La Convention (Jaurès)/215 - 441

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La Convention.
Difficultés et déchirements

Texte complet


Complots contre-révolutionnaires et agitation religieuse ; la question du budget des cultes ; Opinions des Jacobins et de Robespierre, 215 à 254. — Situation financière et économique ; les billets de confiance, 254 à 278. — La hausse du prix des denrées, et notamment des grains ; agitation ; la lutte pour les salaires, 278 à 324. — Projets et systèmes : le socialiste lyonnais Lange, 324 à 347. — Pétition pour la taxation ; vues économiques de Saint-Just, 347 à 368. — Déchirements des partis ; prétention exclusives de la Gironde et attaques contre Robespierre ; rôle funeste des Roland, 368 à 442.


DIFFICULTÉS ET DÉCHIREMENTS

Mais il y avait aussi, dès lors, bien des côtés sombres, bien des sujets d’inquiétude. D’abord, on pouvait démêler en Vendée, en Bretagne, dans le Sud-Est et le Midi, des conspirations sourdes, des germes de contre-révolution.

Dans le Midi, où la lutte des factions religieuses était restée très vive, où catholiques et protestants se haïssaient et se combattaient presque en chaque village, où le royalisme avait pu recruter aussi des adhérents dans une clientèle religieuse fanatisée, les patriotes sentaient constamment le sol miné sous leurs pas. En vain avaient-ils pris le camp de Jalès où dès la fin de 1791 s’était formé un dangereux rassemblement de contre-révolutionnaires, destiné à relier les émigrés de Turin aux royalistes de Lyon par les populations fanatiques de l’Ardèche : toujours les complots renaissaient. Dès la fin d’août,

le policier volontaire Lallégant-Morillon avait révélé une conspiration assez redoutable qui avait des agents à Apt, à Forcalquier, Carpentras, Manosque, Mane, Gorde, Sisteron, Pertuis, La Tour, Digne, Roussillon, Sérès, Saint-Martin, La Bastide-des-Jourdans, Belmont, Vacqueras, Simiane, Banon, Viens, Lauris. Morillon, en simulant un grand zèle contre-révolutionnaire, surprit la confiance d’un des conjurés qui lui révéla, avec le nom des principaux conspirateurs, le plan de l’opération. Ils avaient mandat des princes émigrés, et se préparaient à reprendre, avec plus de prudence, l’opération que du Saillant avait compromise par son impatience au camp de Jalès. Le complot fut, cette fois encore, déjoué. Mais il était évident que, sous terre, les racines de contre-révolution subsistaient. De même, en Vendée, la résistance aux décrets qui atteignaient les prêtres réfractaires s’aggravait chaque jour.

Et en Bretagne, une vaste conspiration s’ourdissait, sous la main d’un aventurier audacieux, Tuffin de la Rouerie, qui avait en Ille-et-Vilaine le centre de ses opérations. Depuis juin 1792, et avec une commission spéciale datée de Coblentz, il s’employait à grouper les forces contre-révolutionnaires de l’Ouest breton. Son plan était de marcher sur Paris au moment où les armées étrangères passeraient la frontière. Il ne voulait point se borner à la résistance sur place qu’organisèrent bientôt la Vendée et la chouannerie. Il voulait prendre l’offensive et serrer la capitale entre deux feux, le feu de l’invasion prussienne, le feu de la contre-révolution bretonne. Mais en cette tactique audacieuse, ses comités, surtout celui de Saint-Malo, refusèrent de le suivre ; et le Dix-Août éclata avant qu’il eût pu agir. Il renonça dès lors à la marche sur Paris, et ne songea plus qu’à organiser une sorte de vaste défensive, une grande guerre de partisans. Sous le nom de « Milet » et sous un déguisement, il allait de château en château, excitant partout la révolte.

Beaucoup de nobles qui avaient, avant le Dix-Août, accouru à Paris pour surveiller de plus près les événements, refluaient en ce moment vers leurs châteaux, sur le conseil des princes et aussi pour échapper aux redoutables investigations de la Commune de Paris. Les cœurs s’exaltaient dans les entretiens nocturnes ; et dans les sombres manoirs enveloppés de chênes, où si souvent le pesant ennui avait accablé les âmes, les femmes et les jeunes filles frissonnaient de toutes les émotions de l’espérance, du mystère et du danger.

« Quel plaisir, a raconté Mlle de Langan, qui sortait à peine de l’enfance en ces jours tragiques, quel plaisir de prendre part à une aventure si romanesque et d’être initiée à un pareil secret ! Aussi je me souviens combien j’étais fière et combien je prenais de précautions inutiles pour me donner un air d’importance… On logea M. de la Rouerie dans la grande chambre près le salon, dont la porte resta fermée, de manière à ce que ce côté-là de la maison lui était consacré et semblait inhabité, car on n’ouvrait jamais les jalousies. Deux jours après, nous déjeunâmes avec MM. Tuffin (neveu du marquis) et Chafner, qui, après avoir passé deux jours à Villiers, se rendirent chez Mme de Bourgon, au Bois-Blin, où ils restèrent cachés sans jamais revenir à Villiers. Toutes les nuits il arrivait des courriers ou des principaux chefs qui avaient une manière particulière de se faire connaître et qui étaient introduits par le grand perron… On conçoit combien cette vie agitée et variée avait de charme pour moi et avec quelle curiosité je descendais pour le déjeuner, sûre d’y trouver des nouveaux venus. »

Mais, malgré les précautions de la Rouerie qui s’enveloppait, pour ainsi dire, de l’épaisseur des forêts, le Directoire révolutionnaire d’Ille-et-Vilaine soupçonnait le mouvement. Le médecin Latouche-Cheftel lui permit de saisir la conspiration. Le hasard de la vie en avait fait un ami de la Rouerie, ou du moins, comme plus d’un petit bourgeois, il avait grandi à l’ombre des manoirs féodaux. Devant lui, ou plutôt avec lui, les conspirateurs s’expliquaient en toute confiance. Mais Cheftel était secrètement dévoué aux idées révolutionnaires. Est-ce par duplicité ? Est-ce par faiblesse ? Il n’avait pas dit un mot qui permit à tous ces nobles qu’il fréquentait, de deviner sa conviction. Quand il fut maître du terrible secret de la Rouerie, il n’eut point la force de le porter et il courut à Paris révéler à Danton le plan des contre-révolutionnaires bretons.

La France était envahie par l’étranger, et quelques-uns de ses enfants s’apprêtaient à la livrer. Le destin et une sorte d’humilité sournoise longtemps silencieuse avaient acculé Cheftel à ce terrible dilemme : trahir ses amis ou trahir la patrie. Ayant fait le premier pas, il résolut d’aller jusqu’au bout ; il joua avec la Rouerie le rôle d’ami dévoué, se fit déléguer à Coblentz par les conspirateurs, et suivant ainsi, jour par jour, tous les fils de la trame, il attendit, assisté de Lallégant-Morillon, que le complot fût à point et que les principaux meneurs fussent irrévocablement compromis pour les livrer à la Révolution.

La Rouerie, partout où il passait, passionnait les paysans. De Laval à Saint-Brieuc, dans ces mois d’hiver de 1792-1793, il avait fait partout surgir des bandes qui huaient ou attaquaient les prêtres constitutionnels. Il avait gagné à sa cause un ancien faux-saunier, Cottereau, qui, vivant naguère de la contrebande sur le sel, se trouva ruiné quand la Révolution supprima l’impôt de la gabelle. Étranges contre-coups des Révolutions qui, même en leurs décisions les plus légitimes, les plus nécessaires et les plus largement populaires, blessent et exaspèrent bien des intérêts ! Ce contrebandier, qui connaissait, pour les avoir longtemps pratiqués la nuit, tous les sentiers perdus sous bois ou errants dans les landes, était pour la Rouerie un merveilleux auxiliaire. C’est lui qui va s’appeler Jean Chouan. Grâce à lui, la disparition de la Rouerie ne sera pas, pour l’insurrection bretonne, un coup mortel. Un chef lui restait. C’est en janvier que la Rouerie tomba.

Une nuit, le 12 janvier, comme il parcourait, pour le soulever, pour l’organiser, le pays de Dinan, il frappa à la porte d’une modeste gentilhommière écartée, où vivait un de ses partisans les plus passionnés, M. de la Guyomarais. Il s’y cacha pendant quelques jours, arrêté par la maladie d’un de ses compagnons. Et lui-même fut pris d’une fièvre ardente qui était sans doute la suite de cette vie de perpétuelle agitation et de perpétuelle fatigue. Il mourut dans une ferme voisine où M. de la Guyomarais dut le faire porter, sur la nouvelle qu’une perquisition allait être faite au château.

Bientôt Latouche-Cheftel et Morillon indiqueront aux agents révolutionnaires l’arbre sous lequel on l’enterra de nuit, le lit de ferme où il avait agonisé, le château où il avait reçu l’hospitalité. Et ce premier germe de la contre-révolution bretonne sera écrasé. Mais il est aisé de pressentir, dès les premiers mois de la Convention, que les forces contre-révolutionnaires dans l’Ouest comme dans le Midi tressaillent et que l’heure est proche sans doute des vastes soulèvements.

Ce péril, encore rudimentaire et obscur, était peu de chose à côté de l’agitation religieuse qui, tous les jours, se développait. La Législative, avant de se séparer, donna force de loi aux mesures qu’elle avait décrétées contre les prêtres réfractaires en mai, sous le ministère girondin, et que, par le refus de sanction, le roi avait suspendues. Par la loi du 26 août, elle renouvelait ses décrets de mai et en aggravait la rigueur.

Tout prêtre qui se refusait à prêter le serment civique « était tenu de sortir, sous huit jours, des limites du district et du département de sa résidence, et dans quinzaine, du royaume ».

Passé ce délai, il était déporté à la Guyane. Les municipalités appliquèrent inégalement la loi. Les unes veillèrent à son exécution et c’est ainsi que Chassin nous donne la longue liste des prêtres qui, le 9, le 10, le 11 septembre s’embarquent aux Sables-d’Olonne pour l’Espagne. Le 15, le 16, du 17 au 27, les embarquements continuent. C’étaient des prêtres de Vendée qui allaient à Bilbao ou à Saint-Sébastien.

Au total, de septembre à janvier, 220 prêtres insermentés quittent la rive vendéenne. Mais d’autres, les plus hardis, les plus violents, demeuraient cachés ou ignorés par les municipalités, et ils formaient les cadres de la prochaine insurrection. Clergé et noblesse, longtemps divisés, se réconciliaient contre la Révolution.

Mais ce qui était plus inquiétant encore, pour la Convention à ses débuts, que les manœuvres des prêtres réfractaires, c’est que la Révolution ne pouvait pas être sûre du clergé constitutionnel. Celui-ci, dès cette époque, commence à s’émouvoir. Il pressent que la logique de la Révolution la conduira à abolir tout culte officiel. Il commence à craindre que l’ébranlement des habitudes anciennes dans l’ordre de la discipline ecclésiastique et des cérémonies ne s’étende à la foi elle-même, et que le peuple, ne s’arrêtant pas plus longtemps à cette combinaison un peu équivoque de la Constitution civile, ne rompe enfin tout lien religieux. Il espère en même temps, s’il se hâte d’agir, de résister, que la foi encore persistante et ombrageuse d’une grande partie du peuple permettra à l’Église de s’imposer à la Révolution et de la limiter.

Depuis plusieurs mois et avant le Dix-Août, les mesures anticléricales de la Commune de Paris avaient irrité le clergé constitutionnel, et en même temps elles lui avaient donné le sentiment de sa force par l’émotion qui s’était soudain propagée dans le peuple des faubourgs.

Dès le mois de juin, Pétion étant maire et Manuel procureur de la Commune, il y eut quelques agitations populaires à propos de la Fête-Dieu. Et de longues controverses s’élevèrent. Pourtant la municipalité n’avait pas interdit la procession. Elle s’était bornée à lui enlever tout caractère officiel et obligatoire, à décider que nul ne serait tenu de tapisser la façade de sa maison et d’orner sa porte, et que les autorités municipales ne figureraient point dans le cortège.

La plus grande hardiesse de Manuel avait été d’annoncer qu’un jour, sans doute, chaque culte s’enfermerait dans son temple. Le docteur Robinet, dans le second volume de son consciencieux travail sur Le Mouvement religieux à Paris pendant la Révolution, dont un parti pris étroitement comtiste ne diminue point la solidité et la probité historiques, a publié les principaux documents qui éclairent ce significatif épisode.

Le Corps municipal, le 1er juin, arrête :

« Que ne pouvant, aux termes de la Constitution, établir aucune imposition directe ou indirecte, parce que ce droit est exclusivement réservé au Corps législatif, il ne peut forcer les citoyens à tendre, ni tapisser, en aucun temps, l’extérieur de leurs maisons, cette dépense devant être purement volontaire et ne devant gêner, en aucune manière, la liberté des opinions religieuses ;

« 2o Que les citoyens soldats ne devant se mettre sous les armes que pour l’exécution de la loi et la sûreté publique, la garde nationale ne peut être requise pour assister aux cérémonies d’un culte quelconque ;

« 3o Que la prospérité publique et l’intérêt national ne permettant pas de suspendre la liberté et l’activité du commerce, les citoyens ont le droit d’exercer en tout temps les facultés industrielles qui leur sont garanties par le payement de leurs contributions et patentes.

« Le Corps municipal enjoint aux commissaires des sections de police et aux commandants de la garde nationale de veiller au maintien de l’ordre public, conformément aux dispositions du présent décret. »

Au fond, c’était, à assez brève échéance, la suppression des processions dans Paris ; car dire que la force publique s’emploierait à maintenir partout, et à travers la procession même, la libre circulation des citoyens allant à leurs affaires ou à leurs plaisirs, c’était rendre pratiquement impossible le déploiement de la procession.

Manuel, par une instruction aux comités des quarante-huit sections, commenta l’arrêté de la Commune en termes où la libre pensée s’affirmait nettement :

« Lorsqu’il y avait en France une religion dominante, soutenue par la coalition des prêtres et des despotes intéressés à perpétuer les abus dont ils profitaient, on pouvait employer ces moyens vexatoires qui forçaient tous les citoyens à professer les mêmes principes religieux, quelque erronés qu’ils parussent. Mais, lorsque la Constitution, ce nouvel Évangile des Français, a été proclamée solennellement, il n’est plus permis aux magistrats du peuple de méconnaître les principes sacrés de la liberté…

« Le temps, sans doute, n’est pas éloigné où chaque secte religieuse, se renfermant dans l’enceinte de ses temples, n’obstruera plus, à certaines époques de l’année, par des cérémonies extérieures, la voie publique qui appartient à tous, et dont nul ne peut disposer pour un usage particulier.

« C’est à la saine philosophie, c’est à l’instruction bien dirigée que nous devons laisser le soin de propager la lumière, d’étendre l’empire de la raison et de préparer l’anéantissement de tous les préjugés sous le joug desquels les hommes ont été courbés pendant trop longtemps.

« Les fonctionnaires publics nommés par le peuple ne peuvent, comme magistrats, assister à aucune cérémonie religieuse de quelque culte que ce soit ; car alors ils seraient forcés d’assister à toutes. Il ne peut y avoir, dans un pays libre, d’autre culte dominant que celui de la loi. »

Cela est déjà bien loin de la Constituante qui assistait en corps aux cérémonies catholiques. Cela est loin aussi des premières effusions semi-chrétiennes, semi-philosophiques, qui, aux premiers jours de la Constitution civile, confondirent l’évangélisme un peu révolutionnaire des uns et la Révolution un peu évangélique des autres. Maintenant, c’est la laïcité, c’est le rationalisme de l’État moderne qui s’affirme.

Et Manuel ne se borne pas à dessaisir la religion catholique de son rôle dominant et de sa puissance officielle. Sans la menacer dans la liberté essentielle de son culte, il la signale, de façon que nul ne s’y peut méprendre, comme un préjugé qui s’évanouira peu à peu à la lumière grandissante de la raison. Le journal de Prudhomme, Brissot, Condorcet soutinrent vivement Manuel. Mais l’émoi fut grand dans le clergé constitutionnel. Le peuple fut partagé. Une partie approuva l’arrêté de la Commune et la circulaire de Manuel. S’il y avait eu une protestation générale des quartiers populaires, Hébert, qui n’allait guère contre le vent, n’aurait pas pris parti aussi nettement. Grande (et grossière aussi, selon la coutume) est la joie du père Duchesne en son numéro du 9 juin 1792 :

« Ah ! foutre ! que je suis content ! J’ai lu et relu ce superbe arrêté concernant les processions, signé Pétion. C’est ça qui est sage et bien dit. Comme les bougres de cafards doivent enrager ! Ceci va encore faire baisser leurs actions. Allons, c’est foutu : le règne des prêtres ne reviendra jamais ; tous les jours on détruit petit à petit la superstition et le fanatisme, et c’était là, morbleu, leurs armes les plus terribles. Leur grand secret était de n’en point avoir, et de nous faire croire qu’il y en avait un. Rappelez-vous comme, pour nous foutre de la poudre dans les yeux, ils faisaient de belles et nombreuses processions, où ils étalaient le luxe le plus insolent. Ils savaient bien qu’ils n’avaient pas d’autre moyen pour se soutenir et surtout pour conserver leurs richesses usurpées.


Événement du 14 Septembre 1792.

Des gens apostés s’étaient répandus dans les marchés de Paris, arrachaient aux femmes leurs montres, boucles d’oreille, etc. Plusieurs de ces voleurs revêtus d’écharpes furent saisis et immolés sur-le-champ.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


« Mais il y eut un bougre à poil, nommé Voltaire, qui ne contribua pas peu à foutre en bas le trône que ces hypocrites s’étaient élevé en profitant de l’ignorance des temps et de la crédulité de nos bons aïeux. Ce grand homme, en employant tantôt la plaisanterie, tantôt la raison, fut le premier à saper les fondements de cet édifice monstrueux ; ses principes firent insensiblement des progrès et préparèrent le règne de la liberté universelle, auquel nous touchons à peu près.

« J’ai cependant entendu quelques vieilles dévotes et quelques foutus cagots crier contre le sage arrêté de la municipalité ; ils disent : « Pourquoi empêcher de tapisser les maisons ? ça c’est toujours fait ! » Eh ! oui, bougres de bêtes, c’est parce que ça c’est toujours fait, qu’il ne faut plus que ça se fasse ; d’ailleurs, l’arrêté ne défend pas de tapisser ; il laisse chacun libre de faire ce qu’il voudra ; mais, foutre ! on ne pourra pas me forcer, moi qui suis protestant, calviniste, juif ou mahométan, à décorer l’extérieur de ma maison pour solenniser la fête d’un culte auquel je ne crois pas.

« Va toujours, brave Manuel, va, nous te soutiendrons ; fais pénétrer le flambeau de la raison dans la caverne des préjugés, et fous-moi l’âme à l’envers de tous les fanatiques… Encore un mot, Manuel : pourquoi souffres-tu que les prêtres dits constitutionnels fassent encore payer les enterrements, les baptêmes et les mariages ? Est-ce qu’ils ne sont pas payés, les bougres, pour faire tout cela ? Pourquoi la nation paye-t-elle 140 millions de francs pour les frais du culte ? Je te prie de faire un peu attention à cela ; prends-y garde : les prêtres seront toujours prêtres, ils ne valent pas mieux les uns que les autres, et si on leur laisse prendre un pied, ils en auront bientôt dix. »

C’est « cette motion du Père Duchesne », formulée en juin, qu’exécuta en septembre, comme nous l’avons vu, la Commune révolutionnaire du Dix-Août. Mais il est visible, par l’article même d’Hébert, que l’arrêté sur les processions rencontrait de la résistance. En fait, le peuple maltraita tous ceux qui voulaient passer et rompre la procession. Robespierre commença à s’inquiéter des périls que pourrait susciter à la Révolution une campagne trop ouvertement antichrétienne. Il jugea dès lors imprudente la politique qui coalisait les prêtres réfractaires et les prêtres constitutionnels.

« Je crains bien, écrivit Camille Desmoulins, interprète à ce moment de la pensée de Robespierre, que le jacobin Manuel n’ait fait une grande faute en provoquant les mesures contre la procession de la Fête-Dieu. Mon cher Manuel, les rois sont mûrs, mais le bon Dieu ne l’est pas encore. Si j’avais été membre du Comité municipal, j’aurais combattu cette mesure avec autant de chaleur qu’eût pu le faire un marguillier. »

Ainsi, dès la fin de la Législative, éclataient des symptômes inquiétants. Mais c’est la Convention surtout qui put se demander, dès ses premiers jours, si elle ne se retrouverait point aux prises avec une agitation religieuse populaire, conduite par les prêtres constitutionnels. Trois causes principales provoquèrent cette agitation ou lui fournirent un prétexte : les rigoureuses mesures anticléricales ou anticatholiques de la Commune de Paris, l’application de la loi votée in extremis, le 20 septembre, par la Législative sur la constitution de l’état civil et enfin la menace de suppression du budget des cultes.

