud. Je prends des dispositions pour les repousser. » On se remet en séance afin d’acquitter Cluseret ; on n’adopte aucune mesure d’ensemble ; les membres de la commune se disposent à se rendre dans leur arrondissement respectif. La commune compte sur le comité de salut public ; le comité de salut public compte sur la délégation à la guerre, où « le délégué s’enferme pour composer une proclamation[9]. » La commune en a fini avec ses délibérations ; la bataille dans les rues, les incendies et les massacres vont commencer.


IV. — LA DELEGATION A LA GUERRE.

Le dernier délégué à la guerre, — le délégué civil, — Delescluze, ne connut probablement jamais les dangers très réels dont il était menacé dans l’intérieur même de Paris, dangers qui se seraient infailliblement produits avec une excessive violence, si le général Douay, éclairé par Ducatel, n’était venu mettre un terme au sabbat de la commune. Delescluze, en prenant possession du ministère de la guerre, c’est-à-dire en acceptant la responsabilité des opérations militaires d’une révolte que l’ouverture du feu de Montretout et la prise du fort d’Issy réduisaient à une défensive illusoire, Delescluze fut très effrayé. Il passait subitement, sans éducation préalable, de la théorie à la pratique, et s’apercevait que tout lui faisait défaut : la science, les aptitudes et même les moyens d’action. Il se perdait au milieu de difficultés sans cesse accrues ; il avait assez adroitement essayé d’en rejeter une partie sur Dereure, sur Johannard et sur Léo Meillet, délégués auprès des chefs d’armée ; mais le côté technique des choses ne lui en échappait pas moins, et il se trouvait perpétuellement en face d’un problème dont il ignorait le premier mot. Il eût voulu avoir près de lui un homme du métier, un vrai soldat qu’il eût pu consulter secrètement et dont il eût suivi les conseils. Il le chercha et crut bien l’avoir trouvé. Rossel n’avait point quitté Paris ; il se cachait, sous le nom de Tirobois, dans un hôtel garni du boulevard Saint-Germain, non loin du ministère de la guerre. Delescluze allait le voir mystérieusement tous les soirs, l’écoutait, et, grâce à ses avis, parvenait à se reconnaître un peu dans ces fonctions si nouvelles et si difficiles pour lui.

Delescluze ne fut pas le seul que Rossel reçut en secret dans sa retraite. Vermesch, le rédacteur en chef du Père Duchesne, qui tirait alors à soixante mille exemplaires, et qui exerçait une très positive influence sur la population fédérée, Vermesch était resté en relation avec Rossel et allait souvent conférer avec lui en compagnie d’un troisième personnage qu’il est inutile de nommer ; tout ce que nous en pouvons dire, sans le désigner plus clairement, c’est qu’il remplissait à la sûreté générale des fonctions qui ne manquaient pas d’importance. Tous les trois ils rêvaient d’escalader le pouvoir. Emportés par l’erreur de leurs persistantes illusions, il est probable qu’ils ont souvent évoqué le souvenir du général Bonaparte, de Talleyrand et de Fouché. Il s’agissait de soulever Belleville, d’en réunir les bataillons, de se mettre à leur tête, de s’emparer de l’Hôtel de Ville, d’en jeter les impuissans sous les verrous, de continuer la guerre pour son propre compte, de vaincre Versailles, — ce qui ne semblait pas douteux, — et de proclamer une république dictatoriale que l’on eût immédiatement escamotée à son profit. Rossel devenait consul, Vermesch ministre des affaires étrangères, et le troisième acolyte ministre de la police. L’aventure était périlleuse, mais dans le désarroi général où Paris se débattait alors il n’était pas absolument impossible qu’elle réussît. Mais pour ne pas échouer honteusement, elle devait être menée par des hommes d’une indomptable énergie ; or Rossel était un rêveur, Vermesch était un viveur sottisier, mais timide ; restait le troisième personnage, trop subalterne pour prendre la direction du complot. On était cependant bien résolu à jouer cette grande partie : elle n’était pas encore entamée que l’armée française campait sous les fenêtres de Rossel, qui ne put l’apercevoir sans ressentir une émotion dont il a lui-même consigné le souvenir.

