La Convention (Jaurès)/1751 - 1800

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pages 1701 à 1750

Les idées sociales de la Convention
et le gouvernement révolutionnaire

pages 1751 à 1800

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fait que se creuser un tombeau. La Révolution nous conduit à reconnaître ce principe que celui qui s’est montré l’ennemi de son pays n’y peut être propriétaire. Il faut encore quelques coups de génie pour nous sauver.

« Serait-ce donc pour ménager des jouissances à ses tyrans que le peuple verse son sang sur les frontières, et que toutes les familles portent le deuil de leurs enfants ? Vous reconnaîtrez ce principe que celui-là seul a des droits dans notre patrie qui a coopéré à l’affranchir. Abolissez la mendicité qui déshonore un État libre ; les propriétés des patriotes sont sacrées, mais les biens des conspirateurs sont là pour tous les malheureux. Les malheureux sont les puissances de la terre ; ils ont le droit de parler en maîtres aux gouvernements qui les négligent. »

C’était offrir au peuple révolutionnaire une immense proie. Mais c’était mieux que cela. C’était donner à la propriété un nouveau fondement juridique. C’était créer un titre de propriété que tous les citoyens pouvaient conquérir par l’exercice vigoureux de l’action politique et nationale. C’était annoncer une révolution de l’état civil analogue et harmonique à l’autre.

« Il s’est fait une révolution dans le gouvernement ; elle n’a point pénétré dans l’état civil. Le gouvernement repose sur la liberté ; l’état civil sur l’aristocratie, qui forme un rang intermédiaire d’ennemis de la liberté entre le peuple et vous. Pouvez-vous rester loin du peuple, votre unique ami ?

« …Osez : ce mot renferme toute la politique de notre révolution. »

L’effet produit fut immense ; et ce fut bien, pour reprendre l’expression de Saint-Just lui-même, un coup de génie. Le peuple eut un tressaillement. Non, la Révolution ne fléchit pas. Non, la Convention ne veut pas endormir les énergies et fermer l’avenir. Non, le Comité de Salut public ne s’est pas laissé envahir par l’orgueil du gouvernement. Il veut rester avec le peuple. Il veut faire tomber les barrières que la propriété oligarchique et contre-révolutionnaire élève entre les représentants de la nation et la nation, entre le gouvernement de la Révolution et la force de la Révolution. Comme si un obstacle de glace se fondait, le fleuve reprenait son cours. Le soir, aux Jacobins, Collot d’Herbois triompha :

« La Montagne ne fléchit pas : elle reste toujours le sommet révolutionnaire. »

Les Cordeliers aussi vinrent fraterniser abondamment, non sans une certaine complaisance pour eux-mêmes. Les malentendus se dissipaient, mais n’était-ce point leur politique qui l’emportait ? Le Comité de Salut public n’entrait-il pas dans leur orbite ? C’était l’impression première, dans la surprise et la joie du coup d’audace de Robespierre et de Saint-Just, dans l’éblouissement des vastes perspectives sociales qui s’offraient à la Révolution renouvelée. Pourtant si les hébertistes avaient réfléchi, ils n’auraient pas ainsi abondé en propos de victoire. Je sais que dans le rapport de Saint-Just il n’y avait presque aucune pointe contre eux : rien ou presque rien, la phrase seulement où Saint-Just parle de ce temps étrange « qui déifie l’athéisme et où le prêtre se fait athée, où l’athée se fait prêtre ».

C’était un ressouvenir amer et presque offensant de la déprêtrisation des uns, du culte de la Raison des autres. Mais enfin tout le poids du discours semblait porter contre les dantonistes. Oui, mais après les agitations et les polémiques de Philippeaux, après l’équivoque silence de Danton, après les combinaisons et les intrigues de Fabre d’Églantine et de Bourdon de l’Oise, après le scandale contre-révolutionnaire du Vieux Cordelier, Robespierre n’avait qu’un moyen de combattre l’hébertisme : c’était de rejeter avec éclat le dantonisme, et la brutalité du désaveu qui frappait l’un annonçait la force des coups qui frapperaient l’autre.

Robespierre et Saint-Just s’étaient construit la hautaine forteresse de révolution d’où, par une double sortie, ils allaient faire place nette tout autour d’eux. Saint-Just avait pris son parti à fond, plus nettement, sans doute, plus violemment que Robespierre. Entre toutes les lignes de son rapport perce la résolution aiguë d’accabler à la fois Hébert et Danton. Contre l’hébertisme et le dantonisme il avait des griefs d’ordre politique et d’ordre économique. Au point de vue politique, il reprochait à l’hébertisme d’être la vile caricature de l’enthousiasme révolutionnaire. La violence des gestes et la grossièreté des propos ne suppléent pas aux défaillances de l’inspiration intérieure. « Il est peu de grandes âmes capables d’enivrer les hommes à la tête d’une armée. »

Il est peu de grandes âmes aussi capables de concilier dans la conduite d’une Révolution immense, l’élan héroïque de la volonté et de l’esprit et le souci de la règle.

« Je pense, disait-il, que nous devons être exaltés : cela n’exclut point le sens commun ni la sagesse. » Et dans l’hébertisme il ne trouvait ni exaltation sincère, ni prudence révolutionnaire, mais un délire d’ambition tapageuse et de cruauté cupide. Ces hommes ne sont pas le peuple : ils sont les fonctionnaires bruyants qui s’étalent au devant du peuple, captant tous les rayons et tous les souffles et laissant à la foule obscure la joie dérisoire d’applaudir.

« Lorsque je suis dans une société populaire, que mes yeux sont sur le peuple qui applaudit et qui se place au second rang, que de réflexions m’affligent ! »

Ou encore (quelques jours plus tard) :

« Dans les sociétés populaires, on voyait le peuple, uni à ses représentants, les éclairer et les juger ; mais, depuis que les sociétés populaires se sont remplies d’êtres artificieux qui viennent briguer à grands cris leur élévation à la législature, au ministère, au généralat ; depuis qu’il y a dans ces sociétés trop de fonctionnaires, trop peu de citoyens, le peuple y est nul. Ce n’est plus lui qui juge le gouvernement, ce sont les fonctionnaires coalisés qui, réunissant leur influence, font taire le peuple, l’épouvantent, le séparent des législateurs qui devraient en être inséparables et corrompent l’opinion dont ils s’emparent… »

Dès le 8 ventôse, Saint-Just, tout en paraissant tourner surtout son effort contre les dantonistes, trouait ce rideau de fonctionnaires hébertistes qui séparaient du peuple souffrant la Convention calomniée. Ainsi, hébertistes et dantonistes corrompaient le gouvernement par des formes diverses d’égoïsme. Et dans l’ordre économique encore, ils étaient funestes. On n’a pas assez vu combien la conduite politique de Saint-Just était dictée par sa conception économique. Il savait qu’avec cette dépense insensée de trois cents millions par mois la Révolution se dévorait elle-même : les assignats cachaient un moment le déficit mais en bouleversant tous les rapports. Et demain, dans l’abîme toujours élargi, la liberté, la vie même de la France disparaîtraient. Lois contre l’accaparement, maximum, réquisition, tout cela n’était qu’expédients provisoires. Il n’y avait qu’un remède, un seul : modérer les dépenses. En les réduisant, par un effort plus héroïque que le don de soi sur le champ de bataille, on pourrait retirer peu à peu les assignats de la circulation. Aux dépenses diminuées l’impôt normal et annuel pourrait suffire. En retirant les assignats et neutralisant ces milliards de papier qui « fermentaient dans la République », qui toujours prêts pour tous les achats haussaient tous les prix et faussaient toutes les transactions, on rétablirait la circulation régulière, on dispenserait la Révolution de se faire conquérante, pillarde et dictatoriale, on sauverait la liberté.

C’est là ce que Saint-Just répétait en toute occasion, à propos des lois sur les subsistances à la fin de 1792, puis en octobre 1793, dans son rapport sur le gouvernement révolutionnaire. Il n’osait pas, de peur d’être appelé trop tôt « à boire la ciguë », déclarer ouvertement la guerre à l’assignat. Mais il allait en ce sens aussi loin qu’il le pouvait sans se faire accuser de contre-révolution.

Donc il n’y a qu’un moyen d’être vraiment révolutionnaire, c’est d’être économe. Or l’hébertisme et le dantonisme sont également dépensiers. L’hébertisme veut jeter les millions et les milliards de la guerre à l’appétit de ses comités, de ses bureaux, à la convoitise illimitée de sa fausse plèbe. Et le dantonisme, par son goût de la vie large et facile, par son indulgence aux faiblesses humaines, donne un signal de prodigalité qui recueilli, propagé par les fournisseurs, par les administrateurs de tout ordre, militaires ou civils, par les généraux et les commissaires aux vivres, déchaîne le gaspillage et la corruption.

L’austérité de Saint-Just (j’entends celle de ses doctrines, car le secret de la vie privée nous échappe et il lui est arrivé, on s’en souvient, d’être dénoncé par des pétitionnaires pour l’excessive dépense de sa table), n’est donc pas une sorte de plagiat de la Rome antique. Elle est l’expression d’une nécessité économique. La Révolution périssait si elle ne devenait pas un gouvernement à bon marché, un peuple à bon marché. Chimère sans doute, car comment compter, pour équilibrer les finances de la Révolution, sur ce contrôle surhumain qui seul aurait donné quelque efficacité aux vues de Saint-Just ? Ni l’individu, quelle que soit la puissance des mœurs, n’est capable de se surveiller ainsi lui-même, ni un gouvernement, quelle que soit sa force de travail et l’étendue de ses regards, même s’il parvient à simplifier sa tâche en réduisant « le monde de papier » sous lequel ploient les ministères, ne peut comprimer les dépenses, ni réformer les habitudes dans l’immense mouvement d’hommes et de choses que suscite la Révolution armée aux prises avec l’univers. Mais ce parti pris obstiné de simplicité gouvernementale et d’économie universelle ajoutait à sa haine contre l’hébertisme et contre le dantonisme. Ô bien aveugle Collot d’Herbois, si vous n’avez pas senti la déclaration de guerre cachée dans le manifeste du 8 ventôse ! bien aveugles Cordeliers !

Mais peut-être et Collot et les Cordeliers firent-ils tout d’abord semblant de ne pas comprendre. Collot d’Herbois, s’il était capable de quelque prévoyance, se demandait sans doute avec angoisse ce qu’il ferait, en quel camp il prendrait place le jour où éclaterait le conflit entre Robespierre et Hébert, entre le Comité de Salut public dont il était membre et le club des Cordeliers dont il était un des héros. Il essayait sans doute d’écarter ou d’ajourner ce problème importun en se persuadant que la paix allait être faite, que le Comité de Salut public se rejetait, avec les Cordeliers, à l’avant-garde hébertiste. Et les Cordeliers, eux, préoccupés d’élargir le mouvement, n’étaient pas fâchés de faire croire que le Comité de Salut public leur donnait raison. Ainsi ils endormiraient les défiances jacobines et prépareraient plus sûrement leur coup de main. Car c’est bien un coup de main qu’ils préparaient. Ronsin et Vincent rencontrant, au jardin des Tuileries, Souberbielle, juré au tribunal révolutionnaire lui exposèrent une partie de leur dessein. Il s’agissait de mobiliser l’armée révolutionnaire et d’égorger les suspects dans les prisons. Mais, sans doute, ils ne lui révélèrent qu’une partie de leur plan, celle qui correspondait aux journées de septembre, ils ne lui révélèrent point ce qui correspondait au 31 mai. Ils ne lui dirent point que la Convention aussi serait soumise à une épuration violente. Et sans doute, arrêtés par son indignation et sa surprise au début de leurs confidences, ils ne se livrèrent point à fond. Mais quel sens aurait eu cette mobilisation de l’armée révolutionnaire faite en dehors du Comité de Salut public, si cette armée n’était pas destinée à être l’instrument de la dictature hébertiste ? Souberbielle épouvanté courut chez Robespierre malade, pour l’avertir. Aussi bien, les hébertistes ne cachaient plus leur dessein.

À la séance du Club des Cordeliers, du 14 ventôse (4 mars), ils annoncent tout haut l’insurrection prochaine. Ils voilent le tableau des Droits de l’Homme pour signifier que la liberté a subi une éclipse, et ils décident qu’il restera voilé jusqu’à ce que le peuple ait reconquis ses droits et écrasé la faction. La faction, c’était le parti dantoniste où ils affectaient de confondre Robespierre. Vincent dénonce la conspiration de Philippeaux, de Bourdon de l’Oise, de Chabot, « plus profondément ourdie, plus à craindre que celle de Brissot ». Et il fait appel à la guillotine pour épouvanter les factieux et les traîtres.

Carrier se lève pour dénoncer l’homicide pitié qui demande compte maintenant aux patriotes du sang royaliste qu’ils ont versé pour la Révolution :

« J’ai été effrayé, en arrivant à la Convention, des nouveaux visages que j’ai aperçus à la Montagne, des propos qui se tiennent à l’oreille. On voudrait, je le vois, je le sens, faire rétrograder la révolution. On s’apitoie sur le sort de ceux que la justice nationale frappe du glaive de la loi. Si un homme est condamné pour des délits étrangers à la révolution, leur cœur nage dans la joie, ils le suivent au supplice ; mais si c’est un contre-révolutionnaire, leur cœur se serre et la douleur les suffoque. Mais est-il un délit plus grave que celui de conspirer contre son pays, d’exposer des milliers d’hommes à une mort certaine ? »

Et il laisse échapper une protestation effrayante, le cri de colère du bon ouvrier auquel on prend son outil :

« Les monstres, ils voudraient briser les échafauds !

« Mais, citoyens, ne l’oublions jamais, ceux-là ne veulent point de guillotine qui sentent qu’ils sont dignes de la guillotine. Cordeliers ! vous voulez faire un journal maratiste ; j’applaudis à votre idée et à votre entreprise ; mais cette digue contre les efforts de ceux qui veulent tuer la République est de bien faible résistance ; l’insurrection, une sainte insurrection, voilà ce que vous devez opposer aux scélérats.

« Cordeliers, société populaire, vous dans le cœur desquels a toujours brûlé le feu sacré du patriotisme, soyez toujours les amis de la Révolution ; veillez, démasquez les traîtres qui voudraient vous anéantir, et la République impérissable sortira victorieuse et rayonnante de gloire du milieu des combats que ses ennemis lui livrent de toutes parts. »

Carrier fut très applaudi. Il n’avait pas nommé Robespierre ; mais c’est à Robespierre surtout qu’il pensait. Hébert, sans le nommer, le désigne par des allusions un peu voilées d’abord, puis directes et menaçantes :

« Vous frémirez quand vous connaîtrez le projet infernal de la faction ; il tient à plus de branches, à plus d’individus que vous ne le croyez vous-mêmes : cette faction est celle qui veut sauver les complices de Brissot, les soixante-six royalistes qui tous ont commis les mêmes crimes, qui, par conséquent, doivent de même monter à l’échafaud. Pourquoi veut-on les soustraire au supplice ? C’est que les intrigants se sentent dans le cas de la même punition ; c’est que d’autres intrigants veulent rallier autour d’eux ces royalistes, afin de régner sur eux-mêmes et d’avoir autant de créatures. »

La faction, c’est donc le parti mêlé de Danton et de Robespierre. Les dantonistes veulent sauver les soixante-six, parce qu’ils se sentent comme eux comptables de leurs crimes à l’échafaud. Robespierre veut les sauver pour avoir une clientèle terrifiée et docile qui lui permette d’installer sa dictature.

Pourquoi Chabot n’est-il pas encore frappé ? demande Hébert. Pourquoi Fabre d’Églantine respire-t-il encore ? Parce que le rapporteur du Comité de Sûreté générale, Amar, est un ancien noble, un faiseur qui cherche à sauver les coupables. C’est donc tout le système du gouvernement révolutionnaire, la Convention et une partie de la Montagne avec Danton, le Comité de Salut public avec Robespierre, le Comité de Sûreté générale avec Amar, qu’Hébert attaque et discrédite.

Et de peur que la colère des Cordeliers ne s’épuise sur les fripons à la Chabot, c’est la responsabilité de Robespierre qu’Hébert met au premier plan.