La Commune de Paris, dans sa séance du 23 décembre 1792, décida, en alléguant des nécessités d’ordre public et le danger de tout rassemblement nocturne, que la messe de Noël, la messe de minuit n’aurait pas lieu. Mais le peuple n’accepta pas cette interdiction ; et dans les paroisses des quartiers populaires, la messe fut dite. Le journal de Prudhomme, qui a toujours une note anticléricale très vive, raconte ainsi ces mouvements :

« En plein jour, dans nos places publiques, faire danser des marionnettes ou montrer des tours de gobelets, il n’y a pas de mal à cela ; il faut bien amuser les enfants et leurs bonnes. Mais se rassembler la nuit dans des galetas obscurs pour chanter des hymnes, brûler de la cire et de l’encens en l’honneur d’un bâtard et d’une épouse adultère, est chose scandaleuse, attentatoire aux bonnes mœurs, suspecte dans un temps de révolution, et qui mérite toute l’attention et la sévérité de la police correctionnelle. Depuis près de dix-huit siècles, ce scandale, qui ne change point de nature en devenant religieux, se renouvelle tous les ans du 24 au 25 décembre, et n’avait pas été réprimé.

« Vu les circonstances, la municipalité de Paris crut qu’il était de son devoir de rappeler la loi qui défend les rassemblements nocturnes, et publia un arrêté portant injonction de fermer les églises pendant la nuit dite de Noël. Les bons esprits croyaient cette précaution fort inutile. Qui va penser qu’en 1792 il se dira encore à Paris des messes de minuit ? Mais les amis du roi font armes de tout. Ils se répandent dans les sections. Celle de l’Arsenal députe à la Commune pour réclamer contre son arrêté et s’écrie : Les hommes du Dix-Août veulent aller à la messe. On se contenta de leur répondre en haussant les épaules ; on ignorait qu’à la porte de plusieurs églises il se formait des attroupements, à la tête desquels se montraient des gens qui ne vont pas à la messe d’ordinaire, des gens à breloques, et chargés d’or, des Royou soupirant après une Saint-Barthélémy des patriotes, comme le remarque judicieusement le procureur de la Commune. Et en effet, à ce moment, sur la paroisse de Saint-Germain, on mettait en branle la cloche qui, par les ordres de la première de nos Médicis, servit, à pareille heure, de signal au massacre des protestants ennemis de la Cour et suspects à Charles IX. On soulevait les femmes et les sans-culottes du faubourg Saint-Marceau. On menaçait le parc d’artillerie de la place des Fédérés ; à Saint-Jacques la Boucherie et de l’Hôpital, à Saint-Eustache, à Saint-Méry, à Saint-Gervais, les officiers municipaux étaient maltraités, et la messe se disait en leur présence, comme pour les narguer et insulter à la loi.

« La section des Droits de l’Homme vint promettre à la Commune de faire respecter son arrêté.

« Celle du Louvre, au contraire, en demanda le rapport… A Saint-Laurent, à Saint-Victor, à Saint-Médard, à Saint-Marcel, au couvent des Anglaises, on messa effrontément, en dépit des magistrats. La plupart des prêtres se firent faire une douce violence par leurs ouailles, afin d’échapper à la justice. La section des Gravilliers, plus sage, fit fermer toutes les boutiques à prêtres, dit Chaumette. Grâce aux mesures sages et modérées de nos officiels municipaux, Paris en fut quitte pour ces petits mouvements qui seraient devenus plus sérieux sous la magistrature d’un M. Bailly.

« Il ne faut pas que cela en reste là. La tranquillité publique, la décence et la loi ont été compromises. Quelques-uns des principaux délinquants sont en état d’arrestation ; c’est aux tribunaux à faire leur devoir sans tarder. Il est essentiel que l’un de ces jours, devant le parvis des églises fanatisées, on expose à la vue du peuple tous ceux qui ont indignement abusé de sa crédulité, avec un écriteau portant ces mots : « Prêtres séditieux, perturbateurs « du repos public et malintentionnés, condamnés à neuf ans de fer. »

Évidemment, à cette date, la conscience religieuse de la Révolution est à l’état de chaos. D’un côté, il y a une partie des révolutionnaires qui, avec la Commune de Paris, avec Hébert, avec le journal de Prudhomme, attaquent non seulement l’Église, mais le christianisme. C’est le christianisme que Manuel dénonce comme une superstition et un préjugé. C’est le christianisme que combat Chaumette. Et lorsque le journal de Prudhomme considère comme « un attentat aux mœurs » que l’on fête « un bâtard » et « une épouse adultère » ce scrupule de morale domestique ne vaut pas seulement contre la messe de minuit, il vaut contre tout le culte dont le Christ est le centre et contre la religion même dont il est le Dieu.

Je ne discute pas en ce moment la forme de polémique du journal de Prudhomme et du père Duchesne. La critique religieuse du XIXe siècle, celle de Strauss et de Renan, nous a habitués à une autre conception et à un autre langage. Il semblerait aujourd’hui un peu puéril de réduire la libre pensée à des effarouchements de pudeur bourgeoise au sujet de la « bâtardise » du Christ. Et le prolétariat ne sera pleinement émancipé de toute la tradition religieuse que lorsqu’il saura, sans génuflexion et sans colère, faire sa place au christianisme dans l’évolution de l’esprit humain. Mais sans doute, d’autres méthodes de combat s’imposaient aux hommes de 1792 et de 1793. Ce que je veux noter ici seulement, c’est l’indécision de ces derniers mois de 1792. Ni Manuel, ni le journal de Prudhomme, ni Hébert, n’osent avouer qu’ils veulent en finir, même par la force, avec le christianisme. Ils laissent échapper leur pensée, mais ils ne la formulent pas. Entre les deux méthodes de déchristianisation qui s’offrent à elle, la Révolution n’a pas pris nettement parti. Elle pouvait proclamer qu’elle entendait combattre seulement les menées contre-révolutionnaires du clergé, et laisser au temps, à la raison, à la liberté et à un enseignement public rationnel, le soin de dissiper peu à peu les antiques préjugés chrétiens. Ou elle pouvait proclamer, au contraire, qu’une longue violence avait été faite aux esprits par la tyrannie du dogme chrétien et des habitudes chrétiennes, que la raison seule ne pouvait déraciner ce que n’avait pas créé la raison, et qu’il fallait interrompre par tous les moyens, même par la force, une tradition d’ignorance et de servitude. Mais la Révolution, en ce moment, n’est fixée ni à l’un ni à l’autre des deux points de vue. Elle se garde bien de déclarer la guerre aux croyances traditionnelles. Elle affecte même de proclamer la liberté entière de conscience et l’entière liberté de culte ; mais elle trahit une autre pensée par des agressions de détail qui sont un commencement de guerre fondamentale au christianisme même.

Et d’autre part, dans le peuple même coexistent deux forces qui sans doute sont contradictoires en leur fond, mais dont la contradiction n’éclate qu’après de longs conflits de conscience : la foi ardente en la Révolution, la foi subsistante au dogme chrétien. Comme le constate, avec une stupeur qui dénote une médiocre connaissance de la nature humaine, le journal de Prudhomme, ce sont les hommes du Dix-Août qui veulent aller à la messe. Ce sont les sans-culottes du faubourg Saint-Marcel qui commémorent dans la nuit de Noël, malgré la défense des magistrats, la date souveraine du christianisme. Partout donc mélange, complexité, chaos ; et ce chaos de la conscience religieuse de la Révolution se prête singulièrement aux manœuvres et aux espérances du clergé. Celui-ci, même quand il est « constitutionnel », même quand il a juré fidélité à la Révolution, n’a pas renoncé à faire de l’Église la plus haute des puissances sociales. Et sous le prétexte ingénieux que l’Évangile est une première promulgation divine des droits de l’homme, il se flatte de faire enfin de la Révolution même la servante de l’Église. La Révolution sera comme une humble sœur cadette aménageant les intérêts matériels des hommes selon les principes évangéliques dont l’Église a l’interprétation et la garde. Les soulèvements spontanés du peuple des faubourgs contre les mesures de la Commune de Paris durent encourager singulièrement les ambitions secrètes du clergé.

Celui-ci n’osa pas pourtant opposer une résistance ouverte et générale aux deux grandes lois de laïcité qui instituaient l’état civil et le divorce. C’était comme le testament glorieux dont, en sa dernière séance, la Législative laissa l’exécution à la Convention nationale.

Depuis des siècles c’est aux prêtres, c’est aux curés des paroisses que le peuple de France déclarait les naissances, les mariages, les décès ; et l’Église en tenait registre. Elle mettait ainsi jusque sur la vie civile le sceau de sa puissance religieuse, ou plutôt la vie civile était comme absorbée dans la puissance religieuse. D’emblée la Révolution comprit qu’il y avait une contradiction absolue entre ses principes qui affranchissaient le citoyen et une pratique qui le subordonnait ou plutôt qui l’anéantissait, en faisant dépendre d’une consécration d’Église la valeur de tous les actes de la vie sociale. Elle était tenue, sous peine de faillite à peu près complète, à confier à des autorités purement civiles le soin d’enregistrer les événements ou les actes de la vie civile. Mais d’abord elle hésita à créer les registres de l’état civil. Elle craignait qu’en obligeant les citoyens à accomplir et à enregistrer dans des conditions civiles les actes principaux, de leur vie, elle parût les arracher de force à la communion catholique, tant les prises de l’Église étaient puissantes encore. La Constituante se sépara sans avoir réalisé cette grande et nécessaire émancipation. Elle se borna à en affirmer le principe dans la Constitution de 1791 :

« La loi ne considère le mariage que comme un contrat civil. Le pouvoir législatif établira pour tous les habitants, sans distinction, le mode par lequel les naissances, mariages ou décès seront constatés, et il désignera les officiers qui en recevront et conserveront les actes. » La Législative attendit le 20 septembre, le jour même où elle se séparait, pour voter décidément la loi :

« L’Assemblée nationale, ouï le rapport de son Comité ecclésiastique, considérant :

« Que le mariage est essentiellement un contrat dont la validité ne peut dépendre que de l’observation des lois de la nature et de celles de l’État ;

« Que le sacrement institué pour sanctifier le mariage, pour communiquer aux époux des grâces surnaturelles, peut bien exiger des conditions que la puissance civile n’a pas à déterminer, mais qu’il est entièrement séparable du contrat, et qu’ainsi les règles ecclésiastiques ne peuvent ni ôter, ni donner les titres et droits d’époux et d’enfants légitimes ;

« Qu’il importe à l’État et aux particuliers de faciliter les mariages ;

« Que tous les hommes ont un égal droit à l’état civil, dans la liberté des opinions assurée par la Constitution ;

« Qu’enfin il n’y a rien de plus propre à maintenir l’union et le bon ordre parmi les citoyens que de régler la manière de constater leurs naissances, leurs mariages ainsi que leurs décès, par une loi générale et uniforme pour tous les individus et pour tout le royaume ;

« Décrète, etc.. »

C’était toute l’organisation civile du mariage que la Législative précisait. Et en même temps elle réglait le détail de l’enregistrement civil :

« Les municipalités recevront et conserveront à l’avenir les actes destinés à constater les naissances, mariages et décès… En cas d’absence ou d’empêchement légitime de l’officier public chargé de recevoir les actes de naissances, mariages ou décès, il sera remplacé par le maire ou un officier municipal ou un autre membre du Conseil général (de la commune).

« Il y aura dans chaque municipalité trois registres pour constater, l’un les naissances, l’autre les mariages, le troisième les décès.

« Les registres seront doubles, sur papier timbré, fournis aux frais de chaque district et envoyés aux municipalités par les directoires.

« Les actes contenus dans ces registres et les extraits qui en seront délivrés feront foi et preuve en justice des naissances, mariages et décès…

« Dans la huitaine, à partir de la publication du présent décret, le maire ou un officier municipal, suivant l’ordre de la liste, sera tenu, sur la réquisition du procureur de la commune, de se transporter avec le secrétaire-greffier aux églises paroissiales, presbytères et aux dépôts des registres de tous les cultes ; ils y dresseront un inventaire de tous les registres existant entre les mains des curés et autres dépositaires. Les registres courants seront clos et arrêtés par le maire ou un officier municipal.

« Tous les registres, tant anciens que nouveaux, seront déposés à la maison commune. « Aussitôt que les registres courants auront été arrêtés et portés à la maison commune, les municipalités seules recevront les actes de naissances, mariages et décès, et conserveront les registres. Défenses seront faites à toutes personnes de s’immiscer de la tenue de ces registres et de la réception de ces actes. »

C’est une des mesures les plus profondément révolutionnaires qui aient été décrétées. Elle atteignait jusqu’en son fond la vie sociale. Elle changeait, si je puis dire, la base même de la vie. Et quel puissant symbole de cette grande rénovation civile dans le transport en masse de tous les registres enlevés à l’Église et portés à la maison commune, dans cette clôture générale des registres anciens et dans l’ouverture des registres nouveaux où les nouvelles générations seraient comme affranchies de tout contact du prêtre !

En même temps et par une conséquence toute logique, la Législative institue le divorce. C’est le lien religieux qui créait l’indissolubilité du mariage. Réduit à un contrat civil, il ne pouvait prétendre à lier deux personnes humaines par une sorte d’obligation perpétuelle, contrepartie laïque des vœux perpétuels que la loi ne reconnaissait plus ou même interdisait.

« L’Assemblée nationale, considérant combien il importe de faire jouir les Français de la faculté du divorce, qui résulte de la liberté individuelle dont un engagement indissoluble serait la perte, considérant que déjà plusieurs époux n’ont pas attendu, pour jouir des avantages de la disposition constitutionnelle suivant laquelle le mariage n’est qu’un contrat civil, que la loi eût réglé le mode et les effets du divorce, décrète qu’il y a urgence. Le mariage se dissout par le divorce. Le divorce a lieu par le consentement mutuel des époux. L’un des époux peut faire prononcer le divorce, sur la simple allégation d’incompatibilité d’humeur et de caractère. »

La loi sur le divorce manifestait ainsi toute la force de la Révolution accomplie. Il ne s’agissait pas seulement d’un transport de registres, d’un changement dans le mode d’inscription. La nature même du contrat était modifiée et le caractère civil de ce contrat se marquait aussitôt dans la liberté retrouvée des contractants.

Voilà les deux grandes lois, complémentaires l’une de l’autre, dont la Convention, dès ses débuts, était tenue d’assurer l’exécution. À vrai dire, pour la constitution de l’état civil il y avait urgence. Et les ennemis mêmes de la Révolution avaient contribué à rendre indispensable la loi nouvelle. Surtout dans les régions de l’Ouest où un tiers des communes se refusaient à élire les curés selon le mode constitutionnel et où bien des paroisses étaient sans prêtres, la vie sociale aurait rétrogradé à la barbarie si les municipalités, même avant le vote définitif de la loi du 20 septembre, n’avaient pas ouvert des registres pour constater l’état civil. Ainsi, dès le 3 juillet 1792, le directoire du département de la Vendée arrêtait ceci :

« Dans toutes les communautés du département où, par l’effet des mesures prises contre les prêtres insermentés, ou par la vacance des curés et desservants, et par toute autre cause que ce soit, il n’y a aucun ecclésiastique chargé de remplir ou d’exercer légalement les fonctions publiques, les municipalités sont autorisées et seront au surplus tenues de faire constater par le maire ou l’un des officiers municipaux, sur les registres tenus à cet effet par les curés et desservants, les naissances, mariages et décès des citoyens de leurs communautés, lesquels actes seront ensuite relatés sur le registre des délibérations du Conseil municipal. En conséquence, il est enjoint aux pères, mères, parrains, marraines et matrones des nouveaux nés, aux époux et épouses aussitôt leurs mariages et aux parents des personnes décédées qui seront appelées ou assisteront aux décès, de faire à leur municipalité respective la déclaration nécessaire pour l’exécution du présent arrêté. »

Mais quelle incertitude et quel désordre si la loi n’était intervenue sans retard ! On devine que cette amputation de la puissance cléricale ne fut pas très agréable, même aux curés constitutionnels. Ils ne pouvaient pourtant s’y opposer sans manquer à la plus élémentaire logique. Ils avaient juré fidélité à une Constitution qui reconnaissait les mêmes droits et assurait les mêmes garanties à tous les citoyens sans distinction de croyance et de culte. Bien mieux, eux-mêmes procédaient d’un acte civil. Ils étaient nommés par la souveraineté populaire dans les mêmes conditions que les autres magistrats. Je suis porté à croire que la Constitution civile du clergé, si décriée par ceux que blesse tout compromis, avait préparé les esprits à accepter l’affranchissement révolutionnaire des actes de la vie.

L’évêque constitutionnel de Paris, Gobel, donna à son clergé, et, indirectement à tout le clergé, des instructions conciliantes et nettement conformes à l’esprit de la nouvelle loi. Il se préoccupa bien d’instituer des registres d’ordre purement confessionnel où seraient mentionnés pour chaque citoyen les actes religieux correspondant aux divers actes de la vie civile, baptême, consécration religieuse du mariage, sépulture chrétienne. Mais il ordonna au clergé, dans une instruction du 31 décembre, de ne rien faire qui pût mettre en échec la loi sur l’état civil ou qui permît de la tourner. Il y déclare, au nom du Conseil épiscopal et métropolitain de Paris, « qu’obligés, autant comme citoyens que comme ecclésiastiques, d’observer et de faire observer, autant qu’il est en eux, les lois de la République, les pasteurs ne doivent se permettre de baptiser, ni de marier, ni d’enterrer, qu’ils ne se soient assurés auparavant que les formalités civiles prescrites par la loi du 20 septembre dernier auront été ou seront remplies ; que c’est là la première question qu’ils devront faire aux fidèles qui se présenteront à eux pour ces divers objets et qu’il est à propos que cette question soit insérée au plus tôt parmi celles qui se trouvent à ces différents articles dans nos rituels ».

Pourtant, une sorte de réserve bien discrète se marquait à la fin du document. Il priait « les citoyens curés et desservants, de faire passer le plus tôt possible au Conseil les observations qu’ils jugeront nécessaires, surtout celles qui tendront à concilier encore plus, s’il est possible, pour le plus grand bien des fidèles,


Faïences patriotiques nivernaises (1792).

(D’après les Faïences patriotiques nivernaises par MM. Fieffé et Bouveault, reproduit avec l’autorisation des auteurs.)



les lois de la République chrétienne avec celles de la République française, qui, au fond, ne peuvent jamais se contredire, puisqu’elles reposent toutes sur les mêmes bases : vérité et justice, liberté, égalité, union et fraternité ».

Cette phraséologie christiano-révolutionnaire, sincère chez plusieurs de 1789 à 1791, cachait en cette fin de 1792 un commencement de malaise et d’inquiétude. Le clergé constitutionnel se demandait avec quelque trouble où il serait conduit par le développement logique et inflexible de tout le droit nouveau créé par la Révolution : après avoir séparé aussi profondément la vie civile de la vie religieuse, ne serait-on pas amené à séparer l’État, organe de la vie civile, de l’Église, organe de la vie religieuse ? Au regard de la loi, la vie civile seule existait. Seule elle était réglée par des dispositions légales ; la vie religieuse était toute facultative et ne relevait que de l’intime conscience des hommes. Dès lors, l’Église elle-même devenait logiquement une institution facultative, qui ne devait pas plus être liée à l’État que ne l’étaient les sacrements dont elle était la dispensatrice. Ainsi, entre la Révolution et le clergé constitutionnel la défiance naissait. Le mot du père Duchesne : « Les prêtres seront toujours prêtres, ils ne valent guère mieux les uns que les autres », répondait à la pensée de plus d’un révolutionnaire et éveillait l’inquiétude de plus d’un curé.

La brusque proposition de supprimer le budget des cultes, faite par Cambon, aggrava le malaise. C’est par des raisons de finances qu’à la séance du 13 novembre, il déclara à la Convention que le budget des cultes devait disparaître. Le Comité des finances avait fait de la suppression du budget des cultes la base de toute une réforme fiscale. Cambon parla avec sa véhémence accoutumée :

« Votre Comité des finances qui ne perd pas une minute, qui s’assemble tous les jours, a porté un œil attentif sur beaucoup de dépenses. Il a arrêté hier au soir de vous proposer la suppression de l’impôt mobilier, de l’impôt des patentes et la diminution de quarante millions sur l’impôt foncier (Vifs applaudissements).

