La Conférence de La Haye

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Revue des Deux Mondes5e période, tome 39 (p. 803-832).
LA CONFÉRENCE DE LA HAYE

C’est aujourd’hui, samedi, 15 juin, que les plénipotentiaires de quarante-huit puissances se réunissent à La Haye en vue de poursuivre l’œuvre commencée, il y a huit ans, sur l’initiative de l’empereur Nicolas II. Conférence de la paix, disait-on en 1899, dans l’heureuse illusion d’un début mal défini : ce titre est-il encore de mise, après l’expérience de la première réunion, après les pourparlers qui ont précédé la seconde ? Ne vaut-il pas mieux d’ailleurs que de moindres espoirs préparent de moindres désillusions ? La circulaire russe d’août 1898, qui convia les puissances à la première conférence et dont on se rappelle l’intention généreuse[1], planait en pleine métaphysique. Or, des diplomates réunis autour d’une table de congrès sont rebelles par fonction à la métaphysique. On n’a donc pas fait à La Haye ce que le comte Mouravief avait annoncé qu’on y ferait ; et on y a fait beaucoup de choses qu’il n’avait pas prévues. Mais ce qu’on n’a point fait était précisément ce qui avait le plus séduit l’opinion ; et, à l’inverse, l’œuvre utile, bien que restreinte, qui y a été accomplie, ne pouvait avoir d’attrait pour elle. C’est l’écueil des grandes idées que de déchoir en se réalisant. La première conférence de La Haye a fini par une déception pour avoir commencé par une équivoque.

A la veille de la seconde, les risques de malentendus, pour être moins évidens, ne sont pas moins réels. D’abord, la conférence a de dangereux amis. Elle déchaîne l’enthousiasme d’un idéalisme ingénu et les passions d’une politique de surenchère. Elle est compromise à la fois par l’approbation d’honnêtes théoriciens qui la croient, pour le bien de l’humanité, plus puissante qu’elle n’est, et par celle d’anarchistes habiles qui en attendent, pour le mal social, une efficace action. Elle plaît aux ligues de la paix et aux syndicats de désarmement. Elle inquiète donc ceux qui ne partagent, ni la confiante sérénité des premiers, ni la manie ruineuse des seconds. Elle est d’autre part mal connue, et partant méconnue. On est tenté de lui demander ou trop ou trop peu. On oublie et ses origines et son programme et sa portée. Pour suivre avec fruit ses travaux, il convient de lui restituer sa physionomie véritable.


I

Ses origines d’abord. C’était pendant l’été de 1904. Tandis qu’en Mandchourie la guerre russo-japonaise fauchait par milliers des vies humaines, l’Exposition de Saint-Louis offrait un cadre admirable à la pacifique activité des peuples. Parmi les nombreux congrès qui se tinrent à cette occasion, figurait celui de l’Union interparlementaire. A l’issue de ses travaux, l’assemblée décida de demander au président des États-Unis de convoquer les puissances à une seconde conférence de la paix. M. Roosevelt fit bon accueil à ce vœu ; il s’engagea à y donner prompte suite ; et le 21 octobre, il adressa aux gouvernemens signataires de l’Acte général de La Haye du 29 juillet 1899 une circulaire pour leur proposer de se réunir en une nouvelle conférence. Parmi les questions que mentionnait cette circulaire, on trouvait celles des droits et des devoirs des neutres, de l’inviolabilité de la propriété privée dans les guerres maritimes, du bombardement des ports, villes et villages non fortifiés, celle enfin de la distinction à établir entre les différentes sortes de contrebandes de guerre. Assez rapidement, le gouvernement américain reçut les réponses des puissances. Toutes étaient favorables au principe de la réunion. Une seule, — c’était la Russie, — demandait que cette réunion fût ajournée, en raison de la guerre où elle était alors engagée. L’objection était trop légitime pour qu’il n’en fût pas tenu compte. L’idée de M. Roosevelt fut donc momentanément abandonnée. Et la guerre russo-japonaise, à la conclusion de laquelle il devait, quelques mois plus tard, prendre une part si honorable, n’eut point, comme vis-à-vis, une « conférence de la paix. »

Dès que fut signé le traité de Portsmouth, en septembre 1905, l’empereur Nicolas II, tant pour revenir à ses aspirations pacifiques que pour marquer la sincérité des raisons invoquées par son gouvernement contre la proposition Roosevelt de 1904, adressa au président des États-Unis un message personnel. Dans ce message, il lui exprimait le désir qu’il éprouvait, — ayant convoqué la première conférence de La Haye, — de convoquer la seconde. Il lui demandait en un mot de lui rendre la paternité de son idée. Avec une parfaite courtoisie, M. Roosevelt répondit qu’il s’effaçait très volontiers devant « le promoteur de l’arbitrage ; » et dès la fin de septembre, le gouvernement impérial de Russie envoya aux puissances une circulaire d’invitation dans laquelle il se réservait de « présenter ultérieurement le programme détaillé des questions à soumettre à la conférence. » Il marquait cependant son intention de ne pas poser, comme en 1898, le problème de la réduction ou de la limitation des armemens et de s’occuper exclusivement des « difficultés soulevées par la dernière guerre. » La méthode russe devenait expérimentale et invoquait, au lieu d’argumens de principe, des raisons d’intérêt.

Le 3 et le 4 avril 1906, le programme annoncé fut communiqué aux puissances par les ambassadeurs de Russie. Les trois notes relatives à ce programme n’ayant pas été intégralement publiées, il est intéressant de les analyser exactement. L’une plaçait la seconde conférence sous les auspices de la première, non sans signaler toutefois les différences essentielles qui l’en séparaient. On y lisait en effet : « Le gouvernement impérial estime qu’il n’y a lieu actuellement que de procéder à l’examen des questions qui s’imposent d’une façon particulière en tant qu’elles découlent de l’expérience de ces dernières années, sans toucher à celles qui pourraient concerner la limitation des forces militaires ou navales. » La note indiquait ensuite qu’il y avait lieu « d’étendre le plus possible le nombre des États participant aux travaux de la conférence projetée. » Et, sans prétendre formuler un programme exclusif ou définitif, elle proposait à l’attention des puissances les questions suivantes : améliorations à apporter à la procédure relative au règlement pacifique des conflits internationaux (arbitrage et commissions internationales d’enquête) ; complémens à apporter à la convention de 1899 relative aux lois de la guerre sur terre et renouvellement de la déclaration de 1899 relative à l’emploi des ballons militaires ; élaboration d’une convention sur les lois de la guerre maritime (bombardemens, transformation des navires de commerce en navires de guerre ; propriété privée ; délai de faveur à accorder aux navires de commerce ; droits et devoirs des neutres ; contrebande de guerre) ; adaptation à la guerre maritime des principes de la convention de Genève de 1864. La note proposait enfin comme date de la conférence la deuxième moitié de juillet 1906. La seconde note, toute de procédure, visait l’adhésion, aux stipulations de 1899, des États nouvellement convoqués[2]. La troisième, après des considérations générales sur l’utilité de la conférence, précisait l’esprit dans lequel le programme russe avait été rédigé, « en renonçant à l’idée d’un programme épuisant toutes les questions, » et en procédant au contraire par « traits généraux, ce qui permettrait aux puissances de soumettre à la conférence quelques questions spéciales qui ne sont pas pertinemment désignées dans le programme, mais qui entreraient dans le domaine des points principaux y exposés. » Le gouvernement russe expliquait enfin pourquoi il n’avait pas fait allusion à la révision de la convention de Genève, le gouvernement suisse ayant demandé qu’une conférence spécialement consacrée à cette révision se réunît à Genève le 11 juin 1906.

Diverses circonstances s’opposèrent à ce que la conférence s’ouvrît à la date que proposait la Russie. Certaines puissances tardèrent à donner leur avis sur le programme ; d’autres, notamment les Etats-Unis, exprimèrent le désir que la conférence fût ajournée au mois de juin 1907. Ce désir se justifiait d’abord par la réunion, dès ce moment convenue, de la conférence de Genève, ensuite par la réunion à Rio de Janeiro, le 21 juillet, du congrès panaméricain, où devaient être discutées diverses questions, — notamment la doctrine de Drago[3] — que le gouvernement de l’Union désirait soumettre à la conférence de La Haye. Par l’intermédiaire de M. Jusserand, ambassadeur de France, M. Roosevelt insista personnellement pour que la conférence ne fût, en tout cas, point convoquée avant le 20 septembre 1906 ; le gouvernement suisse exprima un vœu semblable et, au milieu d’avril, il devint notoire que la conférence serait remise au printemps de 1907. Aucune objection sérieuse n’était formulée contre le programme préliminaire qu’avait suggéré la Russie. La forme même dans laquelle il était présenté permettait d’ailleurs aux puissances qui souhaitaient le modifier, l’élargir, ou le compléter, d’exposer leurs idées sans provoquer de conflit. La latitude qui leur était laissée allait être, à bref délai, utilisée par deux d’entre elles.