« Les voleurs font leur métier ; ils rendront tôt ou tard à la nation ce qu’ils lui ont volé, et ce sont les meilleures économies, car tout se terminera par des restitutions ; ce ne sont donc pas les voleurs qui sont le plus à craindre, mais les ambitieux ! Les ambitieux ! ces hommes qui mettent tous les autres en avant, qui se tiennent derrière la toile ; qui, plus ils ont de pouvoir, moins ils sont rassasiables, qui veulent régner. Mais les Cordeliers ne le souffriront pas (Plusieurs voix : non ! non !) ».

Hébert accuse Robespierre d’avoir soufflé à Camille Desmoulins, derrière la toile, ses attaques contre le père Duchesne.

« Ces hommes qui ont fermé la bouche aux patriotes dans les sociétés populaires, je vous les nommerai ; depuis deux mois, je me retiens ; je me suis imposé la loi d’être circonspect, mais mon cœur ne peut plus y tenir ; en vain voudraient-ils attenter à ma liberté. Je sais ce qu’ils ont tramé, mais je trouverai des défenseurs (Toutes les voix : oui ! oui !). »

Boulanger lui crie (ce même Boulanger que bientôt défendra Robespierre) :

« Père Duchesne, parle et ne crains rien ; nous serons, nous, les pères Duchesne qui frapperont. »

Momoro insiste :

« Je te ferai le reproche que tu t’es fait à toi-même, Hébert ; c’est que depuis deux mois tu crains de dire la vérité. Parle, nous te soutiendrons. »

Vincent est presque amer :

« J’avais apporté dans ma poche un numéro du Père Duchesne, écrit il y a quatre mois ; en comparant le ton de vérité dont il est plein à ceux d’aujourd’hui, j’aurais cru que le père Duchesne était mort. »

Ainsi pressé et presque sommé, Hébert se décide à sauter le pas, à mettre personnellement Robespierre en cause, à annoncer, lui aussi, l’insurrection.


Manuscrit d’Hérault de Séchelles (lettre à Carrier.)
(D’après un manuscrit des Archives Nationales.)


« Pour vous montrer que ce Camille Desmoulins n’est pas seulement un être vendu à Pitt et à Cobourg, mais encore un instrument dans la main de ceux qui veulent le mouvoir uniquement pour s’en servir, rappelez-vous qu’il fut chassé, rayé par les patriotes, et qu’un homme, égaré sans doute… autrement je ne saurais comment le qualifier, se trouva là fort à propos pour le réintégrer malgré la volonté du peuple, qui s’était bien exprimée sur ce traître…

Ah ! je dévoilerai tous les complots ! Comment est composé le ministère ? Un Paré ! Un Paré ! D’où vient-il ? Comment est-il parvenu ministre de l’intérieur ? On ne sait par quelles intrigues ! Un Desforgues ! »

Vincent : « Un Destournelles, insignifiant, instrument passif ! »

Et Hébert annonce que la faction va composer un ministère ultra-modéré. Mais qu’importent d’ailleurs ces indices nouveaux ? L’impunité assurée aux traîtres ne suffit-elle point à accuser la faction ?

« Hé bien ! puisque la faction existe, puisque nous la voyons, quel est le moyen de vous en délivrer ? l’insurrection. Oui, l’insurrection, et les Cordeliers ne seront pas les derniers à donner le signal qui doit frapper à mort les oppresseurs (Vifs applaudissements). »

C’est le compte rendu du Moniteur ; il est confirmé par des rapports de police nombreux et concordants.

Était-ce une velléité insurrectionnelle, et une menace ? Ou bien y avait-il un plan d’insurrection arrêté, avec des moyens d’exécution préparés ? Il est malaisé de le savoir quand un parti a un chef aussi inconsistant, aussi médiocre d’intelligence et de cœur, aussi versatile et couard que l’était Hébert. Cet homme, qui haïssait Robespierre et qui rêvait de le détruire, était blême de peur devant lui. Pas une fois il ne lui fit front aux Jacobins. Et maintenant encore, en plein cœur des Cordeliers, il n’a que des paroles évasives et de peureuses réticences. Il paraît n’avoir eu aucun système un peu lié, aucune tactique suivie. Quand se pose devant les Jacobins la grande question des sociétés affiliées, il fait platement sa cour aux vieux Jacobins en abandonnant les sociétés récentes comme suspectes d’intrigue. Or, il en était beaucoup qui avaient surgi depuis le 31 mai et qui, nées en quelque sorte de l’insurrection, pouvaient être les outils de l’insurrection nouvelle.

Dufourny, qui détestait l’hébertisme, avait, lui, le sentiment de ce danger, et il disait, le 27 janvier, aux Jacobins :

« J’ai déjà dit ce qu’il fallait penser des sociétés sectionnaires de Paris qui s’isolent dans un petit arrondissement. De même que chaque faux patriote a sa carte de citoyen, des patentes de tous les pas qu’il a faits ou qu’il n’a pas faits dans la Révolution, de même les intrigants des sections ont voulu avoir des sociétés. Elles n’ont pas demandé l’affiliation ; elles ont voulu former un Comité central à l’Évêché en opposition à la société des Jacobins. Citoyens, ayez les yeux ouverts sur ces sociétés sectionnaires et sur leur projet de Comité central. »

Si ces sociétés s’étaient affiliées, elles pouvaient transformer l’esprit jacobin, l’absorber dans l’esprit cordelier ; et l’hébertisme en aurait reçu une grande force.

L’hébertiste Saintex le savait bien, lui qui disait dans la même séance des Jacobins :

« Je pense qu’on doit écarter des sociétés populaires tous les intrigants, tous les patriotes de circonstance ; mais je pense aussi qu’il serait impolitique, qu’il serait très nuisible à la liberté que les Jacobins refusassent leur affiliation à des sociétés qui n’ont eu la possibilité physique de se former qu’à une époque très nouvelle, depuis que des hommes énergiques et révolutionnaires ont enflammé de l’amour de la patrie, ont électrisé par le feu de leurs discours les citoyens éloignés du centre de la Révolution. N’entravons pas les progrès du patriotisme. »

La manœuvre était très dangereuse pour Robespierre et le Comité de Salut public. Il le sentit, et c’est pour cela, sans doute, qu’il fit exclure Saintex. Mais Hébert ne prit aucune part à la lutte. Comme il n’était soutenu par aucune grande idée, il était tout hébété de poltronnerie.

Sans doute, les plus confiants et les plus agissants des hébertistes comptaient sur un mouvement du peuple déterminé par la cherté des vivres. Il y avait surtout à ce moment une crise de la viande. Les six cents bœufs que la Vendée expédiait d’habitude à Paris tous les jours ne venaient plus. De plus, d’énormes réquisitions de bétail étaient faites pour d’immenses armées. Il fallait de bonne viande pour les nourrir ; il fallait du cuir pour les chausser. Et à Paris la viande manquait. C’était un effet passager et inévitable de la guerre, et les hébertistes qui voulaient la guerre à outrance, étaient bien scélérats de se servir contre le gouvernement révolutionnaire, contre le Comité de Salut public et la Convention, d’une crise économique que la guerre provoquait. Ils répandaient des affiches manuscrites aux Halles, partout où le peuple s’assemblait. Ils les faisaient distribuer aux longues files de citoyens et de citoyennes qui attendaient à la porte des boulangers, mais surtout des bouchers. Et comme ils ne pouvaient dire : « C’est la guerre », ils disaient : « C’est l’accaparement ». Hébert reprenait peu à peu, contre le commerce, contre presque tout le commerce, le thème de Jacques Roux, qu’il avait accablé et acculé au désespoir.

Mais l’expérience du 31 mai démontrait que le mouvement spontané et inorganique du peuple était inefficace. Il fallait des meneurs, un but précis, un plan, une organisation. Il ne semble pas que les hébertistes se soient assuré le concours, en quelque sorte officiel, de la Commune.

Chaumette était trop fluctuant, et on ne pouvait faire fond sur lui. Pendant toute la crise, Henriot parut préoccupé et sombre. Que ferait-il ? Il ne savait. Il se souvenait des hasardeuses journées du 31 mai et du 2 juin ; et il sentait bien que cette fois il n’aurait pas contre lui une Convention divisée, plus qu’à demi livrée à l’insurrection par Danton et Robespierre. Il se heurterait à la Montagne groupant autour d’elle toute la Convention, à Danton, au Comité de Salut public, à la politique et à la vigueur de Robespierre. Henriot, calculateur épais, se réservait. Pache avait, sans doute, quelque sympathie secrète pour cette vivante et piailleuse nichée révolutionnaire qu’il avait couvée le premier au ministère de la guerre. Mais il avait l’esprit expectant et silencieux.

Les hébertistes ne pouvaient non plus faire fond sur Collot d’Herbois. En ces jours difficiles, il jouait la conciliation. Il allait des Jacobins aux Cordeliers, des Cordeliers aux Jacobins. Il morigénait les Cordeliers pour avoir voilé la Déclaration des Droits de l’Homme : « Est-ce qu’on peut voiler la nature ? » Et il noyait leur faute sous des effusions fraternelles. Mais ni il ne désarmait les plus entreprenants des Cordeliers de leurs pensées insurrectionnelles, ni il n’endormait le regard aigu du Comité de Salut public.

C’est Ronsin, semble-t-il, et Vincent qui avaient seuls une idée nette et une tactique. Ronsin surtout ; c’est par lui que le mouvement cordelier et hébertiste a un sens.

L’idée mère, c’était de reprendre ou de paraître reprendre la politique de Marat. C’est pourquoi le cœur de Marat était exposé aux Cordeliers comme une relique. C’est pourquoi les Cordeliers fondaient un journal impersonnel et collectif destiné à continuer officiellement la pensée de Marat. Et eux-mêmes disaient que les vrais révolutionnaires devaient renoncer à toute autre appellation et se déclarer simplement « maratistes ». Or, être maratiste en mars 1794, cela, pour les Cordeliers, signifiait deux choses. D’abord il fallait se débarrasser, d’un coup et par la violence, des ennemis de la Révolution, il fallait purger les prisons des aristocrates, des modérés, des Girondins, des suspects de tout ordre qui les encombraient, septembriser les contre-révolutionnaires.

Et (c’était là encore la pensée de Marat) pour que cette opération ne se fasse point à l’aveugle, pour que l’ignorante fureur du peuple ne laisse pas échapper les contre-révolutionnaires, et ne s’égare pas sur des patriotes, il faut que l’opération soit dirigée de haut, avec des pouvoirs très courts mais dictatoriaux, par un délégué révolutionnaire.

C’est ce que Marat appelait un prévôt révolutionnaire ; c’est ce que les nouveaux maratistes appelaient « un grand juge ».

Ainsi le chef du pouvoir révolutionnaire serait avant tout un justicier. Mais sur quelle force active et organisée pouvait compter la Révolution ? Ronsin n’était pas sûr que la garde nationale marcherait. Mais lui-même Ronsin n’était-il pas le commandant en chef de l’armée révolutionnaire ?

C’est elle qui serait la grande force révolutionnaire. Divers témoins déclarent que Ronsin voulait la porter à cent mille hommes. Quel crédit accorder à ces témoignages ? On ne peut les accueillir qu’avec une extrême réserve. Quand on songe que Billaud-Varennes, commentant, le 14 mars, aux Jacobins, l’arrestation des hébertistes, va jusqu’à dire que Ronsin a proposé à un des conjurés « de se rendre à Francfort pour avertir nos ennemis du plan de conspiration et du moment de son exécution »,on voit jusqu’où peuvent aller en ces périodes meurtrières la calomnie et la légende ; et l’on devient très circonspect à juger. Mais en ce qui touche le rôle destiné par Ronsin à l’armée révolutionnaire dont il était le chef, les témoignages s’accordent si bien à la logique de la situation et à la nécessité même des choses, qu’il est malaisé de ne pas les accueillir. Ronsin n’avait d’autre outil en mains que l’armée révolutionnaire, et il ne pouvait rien que par elle. Il a songé certainement à lui donner le plus de puissance possible et d’efficacité. Billaud dit aux Jacobins que « la conspiration avait des ramifications jusque dans l’armée. » Comment en serait-il autrement, puisque le Père Duchesne, à gros paquets et à grands frais, était envoyé dans les camps par le ministère de la Guerre ?

« Tout a été tenté, ajoute le sombre Conventionnel, pour engager les soldats à déserter l’armée de la République », et, sous la phrase perfide, on démêle, en effet, la vérité probable. Les hébertistes donnaient sans doute aux volontaires, à tous ceux qui pourraient obtenir des congés ou des permissions, le mot d’ordre de se concentrer à Paris où ils seraient incorporés à l’armée révolutionnaire, largement payés et associés à la révolution nécessaire qui, enfin, débarrasserait la France des intrigants et des traîtres. Des témoins déclarent que Ronsin marquait la plus vive admiration pour Cromwell, et ici encore on démêle des analogies, d’ailleurs superficielles et grossières, qui pouvaient séduire Ronsin. C’est avec une armée révolutionnaire que Cromwell châtia les traîtres et organisa le pouvoir. C’est avec une armée révolutionnaire que Cromwell brisa le Parlement déshonoré et mutilé, le Parlement-Croupion. Et n’était-ce point aussi une Convention-Croupion que cette assemblée que le peuple avait déjà dû entamer d’une centaine de Girondins, qui allait être amputée encore des membres gangrenés de l’affaire Chabot ? Que restait-il donc ? le vicieux Danton et le cauteleux Robespierre.

Cromwell-Ronsin dispersera sans doute ces débris, et la France révolutionnaire, sillonnée en tous sens d’une bonne armée de sans-culottes, choisira des hommes neufs. Le nouveau pouvoir sera aisément populaire. D’abord il débarrassera le peuple, il débarrassera la cité de cet énorme abcès des prisons qui va grossissant tous les jours et qui ne se vide que goutte à goutte. Dans les prisons il y a des patriotes fervents que la faction a incarcérés ; ils seront appelés à la liberté et à la vengeance. Ils sont les indicateurs tout désignés du grand juge ; quant aux autres détenus, ils seront fauchés en quelques jours, c’est la méthode humaine, celle qui, en épouvantant les coupables, sauve les innocents, celle aussi qui épargne aux victimes les angoisses de l’attente, au peuple la nausée de la guillotine quotidienne et d’une terreur qui, en se prolongeant, perd ses prises sur les âmes blasées.

Le nouveau pouvoir révolutionnaire amènera l’abondance, et, s’il le faut, il distribuera au peuple les trésors que le Comité de Salut public a accumulés à la Monnaie et au Trésor public ; quel besoin a l’État de ce métal puisqu’il peut créer des assignats ? Mais surtout il est probable que les conjurés hébertistes qui, par les bureaux de la guerre, connaissaient et maniaient tout le mécanisme des approvisionnements militaires, ravitailleraient largement Paris. Le procédé était simple. Une partie des approvisionnements immenses que le Comité de Salut public acheminait aux armées serait réservée à Paris ; et les armées seraient invitées à vivre révolutionnairement sur les pays occupés.

C’est donc une sorte de coup d’État militaire et populaire que l’hébertisme préparait, un Dix-huit Brumaire démagogique qui aurait déshonoré, ensanglanté et ruiné la France, qui en aurait fait une Pologne de septembriseurs, dévorant en quelques jours toutes ses ressources matérielles et morales, le crédit reconstitué de ses assignats, le crédit de ses armées dont l’admirable discipline humaine dans les pays conquis arrachait maintenant à Mallet du Pan lui-même un témoignage d’admiration ; oui, une Pologne démagogique, incohérente, impuissante, bientôt livrée à la contre-révolution européenne comme une proie dépecée et démembrée. C’est l’avenir du monde, pour deux siècles peut-être, qui se jouait dans cette lutte de l’hébertisme et de la Convention.

Le Comité de Salut public épiait toutes les démarches de l’adversaire. Averti par la déclaration insurrectionnelle du 4 mars, il attendait ou qu’une démarche imprudente lui livrât les hébertistes, ou que les indices qu’il recueillait sur le projet de conjuration lui permissent d’émouvoir l’opinion et de rallier le peuple autour de lui. Il savait les faiblesses de l’ennemi, les hésitations et les poltronneries d’Hébert. Il savait que le soir même du 4 mars, quand fut faite aux Cordeliers la motion insurrectionnelle, Vincent constata tout haut que « bien des mines s’allongeaient ».

