La Conquête de l’Algérie - Le Gouvernement du général Bugeaud/01

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La Conquête de l’Algérie - Le Gouvernement du général Bugeaud
Revue des Deux Mondes3e période, tome 84 (p. 763-796).
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LA
CONQUÊTE DE L'ALGERIE

LE GOUVERNEMENT DU GENERAL BUGEAUD

I.
L’OFFENSIVE CONTRE ABD-EL-KADEB. — OCCUPATION DE MASCABA.


I

La nomination du général Bugeaud au gouvernement de l’Algérie fut d’abord accueillie, de l’autre côté de la Méditerranée, avec surprise, et sinon avec mécontentement, on peut dire assurément sans faveur. L’ancienne hostilité du général contre la conquête, surtout le souvenir fâcheux du traité de Tafna, ne le recommandaient pas à la sympathie des colons, et laissaient même, parmi les militaires, à l’exception de ceux qui avaient combattu sous ses ordres à la Sikak, une certaine inclination à la défiance. Instruit de cette disposition générale des esprits, le maréchal Soult, président du conseil et ministre de la guerre, se hâta d’expédier en Algérie la dépêche suivante, avec l’ordre de lui donner la plus grande publicité possible : « Le général Bugeaud ne tardera pas à partir pour Alger. On ne doit pas inférer de sa nomination que l’occupation sera restreinte ; la campagne qui doit s’ouvrir au printemps prouvera le contraire. »

Aussi, dès son débarquement, le 22 février 1841, en prenant la direction des affaires auxquelles l’ancien chef d’état-major du maréchal Valée, le général Schramm, avait pourvu depuis un mois par intérim, le premier soin du nouveau gouverneur fut-il d’éclairer et de ramener à lui l’opinion par des déclarations dont la franchise devait lever tous les doutes chez les esprits droits et raisonnables.

« Habitans de l’Algérie, disait-il dans une proclamation à la population civile, à la tribune comme dans l’exercice du commandement militaire en Afrique, j’ai fait des efforts pour détourner mon pays de s’engager dans la conquête absolue de l’Algérie. Je pensais qu’il lui faudrait une nombreuse armée et de grands sacrifices pour atteindre le but ; que, pendant la durée de cette vaste entreprise, sa politique pourrait en être embarrassée, sa prospérité intérieure retardée. Ma voix n’était pas assez puissante pour arrêter un élan qui est peut-être l’ouvrage du destin. Le pays s’est engagé, je dois le suivre. J’ai accepté la grande et belle mission de l’aider à accomplir son œuvre ; j’y consacre désormais tout ce que la nature m’a donné d’activité, de dévouement et de résolution. Il faut que les Arabes soient soumis, que le drapeau de la France soit seul debout sur cette terre d’Afrique. Mais la guerre, indispensable aujourd’hui, n’est pas le but. La conquête serait stérile sans la colonisation. Je serai donc colonisateur ardent, car j’attache moins de gloire à vaincre dans les combats qu’à fonder quelque chose d’utilement durable pour la France… Formez donc de grandes associations de colonisateurs ; mon appui, mon zèle de tous les instans, mes conseils d’agronome, mes secours militaires, ne vous manqueront pas. L’agriculture et la colonisation sont tout un. Il est utile et bon, sans doute, d’augmenter la population des villes et d’y créer des édifices ; mais ce n’est pas là coloniser. Il faut d’abord assurer la subsistance du peuple nouveau et de ses défenseurs que la mer sépare de la France ; il faut donc demander à la terre ce qu’elle peut donner… »

Aux militaires, il disait : « Soldats de l’armée d’Afrique, le roi m’appelle à votre tête. Un pareil honneur ne se brigue pas, car on n’ose y prétendre ; mais si on l’accepte avec enthousiasme pour la gloire que promettent des hommes comme vous, la crainte de rester au-dessous de cette immense tâche modère l’orgueil de vous commander. Vous avez souvent vaincu les Arabes, vous les vaincrez encore ; mais c’est peu de les faire fuir, il faut les soumettre… La campagne prochaine vous appelle de nouveau à montrer à la France ces vertus guerrières dont elle s’enorgueillit… Je serai attentif à ménager vos forces et votre santé… C’est par des soins constans que nous conserverons nos soldats. Notre devoir, l’humanité, l’intérêt de notre gloire, nous le commandent également. Soldats ! à d’autres époques, j’avais su conquérir la confiance de plusieurs des corps de l’armée d’Afrique ; j’ai l’orgueil de croire que ce sentiment sera bientôt général, parce que je suis bien résolu à tout faire pour la mériter. Sans la confiance dans le chef, la force morale, qui est le premier élément de succès, ne saurait exister. Ayez donc confiance en moi, comme la France et votre général ont confiance en vous. »

Tandis que ces proclamations, affichées au coin des rues, dans tous les carrefours, étaient lues avec satisfaction par la foule civile et militaire, dans le palais du gouvernement, l’intérêt grandissait encore ; car c’était le gouverneur lui-même, qui, avec sa verve originale et franche, développait devant les fonctionnaires assemblés les idées qu’il n’avait pu que résumer pour le dehors. A dater de cette première épreuve, on peut dire que le gouverneur était assuré d’avoir conquis, à très peu d’exceptions près, son public ; mais parmi ces rares exceptions, il y en avait une qui était considérable et avec laquelle il était indispensable de compter. « Il y a ici, disait, au mois d’octobre 1840, le capitaine de Montagnac, un général qui est tous les généraux d’Afrique, c’est Changarnier ; sa réputation va toujours grandissant, et bientôt la terre ne sera plus assez vaste pour le contenir. » Dans ces deux phrases, il n’y a pas un mot de trop ; c’est l’expression de la réalité même. Accoutumé, sous l’autorité confiante du maréchal Valée, à tout régler militairement, à tout entreprendre, atout exécuter, à tout faire, Changarnier s’était créé, dans cette campagne de 1840, une situation sans égale. L’orgueil qui le dévorait et dont ses mémoires inédits, s’ils sont jamais publiés intégralement, révéleront au lecteur étonné l’incommensurable excès, ne lui permettait pas de se ranger, de s’incliner sans protestation, sinon sans révolte, sous la main ferme et décidée d’un général qui voulait être, de fait comme de droit, le commandant en chef. Aussi, dès la première heure, Changarnier saisit-il l’occasion de prendre, vis-à-vis du général Bugeaud, une attitude, non pas d’insubordination déclarée, mais de désapprobation intérieure et de résistance morale.

En recevant, le jour même de son arrivée, les généraux présens à Alger, le gouverneur venait de les avertir qu’au printemps il allait employer leur « audace en dehors du petit cercle où on l’avait trop longtemps cloîtrée. » — « Nous vous remercions de cette promesse, mon général, répondit aussitôt Changarnier, mais nous y comptions d’avance. Quand Alger était occupé par quelques milliers d’hommes, leurs sorties ne dépassaient pas la Chiffa ; à mesure que l’effectif s’est élevé, la guerre s’est étendue. Maintenant que M. le maréchal Valée a occupé Médéa et Miliana, et en a fait des places de dépôt, il vous sera facile de la porter plus loin avec l’augmentation de forces qu’on vous envoie, quand nous avons déjà bien réduit celles d’ Abd-el-Kader. » Ce n’était qu’une escarmouche ; mais la preuve de l’antagonisme était faite. Ni d’un côté ni de l’autre on ne cherchait d’ailleurs à rompre ; Changarnier tenait à gagner d’abord sa troisième étoile, et le gouverneur, qui connaissait les mérites aussi bien que les défauts de son lieutenant, ne voulait pas écarter trop tôt du service d’Afrique un véritable homme de guerre.

Après avoir embrassé d’un coup d’œil l’ensemble des affaires, accompagné du général de Tarlé, chef d’état-major, des généraux Changarnier, Duvivier, Baraguey d’Hilliers, des commandans de l’artillerie et du génie, le gouverneur fit une course rapide à Blida, puis de retour à Alger, où il avait appelé d’Oran le général de La Moricière, il arrêta, de concert avec lui, le 27 février, ses vues pour la campagne prochaine. Il y avait déjà plus d’un mois que, le 21 janvier, à Paris, il les avait fait connaître au ministre de la guerre.

On savait que depuis les premières opérations du maréchal Clauzel contre Mascara et Tlemcen, Abd-el-Kader, sans négliger ces deux villes dont la possession était pour lui d’un intérêt surtout politique, avait reculé beaucoup plus loin ses établissemens militaires et très judicieusement établi sur la limite du Tell et des Hauts-Plateaux sa base d’opérations, de manière à maintenir au nord sa domination sur le pays cultivable et à la propager en même temps au sud à travers les vastes espaces de la région pastorale. Ainsi s’étaient élevés du sud-ouest au nord-est les établissemens de Sebdou, Saïda, Takdemt, Taza et Boghar. D’après ces données, le général Bugeaud avait réglé son plan : c’était dans l’ouest que devait être porté le grand effort de la campagne. Il n’avait pas encore apprécié le profit que pouvait rapporter l’occupation de Médéa et de Miliana.

Un officier du génie, le général de Berthois, avait proposé d’entourer d’un fossé de 10 kilomètres de développement la première de ces places. « Tout cela est chimérique, écrivait à ce propos le gouverneur au ministre de la guerre ; il faut se borner à y avoir une petite garnison ayant, en outre de ses provisions, un mois de vivres pour une colonne agissant tout autour. Miliana est peut-être plus difficile encore à approvisionner ; je suis plus convaincu que jamais des immenses inconvéniens de son occupation ; certainement je me garderais de l’occuper si c’était à faire. Je n’occuperais pas même Médéa. Je raserais ces deux villes et je partirais de Blida pour faire mes excursions. » Mais, enfin, les deux places existaient ; il ne fallait plus chercher qu’à en tirer un parti quelconque.

« Les colonnes partant de Médéa et de Miliana, disait, dès le mois de janvier, le général Bugeaud, ne peuvent aller bien loin ; elles ne peuvent faire que des incursions passagères qui n’obtiennent que des résultats presque insignifians, sauf la destruction de quelques moissons. Elles laisseraient à l’ennemi la libre jouissance de l’ouest et de ses dépôts. Il faut viser à quelque chose de plus décisif. Je crois, depuis longtemps, que c’est dans la province d’Oran qu’on peut lui porter les plus rudes coups, parce que c’est de là qu’il lire ses principaux moyens en hommes et en tributs. Si l’effectif était suffisant, je voudrais occuper Mascara avec 6,000 hommes d’infanterie, les Douair et les spahis ; une colonne de 4,000 hommes serait disponible à Mostaganem, place qui deviendrait la base d’opérations et de ravitaillement de la colonne de Mascara. » Cependant, avant l’occupation de Mascara, une opération préliminaire lui paraissait indispensable, la destruction des magasins et des ateliers établis par Abd-el-Kader à Takdemt.

Par un heureux accord, qui ne devait pas durer toujours, les idées du général Bugeaud se trouvaient être exactement celles du général de La Moricière, de sorte que celui-ci rentra satisfait à Oran et se mit à disposer tout pour l’exécution du programme convenu. Par un concert non moins heureux, le ministre de la guerre s’y associa pareillement et ne marchanda pas les envois de troupes au gouverneur. L’effectif de l’armée d’Afrique, au 1er janvier 1841, était de 61,374 Français et de 3,648 indigènes ; la moitié à peu près de cet effectif était cantonné dans la province d’Alger ; le surplus était réparti presque également entre les provinces d’Oran et de Constantine. Au nombre des renforts qui élevèrent, dès le mois de mai, le total de l’armée au chiffre de 78,000 hommes, il faut noter le 6e léger, le 56e de ligne, et surtout cinq des dix bataillons de chasseurs à pied, créés tout récemment sur le modèle du bataillon de tirailleurs de Vincennes, qui avait brillamment fait ses débuts en Afrique l’année précédente.