À l’automne de 1906, le gouvernement anglais, d’accord en cela avec le gouvernement américain, fit en effet savoir par la voie diplomatique au gouvernement russe qu’il avait l’intention de poser devant la conférence de La Haye la question de la limitation des armemens. Le cabinet libéral que préside sir Henry Campbell Bannerman ne faisait ainsi que développer logiquement deux idées dès longtemps exprimées par lui. Dès le début de mars 1906, le premier ministre anglais, au cours de la discussion du budget de la Guerre, avait fait la déclaration suivante : « Le gouvernement estime que la marine constitue la principale défense des Iles Britanniques. Il la maintiendra aussi forte et puissante qu’il sera nécessaire. Mais il saisira toutes les occasions d’économie, soit pour l’armée, soit pour la marine, afin d’alléger le fardeau des contribuables. » Quelques semaines plus tard, le 9 mai, un député, M. Vivian, priait le gouvernement de « prendre des mesures énergiques en vue de réduire le drainage du revenu national et, à cet effet, d’insister pour faire comprendre la question de la réduction des armemens, au moyen d’un accord international, dans le programme de la conférence de La Haye. » Sir Edward Grey, secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, lui répondit aussitôt : « Une institution comme la Conférence de la Haye ne pourrait aspirer à un devoir plus bienfaisant que celui de déterminer un accord pratique entre les nations qui conduirait à la réduction de ces dépenses improductives. Nous ne devons pas craindre d’en prendre l’initiative. Nous devons être là, afin de faire tout ce qui sera en notre pouvoir pour encourager cet accord dans la forme la plus pratique. Au nom du gouvernement, non seulement j’accepte, mais j’accueille avec plaisir la résolution de M. Vivian, comme une saine et bienfaisante expression de l’opinion. » Enfin, au mois de juillet suivant, au cours de la session tenue à Londres de la conférence interparlementaire, le premier ministre prononçait en faveur de la réduction des armemens un véritable discours programme. On y lisait notamment : « Une fois de retour dans vos patries, messieurs, insistez, au nom de l’humanité, pour que vous vous rendiez à la conférence de La Haye, comme nous-mêmes nous espérons y aller, dans le dessein de diminuer les charges des budgets de la guerre et de la marine. » Le gouvernement britannique n’avait donc négligé aucune occasion d’accentuer la résolution dont il devait, à la fin de 1906, informer M. Isvolsky. La réduction des armemens, non comprise dans le programme russe, volontairement exclue de ce programme, lui apparaissait, — telle qu’elle était apparue au Tsar en 1898, — comme le but essentiel de la conférence de la Haye.

En même temps d’ailleurs, le ministère anglais avait essayé de fournir, dès avant la réunion de la conférence, des preuves de sa sincérité et de répondre ainsi aux insinuations que les discours de son chef avaient provoquées dans la presse allemande volontiers défiante à l’égard de l’Angleterre. Au mois de juillet 1906, M. Robertson, secrétaire de l’amirauté britannique, avait annoncé à la Chambre des communes que le cabinet libéral réduirait le programme de constructions navales précédemment arrêté par le cabinet conservateur. « La Chambre, disait M. Robertson, sait qu’une conférence internationale se réunira bientôt. Un des principaux objets de cette réunion sera de provoquer un mouvement international en faveur de la réduction des armemens. Le gouvernement se propose donc, pour l’année fiscale prochaine, de mettre en chantier deux cuirassés au lieu de quatre comme cela avait été fixé précédemment, avec la réserve que, si le congrès échoue sur la question de la limitation des armemens, un troisième cuirassé sera construit. Quant aux crédits affectés aux nouvelles constructions, ils seront si faibles que le commencement de la mise en chantier des nouveaux navires sera impossible avant une époque avancée de l’année financière, ce qui fera ressortir ainsi aux yeux des congressistes de La Haye la bonne foi de l’Angleterre dans le désir manifesté par elle de limiter les armemens. » Les réductions s’établissaient ainsi : au lieu de 4 grands cuirassés (type Dreadnought), 3 seulement ; au lieu de 5 contre-torpilleurs de haute mer, 2 ; au lieu de 12 sous-marins, 8. La dépense, dans ces conditions, tombait de 9 340 000 livres sterling à 6 800 000 livres, soit une économie de 2 540 000 livres. Le budget naval de 1907 devait d’autre part accuser, par rapport à celui de 1906, une diminution de 1 488 680 livres. Dans la discussion qui s’engagea, sir Henry Campbell Bannerman s’écria : « Il faut mettre un terme à cette sorte de course au clocher entre nations en matière d’armemens. Il faut donner l’exemple. L’exemple que nous donnons est à la fois modéré et bien conçu. Nous espérons qu’il sera ratifié par l’opinion publique et par les Communes, et qu’il sera suivi par les autres nations. Nous ne croyons pas nous rendre impopulaires en faisant ces propositions. Mais que notre popularité en souffre ou non, nous maintiendrons notre ligne de conduite. » La Chambre des communes adopta le crédit proposé par le gouvernement ; mais il fut visible qu’en le votant, elle avait été déterminée surtout par l’assurance, plusieurs fois répétée, que la puissance militaire anglaise n’aurait pas à souffrir de la réduction demandée : « Le Conseil de l’amirauté, avait dit M. Robertson, est d’avis unanime que, tout en effectuant ces économies, la Grande-Bretagne conservera la suprématie nécessaire à sa protection. » En d’autres termes, l’Angleterre, sûre de sa supériorité maritime, certaine de pouvoir la conserver, puisque ses chantiers construisent plus vite et plus grand que ceux de France ou d’Allemagne, convaincue enfin que, jusqu’en 1909, personne ne pourrait lui opposer d’escadres équivalentes aux siennes par le tonnage et la puissance, s’en reposait sur son avance et, momentanément, faisait le geste élégant de se mettre à l’amble, sans s’exposer d’ailleurs à aucun risque. C’était là une sage précaution nationale. Mais ceux qui refusaient aux paroles du premier ministre et au budget de M. Robertson toute signification pratique, ne manquèrent pas d’en tirer avantage pour soutenir leur thèse avec un regain d’énergie.

Le cabinet de Saint-Pétersbourg n’apprit pas sans déplaisir la résolution du gouvernement britannique. Nulle modification de son programme ne pouvait lui être plus désagréable que celle qui, en reprenant un sujet abandonné par lui, soulignait ses illusions de 1898 et son désenchantement de 1907. D’autre part, il lui suffisait de feuilleter les procès-verbaux de la première conférence pour se rendre un compte exact des dangers que présentait la proposition anglaise. Toutes les raisons qui, en 1899, avaient empêché l’entente de s’établir sur la réduction ou la limitation des armemens subsistaient. Beaucoup même estimaient qu’elles étaient devenues plus fortes. Ne devait-on pas craindre que cet amendement au programme modeste, d’ores et déjà accepté, n’écartât de la conférence telle ou telle grande puissance ? L’Allemagne, par exemple, ne refuserait-elle pas d’aller à La Haye, si l’on devait s’y occuper de la question des armemens ? Or, la retraite d’une puissance, c’était l’impossibilité de siéger, la conférence renvoyée aux calendes, un échec moral pour la Russie. Sans mettre les choses au pis et sans accepter comme probable cette éventualité possible, il était à redouter que la forme dans laquelle le débat s’engagerait ne prêtât à des controverses qui, loin de les servir, compromettraient les intérêts de la paix. Il fallait donc, ou bien déterminer l’Angleterre à renoncer à son projet, — et cela, à vrai dire, ne semblait point possible, — ou bien s’assurer que l’Allemagne, malgré ce projet, ne retirerait pas son adhésion : en tout cas, obtenir quelques indications précises sur les intentions des gouvernemens à l’égard du débat nouveau qu’on se proposait d’ouvrir. Sous ces diverses formes, le problème se ramenait pour la Russie à sauver la conférence en louvoyant parmi les écueils qui, tout à coup, la menaçaient.