Il savait qu’aux armées la propagande hébertiste ne parvenait pas à détourner vers Paris l’élan de patriotisme révolutionnaire tourné contre la vieille Europe. Il savait que Collot d’Herbois ne songeait après tout qu’à se sauver lui-même, et qu’à condition qu’on fît semblant de n’avoir pas entendu le discours de Carrier et qu’on ne créât pas ainsi, contre le noyeur de Nantes, un précédent redoutable au mitrailleur et assommeur de Lyon, le déclamateur ambigu et prudent laisserait faire. Le Comité savait aussi que le rapport révolutionnaire du 8 ventôse avait excité dans le peuple le plus vif enthousiasme. Il admirait que le même gouvernement qui avait discipliné les forces, organisé la Révolution et la nation, ouvrît aux citoyens de vastes perspectives sociales. C’était l’avènement d’un monde nouveau dans les convulsions du combat. Oui, le Comité de Salut public pouvait agir, il pouvait se découvrir et frapper l’hébertisme ; il serait suivi.

C’est le 23 ventôse (13 mars), que le Comité frappa. C’est Saint-Just, cette fois encore, qui fut chargé du rapport. Fidèle à sa tactique ou plutôt à son point de vue, il se garde de concentrer sur l’hébertisme toute l’attaque. Et quand on lit ce discours, on se demande s’il va être suivi par l’arrestation des dantonistes ou par celle des hébertistes, ou plutôt on est sûr qu’il sera suivi, peut-être le même soir, peut-être à quelques jours d’intervalle, de l’arrestation des uns et des autres ; et ce fut simplement l’impatience des hébertistes se préparant à un coup de main qui leur assura un tour de priorité. On dit parfois que Robespierre et le Comité de Salut public se sont servis des dantonistes pour frapper l’hébertisme et qu’ensuite, par un coup de barscule violent, ils ont eu raison du dantonisme. Non, la marche du Comité de Salut public ne fut pas sournoise. Le discours de Saint-Just était une sorte d’acte d’accusation collectif où Danton était enveloppé comme Hébert. La foudre grondait sur tout l’horizon à la fois : Saint-Just avait trouvé, dans les soupçons du peuple, qui s’exagérait volontiers l’intervention de l’étranger dans les affaires intérieures de la Révolution, le moyen commode de grouper les griefs les plus divers. C’est de ce centre de perspective qu’il développa tous les complots. Ou plutôt, il n’y avait, sous l’apparence de complots multiples, qu’un seul complot, le complot de l’étranger cherchant à perdre la Révolution, tantôt en corrompant quelques-uns des révolutionnaires pour déshonorer toute la Convention, tantôt en excitant à « commettre des atrocités pour en accuser la Révolution et le peuple », tantôt en conseillant une « parricide indulgence » qui livrait la liberté : Chabot, Hébert, Danton.

Saint-Just qui avait le sens de la nature, de ses phénomènes larges et un peu confus, confondait dans un symbolisme vaste les conjurations en apparence les plus distinctes :

« Tous les complots sont unis ; ce sont les vagues qui semblent se fuir et qui se mêlent cependant. La faction des indulgents qui veulent sauver les criminels, et la faction de l’étranger, qui se montre hurlante, parce qu’elle ne peut faire autrement sans se démasquer, mais qui tourne la sévérité contre les défenseurs du peuple ; toutes ces factions se retrouvent la nuit pour concerter leurs attentats du jour ; elles paraissent se combattre pour que l’opinion se combatte entre elles ; elles se rapprochent ensuite pour étouffer la liberté entre deux crimes…

« C’est l’étranger qui attise ces factions, qui les fait se déchirer par un jeu de sa politique, et pour tromper l’œil observateur de la justice populaire… Ces partis divers ressemblent à plusieurs orages dans le même horizon, qui se heurtent et qui mêlent leur éclairs et leurs coups pour frapper le peuple. »

Le soir même, Momoro, Vincent, Hébert, Ronsin étaient arrêtés. Et Robespierre, reparaissant pour la première fois depuis un mois aux Jacobins, venait prendre la responsabilité de la décision terrible, et surveiller l’effet produit. Il y eut dans une partie du peuple de la stupeur, chez quelques-uns un commencement de révolte. « Ce sont nos patriotes, disaient les femmes aux Cordeliers, il faudra bien qu’on nous les rende. » Mais les meneurs secondaires des Cordeliers découverts maintenant par l’arrestation des chefs étaient frappés d’hésitation et de terreur.

Peu à peu les explications données aux Jacobins par le Comité de Salut public rallièrent les esprits. Les Jacobins, qui prenaient sur les Cordoliers une revanche éclatante, se groupèrent en masse autour du Comité de Salut public. Celui-ci, pour bien marquer qu’il n’entendait faire aucune concession aux indulgents, fit arrêter, quatre jours après, Hérault de Séchelles et Simond, accusés d’avoir tenté de sauver un homme prévenu d’émigration.

Dans le procès fait aux hébertistes, et auxquels Anacharsis Cloots déjà détenu fut adjoint, on mêla la faction d’Hébert et un groupe d’intrigants, Proly, Pereyra, Desfieux. Quel lien y avait-il entre ces hommes et la faction d’Hébert ? Aucun, semble-t-il. Ils étaient, eux, les entremetteurs internationaux. Ils cherchaient à mettre la République en communication avec les autres puissances. Ils s’offraient à tous les révolutionnaires préoccupés de la paix comme les diplomates occultes et bénévoles, comme les négociateurs secrets et irresponsables que l’on peut utiliser sans péril, pouvant toujours les désavouer. Ce sont eux qui avaient, un moment, formé l’entourage de Dumouriez. Ce sont eux qui semblent avoir été initiés à la politique de ménagement que Dumouriez et Danton voulaient (si sagement d’ailleurs) pratiquer envers la Prusse pour la détacher de la coalition. Ce sont eux qui avaient tenté de réconcilier Dumouriez avec les Jacobins, sans doute pour se donner à eux-mêmes le moyen de continuer leur rôle équivoque de négociateurs après l’écrasement prévu de la Gironde, que Desfieux haïssait parce que ses tares d’aventurier et de failli bordelais étaient connues d’elle. Il y avait donc, en somme, une sorte d’antinomie entre cette politique d’intrigue européenne tendant à la paix, et la politique hébertiste tendant à la perpétuité de la guerre. Rapprocher Anacharsis Cloots et Proly, destiner ces deux têtes au même panier semblait donc un audacieux et sinistre paradoxe. Mais tous ces hommes s’étaient rencontrés avec Hébert chez le banquier hollandais Cook, avec les frères Frey. Chez ces révolutionnaires bataves et autrichiens avaient fréquenté Chabot comme Proly, Proly comme Hébert et Cloots. Admirable illustration, pour le Comité de Salut public, de la solidarité qui reliait entre eux, malgré leur contradiction apparente, ceux qu’il appelait d’un même mot « la faction de l’étranger ».

Ces à-peu-près terribles se mêlent toujours à la justice des révolutions. Les hébertistes se défendirent mal ; j’entends par là qu’ils nièrent. Ronsin et Momoro eurent de la fermeté et du courage. Momoro même, quelques beaux cris profonds et sincères : « On m’accuse, moi, qui ai tout donné pour la Révolution ! »

(D’après une aquarelle de la Bibliothèque Nationale.)


Hébert ne put vaincre son accablement. Mais ni les uns ni les autres n’eurent la hauteur d’esprit d’avouer leur pensée, de justifier leur tentative, de proclamer leur dessein. Ils furent condamnés à mort. Momoro envoya à sa femme un billet d’adieu émouvant et fier :

« Ne garde pas l’imprimerie que seule tu ne pourrais conduire. Élève mon fils à être républicain, comme je le fus et comme je le suis. Je vais tranquille à l’échafaud. »

Le grand Cloots, sur la charrette, avait une sérénité admirable. Il regardait d’un regard bienveillant le peuple immense qui outrageait les vaincus. Qu’importe ! l’idée ne peut mourir ; et la sans-culotterie universelle couvrira un jour le vaste monde heureux et apaisé.

« Ensevelissez-moi sous la verte pelouse. » Il rêvait aux bois, aux prairies que commençait à éveiller Germinal, et où circulait la sève infatigable de la vie, éternelle substance des choses et des êtres.

Toutes les invectives, toutes les insultes, tous les sarcasmes sanglants du père Duchesne remontaient vers Hébert : le flot trouble et sale lui rejetait toutes les ordures qu’à pleins baquets, pendant trois ans, il avait vidées.

« Mets ta tête à la fenêtre, père Duchesne ! Crache donc dans le sac, père Duchesne ! »

C’étaient les muscadins et les contre-révolutionnaires mêlés au peuple grouillant, c’étaient les révolutionnaires aussi, dans une confusion abjecte et lâche, qui soufflaient l’haleine de sa propre bouche à celui qui allait mourir. Hébert pleurait. Quand il fut lié sur la planche, le charpentier aide du bourreau lui frotta le nez de son bonnet rouge. Ces deux âmes étaient de niveau.

Ces exécutions laissaient dans le peuple un grand trouble. Les uns, en petit nombre, persistaient à penser, même après le jugement, que les condamnés étaient innocents. La plupart disaient : Mais à qui donc pourra-t-on se confier maintenant ? Serons-nous toujours trompés ? Ceux qui font des motions modérées sont suspects ; et ceux qui font des motions violentes sont des traîtres qui cherchent à nous éblouir.

On savait gré au Comité de Salut public de sa vigilance, de sa fermeté. Mais on avait l’impression que, pour ne pas se laisser devancer par les conspirateurs, il avait été obligé de systématiser un peu les choses, de forcer les griefs, de transformer en un complot tout formé, tout près d’éclater, ce qui n’avait été peut-être que le rêve incertain encore d’esprits surchauffés. Ce malaise descendait, en quelque sorte, de couche en couche jusqu’au fond de la conscience révolutionnaire, et il allait gâter jusque dans le passé les souvenirs révolutionnaires et les pieuses admirations du peuple. Car enfin, ces hommes qui viennent de monter à l’échafaud, ils se disaient maratistes, et se réclamaient de Marat. Albertine Marat, la sœur du grand mort, leur avait écrit une lettre d’adhésion et de sympathie. Et où se renseignait Marat dans les derniers jours de sa vie ? Au ministère de la guerre, c’est Vincent qui le tenait au courant des intrigues des généraux, qui lui dénonçait Custine. Est-ce que Marat, lui aussi, aurait été de la conjuration ? Est-ce que lui aussi avait songé à faire violence encore à la Convention, à recommencer contre la Montagne le 31 mai, à instituer une dictature, à partager le pouvoir avec Hébert et Ronsin ?

Les muscadins répandaient ces bruits pour affoler, en quelque sorte, la piété révolutionnaire du peuple et glacer en lui, par un doute universel, le feu de la révolution.

Les amis d’Hébert chuchotaient aussi ces choses, pour mêler dans l’imagination du peuple hébertisme et maratisme, pour glisser un remords et une épouvante dans la joie tour à tour cynique et inquiète de la foule qui avait moqué Hébert jusque sur l’échafaud. Quoi ! Si Marat avait vécu, est-ce que lui aussi aurait été de la charrette ? Question terrible, que nul n’osait formuler, et qui restait au fond des cœurs comme un poids qu’aucune respiration ne soulevait.

Mais voici une nouvelle angoisse et une nouvelle meurtrissure. C’est le tour de Danton maintenant et de ses amis. Qui donc pouvait se flatter qu’il échappât ? On a raconté que dans les quinze jours qui séparent l’arrestation d’Hébert de celle de Danton, Robespierre disputa Danton et Camille Desmoulins au Comité de Salut public et au Comité de Sûreté générale. Quelle que fût la sincérité de ces résistances, quelle que fût la souffrance de Robespierre à livrer son ami Camille et de quelque trouble qu’il fût saisi en voyant le couteau s’abaisser sur Danton, ce n’était ou ne pouvait être qu’un jeu de surface.

Au fond, le jour où Robespierre avait décidé de frapper Hébert, il avait livré Danton. Il n’avait obtenu l’assentiment révolutionnaire contre l’hébertisme qu’en rassurant les révolutionnaires ardents contre toute tentative de modérantisme. Il n’avait entraîné le Comité de Salut public, le Comité de Sûreté générale qu’en promettant tout haut, dans son discours du 5 février, par le discours de Saint-Just du 8 ventôse, de frapper la faction dantoniste. C’est le gage que demandaient les terroristes des comités. C’est le gage qu’exigeaient Billaud-Varennes, Collot d’Herbois, Amar.

« Nous nous sommes compromis en frappant une avant-garde téméraire et sans doute factieuse. Les indulgents aussi ne sont-ils pas des factieux ? À ton tour maintenant, Robespierre, de te meurtrir toi-même jusque dans tes amitiés. »

Et Saint-Just était là, pour imposer l’inflexibilité romaine aux révoltes coupables de l’amitié et aux vaines exigences du cœur. Donc, ils furent arrêtés et jugés. Et ce qu’il y eut d’atroce, c’est que, comme on n’avait pas contre Danton et ses amis les éléments matériels de culpabilité immédiate et flagrante qu’on pouvait relever contre l’hébertisme, il fallut, pour les accuser, dénaturer tout leur passé, calomnier toute leur vie.

Oui, il fallut faire de Danton un royaliste ; il fallut en faire un vendu ; il fallut en faire un traître. À l’homme du 10 août, Saint-Just osa dire : « Tu te cachas dans cette nuit terrible. » Et on le jugea pêle-mêle avec Chabot, avec d’Églantine, avec des hommes ou accusés ou convaincus de friponnerie et de vol. Et Robespierre avait fourni à Saint-Just les notes pour ce rapport : on les a retrouvées. Comment, par quel effort de pensée a-t-il donc pu jeter cette ombre criminelle sur toute la vie d’un homme que, le 3 décembre encore, devant les Jacobins, devant la Révolution, devant le monde il défendait et glorifiait ? Peut-être Robespierre se disait-il qu’il avait été dupe et détestait-il d’autant plus le rival naguère admiré. Peut-être aussi eut-il l’effroyable courage de mentir pour payer sa dette et la dette de la Révolution à ceux qui n’avaient sacrifié l’hébertisme qu’à regret. Il y eut des résistances. À la Convention, quand on apprit que Danton était arrêté, l’émoi fut vif. Mais le niveau de terreur passa vite sur les têtes. Et ces résistances n’eurent d’autre effet que d’amener Robespierre à s’engager lui même plus à fond, à donner de sa personne, à s’éclabousser lui-même du sang de Danton.

Quel est ce privilège, et qui donc ose demander que Danton soit admis à s’expliquer à la barre ? Lui-même l’avait demandé en vain pour Fabre d’Églantine : y aura-t-il ici des faveurs pour les grands coupables ? Non, nous ne voulons pas d’idole ; nous ne voulons pas surtout d’une idole dès longtemps pourrie. « Idole pourrie », disait Robespierre. Vadier, se frottant les mains à l’arrestation de Danton comme il fera bientôt à celle de Robespierre, avait dit : « Nous viderons bientôt ce turbot farci. » Les contre-révolutionnaires se répétaient ces mots et ils attendaient l’heure où ils pourraient abattre en effet toute la Révolution comme une idole pourrie, et vider, comme un turbot farci, le peuple souverain.

Danton et ses amis se défendirent devant le tribunal révolutionnaire et se débattirent. Tantôt Danton semblait accepter et appeler la mort : « Ma demeure sera bientôt le néant et mon nom vivra dans le Panthéon de l’histoire. » Ou encore : « La vie m’est à charge, qu’on en finisse ! » Tantôt il se révoltait contre l’accusation monstrueuse de royalisme, de trahison, de vénalité. Il sommait ses accusateurs de comparaître, il appelait et défiait Robespierre absent ; et, par les fenêtres ouvertes de la salle, sa voix de tocsin allait jusque sur les quais faire vibrer le peuple qui s’étonnait, ne comprenait plus. Dans sa protestation vigoureuse, un peu théâtrale parfois, mais puissante, et dont il est vrai que les échos soulevaient encore ses partisans, il n’y a, sur la marche de la Révolution, aucune idée d’avenir. Danton n’osait-il pas devant les juges avouer toute sa politique ; voulait-il à tout prix gagner la foule, et prenant ensuite l’offensive contre Robespierre, réaliser sa pensée secrète ? Il serait tombé au gouffre de contre-révolution.