« Votre Comité, reprend Cambon non sans ironie, ne s’est pas dissimulé que cette nouvelle serait reçue avec enthousiasme ; mais en même temps il a dû être économe ; et, en supprimant la recette, il a dû supprimer une partie de la dépense. Nous avons calculé la suppression de ces impôts, j’ose le dire immoraux. Il faut dire au peuple : Il est une dépense énorme, une que personne ne croira, une qui coûte 100 millions à la République (Nouveaux applaudissements.) Ayant à nous occuper de l’état des impositions de 1793, nous devions vous proposer cette question : Si les croyants doivent payer leur culte. (Applaudissements.) Cette dépense pour 1793, qui coûterait 100 millions, ne peut être passée sous silence, parce que la trésorerie nationale ne pourrait la payer. Il faudrait donc que le Comité des finances eût l’impudeur de vous demander le sang du peuple pour payer les fonctions non publiques. Votre Comité a regardé cette question sous tous les points de vue. Il s’est demandé : Qu’est-ce que la Convention ? Ce sont des mandataires qui viennent stipuler pour tout ce que la Société entière ne pourrait stipuler elle-même. Ils ne doivent point fixer des traitements, lorsque chacun y peut mettre directement la quotité. Alors, il s’est dit : Faisons l’application des vrais principes qui veulent que celui qui travaille soit payé de son travail, mais par ceux qui l’emploient. (Nouveaux applaudissements.) Si cette question eût été présentée isolée à la Convention, on dirait : Voyez ces financiers ! ils ne cherchent qu’à supprimer. Mais lorsque nous dirons au peuple : Nous te diminuons de 120 millions, et vous laboureurs, qui payez 100 livres de contribution mobilière ; vous cabaretiers, qui payez 300, 400 livres de patente, si vous avez confiance dans cet ecclésiastique qui a bien servi la Révolution, eh bien ! vous ne serez plus soumis à un corps électoral. Au lieu de lui donner 12 ou 1500 livres, vous lui donnerez 3 ou 4,000 livres. (Vifs applaudissements.)

« Ainsi, citoyens, au lieu de 300 millions, vous n’en aurez que 200 à imposer. Il ne faudra pas tant de moyens coercitifs. Avant 8 jours le rapport sera prêt ; ce rapport si désiré est attendu, j’ose le dire, de tous les prêtres et de tous les Français. »

Cambon était d’un optimisme audacieux. Une partie de l’Assemblée applaudit. Mais il y eut à la Convention même de l’étonnement et de l’inquiétude. Dans le clergé, dans une grande partie du peuple révolutionnaire des campagnes et des villes, l’émoi fut vif. À une première analyse, on ne discerne pas très bien les causes profondes de cette répugnance du peuple à la suppression du budget des cultes. Il semble qu’un raisonnement comme celui de Cambon devrait être décisif, et son amorce souveraine :

« Moi, État, je ne paye plus vos curés ; mais je vous fais remise de 120 millions d’impôts par an, et, avec cette grosse somme que je vous abandonne vous payerez vous-mêmes si cela vous convient, et au prix déterminé par vous, le curé choisi par vous. Sinon, c’est vous qui aurez le bénéfice de la remise. »

Il semble qu’en toute hypothèse l’offre soit séduisante. D’où vient qu’elle ait, en novembre 1792, soulevé les esprits, dans le peuple même qui devait le plus à la Révolution, dans le peuple des campagnes ? Il se peut d’abord qu’il y ait chez le paysan quelque méfiance. On trouvera bien, se dit-il, le moyen de me reprendre, un jour ou l’autre, la part d’impôt dont on semble me faire remise et je resterai chargé des frais du culte. Puis payer est pour le paysan une chose amère, et il lui déplaît qu’on lui fasse savourer trop fréquemment ce breuvage. Si cruel que soit l’impôt, il a au moins cet avantage qu’on peut le payer en une ou deux fois, et qu’on n’en est pas incommodé à propos de chacun des actes de la vie. Au contraire, s’il faut, après avoir payé l’impôt même réduit, payer le curé et surtout payer celui-ci à propos de chacun des actes de la vie où il intervient, il n’y a presque plus de journée qui ne soit gâtée par une souffrance. Aussi, en 1792, le vœu des paysans était-il, non point que le curé ne fût pas payé par l’État, mais qu’une fois payé au moyen de l’impôt il ne pût exiger aucune redevance pour les baptêmes, mariages, enterrements. C’est ce vœu que traduisait le père Duchesne dans le numéro que j’ai cité : c’est à ce vœu que répondit la décision de la Commune révolutionnaire supprimant tout casuel.

Mais je ne crois pas que ce fût à des calculs d’argent qu’obéit, en cette question, la conscience paysanne, ou plus exactement la conscience populaire. Elle a une autre raison, que peut-être elle ne discerne point elle-même, mais qui agit profondément. Les simples s’imaginent que si le prêtre n’est plus payé par l’État, le prêtre n’est plus. Ce n’est pas par un acte spontané de leur esprit, ce n’est point par une adhésion individuelle de leur pensée, qu’ils se sont donnés à la foi chrétienne. Ils l’ont reçue par la tradition. Elle est pour eux quelque chose d’impersonnel et d’ancien, et la religion est une autorité qu’ils cessent de reconnaître, si elle ne leur vient pas de haut et du dehors. Or, quand l’État, cette autre puissance impersonnelle, paye le prêtre, quand le culte est comme incorporé à la puissance publique, le paysan est aidé dans le sentiment de vénération passive qui est, chez lui, toute la foi. S’il est obligé de payer lui-même les prêtres, jusque dans le détail, s’il achète pour ainsi dire le culte, cérémonie par cérémonie, il lui semble, par un prodigieux renversement, que c’est lui qui fait vivre le dieu inconnu dont il croit tenir la vie. Il lui semble qu’à subventionner ainsi, individuellement, la religion, il en devient le maître ; elle perd à ses yeux le caractère d’autorité extérieure et de mystère contraignant sans lequel il ne la reconnaît point. Et comme la religion est née en son esprit non d’un acte de liberté mais d’une habitude de soumission, il lui paraît qu’en faisant acte de liberté il fait acte d’irréligion.

J’imagine que déjà plus d’un croyant souffrait en nommant le prêtre à l’élection, selon le rite de la constitution civile ; car comment le prêtre apportera-t-il à l’individu quelque chose qui le dépasse, si c’est de cet individu même que le prêtre tient son pouvoir, et reçoit son caractère ? Aussi, ce n’est ni par les grossiers marchandages d’argent imaginés par Cambon, ni par le rappel niaisement idyllique des mœurs de l’Église primitive, que l’on convertira à la séparation de l’Église et de l’État la fraction du peuple qui y est encore réfractaire. C’est par un idéalisme hardi. C’est en faisant honte au paysan de la servitude qui est au fond de ses pensées :

Vous vous imaginez, être des croyants, et vous n’êtes que des esclaves. Si vous étiez des croyants, si vous étiez profondément convaincus que la misère humaine a eu besoin, pour se relever, de la médiation de Dieu, si vous étiez persuadés que ce Dieu a pris forme humaine, qu’il s’est mêlé à la vie de l’humanité et qu’il s’y perpétue par l’Église pour y continuer son action libératrice, en quoi seriez-vous scandalisés de payer vous-mêmes le prêtre qui pour vous monte à l’autel ? Vous seriez heureux, au contraire, de donner cette marque de plus de votre adhésion individuelle, de votre foi. Mais parce que la religion n’est pour vous qu’une routine d’autorité, parce qu’elle s’est imposée à vous du dehors, vous avez besoin, pour y croire, de la considérer toujours comme une puissance antérieure à vous, vous avez besoin de la concevoir sur le modèle des institutions sociales fondées sur la force et qui si longtemps ont opprimé votre volonté. Vous avez si peu mis de vous-mêmes dans la religion, que vous craignez, en y mettant en effet quelque chose de vous-mêmes, de la perdre toute. Dès qu’elle n’est plus un mécanisme tout fait, fonctionnant par des ressorts que vous ne touchez même pas, elle n’est plus rien. Elle n’existe que dans la mesure où elle fait de vous des automates ; et comme la liberté n’est pas à l’origine de votre foi, quand on vous appelle à la liberté, on vous appelle au néant.

En même temps, il faut faire comprendre au peuple que si l’Église reste, par le budget, une institution d’État, il n’y a pas déraison pour qu’elle ne soit pas pleinement une institution d’État. Qui dit Église d’État dit, en quelque mesure, religion d’État ; or, tout ce qui implique une restriction de la liberté humaine doit être écarté. C’est par ces hautes raisons, et non par un calcul de profits et pertes qu’il faut agir sur la conscience du peuple. L’appel de Cambon aux cabaretiers qui pourront payer eux-mêmes leur curé parce qu’ils paieront moins de patente n’était pas seulement grossier ; il était, par là même, inefficace.

La Convention put craindre un instant que la motion de Cambon et du Comité des finances eût jeté une partie du clergé constitutionnel dans l’insurrection. Elle fut jugée universellement malencontreuse. Contre elle les partis de la Révolution furent unanimes. Et surtout, quand la Convention vit des prêtres mêlés aux mouvements populaires de l’Eure-et-Loir et de l’Eure, quand les paysans, soulevés contre la cherté croissante des denrées, protestèrent en même temps contre la suppression proposée du budget des cultes, la motion de Cambon fut attaquée et désavouée de toutes parts. Brissot, dans son journal le Patriote Français, (numéro du 14 novembre) se borne à annoncer en termes très brefs, et avec une expression bien vague de sympathie, la proposition du véhément financier :

« Cambon a annoncé des ressources plus consolantes ; bien loin d’augmenter les contributions, le Comité propose d’en supprimer plusieurs. C’est en réduisant les dépenses qu’il veut qu’on rétablisse les finances ; il est une dépense surtout, exorbitante, imphilosophique, immorale, sur laquelle il appelle la sévérité de l’Assemblée : ce sont les 100 millions employés aux frais du culte catholique. »

Et pas un mot de plus. On dirait un sujet gênant pour Brissot, et qu’il évite. Même quand il rend compte de la séance du 30 novembre où Danton parla, Brissot mentionne le discours de Danton, mais il n’en indique point l’objet essentiel qui était de combattre la motion de Cambon. Quelle joie aurait eue Brissot à critiquer Danton, à railler son modérantisme, son « feuillantisme », si lui-même n’avait pas cru dangereuse et pour le moment impossible la suppression du budget des cultes ! Dans le journal de Carra, même réserve. Je lis dans les Annales patriotiques, (numéro du 14 novembre), un bref résumé du discours de Cambon ; pas un seul mot de commentaire. Et dans le compte rendu de la séance du 30 novembre, pas la moindre allusion au discours de Danton. On dirait que la Gironde en toutes ses nuances, du brissotin Brissot à l’éclectique Carra, fait le silence sur ce problème importun, et, prise entre l’intérêt philosophique et la nécessité politique, attend la suite des événements. Aux Jacobins, il y eut un grand débat sur le budget des cultes, dans la séance du 16 novembre présidée par Jean Bon Saint-André, et dans celle du 17 présidée par Le Pelletier. Chabot « le capucin débridé » et Manuel furent seuls, absolument seuls, à soutenir la proposition de Cambon. Mais la façon dont Chabot la soutint acheva d’indisposer les Jacobins. Il ne se borna pas en effet, à alléguer les raisons décisives de liberté qui imposent la laïcité de l’État moderne. Il laissa entendre que par là, la chute de la religion serait hâtée, et les Jacobins redoutaient précisément que cette crainte se répandît et que le peuple encore facile à fanatiser se soulevât.

« Une religion que tous les citoyens salarient, dit Chabot, est attentatoire à la liberté du peuple, car un article des Droits de l’homme dit : « Nul ne pourra être inquiété pour ses opinions, même religieuses. » Or, une religion que je suis obligé de salarier est contraire à cet article. C’est être inquiété pour ses opinions religieuses que d’être obligé de contribuer aux frais d’un culte. Il est temps que la nation française s’élève à la hauteur qui lui convient. Apprenons au peuple à se passer de prêtres, et bientôt il saura s’en passer. D’ailleurs, que l’on considère combien est onéreux au peuple l’impôt que l’on payait pour les frais de la religion catholique. Ne peut-on avoir une pensée plus économique ? »

Il revint à la charge le lendemain et réfuta, non sans force, les objections qui lui étaient faites. À ceux qui prétendaient, comme le fait aujourd’hui l’Église, que le budget des cultes était la représentation des biens ecclésiastiques nationalisés, il répondait :

« Les biens ecclésiastiques n’appartenaient point au ci-devant clergé, mais bien à la nation française. Les prêtres, à raison des biens immenses qu’ils possédaient, devaient payer une contribution à la nation… Ils s’en sont dispensés pendant des siècles. Le clergé est donc redevable à la nation des sommes immenses qu’il a su soustraire aux charges publiques. Or, ces sommes excèdent la valeur des biens saisis par la nation. La nation pouvait donc s’emparer de ces biens sans accorder aucune indemnité. »

Manuel essaya de démontrer que l’opinion publique révolutionnaire était préparée à des mesures décisives, qu’elle les attendait, qu’elle les exigerait bientôt, et il lut aux Jacobins la vigoureuse adresse que les « Amis de la liberté et de l’égalité de la commune de la Souterraine » (département de la Creuse), venaient d’envoyer à la Convention. On y remarquera que les signataires de l’adresse ne se bornent pas à demander la suppression du budget des cultes ; ils inclinent visiblement à la suppression légale du culte lui-même. Il semble qu’à cette date les rares partisans de la séparation de l’Église et de l’État étaient surtout partisans de la suppression de l’Église et de l’interdiction légale de la religion. En sorte que la séparation de l’Église et de l’État, telle qu’elle est actuellement comprise, rupture de tout lien entre l’Église et l’État, et liberté du culte, n’était, à ce moment de la Révolution, admise à peu près par personne.

La plupart des révolutionnaires, par calcul politique, par ménagement des habitudes populaires, voulaient maintenir le budget des cultes et la Constitution civile du clergé. Et ceux des révolutionnaires qui voulaient abolir la Constitution civile du clergé et le budget des cultes, voulaient, en réalité, prohiber le culte lui-même.

« Nous payons exactement les impôts, disent les pétitionnaires de la Creuse ; mais c’est pour que le produit serve à consolider notre bonheur. Serait-ce donc encore longtemps pour alimenter la secte sacerdotale, cette secte dont l’intolérance et la perversité sont attestées dans toutes les pages de l’histoire ? Le clergé n’est qu’humilié, il n’est point anéanti. Tremblez qu’un jour il ne reprenne sa première férocité. Le prêtre est toujours prêtre, et c’est ce qu’il ne faut pas ; il doit être citoyen et rien de plus.

« Arrachez donc bien vite du Code des Français régénérés cette Constitution civile qui perpétue l’esprit de fanatisme et d’intolérance, et qui fait croire au prêtre qu’il est une espèce supérieure aux autres Français. On lui donne une juridiction, on lui donne un territoire circonscrit, on lui donne des paroissiens : comment ne serait-il pas intolérant ? Nous avons une conscience, une raison, une religion ; nous ne voulons ni de la conscience, ni de la raison, ni de la religion du prêtre.

« Doit-on tolérer une religion qui, de sa nature, est intolérante ? C’est une question dont la négative sera sans doute décidée dans la Constitution que vous présenterez à l’acceptation des Français. Mais en attendant, que ceux dont l’âme a besoin d’une croyance mystérieuse, que ceux-là payent les prêtres catholiques, on peut le permettre sans de grands dangers ; mais que ceux-là seuls les payent : il est bien juste que chacun paye ses plaisirs. Ils sont heureusement rares, et dès que le prêtre, comme le négociant, sera payé par le consommateur, il se trouvera peu d’imbéciles qui useront de cette denrée. Ne serait-il pas absurde, en effet, que des Français éclairés, des Français libres, payassent des hommes dont la morale est destructive de tout esprit public ? Le jeûne, le cilice, l’obéissance aveugle, la discipline, voilà la grande vertu du catholicisme. »

La question est hardiment posée entre le catholicisme et la Révolution. Mais c’est bien rapetisser le problème religieux que de le réduire à un calcul d’argent. Les racines de la croyance sont plus profondes et plus fortes ; et ce sont les dons des croyants, surpris parfois, il est vrai, par les moyens les plus coupables, qui ont fait la richesse de l’Église. Une société n’éliminera la tradition chrétienne qu’en lui substituant peu à peu, dans les consciences, un idéal plus vivant et plus large. Il ne suffit pas, pour abolir le culte, d’obliger les fidèles à le payer. Les Amis de la liberté de la Souterraine en ont le pressentiment, mais l’idéal religieux qu’ils proposent est assez étrange : une combinaison du déisme de Jean-Jacques avec des souvenirs antiques.

« Sans cesse, le prêtre donne de l’Éternel une idée petite et mesquine ; les pratiques les plus minutieuses, voilà ce qui conduit au ciel selon lui ; il compte pour rien les vertus sociales, il dégrade l’âme, il abrutit l’esprit, il avilit l’humanité. Nous, et bientôt, si vous le voulez, tous les Français penseront comme nous, nous ne nous représentons pas l’Éternel comme un despote oriental, nous nous en faisons une idée plus agréable et nous le croyons plutôt entouré d’un Minos, d’un Aristide et d’un Lycurgue que d’un saint Crépin, d’un saint Antoine, d’un saint François. Un bon cultivateur, un bon soldat, un citoyen vertueux, voilà les saints dont nous honorerons la mémoire. »

Il fallait quelque bon vouloir à Manuel pour croire que ce document à peu près unique exprimait l’opinion de la majorité de la France à cette date. Basire s’emporta aux Jacobins contre celui qui avait communiqué à la société le projet de Cambon :

« Je combats le projet du préopinant ; si je ne connaissais pas la pureté de ses intentions, je le regarderais comme un aristocrate ; je ne me sers point du culte catholique, mais je regarde le projet comme propre à répandre de nouveaux troubles. J’examine d’abord la question sur le point de vue de la politique ; je considère cette foule nombreuse de moines et de religieuses et je me demande : comment feront-ils pour subsister ? Mirabeau a dit qu’il n’y avait que trois manières de subsister : ou comme propriétaire, ou comme salarié, ou comme voleur. Mais, dit-on, ils peuvent travailler. Et à quoi travailleront-ils ? Ils n’ont aucune éducation qui leur donne un moyen de se procurer une subsistance nécessaire. Que le Comité apprenne donc une bonne fois à juger en politique. Quel est celui qui peut applaudir à un décret qui peut créer dans un jour trois cent mille brigands ? Considérons d’ailleurs que le peuple aime encore la religion ; et admettre le projet du Comité, c’est ressusciter le fanatisme. Et comment persuaderez-vous à une vieille femme que l’on n’a pas aboli la religion en abolissant les frais du culte ? Dans l’état de détresse où se trouveront les prêtres, ils trouveront des moyens faciles de tromper l’ignorance, ils représenteront les citoyens comme possédés du démon ; et qui peut calculer jusqu’à quel point ce décret peut faire couler du sang ? Ce projet de décret est mauvais, et il le sera jusqu’à ce que les vieilles femmes soient mortes. »

Barère
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


Alexandre Courtois s’écrie :

« Je n’ai vu dans le projet de Cambon qu’un moyen d’alarmer les consciences, de causer du trouble dans les départements, de rendre la nation injuste envers les missionnaires des bons principes, les martyrs de la loi, les victimes de l’aristocratie… Croyez que le thermomètre de l’esprit public des départements n’est pas au même degré que celui de Paris ; croyez que les opinions religieuses y sont consacrées, et qu’il serait imprudent, peut-être injuste, de les troubler. Il y a des préjugés qu’il faut attaquer avec ménagements et par les armes de l’instruction ; mais l’instruction doit être présentée au peuple comme un jour doux à des yeux délicats. »

Le Roy (d’Alençon) tout en parlant des prêtres en termes insultants, combat aussi le projet du Comité des finances :

« Il est souvent dangereux de vouloir appliquer dans toutes les circonstances les spéculations hardies de la philosophie. Je conviens qu’en principe chaque secte doit payer ses ministres ; mais le peuple n’est point encore assez éclairé pour adopter cette mesure. Vous n’ignorez pas l’influence que les prêtres ont acquise sur le peuple des campagnes et sur une partie de celui des villes. Si vous alliez refuser à ces prêtres le traitement que la nation leur a promis solennellement, alors vous verriez ces hordes sacerdotales se déchaîner contre la République naissante, et peut-être l’étouffer dans son berceau ; vous les verriez secouer de toutes parts le flambeau de la guerre civile, faire perdre à la Convention la confiance dont elle est investie ; et ne croyez pas qu’il nous fût aussi facile de triompher de ces Catilinas tonsurés que des prêtres réfractaires. Le parti des prêtres soi-disant constitutionnels est considérable et puissant ; il leur serait facile de diviser le peuple français et d’opérer la ruine de la liberté. Agissons avec les prêtres comme avec ces animaux féroces qui nous menacent de nous dévorer ; pour apaiser leur rage, nous leur jetons un morceau de pain. Eh bien ! pour que les prêtres ne s’élancent pas sur nous, ne laissons pas oisive leur voracité ; et donnons-leur du pain. Alors ils seront paisibles. Leur intérêt est le dieu qu’ils adorent ; ils seront patriotes, car un prêtre qui a de quoi manger devient moins dangereux. Et dans quel moment vient-on nous proposer une mesure aussi impolitique ? C’est dans un moment où la nation va s’occuper du jugement d’un grand coupable. »

Garnier constate que dans une société ancienne où tant de préjugés et de traditions s’entrelacent, il est impossible d’opérer des changements trop brusques :

« Il faut bien distinguer, dit-il, une société qui se recrée, en quelque sorte, avec ses propres décombres, d’une société neuve dans laquelle les passions, les préjugés sociaux n’ont point changé les heureuses directions de la nature. Si la République française était une société naissante, je serais de l’avis de laisser à chacun le droit de payer les ministres de son culte, mais la nation française, qui a déjà renoncé à bien des préjugés, en conserve cependant un grand. Le fanatisme a encore bien des victimes ; les prêtres ont encore le règne de l’opinion dans une grande partie de la République. »

Basire, revenant à la charge et animé par la contradiction de Chabot, laissa percer quelques-unes des espérances secrètes qu’une partie des révolutionnaires mettait encore dans le clergé constitutionnel.