Belleville semble avoir été le point de mire, l’objectif des ambitieux déclassés qui voulaient supprimer la commune. C’est de ce côté-là aussi que regardait Lullier, ulcéré, furieux d’avoir été non-seulement dédaigné, mais persécuté par ceux mêmes qu’il croyait fermement avoir poussés au pouvoir, car il était persuadé que seul il avait remporté la victoire du 18 mars. Or, au lieu d’en faire un général en chef, on l’avait incarcéré au dépôt ; il s’en était sauvé ; il s’était promené avec quelques revolvers passés dans la ceinture, menaçant de brûler la cervelle à qui mettrait la main sur lui ; on l’avait néanmoins arrêté de nouveau et enfermé à Mazas, d’où il avait encore trouvé moyen de s’évader. C’était un aliéné à accès intermittens, très remuant, très hardi, et d’une conception rapide qui n’excluait pas une certaine prudence. Moins vaniteux ou moins abstrait que Rossel, il n’ambitionnait pas le pouvoir, quoiqu’il s’en crût digne ; mais, entraîné sans doute par un sentiment de vengeance, il voulait, comme il le disait lui-même, « coffrer les braillards de l’Hôtel de Ville et en délivrer le pays. » Pour entreprendre ce nettoyage, il s’était allié à deux « victimes du despotisme de la commune, » à Ganier d’Abin et à Du Bisson. Ces deux personnages, absolument extraordinaires, avaient tous deux bien mérité du comité central, le premier en faisant fusiller quelques gendarmes dans la soirée du 18 mars, sur les buttes Montmartre ; l’autre en commandant le feu contre la manifestation pacifique de la rue de la Paix. Ils avaient en outre quelque chose d’exotique qui aurait dû les rendre chers aux promoteurs de la république universelle, car le premier avait été général à la solde d’un roi de Cambodge ou de Tonquin, et le second, après avoir servi sous les ordres de Cabrera, avait été créé comte et général de division par Ferdinand de Naples. C’étaient là des titres qui furent gravement méconnus, puisque Ganier d’Abin fut condamné à mort par le comité central, et que Du Bisson fut révoqué par la commune. Ces trois mécontens voulaient, eux aussi, enlever les bataillons de Belleville et prouver aux membres de la commune que l’on ne se joue pas impunément d’hommes de leur sorte. Lullier vivait au milieu du XXe arrondissement, ne se cachait guère, donnait des poignées de main aux fédérés, cajolait les officiers, se rendait populaire et attendait avec impatience l’heure de se mettre en marche afin de « châtier les satrapes de l’Hôtel de Ville. » Pour réussir dans son projet, il ne lui manquait plus que de l’argent, une misère, 30,000 francs. S’il les avait eus, il était très capable d’exécuter le coup qu’il avait préparé et d’établir ainsi une puissante diversion en faveur de l’armée française. Lullier a fourni lui-même des explications qu’il est bon de recueillir ; il a dit : « Le rôle que j’ai joué sous la commune est parfaitement clair. Je m’étais mis en mesure de balayer la commune le front haut, la poitrine découverte. Je l’ai écharpée dans les journaux, dans les cafés, partout. J’avais sous la main des généraux et des officiers de mon état-major, j’ai voulu m’en servir. C’est alors qu’est venu un homme qui m’a offert ses services ; je les ai acceptés. Il a dû me remettre de l’argent. Il n’a pas pu le faire à cause de certaines circonstances indépendantes de sa volonté, n L’homme dont par le Lullier était un sieur C…, qui avait facilité sa seconde évasion et qui se donnait pour un agent direct du gouvernement de Versailles chargé de favoriser une contre-révolution à Paris, Nous ignorons si le sieur G… était bien réellement ce qu’il prétendait être, mais nous savons que Lullier ne reçut pas en temps opportun l’argent dont il avait besoin pour mettre son complot en mouvement. La combinaison imaginée entre lui et le sieur C… fut abandonnée ; mais, si elle eût été menée à bonne fin, qui donc en aurait profité ? Nous croyons que Lullier n’en aurait retiré que d’assez maigres avantages personnels et que tout le bénéfice en eût été à la légalité.