En tout cas, il n’a pas fait de ce suprême plaidoyer son testament révolutionnaire. S’il avait un plan, s’il avait un dessein pour modérer la Révolution sans la perdre, pour organiser la démocratie sans la livrer, il a perdu une occasion incomparable de les promulguer et de prendre possession de l’avenir. Étonné et effrayé de la résistance des dantonistes, le Comité de Salut public fit décréter à la Convention que les accusés qui troubleraient l’ordre seraient mis hors des débats. Ils furent emmenés et c’est en leur absence que le tribunal révolutionnaire prononça la sentence de mort. Ah ! quel adieu poignant Camille Desmoulins laissait à sa femme, à sa famille adorée ; quiconque peut lire cette immortelle page sans être bouleversé jusqu’aux racines du cœur n’a plus gardé une fibre humaine. Et Danton aussi, à la minute suprême, eut comme une défaillance du cœur en songeant à sa femme et à ses enfants. « Allons, Danton, dit-il, pas de faiblesse ! » Et il jeta à ce peuple qui laissait faire un regard de fierté et de dédain. Ces hommes aimaient la vie, ils l’aimaient pour elle-même, parce qu’elle était la vie, parce qu’elle était l’amour, parce qu’elle était la liberté. « Allons nous endormir, disait Danton, dans le sein de la gloire. » C’est la gloire qui de son rayonnement leur cacha l’horreur de la mort.

Ce qui est effrayant et triste, ce n’est pas que tous ces révolutionnaires, combattants de la même cause, se soient tués les uns les autres. Quand ils entrèrent dans ce combat, ils acceptèrent d’avance l’hypothèse de la mort. Elle était entre eux l’arbitre désignée ; et les partis qui se disputaient la direction de la Révolution n’avaient pas le temps de ménager d’autres solutions. Dans ces heures si pleines, si prodigieusement concentrées, où les minutes valent des siècles, la mort seule répond à l’impatience des esprits et à la hâte des choses. On ne sait à quel autre procédé les factions rivales auraient pu recourir pour régler leurs litiges. On imagine mal girondins, hébertistes, dantonistes, accumulés dans la prison du Luxembourg. Ils auraient formé avant peu un Parlement captif, un Parlement d’opposition où Vergniaud, Danton, Hébert, auraient dénoncé d’une même voix la tyrannie robespierriste. Et nul n’aurait pu dire avec certitude où siégeait la Convention, aux Tuileries ou au Luxembourg. Autour de cette Convention de prisonniers illustres se seraient groupés tous les mécontentements et toutes les forces hostiles au gouvernement révolutionnaire.

Dans les périodes calmes et lentes de la vie des sociétés, il suffit d’enlever le pouvoir aux partis qui ne répondent pas aux nécessités présentes. Ces partis dépossédés peuvent préparer leur lente revanche, sans paralyser le parti en possession. Mais quand un grand pays révolutionnaire lutte à la fois contre les factions intérieures armées et contre le monde, quand la moindre hésitation ou la moindre faute peuvent compromettre pour des siècles peut-être le destin de l’ordre nouveau, ceux qui dirigent cette entreprise immense n’ont pas le temps de rallier les dissidents, de convaincre leurs adversaires. Ils ne peuvent faire une large part à l’esprit de dispute ou à l’esprit de combinaison. Il faut qu’ils combattent, il faut qu’ils agissent, et pour garder intacte toute leur force d’action, pour ne pas la disperser, ils demandent à la mort de faire autour d’eux l’unanimité immédiate dont ils ont besoin. La Révolution n’était plus à ce moment qu’un canon monstrueux, et il fallait que ce canon fût manœuvré sur son affût, avec sûreté, rapidité et décision. Les servants n’avaient pas le droit de se quereller. Ils n’en avaient pas le loisir. À la moindre dispute qui s’élève entre eux, c’est comme si la Révolution était enclouée. La mort rétablit l’ordre et permet de continuer la manœuvre.

L’entreprise des révolutionnaires était immense et leur base d’opération était très étroite. Ils étaient à la merci de Paris. Ce fut le grand crime de la Gironde d’avoir opposé ou tenté d’opposer les départements à Paris. Ce fut le grand crime de la Gironde d’avoir obligé Paris à intervenir par la force, le 31 mai, pour mettre un terme aux divisions insensées, à la politique de déclamation, de contention et de querelle. Si elle n’avait pas, dès l’origine, brisé l’unité révolutionnaire de la Convention, si les délégués de toute la France avaient pu délibérer fraternellement, la Révolution aurait eu une base bien plus large, et le gouvernement révolutionnaire n’aurait pas été contraint de surveiller avec inquiétude les moindres mouvements du peuple de Paris.

Maintenant, au contraire, la Convention était comme cernée dans Paris : c’est Paris qui était le point d’appui et le levier, et comme il suffisait de l’insurrection de quatre ou cinq mille hommes résolus pour mettre la main sur ce levier, le Comité de Salut public faisait appel, pour prévenir toutes les velléités insurrectionnelles, à la rapidité de la mort. Encore une fois, celle-ci était du jeu, et quelque pitié qui s’attache à ces existences si brutalement tranchées, ce n’est point cette tragédie de l’échafaud qui émeut le plus profondément l’esprit attentif.

Ce qui est affligeant et terrible, c’est que les révolutionnaires n’aient pas su trouver le centre d’action commune qui aurait permis de coordonner tous les efforts. S’étant divisés, s’étant calomniés, s’étant haïs, ils ne pouvaient plus rendre un peu d’unité à la Révolution décomposée par eux qu’en supprimant l’adversaire. La mort était la rançon lamentable de leurs fautes, le contre-poids sinistre de leurs égoïsmes et de leurs erreurs. Les querelles, les malentendus, les ambitions et les étourderies aboutissaient à cette anatomie misérable que formule un des dantonistes jetés au Luxembourg : « Désarticuler les vertèbres du cou. »

La Révolution était affaiblie non par l’effusion du sang révolutionnaire, mais par les divisions de pensée et les conflits de conscience qui rendaient inévitable l’intervention chirurgicale du bourreau.

Ce n’est point par la décapitation de tous ces grands hommes, c’est par leur antagonisme que la Révolution fut livrée à la dictature. Supposons que Vergniaud, Danton, Hébert, Robespierre survivent. Si leur querelle s’est prolongée, Bonaparte surgira : il se servira d’abord des uns contre les autres, et puis il les réconciliera par la fusillade, l’emprisonnement et la déportation. En se guillotinant les uns les autres, les chefs de la Révolution ont simplement épargné au futur dictateur militaire l’odieux des sanglantes exécutions. L’effet de ces amputations successives fut moins de supprimer de grandes forces individuelles que de tuer peu à peu la confiance du peuple en la Révolution et en lui-même. Comment aurait-il pu susciter en lui des chefs nouveaux quand Samson, en lui montrant du haut de l’échafaud la tête blême de tous les révolutionnaires, l’avertissait qu’il avait toujours été dupé ? Ainsi chacune de ces existences arrachées emportait à ses racines un peu de la Révolution.

Mais ce travail interne et profond de dissociation et de doute qui s’accomplissait n’empêche pas tout d’abord la Révolution de continuer sa marche conquérante et ses grandes œuvres réformatrices. En cette période de la Terreur, l’armée ne s’émeut pas des catastrophes intérieures. On dirait qu’elle n’en ressent pas le contre-coup. Commençait-elle à former un monde à part, ayant ses passions et ses ambitions propres et qui se désintéressait des agitations politiques ? Ce serait, je crois, se méprendre et anticiper sur les événements.

Le mot cité par Thibeaudeau : « L’armée aujourd’hui est un continent », n’est pas vrai en 1794. L’armée restait rattachée à la Révolution : elle communiquait avec la vaste ardeur révolutionnaire de la nation. Ce qui est vrai, c’est d’abord qu’enfiévrée et exaltée par sa lutte sublime, elle était moins attentive aux querelles des factions qu’aux manœuvres de l’Europe coalisée ; c’est aussi que, depuis la constitution du second Comité de Salut public, depuis juillet 1793, c’est toujours le même gouvernement révolutionnaire qui la commandait de haut. Et le prestige de ce Comité grandissait en un sens par l’énergie farouche des exécutions qu’il ordonnait. L’armée avait la conscience qu’il assurait ainsi l’unité d’action et de volonté sans laquelle elle-même n’aurait ni approvisionnements, ni canons, ni poudre, ni élan, ni victoires. L’armée savait que le Comité de Salut public avait frappé des généraux même victorieux comme Custine et Houchard quand ils ne répondaient pas à tout son dessein, et elle ne se scandalisait pas que la même discipline terrible pesât sur les chefs de la Révolution. Vergniaud, Custine, Houchard, Hébert, Danton : c’était le même niveau terrible sur toutes les têtes, et la figure immuable et sombre du Comité de Salut public dominait toutes les mêlées, les batailles politiques comme les batailles militaires. Aussi, malgré les déchirements intérieurs de la Révolution, le grand élan guerrier des armées révolutionnaires se continuait.

L’œuvre intérieure de réforme se continuait aussi. La Convention dans la question de l’enseignement avait tâtonné. Le plan de Le Pelletier avait été d’abord accueilli avec faveur, puis écarté comme impraticable. En septembre 1793, la rentrée des collèges obligea la Convention à adopter une formule. Elle parut consacrer les idées générales de Condorcet, et reconnaître le haut caractère encyclopédique de l’enseignement. Mais bientôt comme si elle renonçait à une partie du magnifique idéal d’enseignement complet où d’abord elle s’était élevée, elle se borne à organiser les écoles primaires, laissant à la libre concurrence ce que nous appelons aujourd’hui l’enseignement secondaire et supérieur. Quoique limitée, c’était encore une glorieuse entreprise que de constituer ainsi, aux frais de la nation et en son nom, l’enseignement populaire. Et la liberté de l’enseignement privé qu’elle proclamait pour les études secondaires et supérieures n’allait pas d’ailleurs sans de fortes garanties pour l’esprit révolutionnaire. Les prêtres en étaient exclus.

De même la Convention fit une grande chose lorsque, sur un rapport de Barère, au nom du Comité de Salut public, elle proclama et organisa l’assistance sociale des malades, des pauvres, des infirmes, des vieillards. C’est par un secours à domicile de 150 livres par an, prélude de ce que nous appelons aujourd’hui la pension de vieillesse et d’invalidité, qu’elle proposait de guérir les plus cruelles misères. La Révolution affirmait ainsi, jusque dans la tourmente de terreur et de sang, sa foi et son génie d’humanité.

Ce qui atteste aussi la confiance de la Révolution en elle-même et en l’avenir, c’est que, partout en l’an II, les ventes de biens nationaux un moment suspendues dans la période de doute et de conflit qui précède le 31 mai, reprennent et s’accentuent aussitôt que la victoire de la Montagne, le vote et l’acceptation de la Constitution, l’énergie du Comité de Salut public rendent à l’action révolutionnaire son unité et sa force.

Ce n’est guère qu’après le 31 mai que la vente des biens d’émigrés commence réellement. Ce que le directoire du département de Seine-et-Oise écrivait de l’ancien domaine royal : « Le talisman est enfin rompu » était vrai de tout le domaine public formé aux dépens des nobles fugitifs. Les acheteurs un moment hésitants se décidaient, ils affluaient aux enchères. À ne regarder que la surface, ces opérations furent bonnes un peu partout et pour la Révolution et pour la démocratie. Presque partout, comme en témoignent les comptes rendus périodiques faits à la Convention, les prix d’adjudication dépassent de beaucoup les prix d’estimation.

Par exemple, on lit au Moniteur :

« L’administrateur provisoire des domaines nationaux écrit le 4 ventôse, an II, que les ventes des biens d’émigrés dont les notes lui sont parvenues

Manuscrit de Fabre d’Églantine (Lettre à sa femme).
(D’après un document du Musée Carnavalet.)


dans le cours de la troisième décade de pluviôse s’élèvent, pour cent cinquante-trois districts, à 23 886 997 livres 6 sous 8 deniers, sur une estimation de 11 084 143 livres 14 sous 7 deniers, et présentent un excédent de 12 802 853 livres 11 sous 9 deniers sur cette estimation (comme on voit, un peu plus du double).

« La totalité des adjudications prononcées jusqu’à ce jour, pour trois cent quarante-quatre districts situés dans l’étendue de quatre-vingt-trois départements, s’élève à 127 885 145 livres 2 sous 8 deniers, et elle excède de 64 225 244 livres 16 sous 9 deniers le montant des estimations. (Pour l’ensemble aussi c’est un peu plus du double).

« Le résultat des détails que contiennent les lettres des districts présente le même intérêt que celui de leurs opérations.

« Partout l’ardeur des acquéreurs est égale à l’activité des corps administratifs, partout l’enthousiasme républicain anime les enchères et tout se fait aux cris de : « Vive la République ! Vive la Nation ! »

Il en avait toujours été ainsi, et une des preuves les plus curieuses et les plus décisives qu’on en puisse donner, c’est que, au commencement de l’année 1793, Delcher avait demandé la suspension d’une loi coutumière du Midi qui permettait aux vendeurs de réclamer la rescision de la vente si, dans les dix ans qui suivaient, le domaine avait été revendu à des prix sensiblement supérieurs.

Beaucoup de vendeurs dans le Midi voulaient profiter de la hausse des terres survenue depuis la Révolution pour obtenir l’annulation de la vente. Cette hausse était beaucoup plus significative encore et plus réelle en 1794, à un moment où le crédit de l’assignat restauré atteignait presque au pair.

Il semble donc que le Trésor révolutionnaire recevait, en échange du domaine aliéné, des valeurs importantes, et en une monnaie qui avait retrouvé son cours d’émission. De plus si on prend la peine de lire dans le détail les registres de ventes publiés pour les biens des émigrés comme pour les biens d’Église, par Rouvière pour le Gard, par Legeay pour la Sarthe, on constate que ces ventes sont l’occasion d’un morcellement assez marqué de la propriété du sol. Presque jamais l’ensemble du domaine d’un émigré n’est acquis par un seul acheteur. La division par lots favorisait le morcellement de la vente ; et qui sait d’ailleurs si les acheteurs ne se sentaient pas plus rassurés par leur nombre contre l’hypothèse de revendications ultérieures ? Ils formaient à plusieurs comme une société d’assistance contre toute tentative de reprise.

Les registres des ventes de la Haute-Garonne que j’ai parcourus aux archives de Toulouse m’ont donné, pour les biens d’émigrés les mêmes résultats que pour la Sarthe et le Gard.

Il n’est pas rare qu’à un propriétaire unique se substituent jusqu’à une douzaine de propriétaires nouveaux. Pourtant il est malaisé de savoir avec une exactitude absolue de quel coefficient de démocratie les ventes sont affectées. Sous l’apparente régularité des opérations se glissèrent sans doute des spéculations et des manœuvres innombrables. D’abord le cours incertain de l’assignat permit bien des combinaisons. Il est possible notamment qu’à l’époque où l’assignat était très bas, les estimations des biens à vendre aient été faites comme si l’assignat avait son cours normal. De là pour ceux qui achetaient avec des assignats dépréciés une prime énorme que la majoration des prix aux adjudications ne suffisait pas à absorber. De plus malgré les lois et décrets qui organisaient la publicité de la vente et prohibaient les coalitions des acheteurs, l’entente secrète était toujours facile entre les riches fermiers et les riches bourgeois. Ils aimaient mieux s’assurer des prix modérés par une sorte de négociation préalable et un concert occulte que se pousser les uns les autres à de hautes enchères. Quelle que fût l’activité des comités de surveillance révolutionnaires, ils ne pouvaient contrôler toute la vie sociale des petites communes, et le révolutionnaire lyonnais qui signalait aux Jacobins les pratiques, les manœuvres des municipalités des campagnes semble ne guère compter lui-même sur la possibilité d’un contrôle exact. Au besoin, les intéressés se glissaient eux-mêmes dans les comités de surveillance. D’ailleurs, les municipalités avaient un pouvoir redoutable : elles recueillaient et transmettaient les éléments nécessaires à la détermination du maximum. Elles avaient droit de perquisition et de réquisition. Tout à l’heure ce sont elles qui vont, selon la loi, régler la quantité de blé qui sera remise à chaque ménage, soit pour la consommation, soit pour les ensemencements ; qui aurait été dans la commune chercher querelle aux administrateurs de ces municipalités rurales ? Bien des fois sans doute ils abusèrent de leur pouvoir et de leur prestige pour réaliser de fructueuses opérations : les communes ne se risquèrent guère à surenchérir contre eux.