Avant d’engager la série des opérations qui devaient s’attaquer à la puissance d’ Abd-el-Kader dans le Titteri comme dans le beylik d’Oran, le gouverneur voulut donner lui-même ses instructions au général de Négrier, qui venait de remplacer à Constantine le général Galbois. Son voyage fut rapide. Parti d’Alger le 7 mars, il était rentré le 18. Inflexible dans l’application de ses principes de guerre, il avait condamné les deux tiers des postes retranchés qui s’étaient multipliés dans la grande province de l’est ; Ghelma, Smendou, El-Arouch au nord, Sétif à l’ouest, furent seuls épargnés. Pendant son absence et d’après ses ordres, le général Baraguey d’Hilliers avait fait évacuer le camp du Fondouk à l’extrémité orientale de la Métidja.

A la fin de mars, tout était prêt pour l’entrée en campagne. Le premier dessein du gouverneur était de ravitailler, ce n’est pas assez dire, de bourrer de vivres et de munitions Médéa et Miliana, afin d’assurer, non pas seulement la vie et la défense de leurs garnisons, mais encore et surtout l’action et la mobilité des colonnes qu’il avait décidé d’en faire sortir. C’est ainsi que, pendant les neuf derniers mois de l’année 1841, il n’y eut pas moins de seize convois de ravitaillement, neuf pour Médéa, sept pour Miliana.

La difficulté cependant n’était pas médiocre, car les moyens de transport étaient notoirement insuffisans. Depuis que le général Bugeaud, dans ses campagnes de 1836 et de 1837, avait proscrit les lourds charrois, et substitué autant que possible aux bêtes de trait les bêtes de somme, il aurait fallu que l’administration militaire eût augmenté et surtout maintenu à un chiffre élevé le nombre de celles-ci en conséquence. Or, au printemps de 1840, elle avait bien réuni jusqu’à 2,600 mulets, ce dont elle était justement fière ; mais, un an après, à la fin du mois de mars, au moment de marcher, il n’en existait plus que 600, et de ces 600, les deux tiers seulement se trouvaient valides. Le général Bugeaud, qui, devant une difficulté, quelle qu’elle fût, n’était jamais à court, mit immédiatement en réquisition, suivant un tarif raisonnable, tous les mulets d’Alger et du Sahel. Il fit plus : en dépit des protestations et des cris d’horreur qu’arrachait aux officiers de cavalerie la seule idée d’un pareil scandale, il décida que tous les chevaux de troupe, conduits en main, porteraient un sac de riz ou de farine, du poids de 60 kilogrammes.


II

Le 30 mars, le corps expéditionnaire se mit en mouvement, toucha le lendemain à Blida et fit halte près de Haouch-Mouzaïa, le 1er avril. Persuadé, comme le maréchal Valée, naguère, qu’on devait trouver quelque part dans la montagne cette communication directe entre Blida et Médéa que Changarnier avait inutilement cherchée l’année précédente, Duvivier s’était fait fort d’y réussir. Pendant qu’il partait d’Aïn-Tailazid avec trois bataillons à l’aventure, le gros de la colonne, couvert par Changarnier sur la gauche, montait sans obstacle au col de Mouzaïa, bivouaquait le soir au bois des Oliviers, versait le convoi dans Médéa et revenait coucher au même bivouac.

C’était, comme on pouvait s’y attendre, contre Duvivier que s’était porté l’effort de l’ennemi. Attaqué sur un terrain encore plus tourmenté que celui d’où Changarnier, en 1840, s’était tiré non sans peine, fusillé par des embuscades de Kabyles que soutenait le bataillon régulier de Barkani, il dut à l’énergie du colonel Bedeau qui faisait, avec le 17e léger, l’arrière-garde, de sortir, mais non pas indemne, de ce pas dangereux.

Ce premier succès enhardit d’autant plus le lieutenant d’Abd-el-Kader qu’il fut rejoint dans la nuit par le bataillon de Sidi-Mbarek et par une colonne de 1,200 à 1,500 cavaliers arabes. Il n’y eut guère qu’une escarmouche, le 3 avril au soir ; mais le lendemain, dès la pointe du jour, pendant que l’armée remontait vers le col, l’affaire s’engagea plus sérieuse, comme au 20 mai 1840. Heureusement le général Bugeaud s’entendait beaucoup mieux que le maréchal Valée à manier les troupes. Tournés par deux bataillons du 23e et du 53e, et menacés d’être pris à revers, les réguliers disparurent dans les ravins, et la cavalerie arabe, qui s’était avancée pour les soutenir, ne tarda pas à faire demi-tour. Au plus vif de ce combat, le général Changarnier fut atteint à l’épaule d’une blessure qui, d’abord jugée grave, ne l’empêcha pourtant pas de remonter à cheval et de continuer son service.

Le 6 avril, un second convoi fut conduit de Haouch-Mouzaïa à Médéa sans coup férir ; le gouverneur employa la journée du lendemain à visiter la place, où le 53e releva les zouaves, et le 8 avril, la colonne expéditionnaire, sous des torrens de pluie qui lui furent beaucoup plus désagréables que les balles kabyles, regagna Blida, d’où les différens corps rejoignirent pour une douzaine de jours leurs cantonnemens. Leurs pertes, un peu atténuées, n’auraient été, d’après les rapports officiels, que de vingt et un tués et de deux cent dix blessés.

A peine de retour à Alger, le gouverneur y reçut, le 10 avril, le duc de Nemours, appelé au commandement d’une division. Depuis plus d’un mois, il avait été précédé sur la terre d’Afrique par son frère le duc d’Aumale, qui venait de marcher, avec le grade de lieutenant-colonel, à la tête du 24e de ligne, à côté du colonel Gentil. « Je vous prierai, mon général, avait-il écrit au gouverneur, de ne m’épargner ni fatigues ni quoi que ce soit. Je suis jeune et robuste et, en vrai cadet de Gascogne, il faut que je gagne mes éperons. Je ne vous demande qu’une chose, c’est de ne pas oublier le régiment du duc d’Aumale quand il y aura des coups à recevoir et à donner. » — « Vous ne voulez pas être ménagé, mon prince ? Je n’en eus jamais la pensée, avait répondu le général Bugeaud ; je vous ferai votre juste part de fatigues et de dangers ; vous saurez faire vous-même votre part de gloire. » Et, de fait, cette petite expédition de dix jours, ce prologue d’une campagne plus longue dans un champ plus étendu, avait suffi pour mettre en relief les qualités à la fois brillantes et sérieuses du duc d’Aumale.

Un jeune officier du 24e, le lieutenant Ducrot, écrivait dans une lettre intime à son père : « Il est impossible de trouver un jeune homme plus aimable, plus gracieux que Henri d’Orléans. Comme lieutenant-colonel, il est parfait : administration, comptabilité, discipline, il s’occupe de tout et, ce qui paraîtra plus extraordinaire, en homme entendu. Il est brave autant qu’un Français peut l’être, et désireux de prouver à la France qu’un prince peut faire autre chose que parader. En expédition, il n’emmène aucune suite et vit avec nos officiers supérieurs. Tout ce que je demande, c’est que le régiment prenne sa bonne part de combats et de succès ; avec un lieutenant-colonel comme le nôtre, personne ne peut rester en arrière. »

Médéa venait de recevoir quatre cent mille rations ; au gré du gouverneur, il en fallait davantage, et, de plus, il y avait à commencer le grand ravitaillement de Miliana. Le 22 avril, les corps, rappelés en campagne, furent réunis à Blida ; le mauvais temps les y retint jusqu’au 26. La colonne expéditionnaire était constituée en deux divisions ; la première, commandée par le duc de Nemours et sous ses ordres par le général Changarnier, se composait du 17e léger, du 24e et du 48e de ligne ; la seconde, ayant à sa tête le général Baraguey d’Hilliers, comprenait les zouaves, le 2e bataillon d’Afrique et deux bataillons détachés du 26e et du 58e. Les tirailleurs indigènes formaient réserve avec le 1er et le 4e régimens de chasseurs d’Afrique, les gendarmes français, les gendarmes maures, un fort détachement du génie et six obusiers de montagne. Pour donner à Baraguey d’Hilliers, qui d’ailleurs était l’ancien de Duvivier, une division active, le gouverneur avait appelé celui-ci au commandement militaire et à l’administration supérieure d’Alger. « Vous avez fait vos preuves dans la guerre d’Afrique, lui avait-il écrit ; d’autres ont besoin de les faire. A chacun sa part de gloire et d’administration. » C’était un commencement de défaveur ; Duvivier en eut un vif ressentiment.

La pluie ayant cessé, le 27, les opérations commencèrent. Le convoi destiné à Médéa y fut conduit sans difficulté, le 29 ; puis, après un jour de repos, la colonne prit, dans la direction de Miliana, le chemin plus court que Changarnier avait déjà reconnu et suivi en 1840. Le 2 mai, à six heures du matin, l’avant-garde atteignit la gorge d’où l’Oued-Boutane amène au Chélif les eaux du Zaccar. Une cavalerie nombreuse se tenait en observation à quelque distance dans la plaine ; on pouvait l’évaluer à neuf ou dix mille chevaux. Pendant que le convoi montait lentement vers la place, un millier de Kabyles se jeta inopinément sur son flanc gauche, qui était mal couvert, et y causa quelque désordre ; mais cette petite échauffourée n’eut d’autre effet que de retarder le déchargement des mulets. En étudiant le terrain et la disposition de ce qu’on pouvait apercevoir des forces ennemies aux alentours, le général Bugeaud conçut l’espoir de les attirer le lendemain à sa suite et de leur infliger d’un seul coup une défaite décisive. Il fit donc sans tarder le plan de ce qu’il a toujours appelé, avec une complaisance mêlée de regret, « sa bataille sous Miliana. » L’infanterie se prolongeait au-dessus de l’Oued-Boutane, sur les hauteurs de la rive droite, depuis le seuil du défilé jusqu’à 2 ou 3 kilomètres de la place ; derrière elle, dans le fond, étaient massés le convoi et les escadrons de chasseurs. Le soir venu, le gouverneur fit appeler le général Changarnier et lui donna en particulier ses instructions, afin de lui faire bien comprendre la manœuvre qu’il avait décidée.

La composition des deux divisions avait subi quelques modifications ; ainsi le 17e léger avait passé de la première à la seconde, le 58e et le bataillon d’Afrique de la seconde à la première. C’était celle-ci qui occupait la gauche de la ligne ; elle avait pour mission de tenir ferme sur ses positions et de servir de pivot à la droite, qui, simulant une retraite, devait reculer d’abord, puis, quand l’ennemi serait descendu en force dans la vallée, exécuter contre lui un retour offensif. Enfin le gouverneur avait prescrit au colonel Bedeau d’embusquer, pendant la nuit, les deux bataillons du 17e léger dans Miliana, d’en sortir brusquement au signal du canon, de se jeter sur les derrières de l’ennemi et de lui couper la retraite.

Le 3 mai, au point du jour, les troupes de la 1re division étaient rangées suivant les données de ce programme. Tout à gauche, entre le bataillon d’Afrique et le détachement du génie, postés de part et d’autre sur les hauteurs extrêmes des deux rives, le seuil du défilé était gardé par un des deux bataillons du 24e sous les ordres du duc d’Aumale ; l’autre, commandé par le colonel Gentil, se tenait avec le 58e un peu en-deçà des crêtes, et se reliait à droite avec les corps de la deuxième division, tirailleurs indigènes, zouaves et 26e de ligne. En face de cette ligue de bataille, l’ennemi développait la sienne. Dans la plaine du Chélif, la cavalerie arabe s’était rapprochée, prête évidemment à charger la colonne française au débouché du vallon. Sur le versant des montagnes, au sud-ouest de Miliana, on apercevait, derrière les drapeaux d’Abd-el-Kader, trois forts bataillons de réguliers, entre deux grosses masses de fantassins kabyles. Le général Bugeaud évaluait à une vingtaine de mille combattans, infanterie et cavalerie, les forces que l’émir avait appelées et concentrées sur ce terrain.