Dans la dernière quinzaine de son existence, la commune fut menacée par une demi-douzaine de complots qui, faute d’une action d’ensemble, ne produisirent que des résultats insignifians. La commune les soupçonnait ; elle se sentait environnée de périls qu’elle ne pouvait combattre, car elle ne savait où les prendre. Elle avait cependant placé à la guerre, auprès de Delescluze, un homme très intelligent et qui s’était trop gravement compromis pour pouvoir reculer. C’était Edouard Moreau, membre du comité central, dont il était l’âme. Delescluze ne le supportait près de lui qu’avec peine ; il eût voulu être débarrassé de ce surveillant gênant, très perspicace et spirituel : « Le soussigné demande l’annulation de l’arrêté pris par le comité de salut public à l’effet d’instituer le citoyen Moreau délégué civil de la commune près du délégué à la guerre, ledit arrêté inséré à l’Officiel du 9 mai 1871 : Charles Delescluze. » Le comité de salut public ne tint compte de la demande ; seulement, quand Delescluze en fit partie, on changea le titre d’Edouard Moreau, et on le nomma intendant : il n’en conservait pas moins ses fonctions, et, si j’en crois certains renseignemens qui me paraissent sérieux, il fut le véritable ministre de la guerre, pendant toute la délégation de Delescluze. Comment un tel homme, bien né, instruit, marié à une fille de très bon lignage, jeune et remarquable à bien des égards, s’est-il perdu dans cette criminelle équipée ? Cela est inexplicable. Il avait été vaudevilliste, avait essayé, sans y réussir, de diriger un théâtre et avait été chercher fortune à Londres. Il y était lorsque la guerre éclata entre l’Allemagne et la France. Il accourut à Paris, laissant en Angleterre sa femme et son jeune enfant. Il fut. très vaillant pendant cette période. Simple garde national dans une compagnie démarche du 183e bataillon, il se conduisit si courageusement à l’affaire de Montretout qu’il fut proposé pour la croix ; — il refusa la croix et demanda un crêpe, fendant toute la guerre, il fit un service militaire irréprochable, et portait sur lui, comme une sorte d’amulette sacrée, une épingle qui avait servi à attacher les langes de son enfant. Il faut croire que les dernières et définitives défaites l’exaspérèrent, car après la capitulation, au lieu de retourner à Londres auprès de sa femme, il entra dans la fédération de la garde nationale, et de là au comité central. Il fut un de ceux qui s’occupèrent le plus activement à faire transporter les canons du parc Wagram jusqu’à la place des Vosges et à la rue Basfroi.