Ni les prix n’étaient poussés aussi haut, ni le morcellement n’était poussé aussi loin qu’il eût été possible. La loi même qui prévoyait la division par lots ne contenait que des conseils et point de prescriptions. À vrai dire, il eût été malaisé de déterminer une règle mathématique pour la division des domaines mis en vente. Dans une séance des Jacobins, plusieurs députés de la Convention ne sont pas d’accord sur le sens de la loi, les uns affirment qu’elle exigeait la division par lots, les autres qu’elle ne l’exigeait pas. La vérité est que la loi un peu flottante laissait beaucoup de jeu aux spéculations des personnages comme Grandet, des puissants et habiles agioteurs de village dont Balzac a si puissamment retrouvé les opérations premières, enchevêtrées sous terre aux racines mêmes de la Révolution. Mais s’il y eut ainsi bien des tares individuelles à l’origine de bien des propriétés révolutionnaires, l’opération d’ensemble n’en fut pas moins bienfaisante et grande. Elle dissémina et enracina la Révolution. Et les larges ressources provenant de cette nouvelle série de ventes alimentèrent les victoires de l’an II.

Peut-être les lois relatives aux grains (mai 1793), et les lois du maximum qui taxaient toutes les denrées de première nécessité, notamment les denrées agricoles, fournirent-elles aux acquéreurs des domaines un prétexte à modérer les prix de la terre. En ce sens le maximum qui semblait destiné surtout à protéger les consommateurs des villes contre la cupidité des terriens, contre les prétentions abusives des fermiers, eut-il pour effet, par une sorte de compensation économique, de tempérer les surenchères et de livrer la terre aux fermiers et bourgeois ruraux à des prix relativement bas. Quand donc Mallet du Pan, résumant à grands traits la vie économique de cette époque, dit que « sous le gouvernement de Robespierre » les villes avaient imposé leur loi aux campagnes, il ne tient pas suffisamment compte de la complexité des faits et de la double action inverse de la loi du maximum qui limitait directement contre les fermiers les prix des denrées, mais qui limitait indirectement à leur profit le prix de la terre.

Grande fut la résistance opposée à l’application du maximum non seulement par les propriétaires ruraux et fermiers, mais par les marchands des villes. J’ai cité la séance de la Commune où Chaumette, dénonce, pour Paris, ces résistances. Ce n’étaient pas seulement les gros marchands qui se plaignaient et se rebellaient. Les détaillants, les revendeurs et revendeuses se plaignaient aussi. Et à vrai dire, la détermination d’un prix uniforme, tel qu’il paraissait résulter de la loi trop sommaire de septembre, qui ne distinguait pas entre le prix à la fabrication, le prix marchand de gros et le prix marchand de détail, eût été surtout dommageable aux revendeurs au détail. Non seulement le bénéfice qu’ils prélevaient les derniers, après le bénéfice du marchand de gros et le bénéfice du producteur, était naturellement le plus menacé, mais comme dans la période de discrédit de l’assignat les prix de détail avaient été proportionnellement majorés plus que les prix de gros, comme par exemple le prix d’un chou avait été augmenté en proportion plus que le prix d’une pièce de drap (par la difficulté de trouver des subdivisions de l’assignat correspondant à des graduations très faibles), le menu commerce se trouvait atteint profondément et protestait avec violence. Et derrière les détaillants les marchands en gros abritaient leur résistance. C’est pour cela que le 11 Brumaire, an II, la Convention décréta que le prix serait calculé à la fabrication (sur la base des prix de 1790 accrus d’un tiers), et que les prix de fabrication seraient ensuite majorés de 5 pour 100 pour le bénéfice des marchands en gros et de 10 pour 100 pour le bénéfice des marchands de détail. Les frais de transport à partir du lieu de fabrication devaient être calculés par les districts.

La Commission des subsistances, pour dresser le tableau général des prix selon le mandat qu’elle en avait reçu en Brumaire, s’adressa à toutes les sociétés populaires. De presque partout des réponses lui parvinrent, et Barère annonçant à la Convention le résultat de cet immense travail statistique, avait raison de dire que jamais un peuple n’avait fait un pareil effort pour mettre en pleine lumière toutes les conditions et toutes les circonstances de sa vie. Ce travail énorme était à peu près achevé pour toute la France à la date du 1er Germinal, et le Comité de Salut public, secondé par la Commission des subsistances, veilla énergiquement à ce que partout il fût appliqué. Ainsi, le jour où il sera possible, par la publication des immenses documents d’archives relatifs au maximum qui ont à peine été explorés encore, de creuser l’histoire économique de la Révolution, il faudra distinguer la période qui précède le 1er Germinal, an II, et la période qui suit.

Il ne faudrait pas croire que, même avant le 1er Germinal, même avant la publication des tableaux dressés selon les bases précises arrêtées en Brumaire, la loi du maximum de septembre 1793 soit restée lettre morte. L’impatience du peuple de taxer les denrées de première nécessité était trop grande pour que les fabricants et marchands aient pu éluder entièrement la loi, si vague et insuffisante qu’elle ait été d’abord. Mais il me paraît (autant qu’il est permis d’en juger dès aujourd’hui) que la loi fut appliquée ou négligée dans la première période selon l’état d’esprit des municipalités. Et la façon même dont elle fut comprise varie selon que les municipalités sont plus ou moins populaires. Ainsi, à Paris, la Commune se hâta d’appliquer aux gros marchands la loi du maximum. Envers les petits détaillants, envers les revendeurs qui narguèrent la loi, la Commune semble avoir usé de beaucoup de tolérance. Et surtout, tandis qu’elle se hâtait de taxer les denrées détenues par le gros commerce, elle ne s’empressait pas d’impliquer la taxe des salaires. Aussi, les ouvriers, assez rares à cause de l’immense appel d’hommes fait par les armées et en tout cas très occupés à cause des livraisons incessantes que réclamait l’administration de la Guerre, bénéficiaient, comme acheteurs, de la taxe des denrées, et au contraire, comme vendeurs de travail, utilisaient la loi de l’offre et de la demande qui à ce moment-là leur était favorable.

Je note par exemple, dans un rapport de l’observateur Perrière, qui est de la fin de ventôse, ceci :

« Les garçons maçons et charpentiers ne veulent plus travailler que moyennant 6 livres par jour ; de décade en décade ils augmentent de 10 sous. Il en est de même des manœuvres dans ces deux états ; ils sont parvenus à se faire payer leur journée 3 livres, 10 sous. Si l’on fait difficulté d’acquiescer à leurs demandes immodérées, ils menacent de ne plus travailler… C’est ainsi qu’en m’en revenant hier au soir, vers les 9 heures, j’entendis des ouvriers rassemblés, au nombre de sept ou huit, au coin d’une rue, jurer entre eux de ne point retourner à l’ouvrage, cette résolution de leur part étant due probablement à un refus d’augmentation de la part de leurs maîtres. »

Et le policier ajoute :

« On crie de tous côtés contre cette tyrannie des ouvriers ; on espère, on attend que le prix de leur journée sera taxé dans le nouveau maximum dont toutes les dispositions, dit-on, seraient illusoires si la main-d’œuvre qui est une marchandise comme une autre, et qui fait la base nécessaire du prix de tous les autres objets, n’était comprise dans ces dispositions et réduite à un taux proportionnel. »

Tandis que la municipalité de Paris taxait les denrées au moins dans les magasins de gros, lesquels d’ailleurs étaient tenus par la loi sur les accapareurs à vendre au détail, et négligeait de taxer les salaires, je vois d’autres municipalités, où l’influence bourgeoise était plus grande, se hâter de taxer les salaires en même temps que les denrées et les objets fabriqués.

Je trouve par exemple, aux archives du Tarn, la lettre adressée « le 10 Pluviôse, an II de la République une, indivisible et impérissable » par l’agent national de Poudis au directoire du district de Lavaur :

« Les décrets de la Convention nationale, les arrêtés des représentants du peuple et ceux émanés des autorités supérieures que la municipalité de Poudis a reçus dans le courant de la décade ont été affichés au bruit du tambour et lus conformément aux articles 9 et 10 de la loi qui nous l’ordonne ; ils seront exécutés avec zèle.

« Le maximum des objets de première nécessité qui se vendent dans notre commune est strictement observé et les citoyens qui fabriquent l’huile à brûler réclamant qu’ils y perdent beaucoup et qu’ils seront forcés de ne plus en fabriquer pour la vente, attendu que les grains de lin leur coûtent 6 livres la mégère (pour la mesure), etc., etc.

« Veuillez nous dire, citoyens, si nous devons nous en tenir au maximum ou si vous accordez quelque petite augmentation ; je ferai toujours exécuter avec vigueur les ordres qui me seront transmis ; en attendant, le maximum sera maintenu dans toute sa teneur. »

L’agent national de Poudis disait-il la vérité ? En tout cas, il est visible par beaucoup de correspondances échangées par les municipalités des petites communes rurales voisines se consultant sur les indications des prix qu’elles doivent donner, et dont il faudrait reproduire jusqu’à l’orthographe grossière, que la loi du maximum n’était pas, même en cette première période, une loi de parade, et qu’elle pénétrait dans toute la vie économique de la nation. Et voici d’importantes communes : Albi, Cordes, qui, au contraire de la municipalité de Paris, se hâtent, aussitôt connue la loi de septembre sur le maximum, de taxer les salaires.

À Albi, « dans la séance du 15 octobre 1793, l’an second de la République française une et indivisible », c’est-à-dire quelques jours à peine après le décret du 20 septembre, « le Conseil général de la Commune, vu l’article 8 de la loi du 29 septembre dernier qui lui enjoint de fixer le maximum ou le plus haut prix de salaires, gages, main-d’œuvre et journées de travail :

« Ouï le procureur de la Commune, a arrêté le maximum des objets ci-dessous énoncés ainsi qu’il suit :

« Dénomination des ouvriers, journaliers, etc., etc., suivant la diversité des saisons, prix de leur journée résultant du maximum fixé par la loi du 29 septembre 1793, avec ou sans nourriture :

« Maçons, charpentiers, menuisiers, plâtriers, plafonneurs, charrons, tonneliers et sabotiers, du 1er novembre au 1er mars, 1 livre 12 sous, sans nourriture ; du 1er mars au 1er novembre, 1 livre 18 sous, sans nourriture.

« Grosse manœuvre : Pendant les mois de septembre, octobre, novembre, 1 livre 5 sous, sans nourriture ; en décembre, janvier et février, 1 livre, sans nourriture ; en mars, avril, mai, juin, juillet et août, 1 livre 10 sous sans nourriture.

« Petite manœuvre : Du 1er octobre au 1er mars, 10 sous, sans nourriture ; du 1er mars au 1er octobre, 12 sous, sans nourriture… »

De même, le tableau spécifie, avec un détail extrême, tantôt les prix à la journée, tantôt les prix à la façon pour les charrois et transports, pour les travailleurs de terre. Ceux-ci auront, du 1er septembre au 1er décembre, 1 livre 4 sous ; du 1er décembre au 1er mars, 1 livre ; du 1er mars au 1er septembre, 1 livre 10 sous, les trois prix ci-dessus seront payés sans soupe ; lorsque l’on donnera la soupe, il en sera distrait 4 sous ; lorsque les journaliers seront employés à faucher, moissonner et dépiquer, ils seront nourris en sus du prix ci-dessus.

Les femmes occupées aux travaux de la terre du 1er septembre au 1er mars, 9 sous et la soupe ; du 1er mars au 1er septembre, 12 sous et la soupe. Lorsque la soupe ne sera pas donnée, il sera payé à l’ouvrière 3 sous en supplément. Les journées commenceront au lever du soleil et finiront au coucher, tant pour les hommes que pour les femmes.

Pour la façon des sarments, des jougs, pour la façon des outils ruraux, les salaires sont fixés aussi.

Voici maintenant les salaires des fabriques de laine :

Les trieuses, 7 sous 6 deniers, et ensuite, pour le peignage, battage, tirage, pour la filature, le cordage, le foulonnage, le roquetage, le moulinage, l’emborinage, l’ourdissage, le tissage, pour l’apprêt, pour toutes les opérations si variées du travail de la laine, du coton et du fil, toute une série de prix de façon qui n’auraient de sens pour le lecteur que s’il était possible de les ramener avec quelque exactitude à des prix de journée.

Les garçons moulineurs reçoivent par jour 1 livre 10 sous. Les enfants aides-moulineurs, 13 sous 6 deniers. Les salaires industriels sont, comme on voit, généralement inférieurs aux salaires agricoles (du moins les salaires industriels de la fabrique et du tissage).

Comme la commune d’Albi, la commune de Cordes se hâte d’appliquer l’article 8 de la loi du 29 septembre et de maximer tous les salaires industriels et agricoles.

Il est malaisé de calculer l’effet général du maximum sur la condition économique des prolétaires. J’ai marqué déjà (et c’est à mon sens un fait d’une très haute importance), que par rapport à 1790 la condition des salariés était sensiblement améliorée puisque la majoration des prix n’était que d’un tiers pour les denrées et qu’elle était d’une moitié pour les salaires ; mais c’est une question de savoir si, avant le maximum, les ouvriers n’avaient pas conquis une majoration de salaire proportionnellement plus forte par rapport au prix marqué des denrées que celle que permettait la loi du maximum. En sorte que, s’il est certain que la loi du maximum consolide des avantages conquis par les prolétaires depuis la Révolution, il est malaisé de décider si elle marque pour eux un progrès sensible sur l’état qui a précédé immédiatement le maximum.

La loi du maximum semble leur avoir apporté surtout de la sécurité ; mais au point de vue des rapports du prix de travail au prix des denrées, il n’est pas démontré qu’elle ait réalisé un progrès. En plus d’un point, les ouvriers, les prolétaires tentèrent d’éluder le maximum. Mais, de ce fait même, on ne peut pas tirer (du moins en l’état présent de notre documentation) des conclusions assurées. Peut-être protestaient-ils parce que la loi du maximum, tout compte fait, leur imposait çà et là une diminution nette de salaire. Peut-être aussi cherchaient-ils à éluder, en ce qui les concernait, la loi du maximum pour faire équilibre aux manœuvres par lesquelles les détenteurs des denrées l’éludaient souvent de leur côté. Ou encore les ouvriers n’auraient-ils pas été fâchés d’étendre et d’affermir le régime provisoire dont semblent bien avoir bénéficié les prolétaires parisiens, taxation des denrées, libre revendication des salaires.

C’est contre cette prétention que s’élève la Commission des subsistances et approvisionnements de la République, dans une circulaire qu’elle adresse, le 11 Frimaire an II, aux administrateurs des départements et districts, et à tous les citoyens…

« Considérant que ces lois salutaires dont le but est de saper jusque dans leur fondement les spéculations frauduleuses des hommes avides qui s’engraissent du sang des malheureux, deviendraient inutiles et sans effet si tous les membres de la société ne contribuaient pas, chacun pour ce qui le concerne, à leur pleine et entière exécution, seul moyen de procurer au peuple, à un prix convenable, les objets nécessaires à son existence ; considérant que cette vérité n’est pas assez sentie ou que la malveillance et la cupidité égarant les esprits portent quelques ouvriers à exiger pour leurs travaux des prix excessifs, ce qui est une violation formelle de l’article 8 de la loi du 29 septembre dernier, qui fixe les salaires, gages, main-d’œuvre et journées de travail à moitié en sus du prix alloué en 1790, et tend ouvertement à rendre sans effet les lois qui fixent un maximum, à favoriser l’agiotage et les spéculations meurtrières de l’homme cupide et à replonger le peuple dans la misère ;

(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)

« Considérant que la loi est faite pour tous, et qu’il est non seulement du devoir mais de l’intérêt de chaque citoyen de lui obéir ;

La Commission instruite que plusieurs ouvriers, particulièrement ceux employés à la manutention des bois et charbons, et les propriétaires de chevaux de traits, dans les différents postes des départements, districts et municipalités où se fait le commerce, exigent un salaire excessif, que les marchands de bois se trouveraient dans l’impossibilité de distribuer ces denrées au peuple suivant le taux fixé par la loi du maximum s’ils étaient obligés d’en payer à un si haut prix la manutention et le transport ;

« Arrête que les corps administratifs et municipaux seront tenus, sous leur responsabilité personnelle et individuelle, de lui rendre compte sous huitaine de l’exécution de l’article 8 de la loi du 29 septembre dernier, relativement à la fixation des salaires, gages, main-d’œuvre et journées de travail… »

Mais c’est surtout après le 1er Germinal, c’est-à-dire après la publication du tableau remanié du maximum, que le gouvernement révolutionnaire veille le plus strictement à l’application de la loi aussi bien pour le prix du travail que pour le prix des denrées. Dans ce remaniement, la Commission des subsistances, approuvée et soutenue par le Comité de Salut public, eut évidemment le souci de détendre un peu les conditions trop dures faites d’abord au commerce et à la culture.