Entre six et sept heures du matin, les premiers coups de feu avaient été tirés ; les Kabyles commençaient à descendre, et les réguliers suivaient lentement. « Quand j’aurais conduit moi-même toutes ces troupes pour les faire tomber dans le piège que je leur avais tendu, a dit le général Bugeaud dans son rapport, je ne les aurais pas dirigées autrement qu’elles ne firent. Tout le monde autour de moi rayonnait d’espérance, et moi-même je pensais sérieusement que je ferais au moins 2,000 prisonniers. Je fis sonner la retraite pour mes tirailleurs ; mais les Kabyles, ignorant nos sonneries, crurent que c’était la charge ; ils rétrogradèrent. Je défendis alors l’usage des sonneries et du tambour ; tous les commandemens durent être faits à la voix. Cependant l’ennemi hésitait toujours et avançait peu. » Si le général Bugeaud était habile aux ruses de guerre, Abd-el-Kader ne l’était pas moins. Cette retraite si bien réglée, si méthodique, si lente, lui parut suspecte.

Les heures s’écoulaient ainsi, en tirailleries sans conséquence, quand tout à coup, un peu avant midi, le gouverneur entendit sur sa gauche des feux de salve et le son de la charge. Il était à l’extrême droite, auprès du 26e ; en vain courut-il pour arrêter ce mouvement intempestif ; il n’était plus temps : zouaves, tirailleurs, 24e, 58e, étaient lancés. Il n’y avait plus qu’à les soutenir. On escadron du 4° chasseurs et les gendarmes maures étaient sous la main du général ; il les fit partir à fond de train. De Miliana cependant, le 17e léger arrivait à la course ; mais il n’y avait plus ni réguliers ni Kabyles même à prendre à revers ; les premiers ne s’étaient jamais aventurés assez près et les autres s’étaient hâtés de fuir ; en un quart d’heure, tout avait disparu. Il ne restait qu’une centaine de morts sur le terrain et quelques prisonniers entre les mains du vainqueur.

Qu’était-il donc arrivé à la gauche pour qu’elle eût ainsi dérangé les combinaisons du général en chef ? Vers onze heures et demie, une grosse colonne de Kabyles s’était formée en avant d’elle, dans un ravin dérobé aux vues du gouverneur. Évidemment Abd-el-Kader voulait savoir ce qu’il y avait dans cette région mystérieuse et silencieuse. Contrairement aux instructions données à la droite, la gauche avait ordre seulement de tenir ferme ; il ne lui avait pas été prescrit de rétrograder. En cédant du terrain d’ailleurs, elle eût risqué de compromettre la cavalerie et le convoi entassés dans la gorge de l’Oued-Boutane. La colonne kabyle avançait ; elle n’était plus qu’à 200 ou 300 mètres des crêtes en-deçà desquelles se tenaient couverts le bataillon du 24e et celui du 58e. Était-il prudent de la laisser avancer davantage ? Sur l’avis du général Changarnier, le duc de Nemours donna l’ordre de prendre l’offensive. Les deux bataillons se dressèrent, couronnèrent les crêtes, fournirent la salve, et, tambour battant, baïonnette croisée, se jetèrent sur les Kabyles. L’impétuosité de ce mouvement entraîna de proche en proche les corps échelonnés vers la droite, et ce fut ainsi qu’en moins de quelques minutes la charge battit sur toute la ligne. Avant trois heures, toute l’armée débouchait dans la plaine du Chélif ; de la cavalerie arabe, on ne voyait plus que la poussière soulevée par sa retraite. Le bivouac fut installé, comme d’habitude, auprès du marabout de Sidi-Abd-el-Kader.

Le soir venu, comme d’habitude aussi, le général Bugeaud convoqua dans sa tente les généraux et les chefs de corps. Avant de donner l’ordre pour le lendemain, il se mit à faire une conférence critique sur les incidens de la journée. Il commença par s’accuser lui-même d’une première faute, qui était d’avoir établi sa ligne de combat sur la rive droite de l’Oued Boutane plutôt que sur l’autre rive ; puis il passa au mouvement de la gauche, à l’offensive trop précipitée, selon lui, qu’elle avait prise, et, par suite, au médiocre résultat d’une affaire qui pouvait tout décider. « Une demi-heure de patience intelligente de plus, dit-il en manière de conclusion, et au lieu d’un succès incomplet, nous en aurions en un très grand. » Faites d’abord avec mesure et d’un ton calme, ces observations furent accueillies en silence par le duc de Nemours, qui n’en parut aucunement blessé. Il n’en fut pas ainsi du général Changarnier ; le mot de « patience intelligente, » qu’il sentait bien envoyé à son adresse, l’avait piqué au vif. Sa réplique s’en ressentit ; elle fut sèche, aigre, cassante. Il donna des raisons qui pouvaient être bonnes, mais l’accent du raisonneur n’était pas fait pour convaincre, encore moins pour adoucir et persuader son interlocuteur. Le général Bugeaud était irascible, et comme l’éducation ni l’usage du monde n’avaient refréné son tempérament, il lui arrivait souvent de donner à ses contradicteurs de terribles coups de boutoir. « Il y a des années que je fais la guerre, venait de dire Changarnier, et, pour mon métier, je crois bien le savoir. » — « Eh ! monsieur, repartit tout à coup le gouverneur, le mulet du maréchal de Saxe a fait vingt campagnes, et il est toujours resté mulet. » Ainsi finit la conférence ; le gouverneur y coupa court en donnant brièvement l’ordre ; et les auditeurs de cette étrange controverse se séparèrent, plus ou moins scandalisés, plus ou moins satisfaits, car il y avait des uns et des autres. L’anecdote du mulet fit rapidement le tour du bivouac ; on en rit beaucoup, même parmi ceux qui appréciaient au plus haut la valeur du général Changarnier ; mais, à cause de son orgueil et de la raideur de son caractère, il n’avait pas autant d’amis qu’il se plaisait volontiers à le croire.

Le 4 mai, le général Bugeaud suivit la rive droite du Chélif jusqu’à El-Kantara, passa le pont, et, le lendemain, remonta par la rive gauche en ravageant le territoire des Beni-Zoug-Zoug. Cette journée du 5 mai fut une belle journée de cavalerie. Il n’y eut pas moins de trois engagemens distincts contre trois corps venus de trois points différens. Le premier fut le plus vif et le plus disputé. Abd-el-Kader y combattit en personne, à la tête de ses cavaliers rouges, qui, après avoir tenu tête aux gendarmes français et aux gendarmes maures, ne cédèrent que devant la charge des deux régimens de chasseurs d’Afrique. A peine ce premier combat avait-il pris fin, qu’on vit apparaître successivement les goums de l’ouest amenés par Miloud-ben-Arach, et ceux de l’est amenés par Barkani ; mais ni les uns ni les autres n’osèrent s’engager à fond. Après une courte fusillade, dès qu’ils virent qu’on marchait résolument à eux, ils tournèrent bride et disparurent. « Commencée par un combat brillant, a dit le général Bugeaud dans son rapport, cette journée a été encore intéressante par cette circonstance que trois gros corps de cavalerie, formant entre eux un triangle au milieu duquel je me trouvais, ont été battus et mis en fuite par environ 1,100 chevaux, que soutenaient quelques bataillons d’infanterie. Ces faits sont de nature à déconsidérer la cavalerie de l’émir aux yeux des populations arabes. » Après avoir traversé sur trois colonnes les montagnes des Soumata, dont les gourbis furent brûlés, le corps expéditionnaire descendit dans la Métidja pour prendre un repos de quelques jours.

Pendant l’absence du gouverneur, le khalifa Ben-AUal-ben-Sidi-Mbarek avait tenté un coup de main sur Koléa la sainte, la cité consacrée par les vertus des illustres marabouts ses ancêtres ; énergiquement commandée par le chef de bataillon Poërio, de la légion étrangère, la petite garnison s’était victorieusement défendue. Malheureusement, à quelques jours de là, près d’Ouled-Fayet, au cœur même du Sahel, les Hadjoutes avaient surpris et détruit un détachement d’une quarantaine d’hommes imprudemment aventurés par le capitaine Muller.

Le 10 mai, un arrêté du gouverneur appela le général de Bar au commandement du territoire d’Alger ; Duvivier, qui en avait été investi trois semaines auparavant, demanda sa mise en disponibilité immédiate. En transmettant sa demande au maréchal Soult, ministre de la guerre, le général Bugeaud y ajouta les observations suivantes : « M. le maréchal Valée avait nommé le général Duvivier commandant de la province de Titteri ; c’était une illusion, car M. Duvivier n’a jamais commandé que dans les murs de Médéa. Il a réclamé vainement les troupes que M. le maréchal lui avait promises à la fin de la campagne. Depuis que j’ai pris le commandement, M. Duvivier a plusieurs fois réclamé l’exécution des promesses faites par mon prédécesseur. Je me suis attaché à lui prouver, par des calculs d’effectifs et surtout de subsistances, que cela ne se pouvait pas en ce moment, mais je lui promettais que, si la campagne tournait bien, je lui donnerais 3,000 ou 4,000 hommes pour achever la soumission du pays et changer son titre fictif en investiture réelle. Il ne se payait d’aucune de mes raisons et soutenait que je le pouvais dès à présent ; que, quant aux subsistances, il s’arrangerait pour vivre. On ne se décide pas à des actes aussi graves sur des assurances de cette nature. J’ai donc résisté, et M. Duvivier a pris l’attitude de mécontent. Au fond, son mécontentement avait une cause plus puissante : il jalousait Baraguey d’Hilliers, qui lui enlevait le rang d’ancienneté ; il jalousait encore plus La Moricière, qui, étant son cadet, a un beau commandement bien réel. Il m’a demandé un congé que je lui ai accordé sans regret, parce que, avec du talent et du courage, il a un esprit bizarre et inquiet qui lui a fait perdre beaucoup dans l’armée. Dans ces derniers temps, il avait peu la confiance des troupes. Il est fâcheux qu’il ait quelques travers d’esprit, car il a de grandes qualités militaires, et je ne doute pas qu’après avoir pris quelque repos, dont il a d’ailleurs besoin, il ne puisse rendre encore à la France des services distingués. »

Quels qu’aient été les défauts et les torts de Duvivier, nous ne pouvons pas oublier qu’il date en Afrique de 1830, et lorsque, après avoir peiné à la tâche depuis l’aube du jour, se voyant préférer un ouvrier de l’onzième heure, il s’éloigne, c’est un devoir pour nous de saluer avec respect et regret son départ.


III

Le général Bugeaud avait hâte de rejoindre La Moricière dans la province d’Oran. Comme il voulait diviser les forces d’Abd-el-Kader et frapper en même temps, par des coups simultanés, l’imagination des Arabes, il avait décidé que, pendant qu’il marcherait à la destruction de Takdemt, Baraguey d’Hilliers marcherait à la destruction de Boghar et de Taza. C’est pourquoi il avait reconstitué la colonne expéditionnaire à peine revenue de Miliana. Dix bataillons, 1,100 chevaux des chasseurs d’Afrique, des gendarmes et des spahis, deux compagnies de sapeurs, quatre sections d’obusiers de montagne, deux sections d’ambulance et 850 mulets de bât, voilà l’ensemble des forces qu’il confiait à celui de ses lieutenans qui avait alors ses préférences.

Depuis que, dans les derniers jours de février, La Moricière était venu prendre les instructions de son chef, pas une heure n’avait été perdue, pas un détail sacrifié pour donner à l’exécution de son programme toute la perfection possible. Comme c’était de Mostaganem que devait partir le corps expéditionnaire, La Moricière y avait fait construire des baraquemens pour 15,000 hommes et 3,000 chevaux, des magasins aux vivres, des magasins d’habillement, d’équipement, de harnachement, et tous ces magasins étaient remplis jusqu’aux combles d’approvisionnemens de toute espèce.