Après le 18 mars, au milieu de la bande illettrée et grossière qui composait le comité central, il apparut avec toute sa supériorité d’écrivain et d’orateur. Dès le début, et jusqu’à ta fin, il fut et resta le maître du comité. Il s’y était engagé sans esprit de retour ; le 18 mars, tous les membres du comité s’étaient attribué une somme de 300 francs, afin de pouvoir fuir en cas de défaite. Trois membres, N. Rousseau, Fabre et Edouard Moreau, refusèrent cet argent, qui, remis en dépôt à Bouit, lui fut volé, le soir même, à l’Hôtel de Ville. Il parait avoir été convaincu de la légitimité de l’insurrection et croire que cette insurrection n’a été faite que dans l’hypothèse que l’assemblée nationale voulait détruire la république ; erreur profonde dans les deux termes ; d’une part, l’insurrection a été menée par des gens qui voulaient le pouvoir pour eux-mêmes et ne se souciaient que fort médiocrement de l’étiquette gouvernementale ; d’autre part, en présence des partis qui divisaient l’assemblée, il ne pouvait être douteux pour un esprit doué de quelque clairvoyance que la république seule était possible. Mais, quoique de bonne foi, Edouard Moreau se laissa emporter par la passion, et lui, homme d’intelligence et d’esprit, il répéta les niaiseries qui avaient cours alors dans le monde des clubs et des cabarets. A la date du 9 avril, il écrit : « Les chefs du gouvernement de la défense nationale, en livrant la France à la Prusse, n’ont eu en vue que de tuer la république, qu’ils craignaient de voir consolidée par la victoire. » II croit, il dit que le comité central a sauvé Paris ; enfin il ajoute — et ceci est grave : — « J’affirme qu’aucune condamnation, quelle qu’elle soit, n’a été prononcée par le comité central. » Il oublie que le 22 mars « le comité ratifie les condamnations à mort prononcées par les généraux Henry et Du Bisson. » Le 28 et le 29 mars, au moment de disparaître, les élections pour la commune étant déjà faites, le comité central condamna à mort par coutumace Ganier d’Abin et Wilfrid de Fonvielle. Je m’étonne que ces incidens soient sortis de la mémoire d’Edouard Moreau, car il était présent lorsqu’ils se sont produits. La commune le redoutait, et n’avait point tort, car il la méprisait et le lui laissait voir. Dès le milieu d’avril, il avait dit : « Si la commune ne se conduit pas mieux, nous nous battrons contre elle. » Ce fut lui qui, après s’en être entendu avec Rossel, incita le comité central à ressaisir le pouvoir, et à exiger qu’on lui fît sa part, la part du lion, au ministère de la guerre. C’était s’y prendre trop tard ; rien n’était déjà plus possible pour le salut de l’insurrection. Edouard Moreau, accompagné de Lacord et de B. Lacorre, se présenta devant la commune, en qualité de député du comité central ; il parla seul, et il parla en maître. Il fut à la fois ironique et impérieux : « C’est le comité de la fédération de la garde nationale qui a fait le 18 mars, il prétend en tirer bénéfice et n’être point tenu à l’écart ; la commune oublie trop volontiers qu’elle est la fille, la fille mineure du comité, et elle semble ne pas s’apercevoir qu’elle a plus que jamais besoin des conseils paternels. » La commune, qui régnait par la terreur et qui s’en vantait, n’était point accoutumée à un tel langage ; elle entra en fureur, et menaça Edouard Moreau de le faire arrêter. Il haussa les épaules et répondit : « Si, par malheur pour vous, vous commettiez la bévue de mettre la main sur un seul des membres du comité central, nous nous rendrions tous dans nos arrondissemens, nous reviendrions ici à la tête des fédérés qui n’obéissent qu’à nous, et je me charge seul de vous envoyer tous à la Grande-Roquette. » La commune, qui savait qu’Edouard Moreau disait vrai, resta interdite et l’écouta lorsqu’il reprit : « Dans l’intérêt de la cause que nous servons, il est plus sage de s’entendre et de rester unis. » La commune céda ; les commissions choisies dans le comité central furent installées à la délégation de la guerre, où Moreau, choisissant le poste qui lui convenait, se chargea de la haute police civile et militaire[10]. Il y excella et sut déjouer les tentatives qui avaient pour but de livrer une des portes de Paris à l’armée française et auxquelles M. Thiers lui-même se laissa prendre plusieurs fois. Il faisait surveiller les membres de la commune, les officiers généraux de la fédération, les délégués aux différens services publics ; en outre, il avait deux escouades d’agens spéciaux ; les uns qui parcouraient les quartiers dits conservateurs, les autres les quartiers populeux. De tous les rapports qu’il recevait, Moreau faisait un résumé qu’il signait, toujours à l’encre rouge. J’ai plusieurs de ces résumés sous les yeux, ils sont intéressans et constatent invariablement que la commune est antipathique à la population. Il avait organisé un système d’espionnage complet qui lui rapportait des renseignemens précieux sur le mouvement de nos troupes, mais dont l’incapacité des chefs militaires de la commune ne sut jamais profiter. Les hommes chargés de ce service étaient tous porteurs d’un laisser-passer ainsi conçu : « Laissez passer le citoyen N. chargé par le délégué à la guerre de prendre des informations extérieures. La garde nationale est invitée à lui faciliter son service. — Le chef du service des reporters, G. Pour la commission de la guerre, le membre de la commune : H. Geresme. » Edouard Moreau était une puissance. Il avait horreur des hébertistes et s’était déclaré l’adversaire implacable de Rigault et de Ferré. Ceux-ci s’inclinaient fort bas devant lui, car ils redoutaient son énergie et l’influence très sérieuse, quoique peu apparente, qu’il exerçait sur toute la fédération. Le gouvernement de Versailles savait à quoi s’en tenir sur sa valeur ; j’ai lieu de croire, sans cependant me permettre de l’affirmer, que plusieurs fois, et toujours maladroitement, on essaya de l’enlever à l’insurrection et de le rattacher au parti de la légalité. On le faisait surveiller, autant que cela était possible, car l’on était inquiet en pensant à lui. M. Thiers s’en préoccupait et disait : C’est l’Eminence grise de la révolte.