C’est à cet objet que pourvut la mission confiée, au début de 1907, à M. de Martens, le jurisconsulte éminent, membre du conseil permanent du ministère des Affaires étrangères de Russie. M. de Martens se rendit successivement à Berlin, à Paris, à Londres, à La Haye, à Rome et à Vienne. L’ambassadeur des États-Unis en Allemagne, M. Charlemagne Tower, et le duc d’Arcos, ambassadeur d’Espagne en Italie, avaient reçu pleins pouvoirs pour négocier avec lui, son itinéraire ne lui permettant de se rendre ni à Washington, ni à Madrid. A Berlin, M. de Martens, comme il s’y attendait, trouva l’opinion gouvernementale nettement contraire à la proposition britannique. On y estimait, comme à Saint-Pétersbourg, qu’un débat sur la limitation des armemens serait sans fruit et risquerait de n’être pas sans danger. Il obtint toutefois l’assurance, ultérieurement confirmée, que, si le gouvernement impérial était décidé à ne pas prendre part à ce débat, il ne ferait pas du retrait du projet anglais la condition de sa présence à La Haye. A Londres, M. de Martens constata que l’idée de sir Henry Campbell Bannerman n’avait pas, dans son pays même, de très nombreux partisans, mais qu’en revanche il y tenait lui-même obstinément et n’admettait point qu’on l’écartât. Quelques semaines plus tard, le premier ministre allait d’ailleurs, dans un article publié par la revue The Nation[4], exposer de nouveau sa thèse, l’appuyer sur le précédent de 1899, sans se rendre compte qu’il fournissait ainsi contre cette thèse le plus fort des argumens, et déclarer enfin que les objections de ses contradicteurs n’avaient « aucun fondement. » Il ajoutait : « Nous n’irons pas les mains vides à La Haye. » Il se référait, non seulement au budget 1906-1907, mais à l’exercice suivant que M. Robertson, presque au même moment, caractérisait en déclarant qu’il offrait, par rapport à celui de 1903, une réduction réelle de 200 millions. A Paris, M. de Martens rencontra la meilleure volonté d’aider la Russie à sortir d’embarras, le désir aussi de ne pas se séparer de l’Angleterre et d’appuyer le principe de sa proposition, sans la croire d’ailleurs susceptible de succès. A Vienne, le baron d’Ærenthal se ralliait à l’opinion du prince de Bülow. A Madrid, le gouvernement royal s’associait à l’initiative de l’Angleterre et des Etats-Unis. A Rome, M. Tittoni, qui avait commencé par se montrer favorable à cette initiative, cherchait, avec une ingéniosité devant laquelle on ne peut que s’incliner, à concilier les contraires et préparait une circulaire transactionnelle dont nous aurons plus loin à marquer le caractère. La situation était donc loin d’être claire. Elle permettait du moins d’espérer que la réunion même de la conférence ne serait pas impossible. Pour M. de Martens, interprète fidèle de son gouvernement, c’était là l’essentiel ; et c’est ce qu’il exprimait en termes discrets, lorsqu’il disait : « Nous n’avons pas parlé et nous ne parlerons pas de la limitation des armemens parce que nous pensons que ce problème, si intéressant, n’est pas mûr et parce que nous savons que plusieurs puissances, notamment l’Allemagne, ne désirent pas qu’on s’en occupe. Nous respecterons le droit, soit de l’Angleterre, soit des Etats-Unis, soit de toute autre puissance, de demander son inscription à l’ordre du jour. Nous tâcherons seulement, — et c’est à quoi je travaille, — de préciser les conditions dans lesquelles ce problème, non prévu par la Russie, serait éventuellement posé par d’autres. »

Le 3 avril 1907, le gouvernement russe, par une circulaire aux puissances, exposa les résultats de la mission de M. de Martens. Toutes les puissances avaient adhéré au programme russe. Cependant, certaines d’entre elles avaient formulé des observations. Les unes se réservaient le droit de soumettre à la conférence des questions supplémentaires : c’étaient la Grande-Bretagne et l’Espagne (limitation des armemens), les Etats-Unis (limitation et doctrine de Drago), le Japon, la Bolivie, le Danemark, la Grèce et les Pays-Bas. Les autres revendiquaient au contraire le droit de ne pas discuter celles des questions « inscrites au programme russe qui ne leur paraîtraient pas devoir mener à un résultat utile : » c’était le cas de l’Angleterre et du Japon. L’Allemagne et l’Autriche formulaient une restriction analogue visant implicitement la limitation des armemens. La Russie déclarait qu’elle maintenait son programme d’avril 1906 et que, « dans le cas où la conférence aborderait une discussion qui ne lui paraîtrait pas devoir aboutir à une issue pratique, elle se réservait à son tour le droit de s’abstenir. » C’est à ce moment que M. Tittoni, espérant mettre tout le monde d’accord, fit partir sa circulaire. Ce document, compliqué à l’excès par suite d’un louable désir de ne choquer personne, concluait à la communication préalable des propositions britanniques sur la limitation des armemens et, subsidiairement, à décharger la conférence du soin d’étudier la question en confiant cette étude à une commission autonome que la conférence désignerait, sans que cette désignation pût d’ailleurs engager personne. M. Tittoni avait un instant espéré que l’Allemagne et l’Angleterre accepteraient cette combinaison ; mais il ne tarda pas à se rendre compte que ni l’une ni l’autre ne s’y prêtaient[5]. Le 30 avril, le prince de Bülow précisait d’ailleurs publiquement son point de vue en disant au Reichstag que l’Allemagne irait à La Haye, malgré le débat sur la limitation, mais que ses représentans et ceux de l’Autriche ne prendraient pas part à ce débat. Quelques jours plus tard, M. Tittoni annonçait que les délégués italiens participeraient à la discussion, mais marquait que cette participation serait purement platonique. Enfin, sir Henry Campbell Bannerman avouait le 9 mai à Manchester que le discours du chancelier l’avait désappointé, s, ans lui enlever pourtant l’espoir qu’on pût faire œuvre utile[6]. Les positions restaient donc telles qu’elles étaient apparues à M. de Martens. Le 11 mai, le gouvernement des Pays-Bas envoyait les invitations officielles fixant la séance d’ouverture au 15 juin 1907[7].


II

En quel état, à ce moment, se trouvaient les diverses questions que la première conférence avait reçu charge de résoudre ? Si l’on se reporte à ses procès-verbaux, on constate que son œuvre pratique avait été médiocre ; non point qu’elle ait fait preuve, comme on l’a parfois prétendu, d’une stérilité complète, mais parce qu’elle avait, dès sa réunion, dévié de la route que lui avait tracée son promoteur.

A dire vrai, cette déviation se marqua avant même que ses membres fussent arrivés à La Haye. Relisez la circulaire adressée le 12/24 août 1898 par le comte Mouravief, ministre des Affaires étrangères de Russie, aux représentans des puissances à Saint-Pétersbourg : le seul point qu’elle visât était, non pas même la limitation, mais la réduction des armemens. Elle se justifiait par « les vues humanitaires et magnanimes de l’Empereur de Russie. » Son objet était de « faire triompher sur les éléments de trouble et de discorde la grande conception de la paix universelle » et, pour cela, de « mettre avant tout un terme au développement progressif des armemens actuels. » L’opinion publique ne s’y trompa point : elle appela la conférence projetée la conférence de la paix. Mais quelques mois plus tard, et sans avoir encore subi l’épreuve des délibérations, la conférence avait cessé déjà de mériter ce nom : ou si elle le méritait encore, elle ne le méritait plus exclusivement. Le 30 décembre 1898/11 janvier 1899, le comte Mouravief, instruit par l’accueil qu’avait reçu sa première communication, adressait aux puissances une seconde circulaire. Dans ce nouveau document, il était toujours question de la limitation des armemens ; mais il y avait beaucoup d’autres choses encore qui n’avaient avec cette question que des rapports indirects. On y rencontrait côte à côte un paragraphe sur l’arbitrage, un paragraphe sur l’application de la convention de Genève aux guerres maritimes, un paragraphe sur les engins de guerre prohibés, un paragraphe sur les explosifs et les torpilleurs sous-marins. Toutes ces matières secondaires étaient comme la monnaie de la grande idée première qu’on craignait déjà de ne pouvoir réaliser en actes ; c’était un moyen de se couvrir contre un échec trop probable en s’assurant de menus succès ; mais cette garantie s’achetait au prix de l’unité du projet primitif. La première circulaire Mouravief était un bloc ; la seconde était une mosaïque, où l’on avait juxtaposé les élémens les plus divers. La conférence de la paix déraillait vers la réglementation de la guerre. Dans la crainte de ne pouvoir restreindre l’importance numérique des instrumens de mort, elle se proposait d’entourer leur emploi de restrictions humanitaires, ou d’opposer au recours aux armes des mesures préventives. Cette contradiction allait s’accuser tout au cours de la conférence, malgré les efforts ingénieux faits pour la masquer. L’histoire de cette courbe curieuse est indispensable à l’intelligence des problèmes qui demain seront discutés à La Haye[8].