Les panégyristes de Bugeaud et ceux de La Moricière se sont disputé pour ainsi dire le soldat, et, cherchant à l’accaparer chacun au profit de son saint, ils se sont efforcés d’attribuer exclusivement, les uns à celui-ci, les autres à celui-là, des innovations heureuses, des améliorations qui sont en fait l’œuvre commune de tous les deux et de quelques autres encore. Telle avait été imaginée par La Moricière aux zouaves ; telle par Bugeaud l’année de la Sikak ; telle au 2e léger par Changarnier ; telle par les troupiers eux-mêmes : ainsi du sac de campement décousu et transformé en tente-abri ; ainsi de la couverture coupée en deux ; ainsi de la large ceinture de laine plusieurs fois roulée autour du corps ; ainsi de la cravate de cotonnade substituée au col-carcan. L’administration, surtout les bureaux de Paris, avaient beau crier au scandale et menacer les novateurs d’imputer sur leur solde les dépenses non prévues, le progrès allait son chemin.

Les premières années qui suivent 1840 sont, grâce aux nécessités de la guerre d’Afrique, une époque de transition. Voici les chasseurs à pied, avec leur shako-casquette, leur tunique, leur ceinturon, leur cartouchière, leur carabine ; bientôt l’infanterie va délaisser les buffleteries croisées sur la poitrine ; le shako-boisseau sera peu à peu remplacé par le képi, qui s’appellera d’abord la casquette ; au fusil à pierre va se substituer l’arme à percussion.

Bugeaud comme La Moricière, La Moricière comme Bugeaud, encouragent ces transformations. Ils ont les mêmes idées sur l’allégement des colonnes, et par conséquent des élémens qui les composent. Bugeaud écrit d’Alger, le 14 avril, à La Moricière : « Je vois avec grande satisfaction que vous vous occupez des détails ; c’est avec les détails bien faits et constamment soignés que l’on obtient des succès à la guerre. Malheur aux généraux qui négligent les détails ! Simplifiez vos sacs autant que possible : ils ne doivent contenir qu’une chemise, une paire de guêtres, une trousse réduite au strict nécessaire, les cartouches et les vivres. Les soldats ne doivent porter que la paire de souliers qu’ils ont aux pieds, mais il faut qu’elle soit bonne et déjà essayée. »

Quand le général Bugeaud débarqua, le 15 mai, à Mostaganem, avec le duc de Nemours, il trouva tout, hommes et choses, dans le plus bel ordre. Les troupes amenées d’Oran par La Moricière comprenaient : un bataillon du 6e léger, deux bataillons du 13e léger, deux du 15e léger, deux du 41e de ligne, deux du 56e, à quoi il faut ajouter les deux bataillons de zouaves venus d’Alger avec le gouverneur. La cavalerie se composait du 2e régiment de chasseurs d’Afrique, des spahis réguliers d’Oran, et de 500 Douair et Sméla. Comme, à Takdemt, il pouvait y avoir un siège à faire, des murs à renverser par le canon ou par la sape, le général Bugeaud emmenait par exception, outre une batterie de montagne, trois pièces de 8 et trois de 12, enfin un certain nombre de prolonges chargées de munitions, d’outils et d’engins à l’usage du génie. Outre les vivres charriés, chaque homme en portait pour huit jours dans le sac, et les chevaux de la cavalerie étaient chargés chacun de 60 kilogrammes de riz. Le corps expéditionnaire était formé en deux divisions, commandées, la première par le duc de Nemours, la seconde par La Moricière.

Des itinéraires tracés par le capitaine d’état-major de Martimprey, d’après les indications et les dires des indigènes recueillis par le commandant Daumas et le capitaine d’artillerie Walsin-Esterhazy, avaient permis de dresser une carte des communications entre Mostaganem, Mascara et Takdemt, et ce travail était si bien fait qu’après l’expédition le général Bugeaud put en signaler au ministre le mérite vraiment extraordinaire : « Nous n’avons trouvé, a-t-il dit dans son rapport, aucun mécompte ni sur les distances, ni sur la configuration des lieux, ni sur les eaux, ni sur les cultures. » A la direction théorique le capitaine de Martimprey allait joindre la direction pratique de la marche de chaque jour. Escorté des guides arabes et suivi d’un cavalier porteur d’un fanion décoré d’une étoile rouge sur fond blanc, il devait précéder d’une quarantaine de pas la tête de la colonne. Sous le surnom d’Étoile polaire, ce fanion ne tarda pas à devenir célèbre dans la division d’Oran.

Tout étant prêt et la place de chacun réglée dans la colonne, elle se mit en mouvement, le 18 mai. Huit jours après, le 25, sans autres incidens que l’échange de quelques coups de fusil à l’arrière-garde, elle déboucha devant un fort en pierre d’où s’élevait dans l’air immobile un long panache de fumée ; c’était Takdemt. Après y avoir mis le feu, Abd-el-Kader se tenait en observation avec une troupe de cavaliers sur la hauteur voisine ; on envoya contre lui les zouaves : il s’éloigna. Pendant ce temps, le lieutenant-colonel Pélissier, chef d’état-major de la division, entrait avec le capitaine de Martimprey dans le fort. Sous la première voûte, ils virent un chien et un chat pendus l’un en face de l’autre ; ces deux victimes allégoriques étaient là sans doute pour faire allusion à l’inimitié du musulman et du roumi. Le 26, dans la matinée, le génie fit sauter les magasins, la fabrique d’armes, et ouvrit de larges brèches dans les murs solidement construits. Aussitôt après l’explosion des fourneaux, le corps expéditionnaire se remit en marche, sauf une embuscade que le gouverneur laissa dans les ruines. Il avait bien prévu que les Arabes ne manqueraient pas d’y venir voir ; ils y vinrent en effet pour leur malheur, après quoi l’embuscade rejoignit allègrement la colonne.

On suivait la route, ou plus exactement la direction de Mascara ; car de route il n’y avait pas trace. Selon l’habitude constante des Arabes, qui, au lieu de s’opposer à un mouvement offensif, attendent pour se montrer le moment du retour, la nombreuse cavalerie d’Abd-el-Kader ne cessait de harceler par une fusillade, peu meurtrière d’ailleurs, l’arrière-garde et les flancs de l’armée. Près de Fortassa, elle parut d’abord plus entreprenante ; car, ayant gagné les devans, elle occupait une série de hauteurs que les Français devaient nécessairement franchir. Déjà le général Bugeaud croyait tenir cette bataille dont il attendait depuis si longtemps la chance ; vain espoir : dès que l’infanterie eût fait ses dispositions d’attaque, l’ennemi tourna bride et s’éloigna au galop.

Il ne tenta pas plus sérieusement de défendre Mascara qu’il n’avait défendu Takdemt. L’armée y arriva, le 30 mai. La ville, absolument déserte, n’était heureusement pas détruite. Il fut facile d’y trouver des locaux pour l’hôpital, les magasins, le casernement. « Il serait possible, disait le gouverneur, d’y loger 6,000 ou 7,000 hommes, et il serait avantageux de les y maintenir ; la difficulté ne consiste que dans les moyens de les y faire vivre. » Bien qu’il fût devenu sincèrement algérien, le général Bugeaud n’apportait pas encore dans ses conceptions de néophyte la robuste conviction des vieux croyans, tels que La Moricière ou Cavaignac. Quand naguère Duvivier avait assuré qu’à Médéa il saurait « s’arranger » pour vivre : « On ne se décide pas à des actes aussi graves, avait répondu le gouverneur, sur des assurances de cette nature. » Pour Mascara, ses préoccupations étaient au moins égales.

Il y a, sur ce sujet, dans les mémoires si intéressans et si véridiques du général de Martimprey, une anecdote significative. Alors simple capitaine d’état-major, mais chargé du service topographique et gardien de l’Étoile polaire, il avait été invité à dîner, au bivouac de Fortassa, par le gouverneur, avec trois députés en tournée d’Afrique, le colonel de La Rue, aide-de-camp du ministre de la guerre, les officiers du duc de Nemours et ceux de l’amphitryon. « La conversation, toujours animée autour du général en chef, dit M. de Martimprey, eut, ce jour-là, pour texte, la difficulté de faire la guerre dans un pays dénué de ressources comme l’Algérie. Or nous étions campés au milieu de très belles moissons, et nous avions pour sièges des gerbes de blé. Excité à la contradiction par la vue de ces richesses agricoles, je me hasardai à dire que je voudrais bien savoir si les légions romaines ne vivaient pas sur ce pays qu’on appelait alors le grenier de l’Italie. Je n’avais pas fini cette malheureuse phrase que la foudre m’avait déjà frappé. Le général me reprocha d’être l’écho du général de La Moricière et du colonel Cavaignac, et de venir à dessein lui dire en face, et en choisissant mon auditoire, qu’on pouvait vivre sur le pays, afin que, si plus tard il ne le soumettait pas, on pût soutenir que cet échec tenait à ce que lui, général Bugeaud, s’était refusé à employer les moyens qu’on lui avait indiqués pour y parvenir. Mes excuses furent mal reçues. J’avais indiqué qu’il y avait des ressources à tirer de ces moissons qui couvraient la terre : un ordre du jour me chargea d’assurer avec elles l’approvisionnement des magasins de Mascara. » D’abord étourdi de cet ordre qui lui tombait sur la tête, le capitaine, encouragé par La Moricière, se mit résolument à l’œuvre.

Après deux journées de repos à Mascara, débarrassé de l’artillerie de campagne et de réserve qui devait servir à la défense de la place, le corps expéditionnaire avait repris, le 1er juin, la direction de Mostaganem. La garnison de Mascara, sous le commandement du colonel Tempoure, se composait des deux bataillons de son régiment, le 15e léger, d’un bataillon du 41e de ligne, dont le chef était le commandant Géry, de trois compagnies de sapeurs et d’un détachement de canonniers. L’administration avait versé dans ses magasins de vivres un approvisionnement de cinquante jours. Il s’agissait d’augmenter ou de maintenir au moins à niveau cet approvisionnement, en fait de céréales. Le colonel Tempoure et surtout le commandant Géry s’y prêtèrent ; ils fournirent au capitaine de Martimprey des corvées de moissonneurs ; malheureusement c’était trop tôt : ni l’orge ni le blé n’étaient assez mûrs ; le rendement en grains fut médiocre ; mais on eut de la paille pour le couchage des malades. Il en était des boutades du général Bugeaud comme des bourrasques d’équinoxe : violentes et courtes. Quand il revint à Mascara, il fit bonne mine au capitaine moissonneur et lui donna les moyens de continuer son œuvre.

Le retour à Mostaganem ne s’était pas aussi paisiblement exécuté que le voyage de Takdemt. Au lieu de prendre le chemin connu par El-Bordj, le gouverneur avait voulu couper au plus court, à travers les montagnes des Beni-Chougrane ; mais le défilé d’Akbet-Kredda se trouva plus difficile qu’il n’avait pensé. C’était une arête étroite, séparée à droite et à gauche par des ravins infranchissables de deux crêtes parallèles qu’Abd-el-Kader avait fait occuper par de bons tireurs. Ce fut l’arrière-garde, composée de trois bataillons détachés des 6e et 13e léger et du 41e de ligne, sous les ordres du général Levasseur, qui eut particulièrement à souffrir ; elle eut 70 hommes hors de combat, dont 10 morts. Le 3 juin, le corps expéditionnaire rentrait à Mostaganem, et le duc de Nemours s’embarquait pour France.

Si le général Bugeaud était parfois exigeant, impatient, rude avec ses lieutenans, il faisait loyalement valoir leurs services et leurs droits à des récompenses justement méritées. A la fin de mai, les généraux Changarnier et La Moricière furent nommés, le premier commandeur, le second officier de la Légion d’honneur ; le colonel Bedeau fut promu maréchal-de-camp ; le duc d’Aumale lui succéda au commandement du 17e léger.