« Je dis que le projet de Cambon est antiphilosophique. Ne donnons pas le titre de philosophes à tous ces misérables pédants que le peuple jusqu’ici a trop vénérés. La véritable philosophie ne consiste pas seulement à régler ses opinions, mais elle consiste aussi à bien connaître l’opinion publique. Il ne suffit pas qu’une opinion soit bonne pour l’adopter, il est nécessaire qu’elle soit générale. Apprenez que chez un peuple superstitieux, une loi contre la superstition est un crime d’État…

« Quel est le pouvoir du clergé ? Que peut-il sur moi, sur vous ? Sa mission se borne à consoler des vieilles femmes. Quel plaisir pourriez-vous trouver à irriter des fous ? Quelle philosophie y a-t-il donc là-dedans ?

« Votre décret en retarde les progrès. Les prêtres, tranquilles sur les moyens de subsistance, voyant paraître le jour de la raison, pouvaient se faire honneur de prêcher une sainte morale et d’être les organes de la vérité. Si les fanatiques se portent à des excès, faudra-t-il les détruire ? La philosophie qui prêche la tolérance va-t-elle se donner tous les torts de l’inquisition ? Éloignons la superstition, elle passe avec les hommes caducs dont la tête en est encore imprégnée. J’aime mieux payer les prêtres pour être tranquille, puisque mon aïeul ne peut pas s’en passer. »

Les Jacobins acclamèrent Basire, et le mouvement fut si vif que Chabot lui-même (le docteur Robinet ne l’a point noté) battit en retraite :

« Je ne m’oppose pas à ce que l’on accorde une pension aux ecclésiastiques qui ont prêté le serment prescrit par la loi. Mais ne nous servons plus du terme de traitement : ce mot semble faire croire qu’il existe une religion dominante et constitutionnelle ; n’accordons cette pension qu’aux ecclésiastiques qui auront bien mérité de la patrie. Ne l’accordons qu’à ceux surtout qui ont défendu la révolution du Dix-Août et qui ont les notions des principes républicains. » C’était le budget des cultes sous condition.

Les raisons qui décidèrent la presque unanimité des Jacobins repousser la motion du Comité des finances peuvent se résumer ainsi : D’abord l’immense majorité du peuple de France est catholique. La superstition monarchique s’est enfin évanouie ; la superstition religieuse dure encore. Or pour le peuple l’idée de religion se confond avec l’idée d’un culte payé par la nation.

C’est une erreur, et la religion ne serait nullement atteinte en son fond si elle redevenait ce qu’elle doit être, c’est-à-dire chose privée. Mais le législateur doit tenir compte des erreurs générales et des préjugés dominants. Quand une conscience se croit blessée, c’est presque comme si elle était blessée et c’est une extrémité douloureuse que justifie seule l’extrême nécessité.

En second lieu, il y aurait inhumanité et danger à retirer leur pension, c’est-à-dire leur unique moyen d’existence, aux anciens moines et anciennes nonnes que la Révolution a exclus des couvents. Les affamer serait une barbarie. Les pousser au désespoir serait une maladresse. De plus, envers le clergé constitutionnel proprement dit, ce serait une ingratitude. Il a dû, pour accepter la Constitution civile et pour recevoir de l’élection populaire ses fonctions renouvelées, affronter les outrages des prêtres réfractaires, les insultes, les menaces, les violences même d’une partie du peuple fanatisé. Il s’est compromis avec la Révolution. Si la Révolution le laisse sans pain, elle viole toute équité. En manquant à l’engagement solennel qu’elle a pris récemment, lorsqu’elle a sécularisé les biens d’Église, d’assurer le service du culte, la Révolution éveille des doutes sur sa bonne foi, et autorise à croire qu’elle ne tiendra pas d’autres engagements souscrits par elle. D’ailleurs, en bien des régions, les patriotes, les révolutionnaires ont souvent fait cause commune avec les prêtres constitutionnels. Ils les ont élus ; ils les ont installés ; ils les ont défendus. Ils ont décidé leurs femmes et leurs enfants à assister à la messe constitutionnelle, à déserter la messe factieuse où affluaient les nobles oublieux de leur voltairianisme d’hier. Délaisser les prêtres constitutionnels, c’est faire jouer un rôle ridicule aux patriotes qui ont lutté pour les défendre ; ainsi, tandis que les prêtres réfractaires fanatisent contre la Révolution une partie du peuple, les prêtres constitutionnels aigris par la misère, par l’abandon subit et par la sorte de désaveu public que la Révolution leur inflige, indisposeront contre la Convention nationale, unique gardienne de la liberté et de la patrie, un grand nombre de patriotes.

Enfin, il était permis d’espérer que le clergé constitutionnel, procédant de l’élection populaire, acceptant une Constitution démocratique, laisserait tomber peu à peu la partie la plus oppressive des dogmes, atténuerait les mystères effrayants pour la raison ou blessants pour l’humanité, se réduirait à une prédication toute morale et civique et ménagerait ainsi, sans secousse, comme sans préméditation, le passage désiré de l’ancienne superstition catholique à une philosophie simplement nuancée d’évangélisme. Et quelques imprudents, quelques « économistes de boutiques », choisissaient, pour troubler ces perspectives de paix, pour allumer dans le pays la guerre religieuse, l’heure tragique où la nation se préparait à juger le roi et avait besoin de toutes ses forces pour l’acte de justice qui allait étonner et peut-être soulever l’univers !

Voilà les raisons qui, à la fin de 1792, déterminèrent les Jacobins à maintenir le budget des cultes. Historiquement et à leur date, elles sont fortes. Elles ne procèdent pas d’un calcul de classe. La bourgeoisie révolutionnaire ne songe pas, comme le feront plus tard beaucoup de ses descendants, à maintenir, artificiellement et par la puissance de l’État, une religion d’autorité, conseillère des résignations pour le prolétariat. Visiblement, au contraire, les grands bourgeois révolutionnaires de 1792 souffrent des préjugés puissants du pays, de son attachement à la tradition religieuse. Ils voudraient l’émanciper du préjugé, de la croyance, l’élever à la philosophie et à la raison. Ils ne se résignent à ménager le culte, à lui garder une place dans l’État, que pour ne pas compromettre la cause de la Révolution elle-même, menacée par le fanatisme populaire. Danton, le 30 novembre, en un bref et puissant discours à la Convention, poussa le cri d’alarme :

« Il faut se défier d’une idée jetée dans cette Assemblée. Il est trompé, le peuple ; vous devez l’éclairer. Il s’est rappelé la proposition de Cambon, que la perfidie, le fanatisme, la malveillance ignorante ont commentée avec soin. On a dit qu’il ne fallait pas que les prêtres fussent salariés par le Trésor public. On s’est appuyé sur des idées philosophiques qui me sont chères, car je ne connais d’autre dieu que celui de l’univers, d’autre culte que le culte de la justice et de la liberté. Mais l’homme maltraité de la fortune cherche des jouissances éventuelles ; quand il voit un homme riche se livrer à tous ses goûts, caresser tous ses désirs, tandis que ses besoins à lui sont restreints au plus étroit nécessaire, alors, il croit que dans une autre vie ses jouissances se multiplieront en proportion de ses privations dans celle-ci. Quand vous aurez eu pendant quelque temps des officiers de morale, qui auront fait pénétrer la lumière auprès des chaumières, alors il sera bon de parler aux hommes morale et philosophie. Mais jusque-là il est barbare, c’est un crime de lèse-nation de vouloir ôter au peuple des hommes dans lesquels il peut encore trouver quelques consolations. Je ne connais, moi, je l’ai déjà dit, que le dieu de l’univers, la liberté et la justice. L’homme des champs y ajoute l’homme consolateur qu’il regarde comme saint, parce que sa jeunesse, son adolescence et sa vieillesse lui ont dû quelques instants de bonheur, parce que le malheureux a l’âme tendre et qu’il s’attache particulièrement à tout ce qui porte un caractère majestueux. Oui, laissez-lui son erreur, mais éclairez-le ; dites-lui positivement que l’intention de la Convention n’est pas de détruire, mais de perfectionner ; que si elle poursuit le fanatisme, c’est parce qu’elle veut la liberté des opinions religieuses. »

Le déisme de Danton ne ressemblait pas à celui de Robespierre. Il était, si je puis dire, beaucoup plus naturaliste ; et le « dieu de l’univers » invoqué par Danton est sans doute très parent du dieu de Diderot. Tandis que Robespierre affirme, pour son propre compte, l’immortalité de l’âme comme une vérité définitive, éternellement nécessaire aux hommes, Danton ne voit là que la consolation passagère, la provisoire illusion des pauvres, qu’une meilleure organisation sociale affranchira sans doute de ce préjugé de misère. Ce n’est donc pas sous les vagues inspirations d’un déisme quasi chrétien, ce n’est point pour respecter dans le christianisme l’image un peu surchargée et compliquée du déisme de Jean-Jacques, que Danton demande que les habitudes religieuses du peuple soient ménagées. C’est pour épargner à la nation si éprouvée déjà par tant de périls, une grande commotion de conscience et la plus profonde des guerres civiles. C’est donc dans un intérêt tout politique et national et sans aucune arrière-pensée dogmatique que Danton s’oppose à tout ce qui pouvait inquiéter la superstition et ébranler le difficile compromis institué par la Constitution civile du clergé entre l’antique foi et la liberté nouvelle.

Comme Danton, Condorcet, le plus libre des esprits, le plus authentique représentant de la pensée des Encyclopédistes, le philosophe le plus impatient d’élever toute l’humanité à la lumière de la raison, conclut contre la suppression du budget des cultes :

« L’armée que l’Assemblée Constituante a levée contre l’ancien clergé (c’est le nouveau clergé constitutionnel que Condorcet désigne par ces mots pittoresques) est un peu chèrement payée ; mais il serait injuste de la licencier sans accorder une retraite aux généraux et aux soldats. D’ailleurs, écartons toute idée religieuse, et supposons qu’il ait été d’usage de payer dans chaque village un frère de la Charité pour avoir soin des malades et qu’on ait trouvé plus juste de ne pas faire contribuer à cet entretien ceux qui n’ont pas confiance aux chirurgiens de cette corporation. Serait-il bien juste de dire aux malades qui s’en servaient : On ne les payera plus, faites comme ceux qui n’en veulent pas et qui payent leurs chirurgiens. Ces malades ne pourraient-ils pas répondre : Laissez-nous du moins le temps de prendre nos précautions pour nous assurer des secours. Ce n’est pas notre faute si on ne nous a pas accoutumés à choisir et à payer nous-mêmes nos médecins. » (Chronique de Paris du 2 décembre 1792, signature de Condorcet lui-même). Il y a donc, on peut le dire, presque unanimité des plus grands et des plus libres esprits de la Convention contre la motion de Cambon. Et j’avoue que les efforts de M. Robinet pour attribuer à Robespierre seul la responsabilité de cette politique me semblent un peu enfantins.

Il est vrai qu’il se prononça avec une particulière énergie et parfois aussi avec une singulière noblesse dans un grand article de la fin de décembre ; mais déjà tous les partis et tous les hommes de la Révolution avaient pris position contre le projet de Cambon. Seulement, Robespierre, plus que tout autre, semble croire que le christianisme, enseigné par la Révolution et selon la Révolution, peut perdre peu à peu ses dogmes les plus aventureux et les plus tyranniques et se confondre avec la religion naturelle ; et c’est tout un système religieux et moral bien différent de celui de Danton, qu’il esquisse à larges traits.

« Ce n’est pas, dit-il d’abord, une faible preuve des progrès de la raison humaine que l’embarras que j’éprouve à traiter cette question et l’espèce de nécessité où je crois me trouver de faire une profession de foi qui, dans d’autres temps ou dans d’autres lieux, n’aurait pas été impunie. Mon dieu, c’est celui qui créa tous les hommes pour l’égalité et pour le bonheur ; c’est celui qui protège la liberté et qui extermine les tyrans ; mon culte, c’est celui de la justice et de l’humanité. Je n’aime pas plus qu’un autre le pouvoir des prêtres ; c’est une chaîne de plus donnée à l’humanité, mais c’est une chaîne invisible attachée aux esprits et la raison seule peut la rompre. Le législateur peut aider la raison, mais il ne peut la suppléer ; il ne doit jamais rester en arrière ; il doit encore moins la devancer trop vite… Pour moi, sous le rapport des préjugés religieux, notre situation me paraît très heureuse et l’opinion publique très avancée. L’empire de la superstition est presque détruit ; déjà c’est moins le prêtre qui est un objet de vénération, que l’idée de la religion et l’objet même du culte. Déjà le flambeau de la philosophie, pénétrant jusqu’aux conditions les plus éloignées d’elle, a chassé tous les redoutables ou ridicules fantômes que l’ambition des prêtres et la politique des rois avaient ordonné d’adorer au nom du ciel ; et il ne reste plus guère dans les esprits que ces dogmes imposants qui prêtent un appui aux idées morales et à ta doctrine sublime et touchante de l’égalité que le fils de Marie enseigna jadis à ses concitoyens. Bientôt sans doute, l’évangile de la raison et de la liberté sera l’évangile du monde.

« Législateurs, vous pouvez hâter cette époque par des lois générales, par une constitution libre qui éclaire les esprits, régénère les mœurs et élève toutes les âmes à la simplicité de la nature, mais non par un décret de circonstance et par une spéculation financière. Si le peuple est dégagé de la plupart des préjugés superstitieux, il n’est point disposé à regarder la religion en elle-même comme une institution indifférente ou soumise aux calculs de la politique. Le dogme de la divinité est gravé dans les esprits, et ce dogme, le peuple le lie au culte qu’il a professé jusqu’ici : et à ce culte, il lie au moins en partie le système de ses idées morales. Attaquer directement ce culte, c’est attenter à la moralité du peuple. Qu’une société de philosophes fonde la sienne sur d’autres bases, on le conçoit ; mais les hommes qui, étrangers à leurs méditations profondes, ont appris à confondre les motifs de la vertu avec les principes de la religion, ne peuvent voir sans effroi le culte sacrifié par le gouvernement à des intérêts d’une autre nature. Si le peuple en agissait autrement, ce ne serait qu’aux dépens de ses mœurs ; car quiconque renonce par cupidité, même à une erreur qu’il regarde comme une vérité, est déjà corrompu. Or. rappelez-vous que votre révolution est fondée sur les notions de la justice et que tout ce qui tend à affaiblir le sentiment moral du peuple, en énerve le ressort…

« Attendez le moment où les bases sacrées de la moralité publique pourront être remplacées par les lois, par les mœurs et par les lumières politiques. Si la Déclaration des Droits de l’homme était déchirée par la tyrannie, nous la retrouverions encore dans ce Code religieux que le despotisme sacerdotal présentait à notre vénération ; et s’il faut qu’aux frais de la société entière, les citoyens se rassemblent encore dans des temples communs devant l’imposante idée d’un Être suprême, là du moins le riche et le pauvre, le puissant et le faible sont réellement égaux et confondus devant elle…

« Quoi qu’on en ait dit, loin que le système du Comité soulage le peuple, il fait retomber sur lui tout le poids des dépenses du culte. Faites-y bien attention ; quelle est la portion de la société qui est dégagée de toute idée religieuse ? Ce sont les classes riches ; cette manière de voir dans cette classe d’hommes suppose chez les uns plus d’instruction, chez les autres seulement plus de corruption. Qui sont ceux qui croient à la nécessité du culte ? Ce sont les citoyens les plus faibles et les moins aisés, soit parce qu’ils sont moins raisonneurs ou moins éclairés, soit aussi par une des raisons auxquelles on a attribué les progrès rapides du christianisme, savoir que la morale du fils de Marie prononce des anathèmes contre la tyrannie et contre l’impitoyable opulence et porte des consolations à la misère et au désespoir lui-même. Ce sont donc les citoyens pauvres qui seront obligés de supporter les frais du culte, ou bien ils seront encore à cet égard dans la dépendance des riches ou dans celle des prêtres ; ils seront réduits à mendier la religion comme ils mendient du travail et du pain ; ou bien encore, réduits à l’impuissance de salarier les prêtres, ils seront forcés de renoncer à leur ministère, et c’est la plus funeste des hypothèses, car c’est alors qu’ils sentiront le poids de leur misère, qui semblera leur ôter tous les biens, jusqu’à l’espérance ; c’est alors qu’ils accuseront ceux qui les auront réduits à acheter le droit de remplir ce qu’ils regardent comme des devoirs sacrés. Vous parlez de la liberté de conscience et ce système l’anéantit ; car réduire le peuple à l’impuissance de pratiquer sa religion, ou la proscrire par une loi expresse, c’est absolument la même chose. Or, nulle puissance n’a le droit de supprimer le culte établi, jusqu’à ce que le peuple en soit lui-même détrompé.

« Peu importe que les opinions religieuses qu’il a embrassées soient des préjugés ou non ; c’est dans son système qu’il faut raisonner. »

Cette conception de Robespierre est nette et grande par plus d’un côté, mais elle est aussi bien dangereuse, et elle pourrait être funeste. Sa grandeur, c’est une sorte de tendre respect pour l’âme du peuple, pour l’humble conscience du pauvre. Les autres révolutionnaires, notamment les orateurs jacobins que j’ai cités tolèrent, si je puis dire, de haut, les préjugés du peuple. Ils déclarent qu’ils ne veulent point les violenter, mais au moment même où ils se résignent à les subir, ils les rudoient et les outragent. Robespierre ne consent pas à regarder de haut même les erreurs du peuple ; il s’accommode à elles et semble se mettre à leur niveau. D’abord, lui-même, disciple de Jean-Jacques, a foi dans un Dieu personnel et conscient, gouvernant le monde par sa grandeur, et dans l’immortalité de l’âme humaine ; et il s’applique à retrouver sous l’enveloppe chrétienne des croyances populaires ces deux dogmes de la religion naturelle. Il se persuade qu’après tout le peuple est d’accord avec la pensée de Rousseau qui valait bien les Encyclopédistes. Qui sait si, du haut de ces idées, qui sont pour Robespierre les vérités dominantes, le point de vue le plus élevé sur l’univers et sur la vie, le peuple n’aurait point le droit de regarder avec quelque dédain ceux qui affectent orgueilleusement de tolérer son infirmité d’esprit ? Entre le déiste héritier de Jean-Jacques et le peuple chrétien, il pouvait subsister un malentendu ; quel jugement porter sur la personne même du Christ ? Est-il un homme fils et frère des hommes ? Est-il un dieu, qui, malgré l’humanité dont il s’est revêtu, a souveraine puissance sur les hommes ?