C’est à la première des trois commissions, constituées dès la réunion de la conférence, qu’échut le périlleux honneur de discuter la réduction des armemens. Fort heureusement, on avait pris la précaution d’inscrire à son programme quelques questions de moindre importance. Elle se consacra à les étudier avec d’autant plus d’ardeur qu’elle était moins pressée d’arriver au cœur de son sujet : de même, l’an passé, la conférence d’Algésiras s’arrêta complaisamment à la contrebande des armes, aux réformes douanières et fiscales, pour reculer, autant que faire se pourrait, l’heure d’aborder les problèmes critiques de la police et de la Banque. Toutefois, quand la première commission se vit au pied du mur, son président, M. de Staal, s’employa à la rassurer. « Il ne s’agit pas, dit-il, de procéder à un désarmement. Pour le moment nous ne tendons qu’à la stabilisation, pour un terme à fixer, des effectifs et des budgets militaires. » Et il ajoutait : « Les propositions russes constituent un véritable minimum. » Si modeste que fût ce minimum, le simple énoncé en fit apparaître l’échec comme certain. En ce qui concerne la guerre, le colonel Gilinsky proposait, pour cinq ans, un engagement international en vue de la non-augmentation des armemens ; subsidiairement une « fixation des effectifs de paix des troupes entretenues dans les métropoles ; » enfin la limitation, pour la même durée, des budgets militaires ordinaires. En ce qui concerne la marine, le commandant Schéine réduisait de cinq à trois ans la durée de l’engagement à souscrire ; pendant cette période, les puissances devraient faire connaître à l’avance le tonnage total des vaisseaux à construire, l’effectif des équipages, les dépenses prévues pour les travaux des ports. On ne pouvait être plus modéré. En moins de deux séances, la sous-commission de la guerre reconnut cependant à l’unanimité « la difficulté de fixer, même pour cinq ans, le chiffre des effectifs sans régler en même temps d’autres élémens de la défense nationale, » et la difficulté égale de « régler par une convention internationale les élémens de cette défense organisée dans chaque pays d’après des vues très différentes. » Même conclusion en ce qui touche la marine. Echec pareil pour une simple motion recommandant aux gouvernemens, en vue d’une conférence ultérieure, l’étude des propositions russes. A grand’peine put-on faire passer un vœu tout platonique priant les puissances d’étudier la question. C’eût été la faillite complète, si M. Léon Bourgeois, avec un rare à-propos, n’avait ramené le débat à une question de principe, réduit l’entente projetée à l’expression d’un désir, substitué à un désaccord pratique une unanimité théorique. La conférence appelée à diminuer le poids des armemens se contentait de déclarer que « la limitation des charges militaires était grandement désirable pour l’accroissement du bien-être général et moral de l’humanité. » Était-ce la peine d’aller à La Haye pour exprimer, sans plus, cette vérité de sens commun ? Aussi bien, un plein succès sur les points secondaires ne rachetait pas cet échec capital. La première commission s’était occupée de réglementer le type des canons de marine : les propositions françaises et russes sur cette matière ne furent pas adoptées. Repoussés également les articles sur l’interdiction des torpilleurs sous-marins et des navires à éperon. Rejetée aussi la suggestion russe sur l’interdiction de nouveaux types d’engins pour l’artillerie de campagne et l’infanterie ; ici encore, un simple vœu invitant les gouvernemens à étudier la question. On n’arriva pas davantage à interdire unanimement l’emploi des gaz asphyxians ni des balles dum dum[9]. Le seul résultat pratique fut la défense de lancer des projectiles du haut des ballons. Mais cette convention est aujourd’hui périmée ; et, vu l’état de la science, il est fort douteux qu’elle soit renouvelée.

La seconde commission avait à examiner l’extension de la convention de Genève à la guerre maritime et la révision de la convention de Bruxelles sur les lois de la guerre sur terre. Ces deux problèmes étaient assez vastes pour lui permettre d’élaborer des textes, dont plusieurs pourraient être approuvés par tous. Il s’en faut cependant de beaucoup qu’elle soit parvenue à énoncer des règlemens précis et généraux. Pour traiter utilement de la situation des blessés dans les guerres maritimes, il aurait fallu, comme le demandaient les États-Unis, proclamer le principe du respect de la propriété privée sur mer ; mais ni l’Angleterre qui vota contre, ni la France qui s’abstint, ne consentirent à s’approprier la suggestion américaine. Force était donc de se contenter de palliatifs. On les trouva dans un accord sur l’immunité des navires-hôpitaux. Malheureusement, la définition internationale de ces navires donna lieu à un si grand nombre de formalités administratives que l’assistance aux blessés fut loin d’en être simplifiée ; elle continua d’être exposée à une foule de difficultés et de risques ; et Ton put dire, au terme de la conférence, qu’un souffle plus large de pitié avait animé les travaux de 1864 et de 1868 que ceux de 1899. En ce qui concerne la guerre sur terre, on se hâta de régler les points qui n’offraient pas de difficultés. On traita d’abord des prisonniers de guerre : à leur égard, le seul progrès, appréciable d’ailleurs, fut la franchise des envois, dons et secours à eux destinés. On s’occupa ensuite, sans rien innover d’important, des capitulations, de l’armistice, des parlementaires, des espions, puis des moyens de nuire à l’ennemi, notamment des sièges et des bombardemens. Sur cette dernière question, on essaya de fixer les règles relatives au bombardement par des forces navales. Mais l’Angleterre s’y opposa catégoriquement, et n’adopta pas même le vœu renvoyant la discussion à une conférence ultérieure. En ce qui concerne les belligérans et les blessés soignés chez les neutres, la commission resta dans le vague. Non moins imprécises furent ses décisions à l’égard du problème de l’occupation militaire. Les intérêts des petites puissances sont en cette matière directement contraires à ceux des grandes. C’est ce qu’exprimait le délégué belge, M. Beernaert, en disant : « Il y a des situations qu’il vaut mieux abandonner au domaine du droit des gens, si vague qu’il soit. » Il fallait en effet s’en tenir aux généralités si l’on voulait aboutir à un accord ; et dès lors la forme devait nécessairement primer le fond. Pour que l’unanimité s’établît, on vidait le problème de sa substance ; et c’est à des textes imprécis qu’on finissait par s’arrêter. Ce fut le cas, parmi beaucoup d’autres, pour la question des droits de l’occupant à l’égard des chemins de fer de l’occupé. A chaque ligne, on trouve des restrictions : « autant que possible,… aussitôt que possible,… en attendant que… » Il en est de même pour la définition des belligérans. Ici encore apparaît le conflit des intérêts entre les grands et les petits. Force est de reconnaître « qu’il n’a pas été possible de concerter dès maintenant des stipulations s’étendant à tous les cas qui se présentent dans la pratique. » Mais alors, qu’a-t-on fait ? Et quel est le progrès par rapport aux conventions antérieures ? Ce progrès, si l’on est sincère, doit paraître mince. L’énergie de M. de Martens, qui présidait la commission, ne suffit pas à masquer la pauvreté du résultat. Un certain nombre de vœux sur la réunion de conférences chargées de réviser la convention de Genève, de définir les droits et les devoirs des neutres, d’étudier l’inviolabilité de la propriété privée sur mer, d’établir des règles en matière de bombardement, accusaient l’impuissance des efforts déployés[10].

La nécessité d’ajouter à l’idée première du gouvernement russe, — réduction des armemens, — des articles supplémentaires avait conduit au paradoxe de faire discuter par « la conférence de la Paix » les lois de la guerre. Au contraire, il était fort légitime de soumettre à son examen des propositions destinées à prévenir l’appel aux armes. C’est à la troisième commission que revint cet examen ; et ce sont ses travaux qui présentent à la fois le plus d’originalité et d’utilité.

Ce n’est pas, à dire vrai, dans l’étude quelle lit de la médiation et dans les stipulations qui s’ensuivirent, qu’on remarque ces deux qualités. La médiation est restée, depuis la conférence, ce qu’elle était avant : un simple conseil facultatif, pour celui qui le reçoit, sans aucun degré d’obligation. On prit soin d’indiquer (art. 3) que « le droit d’offrir les bons offices ou la médiation appartient aux puissances étrangères au conflit, même pendant le cours des hostilités, et que l’exercice de ce droit ne peut jamais être considéré par l’une ou l’autre des parties en litige comme un acte peu amical. » Mais ni dans la guerre du Transvaal, ni dans la guerre russo-japonaise, cette précaution oratoire n’a suffi à provoquer l’offre d’une médiation qu’on savait devoir être mal accueillie. De même, la seule innovation de la conférence en la matière, à savoir la procédure consistant à choisir deux médiateurs au lieu d’un (art. 8), — comme, avant un duel, chaque adversaire choisit des témoins, — n’a jamais fonctionné. Au contraire, le titre III, — commissions internationales d’enquête, — peut être considéré comme le chef-d’œuvre de la conférence. Il a en effet la rare fortune d’être logiquement inattaquable et d’avoir fait ses preuves. L’idée en revient à M. de Martens[11], qui était parti de cette vue très juste que, dans bien des cas, les conflits entre États naissent de faits mal élucidés. Dans ces cas-là, il y a deux façons d’éviter la guerre : la première, c’est de gagner du temps ; la seconde, c’est d’éclaircir les causes de l’incident. Les commissions d’enquête, exclusivement « chargées d’établir les faits et d’adresser un rapport aux gouvernemens intéressés, » répondent à ce double besoin. Malheureusement, cette institution nouvelle inspirait une invincible défiance aux petites puissances qui redoutaient qu’elle ne devînt entre les mains des grandes un instrument d’intervention. Aussi le texte de M. de Martens subit-il de sensibles modifications. Il fut convenu que les commissions internationales d’enquête n’interviendraient que dans les litiges « n’engageant ni l’honneur, ni des intérêts essentiels. » Au lieu d’être obligatoires, elles furent, même dans cette hypothèse limitée, simplement « jugées utiles, » et encore n’y devait-on recourir que « en tant que les circonstances le permettraient. » Malgré ces restrictions, la « soupape de sûreté » que M. de Martens voulait introduire dans les relations internationales s’est placée au-dessus des critiques par les services qu’elle a rendus. Et nul ne doit oublier qu’au lendemain de l’incident de Hull, c’est grâce à la commission réunie à Paris sous la présidence de l’amiral Fournier qu’on a pu éviter qu’une guerre anglo-russe ne vînt se superposer à la guerre russo-japonaise.