Supérieur à Delescluze par l’intelligence, supérieur à Rossel par le caractère, Edouard Moreau était peut-être, de tous les hommes mêlés à la commune, celui qui l’eût le plus facilement absorbée et détruite à son profit, si cette extravagance sociale avait pu se prolonger. Il avait été question de le nommer délégué à la guerre lorsque Rossel se retira, et de lui donner ainsi la haute main sur l’armée insurrectionnelle. La commune eut peur d’avoir l’air d’abdiquer en désignant un membre du comité central et elle choisit Delescluze, qui ne devait point, qui ne pouvait pas la conduire à la victoire. Moreau, quoique subalternisé, avait une importance extraordinaire ; il envoyait des instructions aux chefs de légion pendant que Delescluze expédiait des ordres aux chefs d’armée. De là naissaient des conflits, des confusions dont notre armée, souvent mal renseignée, ne sut profiter. Le délégué de la commune à la guerre et le délégué du comité central se jalousaient mutuellement, et ont plus d’une fois, sans le savoir, neutralisé leurs efforts. Comme rien ne délimitait leurs attributions, ils empiétaient constamment l’un sur l’autre, car chacun d’eux se croyait le maître, l’un parce qu’il représentait la commune, l’autre parce qu’il représentait le comité central. Le résultat de cet antagonisme se faisait sentir jusqu’aux avant-postes. En présence des ordres contradictoires quai leur étaient adressés, les chefs de corps, les simples commandans n’obéissaient plus qu’à leur initiative personnelle, et ajoutaient leurs propres sottises à celles qu’on leur prescrivait. Du 10 au 21 mai, la défense de Paris et des ouvrages sous Paris fut d’une incohérence dont rien ne peut donner idée.

Il est extraordinaire qu’Édouard Moreau n’ait point résolument abandonné cette partie qu’il savait perdue ; les renseignemens qu’il recevait de l’intérieur et de l’extérieur de Paris ne pouvaient plus lui laisser aucun doute à cet égard. Ceux qui l’ont connu, qui l’ont aimé, qui avaient apprécié les qualités excellentes dont il était doué, ont vu en lui une sorte de joueur ruiné qui met sa fortune et sa vie sur un dernier enjeu. Il était humilié de l’état de médiocrité auquel des revers, — mérités ou non, — avaient réduit sa femme et son enfant qu’il adorait. Il savait qu’en temps de révolution, la chance appartient au plus audacieux, au plus énergique, et que l’on peut souvent obtenir en quelques heures ce qu’une longue vie de labeur est impuissante à donner. C’est cela probablement qui l’a décidé à se précipiter dans cette aventure, et qui l’a engagé à y demeurer, lors même qu’il n’ignorait plus qu’elle était condamnée à une fin honteuse. Il était ambitieux de pouvoir, ambitieux de richesse ; il voulut forcer la destinée ; l’heure n’était pas propice, il en mourut, car, quoiqu’il n’eût encore que trente-quatre ans, il ne voulut pas survivre à l’écroulement de ses espérances.

Je ne sais rien de la part qu’Édouard Moreau a prise à la lutte, lorsque l’armée française se heurta dans les rues de Paris contre les bandes fédérées ; je croirais volontiers cependant qu’il évita de combattre et qu’il fut simplement un spectateur ironique de cette grande bataille. Il avait été, je l’ai dit, tout spécialement signalé au gouvernement de Versailles, et chaque chef de corps avait reçu ordre de s’emparer de lui. Le 26 mai, lorsqu’il rentrait chez lui, rue de Rivoli, no 10, vêtu d’une redingote bourgeoise, et ayant dans sa poche un passeport signé d’Edmond Levrault, chef de la première division à la préfecture de police pendant la commune, au moment où il prenait sa clé dans la loge du portier, une escouade de soldats conduite par un sous-officier se présenta devant sa maison. Il se porta au-devant du peloton ; le dialogue fut court : « Qui demandez-vous ? — Le sieur Édouard Moreau, membre du comité central. — C’est moi ! — Je vous arrête. — Je vous suis. » On le conduisit au théâtre du Châtelet, dans le grand foyer duquel une prévôté était établie depuis la veille. Il y avait trois bureaux devant lesquels on interrogeait les individus arrêtés. On les fouillait, on inscrivait leur nom, leurs prénoms, leur âge, leur demeure, le lieu, le motif de leur arrestation, les objets et papiers trouvés sur eux. Ce travail préliminaire étant fait par un lieutenant-colonel, on divisait ces malheureux en deux groupes : les plus coupables, les moins coupables. Les premiers étaient amenés devant un colonel qui leur faisait subir un nouvel et dernier interrogatoire ; on vérifiait si les mains étaient noircies par la poudre, si l’épaule était meurtrie par le recul du fusil. Sur l’état récapitulatif de tous les noms, en face de chaque nom, on mettait une lettre majuscule indiquant la sentence prononcée : L signifiait en liberté ; V, envoyé à Versailles ; F, condamné à mort. L’histoire se répète toujours, et ses cruautés se reproduisent avec une désagréable monotonie. Lorsque la convention eut promulgué le décret du 19 mars 1793 qui mit hors la loi les porteurs de cocarde blanche, une commission, composée de Félix, de Morin et de Vacheron, fut envoyée à Angers pour recenser les détenus vendéens ; cette commission, qui en l’espace de trois mois fit exécuter sept cent soixante-dix individus, jugeait aussi par lettres : R, à revoir ; F, à fusiller ; G, à guillotiner. Était-ce donc un souvenir de la ligue qui était venu par tradition jusqu’aux commissaires de la convention ? Pierre de L’Estoile raconte, à la date du 25 novembre 1591, que les seize avaient résolu, dans leurs conseils, de chasser ou de tuer une partie des Parisiens, « et pour ce, en leurs rolles, ils les distinguaient par les trois lettres P, D, C, qui estaient à dire : pendu, dagué, chassé. »