Faïences patriotiques nivernaises (1792).
(D’après les Faïences patriotiques nivernaises par MM Fieffé et Bonveault, reproduit avec l’autorisation des auteurs.)


Selon le choix que l’on fait, les conséquences peuvent diverger à l’infini ; Robespierre, comme pour éviter toute possibilité de divorce entre le déiste philosophe et l’humble multitude chrétienne, semble éluder le choix et se dérober au problème. Déjà le vicaire savoyard de Rousseau y avait échappé, plus qu’il ne l’avait résolu, par un élan du cœur. Il a beau s’écrier enfin : « Si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un dieu », il apparaît bien qu’il n’entend pas ce mot de dieu dans le sens traditionnel que lui donne l’Église ; cette divinité présumée de Jésus n’est fondée ni sur le miracle ni sur un système surnaturel. Elle n’est, pour le cœur ardent et troublé du pauvre vicaire inconnu, qu’un degré de sainteté incomparable et qui n’a point sa mesure dans la vie de l’humanité : « La sainteté de l’Évangile parle à mon cœur. » Voilà toute la démonstration dogmatique et voilà aussi, pour le prêtre, que fait parler Rousseau, tout le sens de la divinité du Christ. De même qu’à l’autel, quand il consacre le pain et le vin, il cesse un moment de s’interroger sur le mystère de la transsubstantiation qui le déconcerte, et s’incline comme si Dieu était là ; de même quand il aborde la personne du Christ, il se laisse aller, par un élan de ferveur morale, à confondre la sainteté et la divinité. Il adore sans que son esprit ait conclu.

Robespierre se garde de ce vertige ; et il avertit nettement qu’il ne connaît d’autre dieu que celui de l’humanité libre. Mais il parle du « fils de Marie » avec une sorte de respect équivoque ; il ne veut point déchirer brusquement le voile de divinité sous lequel le peuple adore, sans y prendre garde, les plus hautes espérances et les plus hautes vertus de son propre cœur. Il espère sans doute que bientôt le peuple s’apercevra de lui-même de cette confusion, et qu’il s’affranchira de ce qui reste de superstition et d’erreur dans sa croyance sans que les notions de justice et les espérances d’immortalité qui en forment le fond soient compromises.

Un jour, le pauvre vicaire savoyard, devenu prêtre constitutionnel, se tournera vers le peuple libre et chrétien assemblé dans l’église du village ; et du haut de l’autel, au moment même où il viendra de consacrer le pain et le vin il lui dira :

« Amis, j’ai respecté jusqu’ici l’innocence de votre foi, bien supérieure à la subtilité des philosophes. Mais je sais maintenant qu’un long usage de la liberté et de la raison a suffisamment épuré vos idées pour que vous puissiez dégager les vérités essentielles des symboles qui pour vous les enveloppaient. Non, il n’est pas vrai qu’un dieu soit matériellement présent sous les espèces du pain et du vin ; mais la présence morale, en chacun de vous, de celui qui donna aux hommes un exemple incomparable de douceur et de sacrifice, est bien plus réelle, bien plus substantielle que si en effet il était caché dans ce peu de matière. Le voile du symbole peut tomber. Cette figure sensible n’est plus nécessaire à des esprits sûrs d’eux-mêmes. Et il n’est pas vrai non plus, vous l’avez pressenti, que Dieu ait pu s’incarner, se réaliser matériellement dans l’humanité : pas plus qu’il n’est caché en ce moment sous les espèces matérielles du pain et du vin, il n’a été caché sous les espèces matérielles d’une individualité humaine. Mais la sainteté que le Dieu éternel communique à l’humanité s’est manifestée avec tant d’éclat dans la personne et la vie du Christ, qu’il est devenu pour nous la figure de la divinité même, éternellement présente parmi les hommes. Ici encore le symbole est inutile. La présence du Dieu éternel parmi les hommes n’a plus besoin d’être figurée par ces touchantes mais incomplètes images. C’est dans la conscience d’un peuple libre et ami de la justice que Dieu se manifeste le mieux. La lumière du Christ n’était que l’aube annonçant la lumière divine de la liberté. Ce n’est pas vers l’Orient, c’est vers la pleine lumière de l’humanité libre qu’il faut maintenant se tourner. Vous ne vous êtes point trompés ; nous ne nous sommes point trompés. Les symboles sous lesquels vous reconnaissiez la vérité ne vous égaraient pas, puisqu’ils vous préparaient à la vérité tout entière. Ceux qui les raillaient étaient plus loin du vrai chemin que ceux qui, avertis par le pressentiment encore obscur de leur raison et par l’instinct plus clairvoyant de leur âme, marchaient dans des voies mêlées d’ombre vers le grand jour qui éclate enfin à tous les yeux. Non, nous n’avons rien à effacer, rien à regretter. C’est toujours la même vérité que nous adorons, mais nous la pouvons adorer enfin sans voile ; c’est la récompense de notre longue ferveur et la suprême victoire de la liberté. »

Voilà ce que Robespierre attendait, à une date que son esprit n’assignait pas, du clergé constitutionnel. Il aurait voulu que le peuple passât de la foi chrétienne au déisme rationnel, sans être un moment embarrassé et comme humilié de lui-même. Et il s’irritait qu’une motion de finances vînt compromettre cette profonde et paisible évolution des consciences. Il se scandalisait que par l’amorce d’une économie, d’une réduction d’impôt, on tentât d’égarer le peuple hors des voies de la croyance, et qu’on parût fixer le tarif d’un reniement universel que la conscience seule n’aurait point dicté. C’est par ce respect profond et délicat pour le peuple que Robespierre était grand. Et par là, malgré ses défauts et ses vices, malgré ses ignorances, ses vanités, ses jalousies et ses haines, c’est par là qu’il allait au cœur du peuple. Il remuait en lui des fibres profondes que les autres ne touchaient pas. Dans un terrible portrait de Robespierre, que fait le 9 novembre le journal de Condorcet, ce qu’il y a en lui du prêtre est fortement marqué :

« On se demande quelquefois pourquoi tant de femmes à la suite de Robespierre, chez lui, à la tribune des Jacobins, aux Cordeliers, à la Convention ? C’est que la Révolution française est une religion, et que Robespierre y fait une secte ; c’est un prêtre qui a des dévotes ; mais il est évident que toute sa puissance est en quenouille. Robespierre prêche, Robespierre censure, il est grave, furieux, mélancolique, exalté à froid, suivi dans ses pensées et dans sa conduite ; il tonne contre les riches et les grands ; il vit de peu et ne connaît pas les besoins physiques, il n’a qu’une seule mission c’est de parler, et il parle presque toujours ; il crée des disciples ; il a des gardes pour sa personne ; il harangue les Jacobins quand il peut s’y faire des sectateurs ; il se tait quand il pourrait exposer son crédit ; il refuse les places où il pourrait servir le peuple et choisit les postes où il croit pouvoir le gouverner ; il paraît quand il peut faire sensation, il disparaît quand la scène est remplie par d’autres ; il a tous les caractères, non pas d’un chef de religion, mais d’un chef de secte ; il s’est fait une réputation d’austérité qui vise à la sainteté, il monte sur des bancs, il parle de Dieu et de la providence, il se dit l’ami des pauvres et des faibles d’esprit, il reçoit gravement leurs adorations et leurs hommages, il disparaît avant le danger, et l’on ne voit que lui quand le danger est passé ; Robespierre n’est qu’un prêtre et ne sera jamais qu’un prêtre. »

Oui, il y avait en lui du prêtre et du sectaire, une prétention intolérable à l’infaillibilité, l’orgueil d’une vertu étroite, l’habitude tyrannique de tout juger sur la mesure de sa propre conscience, et envers les souffrances individuelles la terrible sécheresse de cœur de l’homme obsédé par une idée et qui finit peu à peu par confondre sa personne et sa foi, l’intérêt de son ambition et l’intérêt de sa cause. Mais il y avait aussi une exceptionnelle probité morale, un sens religieux et passionné de la vie, et une sorte de scrupule inquiet à ne diminuer, à ne dégrader aucune des facultés de la nature humaine, à chercher dans les manifestations les plus humbles de la pensée et de la croyance l’essentielle grandeur de l’homme.

Robespierre était en outre incliné vers la pensée chrétienne par une sorte de pessimisme profond, analogue au pessimisme chrétien et au pessimisme de Jean-Jacques. Le christianisme n’est pas pleinement et définitivement pessimiste, puisqu’il ouvre à l’homme des horizons surnaturels ; mais il juge sévèrement la nature et la société. Livré à lui-même, et sans le secours des grâces divines, l’homme n’est que ténèbres et malice ; et les progrès extérieurs qu’il réalise par la science et l’art n’atteignent point le fond de son être malade. Livrées à elles-mêmes, les sociétés ne réalisent jamais un équilibre naturel de justice qui dispense l’homme des espérances surnaturelles. Plus amèrement que la pensée chrétienne et avec plus d’inquiétude, la pensée de Jean-Jacques est pessimiste aussi. L’homme, selon lui, va d’un état de nature où il y a tout ensemble innocence et violence, simplicité et ignorance, à un état policé où le progrès des lumières est inséparable d’un progrès de la corruption. Jamais le système social ne réalisera la justice. Il est douteux que la démocratie absolue puisse convenir aux grands États modernes, et Rousseau, quand il définit la souveraineté du peuple, semble désespérer qu’elle devienne jamais une réalité. En outre, comment, en dehors du communisme primitif dès longtemps aboli, établir l’égalité ? Et comment ramener ce communisme dans les sociétés corrompues et divisées ? Ainsi Jean-Jacques s’enfiévrait de douleur et d’impuissance à porter un rêve de perfection humaine et sociale qu’à aucun moment de l’histoire, ni dans le passé, ni dans le présent, ni dans l’avenir, la réalité n’accueillait. Il se jetait ainsi hors des temps dans un déisme passionné et presque chrétien qui lui promettait, en un ordre inconnu, les harmonies de justice que le monde immense refusait à son cœur tourmenté.

J. J. Léonard Bourdon.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


Robespierre n’avait pas pris de Jean-Jacques tout son pessimisme, puisqu’il croyait la démocratie applicable aux grands États modernes. Mais il se disait que même après l’institution de l’entière démocratie, bien des maux accableraient l’homme. Il lui semblait impossible de corriger suffisamment les inégalités sociales, il lui semblait impossible de ramener toutes les fortunes et toutes les conditions à un même niveau, sans arrêter, sans briser les ressorts humains, et il prévoyait ainsi la renaissance indéfinie, de génération en génération, de l’orgueil et de l’égoïsme des uns, de la souffrance et de l’envie des autres. Il n’avait aucun pressentiment du socialisme ; il n’entrevoyait pas la possibilité d’un ordre nouveau où toutes les énergies humaines se déploieraient plus harmonieusement.

Ainsi l’œuvre révolutionnaire, si loin qu’on la poussât, si entier qu’on en espérât le triomphe, lui apparaissait bien courte et bien superficielle, à moitié flétrie d’avance par les inégalités sociales subsistantes et par les vices de tout ordre qui en procèdent nécessairement. Aussi éprouvait-il quelque respect pour l’action chrétienne qui lui semblait avoir pénétré parfois dans les âmes humaines à des profondeurs où l’action révolutionnaire n’atteindrait point. Et il se faisait scrupule d’arracher aux hommes des espérances surhumaines de justice et de bonheur dont la Révolution lui paraissait incapable à jamais d’assurer l’équivalent.

Là est, dans la pensée de Robespierre, le grand drame ; là est, dans cette âme un peu aride, l’émotion profonde et la permanente mélancolie. Il travaille à une œuvre très difficile à accomplir et dont il sait d’avance que, accomplie, elle satisfera à peine le cœur de l’homme ; et il ne veut pas détruire des réserves d’espérance léguées par le passé à l’heure même où, pour instituer l’ordre nouveau de liberté et de justice, il faut qu’il combatte les puissances du passé. Ferons-nous un grief à Robespierre, nous socialistes, d’avoir souffert des imperfections cruellement ressenties de la Révolution démocratique et bourgeoise et d’avoir cherché dans une sorte d’adaptation moderne du christianisme un supplément de force morale et de joie qu’en son pessimisme social il n’attendait pas du progrès naturel des sociétés ? Oui, il y avait là une grande et triste pensée, je ne sais quel jour profond, mystérieux et sombre, ouvert sur les douleurs et les injustices que la Révolution ne guérissait pas.

Mais en même temps cette conception était pleine de périls. D’abord Robespierre prenait trop aisément son parti de l’ignorance du peuple, de la persistante illusion qui l’attachait à des dogmes surannés ; sous prétexte que sa moralité était traditionnellement liée à sa foi, il prolongeait celle-ci ; visiblement, il n’était pas impatient de voir le peuple s’élever à la science, jeter sur l’univers un regard libre et hardi.

En second lieu, il était très imprudent d’imaginer que de lui-même, et par une sorte d’atténuation et décoloration de ses dogmes essentiels, le christianisme se réduirait à la religion naturelle. La divinité du Christ avait pendant dix-huit siècles dominé les consciences ; c’est à cette forme de Dieu, vivante, humaine, historique, bien plus qu’à l’idée abstraite, immobile et pâle de l’Être universel, que le cœur des foules souffrantes s’était donné ; et bientôt, au moindre mouvement de réaction, à la moindre déception du peuple, c’est le christianisme entier, exigeant, qui reparaîtrait sous le déisme superficiel. Robespierre n’arrachait point la racine profonde ; soudain la puissance autoritaire de l’Église se développerait à nouveau de cette racine cachée.

Enfin, il était à craindre que Robespierre lui-même, après avoir fait de certains dogmes de la religion naturelle, à peu près confondus avec la forme épurée du dogme chrétien, la condition même de la moralité et de la vertu, ne fût tenté de mettre la force de l’État au service de ce compromis christiano-philosophique, et que par des voies équivoques la France fût ramenée à l’antique intolérance.

Oui, voilà les graves périls de la conception de Robespierre, mais ils ne sauraient nous en faire méconnaître la grandeur. Et, en tout cas. M. Robinet se trompe quand il dit que c’est sous l’influence des vues particulières de Robespierre que la Révolution à ce moment se prononça contre la séparation de l’Église et de l’État. Ce ne sont pas « les dévots de la rue Saint-Honoré », comme M. Robinet appelle les Jacobins, qui dans une pensée de déisme pieux maintinrent le budget des cultes. Tous les hommes, tous les partis de la Révolution étaient d’accord ; le cordelier Danton parla plus vigoureusement peut-être contre le projet de Cambon que le jacobin Robespierre. Et Quinet aussi cède à l’esprit de système lorsqu’il fait porter à Robespierre surtout la responsabilité d’une politique où presque tous les Conventionnels, les dantonistes et les encyclopédistes comme les robespierristes, s’engagèrent à la fois.

« Une occasion se présenta, dit Quinet, de mesurer les progrès des esprits. C’était en novembre 1792, un peu avant le procès du roi. Tout le passé croulait, chacun voulait en ôter une pierre. Cambon fit dans la Convention la proposition très simple de cesser enfin de salarier le clergé. Au milieu de l’emportement des affaires et des choses, ce projet semblait ne pouvoir rencontrer d’obstacles, parmi les Montagnards. L’esprit sensé de Cambon en avait jugé ainsi. Il fut durement détrompé par les Jacobins. Basire commença la lutte en leur nom… Mais il fallait une autorité plus haute que Basire dans une question de ce genre. C’est Robespierre qui va la décider… La raison la plus importante, c’est que « le catholicisme ne peut être désormais que l’écho de la Révolution, car il n’en reste plus guère dans les esprits que ces dogmes imposants qui prêtent un appui aux idées morales, et la doctrine sublime et touchante de la vertu et de l’égalité que le fils de Marie enseigna jadis à ses concitoyens. »

« Paroles importantes qui sont devenues jusqu’à nos jours le thème et la ruine des révolutionnaires français. Où donc est la Révolution à ce moment même, quand elle semble tout emporter ? Je vois subsister l’ancienne chaîne qui me promet l’ancienne servitude. Il n’y aura pas à changer un mot à la pensée et au langage de Robespierre pour en tirer le concordat de Napoléon : dans 1792 se montre déjà 1801. »

C’est, non pas de bien haut, mais de bien loin, et à travers d’étranges partis pris que Quinet voit les choses. Encore une fois, pourquoi s’obstiner à mettre en cause Robespierre seul, à un moment où il était combattu et attaqué de toutes parts et ne disposait sur la Convention que d’une très faible influence ? Chose curieuse, à la Convention même, Robespierre, ne dit pas un mot du projet de Cambon. C’est Danton qui le combattit. C’est Danton qui, le 30 novembre et avant même de monter à la tribune, s’écria : « On bouleversera la France par l’application trop précipitée de principes philosophiques que je chéris, mais pour lesquels le peuple, et surtout celui des campagnes, n’est pas mûr encore. »

Si ceux qui blâment la politique suivie alors par la Convention concentrent toute l’attention sur Robespierre et semblent presque ignorer le rôle décisif de Danton, c’est parce qu’il leur serait difficile d’imputer à celui-ci un esprit de système. Ils seraient donc obligés de reconnaître que ce sont des vues politiques qui ont guidé à ce moment la Convention. Et cela contrarie leur parti pris.

Quinet, fils d’une calviniste, aurait souhaité que la France révolutionnaire se ralliât au protestantisme. Non que lui-même fût un disciple pieux de Luther ou de Calvin. Mais il lui paraissait que le protestantisme donne aux consciences, aux volontés individuelles une énergie dont la France a besoin pour lutter contre le catholicisme et le césarisme, contre les deux formes romaines de l’autorité. Et il pensait aussi que le pays, incapable d’aller brusquement de la tradition catholique à la libre pensée, pourrait passer par la transition protestante, le protestantisme étant une sorte de compromis entre la croyance religieuse et la liberté de l’esprit. Mais Quinet ne voyait pas que ce rêve un peu étrange, qui fut fait aussi par Baudot, ne pouvait se réaliser que par le moyen imaginé par Robespierre. Il n’y avait aucune chance de détacher la France de la religion traditionnelle pour la faire entrer toute entière dans la religion de Luther ou de Calvin. Au contraire, l’Église constitutionnelle, pénétrée peu à peu par l’esprit de la Révolution et inclinant au déisme, pouvait aboutir en effet à une suite de compromis, à une nouvelle Réforme plus hardiment philosophique. Le rapprochement que fait Quinet entre le système ecclésiastique de Robespierre et le Concordat de Napoléon est tout à fait arbitraire et factice. Pour juger sainement la pensée de Robespierre, il faut supposer avec lui la victoire de la Révolution, de la démocratie et de la République. Or, si la Révolution avait pleinement triomphé, si elle n’était pas tombée sous la loi du césarisme, l’Église constitutionnelle, enveloppée par la force de la pensée révolutionnaire, soumise, par l’élection démocratique des curés et des évêques, à toutes les influences populaires, n’aurait ressemblé en rien à l’Église de Napoléon, et elle n’aurait pu jouer le même rôle.

Faïences patriotiques nivernaises (1792).
(D’après les Faïences patriotiques nivernaises par MM Fieffé et Bonveault, reproduit avec l’autorisation des auteurs.)


Les Conventionnels, en 1792, ne livraient donc pas la Révolution, lorsqu’ils se posaient le problème religieux en ces termes très pressants et très simples : Pouvons-nous, oui ou non, entreprendre la lutte directe et déclarée contre ce qui reste d’organisation religieuse sans provoquer l’émotion populaire et sans accroître les dangers de la Révolution ? Il me paraît un peu présomptueux, et médiocrement philosophique, de substituer notre jugement au leur et de refaire après coup l’histoire sans en avoir porté nous-mêmes le fardeau. La Révolution avait déjà accompli contre l’Église un effort immense. Elle l’avait expropriée de son domaine, de sa puissance sociale. Elle avait brisé et dispersé les congrégations de tout ordre. Elle avait, sinon rompu, au moins singulièrement distendu, les liens de l’Église de France et de la papauté. Elle avait fait entrer l’Église dans les cadres administratifs et électoraux de la démocratie. Elle déportait les prêtres insoumis qui refusaient le serment. Elle préparait un enseignement public tout laïque et rationnel. Si, avec Condorcet, avec Danton, elle a jugé impolitique d’aller plus loin, si elle a craint, par la suppression prématurée du budget des cultes, de provoquer inutilement l’émotion populaire, je ne puis m’associer aux dédains et aux colères de M. Robinet impatient de voir inaugurer le calendrier républicain ; et je ne puis oublier, comme Quinet l’oublie, que les hommes de la Révolution portaient une responsabilité écrasante, qu’ils manœuvraient dans une effroyable tempête, et que nous n’avons pas le droit, nous qui n’étions pas dans l’orage, de critiquer et de corriger arbitrairement la manœuvre. Ou du moins est-ce un doute que ces juges hautains devraient formuler, non une condamnation.