Pour que l’arbitrage ait une valeur pratique, il faut de toute évidence qu’il soit obligatoire. Mais cette obligation même est inconciliable avec le souci légitime des États de défendre, avec toutes leurs forces, leur honneur et leurs intérêts vitaux. La note russe relative à cette question ne le dissimulait pas. « Au point de vue de la politique pratique, déclarait-elle, l’impossibilité d’un arbitrage obligatoire universel apparaît comme évidente. » Elle cherchait cependant à étendre autant que possible le principe de l’obligation, notamment à l’interprétation des traités internationaux : — conventions postales, télégraphiques, monétaires ou de chemins de fer ; conventions relatives aux fleuves ou aux canaux interocéaniques et aux câbles sous-marins ; conventions sur la propriété industrielle, littéraire, etc. Ce n’était pas là un sérieux progrès. Car, ces matières sont précisément celles où, les risques de guerre étant les moins graves, l’utilité de l’arbitrage est le moins appréciable. Si peu que ce fût, cela parut trop à certaines puissances. L’Angleterre ne voulait pas de l’arbitrage obligatoire pour les questions de câbles sous-marins. Les États-Unis n’en voulaient pas pour les questions de canaux. L’Allemagne enfin, plus nette encore, déclarait « qu’elle n’était pas en état d’accepter l’arbitrage obligatoire. » Force fut donc à la troisième commission de se rejeter sur l’arbitrage facultatif et de l’organiser de son mieux. Mais ici encore, les obstacles qu’elle rencontra réduisirent singulièrement la valeur de son œuvre. Il s’agissait pour elle de créer, dans un cadre facultatif, une institution durable à laquelle on pût toujours s’adresser. Ce devait être le rôle, utile, sinon décisif, de la « Cour permanente. » Mais cette permanence même, prévue par trois projets, un russe, un américain, un anglais, provoqua des défiances. Si la Cour était trop forte, ne deviendrait-elle pas une gêne pour les puissances ? La question étant ainsi posée, il était clair que l’impuissance de la Cour permanente serait la rançon de son existence. Un moment même, on put croire que l’Allemagne refuserait de l’accepter. Lorsqu’on eut obtenu l’adhésion de Guillaume II (28 juin), on n’en fut que plus résolu à aboutir à tout prix, — au prix même d’un affaiblissement sensible de l’institution nouvelle. C’est pour cela que la Cour, permanente de nom, cessa d’être un tribunal fixe se réunissant tous les trois mois, pour devenir une liste d’arbitres dans laquelle on choisirait des juges pour chaque cas particulier. C’est pour cela que cette liste même fut étendue outre mesure, afin de donner à ses membres une moindre autorité. C’est pour cela qu’au lieu de confier à un bureau institué à La Haye l’obligation de rappeler aux puissances en conflit l’existence de la justice arbitrale, on remit ce soin à l’ensemble des puissances qui, par crainte de se compromettre, devaient évidemment s’abstenir. Ainsi s’évanouissaient peu à peu les dispositions qui eussent pu armer le tribunal de La Haye d’instrumens efficaces. De même, en ce qui concerne la procédure, la faculté de ne pas motiver la sentence faussait le caractère de l’arbitrage qui, s’il existe, doit, suivant la formule du docteur Zorn, délégué allemand, être une sentence de droit[12].

L’Acte final fut rédigé dans le même esprit et sous l’empire des mêmes nécessités. Il ne fut en réalité qu’une table des matières, susceptible à ce titre d’être signée par tout le monde, et se référant à une série de conventions spéciales à laquelle chacune des puissances représentées avait pendant un délai de cinq mois la faculté d’adhérer. L’adhésion fut générale pour la convention d’arbitrage. Pour la convention relative à la guerre sur terre, la Chine et la Suisse s’abstinrent. Pour l’extension de la convention de Genève à la guerre maritime, tout le monde signa, mais l’Angleterre, les Etats-Unis, l’Allemagne et la Turquie sous réserves. Il était donc exagéré de parler d’un accord général. Cet accord était d’ailleurs plus limité encore dans son objet que dans son extension. Les questions étaient posées. Quelques-unes n’étaient point résolues. Beaucoup l’étaient incomplètement, le désir de s’entendre coûte que coûte ayant fait sacrifier celui de s’entendre à fond. Le renvoi, souvent énoncé, de tel ou tel problème à une conférence ultérieure, empruntait à cette circonstance un caractère symbolique. L’œuvre de la conférence n’était qu’une pierre d’attente. Les solutions définitives étaient ajournées sine die.


III

Après avoir rappelé ce que fit, — ou ce que ne fit pas, — la première conférence de La Haye, nous sommes à pied d’œuvre pour nous demander ce que pourra faire la seconde. Est-il besoin d’observer que les résultats négatifs de l’analyse qu’on vient de lire grèvent ces prévisions d’un coefficient d’incertitude ?

Sans être inscrite au programme, la question de la limitation des armemens est celle qui occupe le plus l’opinion européenne. Il va de soi qu’en ce qui la concerne les chances d’entente sont moindres aujourd’hui qu’il y a huit ans. En 1899, on était arrivé à la conférence sans avoir pris position. Aujourd’hui, ces positions sont définies. L’abstention annoncée de l’Allemagne et de l’Autriche suffit à retirer au débat tout caractère pratique, car une entente de cette sorte n’aurait de valeur qu’à condition d’être unanime. La discussion sera donc, si elle s’engage, purement platonique. Et si l’on peut en attendre qu’elle fasse connaître l’opinion des républiques sud-américaines sur les armemens de l’Europe, on n’en doit espérer aucun effet positif. Lors même que nul ne se fût abstenu d’y prendre part, les mêmes écueils, devant lesquels on recula en 1899, auraient brisé l’ardeur des délégués. A présent, comme alors, on n’aperçoit pas de commune mesure permettant d’évaluer, pour la « stabiliser, » la force militaire des États. cette force est la résultante d’une infinité d’élémens variables : situation géographique., forme du territoire, valeur et nombre des places fortes, prix de revient des armes, des munitions, des vivres, richesse du pays, nombre des habitans. Si l’on considère les budgets des puissances, où trouver une règle ? Serait-ce en établissant une proportion fixe entre le chiffre total d’un budget national et le chiffre du budget de la guerre ? Mais comment s’assurer que la proportion déclarée serait sincère ? Comment tenir compte, d’autre part, de la solidarité des différens budgets ? Il y a, en effet, des budgets civils qui ont une action directe sur la situation militaire, par exemple le budget des travaux publics ou celui du commerce. Enfin, quel contrôle instituer ? Le jurisconsulte anglais Lawrence, avec un bel optimisme, proposait naguère une commission internationale composée de représentans des puissances secondaires et des puissances neutres. Se figure-t-on ce que serait cette commission entrant partout voyant tout, pénétrant, dans chaque pays, les secrets de la défense nationale ? et où serait la sanction dont on pourrait l’armer ? A côté de ces objections générales, comment méconnaître les innombrables difficultés de détail, — difficulté de définir les troupes coloniales par rapport aux troupes métropolitaines, difficulté de distinguer les dépenses d’armement inscrites au budget extraordinaire des dépenses d’entretien inscrites au budget ordinaire, difficulté de fixer un type de canon ou de fusil pour une durée déterminée, difficulté de concilier cette fixation avec les droits des parlemens et la souveraineté des États ?

On ne peut donc nier qu’en disant publiquement que la discussion de ce problème lui semblait prématurée, inutile, voire dangereuse, le prince de Bülow n’ait dit la vérité ; et comme en politique la franchise ne va pas sans courage, on ne peut que rendre, hommage au courage dont a fait preuve le chancelier de l’Empire d’Allemagne. Il a dit ce que tout le monde pense et ce que, pour la clarté de la situation, tout le monde devrait dire. Si respectueux qu’on soit pour la généreuse illusion de sir Henry Campbell Bannerman, comment méconnaître les probabilités, disons mieux, les certitudes du lendemain ? Cette illusion comporte en effet deux risques, l’un politique, l’autre militaire. Le risque politique, c’est que, si une discussion s’ouvre à laquelle d’ores et déjà on sait que deux grandes puissances ne veulent pas prendre part, ce débat sera l’occasion de groupemens qui ranimeront la légende, apaisée, semblait-il, de « l’isolement » et de « l’encerclement : » sera-ce un bénéfice pour la paix morale de l’Europe ? Le risque militaire, c’est que cette discussion, par son échec inévitable, donnera un coup de fouet à l’activité guerrière de tous les peuples, et de ceux-là mêmes qui auront pris position en faveur de la limitation des armemens. S’agit-il de l’Angleterre ? Nous savons déjà par les discours de M. Robertson que, si la conférence n’aboutit pas, elle mettra en chantier de nouveaux cuirassés. Croit-on que la « Ligue navale allemande » n’en profitera pas pour demander une augmentation des constructions navales de l’Empire ? Qui ne sait, d’ailleurs, qu’en ce moment même, dans un pays notoirement pacifique comme l’Espagne, plus d’un homme d’Etat se félicite que le gouvernement royal ait appuyé la proposition anglo-américaine : car, remarque-t-on, lorsqu’il sera avéré que cette proposition ne peut avoir de suite, l’Espagne n’en sera que plus libre pour reconstituer sa flotte ? Il est clair au surplus que les puissances mêmes qui prendront part au débat y apporteront un extrême scepticisme. La Russie, depuis six mois, n’a cessé de répéter qu’elle le verrait s’engager avec regret. L’Italie, depuis le dernier discours de M. Tittoni, ne parait pas devoir y dépenser grande ardeur. La France y collaborera loyalement à cause de son intimité avec l’Angleterre et du succès que le pacifisme rencontre sur quelques-uns des bancs de la majorité ministérielle, mais sa confiance ne va pas plus loin. Les Etats-Unis sont liés par l’initiative qu’ils ont prise ; toutefois, depuis plusieurs semaines, ceux qui ont eu l’occasion d’approcher M. Roosevelt et son secrétaire d’Etat ont l’impression qu’ils se borneront à soutenir l’Angleterre en lui laissant le soin de « mener le jeu. » A Londres même, le premier ministre excepté, la proposition anglaise ne compte guère de partisans. M. Balfour l’a qualifiée de benevolent platitude. Qui sait si sir Henry Campbell Bannerman, gagné par le découragement que trahissait déjà son discours de Manchester, ne se décidera pas à se contenter, sans exiger une discussion à fond, de quelque formule avantageuse, analogue à celle de 1899 ? Pour tout dire d’un mot, si nous sommes assurés que le débat sur la limitation des armemens n’aboutira pas, nous sommes moins certains qu’il s’engagera ; et nous n’éprouverions nulle surprise avoir qu’il prît, à peine ouvert, la forme d’une dissertation académique, plus brève encore que celle d’il y a huit ans et d’une efficacité aussi médiocre. Quoi qu’il advienne, le résultat est connu d’avance et peut se chiffrer par zéro.