IV

Parallèlement à l’expédition de Takdemt et de Mascara, la division d’Alger avait fait avec aussi peu de difficultés et autant de succès la sienne. Partie de Blida, le 18 mai, sous les ordres du général Baraguey d’Hilliers, elle avait, par Médéa et Berouaghia, gagné au sud Ksar-el-Boghari et Boghar, qu’elle avait détruits le 23, et, plus à l’ouest, Taza, qu’elle atteignit le 25, le jour même où la division d’Oran atteignait Takdemt. Ainsi, trois des grands établissemens d’Abd-el-Kader subirent en quarante-huit heures le même sort.

Au-dessus de la porte de Taza était gravée sur une plaque de marbre l’inscription suivante, qui fut envoyée à Paris : « Bénédiction et faveur sur l’envoyé de Dieu ! Louanges à Dieu ! Cette ville de Taza a été construite et peuplée par le prince des croyans, notre seigneur El-Hadj Abd-el-Kader (que Dieu le rende victorieux ! ). Lors de son entrée, il a rendu témoignage à Dieu de ses œuvres et de ses pensées, et alors il a dit : Dieu m’est témoin que cette œuvre m’appartient et que la postérité m’en conservera des souvenirs. Tous ceux qui se rapprocheront de moi et qui apparaîtront sur mes terres prospères, recherchant avec empressement la paix et la tranquillité, trouveront après moi et jusqu’à l’éternité l’exemple de mes bonnes œuvres et de mes bienfaits. »

Si fière et sitôt démentie, que valait cette inscription au prix de ces quelques mots français tracés à la hâte sur le mur d’un cachot ? † 55 prisonniers et un capitaine sont partis le 13 mai 1841 où ne savons pas. — Le 13 mai 1841, dix heures, sans savoir où nous allons à la grâce de Dieu. « Tout un drame, dit avec une généreuse émotion le capitaine Blanc dans ses Souvenirs d’un vieux zouave, tout un drame était enfermé dans ces lignes grossières. Cette croix qui les commençait et ces mots A la grâce de Dieu qui les terminaient sont d’une grande éloquence. La confidence que le pauvre soldat adresse à des amis inconnus, qui ne la liront peut-être jamais, débute par le signe de la résignation et finit par un cri d’espérance. » Dieu l’a entendu.

Un événement extraordinaire et de favorable augure venait de se passer dans la Mélidja. Sous le gouvernement du maréchal Valée, un sous-intendant militaire, M. Massot, avait été surpris et enlevé avec quelques autres voyageurs sur la route de Douéra par des coureurs hadjoutes. Sur les vives instances de la famille du sous-intendant, le maréchal autorisa l’évêque d’Alger, Mgr Dupuch, qui s’intéressait au prisonnier, à négocier son échange. L’évêque écrivit directement à l’émir ; l’émir lui répondit que non-seulement il ne faisait pas d’objection à l’échange, mais qu’il était en disposition d’en étendre et d’en appliquer le principe à tous les prisonniers en général. La question agrandie de la sorte exigea des explications plus amples. Le général Bugeaud confirma l’autorisation donnée par son prédécesseur. Enfin, des deux côtés, on paraissait d’accord, lorsqu’un incident imprévu faillit tout compromettre.

C’était le 18 mai que l’évêque devait se rencontrer auprès de Haouch-Mouzaïa avec le khalifa Ben-Allal ; or ce fut ce jour-là même que le général Baraguey d’Hilliers sortit de Blida pour l’expédition de Boghar. Surpris par ce mouvement, le khalifa se crut trahi ; l’évêque eut toutes les peines du monde à le convaincre de sa bonne foi ; il y réussit néanmoins, et l’échange se fit le lendemain dans le bois des Kareza. Avec quelle joie au cœur et quelle reconnaissance à Dieu le pasteur ramena au troupeau les ouailles recouvrées ! Et quelles bénédictions l’accueillirent quand il reparut dans Alger avec elles !

Moins d’un mois après, le 15 juin, il y eut un second échange. Ce fut au camp du Figuier, près d’0ran, que finirent heureusement leur émouvant pèlerinage ces 55 soldats et ce capitaine partis de Taza, le 13 mai, à la grâce de Dieu. La plupart appartenaient au 3e léger ; ils avaient été pris, le 12 août 1840, près de Koléa, dans une embuscade où 80 de leurs camarades avaient perdu la vie.

Dans ces négociations d’échange, il y avait sans doute, du côté d’Abd-el-Kader, un sentiment d’humanité dont il convient de lui tenir grand compte, mais il y avait aussi un expédient politique. Toujours préoccupé de retenir sous sa main des tribus dont la fidélité lui était suspecte, il faisait répandre partout le bruit qu’il était en arrangement avec les Français, et qu’après la paix faite, il saurait, selon la justice, récompenser et punir.

Le général Bugeaud ne s’y trompait pas. a Sans nul doute, écrivait-il, le 5 juin, au ministre de la guerre, en prenant et détruisant Boghar, Taza et Takdemt, en occupant Mascara, nous venons de frapper un coup moral et matériel qui peut devenir très funeste à la puissance de l’émir ; mais il ne faut pas se le dissimuler, cette puissance ébranlée n’est pas détruite. L’émir a évité avec soin et habileté d’engager son armée régulière ; avec elle et la cavalerie des tribus les plus dévouées, il comprimerait longtemps encore peut-être les dispositions qu’un certain nombre de tribus auraient à faire leur soumission, si nous cessions d’agir, si nous rentrions sur la côte, et surtout si Mascara était évacué ou n’était occupé que par une faible garnison privée de toute communication avec l’armée. L’occupation permanente de Mascara par une force agissante me paraît donc, ainsi qu’à tous les gens qui réfléchissent, le point capital pour résoudre enfin cette difficile question. Ce n’est qu’à ce prix que nous pouvons espérer d’obtenir la soumission des tribus entre cette ligne et la mer. »

Pour mettre une grosse garnison dans Mascara, il y fallait réunir de gros approvisionnemens. Rentré le 3 juin à Mostaganem, le général Bugeaud en repartit le 7, avec un énorme convoi, qui, trois jours après, versait son chargement dans les magasins de la place. En descendant de cheval, le gouverneur fit appeler le capitaine de Martimprey, et lui dicta sur l’heure le tarif des prix à payer par l’intendance pour les grains et la paille que les troupes allaient récolter. « Vous voyez, dit-il au jeune officier, que je veux mettre vos idées à l’essai. Vous serez récompensé si elles portent fruit ; dans le cas contraire, vous aurez à vous repentir de vos erreurs. » Le capitaine n’eut pas à se repentir. Comme son grade ne lui donnait : pas assez d’autorité pour diriger en chef l’opération à laquelle toutes les troupes devaient prendre part, il fut mis sous les ordres du colonel Randon, du 2e chasseurs d’Afrique, et lui servit, dans cette campagne agricole, de chef d’état-major.

La plaine d’Eghris est immense et féconde ; du 13 au 24 juin, on y fit, la faucille en main, le fusil en bandoulière, les métives ; il y avait bien un peu de temps de perdu à surveiller les nombreux cavaliers qui de loin voyaient avec déplaisir moissonner leurs champs. En fin de compte, on introduisit dans Mascara 2,500 quintaux métriques, de paille, autant d’orge, et seulement 140 de froment. Ce n’était pas assez pour y laisser encore ce que le gouverneur appelait « une force agissante, » mais c’était un bon commencement.

Le 25 juin, la corps expéditionnaire revint par El-Bordj à Mostaganem ; il y arriva le 27, n’ayant eu, dans, la montagne, qu’une fusillade sans conséquence à l’arrière-garde. Le général Bugeaud avait laissé dans Mascara, trois bataillons sous les ordres du commandant Géry, qui fut bientôt après nommé lieutenant-colonel. Beaucoup d’officiers, La Moricière en tête, étaient d’avis qu’il eût mieux valu y installer d’ores et déjà une garnison beaucoup plus nombreuse, capable, à force d’audace et d’activité, de vivre aux dépens de l’ennemi, sans avoir besoin de ravitaillement ; C’était bien la pensée du gouverneur ; mais le moment ne lui paraissait pas encore venu, de tenter une expérience qui, pour être efficace et décisive, exigeait des garanties plus sérieuses. « Dès le mois de septembre, — écrivait-il au maréchal Soult le 28 juin, à peine rentré à Mostaganem, — la division d’Oran reviendra à Mascara avec un grand convoi. Elle trouvera dans ses magasins les grains qu’elle y a déposés et qu’elle va y déposer encore ; elle trouvera l’établissement perfectionné, des moulins établis avec les meules que nous avons enlevées à quelques lieues de Mascara ; elle pourra alors parcourir tout le pays à deux ou trois marches à la ronde et vider des silos, parce que la contrée est réellement fertile en grains. Ainsi la division d’Oran aura pour la première fois, en Afrique, appliqué le grand principe de faire vivre la guerre par la guerre. » En conséquence, avant de se rembarquer pour Alger, le gouverneur prescrivit au général de La Moricière de conduire à Mascara, sans retard, un nouveau convoi, d’y moissonner jusqu’au 20 juillet, puis de revenir à Mostaganem, et de laisser reposer les troupes pendant les mois d’août et septembre. Ces ordres furent exécutés.

Le 5 juillet, La Moricière était à Mascara, et la moisson recommença le 6. Le 13, à deux lieues au nord- est de la ville, il y eut un engagement sérieux auprès du marabout de Sidi-Daho. Soutenus par les cavaliers rouges de Moustafa-ben-Tami, les Arabes, dont on allait enlever les récoltes, se ruèrent sur les moissonneurs ; les bataillons de garde les arrêtèrent, puis, en quelques minutes, l’ordre de travail changé en ordre de combat, La Moricière prit l’offensive ; zouaves, spahis, chasseurs d’Afrique, s’élancèrent, débusquèrent l’ennemi des hauteurs qu’il occupait et le poursuivirent deux heures durant dans la plaine. La température était excessive ; les troupes, haletantes de chaleur et de fatigue, avaient besoin de repos. Déduction faite des grains qu’elles avaient consommés, l’approvisionnement de la place s’était accru de 300 quintaux métriques de blé et de 1,500 quintaux de paille. Le 15 juillet, La Moricière donna le signal du départ.

Abd-el-Kader et trois de ses khalifas, Bou-Hamedi, Ben-Tami, Miloud-ben-Arach, s’étaient réunis pour lui disputer la retraite ; après trois jours de combat, la division rentra, le 19, à Mostaganem ; elle avait eu 106 blessés et 13 morts.

« Il ne faut pas se dissimuler, écrivait le gouverneur au maréchal Soult, que les Arabes, ayant toujours attaqué et poursuivi notre colonne jusqu’à deux lieues de Mostaganem, compteront cela comme une victoire, bien qu’ils ne nous aient pas fait un prisonnier ni pris un seul cadavre. Abd-el-Kader, qui est le plus habile menteur du monde, publiera ce prétendu triomphe dans toute l’Algérie et jusque dans le Maroc. Il n’est pas moins certain que cette illusion remontera un peu ses affaires, en amoindrissant la terreur que nous avons imprimée aux tribus. Si nous étions dans une autre saison, nous aurions bientôt réparé cela ; mais les deux mois de repos forcé qui vont suivre seconderont merveilleusement l’habile charlatanisme de l’émir. Il faudra quelques rudes leçons dans les premiers jours d’octobre pour ramener les choses au point où elles étaient dans les premiers jours de juillet. »

Abd-el-Kader avait alors un succès beaucoup moins contestable à faire valoir. La tribu la plus considérable des environs de Mostaganem, les Medjeher, ayant montré quelque disposition à s’accorder avec les Français, le colonel Tempoure, commandant de la place, était sorti, dans la nuit du 5 au 6 juillet, avec une colonne de 1,600 hommes, et s’était avancé jusqu’à Souk-el-Mitou, sur le Chélif, afin de donner confiance aux hésitans ; mais à peine au bivouac, au lieu des soumissions qu’il s’attendait à recevoir, ce furent des coups de fusil qui l’accueillirent. Les tribus voisines, surtout les Beni-Zerouel, avaient pris les armes ; Abd-el-Kader leur envoya un escadron de khielas ; soutenus et animés par ce renfort, ils attaquèrent avec plus de vivacité le colonel, qui eut fort à faire pour se maintenir.