Les prix de plusieurs denrées, notamment de la viande qui se faisait rare, furent relevés, sans doute pour que la fraude ne s’exerçât pas outre mesure. Et en Prairial, le Comité de Salut public donne à l’article relatif aux salaires une interprétation plus favorable aux propriétaires et aux fermiers qu’aux salariés.

« Le Comité de Salut public (29e jour de Prairial, an II), informé par le rapport de la Commission d’agriculture et des arts qu’il s’élève des difficultés dans quelques districts relativement à la fixation des salaires dûs aux ouvriers employés aux travaux de la récolte, dont les uns étaient dans l’usage de se faire payer en nature et les autres partie en nature et partie en monnaie, tandis que le plus grand nombre était payé en monnaie,

« Considérant que le salaire a été augmenté à raison de l’augmentation des prix des denrées, que si le paiement en nature recevait la même augmentation que le paiement en assignats, on retomberait dans le même inconvénient et qu’il n’y aurait plus de proportion entre les prix payés en nature et ceux payés en monnaie ;

« Que lorsque la Convention nationale prend les plus sages et les plus justes mesures pour s’opposer aux efforts de la cupidité, fixer le prix des denrées et préserver le peuple des variations désastreuses, qui, au milieu de l’abondance compromettaient sa subsistance, le salaire des ouvriers doit être fixé dans une proportion relative aux charges des cultivateurs, aux besoins du peuple, et à la justice qui doit être la règle commune pour tous les citoyens, soit qu’ils versent leur sang pour la patrie dans les combats, soit que protégés par la force des armes de la République ils s’emploient aux travaux de la récolte ;

« Arrête : que les salaires qui se paient en nature pour les travaux de la récolte suivant les usages constamment observés dans quelques lieux seront fixés sur le même pied qu’ils l’étaient en 1790, sans aucune augmentation.

« Dans les lieux où les salaires sont payés, partie en nature, partie en assignats, la partie qui se paie en assignats sera augmentée d’une moitié en sus, conformément à l’arrêté du 11 Prairial, et la première qui se paie en nature sera acquittée comme par le passé, sans augmentation.

« Les citoyens employés aux travaux de la récolte qui préféreront d’être payés en assignats au lieu de l’être en nature seront payés en assignats. Le paiement en nature ne pourra être exigé que dans les lieux où cet usage a été constamment observé.

« Signé : Robert Lindet, Carnot, Barère, Prieur, d’Herbois, Couthon, Robespierre, Billaud-Varennes. »

Oui, mais c’était retirer aux Ouvriers ruraux payés en nature le bénéfice de cette prime d’un sixième que j’ai tenté de dégager et à laquelle pouvaient prétendre les ouvriers payés en assignats, c’était donc dans l’intérêt des propriétaires et fermiers une restriction à l’avantage concédé à la classe ouvrière. Il est vrai qu’en plusieurs points les propriétaires cultivateurs et les fermiers se plaignaient que le juste équilibre de la loi du maximum fût rompu à leur détriment. Ils prétendaient, par exemple, que dans beaucoup de districts, où dominaient les influences de la bourgeoisie industrielle, les prix des objets fabriqués avaient été forcés au delà des limites marquées par la loi. Ils observaient que les salaires auraient dû être élevés de moitié par rapport à 1790, et ils disaient (ce qui n’était pas vrai de la plupart des régions, mais de quelques-unes) qu’au contraire le prix des grains était moindre qu’en 1790.

Visiblement, le Comité de Salut public, après avoir donné satisfaction aux pétitionnaires parisiens, cherche à amoindrir le plus possible l’impopularité du maximum, chez les classes rurales possédantes. Mais l’élan des prolétaires, ruraux et industriels, était si grand par l’effet du mouvement révolutionnaire qu’en bien des points les salaires furent ou maintenus ou portés, en cette année 1794, au delà des limites que la loi du maximum avait marquées. On peut voir, par exemple, aux Archives de Paris, à quels hauts tarifs s’élevèrent, dans l’été et l’automne de 1794, les salaires des journaliers de l’ancienne province de Bourgogne. L’été splendide et chaud avait mûri les grains de très bonne heure. Et le battage en grange avait commencé quand vint le moment des vendanges. De là une hausse énorme des salaires des prolétaires dont on se disputait les bras. Je crois cependant d’une façon générale que la période du maximum, toute compensation faite des gains et des pertes, marque pour l’ensemble des prolétaires plutôt une ère de sécurité qu’un accroissement net de la puissance d’achat des salaires.

La loi du maximum, en même temps qu’elle restituait le crédit de l’assignat et servait par là merveilleusement le gouvernement révolutionnaire, l’État acheteur, a prévenu les paniques et empêché l’extrême tension des rapports économiques d’aboutir çà et là à de violentes ruptures d’équilibre.

C’est cette tension extrême des rapports économiques qui caractérise cette période. Il n’y a pas eu famine ; il n’y a pas eu, même au sens absolu du mot, pénurie. Ce serait se méprendre complètement que de se figurer cette période violente et surmenée comme une époque de misère ou même de malaise profond. Mallet du Pan dit que l’illusion des puissances coalisées est puérile si elles s’imaginent que la France pâtit de la famine. Il y a seulement pour certains articles et à raison de la consommation extraordinaire qu’il faut à l’armée, difficulté d’approvisionnement. Le pain ne manque pas et si parfois il faut l’attendre, il arrive toujours. Presque tous les charrois étant accaparés par la guerre, les charbons arrivent parfois péniblement. De même, le cuir et la chandelle sont rares à certains jours parce que de grands troupeaux de bœufs sont poussés vers les frontières. Mais à travers ces difficultés, l’alimentation du peuple n’est pas sérieusement menacée ; et il y a du travail pour tous et de hauts salaires. Quelques industries sont ravagées comme par un vent d’orage. Ainsi l’industrie de la soie, déjà un peu compromise à Lyon en 1793 par la réduction des consommations de luxe, est accablée en 1794 par la guerre civile. Le commerce de Marseille aussi, avec toutes les industries locales qui l’alimentaient, est éprouvé par la tourmente. Mais partout les besoins industriels de la guerre sont si grands, il faut tant de forges, tant d’ateliers de tissage et de chaussure pour armer, vêtir, chausser quatorze cent mille hommes soudainement levés, les acquéreurs de biens d’églises et de biens d’émigrés se disputent si vivement la main-d’œuvre pour les aménagements urgents de leur domaine, que les ouvriers sont partout très demandés et qu’ils font la loi.

La délégation des ouvriers lyonnais déclare à la Convention en décembre que, si la Révolution use de clémence envers une population égarée, celle-ci pourra trouver tout entière de l’emploi dans les manufactures d’armes de la région. De même, les orfèvres parisiens. La souplesse merveilleuse de l’ouvrier français se révèle en ces temps de crise. L’appel vers certaines industries est si énergique que les ouvriers du tissage où, comme nous l’avons vu, le salaire est peu élevé, se précipitent vers les industries où le salaire est supérieur, et qu’il faut les maintenir de force dans les fabriques de draps. Aussi en fructidor an II, le représentant du peuple en séance à Toulouse : « Instruit qu’un grand nombre d’ouvriers occupés aux ateliers des fabriques de draps, principalement dans la commune de Carcassonne, abandonnent leurs travaux accoutumés pour d’autres momentanément plus lucratifs, ce qui mettrait le fabricant dans l’impossibilité de pouvoir fournir les draps nécessaires à l’habillement de nos frères d’armes, si on ne remédiait promptement à un tel objet de désorganisation des fabriques ;

« Considérant que la plupart des ouvriers des fabriques ne peuvent être remplacés que par des individus qui aient la connaissance des mêmes travaux, ce qui exige du temps et de l’expérience ;

« Considérant que tandis que nos frères d’armes se portent sur le territoire ennemi et bravent tous les dangers pour affermir notre liberté, ceux qui, attachés aux ateliers destinés à préparer les draps propres à les défendre des injures du temps, les abandonnent pour un vil intérêt, ne peuvent être regardés que comme des citoyens qui ne veulent être en rien dans la lutte formidable de la liberté contre la tyrannie et qui conséquemment doivent être regardés comme suspects et traités comme tels ;

« Arrête : Tous les ouvriers qui étaient habituellement occupés aux travaux principaux des fabriques de draps, dans l’étendue de la division de l’année des Pyrénées-Orientales, sont mis en réquisition ; ils ne pourront sous aucun prétexte abandonner leurs ateliers sous peine d’être regardés comme suspects et traités comme tels. »

Ces mesures eussent-elles été nécessaires s’il y avait eu langueur économique et chômage ? Ce fut un temps de production intense, et en un sens on peut dire que la Révolution suscita, comme par un coup de fouet violent, l’industrialisme moderne. Elle utilisa au plus haut degré les choses et les hommes. Elle tira de toute force minérale, animale, humaine, tout ce que cette force pouvait donner.

Pour fournir du salpêtre à ses fabriques de poudre, elle racle les caves et les murailles. Elle utilise pour ses fonderies les cloches vaines des clochers. Elle ramasse, comme un chiffonnier géant, tous les chiffons pour donner du papier aux administrations révolutionnaires devenues, en effet, selon le mot de Saint-Just, « un monde de papier ». Elle réquisitionne pour ses fabriques de draps toutes les laines. Et comme beaucoup d’hommes sont aux armées, comme d’ailleurs les besoins de la production dépassent infiniment les besoins de la production normale, elle fait appel aux enfants et aux femmes. Elle ne leur distribue pas seulement du travail à domicile comme celui auquel ils étaient accoutumés sous l’ancien régime. Elle les groupe dans de vastes manufactures improvisées.

Les fabricants de draps d’Albi écrivent à la Commission des subsistances qu’il conviendrait de faire l’éducation industrielle des enfants. Boyer-Fonfrède installe à Toulouse de vastes tissages où il concentre des enfants et des femmes. Jean Bon Saint-André appelle dans ses vastes ateliers de voileries de Brest les femmes bretonnes habituées à faire aller le rouet et le fuseau à domicile. Sur la place des bourgs, à portée des minerais arrachés à la montagne, s’allument des forges où les artisans de village, accoutumés jusque-là aux travaux parcellaires, apprennent la discipline et l’élan du travail collectif. La fièvre du patriotisme et du péril hâte le rythme du travail jusque-là un peu traînant ; et la grande industrie ardente et pressée de la guerre révolutionnaire entraîne les bras pour les fébriles besognes du capitalisme moderne. La décade, substituée au dimanche, espace plus largement le repos. Toutes les énergies, toutes les minutes, fournissent, comme les substances chimiques, leur rendement maximum.

De même que la Révolution donne l’exemple de l’activité véhémente et tendue, elle donne l’exemple aussi des vastes mouvements de fonds. Songez qu’elle dépense plus de trois cents millions par mois, près de quatre milliards par an et que le revenu total de la nation était évalué par la Commission des finances à trois milliards. Elle jette ainsi à la guerre, à la liberté, à l’avenir, plus que le revenu annuel total de la France. Terrible dépense qui dévorerait en se prolongeant toutes les réserves de l’avenir ; mais quelle excitation de tout l’organisme ! quelle fièvre de travail et d’industrie pour soutenir la fièvre de combat ! Et comment dans ce prodigieux déchaînement de la vie nationale, y aurait-il eu pour les travailleurs détresse et misère ? Thibeaudeau en une page de ses Mémoires a noté cet énorme déploiement de force et de richesse.

Sur cette activité excitée et vaste, la nature jetait un sourire, une lumineuse promesse de fécondité. L’hiver de 1794 fut court. Un printemps précoce prodigua aux arbres les fleurs, et l’été fécond et splendide besogna lui aussi, largement et vite, comme si la terre et le ciel étaient gagnés par l’ardeur et la hâte des hommes.

Ainsi que tous les travailleurs, tous les citoyens produisaient pour la liberté et pour la patrie ; comme ils faisaient librement le don de leurs forces à la Révolution menacée, ce noble surmenage volontaire ne brisait pas les âmes comme un surmenage forcé et servile. Les ouvriers gardaient la force de penser, et ils songeaient à instituer des règlements de travail qui leur assureraient une vie libérale et bonne. En l’an II, les ouvriers de l’Imprimerie nationale demandent à la Convention la journée de neuf heures, huit heures de travail et une heure de lecture publique ; une souple et humaine discipline qui permette aux ouvriers d’assumer la part de travail de l’ouvrier absent, afin que chacun puisse, de l’assentiment de ses camarades, se ménager des congés et du repos ; enfin, l’institution des secours de maladies et des retraites de vieillesse.

Que de souffrances inutiles eût épargnées au prolétariat l’entière victoire de la démocratie républicaine ! Silencieusement, la grande pensée de Condorcet ouvrait l’avenir. Dénoncé à la Convention par Chabot pour s’être permis quelques critiques à l’adresse de la Constitution et avoir exprimé ses préférences pour le projet rapporté par lui, il reste caché durant des mois dans une modeste maison de la rue Servandoni, et là il ne s’abandonne ni au désespoir ni à la colère. Il trace d’une main magistrale « le Tableau des Progrès de l’Esprit humain ».

Les mémoires de Pétion et de Buzot ne sont qu’un long cri de rage et de vengeance. Condorcet s’oublie lui-même et ne songe qu’à l’humanité. Cette Révolution dont il fut un des plus nobles ouvriers, dont il va être, dont il est déjà une des victimes, il ne la maudit point ; il ne désespère point. Il ne la réduit ni à des incidents momentanés ni à des incidents locaux. Ce qu’on appelle la Révolution française n’est à ses yeux qu’un épisode d’une Révolution très vaste qui transformera tous les peuples, la seconde partie d’un prologue que la Révolution américaine a ouvert et qui s’élargira en un drame universel.

« Tout nous dit que nous touchons à une époque d’une des grandes révolutions de l’espèce humaine. »

Or, cette grande Révolution humaine qui se prépare et qui s’annonce est la suite de tout le long travail par lequel l’esprit de l’homme s’est élevé à plus de lumière.

Donc, pour la bien comprendre, il faut savoir de quels efforts de la pensée elle est sortie, et suivre dans l’histoire tout l’enchaînement de fait, de luttes, de découvertes qui y aboutit. Ainsi l’homme aura confiance en la Révolution nouvelle parce qu’elle n’est point un accident. Ainsi il saura comment il peut la seconder, la rendre plus efficace tout ensemble et plus pacifique ; car, née du progrès des lumières, la Révolution ne pourra s’accomplir que par ce progrès même, par l’éducation de la Raison dans tous les hommes qui sont appelés à participer à la liberté. Foi dans la Révolution, foi dans la science, c’est cette double et large palpitation qui soulève l’œuvre de Condorcet.

L’homme n’a pu se mieux connaître, il n’a pu étudier la société où il se meut et discerner son propre droit méconnu que par l’application de la raison ; mais cette raison ne s’est à la fois enhardie et éduquée, elle n’a appris l’audace et la méthode que dans la philosophie générale ; c’est en débrouillant le chaos du monde que l’homme est devenu capable de débrouiller le chaos social ; c’est en organisant avec méthode la mécanique, la physique, la chimie, l’histoire naturelle que, l’homme a eu tout ensemble la tentation et la force d’organiser la science des sociétés et la société elle-même ; et je ne puis, en cette trop rapide analyse, mieux caractériser la grandiose pensée de Condorcet que par le titre même de sa « Neuvième époque » : Depuis Descartes jusqu’à la formation de la République française. Dans ce qu’il dit plus particulièrement des choses politiques, il y a quelques traits vraiment admirables. C’est d’abord le souci d’adoucir, par la plus large diffusion des lumières, les inévitables souffrances de la Révolution à peine commencée :

« Qu’y a-t-il de plus propre à nous éclairer sur ce que nous devons en attendre, à nous offrir un guide sûr pour nous conduire au milieu de ses mouvements, que le tableau des révolutions qui l’ont précédée et préparée ? L’état actuel des lumières nous garantit qu’elle sera heureuse ; mais n’est-ce pas aussi à condition que nous saurons nous servir de toutes nos forces ? Et pour que le bonheur qu’elle promet soit moins chèrement acheté pour qu’elle s’étende avec plus de rapidité dans un plus grand espace, pour qu’elle soit plus complète dans ses effets, n’avons-nous pas besoin d’étudier, dans l’histoire de l’esprit humain, quels obstacles nous restent à craindre, quels moyens nous avons de surmonter ces obstacles ? »

Et quelle profondeur sereine dans ses vues sur l’ancien régime ! Comme on y démêle que la Révolution, préparée par tout le mouvement antérieur, n’en est que l’accomplissement ! C’est avec une exactitude nuancée que le philosophe caractérise les gouvernements monarchiques du dix-huitième siècle : « ce genre de despotisme dont ni les siècles antérieurs, ni les autres parties du monde, n’ont offert d’exemple ; où l’autorité presque arbitraire, contenue par l’opinion, réglée par les lumières, adoucie par son propre intérêt, a souvent contribué aux progrès de la richesse, de l’industrie, de l’instruction, et quelquefois même à ceux de la liberté civile. Les mœurs se sont adoucies par l’affaiblissement des préjugés qui en avaient maintenu la férocité, par l’influence de cet esprit de commerce et d’industrie, ennemi des violences et des troubles qui font fuir la richesse ; par l’horreur qu’inspirait le tableau encore récent des barbaries de l’époque précédente ; par une propagation des idées philosophiques d’égalité et d’humanité ; enfin, par l’effet lent, mais sûr, du progrès général des lumières.