Il est vrai que l’importance prise, au regard de l’opinion, par la limitation des armemens est abusive. Le programme russe, tel qu’il est, pose des problèmes au moins aussi importans. « L’élaboration d’une convention concernant les lois et usages de la guerre sur mer, les bombardemens, la transformation des navires de commerce en navires de guerre, les droits et les devoirs des neutres, la définition de la contrebande, » constitue une tâche de premier ordre, qui, si elle était menée à bien, assurerait à la conférence de La Haye une place éminente dans l’histoire de l’humanité. Mais sur ce point encore, on ne peut se défendre de douter de son succès et de croire, de deux choses l’une : ou qu’elle renoncera à rédiger un accord international, ou qu’elle videra cet accord de sa substance et le réduira à un minimum sans utilité pratique. Elaborer une convention conforme à celle du programme russe, ce serait, d’un trait de plume, effacer des siècles d’histoire en affirmant, dans les guerres maritimes, la suprématie du droit sur l’intérêt et sur la tradition. Ce serait aussi effacer les différences géographiques résultant de la nature des choses en y superposant une unité juridique artificielle. Est-il probable, est-il possible qu’on y réussisse ? Si, pendant quatre cents ans, les puissances continentales n’ont pu se mettre d’accord avec l’Angleterre, puissance insulaire, sur les règles applicables à la guerre maritime, il faut penser que ce désaccord a une base profonde et durable. Une puissance, dont toute la force militaire réside dans sa flotte ; dont le commerce, par son extension, est plus menacé que celui d’aucune autre ; qui, pour cette raison même, s’est assuré dans toutes les mers des points de relâche et d’appui, a nécessairement d’autres intérêts que les pays dont l’armée de terre est la principale défense, dont la flotte de guerre a une moindre importance, dont le commerce est plus continental que maritime, dont l’expansion coloniale est plus récente et moins complète. Il faudrait abolir cette divergence pour arriver à La Haye à un résultat positif. Il faudrait que le mot de Michelet : « L’Angleterre est une île. Et cela explique toute son histoire, » cessât d’être vrai. Ou encore, il faudrait que la Grande-Bretagne, immolant son intérêt sur l’autel du droit international, oubliât les leçons de son passé et les exigences de son avenir. A poser ainsi le problème, on hésite à espérer qu’il puisse être résolu. L’hésitation augmente lorsque, passant du général au particulier, on examine les points principaux du programme sommaire proposé par la Russie à l’examen de la conférence[13].

Considérons, par exemple, la question de la propriété privée des belligérans dans les guerres maritimes. Qui ne voit que, si cette propriété devient inviolable, la flotte anglaise perd tout moyen d’exercer contre un adversaire continental cette action décisive qui, en rendant la continuation de la guerre plus onéreuse que sa cessation, imposera la paix à cet adversaire ? Un pays continental peut perdre sa flotte et voir bombarder ses côtes, sans se sentir atteint dans ses forces vitales. Au contraire, la destruction de sa marine de commerce et l’interruption de son commerce le frappent au cœur de sa puissance économique. Supprimez le droit de capture, vous réduisez la guerre maritime à n’être que la préface de la guerre terrestre ; en d’autres termes, vous donnez une garantie contre les puissances insulaires à celles qui ne le sont pas. Et quand les premières, à tort ou à raison, se croient assurées, suivant l’expression de M. Robertson, de la « suprématie navale, » vous leur demandez, en les invitant à renoncer au droit de capture, de briser leurs armes : elles n’y peuvent consentir. De cette nécessité résultent également les règles applicables aux neutres. Si une puissance, telle que l’Angleterre ou le Japon, estime qu’elle peut se rendre maîtresse de la mer, son intérêt exige qu’elle apporte au commerce des neutres avec les belligérans le maximum de restrictions. Relisez l’histoire de l’Angleterre : vous y trouverez à chaque guerre la vérification de cette loi de sens commun. Dira-t-on qu’en signant la Déclaration de Paris de 1856, elle a renoncé à ses prétentions, puisqu’elle a souscrit au principe que « le pavillon couvre la marchandise ? » À cette objection, on peut répondre que, d’une part, l’abolition de la course, c’est-à-dire du plus grand péril qu’ait jamais connu le commerce anglais, compensait largement le sacrifice consenti par les plénipotentiaires britanniques ; que surtout ce sacrifice est singulièrement atténué par ce fait que la Déclaration de Paris n’a pas le même sens en Angleterre qu’en France ; que les mots « pavillon neutre » et « marchandise neutre » prennent à Londres une signification toute spéciale ; qu’enfin la « contrebande de guerre » est l’objet de la part de l’Angleterre d’une interprétation unilatérale, variant suivant les cas et suivant les besoins, aux termes (l’Orders in Council qui ne se piquent point de traduire une doctrine mais de servir des intérêts[14].

Si l’on compare les méthodes anglaises aux méthodes continentales, on constate que l’Angleterre s’accommode de la Déclaration de Paris parce qu’elle restreint la notion de la propriété neutre pour élargir celle de la propriété ennemie. Le système anglais n’a rien de théorique ; il est essentiellement réaliste. La nationalité des navires, la nationalité des propriétaires ne sont pas pour lui des élémens suffisans de décision. Est ennemi, malgré le pavillon neutre, tout vaisseau appartenant à un neutre domicilié en territoire ennemi, tout vaisseau « incorporé » dans la navigation ou dans le commerce de l’ennemi. Il en va de même pour les marchandises neutres. Pourquoi ? Parce que l’Angleterre, si elle est belligérante, ne peut pas trouver pour son colossal commerce refuge sur les vaisseaux neutres ; parce que, si elle est neutre, elle dispose d’une force militaire dont la simple menace lui permet d’exiger des belligérans un traitement de faveur. Ici encore, par conséquent, elle est dans une situation spéciale qui lui déconseille de souscrire à des règles générales. Passons-nous à la contrebande de guerre, c’est-à-dire à ce qui, dans le commerce neutre, n’est pas couvert par le pavillon, nous remarquons que, d’une part, l’Angleterre revendique le droit de dire, en chaque occasion, ce qui est contrebande, que, d’autre part, presque toujours, elle étend arbitrairement la liste des objets de contrebande. La liste de « contrebande absolue » comprend chez elle des articles qui, sur le continent, ne sont pas considérés comme susceptibles de confiscation. La liste de « contrebande conditionnelle » est indéfiniment élastique par simple décision de la couronne. C’est pourquoi l’Angleterre n’a jamais accepté de négocier un accord sur la définition de la contrebande de guerre. Son avantage est de ne pas se lier les mains. Elle a donc sauvegardé sa liberté. Pareillement, en ce qui concerne les devoirs des neutres, elle les a toujours entendus dans un sens restrictif. Alors que la doctrine française ne limite pas la durée du séjour du vaisseau belligérant dans le port neutre, n’interdit ni ne limite la vente du charbon par le neutre, la doctrine anglaise, — sur laquelle s’est calquée en 1905 la doctrine japonaise, — Rome le séjour à vingt-quatre heures et n’autorise la vente que de la quantité de charbon nécessaire pour rejoindre le port le plus proche. Pourquoi ? Parce que l’Angleterre est la puissance la plus riche en points d’appui et en dépôts de charbon, et que, toujours sûre par conséquent de pouvoir se réapprovisionner chez elle, elle a tout profit à défendre à ses adversaires éventuels de se réapprovisionner chez les neutres. C’est là une exigence utilitaire, sur laquelle les argumens juridiques n’ont pas de prise. Par quels artifices pourrait-on, dans ces conditions, arriver à l’unité de doctrine que supposerait la conclusion d’un accord international ?