En présence de l’encombrement des prévôtés et du nombre énorme (38,000) de prisonniers que l’on amenait de toutes parts on procéda comme au temps de la ligue et comme au temps de la convention. À cette heure où, sous l’impression des incendies de Paris, du massacre des otages, nulle pitié ne survivait dans les cœurs, il suffisait d’avoir pris une part active aux œuvres de la commune pour n’avoir point la vie sauve. Ce fut le cas d’Edouard Moreau. Il ne chercha pas à nier son identité, que du reste révélait le passeport trouvé sur lui. Devant son nom, on mit un F. Une personne de ses amis qui l’avait vu arrêter l’avait suivi. Il marchait avec calme, la tête haute, le visage pâle, il fumait une cigarette et serrait de la main le revers de sa redingote, là même où il avait fixé l’épingle qui avait attaché les langes de son fils. Il reconnut dans la foule la personne qui le regardait passer et qui pleurait ; il lui fit un signe de tête, puis il pénétra dans la caserne Lobau, d’où il ne ressortit pas.


MAXIME DU CAMP.

  1. Voyez la Revue du 15 mai.
  2. Pour tout ce qui concerne le rôle de la franc-maçonnerie pendant la commune voir le Journal officiel de la commune, les Francs-Maçons et la Commune de Paris, par un franc-maçon M.*. Paris, Dentu, 1871.
  3. Le Gouvernement de M. Thiers, par SI. Jules Simon, t.I, p. 410.
  4. Voici le décret du comité de salut public, publié le 5 mai au Journal officiel de la commune : « Art. 1er. La délégation à la guerre comprend deux divisions : direction militaire, administration. — Art. 2. Le colonel Rossel est chargé de l’initiative et de la direction des opérations militaires. — Art. 3. Le comité central de la garde nationale est chargé des différens services de l’administration de la guerre sous le contrôle direct de la commission militaire communale. »
  5. Delescluze est nommé délégué à la guerre le 9 mai, dans la soirée. Le 13 mai, Cournet est remplacé à la sûreté générale par Théophile Ferré ; cette note a donc été écrite entre le 10 et le 12 mai.
  6. Procès Meissonnier et Bontemps, débats contrad. 3e conseil de guerre, 24 août 1875.
  7. À ce moment l’on exige que tout propriétaire fournisse la liste des locataires de chaque maison ? on devait indiquer le sexe, l’âge et la profession.
  8. Je crois qu’il ne doit pas y avoir hésitation sur la somme : la réimpression du Journal officiel de la commune dit 45 millions, ce qui est impossible ; le Journal officiel, édition originale, dit 4,5000,000, ce qui est une faute typographique. 4,500,000 flr. pour dix jours donne 450,000 fr. par jour ; c’est là une augmentation normale et qui représente, fort probablement, le chiffre que Jourde a énoncé.
  9. Lissagaray, Hist. de la commune de 1871, p. 342.
  10. Le comité central était le maître au ministère de la guerre : il y régnait, à l’intendance par Moreau ; à l’ordonnancement par L.-F. Plat et B. Lacorre ; à la solde par Geofroy ; au contrôle général par Gouhier, Prudhomme, Gandier ; à la commission médicale par Fabre, Tiersonnier, Bonnefoy ; à l’infanterie par Lacord, Tournois, Barroud ; à l’artillerie par Rousseau, Laroque, Maréchal ; à l’armement par Bisson, Houzalot ; au génie par Brin, Marceau, Levêque ; à la cavalerie par Chouteau, Avoine fils ; à l’examen disciplinaire par Navarre, Husson, Lagarde, Audoynaud ; à l’état-major par Hansor, Soudry ; à l’équipement par Lavalette, Château, Valatz, Patris, Fougeret ; au train par Millet, Boullenger ; aux subsistances par Bouit, à Ducamp, Grêlier et Drevot. Il avait, comme l’on voit, accaparé tous les services.