Le soir venu, quelques cheiks des Medjeher arrivèrent en secret jusqu’à lui ; mais tout en lui laissant entrevoir pour l’avenir une soumission qui ne pouvait pas être immédiate, ils lui conseillèrent de décamper sans retard, parce qu’il aurait le lendemain sur les bras tous les Kabyles soulevés depuis Tenès jusqu’à Mostaganem. Le colonel suivit ce conseil et rentra de nuit dans la place. C’était un triomphe pour Abd-el-Kader ; il vint chez les Medjeher, irrité, implacable, fit tomber quelques têtes, et confisqua les biens de ceux qui échappèrent à ses chaouchs.

Le général Bugeaud avait fait répandre, dans la plaine d’Eghris, des proclamations qui engageaient les tribus des environs à se soumettre ; Abd-el-Kader lui fit faire cette réponse hautaine et qui, sur un certain point, avait la valeur d’une riposte : « De la part de tous les Hachem de l’est et de l’ouest, des habitans d’Eghris et des autres Arabes, leurs voisins, au chrétien Bugeaud. Tu nous demandes de nous soumettre à toi et de t’obéir : tu nous demandes l’impossible. Nous sommes la tête des Arabes ; notre religion est, aux yeux de Dieu, la plus élevée, la plus honorée et la plus noble des religions, et nous te jurons par Dieu que tu ne verras jamais aucun de nous, si ce n’est dans les combats. Dans l’égarement de votre raison, vous, chrétiens, vous voulez gouverner les Arabes ; mais les paroles de ceux qui vous ont fait concevoir ces espérances ne sont que des mensonges illusoires. Occupez-vous de mieux gouverner votre pays ; les habitans du nôtre n’ont à vous donner que des coups de fusil. Quand même vous demeureriez cent ans chez nous, toutes vos ruses ne nous feront aucun tort. Nous mettons tout notre espoir en Dieu et en son prophète. Notre seigneur et notre iman El-hadj-Abd-el-Kader est au milieu de nous.

« Si, comme vous nous le dites, vous aviez de la puissance et de l’influence, vous n’auriez pas causé la ruine de Méhémet-AIi. Vous lui aviez promis de l’aider contre ses ennemis, et pourtant les Anglais sont venus l’attaquer ; ils se sont emparés de ses villes à force ouverte, ils lui ont fait courber la tête sous leurs drapeaux, et vous l’avez abandonné ! Aussi votre nom est-il méprisé par tous les peuples de votre religion, et vous êtes restés, vous et votre allié, exposés aux insultes de l’Anglais.

« Ce continent est le pays des Arabes, vous n’y êtes que des hôtes passagers ; y resteriez-vous trois cents ans, comme les Turcs, il faudra que vous en sortiez. Ignores-tu que notre pays s’étend depuis Oudjda (Maroc) jusqu’à Frickia (Tunis), Djerid, Tell et Sahara, et qu’une femme peut parcourir seule cette vaste étendue, sans craindre d’être inquiétée par qui que ce soit, tandis que votre influence ne s’étend que sur le terrain que couvrent les pieds de vos soldats. Quelle haute sagesse ! quelle raison est ta tienne ! Tu vas te promener jusqu’au désert, et les habitans d’Alger, d’Oran et de Mostaganem sont dépouillés et tués aux portes de ces villes ! »

À ce dernier trait, il n’y avait rien à répliquer ; c’était une vérité malheureusement trop justifiée par les faits ; quant à la situation de Méhémet-AIi en Égypte, le reproche était plus sanglant encore.


V

En dépit de sa déconvenue à Souk-el-Mitou, le colonel Tempoure se complaisait dans l’idée de soustraire à l’autorité d’Abd-el-Kader les tribus voisines de Mostaganem, et de lui opposer, comme au temps du maréchal Clauzel, un rival musulman. Il avait un candidat sous la main : c’était le fils d’un ancien bey d’Oran, qui se nommait Hadj-Moustafa. Abd-el-Kader s’étant éloigné après ses exécutions sanglantes, les grands des Medjeher s’étaient de nouveau mis en relations avec le colonel et lui avaient promis de reconnaître son client pour chef. Sur ces nouvelles attrayantes, le général Bugeaud n’avait pas hésité à se rendre d’Alger à Mostaganem. Par un arrêté du 9 août, il nomma bey de Mascara et de Mostaganem Hadj-Moustafa ; il lui donna pour khalifa son frère Ibrahim, et pour agha un serviteur éprouvé de la France, El-Mzari. Il décida en outre que le bey aurait un bataillon et un escadron turcs, dont l’organisation et le commandement furent confiés, sur la proposition de La Moricière, à deux officiers d’artillerie qui savaient l’arabe ; le capitaine Bosquet eut à former les coulouglis du bataillon ; le capitaine Walsin Esterbazy, les mekbalias ou cavaliers du bey.

Les échos d’Alger, où était revenu le gouverneur, retentissaient des merveilleuses nouvelles de Mostaganem ; la correspondance du colonel Tempoure n’y suffisait pas : toutes les tribus avaient les yeux tournés vers le bey ; c’était une attraction générale : après les Medjeher, les Cheurfa, les Bordjia, les Beni-Zerouel, les Flitta ; partout, dans la vallée du Bas-Chélif et de la Mina, dans le Dahra même, on n’attendait que la venue du bey pour se donner à lui. L’enthousiaste colonel suppliait le gouverneur d’arriver au plus vite : « Nous irons, lui écrivait-il, promener notre bey chez toutes les tribus de l’est, et vous réaliserez, j’en suis sûr, ce que je vous disais, il y a quelques jours, qu’il était téméraire de penser ; vous irez de Mostaganem à Mascara, de soumissions en soumissions, en passant chez les Flitta, et vous ferez votre jonction avec le général de La Moricière au milieu de cette plaine d’Eghris, accompagné d’un goum d’Arabes si puissant qu’il ne pourra rester aux fiers Hachem d’autre parti que la soumission. »

Moins enflammée, l’imagination de La Moricière ne laissait pas d’entrevoir et de faire flotter devant les yeux du général Bugeaud des visions de mirage : « Nous pouvons espérer, dans la campagne d’automne, lui écrivait-il le 29 août, sinon détruire complètement la puissance de l’émir, du moins la diminuer assez pour qu’il soit forcé de nous abandonner les deux tiers de la province d’Oran. Pour arriver à ce but qui, s’il était atteint, résoudrait la question d’Afrique, il suffit que vous veniez à Mostaganem avec les deux bataillons de zouaves et un bataillon quelconque. Vous en sortiriez avec 3,500 hommes d’infanterie, la cavalerie, quatre ou six pièces de montagne et des vivres pour douze ou quinze jours. Vous prendriez avec vous le bey, ses drapeaux et ses troupes, et vous le présenteriez aux tribus, faisant ainsi une course sans avoir de point fixe de direction et sans autre but que d’agir sur les populations. Nul doute que les tribus ne viennent se rallier au nouveau bey que vous leur avez donné ; mais il ne faut pas laisser échapper l’occasion. Ce qui est facile aujourd’hui coûtera peut-être plus tard des millions et beaucoup de sang. »

Le bon sens du gouverneur était un peu défiant ; cependant il se laissa prendre à ces belles promesses. Il arriva, le 19 septembre, à Mostaganem avec un bataillon de zouaves ; le 23e de ligne l’y avait précédé. Il trouva la division d’Oran toute prête à marcher ; il en fit deux parts. Onze bataillons, un escadron de chasseurs d’Afrique, une batterie de montagne, les Douair et les Smela constituèrent la colonne dite de ravitaillement avec laquelle La Moricière devait conduire un premier convoi à Mascara ; sept bataillons, cinq escadrons de chasseurs, quatre de spahis, deux sections de montagne, le bataillon turc et les mekhalias du bey formèrent la colonne politique dont le général Bugeaud s’était réservé le commandement.

Le 21 septembre, la colonne politique se mit en mouvement la première ; elle employa deux jours à traverser le territoire des Medjeher, qui n’avait que 7 ou 8 lieues de largeur ; c’était pour donner aux cavaliers de la tribu le temps de rejoindre. A la fin de la seconde journée, il n’en était venu que 300 ; dès lors, le gouverneur augura mal des soumissions promises. Du 24 au 28, il attendit au bivouac de Sidi-bel-Hacel sur la Mina ; rien ne vint. Le 28, à onze heures du soir, il passa la rivière, fit 7 lieues pendant la nuit et pénétra, au point du jour, dans les montagnes où s’étaient retirés les Ouled-Sidi-Yaya des Flitta. Il leur tua quelques hommes, fit plus de 300 prisonniers, ramena 2,000 têtes de bétail, et revint avec ses prises à Mostaganem, où venait de rentrer la colonne de ravitaillement.

Après avoir versé 450,000 rations dans Mascara, cette colonne avait été légèrement harcelée au retour. Un nouveau convoi était préparé ; il comprenait 260,000 rations, un matériel d’hôpital, des outils, du fer, des instrumens aratoires, des graines pour semence, etc. Cet énorme chargement s’ébranla le A octobre ; le lendemain, ce fut le tour de la colonne, qui n’avait plus raison ni droit de s’appeler politique ; le projet du gouverneur était de retourner chez les Flitta, auxquels il venait de donner une première atteinte.

En approchant d’El-Bordj, La Moricière apprit qu’Abd-el-Kader l’attendait à ce défilé avec des forces qu’on évaluait à 9,000 hommes, dont 1,200 ou 1,300 réguliers. Embarrassé de son énorme convoi, et cependant pressé par le lieutenant-colonel Pélissier, son chef d’état-major, et par d’autres officiers aventureux, de pousser en avant, quoi qu’il en dût coûter, La Moricière refusa sagement de suivre un avis que désapprouvait le vaillant chef des Douair, Moustafa-ben-Ismaïl. Après avoir fait avertir le général Bugeaud, qu’il savait être à peu de distance sur l’Oued-Hillil, affluent de la Mina, il manœuvra de manière à se rapprocher de lui. La prudence et la crainte de la responsabilité ne sont pas une seule et même chose ; l’état-major du gouverneur, et, dit-on, le gouverneur lui-même, eurent le tort de les confondre, et, tout en louant la judicieuse conduite de La Moricière, d’ajouter à leurs éloges quelques réflexions injustes et malséantes.

Quoi qu’il en soit, les deux colonnes se rejoignirent dans la nuit du 6 au 7 octobre. Aussitôt le gouverneur en modifia la composition ; il confia au général Levasseur le convoi, les bagages et la moitié de l’infanterie ; l’autre moitié, avec toute la cavalerie, fut donnée à La Moricière, sous la direction immédiate du général en chef. Abd-el-Kader, qui la veille était campé près d’Aïn-Kebira, ne s’y trouvait plus ; il avait rétrogradé jusqu’à l’Oued-Maoussa, au débouché des ravins dans la plaine d’Eghris.

Le 8, au point du jour, le général Bugeaud lança contre lui toute sa cavalerie, chasseurs d’Afrique, spahis, Douair et Smela, mekhalias, Medjeher, 1,800 chevaux environ. A la gauche, les Medjeher se heurtèrent aux cavaliers rouges, qui les ramenèrent vigoureusement ; sans l’intervention des zouaves accourus au pas de course, ces malheureux Arabes étaient perdus ; leur chef, Ben-Carda, le principal auteur de leur soumission au bey de Mostaganem, fut tué dès le commencement. Ce n’était qu’un premier choc ; le combat fut soutenu longtemps encore par les khiélas de l’émir avec une fermeté qui fit l’étonnement de leurs adversaires et mérita leur estime. Ils se rallièrent trois fois et ne cédèrent qu’à la troisième charge ; leur étendard, pris et repris, passa plusieurs fois par des mains différentes, mais ils finirent par l’emporter dans leurs rangs. Le soir venu, leurs vedettes échangeaient avec celles des spahis de Jusuf des complimens sur leur mutuelle vaillance.