Certaines personnes, — parmi lesquelles il faut, croyons-nous, placer des membres de la délégation française à la conférence de La Haye, — répondent à ces raisons d’expérience par un argument qui ne manque ni de finesse, ni de sérieux, mais dont il ne faut pas, semble-t-il, s’exagérer la valeur. On ne peut pas, disent-elles, juger du présent par le passé. En effet, la situation relative des puissances sur mer s’est beaucoup modifiée depuis un quart de siècle. Il y a des marines de guerre nouvelles. L’Angleterre n’est plus la souveraine indiscutée des océans. Elle peut donc considérer que ses intérêts ont changé en même temps que sa situation, et trouver avantage à abandonner une partie de ses anciennes prétentions pour obtenir des garanties susceptibles, à l’occasion, de n’être pas moins précieuses pour elle que pour d’autres. En revanche, les puissances continentales, si l’Angleterre est disposée à faire quelques concessions, peuvent en consentir aussi, car les règles anglaises, élaborées en vue d’une marine forte et d’un commerce prospère, sont devenues, pour elles aussi, avantageuses. De ces concessions réciproques un accord ne sortira-t-il pas ? Sans prétendre préjuger l’issue des travaux de la conférence, nous pensons que cet espoir est un peu téméraire. Qu’il y ait de nouvelles marines de guerre, dont quelques-unes, notamment la marine allemande, sont de grande valeur, chacun le sait ; mais on sait aussi que les hommes d’Etat anglais déclarent que la flotte britannique reste supérieure à la flotte allemande, même unie à une autre, fût-ce la plus considérable de celles qui existent actuellement : c’est ce qu’on appelle à Londres le principe du two power standard. Il est d’autre part évident que si, — ce qu’à Dieu ne plaise ! — éclatait une conflagration générale, l’Angleterre aurait avec elle, et non contre elle, deux flottes de premier ordre, la flotte japonaise et la flotte française. Elle est donc en droit de se considérer toujours comme maîtresse des mers ; et dès lors, on ne peut soutenir qu’une modification de sa situation se soit produite qui implique un changement dans ses intérêts. Il reste enfin deux argumens de fait qui militent contre l’hypothèse d’une convention relative à la guerre maritime acceptée par l’Angleterre. Le premier, c’est qu’en 1890, son plénipotentiaire, sir Julian Pauncefote, s’est énergiquement opposé à tout ce qui, même indirectement, aurait réglementé les usages applicables aux guerres navales. Le second, c’est qu’en répondant à l’invitation de la Russie du 3 avril 1906 et à la mission de M. de Martens, elle a, — et le Japon avec elle, — expressément déclaré qu’elle se réservait, dans la conférence prochaine, de « s’abstenir de discuter toutes les questions mentionnées dans le programme russe qui ne lui paraîtraient pas devoir mener à un résultat pratique. » A quoi cette réserve s’applique-t-elle, si ce n’est aux lois de la guerre maritime ? Tout en souhaitant qu’un accord intervienne, tout en reconnaissant que l’entente cordiale permet à la France d’y travailler avec une liberté d’esprit qu’elle n’avait pas autrefois, on est donc obligé de conclure que cet accord est improbable, ou que, du moins, les difficultés qu’il rencontrera ne sont pas sensiblement inférieures à celles qui, jusqu’ici, l’ont empêché de s’établir.

Il semble par suite que ce soit en dehors du droit maritime comme en dehors de la limitation des armemens que la conférence devra chercher les élémens d’une œuvre pratique. Le programme russe vise les complémens à apporter à la convention de 1899 relative aux lois et coutumes de la guerre sur terre. On se heurtera, dans cet ordre d’idées, aux mêmes obstacles qu’il y a huit ans, notamment au conflit d’intérêts qui oppose les petites puissances aux grandes. Peut-être, d’ailleurs, avant de songer à compléter la convention dont, il s’agit, devrait-on s’assurer qu’elle est respectée. Or, les règlemens en vigueur dans certaines armées européennes contredisent sur plus d’un point ses dispositions. Si l’on se reporte à la publication officielle allemande de 1902 intitulée : Kriegsbrauch un Landkriege, on constate que ce document, postérieur de trois ans à la convention de La Haye que l’Allemagne a signée, ou ignore cette convention et s’abstient de la mentionner, ou même en prend le contre-pied. Bien plus, il ressort de ce texte que, pour l’état-major allemand, le droit de la guerre « n’est pas une loi écrite mise en vigueur par des traités internationaux. » Alors, qu’est-ce que l’Acte final de La Haye ? Et à quoi sert-il ? Et surtout, que représente-t-il pour les généraux allemands ? C’est là une question qu’il vaudrait la peine de poser. La posera-t-on ? C’est douteux[15].

La Russie se préoccupe d’autre part de « l’ouverture des hostilités. » Il est clair que, ce faisant, elle pense aux conditions dans lesquelles s’engagea la guerre russo-japonaise, c’est-k-dire sans déclaration préalable, à la suite, purement et simplement, de la rupture diplomatique. Mais ici encore il est fort improbable qu’on puisse s’entendre. La France en 1870, la Russie en 1877, ont « déclaré » la guerre ; mais l’Angleterre a toujours soutenu que cette formalité n’est pas indispensable et que, les relations diplomatiques une fois rompues, les hostilités peuvent commencer sans autre notification. On doit aussi examiner à La Haye la question du renouvellement de la déclaration de 1899 proscrivant l’emploi des ballons pour le jet des projectiles. Cette déclaration qui ne valait que pour cinq ans est en effet périmée depuis le 1er janvier 1905. Mais à l’heure même où toutes les armées étudient et développent le rôle militaire des aérostats, il est douteux que l’on consente à le limiter par un engagement général. La même raison, qui empêchait naguère l’accord de s’établir contre les torpilleurs, sous-marins s’opposera sans doute au renouvellement de l’accord contre les ballons. Du moment que les armemens ne sont pas limités, comment un pays se priverait-il des avantages qu’il espère devoir à l’ingéniosité de ses savans et de ses ingénieurs ? La guerre terrestre n’offre donc pas à l’entente un terrain beaucoup plus favorable que la guerre maritime. Et il serait surprenant que la conférence pût arrêter à son endroit des dispositions nouvelles d’un intérêt vraiment pratique[16].

Reste le premier chapitre du programme russe : « améliorations à apporter aux dispositions de la convention relative au règlement pacifique des conflits internationaux en ce qui regarde la cour d’arbitrage et les commissions internationales d’enquête. » C’est, on s’en souvient, dans cet ordre d’idées que la première conférence avait le plus heureusement innové. C’est dans cet ordre d’idées encore que la seconde pourra le mieux exercer son action. Pour la cour d’arbitrage, on a vu que ce qui lui manque le plus, c’est la permanence et l’obligation, — même limitées. Pour la permanence, il serait sage de revenir aux projets primitifs qui prévoyaient des sessions régulières et des rappels aux puissances en conflit par les soins d’un bureau administratif. Pour l’obligation, qu’il ne saurait s’agir de généraliser, on peut songer du moins à une extension, notamment à l’égard de l’interprétation des traités internationaux. Sans doute ces traités (postes, télégraphes, chemins de fer, etc.), même quand ils sont l’occasion de controverses, ne comportent pas de risques de guerre. Et, partant, la décision arbitrale est à leur égard d’une utilité accessoire. Mais on peut estimer qu’il y a avantage à introduire dans la pratique internationale, si modestement que ce soit, la notion de l’arbitrage obligatoire. On peut aussi, pour la médiation, substituer à la formule qui dit qu’elle ne sera jamais considérée comme un acte peu amical, une définition plus positive, qui l’impose comme un devoir ou la recommande du moins avec précision. On peut surtout réviser dans le même sens les textes relatifs aux commissions d’enquête. L’expérience a lavé cette institution des défiances qu’elle avait d’abord éveillées ; elle a prouvé sa valeur politique et humaine ; il sera donc très naturel qu’on s’applique à la développer. Elle est, de toutes les « garanties de paix, » la plus simple et souvent la plus efficace. Tout progrès qu’elle réalisera aura son prix. Et si, par une procédure simplifiée, on arrive à la faire jouer en quelque sorte mécaniquement, on diminuera les risques de guerre dans la mesure où, faute de ce calmant, la nervosité de l’opinion les crée ou les aggrave[17].