Mais, pendant que la Révolution résolvait tant bien que mal le problème importun soulevé par Cambon, les méfiances s’accroissaient entre la Révolution et le clergé constitutionnel. Celui-ci s’effrayait d’une proposition qui, même écartée d’abord, pouvait reparaître, et il était blessé de la façon dont on le défendait. Il avait le sentiment que les révolutionnaires, même les plus opposés à la suppression du budget des cultes, considéraient l’Église, même constitutionnelle, comme un mal nécessaire et provisoire. Ainsi à l’hostilité violente des prêtres réfractaires se joignaient sourdement, contre la Révolution, les inquiétudes et les rancunes du clergé assermenté. Grave malaise qui pèse dès le début sur la Convention.

L’embarras des finances commençait aussi à se manifester. Jamais les budgets de la Révolution n’avaient été en équilibre ; les anciennes recettes étaient abolies, et les impôts nouveaux, d’un mécanisme parfois assez compliqué, ne donnaient pas encore leur rendement plein.

C’est toujours avec des assignats que la Constituante et la Législative avaient rétabli l’équilibre. La guerre aggrava singulièrement le déficit. Elle absorba dès les premiers mois presque toutes les ressources de la Révolution. La Législative, comme le rappelle Cambon dans son rapport financier du 17 octobre, n’avait pas hésité, pour faire face aux dépenses de guerre, à réduire à 6 millions par mois le remboursement des dettes exigibles.

« Le Corps législatif, dit Cambon, forcé de déclarer la guerre pour la défense de la liberté, crut qu’il devait tout sacrifier pour cet objet ; il pensa qu’il était convenable de conserver toutes ses ressources pour en acquitter les frais ; en conséquence il réduisit le remboursement des dettes exigibles à 6 millions par mois, en n’y comprenant que les dettes au-dessous de 10.000 ; et il ajourna à un temps plus heureux toutes les dépenses qui n’étaient pas relatives à la guerre et à la Révolution. »

Ce n’était pas précisément la banqueroute, « la hideuse banqueroute » dont Mirabeau avait épouvanté la Constituante. Car il pouvait sembler qu’il n’y avait qu’un bref ajournement imposé par la crise extraordinaire de la patrie, et la vente décrétée des biens des émigrés promettait aux créanciers de l’État des compensations et des combinaisons fructueuses. Mais il y avait suspension de paiement, et c’est un des plus grands signes de la révolution qui s’était accomplie dans la Révolution même.

J’ai cité, quand j’analysais les causes économiques et sociales du mouvement de 1789. le mot fameux de Rivarol : « La Révolution a été faite par les rentiers ». Voici que maintenant les intérêts de la bourgeoisie rentière ont cessé de diriger, de gouverner la Révolution. Sous le coup du danger, la Révolution semble devenir son but à elle-même et son propre droit, et elle n’hésite point à sacrifier pour sa défense les intérêts mêmes dont, tout d’abord, elle procédait. Il est vrai que les rentiers étaient pris dans le mouvement révolutionnaire et qu’ils ne pouvaient plus reculer. Bien mieux, la Révolution leur disait : « Que la guerre impie entreprise contre la liberté et la patrie prenne fin ; que les contre-révolutionnaires du dehors soient écrasés comme les contre-révolutionnaires du dedans, et le paiement de la dette exigible pourra reprendre dans des proportions beaucoup plus larges. »

Mais malgré cette mainmise sur les assignats, presque tous affectés au service de la guerre, le déficit s’accroissait. Un premier rapport de Cambon, le 12 octobre, en constate l’étendue :

« Le Corps constituant crut qu’il pouvait et devait fixer les dépenses à 48.558.333 livres par mois ; il vit bientôt que les recettes ne s’élevaient pas à la même somme par les retards du recouvrement des impôts, et que de ce fait une issue restait ouverte au déficit qui allait empirer de jour en jour.

« Cette partie des non-rentrées pour le mois de septembre dernier s’élève à 16.328.211 livres. En outre, dans ce mois, nous avions 400.000 hommes ; il a fallu en lever encore 200.000 ; cet objet est monté à 121.167.791 livres. »

Ainsi, la caisse de l’extraordinaire devait être appelée, rien que pour le mois de septembre, à couvrir un déficit de cent quarante millions de livres. Et comment y pouvait-elle suffire ? Peu à peu, à mesure des besoins, le chiffre d’émission des assignats avait été forcé. Il s’était élevé graduellement à 1.200 millions, à 1.400, à 1.600, et enfin la loi du 31 juillet 1792 avait porté la limite d’émission à 2 milliards. Mais cette limite était atteinte.

« Le 5 octobre courant, dit Cambon dans son rapport du 17, les assignats qui avaient été mis en émission montaient à 2.589.000.000 livres. Les brûlements, à cette époque, montaient à 617.000.000 livres ; de sorte que la circulation des assignats s’élevant à 1.972.000.000 livres, la caisse de l’extraordinaire ne pouvait mettre en émission que 28 millions, à moins de nouveaux brûlements. Le payement des biens nationaux ne produisant que 3 ou 4 millions par semaine, en assignats qui sont de suite annulés et brûlés, et les dépenses de la caisse extraordinaire se montant à environ 100 ou 120 millions par mois, il est nécessaire que vous décrétiez une augmentation dans la somme des assignats à mettre en circulation. »

C’est une émission nouvelle de 400 millions d’assignats que proposait le Comité des finances. C’est donc à 2 milliards 400 millions qu’allait être portée la faculté d’émission, et presque tout de suite la circulation réelle des assignats. Mais le gage réel, le gage territorial offert par la Révolution aux porteurs d’assignats suffirait-il à garantir une circulation aussi étendue et qui était déjà le triple de celle qu’avait prévue au début l’Assemblée constituante ? Cambon l’affirma, et sa démonstration très précise et très forte eût été pleinement rassurante si l’on avait pu prévoir avec certitude la fin prochaine des dépenses de guerre. Il est certain qu’en octobre 1792 la Révolution est encore financièrement en équilibre : les ressources qu’elle peut réaliser sont supérieures au chiffre énorme d’assignats qui est déjà émis ou qui va l’être ; mais cet équilibre est manifestement à la merci des événements de guerre.

« Le Corps législatif, dit Cambon, a toujours été très attentif, en décrétant de nouvelles créations d’assignats, à indiquer les biens qui leur serviraient de gage, et d’en décréter la vente.

« C’est dans cette vue qu’il se fit rendre un compte très détaillé, dans le mois d’avril dernier, des besoins et des ressources de la nation, du montant des biens nationaux vendus et mis en vente, et de celui des assignats déjà créés.

« Il résulte de ce compte, dont les bases ont été décrétées après une discussion de plusieurs jours, que les biens dont la vente était consommée à la date du 1er novembre 1791, et l’estimation du produit de ceux qui étaient en vente, mais non vendus à cette époque, se montaient à deux milliards quatre cent quarante-cinq millions.

« Depuis cette époque, l’intérêt dû ou payé par les acquéreurs des biens nationaux vendus, et le produit des fruits et revenus de ceux qui sont en vente peuvent être estimés à cinquante millions…

« Depuis le mois d’avril, le Corps législatif a décrété la vente de plusieurs objets, savoir :

« Les palais épiscopaux, qu’il a estimé devoir produire 15 millions ;

« Les maisons et couvents qui étaient occupés par les religieuses, qu’il a estimé devoir produire 60 millions ;

« Les biens ci-devant jouis par l’ordre de Malte et par les collèges qu’il a estimé devoir produire 400 millions ;

« Enfin, les coupes de réserves, de bois épais, d’après le mode qu’il devait fixer, qu’il a estimé devoir produire 200 millions. »

Ainsi Cambon évaluait le total des biens nationaux vendus ou mis en vente à 3 milliards 170 millions. Et comme il avait été créé pour 2 milliards 700 millions d’assignats, auxquels il fallait joindre 41 millions de reconnaissances provisoires et définitives sur les domaines nationaux, ceux-ci étaient engagés jusqu’à concurrence de 2 milliards 741 millions. Il ne restait donc qu’une valeur libre de 429 millions pour gager de nouveaux assignats. On voit que l’excédent du gage disponible suffisait tout juste pour couvrir l’émission nouvelle de 400 millions proposée par le Comité des finances. Et encore fallait-il supposer que les évaluations du Comité des finances étaient exactes, que la valeur des biens qui restaient à vendre n’avait pas été forcée.

Mais ce n’étaient là, pour la Révolution, que les ressources de première ligne. Elle avait encore de formidables réserves, qu’elle pourrait appeler à mesure des besoins.

« Votre Comité a cru devoir terminer ce rapport en vous présentant un aperçu rapide des ressources extraordinaires qui vous restent pour subvenir aux frais de la guerre ou pour le payement de la dette ; elles consistent :

« 1o En l’excédent du gage qui est affecté aux créations des assignats déjà faites suivant le calcul ci-devant : 429 millions ;

« 2o En la valeur des bois et forêts que le Corps législatif avait estimé devoir produire quatorze cents millions, mais qui, d’après les ventes ordonnées, se trouve réduite à douze cents millions, ci : 1.200 millions ;

« 3o En la valeur des biens des émigrés que plusieurs personnes estiment deux milliards, que votre Comité ne vous présentera, quant à présent, que comme une ressource d’un milliard ;

« 4o En la valeur des domaines affectés au service de la liste civile que la suppression de la royauté vous permettra de mettre en vente, ci : 200 millions

« 5o En la valeur du bénéfice à espérer sur la rentrée dans les domaines engagés évaluée par le Corps législatif à 100 millions ;

« 6o En la valeur des rentes foncières et droits féodaux appuyés de titres primitifs portant concession de fonds. Le Corps législatif avait estimé à 208 millions ; mais, d’après le dernier décret sur la féodalité, votre Comité a cru devoir le réduire à 50 millions. (Il s’agit des rentes foncières et droits féodaux qui faisaient partie du domaine d’Église et que la nation allait maintenant percevoir à sa place dans la mesure où la législation révolutionnaire les avait laissés subsister) »

Et Cambon conclut : « Si à cette somme nous joignons ce qui est dû à la nation en contributions arriérées, les 100 à 150 millions que la trésorerie nationale a toujours en avance pour les dépenses courantes… les ressources pourront s’élever à un capital d’environ 3 milliards 3 ou 400 millions. »

C’était en effet un chiffre puissant, et comme une grande armée financière de seconde ligne. Cambon élève la voix pour avertir l’Europe monarchique et féodale que la Révolution est armée de richesses comme de courage. « Les despotes n’apprendront pas sans effroi la masse des ressources qui nous restent pour pouvoir les vaincre ; et cette connaissance, jointe à l’expérience qu’ils ont faite de nos forces et de notre courage, les fera craindre pour leur existence politique. » La Convention, décréta le 24 octobre, l’émission demandée par Cambon.

Mais déjà l’inquiétude commence. Il est bien vrai que près de 3 milliards de ressources semblaient encore disponibles. Mais d’abord, pour arriver à ce chiffre énorme il avait fallu tendre tous les ressorts. Malgré l’opposition véhémente des régions de l’Est, malgré la crainte de voir les Compagnies de capitalistes accaparer la richesse forestière, il avait fallu se décider à vendre les forêts. Et tandis que pour les champs, les prés, les vignes, la concurrence entre acheteurs avait maintenu les prix assez haut et les avait même portés au-dessus de l’estimation, pour les forêts les premières ventes réalisées obligeaient à prévoir un mécompte. Quand les ressources, énormes il est vrai, établies par Cambon seraient épuisées, il ne resterait plus à la Révolution aucune ressource extraordinaire ; tout le domaine qu’elle s’était créé aurait été dévoré, les biens d’Église, les biens de l’ordre de Malte, les forêts domaniales, les biens des émigrés. Or, déjà, en deux ans, et pendant une période presque toute de paix, près de trois milliards avaient été dévorés, tout l’immense domaine d’Église. Qu’adviendrait-il, si la guerre se prolongeait, des trois milliards qui restaient encore ? Bien plus vite ils seraient absorbés. C’est parce que, malgré son optimisme et malgré les succès tout d’abord éclatants des armées, Cambon pressentait des difficultés graves et peut-être prochaines, qu’il avait songé à réduire, par la suppression du budget des cultes, les dépenses ordinaires, le budget régulier de la Révolution.

Il annonce aussi l’emprunt forcé sur les riches ou quelque autre mesure de cet ordre : « Il sera peut-être possible d’augmenter encore ce capital en établissant des contributions passagères qui seraient supportées par les personnes aisées et égoïstes, qui attendent tranquillement dans leur foyer le succès de la Révolution ou qui s’agitent en secret pour la détruire. » Toutes ces combinaisons, tous ces projets attestent que, devant l’énorme surcroît de dépenses qu’apporte la guerre, Cambon n’est pas très rassuré sur l’équilibre des finances. Il est visible à tous que c’est seulement sur un système d’émission continue des assignats que reposent les ressources de la Révolution, et que l’assignat devient de plus en plus nécessaire tandis que son gage, puissant encore, va se réduisant chaque jour. Comment dès lors le discrédit de l’assignat commencé dès le milieu de l’année 1792 n’irait-il pas s’aggravant ? Comment, par suite, les troubles économiques dont la baisse commençante de l’assignat avait été le principe, ne se renouvelleraient-ils pas en s’aggravant aussi ?

Ce n’est pas qu’en cette fin de 1792 et au commencement de 1793 l’activité économique du pays paraisse atteinte. Ni sa production ne fléchit, ni ses échanges ne se ralentissent. J’ai déjà noté les résultats tout à fait favorables que les documents officiels enregistrent pour le premier semestre de 1792. Roland, dans le rapport qu’il adresse à la Convention le 9 janvier sur l’ensemble de son administration, commente ces résultats avec la compétence et la sûreté que lui donnaient en ces matières de fortes études, des voyages étendus et la longue pratique de l’inspection des manufactures. Or, il n’y a pas un mot, dans le rapport de Roland, qui permette de supposer que dans le second semestre de 1792 la vie économique du pays s’est amortie. Et dans l’état d’esprit où était Roland, toujours effaré de ce qu’il appelait l’anarchie, toujours morose et gémissant, il n’eût pas manqué de signaler la crise des affaires comme l’inévitable effet des « agitations » que sans cesse il dénonçait. Au contraire, il n’y a presque pas de teintes sombres dans le tableau qu’il fait ; il n’y a dans son rapport aucun pressentiment fâcheux. « Les relations extérieures de la République avec tous les peuples européens, levantins, barbaresques et anglo-américains, se sont élevées, pendant le premier semestre de 1792, à 227 millions d’importations et à 382 millions d’exportations : ce qui annoncerait pour l’année entière une masse d’approvisionnements chez l’étranger de 554 millions et un total d’échanges de notre part de 764 millions. Année moyenne, nos achats n’excédaient pas 319 millions et nos ventes ne surpassaient pas 357 millions. Mais l’excédent proportionnel qui se fait remarquer dans le tableau actuel des transactions commerciales a différentes causes qui seront indiquées dans la suite de cette analyse.

« Les contrées méridionales de l’Europe, telles que l’Espagne, le Portugal et l’Italie nous ont apporté, pendant le semestre en question, pour 95 millions de marchandises et année moyenne elles ne nous en fournissent pas au delà de 100 millions, principalement en laines, soies, indigo, cochenille, soude, bois de teinture et de marquetterie, et huile d’olive. Les grains, surtout venant de Gênes, forment un article considérable, aussi bien que les eaux-de-vie de vin d’Espagne qui sont destinées à suppléer dans ce moment le débit extérieur de nos propres eaux-de-vie dont la disette dans nos récoltes en vins a diminué la distillation. Nous leur avons livré en échange et pour le même semestre, pour 78 millions, notamment en produits de nos manufactures, draperies, bonneteries, chapelleries et autres, ainsi qu’en sucres et cafés de nos colonies.

« Année moyenne, nous vendions à ces puissances méridionales pour 94 millions des mêmes articles. N’oublions pas encore que de l’Espagne nous tirons annuellement pour 38 millions de matières non ouvrées, et que nous lui vendons pour 44 millions de produits de nos manufactures ; c’est ainsi que circule par des canaux innombrables l’argent du Mexique parmi les classes industrieuses et pauvres de la nation française.

« Les contrées occidentales, comme l’Angleterre, les États-Unis d’Amérique, la Hollande, les États de l’Empereur en Flandre et en Allemagne et les républiques suisses nous ont vendu collectivement, pendant le premier semestre de 1792, pour 69 millions de marchandises, et annuellement nous en recevions pour 134 millions. L’article de grains et farines forme une valeur importante, ensuite viennent les eaux-de-vie de genièvre, pour être réexportées, les épiceries et drogueries. Observons que comparativement avec le tableau de nos approvisionnements habituels, on remarque aujourd’hui une diminution sensible dans nos achats en lainages, cotonnades, mercerie et quincailleries fines, tous objets venant d’Angleterre, et en toiles de Flandre, de Hollande et de Suisse. Nous avons livré à ces contrées 165 millions de nos marchandises, pendant le semestre en question, et nous ne vendions, année moyenne, que pour 128 millions, de manière qu’il existe aujourd’hui une augmentation de 37 millions, qui porte sur un plus grand débouché en quantité de batistes, dentelles, étoiles de soie et vins de notre territoire et qui a également sa source dans la hausse considérable des sucres et cafés de nos colonies. (Notez que l’excédent de 37 millions indiqué par Roland est l’excédent d’un seul semestre sur toute une année moyenne.)

« Les contrées septentrionales, telles que l’Allemagne, la Pologne, les villes Hanséatiques, le Danemark, la Suède, la Prusse et la Russie ne nous ont apporté collectivement que pour 20 millions de marchandises, dans la proportion de 43 millions par année, principalement en métaux, charbons, chanvres, bois de constructions et suifs, à quoi il faut ajouter pour l’époque actuelle les grains et farines de Hambourg. La France a livré en échange à toutes ces contrées pour 117 millions de marchandises. Le montant annuel des ventes n’est que de 113 millions ; l’excédent de 4 millions en faveur du premier semestre de 1792 sur une année entière a sa source dans le débouché plus considérable, soit en quantité d’étoffes de soie, spécialement pour l’Allemagne, soit en muids de vin pour le Nord, et provient d’un autre côté du prix exorbitant auquel sont montés les sucres et cafés de nos colonies.

« Nos liaisons avec le Levant, l’Empire ottoman et la Barbarie se sont élevées, pendant le premier semestre, à 42 millions d’achats que nous avons faits, principalement en grains, cotons, laines, soies, cuirs, huiles d’olive, gomme et drogues pour la teinture et la médecine ; et nos ventes ont monté à 21 millions, notamment en draps, bonneteries, cafés et sucres. Nos transactions étaient, année moyenne, de 40 millions d’importation et de 24 millions d’exportation. »
Saint-Just.
(D’après un document du Musée Carnavalet.)


Ainsi, du tableau tracé par Roland, il ressort que la France révolutionnaire achetait surtout au dehors des matières premières et des objets d’alimentation et qu’elle vendait surtout au dehors, en quantités croissantes, des objets manufacturés, des produits de son industrie ; du reste, Roland lui-même caractérise excellemment ce mouvement économique : « Les traits caractéristiques remarqués dans cet exposé sont : approvisionnements considérables de grains et farines à l’étranger ; diminution importante dans nos achats en marchandises fabriquées et ouvragées ; ventes abondantes, dans les marchés européens, de nos étoffes de soie et soieries en général, de nos batistes, dentelles, draperies et de nos vins ; diminution dans le débit de nos eaux-de-vie, et des quantités de denrées des îles françaises d’Amérique. Quant à la valeur des marchandises, partout augmentation avantageuse en définitive pour la France, qui, pour solder 227 millions d’achats, a livré pour 382 millions de marchandises, ce qui lui procure, pour le premier semestre de 1792, un excédent de 155 millions. Cet excédent sera réalisé postérieurement par les puissances étrangères, soit en marchandises, soit en argent. »

Ainsi Roland, au moment où il parle, le 9 janvier 1793, et où il fait l’analyse d’un passé récent, n’indique pas que, depuis, aucun signe de fléchissement ait apparu. La France révolutionnaire à la fin de 1792 et au commencement de 1793 se sentait en pleine force économique. Les relations avec les colonies étaient moins bonnes, par l’effet naturel des troubles de Saint-Domingue ; mais ici même, s’il y avait diminution de trafic, il n’y avait pas désastre.