« L’intolérance religieuse a subsisté, mais comme une invention de la prudence humaine, comme un hommage aux préjugés du peuple, ou une précaution contre son effervescence. Elle a perdu ses fureurs ; les bûchers rarement allumés ont été remplacés par une oppression souvent plus arbitraire mais moins barbare ; et dans ces derniers temps, on n’a plus persécuté que de loin en loin et, en quelque sorte, par habitude ou par complaisance. Partout, la pratique des gouvernements avait suivi, mais lentement et comme à regret, la marche de l’opinion, et même celle de la philosophie. »

De toute façon une révolution était donc inévitable, soit que les gouvernements hâtant le pas se fussent mis d’accord avec l’opinion et la science, soit que leur lenteur inerte, devenue de la résistance à mesure que le mouvement s’accélérait, eût obligé les peuples à la violence.

Condorcet fait le bilan des deux formes possibles de révolution ; et on ne sait à laquelle il eût donné la préférence ; mais les événements n’ont pas laissé le choix, et il prend magnifiquement son parti de l’orage où il est enveloppé :

« En comparant la disposition des esprits avec le système politique des gouvernements, on pouvait aisément prévoir qu’une grande révolution était infaillible ; et il n’était pas difficile de juger qu’elle ne pouvait être amenée que de deux manières ; il fallait, ou que le peuple établît lui-même ces principes de la raison et de la nature, que la philosophie avait su lui rendre chers, ou que les gouvernements se hâtassent de le prévenir et réglassent leur marche sur celle de ses opinions.

« L’une de ces révolutions devait être plus entière et plus prompte, mais plus orageuse ; l’autre plus lente, plus incomplète, mais plus tranquille ; dans l’une on devait acheter la liberté et le bonheur par des maux passagers ;

(D’après une aquarelle de la Bibliothèque Nationale.)


dans l’autre, on évitait ces maux, mais on retardait pour longtemps, peut-être la jouissance d’une partie des biens que cependant elle devait infailliblement produire. La corruption et l’ignorance des gouvernements ont préféré le premier moyen est le triomphe rapide de la raison et de la liberté a vengé le genre humain. » C’est en Amérique d’abord que s’est produit l’ébranlement révolutionnaire ; c’est de là qu’il s’est propagé en France, et Condorcet montre avec une force admirable comment la Révolution française devait être plus profonde et plus décisive, plus tourmentée aussi, que la Révolution américaine :

« La Révolution américaine devait donc s’étendre bientôt en Europe, et s’il y existait un peuple où l’intérêt pour la cause des Américains eût répandu plus qu’ailleurs leurs écrits et leurs principes, qui fût à la fois le peuple le plus éclairé et un des moins libres ; celui où les philosophes avaient le plus de véritables lumières, et les gouvernements une ignorance plus insolente et plus profonde ; un peuple où les lois fussent assez au-dessous de l’esprit public, pour qu’aucun orgueil national, aucun préjugé ne l’attachât ses institutions antiques ; ce peuple n’était-il point destiné, par la nature même des choses, à donner le premier mouvement à cette révolution, que les amis de l’humanité attendaient avec tant d’espoir et d’impatience ? Elle devait donc commencer par la France.

« La maladresse de son gouvernement a précipité cette révolution ; la philosophie en a dirigé les principes ; la force populaire a détruit les obstacles qui pouvaient arrêter les mouvements.

« Elle a été plus entière que celle de l’Amérique, et par conséquent moins paisible dans l’intérieur, parce que les Américains, contents des lois civiles et criminelles qu’ils avaient reçues de l’Angleterre, n’ayant point à réformer un système vicieux d’impositions, n’ayant à détruire ni tyrannies féodales, ni distinctions héréditaires, ni corporations privilégiées, riches et puissantes, ni un système d’intolérance religieuse, se bornèrent à établir de nouveaux pouvoirs, à les substituer à ceux que la nation britannique avait jusqu’alors mis sur eux.

« Rien dans ces innovations n’attaquait la masse du peuple ; rien ne changeait les relations qui s’étaient formées entre les individus. En France, pour la raison contraire, la révolution devait embrasser l’économie tout entière de la société, changer toutes les relations sociales, et pénétrer jusqu’aux derniers anneaux de la chaîne politique ; jusqu’aux individus qui, vivant en paix de leurs biens ou de leur industrie, ne tiennent aux mouvements publics, ni par leurs opinions, ni par leurs occupations, ni par des intérêts de fortune, d’ambition et de gloire.

« Les Américains, qui paraissaient ne combattre que contre les préjugés tyranniques de la mère patrie, eurent pour alliées les puissances rivales de l’Angleterre ; tandis que les autres, jalouses de ses richesses et de son orgueil, hâtaient, par des vœux secrets, le triomphe de la justice ; aussi, l’Europe entière parut réunie contre les oppresseurs. Les Français, au contraire, ont attaqué en même temps et le despotisme des rois et l’inégalité politique des constitutions à demi libres, et l’orgueil des nobles, et la domination, l’intolérance, les richesses des prêtres, et les abus de la féodalité, qui couvrent encore l’Europe presque entière ; et les puissances de l’Europe ont dû se liguer en faveur de la tyrannie. Ainsi, la France n’a pu voir s’élever en sa faveur que la voix de quelques sages, et le vœu timide des peuples opprimés, secours que la calomnie devait encore s’efforcer de lui ravir.

« Nous montrerons pourquoi les principes sur lesquels la Constitution et les lois de la France ont été combinés, sont plus purs, plus précis, plus profonds que ceux qui ont dirigé les Américains ; pourquoi ils ont échappé bien plus complètement à l’influence de toutes les espèces de préjugés ; comment l’égalité des droits n’y a nulle part été remplacée par cette identité d’intérêts qui n’en est que le faible et hypocrite supplément ; comment on y a substitué les limites des pouvoirs à ce vain équilibre si longtemps admiré ; comment, dans une grande nation, nécessairement dispersée et partagée en un grand nombre d’assemblées isolées et partielles, on a osé, pour la première fois, conserver au peuple son droit de souveraineté, celui de n’obéir qu’à des lois dont le mode de formation, s’il est confié à des représentants, ait été légitimé par son approbation immédiate ; dont, si elles blessent ses droits et ses intérêts, il puisse obtenir la réforme, par un acte régulier de sa volonté souveraine. »

Glorification magnifique de la Révolution française, révolution de science et de démocratie qui pousse jusqu’au bout les conséquences de ses principes. C’est parce que la Révolution affirme toute l’idée de la démocratie qu’elle a produit une commotion profonde dans le monde qui rejette la démocratie ou qui ne l’accepte qu’en l’abâtardissant.

Et Condorcet, avec un sens merveilleux de l’avenir, comprend que c’est cet abâtardissement de la démocratie qui est le grand péril. Il ne sera plus possible, sans doute, de revenir à l’ancien régime, de ressusciter la tyrannie féodale et l’arbitraire princier. Mais peut-être le doctrinarisme bourgeois interviendra-t-il pour fausser, pour rapetisser la Révolution. Peut-être une classe riche, entreprenante, égoïste et audacieuse, prétendra-t-elle substituer sa domination étroite au gouvernement démocratique. Elle alléguera qu’elle n’est point une classe, qu’elle se recrute dans la nation et ne peut être séparée d’elle, et qu’en vertu de l’identité de ses intérêts à l’intérêt général elle représente celui-ci mieux qu’il ne saurait se représenter et s’exprimer lui-même.

Oui, c’est ce resserrement pédantesque, doctrinaire, censitaire de la Révolution et de la démocratie que Condorcet redoute surtout :

« Nous prouverons, dit-il, combien ce principe de l’identité des intérêts, si on en fait la règle des droits politiques, en est une violation à l’égard de ceux auxquels on se permet de ne pas en laisser l’entier exercice, mais que cette identité cesse d’exister, précisément dans l’instant même où elle devient une véritable inégalité. Nous insisterons sur cet objet, parce que cette erreur est la seule qui soit encore dangereuse, parce qu’elle est la seule dont les hommes vraiment éclairés ne soient pas encore désabusés. »

Ce n’est donc pas la démocratie fausse et rétrécie, la démocratie oligarchique, c’est la démocratie entière que Condorcet promulgue au nom de la Révolution. La démocratie est la grande loi de l’avenir, non seulement parce que seule elle réalise le droit de l’homme, de tous les hommes, mais parce qu’elle tend à procurer le bien des hommes, de tous les hommes. C’est toute la masse humaine, si pesante jusqu’ici et si obscure, qu’elle veut hausser à la lumière et au bien-être. En cela, la marche de la démocratie est conforme à la marche de la science ; car la science aussi tend à décharger les hommes, tous les hommes, des plus lourds fardeaux qui les accablent aujourd’hui, et à approfondir, pour l’améliorer, la condition de tous les êtres humains.

Le grand encyclopédiste, qui était, avant la Révolution même, un grand révolutionnaire, confond ainsi dans sa pensée science et démocratie.

« On verra, dit-il (dans la suite de l’ouvrage), les arts chimiques s’enrichir de procédés nouveaux ; épurer, simplifier les anciennes méthodes, se débarrasser de tout ce que la routine y avait introduit de substances inutiles ou nuisibles, de pratiques vaines ou imparfaites ; tandis qu’on trouvait en même temps les moyens de prévenir une partie des dangers souvent terribles auxquels les ouvriers étaient exposés ; et qu’ainsi, en procurant plus de jouissances, plus de richesses, ils ne les faisaient plus acheter par tant de sacrifices douloureux et par tant de remords. »

La science ainsi comprise est, comme la démocratie, un organe d’humanité. De même que la chimie, l’histoire politique devient plus humaine en devenant plus profonde. Ce n’est pas seulement par servilité ou bassesse, c’est par incapacité que les historiens n’ont guère étudié et mis en lumière que quelques individus. Pour connaître vraiment la vie de la masse, pour pénétrer dans la condition, dans le secret de milliers et de milliers d’hommes, il faut une vaste information qui ne peut résulter que d’une enquête collective. L’histoire démocratique et humaine est donc beaucoup plus malaisée que l’histoire oligarchique. Mais aussi, quand elle descendra dans les profondeurs de la vie sociale, ce ne sera pas pour l’éclairer d’une vaine lumière, ce sera pour y faire pénétrer peu à peu la justice et la joie.

« Jusqu’ici l’histoire politique, comme celle de la philosophie et des sciences, n’a été que l’histoire de quelques hommes ; ce qui forme véritablement l’espèce humaine, la masse des familles qui subsistent presque en entier de leur travail, a été oubliée ; et, même dans la classe de ceux qui, livrés à des professions publiques, agissent, non pour eux-mêmes, mais pour la société, dont l’occupation est d’instruire, de gouverner, de défendre, de soulager les autres hommes, les chefs seuls ont fixé les regards des historiens.

« Pour l’histoire des individus, il suffit de recueillir les faits, mais celle d’une masse d’hommes ne peut s’appuyer que sur des observations ; et pour les choisir, pour en saisir les traits essentiels il faut déjà des lumières et presque autant de philosophie que pour les bien employer.

« Ce n’est donc point seulement à la bassesse des historiens comme on l’a reproché avec justice à ceux des monarchies qu’il faut attribuer la disette des monuments d’après lesquels on peut tracer cette partie la plus importante de l’histoire des hommes… C’est à cette partie de l’histoire de l’espèce humaine, la plus obscure, la plus négligée, et pour laquelle les monuments nous offrent si peu de matériaux, qu’on doit surtout s’attacher dans ce tableau, et soit qu’on y rende compte d’une découverte, d’une théorie importante, d’un nouveau système de lois, d’une révolution politique, on s’occupera de déterminer quels effets ont dû en résulter pour la portion la plus nombreuse de chaque société ; car c’est là le véritable objet de la philosophie, puisque tous les effets intermédiaires de cette même cause ne peuvent être regardés que comme des moyens d’agir sur cette portion qui constitue vraiment la masse du genre humain. »

C’est donc le bien du peuple, de tout le peuple qui est le terme de toutes les sciences et leur mesure, comme il est le terme de la démocratie et sa mesure. « C’est en parvenant à ce dernier degré de la chaîne que l’observation des événements passés, comme les connaissances acquises par la méditation, deviennent véritablement utiles. C’est en arrivant à ce terme que les hommes peuvent apprécier leurs titres réels à la gloire, et jouir, avec un plaisir certain, du progrès de leur raison ; c’est là seulement qu’on peut juger du véritable perfectionnement de l’espèce humaine. »

Même si Condorcet s’était borné à dérouler le tableau du passé et à commenter le présent, il serait permis de dessiner l’idée qu’il se fait de l’avenir : c’est une pénétration toujours plus profonde de la démocratie et de la science, c’est l’application toujours plus hardie de ces deux forces au perfectionnement social et individuel de tous les hommes. Mais lui-même, dans l’ombre de la proscription, sous la menace et presque sous le coup de la mort, a développé les vastes perspectives de l’espérance humaine. Il a tracé les linéaments de la « dixième époque », et dessiné les progrès futurs de l’esprit humain. Il dit avec une netteté admirable :

« Nos espérances sur l’état à venir de l’espèce humaine peuvent se réduire à ces trois points importants : la destruction de l’inégalité entre les nations, les progrès de l’égalité dans ce même peuple, enfin le perfectionnement réel de l’homme. »

Et l’on voit quelle grande place l’idée d’égalité tient dans son système de l’avenir, notamment l’égalité sociale :

« Cette différence de lumières, de moyens ou de richesses, observée jusqu’à présent chez tous les peuples civilisés entre les différentes classes qui composent chacun d’eux, cette inégalité que les premiers progrès de la société ont augmentée, et pour ainsi dire produite, tient-elle à la civilisation même, ou aux imperfections actuelles de l’art social ? Doit-elle continuellement s’affaiblir pour faire place à cette égalité de fait, dernier but de l’art social qui, diminuant même les effets de la différence naturelle des facultés, ne laisse plus subsister qu’une inégalité utile à l’intérêt de tous, parce qu’elle favorisera les progrès de la civilisation, de l’instruction et de l’industrie sans entraîner ni dépendance, ni humiliation, ni appauvrissement ? En un mot les hommes approcheront-ils de cet état où tous auront les lumières nécessaires pour se conduire d’après leur propre raison dans les affaires communes de la vie, et la maintenir exempte de préjugés, pour bien connaître leurs droits et les exercer d’après leur opinion et leur conscience ; où tous pourront, par le développement de leurs facultés, obtenir des moyens sûrs de pourvoir à leurs besoins, où enfin la stupidité et la misère ne seront plus que des accidents, et non l’état habituel d’une portion de la société ? »

Oui, répond Condorcet ; et il croit que les trois espèces d’inégalité sociale : l’inégalité de richesse, l’inégalité d’état entre celui dont les moyens de subsistance assurés pour lui-même se transmettent à sa famille et celui pour qui ces moyens sont dépendants de la durée de sa vie, ou plutôt de la partie de sa vie où il est capable de travail, enfin l’inégalité d’instruction iront s’atténuant progressivement. Et parmi les moyens multiples de réduire l’inégalité qu’indique Condorcet, il insiste sur un vaste système d’assurance universelle et sociale. La mutualité, non pas étroite, non pas fragmentaire, non pas superficielle, mais étendue à tous les individus contre tous les risques, y compris contre celui qui résulte de l’absence de capital, donc la mutualité la plus voisine possible de ce que nous appelons aujourd’hui socialisme, voilà ce qu’entrevoit, ce que propose le grand esprit de Condorcet ; et ici encore c’est la science qui avec sa théorie des probabilités intervient pour démocratiser la sécurité et le bonheur.