Le 9 octobre, le général Levasseur conduisit le convoi jusqu’à Mascara. Deux jours après, le général Bugeaud, laissant dans la place ses gros bagages, ses malades et la moitié de son infanterie, traversa la plaine d’Eghris à la recherche de l’émir et des Hachem-Gharaba, ses compatriotes, qui s’étaient retirés dans les montagnes boisées des Ktarnia, entre l’Oued-Hammam, qui est l’Habra supérieur, et le Sig. Cette poursuite dans un pays difficile ne donna que des résultats sans importance ; pour s’en revancher, le gouverneur alla détruire, le 16. octobre, la Guetna de Sidi-Mahi-ed-dine. C’était là qu’était né Abd-el-Kader ; c’était dans cette zaouïa qu’il avait passé sa première enfance. Il y avait quelques pauvres logis de tolba et de serviteurs qui furent livrés aux flammes avec la maison natale de l’émir. La veille, son frère, Sidi-Saïd, y résidait encore. Cette destruction d’un lieu de prière, de calme et d’étude, était-elle bien nécessaire ?

A l’ouest, les Hachem-Gharaba s’étaient mis hors d’atteinte ; à l’est, les Hachem-Cheraga n’avaient pas attendu davantage l’approche des Français. On disait qu’ils avaient émigré au-delà des montagnes qui ferment au midi la plaine d’Eghris. Après avoir refait ses vivres à Mascara, le général Bugeaud prit, le 19 octobre, la direction du sud. S’il ne rencontrait pas les Hachem, il était sûr d’arriver à Saïda, l’avant-dernier de ces établissemens militaires que le génie d’Abd-el-Kader avait su, presque sans ressources, créer sur la limite du Tell et des Hauts-Plateaux ; celui-ci détruit après Takdemt, Taza et Boghar, Sebdou, tout à l’ouest, resterait seul à détruire. La distance depuis Mascara n’était pas grande, une vingtaine de lieues tout au plus, mais en pays de montagne. La colonne la parcourut en trois marches. Le dernier bivouac fut mis en émoi par une échauffourée qui, sans la solidité des troupes et la vigilance du général Bugeaud, aurait pu tourner en panique. Le service de sûreté avait toujours été l’objet des préoccupations du gouverneur et très fréquemment le sujet des conférences qu’il faisait volontiers à ses officiers en station comme en campagne. Il insistait, entre autres prescriptions, sur le changement des grand’gardes à la tombée de la nuit.

Dans l’admirable petit livre qui a pour titre : les Zouaves et les chasseurs à pied, le duc d’Aumale a fait, en trois coups de crayon, de ce détail du service en campagne, une esquisse d’une réalité saisissante : « Tandis que les camarades de tente s’endorment entre leurs deux couvertes, la grand’garde change de place en silence, car sa position aurait pu être reconnue. Le factionnaire qu’on voyait au haut de cette colline a disparu ; mais suivez l’officier de garde dans sa ronde et, malgré l’obscurité, il vous fera distinguer, sur la pente même de cette colline, un zouave couché à plat ventre tout près du sommet qui le cache, l’œil au guet, le doigt sur la détente. Un feu est allumé au milieu de ce sentier, qui traverse un bois et qu’un petit poste occupait pendant le jour ; mais le poste n’est plus là. Cependant le maraudeur, l’ennemi qui s’approche du camp pour tenter un vol ou une surprise, s’éloigne avec précaution de cette flamme, autour de laquelle il suppose les Français endormis ; il se jette dans le bois et il tombe sous les baïonnettes des zouaves embusqués qui le frappent sans bruit, afin de ne pas fermer le piège et de ne pas signaler leur présence aux compagnons de leur victime. »

Le 21 octobre, au bivouac de Sidi-Aïssa-Manno, le dernier avant Saïda, un bataillon d’angle avait négligé ces précautions ; pendant la nuit, des réguliers de Ben-Tami s’approchèrent, tombèrent sur des hommes endormis et les fusillèrent. Il y eut quelques minutes de désordre. Heureusement, dès les premiers coups de feu, le général Bugeaud, qui dormait tout habillé sur son lit de camp, était sorti de sa tente ; il avait mis sur pied les compagnies les plus voisines, trois du 15e léger, deux des zouaves, et les avait lancées là où les lueurs de la fusillade étaient les plus vives. En moins d’un quart d’heure, l’échauffourée prit fin ; les assaillans se dérobèrent en laissant quelques-uns des leurs sur le terrain et les rumeurs allaient cesser quand elles reprirent soudain, mais pour un motif bien différent. La comédie avait succédé au drame : on riait, et le gouverneur ne fut pas le dernier à prendre sa part d’une gaîté dont il était la cause. En portant la main à sa tête, il s’était aperçu qu’il était coiffé d’un vulgaire bonnet de coton ; aussitôt il demanda sa casquette, un sorte de képi à grande visière qui était bien connu des troupes ; et le lendemain, quand la marche fut reprise, les zouaves, accompagnant la fanfare, improvisèrent la Casquette du père Bugeaud.

Le 22 octobre, on arriva devant Saïda, qu’on trouva, comme Takdemt, comme Taza, comme Boghar, abandonnée, en flammes. « Cette enceinte, où Abd-el-Kader renfermait une grande partie de ses provisions et de ses munitions, écrivait le commandant de Montagnac, contenait dans son intérieur quelques constructions insignifiantes et quelques baraques pour un petit nombre d’habitans. A un des angles de cette enceinte était une habitation d’un goût exquis, dans le style arabe, décorée de moulures en plâtre parfaitement dessinées, de bas-reliefs en marbre très bien sculptés, de jolies galeries soutenues par plusieurs rangs de colonnes ; portes et fenêtres à ogives, dalles en marbre blanc, etc. ; une véritable bonbonnière. C’était là que l’émir venait se reposer des fatigues de la guerre et jouir d’un repos qui lui permettait de caresser mollement toutes ses grandes idées d’avenir. Tout a été la proie des flammes que lui-même avait allumées. L’enceinte, dont le mur était de 1m, 80 d’épaisseur, a été sapée à force de pétards, qui ont trouvé une résistance que nos constructions les plus solides n’offriraient peut-être pas. Toujours des destructions I Triste pensée, lorsque l’on songe avec quel peu de ressources cet homme éminemment remarquable avait formé de pareils établissemens ! »

Au sud de Saïda s’étend, de l’ouest à l’est, une vaste région de pâturages qui est comme la frontière des Hauts-Plateaux ; c’est la Yakoubia. Les tribus qui l’habitent, ou mieux la parcourent, ont été de tout temps en hostilité avec les populations agricoles du nord, surtout avec les Hachem, et c’était pour les surveiller et les contenir qu’Abd-el-Kader avait construit Saïda. La ruine de la forteresse était pour elles le commencement de la revanche ; pour l’achever, l’une d’elles, les Assasna, s’offrit à conduire les Français vers la retraite où se trouvait cachée une grosse fraction des Hachem. Dans la nuit du 23 au 24 octobre, on suivit les guides ; ils avaient promis le concours de deux ou trois autres tribus, qu’au point du jour on vit en effet paraître ; mais à l’endroit où ils avaient dit qu’on devait trouver les Hachem, on ne trouva rien que leurs traces. En poussant plus loin, à l’est, on atteignit quelques traînards et quelques mulets chargés d’effets militaires évacués des magasins de Saïda ; les mauvais plaisans assuraient que la capture se réduisait à deux ballots de boutons de guêtre.

Le général Bugeaud, qui n’était pas patient, commençait à se fâcher. Le 26, au bivouac de Tagremaret, sur l’Oued-el-Abd, la cavalerie venait de rentrer d’un fourrage qui n’avait donné que de maigres résultats, quand on entendit tout à coup une vive fusillade. C’était une attaque soudaine des khiélas de Ben-Tami sur une cinquantaine de spahis attardés. Remonter en selle et courir à leur aide, le lieutenant-colonel Jusuf en tête, fat pour leurs camarades l’affaire d’un instant. Quand les fourrageurs, qui avaient d’abord tourné bride, se virent soutenus, ils reprirent avec élan l’offensive, et bientôt la mêlée devint générale. On se tirait littéralement de part et d’autre à brûle-pourpoint, car les burnous prenaient feu. L’étendard des réguliers, qu’ils avaient failli perdre dans le combat du 8 octobre, leur fut enlevé décidément par le sous-lieutenant Fieury. Au bout d’une demi-heure, les khiélas étaient en déroute, et Jusuf ramenait au bivouac ses spahis ivres d’orgueil. C’était bien à eux seuls qu’appartenait le triomphe : les chasseurs d’Afrique, mal conduits, étaient arrivés trop tard.

« Mon premier mouvement, a dit le général Bugeaud dans son rapport, avait été de regretter un engagement que je croyais devoir achever d’exténuer ma cavalerie sans compensation ; au mécontentement succéda bientôt l’admiration. Je ramenai au camp ma cavalerie victorieuse et dans l’enthousiasme. Les dépouilles sanglantes des vaincus étaient portées devant elle par un peloton, au milieu duquel se trouvait l’étendard conquis et qu’accompagnaient vingt-deux chevaux de prise. Les trompettes sonnaient des fanfares auxquelles succédaient des chants guerriers. C’était un spectacle enivrant qui frappa au plus haut degré nos nouveaux alliés, accoutumés à redouter la cavalerie rouge d’Ad-el-Kader. »

Beau sujet pour un peintre militaire ; s’il plaisait à quelqu’un de nos artistes de le porter sur la toile, voici, dans les mémoires du général de Martimprey, une autre esquisse qui ne laisse pas d’ajouter au pittoresque : « Le retour des spahis au camp fut triomphal et mérite d’être décrit, parce qu’il donne une idée de cette époque. Ils revinrent musique en tête ; derrière marchaient les prisonniers, la corde au cou ; puis plusieurs rangs de cavaliers menant en main les chevaux de prise tout sellés, les armes suspendues à l’arçon ; enfin un double rang de spahis, le fusil haut, et ayant chacun une tête au bout du canon. Les escadrons, précédés de leurs blessés et de leurs morts portés sur des cacolets et sur des litières, fermaient la marche.

Le 27 octobre, les tribus de la Yakoubia retournèrent à leurs douars avec les grains qu’elles avaient découverts dans les silos creusés par les Hachem ; la colonne expéditionnaire se replia sur Mascara, d’où le général Bugeaud avait fait sortir le lieutenant-colonel Géry pour concourir à ses opérations ; mais la pluie et le froid, qui survinrent inopinément, ne lui permirent pas de les poursuivre. De Mascara, le gouverneur regagna Mostaganem. En traversant la plaine de l’Habra, il reçut d’un bel esprit arabe ce singulier message : « On nous a dit que vous autres Français aimez les chevaux à courte queue : nous attendons que nos jumens en produisent un pareil pour vous le conduire en signe de soumission. »

On a déjà vu ce que lui avait écrit, au mois de juin, Abd-el-Kader : « Tu vas te promener jusqu’au désert, et les habitans d’Alger, d’Oran et de Mostaganem sont dépouillés et tués aux portes de ces villes ! » Dans la nuit du 21 au 22 octobre, un parti de Beni-Amer était venu jusque sous les murs d’Oran, à travers la ligne des blockhaus, saccager les campemens où les Douair et les Smela, qui combattaient sous les yeux du gouverneur, avaient laissé leurs femmes, leurs enfans et leur avoir.

Malgré cette malheureuse affaire, la campagne d’automne, sans avoir donné tout ce qu’on s’en était promis au début, n’en avait pas moins porté un coup sensible à l’autorité d’Abdel-Kader. Parties d’Oran le 14 septembre, la majeure partie des forces de la division rentraient, le 5 novembre, à Mostaganem ; elles avaient donc marché, campé ou combattu pendant cinquante-trois jours ; jamais troupe française n’avait encore été si longtemps dehors en Afrique.