« Les liaisons coloniales de la France, dans les temps ordinaires, consistent en une masse annuelle d’exportation de France de 87 millions, soit pour les îles françaises de l’Amérique, soit pour les côtes d’Afrique. Le premier semestre de 1792 n’offre qu’un total d’expédition de 23 millions malgré le surhaussement dans le prix des marchandises ; et cette diminution porte sur les farines, les vins, les chairs et poissons salés, et les toileries, tous articles formant la base ordinaire de nos cargaisons. La différence n’est pas aussi considérable sur la valeur des retours qui, année moyenne, étaient de 200 millions et qui s’élèvent, pour le premier semestre de 1792, à 163 millions ; mais le haut prix des denrées fait disparaître dans l’évaluation le déficit dans les quantités. »

La phrase obscure et entortillée de Roland signifie qu’une moindre quantité de marchandises que d’habitude a été importée des colonies en France : mais ce déficit dans la quantité a été couvert par la hausse extraordinaire des prix. En fait, il a été plus que couvert puisque l’importation des colonies s’élevait en moyenne à 200 millions par an, c’est-à-dire à 100 millions par semestre, et qu’elle a atteint dans le premier semestre de 1792, 163 millions. Même dans les relations avec les colonies il y a donc, à l’importation, accroissement des valeurs sinon des quantités. Et quand Roland constate ensuite que l’activité de notre marine marchande n’a point fléchi dans le premier semestre de 1792, il ne témoigne par aucun mot que des renseignements défavorables lui soient parvenus sur le mouvement du second. Et comment, s’il y avait eu arrêt et crise, des plaintes ne seraient-elles point parvenues, dès ce moment, au ministre de l’intérieur ? « La marine ou navigation marchande de la République pour les voyages de longs cours dans toutes les parties du globe présente tant à l’entrée qu’à la sortie de nos ports, l’emploi de 390.000 tonneaux français, particulièrement pour nos colonies et le Levant, et 350.000 tonneaux étrangers, spécialement occupés aux transports dans les mers du Nord. Année moyenne, la totalité du tonnage français était de 828.000 tonneaux ; et celui étranger, de 888.000 ; en sorte qu’il n’existe aucune variation sensible dans les rapports proportionnels de notre navigation marchande considérée en masse… »

Et Roland ajoute : « Quant au commerce intérieur de la République, on peut d’abord se former une première idée de son état actuel, par le nombre de tonneaux français employés au transport d’un port à l’autre, sur les deux mers. Le mouvement des ventes et des achats respectifs entre les départements maritimes a exigé 491.000 tonneaux pour le premier semestre de 1792, et le tonnage annuel est de 972.000. La marine française fait la totalité de cette navigation, puisque dans ce marché on ne compte pas plus de 5.000 tonneaux étrangers. Ceux-ci sont exclus du chargement par le droit de fret dont est exempt avec raison tout navire national. »

Et Roland cherchant une transition pour se plaindre des obstacles qu’à l’intérieur du pays « l’anarchie » et la défiance opposent à la libre circulation des grains, insiste sur l’état prospère du commerce maritime : « Les convulsions anarchiques ne paralysent pas les relations commerciales des départements maritimes au même degré que les communications entre les autres départements de la République. L’océan est plus facilement maîtrisé par l’homme industrieux qu’il ne parvient à dompter les fureurs d’une partie du peuple égaré sur son propre intérêt. »

Mais encore une fois, s’il y avait eu dans le second semestre du 1792 le moindre ralentissement de l’activité économique constatée pour le premier, bien des symptômes du mal auraient apparu avant la publication de toute statistique officielle, et Roland, broyeur de noir, se fût empressé de redoubler les teintes funèbres. Or, dans aucun des chapitres de son rapport où l’occasion s’offrait tout naturellement à lui de signaler une recrudescence de misère, à propos des ateliers de charité, des fonds de secours des valides pauvres, il ne constate un fléchissement de l’activité nationale.

À Lyon cependant une crise industrielle commençait à se déclarer : il semble bien que les commandes de soieries faites par l’étranger ne suffisaient pas à compenser la diminution de la consommation intérieure. Le 3 novembre 1792, deux députés extraordinaires signalent à la Convention le malaise violent de la grande ville : « Depuis deux mois, dit l’un d’eux, notre immense cité, accablée du fléau de la famine, est en proie aux plus violentes agitations : vous nous avez envoyé, pour les calmer, des commissaires pleins de sagesse et de prudence, mais avez-vous bien connu la cause de ces troubles ? La chute de nos manufactures, 30.000 ouvriers sans travail, la cherté excessive du pain et la crainte, malheureusement trop fondée, d’en manquer absolument, voilà ce qui a donné lieu aux scènes d’horreur dont notre ville a été le théâtre. Hélas ! c’est à regret que nous le prononçons, par quelle fatalité les Français, si unis pour la cause de la liberté, ferment-ils inhumainement les barrières qui séparent leurs départements, quand il s’agit de partager leurs subsistances avec leurs frères ?

« Pères de la patrie, rendez le calme à notre ville, ramenez un peuple égaré à la loi. Trente mille indigents demandent du pain à l’Administration. Le département a fait de vains efforts pour s’approvisionner. Si de prompts secours ne viennent offrir à la classe malaisée des ressources de travail, Lyon, naguère si florissante par ses manufactures, ne présentera plus à ses habitants que le souvenir de ses richesses.

« Représentants du peuple, pesez dans votre sagesse tous les moyens d’agitation que donnent aux perturbateurs les besoins urgents de tant d’infortunés ; voyez comme les conseils les plus destructeurs de toute société peuvent être aisément accueillis par des hommes qui disent chaque jour : « Nous ne demandons que du travail pour avoir du pain. » Le luxe n’est plus, il a laissé partout un grand vide, mais Lyon surtout en a senti les effets plus que toutes les autres villes. Si les circonstances ne s’améliorent pas, législateurs, nous n’avons plus d’autre existence que celle que nous donnera, l’humanité nationale. »

C’est la première cloche de détresse industrielle qui sonne depuis l’ouverture de la Révolution. Vergniaud s’éleva contre ces plaintes : il prétendit qu’il y avait chez plusieurs patriotes une déplorable facilité à semer l’alarme, à grossir les maux du peuple, et que cette complaisance aux rumeurs sinistres faisait le jeu de l’ennemi. Mais Charlier insista : « Tout ce que vient de dire Vergniaud n’empêchera pas que le pain vaut cinq sous la livre à Lyon et que le peuple est sans travail. » Pas de travail et pas de pain ! paroles terribles. « Nous demandons du travail pour avoir du pain ! » C’est comme un premier essai, timide encore et résigné, de la dramatique devise lyonnaise qui s’inscrira sous Louis-Philippe aux drapeaux noirs : « Vivre en travaillant ou mourir en combattant. » Mais la Convention parut croire qu’il n’y avait guère, au fond de cette double réclamation : « du travail et du pain », qu’une question de subsistances et d’approvisionnement. À vrai dire, dans la pétition même des deux envoyés il semblait parfois que c’est le souci de l’approvisionnement qui dominait, et que, s’ils redoutaient le chômage, ils redoutaient plus encore la disette. Lehardy s’écria : « Que les citoyens riches de Lyon fassent comme ceux de Rouen, qu’ils se cotisent : ils préviendront ainsi par un approvisionnement bien ordonné les besoins des citoyens indigents. » Rouen, en effet, avait paru un moment, à la fin de septembre et en octobre, menacé de la disette : des cargaisons de blé à destination de Rouen avaient été arrêtées par le Havre et j’incline à croire que si la grande ville normande souffrait d’une insuffisance de blé, c’est qu’elle était prise entre les vastes achats de Paris et les vastes achats qui se faisaient dans les ports pour le compte de la marine.

Mais à Rouen il s’agissait uniquement d’un défaut d’approvisionnement en grains et de la cherté qui en était la suite, nullement d’une crise industrielle et du chômage. « Des dépêches, écrit Roland à la Convention le 25 septembre, m’apprennent l’état inquiétant où la ville de Rouen se trouve maintenant par rapport aux subsistances. Les achats qu’elle a faits dans l’étranger ne lui seront fournis que dans le courant du mois prochain. Indépendamment des 12.000 quintaux que j’ai déjà accordés à cette ville, j’avais autorisé les commissaires à prendre pour elle 4.500 quintaux qui sont au Havre ainsi que le chargement d’un navire qui doit y arriver en ce moment. Ces 4.500 quintaux sont arrêtés au Havre sous prétexte qu’on y manque du nécessaire. En conséquence, Rouen est réduit à la plus grande détresse il n’a pas de subsistances pour trois jours. Ses administrateurs demandent que, pour les besoins impérieux du moment, les magasins militaires viennent à leur secours ; ils remplaceront à mesure que leur arrivera ce qu’ils attendent du dehors. » Comme on voit, il n’y avait pas là la moindre crise économique et des mesures administratives suffisaient à remédier au mal. Ou tout au plus fallait-il recourir à un emprunt forcé sur les riches pour mettre la commune de Rouen en état de payer les achats faits par elle à l’étranger. C’est dans ce sens que le Conseil général de la ville de Rouen insista, par une lettre lue le 8 octobre, auprès de la Convention.

« La commune n’a aucuns fonds disponibles pour l’acquit de ces achats. Le Conseil général, persuadé qu’on ne doit recourir au trésor public qu’après avoir épuisé toutes les ressources particulières, a proposé de lever sur la ville de Rouen une somme d’un million en forme d’emprunt pour servir au payement des grains achetés à l’étranger.

« Il a cru que cet emprunt n’était fait qu’en faveur de la classe indigente du peuple, il ne devait porter que sur ceux des citoyens dont le prix de location des maisons qu’ils occupent étant au-dessus de 500 livres par an indique une fortune qui les met en état d’y coopérer.

« Ce plan qui seul peut préserver la ville de Rouen des malheurs qui la menacent, qui seul peut vous garantir la sûreté des subsistances de l’armée déposées en partie dans cette ville, qui seul enfin peut assurer les subsistances de Paris dont la majeure partie passe nécessairement par Rouen, est consenti par les sections, adopté par les Conseils généraux de district et de département.

« Ce plan fera murmurer sans doute quelques capitalistes, plus attachés à leur coffre-fort qu’à la chose publique, et malheureusement le nombre en est grand dans la ville de Rouen, mais vous ne serez point arrêtés par les clameurs d’une poignée d’hommes avides dont l’égoïsme ne connaît que leur intérêt personnel. »

La Convention rendit immédiatement ce décret :

« Art. 1er. — La Commune de Rouen est autorisée à lever en forme d’emprunt sur tous les habitants de cette ville dont le prix de la location sera de 500 livres et au-dessus, la somme d’un million pour être employée, sous sa responsabilité, à l’achat des grains nécessaires à l’approvisionnement de la ville et à la remise de ceux empruntés des entrepreneurs des subsistances militaires.

« Art. 2. — La répartition de cet emprunt sera faite d’après le mode fixé par le Conseil général de la Commune et adopté par les Conseils généraux de district et de département.

« Art. 3. — Les fonds provenant de la vente des grains acquis au moyen de cet emprunt seront exclusivement appliqués à son remboursement, et la perte sera supportée par tous les citoyens qui y auront contribué au sou la livre de leur cotisation. »

Ainsi se dénoua la crise de Rouen.

La Convention semble avoir cru que la crise de Lyon pourrait se dénouer de même. Que la riche bourgeoisie lyonnaise s’impose à elle-même un emprunt ; qu’avec cet emprunt elle assure l’approvisionnement en blé de Lyon ; qu’elle vende le blé acheté par elle à un prix modéré et qu’elle supporte la perte résultant de l’écart entre le prix d’achat et le prix de vente : le problème sera résolu. Oui, mais la question du chômage subsistait. Les commissaires de la Convention, envoyés à Lyon par décret du 29 octobre, s’appliquèrent d’abord à persuader à la classe riche qu’elle devait s’imposer. Il y réussirent sans trop de peine. Et le 24 novembre Réal, au nom du Comité des finances, soumit au vote de la Convention un projet d’emprunt : « Le Conseil général de la Commune de Lyon a pris, le 10 de ce mois, une délibération portant qu’il serait ouvert un emprunt de 3 millions, par voie de souscription et sans intérêt, pour être employé à l’achat des grains nécessaires à l’approvisionnement de cette ville et des lieux voisins ; que le déficit qui résulterait des frais de régie et de la différence du prix de l’achat à la vente serait rempli par une contribution extraordinaire, qui ne porterait que sur les citoyens aisés.

« Les commissaires que vous avez envoyés à Lyon ont eux-mêmes provoqué cette mesure, en excitant le zèle des riches négociants de cette ville. Ils l’ont jugée nécessaire pour maintenir l’ordre dans la ville de Lyon. »

La Convention autorisa la Commune de Lyon à lever cet emprunt selon un tarif progressif. Mais comment ranimer les manufactures ? De Lyon, le 14 novembre, les commissaires Vitet, Alquier et Boissy d’Anglas envoyaient à l’Assemblée une lettre inquiétante : « Avant le 10 août, les aristocrates d’Arles, de Toulon, de Nîmes, de Jalès et du département de l’Ardèche s’étaient réunis à Lyon. Ces contre-révolutionnaires étaient enhardis dans leurs projets par un grand nombre d’opulents qui, comme dans la plupart des grandes villes frontières, sont égoïstes et insouciants pour la chose publique. Enfin la contre-révolution était prête à éclater à Lyon. Depuis le 10 août, tout a changé de face dans cette ville, mais l’inertie des manufactures et le défaut de travail y causent une fermentation dangereuse ; 30.000 ouvriers sont journellement privés de travail et de pain ; les mauvais citoyens profitent de leur position pour les égarer et le faire servir à leurs manœuvres odieuses ; cependant les artistes, les ouvriers ont un excellent esprit. Les classes les moins aisées sont celles où se trouve le plus pur patriotisme. » Dans la lutte des partis qui s’annonçait déjà à Lyon, sombre et âpre, les commissaires de la Convention cherchent à tenir une voie moyenne. Vitet avait déjà dénoncé violemment à la Convention ceux qu’il appelle ici, avec ses collègues, de « mauvais citoyens », c’est-à-dire les démocrates ardents qui animaient la passion du peuple en détresse. « Tous ces maux, avait dit Vitet le 28 octobre, sont l’ouvrage des commissaires soi-disant envoyés par la Commune de Paris ; ils ont jeté parmi les citoyens des soupçons et des défiances. »

Mais une fois à Lyon, il fallait bien reconnaître que la contre-révolution y avait la première jeté le trouble et que les souffrances des ouvriers étaient la cause principale de l’agitation. Le fanatisme catholique, habile à exploiter la misère du peuple, cherchait à surexciter la crise. Les commissaires, dans cette même lutte du 14 novembre, signalent le péril : « Les prêtres réfractaires cherchent encore à rallumer les torches du fanatisme. Une pétition colportée par des femmes, connues à Lyon sous le nom de coureuses de nuit, annonçait que la Convention nationale voulait abolir la religion ; que déjà les cérémonies du culte étaient détruites, puisqu’on enlevait les cloches des églises. On a remarqué que ces furibondes avaient à leur tête des femmes publiques qui jouaient le rôle de dévotes. » C’était une vaste et trouble fermentation ; pour maintenir à Lyon la paix révolutionnaire, il aurait fallu remettre en mouvement tous les métiers. Les commissaires l’espéraient : « Ils s’occupent des moyens de donner du travail aux bras qui en manquent ; ils espèrent qu’avant leur départ de cette ville ils parviendront à ce but. » Il ne semble pas qu’ils y soient parvenus.

Le 21 novembre, le citoyen Nivère Chol, officier municipal, chargé des fonctions de procureur de la Commune, constate l’échec des conférences tenues avec les fabricants : « Citoyens, dit-il à ses collègues réunis en l’hôtel commun de la ville de Lyon, au milieu des pénibles travaux d’une administration orageuse, votre sollicitude n’a point cessé de se porter sur les malheureux ouvriers en soie de la ville de Lyon. Vous avez appelé des conseils avec lesquels vous avez recherché les moyens de secourir cette nombreuse partie des citoyens que la cessation de leurs travaux a réduits à l’indigence. Les conférences que vous avez eues avec les principaux chefs de fabriques d’étoffes de soie, bien loin de vous amener à des vues grandes, à des résultats d’une exécution facile et prompte, ne vous ont offert que des calculs et des combinaisons dictés par un intérêt particulier… Cependant le temps passe, le mal augmente et 24.000 individus attendent que vous leur procuriez du travail et du pain. »

Et Nivière-Chol ne trouve qu’une solution ; c’est que l’État subventionne les fabriques pour les remettre en activité : « Pour des besoins si grands il faut de grandes ressources, la nation seule peut les offrir, parce que sans un secours prompt et extraordinaire, par lequel on puisse redonner de l’activité aux manufactures de Lyon, les maux qui résulteraient de cette inaction prolongée seraient incalculables ; ils troubleraient non seulement la ville de Lyon, mais ils porteraient encore le désordre dans les départements qui avoisinent cette grande cité. »

Il concluait donc à proposer à la Convention, par l’intermédiaire de ses commissaires, ceci :

« 1o Qu’il soit mis à la disposition du ministre de l’intérieur une somme de 3 millions ;

« 2o Que cette somme, destinée à remettre en activité les fabriques de la ville de Lyon, soit successivement adressée par le ministre de l’intérieur au directoire du département, pour être versée dans la caisse du trésorier du district ;

« 3o Que l’emploi en sera fait par un comité choisi par le conseil général de la commune, pris parmi les officiers municipaux et notables au nombre de cinq, présidé par le maire et en présence du procureur de la commune… ;

«… 6o Si, pour donner de l’activité aux fabriques de soies le Comité juge convenable de faire fabriquer des étoffes pour le compte de la nation, il y sera autorisé sous réserve de donner la connaissance et le détail de ses opérations au ministre de l’intérieur. »

Les commissaires transmirent cet arrêté de la Commune à la Convention, mais comme par acquit de conscience et sans insister. Leur attention, à ce moment, était ailleurs ; ils relevaient les fraudes énormes commises à Lyon dans le service administratif des armées. Et sans doute ils jugèrent chimérique la solution proposée par la municipalité lyonnaise ; car quel emploi la nation aurait-elle fait des soieries fabriquées par elle ? Elle avait besoin maintenant de fer pour armer ses soldats et de gros drap pour les vêtir, non de fines et éclatantes étoffes. La Convention laissa tomber cette pétition. Qu’advint-il de la crise industrielle lyonnaise ? Sans doute elle ne s’aggrava pas, car dans son rapport du 9 janvier, Roland n’y fait pas la moindre allusion. M. Thomas, qui étudie le mouvement économique et social sous Louis-Philippe, m’a communiqué de curieuses notes, d’où il résulte que les ouvriers de Lyon se rappelaient la Révolution comme une époque de bien-être. « Les denrées n’étaient point chères alors, disaient-ils, et comme les armées appelaient beaucoup d’hommes, tous les ouvriers qui restaient étaient occupés. »

Faïences patriotiques nivernaises (1792).
(D’après les Faïences patriotiques nivernaises par MM Fieffé et Bouveault, reproduit avec l’autorisation des auteurs.)


Cela paraît en contradiction violente avec la crise certaine traversée par Lyon à la fin de 1792.

Il est probable que quand l’impossibilité absolue de remédier au chômage partiel des fabriques de soie par des moyens factices, par des commandes d’État, eut apparu, les enrôlements volontaires se multiplièrent ; les sans-travail se portèrent aux armées, ou s’employèrent à une des industries que surexcitait la guerre. Ainsi la crise fut atténuée sans doute. Et pourtant, le profond malaise du peuple va contribuer à coup sûr à l’explosion prochaine de la révolte lyonnaise, tournée bientôt en contre-révolution. La Révolution avait été favorisée par l’activité économique générale du pays. Elle n’aurait pas résisté six mois, si la crise industrielle qui sévit à Lyon à la fin de 1792 s’était, dès le début de la Révolution, abattue sur toute la France. Dans l’abîme de la misère et du chômage la Révolution aurait sombré.

Et la preuve, c’est qu’à Lyon, la misère, le chômage, préparèrent les voies à la contre-révolution. Mais il n’y avait là, heureusement, qu’une détresse locale. La France dans l’ensemble restait active et prospère. Roland, au 9 janvier 1793, est si loin de constater ou de redouter un affaiblissement général des manufactures qu’il songe, au contraire, à susciter dans les campagnes l’activité industrielle. C’est une idée ancienne de Roland, et que j’ai déjà notée, d’après son grand article du dictionnaire Panckoucke, quand j’ai fait le tableau de l’état économique de la France en 1789. Roland rêve de marier l’industrie au travail agricole.