Après les explications échangées, les réserves énoncées et acceptées, il n’est pas à craindre, semble-t-il, que de graves conflits éclatent à La Haye. A supposer, toutefois, qu’ils deviennent probables ou possibles, ce serait le rôle de la France d’essayer de les prévenir en faisant, à défaut de la politique du plus grand bien, celle du moindre mal. Pour cela, il importe d’apporter dans les délibérations un mélange de scepticisme et de loyauté : — de scepticisme, car il serait dangereux de croire à un succès complet, alors que, dans le débat sur les armemens terrestres, l’Allemagne et l’Autriche s’abstiendront et que, dans celui qui s’ouvrira sur les guerres navales, l’Angleterre, vraisemblablement, se retirera ; — de loyauté, car la mauvaise humeur, l’ironie, la surenchère deviennent, appliquées à de certains problèmes, un crime contre l’humanité. En présence de cette situation délicate, l’opinion française trouve un réconfort dans l’étude de la première conférence et de la place qu’y ont tenue nos représentans. Sans y sacrifier nos intérêts positifs à un idéalisme imprudent, ils ont mis au service d’une entente, même théorique, leur droiture, leur science et leur souplesse. Ils furent, en plus d’une circonstance, — : suivant l’expression dont s’est servi un jour le regretté président de la conférence, M. de Staal, mort l’an passé, — les « sauveurs » de la négociation. Et si des échecs pénibles ont été évités au prix de transactions souvent insuffisantes, mais toujours honorables, c’est à M. Léon Bourgeois qu’à plusieurs reprises en revint l’honneur[18] Ce n’est point pécher par pessimisme que de conclure que, dans les semaines qui viennent, on aura besoin de recourir aux mêmes expédiens que naguère. Pour être plus positif que le premier, le programme de 1907 n’en est pas moins délicat. On a vu pour quelles raisons, sur ses articles essentiels, un accord précis semble impossible. Il n’en faudra que plus d’ingéniosité pour trouver les formules propres aux adhésions théoriques qui, si elles n’épuisent pas le désaccord, l’atténueront en le masquant. Comme le disait M. de Martens, une tentative de ce genre vaut par son intention avant de valoir par ses actes. Souhaitons que les actes ne soient pas trop inégaux aux intentions, et qu’aux intérêts en lutte on puisse offrir, sinon la certitude prochaine, au moins l’espoir d’ententes possibles. Mais ne cédons pas, surtout en France, aux illusions, voulues ou non, qui attendent de la conférence de La Haye un ordre international nouveau. Ne cherchons pas en elle une excuse à un relâchement de nos forces militaires. Saluons avec gratitude ce qu’elle fera, — ce qu’elle peut faire, — pour accroître, en vue des conflits à venir, les chances de solutions pacifiques ; pour diminuer par conséquent les risques de guerre. Mais n’oublions pas que, selon le mot de M. Roosevelt, si la guerre est un mal, elle n’est pas le plus grand mal et que, pour les peuples, le seul qui soit irréparable, c’est de devenir, matériellement et moralement, incapable de l’envisager comme une possibilité normale.

La conférence de La Haye cherchera à fortifier la justice : c’est son droit et c’est son devoir. Elle ne substituera pas la justice à la force. Après comme avant, ce sera dans leur puissance militaire que les peuples trouveront la sauvegarde de cet idéal, dont les racines plongent dans le passé, dont la cime s’épanouit dans l’avenir, et qui s’appelle la patrie.


André Tardieu.
  1. « Le maintien de la paix générale et une réduction possible des armemens excessifs qui pèsent sur toutes les nations se présentent dans la situation actuelle du monde entier comme l’idéal auquel devraient tendre tous les efforts de tous les Gouvernemens. »
  2. La procédure de l’adhésion était fixée par le texte suivant : « Les représentans à la deuxième Conférence de la paix des États signataires de la convention de 1899 relative au règlement pacifique des conflits internationaux, dûment autorisés à cet effet, sont tombés d’accord que, dans le cas où les États qui n’avaient pas été représentés à la première Conférence de la paix, mais qui ont été convoqués à la Conférence actuelle, notifieraient au Gouvernement néerlandais leur adhésion à la convention susmentionnée, ils seraient aussitôt considérés comme y ayant accédé. » Ce texte ne visait que la Convention relative à l’arbitrage, parce que c’était la seule pour laquelle la Conférence de 1899 eût prévu une accession « fermée, » subordonnée à des négociations, au lieu d’une accession « ouverte, » libre pour tous. L’accession prévue par la Russie a eu lieu hier, 14 juin, dans une séance préliminaire.
  3. La doctrine de Drago, qui a fait dans le Nouveau Monde l’objet de nombreuses controverses, a pour objet de déclarer que les puissances européennes n’ont pas le droit de récupérer par la force les dettes contractées vis-à-vis d’elles ou de leurs nationaux par les républiques sud-américaines.
  4. Dans son numéro du 1er mars.
  5. La circulaire Tittoni n’eut aucune suite. Le gouvernement italien ne la retira point. Il se contenta de n’en plus reparler.
  6. Voici le passage essentiel de ce discours : « Dès son arrivée au pouvoir, le gouvernement actuel a jugé qu’il devait soumettre à la Conférence la question de la réduction des armemens. Nous avions espéré que les grandes puissances, y compris l’Allemagne, estimeraient qu’il leur était possible de prendre part à cette discussion. Aujourd’hui, nous savons qu’elle aura lieu sans la participation de l’Allemagne, et nous ne dissimulons pas notre profond désappointement. Il aurait été probablement impossible de trouver une formule acceptable pour tous. Mais nous avions l’espoir d’arriver à l’adoption de mesures impliquant une confiance mutuelle qui, plus tard, auraient porté leurs fruits et permis de réduire considérablement l’excessif, l’intolérable fardeau des armemens, qui est le fléau de l’Europe. Je ne désespère pas encore de faire quelque chose, mais ce sera beaucoup plus difficile. »
  7. Il convient de remarquer que, excepté pour la question de la limitation des armemens, aucun échange de vues préliminaires sur les articles du programme russe n’a eu lieu entre les grandes puissances.
  8. Pour l’histoire de la première conférence, voyez Van Dachne van Varick : Actes et documens relatifs au programme de la Conférence de la paix (La Haye, Martinus Nighoff, 1899) ; Documens diplomatiques, publiés par le ministère des Affaires étrangères français (Paris, 1899) ; Procès-verbaux, rapports et documens communiqués aux membres de la Conférence ; W. Stead, la Chronique de la Conférence de la paix (La Haye, 1901) ; et surtout l’excellente étude historique et critique publiée dans la Revue générale de droit international public, par M. de Lapradelle, professeur à l’Université de Grenoble (novembre-décembre 1899. Pédone, Paris).
  9. Pour ces dernières, la Conférence adopta une déclaration prohibitive. Mais l’Angleterre et les États-Unis refusèrent de la signer.
  10. Les textes adoptés à La Haye ne sont d’ailleurs pas respectés par toutes les puissances. Voyez plus loin, p. 829.
  11. Voyez F. de Martens, North American Review, nov. 1899.
  12. L’Acte final de La Haye (Convention sur l’arbitrage, articles 52 et 55) comporte le jugement motivé. Mais comme l’article 30 porte que les règles de procédure fixées par la Convention ne sont applicables que « en tant que les parties ne sont pas convenues d’autres règles, » l’ensemble de la procédure adoptée par la conférence demeure purement facultatif.
  13. Voir à ce sujet l’excellent volume de M. Charles Dupuis, professeur à l’École libre des Sciences politiques : le Droit de la guerre maritime, d’après les doctrines anglaises contemporaines (Paris, Pédone, 1899).
  14. Un order in council de 1807 précise nettement la tradition anglaise. Il est conçu comme il suit : « Sa Majesté se trouve forcée de prendre de nouvelles mesures pour établir et maintenir ses justes droits et pour conserver cette puissance maritime que, par les faveurs spéciales de la Providence, elle tient de la valeur de son peuple et dont l’existence n’est pas moins essentielle au bonheur du genre humain qu’elle ne l’est à la sûreté et à la prospérité des États de Sa Majesté. » (Cf. Travers Twiss, le Droit des gens, t. II.)
  15. Les contradictions entre le règlement allemand et la Convention de La Haye ont été parfaitement mises en lumière dans une remarquable étude de M. Mérighnac, professeur à l’Université de Toulouse (Revue générale de droit international public mars-avril 1907).
  16. La conférence se trouve presque complètement déchargée de l’étude de la dernière question inscrite au programme russe : « complémens à apporter à la Convention de 1899 pour l’adaptation à la guerre maritime des principes de la Convention de Genève de 1864 » par suite de la signature en 1904 d’une convention spéciale relative aux navires-hôpitaux.
  17. Parmi les questions non inscrites au programme que pourrait examiner la conférence, M. Van Daehne van Varick, auteur de plusieurs travaux sur l’Acte final de 1899, indique une « Convention relative à la protection des capitaux empruntés par les États étrangers. » (Cf. le Droit financier international devant la conférence de La Haye, La Haye, 1907.)
  18. Toutes les questions relatives au programme de la conférence de La Haye ont d’ailleurs été minutieusement étudiées en ce qui concerne la France par une commission interministérielle qui a tenu au quai d’Orsay dix séances. Cette commission comprenait MM. Léon Bourgeois et Louis Renault, plénipotentiaires de France à la conférence, M. Georges Louis, directeur des Affaires politiques et commerciales au ministère des Affaires étrangères, le général Amourel, le contre-amiral Arago, MM. Chapsal, directeur au ministère du Commerce : Fontaine, directeur au ministère du Travail ; Fromageot, avocat à la Cour d’appel ; de Loynes, secrétaire d’ambassade de première classe. Ce dernier remplissait les fonctions de secrétaire. La commission était présidée, soit par M. Bourgeois, soit par M. Louis.