Avant de s’embarquer pour Alger, où il rentra le 10, le gouverneur régla la distribution des commandemens dans la province de l’ouest ; il confia Oran au colonel Tempoure, appela le général Bedeau à Mostaganem, et réserva Mascara pour La Moricière, qui eut ordre de s’y porter avec 6,000 hommes et d’y établir le quartier-général de la division sans retard.


VI

Le général Changarnier a écrit dédaigneusement dans ses mémoires : « Pendant l’été et une partie de l’automne, le gouverneur put se promener dans les plaines et dans quelques-unes des montagnes les plus faciles de la province d’Oran, sans livrer un seul combat digne de ce nom, mais en faisant des progrès sensibles dans l’art de conduire les troupes. Dans le même temps, le général Baraguey d’Hilliers, rencontrant encore moins d’obstacles, parcourt les parties les plus ouvertes de la province d’Alger, épuise les troupes, s’en fait exécrer, et encombre de malades les hôpitaux et les infirmeries régimentaires de cette province. » Le fait est que, depuis son expédition sur Boghar et Taza, le général Baraguey d’Hilliers avait ravitaillé Médéa et Miliana dans la dernière quinzaine de juin et que, la chaleur étant devenue très forte, les hommes étaient entrés en foule à l’hôpital.

A l’automne, les opérations de ravitaillement furent reprises. Les instructions données par le gouverneur au général lui prescrivaient de constituer à Miliana comme à Médéa un approvisionnement de 500,000 rations et de 300,000 cartouches, de ne laisser que 800 hommes dans la dernière et 1,200 dans l’autre, enfin d’agir aux environs contre les tribus les plus hostiles. Cette année-là, quoiqu’on fût tout à la fin de septembre, la température était encore excessive. La journée du 20 fut particulièrement pénible. « Avec bien de la peine, dit le général Baraguey d’Hilliers dans son rapport, la colonne parvint à une lieue du Gontas ; mais, arrivés à ce point, beaucoup de soldats tombèrent épuisés de fatigue. Nous gagnâmes le col avec le convoi, et, avec tous les sous-officiers et brigadiers montés de la division, on envoya prendre les hommes dont la route était jonchée. » Miliana put être ravitaillée le lendemain. Un second convoi y fut conduit encore le 10 octobre. Dans ces deux expéditions, Ben-Allal disputa sérieusement à la colonne le défilé de Chab-el-Keta.

Que faisait cependant le général Changarnier ? Le gouverneur, qui, malgré ses griefs personnels, estimait à leur valeur les talens de ce vigoureux soldat, était assez en peine d’accorder cette considération de métier avec la préférence de goût qu’il avouait pour Baraguey d’Hilliers. Après avoir essayé d’abord de diriger sur Oran Changarnier, qui ne parut pas disposé à s’y rendre, il lui avait donné trois mois de congé ; mais, le congé passé, il fallut bien lui trouver de l’emploi. Baraguey d’Hilliers eut donc à lui céder, pour les derniers ravitaillemens de Médéa, le commandement de la colonne active. « Il entrait dans mes projets, écrivait avec un peu d’embarras le gouverneur au maréchal Soult, d’alterner ce commandement entre ces deux officiers, tous deux très appréciables. »

Au retour de Médéa, le 29 octobre, Changarnier trouva, — on pourrait plus exactement dire se procura, — au bois des Oliviers, la chance d’un beau retour offensif contre Barkani, qu’il avait su attirer dans une embuscade très habilement préparée, a L’ennemi, dit le rapport du général, avait lâché pied et ne présentait plus qu’une masse confuse d’un millier de fantassins réguliers et kabyles et d’une centaine de cavaliers qui, pressés à l’extrême gauche par le commandant de Mac-Mahon, à la tête du 10e bataillon de chasseurs, au centre, par un bataillon du 24e et le 3e bataillon de chasseurs, à droite, par la cavalerie, que les colonels de Bourgon et Korte, et le capitaine d’Allonville, des gendarmes maures, poussèrent avec la plus grande vigueur sur des crêtes étroites et crevassées, se trouva cernée de trois côtés et refoulée contre un rideau de fer qui semblait devoir lui enlever toute chance d’échapper à notre poursuite ; mais ces marcheurs exceptionnels, jetant leurs armes au fond des ravins et se débarrassant même d’une partie de leurs vêtemens, pour être plus agiles, atteignirent les crêtes et disparurent au milieu de rochers, de ravines et d’anfractuosités inextricables. Ils laissèrent néanmoins, sur le terrain que nous pûmes atteindre, 80 cadavres, tous tués à coups de sabre et de baïonnette. »

Un dernier ravitaillement de Médéa, le 11 novembre, dont il n’y a rien de particulier à dire, mit un terme aux mouvemens de la division d’Alger pendant la campagne d’automne.


VII

C’était M. Guizot qui avait fait nommer le général Bugeaud au poste éminent qu’il occupait. Le gouverneur de l’Algérie en était reconnaissant au ministre des affaires étrangères, et quand ses relations avec le ministère de la guerre devenaient difficiles ou délicates, c’était à M. Guizot qu’il avait recours. « Vous me demandez, lui écrivait-il le 6 novembre 1841, en quoi vous pouvez m’aider ? le voici : le plus grand service que vous puissiez me rendre pour le moment, c’est de faire récompenser raisonnablement mon armée. Après avoir été prodigue envers elle sous le maréchal Valée, qui obtenait tout ce qu’il demandait pour les plus minimes circonstances, on est devenu extrêmement avare. L’armée d’Afrique, de laquelle j’ai exigé beaucoup cette année, compare les époques, et la comparaison ne m’est pas avantageuse, puisque j’exige beaucoup plus de fatigue et que j’obtiens beaucoup moins de faveurs. J’ai cru devoir ramener les bulletins à la vérité et à la modestie qu’ils doivent avoir chez une armée que, pour la rendre capable de faire de grandes choses, on ne doit pas exalter sur les petites. On a cru que nous avions peu fait, parce que nous n’avons pas rédigé de pompeux bulletins pour de petits combats ; mais on devrait savoir que nous ne pouvons pas avoir eu Afrique des batailles d’Austerlitz, et que le plus grand mérite dans cette guerre ne consiste pas à gagner des victoires, mais à supporter avec patience et fermeté les fatigues, les intempéries et les privations. Sous ce rapport, nous avons dépassé, je crois, tout ce qui a eu lieu jusqu’ici. La guerre a été poussée avec une activité inouïe, tout en soignant les troupes autant que les circonstances le permettaient, et elles le reconnaissent. Le soin que je prends d’elles et la vigueur de nos opérations me font un peu pardonner la rareté des récompenses ; mais, si la parcimonie continuait, il pourrait en être autrement. Il est de l’intérêt du pays que mon autorité morale ne soit pas affaiblie. Je comprends qu’il est délicat pour vous de toucher cette corde dans le conseil ; cependant il peut se présenter une occasion favorable et naturelle de dire votre mot. Vous pouvez d’ailleurs avoir un entretien particulier avec le roi. J’espère que Sa Majesté ne m’en veut pas pour avoir eu quelques petites vivacités avec M. le duc de Nemours, que j’ai du reste fort bien traité. Plût au ciel que tous les serviteurs de la monarchie lui fussent aussi dévoués que je le suis et eussent mes vivacités ! »

« Il est de l’intérêt du pays, disait le général Bugeaud, que mon autorité morale ne soit pas affaiblie. » Elle lui parut, en ce temps-là, menacée, autrement que dans la question des récompenses, par un incident sans aucune portée, mais qui, la malignité publique et la presse aidant, devait prendre en un moment des proportions excessives.

Vers la fin de novembre, le général Bugeaud avait témoigné au maréchal Soult le désir de prendre un congé, afin de pouvoir assister aux discussions des chambres et régler quelques affaires de famille. La demande du gouverneur, soumise par le maréchal au conseil des ministres, fut accueillie sans difficulté ; mais comme il n’y avait en Algérie que des maréchaux de camp, parmi lesquels il aurait été difficile de prendre un intérimaire sans froisser les autres, le conseil décida qu’un lieutenant-général serait envoyé de France, et son choix se porta sur un aide-de-camp du roi, le vicomte de Rumigny, qui avait fait avec honneur, à la suite du duc d’Orléans, la campagne de 1840. « Il demeure bien entendu, écrivait le maréchal Soult au général Bugeaud, le 3 décembre, que le lieutenant-général de Rumigny ne sera qu’intérimaire, et qu’il devra revenir auprès du roi aussitôt que vous serez de retour à Alger pour y reprendre le commandement de l’armée et le gouvernement de l’Algérie. »

Par un caprice du vent et de la fortune, le navire de l’état qui portait la dépêche ministérielle fut détourné de sa route, jeté sur les côtes d’Espagne, et n’entra dans le port d’Alger qu’après le débarquement inattendu du personnage dont il avait mission d’annoncer officiellement l’arrivée prochaine. L’expression de débarquement inattendu n’est pas tout à fait exacte, car les journaux de France avaient annoncé déjà la nomination du général de Rumigny, en y ajoutant même des commentaires qui ne laissaient pas de faire dresser l’oreille au public et surtout au principal intéressé.

L’une des faiblesses du général Bugeaud était une susceptibilité presque maladive, non-seulement aux morsures, mais même aux moindres piqûres de la presse ; or certains journaux, qui voulaient passer, comme d’habitude, pour avoir les informations les plus sûres, laissaient entendre qu’on n’avait pas toujours été satisfait en haut lieu du gouverneur pendant la dernière campagne, et que, toutes convenances gardées, l’intérimaire désigné pouvait bien être un successeur. Aussi, quand le général de Rumigny tomba comme des nues à Alger, l’accueil que lui fit le général Bugeaud fut d’une cordialité incertaine : « J’avouerai à monsieur le maréchal, écrivait le nouveau-venu au ministre de la guerre, le 15 décembre, que le premier mouvement de sa part me parut être un mouvement de surprise. »

Quelques jours se passèrent, du côté du général Bugeaud, en hésitations apparentes ; enfin, le 20 décembre, ayant reçu des nouvelles d’Oran qui lui parurent d’une grande importance, il écrivit à l’intérimaire qui ne l’était pas même encore : « Dans de telles conjonctures, je crois bien servir les intérêts du pays et du roi en restant à mon poste. N’est-il pas naturel qu’ayant amené des résultats par une campagne énergique, je désire les recueillir ? Vous êtes trop loyal pour ne pas répondre : Oui, c’est naturel, c’est même juste. »

M. de Rumigny était un homme respectable ; il se trouvait, par le hasard des circonstances, dans le malaise d’une situation que chaque jour rendait plus fausse et plus embarrassante ; plus jeune de grade que le général Bugeaud, il aurait eu un moyen de s’en tirer en acceptant un commandement sous ses ordres, et volontiers il l’eût fait, sans un empêchement moral qu’il expliquait ainsi au ministre de la guerre : « A ses qualités, disait-il du général Bugeaud, se mêle une répugnance prononcée pour toute hiérarchie militaire ; il aime surtout à donner des ordres directs aux grades subalternes sans les faire passer par les grades supérieurs. Il en résulte des discussions inévitables, et, dans mon saint respect pour la discipline, il m’est de toute impossibilité de me soumettre à ces conditions. » Enfin, en décidant que, pendant l’absence du général Bugeaud, qui devait se rendre à Oran, le général de Rumigny prendrait le commandement d’Alger par intérim, le maréchal Soult crut faire cesser l’imbroglio ; il ne fit que compliquer celui-ci d’un autre.

Notifiée au général de Bar, qui venait d’être nommé chef d’état-major-général à la place du général de Tarlé, à Changarnier, à La Moricière, à Bedeau, à tous les maréchaux de camp en un mot, la décision ministérielle fut, comme elle devait l’être, accueillie respectueusement par tous, un seul excepté, Baraguey d’Hilliers, qui, par un mouvement d’orgueil absolument injustifiable, demanda son rappel en France. On verra plus tard comment prirent fin tous ces conflits d’amour-propre, fondés ou non, sérieux ou ridicules.


CAMILLE ROUSSET.