Par le fait que les ressources d’un très grand nombre de familles dépendent de la vie, de la santé même de leur chef « une cause nécessaire d’inégalité, de dépendance et même de misère menace sans cesse la classe la plus nombreuse et la plus active de nos sociétés.

« Nous montrerons qu’on peut la détruire en grande partie en opposant le hasard à lui-même ; en assurant à celui qui atteint la vieillesse un secours produit par ses épargnes mais augmenté de celles des individus qui, en faisant le même sacrifice, meurent avant le moment d’avoir besoin d’en recueillir le fruit ; en procurant, par l’effet d’une compensation semblable, aux femmes, aux enfants, pour le moment où ils perdent leur époux, ou leur père, une ressource égale et acquise au même prix, soit pour les familles qu’afflige une mort prématurée, soit pour celles qui gardent leur chef plus longtemps ; enfin, en préparant aux enfants qui atteignent l’âge de travailler pour eux-mêmes et de fonder une famille nouvelle, l’avantage d’un capital nécessaire au développement de leur industrie, et s’accroissant aux dépens de ceux qu’une mort trop prompte empêche d’arriver à ce terme. C’est à l’application du calcul aux probabilités de la vie, aux placements d’argent que l’on doit l’idée de ce moyen, déjà employé avec succès, sans jamais avoir été cependant avec cette étendue, avec cette variété de formes qui les rendraient vraiment utiles, non pas seulement à quelques individus, mais à la masse entière de la société qu’ils délivreraient de cette ruine périodique d’un grand nombre de familles, source toujours renaissante de corruption et de misère.

« Nous ferons voir que ces établissements, qui peuvent être formés au nom de la puissance sociale et devenir un de ses plus grands bienfaits, peuvent être aussi le résultat d’associations particulières, qui se formeront sans aucun danger, lorsque les principes d’après lesquels les établissements doivent s’organiser seront devenus plus populaires, et que les erreurs qui ont détruit un grand nombre de ces associations cesseront d’être à craindre pour elles.

« Nous exposerons d’autres moyens d’assurer cette égalité, soit en empêchant que le crédit continue d’être un privilège si exclusivement attaché à la grande fortune, en lui donnant cependant une base non moins solide, soit en rendant les progrès de l’industrie et l’activité du commerce plus indépendants de l’existence des grands capitalistes, et c’est encore à l’application du calcul que l’on devra ces moyens. »

Condorcet songeait-il à des mutualités de crédit, et voulait il appeler dans l’industrie les modestes épargnes, qui se seraient garanties elles-mêmes par l’assurance mutuelle et la variété des placements contre les risques de faillite et de perte totale ? Le poison a glacé cette pensée si noble avant qu’elle ait livré tout son contenu. Mais ce n’est pas seulement d’égaliser la condition humaine, c’est de la hausser que se préoccupait Condorcet, et il croyait possible d’améliorer l’homme lui-même, de perfectionner ses facultés, d’aménager si bien la conduite de la vie et le fonctionnement de l’organisme que la durée de la vie serait certainement prolongée. Il croyait possible d’aiguiser et de nuancer la perception, de pénétrer par le regard jusque dans l’activité interne de la matière, dans le jeu et le mouvement des atomes, et de créer dans la conscience de l’homme un rythme de durée qui lui permette de s’associer à la vie profonde de la nature : « Serait-il absurde de chercher à rendre perceptibles et mesurables des instants qui nous échappent, à nous faire apercevoir dans la durée comme on nous fait apercevoir dans l’étendue des espaces qui sans le secours des instruments ou des méthodes artificielles resteraient insensibles ? Combien par exemple, dans nos jugements, n’entre-t-il pas d’idées successives dont nous n’avons pas la conscience ? Combien de choses que nous sentons comme simultanées et qui, par leur nature même, ont dû coexister avec une succession d’instants dont nous ne distinguons pas les parties ? et combien ce secret, si nous pouvions y atteindre, ne nous serait-il pas utile dans l’étude de la nature et pour la connaissance de nos maux ? »

Or, s’il pressent des transformations qui atteindraient la nature humaine elle-même et en enrichiraient le fonds, à plus forte raison prévoit-il que les prises de l’homme sur le monde seront toujours plus étendues et plus fortes.

« Les procédés des arts sont susceptibles du même perfectionnement, des mêmes simplifications que les méthodes scientifiques ; les instruments, les machines, les métiers ajouteront de plus en plus à l’adresse des hommes, augmenteront à la fois la perfection et la précision des produits en diminuant et le temps et le travail nécessaires pour l’obtenir ; alors disparaîtront les obstacles qu’opposent encore à ces mêmes progrès, et les accidents qu’on apprendrait à prévoir, à prévenir, et l’insalubrité, soit des travaux, soit des habitudes, soit du climat. »

Mais quoi ? pour cette haute enquête scientifique qui doit renouveler le monde et l’homme, Condorcet va-t-il appeler, par une démagogique flatterie, toute la foule humaine ? Dira-t-il que tous les hommes peuvent atteindre un niveau assez élevé d’intelligence et de raison pour concourir directement et personnellement aux progrès de l’esprit humain ? Non, c’est une élite qui créera le progrès, mais une élite toujours plus vaste. De plus en plus la science se fera par les observations d’individus innombrables. De plus en plus elle sera une œuvre collective. Elle procédera sans cesse de la démocratie dont elle empruntera les plus nobles énergies humaines, et elle retournera sans cesse à la démocratie dont elle accroîtra la puissance sur les choses, la lumière et la noblesse morale. Voilà les pensées magnifiques qui animaient la solitude menacée de Condorcet.

Par ces sublimes espérances, il ne s’élevait point au-dessus de la Révolution, mais il lui donnait toute sa hauteur. À peine s’il permet un moment à sa vaste pensée de revenir sur lui-même.

« Combien ce tableau de l’espèce humaine affranchie de toutes les chaînes, soustraite à l’empire du hasard comme à celui des ennemis de ses progrès et marchant d’un pas ferme et sûr dans la route de la vérité, de la vertu et du bonheur, présente au philosophe un spectacle qui le console des erreurs, des crimes, des injustices dont la terre est encore souillée et dont il est souvent la victime ! C’est dans la contemplation de ce tableau qu’il reçoit le prix de ses efforts pour les progrès de la raison, pour la défense de la liberté. Il ose alors les lier à la chaîne éternelle des destinées humaines ; c’est là qu’il trouve la vraie récompense de la vertu, le plaisir d’avoir fait un bien durable que la fatalité ne détruira plus par une compensation funeste, en ramenant les préjugés et l’esclavage. Cette contemplation est pour lui un asile, où le souvenir de ses persécutions ne peut le poursuivre ; où, vivant par la pensée avec l’homme rétabli dans les droits comme dans la dignité de sa nature, il oublie celui que l’avidité, la crainte et l’envie tourmentent et corrompent ; c’est là qu’il existe véritablement avec ses semblables, dans un élysée que sa raison a su se créer et que son amour pour l’humanité embellit des plus pures jouissances. »

Condorcet trouvé mort dans sa prison, le 8 Avril 1794.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


Rayonnantes paroles qui dissipent, jusqu’à l’infini, les ténèbres de la mort et qui répandent sur toute la Révolution, sur ses égarements mêmes et sur ses crimes, une sérénité plus haute que le pardon. Qu’importe donc qu’au moment même où Condorcet méditait tout bas ces sublimes espoirs, Robespierre, qui ne lui pardonnait point quelques railleries sur son caractère de prêtre, ait parlé à la Convention du « lâche Caritat » ? Qu’importe que Condorcet, en un jour de Germinal, fatigué de sa longue réclusion volontaire, se soit risqué hors de son asile et reconnu, arrêté, n’ait échappé que par le poison à l’échafaud que les révolutionnaires lui destinaient ? Malgré tout, sa pensée est le patrimoine de la Révolution. En d’innombrables consciences, le même et noble esprit de l’encyclopédie circulait, la même sève généreuse du siècle. Ceux qui s’égorgeaient les uns les autres n’étaient pas mus seulement par des pensées basses, par des jalousies, des fureurs et des haines. Ils croyaient défendre, ils croyaient sauver l’idéal commun et le couteau de la guillotine ne suffit pas à trancher l’invincible lien idéal qui les unit.

Robespierre s’écriait en mai 1794 :

« Le monde a changé, il doit changer encore… tout a changé dans l’ordre physique, tout doit changer dans l’ordre moral et politique, la moitié de la révolution du monde est déjà faite ; l’autre moitié doit s’accomplir. La raison de l’homme ressemble au globe qu’il habite ; la moitié en est plongée dans les ténèbres quand l’autre est éclairée. Les peuples de l’Europe ont fait des progrès étonnants dans ce qu’on appelle les arts et les sciences, et ils semblent dans l’ignorance des premières notions de la morale politique ; ils connaissent tout, excepté leurs droits et leurs devoirs. »

Et certes, ces contrastes un peu grossiers et ces oppositions forcées entre le progrès de la science et l’immobilité de la politique semblent médiocres et vulgaires à côté de la grande et compréhensive pensée du philosophe. Pourtant, ici, malgré la sécheresse et l’étroitesse dogmatiques qui le fermaient un peu au large esprit de l’encyclopédie, Robespierre participe en quelque mesure au mouvement encyclopédique, puisqu’il veut réaliser l’unité de l’esprit humain, puisqu’il invite l’homme à mettre dans la science de la vie sociale autant de lumière que dans la science de la nature, et à se gouverner lui-même comme il commence à gouverner le monde, c’est-à-dire selon la raison. Même en cet esprit un peu aride le large souffle fertilisant est passé ; et lorsque Saint-Just s’écrie : « Le bonheur est une idée neuve en Europe », ou encore : « Le xviiie siècle doit être mis au Panthéon », Saint-Just ne fait-il point écho à Condorcet ? ou plutôt le xviiie siècle n’a-t-il pas mis entre ces consciences si violemment opposées et ces esprits si contraires, une secrète et fondamentale harmonie qui se révèle aux heures décisives de la pensée ?

Ainsi, au printemps de 1794, les sanglants déchirements de la Révolution ne paraissent avoir entamé ni sa force d’élan militaire, ni son activité économique, ni les prodigieuses réserves de pensée et de force morale qu’elle mettait au service d’un magnifique idéal.

Pourtant, quand les têtes hébertistes et dantonistes furent tombées, quand, quelques jours après, par une sorte d’arrière-liquidation sinistre, ceux qui furent accusés d’avoir fomenté le complot des prisons, Chaumette, Gobet, Arthur Dillon, la veuve d’Hébert et l’infortunée Lucile, déjà morte en Camille avant, de monter elle-même à l’échafaud, y furent montés à leur tour, quand cette arrière-charretée eut vidé ses têtes au panier, quand l’hébertisme et le dantonisme, comme factions, ne furent plus qu’un souvenir, c’est alors pour Robespierre et la Révolution l’épreuve décisive.

Robespierre a devant lui la place nette ; mais que va-t-il faire ?

La Révolution n’est plus menacée ni par l’organisation démagogique qui l’aurait noyée dans une anarchie abjecte et féroce, ni par la molle conspiration des indulgents qui par leur politique impatiente et boudeuse semblaient livrer la Révolution repentante à l’audace réveillée de ses ennemis. Mais que va faire la Révolution ?

Les forces contraire de démagogie et de modérantisme entre lesquelles s’équilibrait la politique de Robespierre sont tombées ; et c’est en lui-même maintenant, c’est dans sa propre pensée, dans sa propre politique qu’il faut qu’il trouve son équilibre.

La prodigieuse tension de tous les ressorts révolutionnaires, de toutes les forces de la vie et de la mort ne peut durer. La Terreur ne pouvait être un régime normal. La guerre ne pouvait être un régime indéfini. Les lois de réglementation et du maximum ne pouvaient convenir éternellement à une société fondée sur la propriété individuelle et la production privée. Enfin la quasi dictature du Comité de Salut public ne pouvait prendre un caractère définitif. Maintenant qu’il n’y avait plus de parti hébertiste pour tendre encore, jusqu’à les rompre, les ressorts du terrorisme, maintenant qu’il n’y avait plus de parti dantoniste pour opérer une si brusque détente de l’énergie révolutionnaire que la Révolution elle-même risquait de s’affaisser, une politique était possible, et celle-là seulement.

Il fallait que la Révolution, tout en restant terrible à ses ennemis, terrible aux conspirateurs et aux traîtres, terrible aux tyrans et à leurs armées, préparât le retour de la nation à la vie normale. Il fallait dire tout haut que la France révolutionnaire, héroïquement obstinée à défendre contre l’univers son indépendance et sa fierté, résolue à compléter par des victoires décisives les victoires où se marquait déjà son génie, était prête aussi à conclure la paix avec les gouvernements, quels qu’ils fussent, qui reconnaîtraient sans arrière-pensée la République et le droit de la nation française à la liberté. Il fallait annoncer que dès que la paix serait possible, les assignats seraient rapidement retirés de la circulation, et que le fonctionnement vigoureux des impôts dispenserait enfin la Révolution de dévorer la substance de l’avenir. L’assignat ou retiré complètement de la circulation ou relevé et maintenu au pair par un retrait partiel, la crise des prix prenait fin ; et tout le terrorisme économique des lois sur les marchandises et les denrées se résolvait peu à peu comme le terrorisme politique.

Dès que cette politique, hautement proclamée, adoptée par le Comité de Salut public, par la Convention, par les sociétés populaires, par la nation révolutionnaire, aurait pris consistance et autorité, dès que les victoires nouvelles sur lesquelles il était permis de compter lui auraient donné des chances prochaines, le Comité de Salut public devait demander à la Convention si l’heure n’était point venue de mettre un terme au gouvernement révolutionnaire et d’appliquer la Constitution.

Comment douter que le pays, recevant dans l’éclat de la victoire l’espérance de la paix vigoureusement défendu contre toute tentative contre-révolutionnaire du dedans et du dehors, mais rassuré aussi contre la continuation indéfinie du régime révolutionnaire, envoyât une assemblée passionnément acquise à l’ordre nouveau ?

Oui, en Germinal et Floréal 1794, après l’écrasement des factions extrêmes et rivales, après l’écrasement des révoltés de Lyon, de Marseille, de Toulon, de Vendée, après le rayonnement prolongé des victoires d’Hondschoote, de Watignies, d’Alsace, après le rétablissement de l’assignat presque au pair, après l’immense et glorieux effort du Comité de Salut public investi d’un prestige immense, oui, cette politique optimiste et confiante était possible. La faute presque criminelle des dantonistes fut de compromettre cette politique au moment même où on commençait à l’entrevoir ; ils la compromirent en en faisant un moyen d’intrigue contre le Comité de Salut public sans lequel elle était impraticable. Ils la compromirent en lui donnant je ne sais quel air de désaveu de soi-même et de mea culpa.

Mais aujourd’hui, le gouvernement révolutionnaire triomphant pouvait affirmer cette politique en la réglant. Il pouvait la proclamer, non comme un dernier désaveu de la Révolution, mais comme l’effet même de ses victoires. Si cette politique était possible, elle était surtout nécessaire.

Hors de là, il n’y avait qu’inquiétude des esprits surmenés devant lesquels aucune porte ne s’ouvrait. La continuation systématique de la guerre dévorant les ressources du pays, suscitait des mécontentements nouveaux, préparés pour des réactions nouvelles ; et la Terreur, après avoir écrasé les factions nettement constituées, s’affolait à poursuivre les velléités vagues et les complots incohérents ; une menace effroyablement diffuse enveloppait toute vie, et la Révolution, comme un aveugle exaspéré, se frappait elle-même jusqu’à épuisement.

La politique d’apaisement révolutionnaire pratiquée non pas contre la Révolution mais pour elle, non pas contre les révolutionnaires mais pour eux, c’était bien la seule issue. Je crois qu’elle était nécessaire : je crois