« Quant à moi, écrit-il à la Convention à propos des ateliers de charité, je ne pense pas qu’il soit convenable de rejeter exclusivement les manufactures dans les villes ; à la bonne heure pour celles d’industrie perfectionnée et où les arts du goût dominent ; mais il n’en est pas de même des autres.

« 1o Il est peut-être contraire aux principes de l’égalité de vouloir conserver entre les villes et les campagnes cette différence de travaux qui met toute l’industrie, les arts, les lumières d’un côté, et réduit l’autre aux simples travaux de la glèbe ;

« 2o Il est contraire à la nature du commerce d’opposer, même indirectement, des obstacles à ce qu’il établisse ses ateliers partout où il trouve profit à le faire ;

« 3o Le matériel des manufactures est l’emploi des matières premières, elles ne s’y emploient pas sans déchet. Employer ces matières sur les lieux, épargner des frais de transport, c’est une économie.

« Ajoutez-y celle de la main-d’œuvre qui, à raison de la seule différence des mœurs et des besoins de la vie journalière, sera toujours moins coûteuse dans les campagnes.

« L’économie est la base de la prospérité des manufactures puisqu’elle règle le prix des marchandises, et décide du sort de la concurrence avec les fabriques étrangères. Je crois donc qu’il faut consulter les localités pour y déterminer tel ou tel genre de travaux et que les campagnes sont très propres pour la préparation des matières… Les villages où les filatures de laine, de coton, où leur emploi en draps, toiles, où la fabrique des rubans, etc., se sont introduits, sont aussi devenus les plus peuplés, les plus riches, et, par conséquent, les contrées de la République où il y a le plus de prospérité ; l’habitant y est manufacturier et cultivateur tour à tour. Le ciel est-il paisible, la saison favorable ? Il laboure, il sème, il récolte ses champs. La pluie, les frimas, les longues soirées de l’hiver le font-il rentrer sous le chaume ? Il y file le coton, la laine, il y tisse de la toile et se livre à d’autres travaux casaniers également utiles à la République, à son bien-être et à celui de sa famille. L’oisiveté, cette source des vices, ce fléau destructeur des États, est repoussée loin de son foyer, le contentement, l’aisance et la paix lui font couler d’heureux jours, et ce ne fut jamais dans une cité, manufacturière et agricole en même temps, que la hideuse discorde osa se montrer.

« Je pense donc que le gouvernement doit introduire dans les campagnes les connaissances et le goût des manufactures de première nécessité. Le commerce et l’agriculture se prêtent un mutuel secours, et nulle part, les champs ne sont mieux cultivés que dans les lieux vivifiés par l’industrie.

« Il faut que chaque individu, le villageois comme le citadin, s’instruise et exerce dans une profession ; il faut que l’éducation publique le pousse à ce goût, lui en fasse même un devoir : c’est le moyen le plus sûr d’extirper la mendicité et d’inspirer l’amour du travail. »

Je ne discute pas le système de Roland ; il convenait à la période intermédiaire et incertaine où se trouvait encore l’industrie qui n’était pas entrée sous la loi du machinisme et qui n’était pas très concentrée. Roland ne paraît pas soupçonner qu’en éveillant dans les campagnes les vocations industrielles il ne ramènera pas l’industrie aux champs, mais qu’il rendra plus facile le drainage des forces rustiques déjà un peu dégrossies et éduquées par l’industrie des villes.

Mais encore une fois, quel que fût l’esprit de système de Roland, et quelque joie qu’il éprouvât à reproduire devant la Convention, comme ministre de l’Intérieur, les idées qu’il avait longtemps propagées obscurément comme inspecteur des manufactures, comment supposer qu’il aurait aussi complaisamment prévu l’extension de l’industrie et la diffusion des connaissances industrielles si, à ce moment précis, il y avait eu une baisse générale de l’activité économique ?

C’eût été une étrange idée de susciter la vaste concurrence de bras nouveaux aux bras inoccupés des ouvriers. Les partis qui se déchiraient alors n’auraient pas manqué de s’imputer les uns aux autres, de la Gironde à Robespierre et de la Commune à Brissot, la responsabilité de la crise industrielle si elle eût été en effet déclarée. Or, ils n’en faisaient rien.

Mais s’il n’y avait pas arrêt ou même ralentissement sensible de l’activité économique et de la production industrielle, le déséquilibre que j’ai noté au printemps de 1792 allait s’aggravant. De plus en plus, la vie de la France semblait reposer sur je ne sais quoi de factice et de précaire. La baisse des assignats se précipitait, surtout à la suite de la nouvelle émission de 400 millions. Roland, dans son rapport du 9 janvier, constate que « l’échange des assignats est de moitié au-dessous du pair contre l’argent, signe général de la richesse de toutes les nations commerçantes ». 50 pour 100 de baisse, c’est déjà très inquiétant.

Il est bien vrai, comme l’a si bien noté Condorcet, que le rapport de valeur de l’assignat à l’argent ne mesurait pas le rapport de valeur de l’assignat aux autres marchandises : l’assignat perdait beaucoup moins par rapport aux denrées que par rapport à l’argent considéré presque comme objet de luxe. Pourtant, avec une telle baisse de l’assignat par rapport à la monnaie de métal, tout l’équilibre des échanges était troublé : le prix de toutes les marchandises devait hausser. Malgré tout, le métal restait le point lumineux, qui hypnotisait, et la certitude où l’on était de ne pouvoir convertir l’assignat en argent qu’avec une perte de 50 pour 100 dépréciait, en une mesure moindre, mais très sensible encore, l’assignat pour toutes les transactions. Contre les incertitudes dont l’assignat semblait frappé, contre le risque de perte qui pesait sur lui, les détenteurs de marchandises se couvraient en en haussant le prix.

C’était, selon le mot très juste de Roland, comme « une prime d’assurance ». Cette prime, parce qu’elle était répartie sur l’ensemble des marchandises et la totalité des transactions, était bien inférieure à la perte que subissait l’assignat par rapport à cette marchandise toute spéciale et rare qui s’appelait l’argent. Mais elle était élevée encore ; et cette prime d’assurance, d’ailleurs variable, surchargeait et faussait les transactions. Assez longtemps ce trouble causé par l’assignat avait été aggravé, surtout dans les grandes villes, par les billets de confiance, qu’émettaient les « caisses patriotiques » et autres ; à Paris notamment la faillite de la maison de secours avait, comme nous l’avons vu, jeté la panique.

La Convention vota, dans les premiers jours de novembre, un décret qui arrêtait et interdisait toute émission de billets de confiance. Cambon exposa brièvement, le 2 novembre, les raisons qui commandaient ce décret :

« Citoyens, vous parler des billets de la caisse de secours (de Paris) c’est traiter une question très délicate, puisque d’un côté vous avez à défendre l’intérêt du Trésor public, et que de l’autre vous avez à soulager la classe indigente des citoyens. Vous connaissez maintenant la somme présumée des billets de la maison de secours de Paris, qui sont encore en circulation : elle est de 2.986.063 livres ; c’est cette somme qu’il est instant de rembourser ; nous ne connaissons pas encore au juste l’état de l’actif de cette maison. Il s’élève, selon le Directoire du département, à 1.600.620 livres ; selon le Conseil général de la commune, à 1.237.000 livres, Nous évaluons que le déficit des différentes caisses de Paris pourra s’élever à 5 millions.

« Nous vous proposerons demain un projet de décret pour répartir cette somme sur les citoyens riches du département. Vos comités, jetant ensuite leurs regards sur les autres communes de la République, ont pensé qu’il convenait de faire retirer de la circulation tous les billets de confiance qui ont été émis, soit par des municipalités, soit par des particuliers. »

Cambon propose qu’à partir d’une date très rapprochée, le 1er janvier : « Tout particulier ou toute municipalité qui mettra en émission des billets au porteur, de telle nature qu’ils soient, soient réputés faux-monnayeurs. Cette disposition est sans inconvénient, puisque, avant la fin du mois, il y aura plus de 200 millions d’assignats de 10 et de 15 sols en circulation (compris dans l’émission nouvelle de 400 millions). Les billets au porteur ne sont qu’une source d’agiotage. Ceux de 1.000 livres émis par la Caisse d’escompte et ceux de la Caisse patriotique offrent, sans doute, une garantie suffisante : mais si l’on permettait la circulation de ceux-ci, des fripons en feraient circuler d’autres, et, d’ailleurs, la masse de nos assignats est suffisante à tous les besoins du commerce.

« Nous vous proposons enfin d’établir, par règle générale, que le déficit qui pourra se trouver dans ces différentes caisses sera supporté par les communes où elles sont établies, mais progressivement aux fortunes ; car le citoyen riche doit être taxé infiniment plus que celui qui n’a qu’une fortune médiocre, et l’on ne peut faire payer celui qui n’a que le simple nécessaire. Ce principe est d’autant plus vrai dans son application au cas particulier dont il s’agit, que l’on ne peut contester que c’est au gros propriétaire, aux entrepreneurs, aux chefs d’atelier qu’ont été principalement utiles les billets de la caisse de secours puisqu’ils les ont dispensés d’acheter du numéraire. Ces différentes mesures feront cesser les inquiétudes et préviendront sûrement les troubles dont la stagnation subite de ces billets a menacé plusieurs départements. »

Il y avait eu, en effet, un assez vif émoi déterminé par deux causes. D’une part, les billets de confiance étaient surtout gagés par des assignats, et les assignats baissaient. D’autre part, la faillite frauduleuse de la maison de secours de Paris, qui avait ou dérobé ou compromis dans des spéculations une partie du gage sur lequel reposaient les billets émis par elle, avait ébranlé le crédit de toutes les autres caisses ; qui sait si elles aussi n’avaient pas détourné ou entamé le gage des billets qu’elles avaient mis en circulation ? Aussi, le Comité des finances prévoyait un déficit ; et selon la politique affirmée dès les premiers jours par la Convention, c’est aux riches de chaque commune que va incomber la charge de combler ce déficit et de rembourser au public la partie des billets de confiance qui n’était plus reprêtée par un gage solide dans les caisses « patriotiques ».

De même qu’à Rouen et à Lyon c’est la bourgeoisie riche qui devait supporter par un emprunt forcé, sans intérêt et progressif, la charge de l’approvisionnement en blé à des prix réduits, de même c’est la bourgeoisie riche qui devait, par des contributions progressives, couvrir le déficit des caisses d’émission. La fortune des riches commence à apparaître comme une sorte de fonds social de réserve et d’assurance contre les accidents fâcheux qui troublent l’économie du pays, la vie de la nation.

À vrai dire, il ne semble pas qu’en dehors de Paris, il y ait eu déficit dans les caisses. Au moins pour les municipalités pour lesquelles Roland donne dans son rapport l’état des caisses, les sommes en dépôt qui garantissent les effets de confiance sont, ou égales, ou même supérieures à la somme des billets émis. À Paris, l’immense confusion des affaires avait sans doute rendu plus malaisée la surveillance. Dans les grandes villes de province, ou c’étaient les municipalités elles-mêmes qui géraient les caisses, et avec une inflexible probité, ou c’étaient des groupements industriels habitués à l’exactitude et au contrôle. C’est ainsi qu’à Bordeaux, les billets émis pour une somme de 10.391.034 livres, plus de 10 millions (on voit le grand rôle joué par cette monnaie de papier, subdivision anticipée et libre de l’assignat), avaient leur contre-partie exacte dans un actif certain et vérifié. De même, à Laval, pour 1.833.591 livres.

De même encore pour Lyon, où la caisse de l’association des chapeliers (maîtres chapeliers) avait émis 1.572.000 livres, avec un actif équivalent. Et aussi avec des sommes moindres mais élevées encore, pour Angers, Saumur, Baugé, Cholet, Coron, Tours, Saint-Quentin, Dunkerque, Lyon encore (pour la caisse patriotique), à Poitiers, à Montargis, Balmont, Nancy, Toul, Vezcièze, Lunéville, Mâcon, Bar-sur-Ornain, Parthenay, la gestion avait été irréprochable. Et ce n’est qu’une énumération bien incomplète. Mais cette abondance de la petite monnaie fiduciaire s’ajoutant à la masse énorme des assignats, n’est-elle point un signe de l’extrême activité des échanges ? Dix millions rien que pour Bordeaux.

C’est le 8 novembre que la Convention adopta le décret sous sa forme définitive. On y voit en jeu tout le mécanisme administratif de la Révolution manié par la volonté puissante de la grande assemblée.

« La Convention nationale, après avoir entendu le rapport de son comité des finances, considérant la nécessité qu’il y a d’arrêter le plus tôt possible la circulation des billets au porteur, payables à vue soit en échange d’assignats, soit en billets échangeables en assignats, qui sont reçus de confiance comme monnaie dans les transactions journalières, afin d’éviter les troubles que cette circulation pourrait occasionner ;

« Considérant que l’émission de ces billets qui a été faite par des corps administratifs ou municipaux, compagnies ou particuliers, ne peut, dans aucun cas, former une dette à la charge de la République ;

« Considérant qu’il est du devoir des représentants de la nation de prendre des mesures pour fournir au déficit qui pourrait résulter des diverses émissions de ces billets, afin que la portion du peuple la moins fortunée ne soit pas la victime de l’insolvabilité ou des manœuvres coupables des personnes qui les ont émis, arrête ce qui suit… »

Et toute une série d’articles réglait la vérification des caisses par des commissaires nommés par le directoire de département ou de district. Ces commissaires devaient se faire représenter, les fonds et toutes les valeurs qui servaient de gages aux billets ; surveiller la vente qui serait faite par chaque administration des valeurs qui servent de gage aux billets, afin de se procurer de suite, en assignats ou en espèces, l’entier montant des billets en circulation.

« Art. 6. — Le jour de la publication du présent décret, les corps administratifs et municipaux cesseront l’émission desdits billets ; ils briseront les planches qui auront servi à leur fabrication. Ils retireront de suite ceux qui seront en circulation et ils les feront annuler et brûler en présence du public…

« Art. 7. — Les corps administratifs et municipaux qui auront fait des émissions étant responsables du déficit qui pourrait exister dans leurs caisses, seront tenus d’y pourvoir au fur et à mesure des besoins pour le remboursement ; et faute par eux d’y satisfaire, ils y seront contraints, savoir : les directoires de département, à la requête et diligence du commissaire nommé par le conseil de département.

De même, vérification immédiate sera faite des caisses des compagnies.

« Art. 9. — Trois jours après ladite vérification, les compagnies et les particuliers qui auront mis en circulation desdits billets, seront tenus de représenter à la municipalité les assignats ou espèces qui seront nécessaires pour retirer tout billet qui serait en circulation. »

Et ce n’est pas en gros assignats, même quand les statuts des caisses l’avaient réglé ainsi, c’est en assignats de 5 livres que devra être fait le remboursement des billets.

« Art. 14. — Pour faciliter la rentrée desdits billets, toutes les conditions qui s’y trouveront énoncées de ne les rembourser qu’en assignats de 50 livres et au-dessus sont annulées ; les corps administratifs étant chargés d’échanger aux dites compagnies ou particuliers des assignats de 50 livres et au-dessus contre des assignats de 5 livres et au-dessous, jusqu’à concurrence des sommes qui pourront leur être nécessaires. »

Et voici les dispositions pour parer au déficit :

« Art. 16. — Le déficit qui pourra se trouver dans les caisses des particuliers ou des compagnies qui auront mis en circulation des billets au-dessous de 25 livres, payables à vue, etc… connus sous le nom de billets patriotiques, de confiance, de secours, ou sous toute autre dénomination, qui sont reçus de confiance comme numéraire dans les transactions journalières, le produit de la vente des effets et marchandises et de la rentrée, des dettes actives sera supporté, à Paris, par le département, et, dans les autres villes, il sera une charge des communes dans lesquelles ces établissements ont eu lieu, sauf le recours contre les entrepreneurs, directeurs, associés ou intéressés dans lesdites caisses.

« Art. 17. — Le montant de ce déficit sera réparti au marc la livre, d’après le mode de contribution extraordinaire qui sera établi par la Convention, sur l’avis des corps administratifs et municipaux. »

À partir du 1er janvier 1793 aucun billet ne devait rester en circulation : pour obliger les porteurs de ces billets à se faire rembourser dans le délai fixé, l’article 21 disait :

« Les personnes qui, avant le 1er février prochain, n’auront pas exigé le remboursement des billets au-dessous de 25 livres, seront déchues de leur recours envers les communes ; et celles qui, avant le 1er janvier prochain, ne se seront pas fait rembourser les billets de 25 livres et au-dessus seront tenues, avant d’obtenir leur remboursement, de les faire viser au bureau chargé de percevoir les droits d’enregistrement, et d’y payer 2 % de la valeur desdits billets. »

Mais, malgré ce décret si ferme, les billets de confiance ne disparurent pas de la circulation aussi vite que l’avait voulu la Convention, longtemps encore ils aggravèrent le trouble que la baisse et les fluctuations des assignats jetaient dans le système économique. Roland constate, à la date du 9 janvier 1793, la persistance du mal :

« Le commerce est devenu un océan de hasards par les chances désastreuses de la falsification. Le peuple a tremblé pour la certitude du gage de ses salaires. Chacun a voulu obtenir une prime d’assurance en faisant payer plus cher sa marchandise ou ses services. Les prix ont monté d’un mouvement rapide, circonstance dont le pauvre gémit et qui épuise le trésor public (obligé pour la guerre à de vastes achats).

« Par la loi du 8 novembre, ajoute Roland, la Convention a vigoureusement attaqué la source de tous ces maux en ordonnant que, dans toute l’étendue de la République, les billets de confiance seront remboursés et cesseront d’avoir cours au 1er janvier. La mesure était grande, mais l’événement a prouvé que trop peu de temps était accordé pour son exécution. » Ce n’est pas que la plupart des caisses patriotiques dont les états de situation ont été dressés selon les formes prescrites par la loi n’aient prouvé qu’elles avaient bien réellement en assignats le gage entier de la somme des billets versés par elles dans la circulation.

Et partout l’échange des billets de confiance contre les assignats de 15 et de 20 livres se ferait sans peine s’il n’y avait en certaines grandes villes un étonnant mélange de billets de toute espèce. Il y a dans plusieurs départements une multitude de billets de toutes les régions de la France, et il est difficile, loin du point d’émission de ceux-ci, de les réaliser en assignats.

« L’ébranlement de toute la France au moment où l’ennemi en avait franchi les frontières a fait parcourir des espaces immenses aux bataillons de volontaires dont chacun a parsemé sa route de billets de sa municipalité ou de son district. De là il est résulté partout, et spécialement aux départements frontières, une confusion terrible de papiers-monnaie. Rien n’est aujourd’hui si difficile que de faire retourner tous ces papiers-monnaie à leur source. »

Fabre D’Églantine.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


Curieux effet de l’immense mouvement national qui mêlait les hommes de toutes les régions, de toutes les communes dans l’armée de la liberté ! Il avait fallu accorder des délais plus étendus, et ainsi cette cause secondaire, mais irritante, de déséquilibre s’ajoutait à toutes celles qui affectaient les prix.

Dans cette hausse générale des prix, c’est surtout le blé qui avait monté, et ce renchérissement du blé était doublement grave, d’abord parce qu’il atteignait l’alimentation du peuple, et puis parce que le blé était en quelque sorte un étalon de valeur par rapport auquel tous les prix se fixaient : ainsi une hausse démesurée du blé tendait à bouleverser et à hausser tous les prix.

Il y avait de région à région, et particulièrement du Nord au Midi, des différences énormes dans les prix du blé, du simple au double, mais partout il était extraordinairement cher. Le Conseil exécutif provisoire, dans sa proclamation du 30 octobre 1792, constate que « dans presque tous les départements méridionaux, le setier de grain de 220 livres poids de marc, se vend 60 livres et plus ». 60 livres, c’est effrayant : cela équivaut à peu près à 45 francs l’hectolitre et même plus. Dans le Nord, le prix n’est parfois que de moitié, mais presque partout, même dans les régions les plus favorisées, le prix atteint 37 livres le setier, ce qui est exorbitant. C’est le prix constaté par le ministre de l’intérieur dans une lettre du 19 novembre :

« Aujourd’hui, écrit-il, le prix commun du blé se monte à 37 livres. »

C’était, sur les prix de la période de dix ans qui précéda la Révolution, une hausse énorme.

« Depuis 1776 jusqu’à 1788, précise Roland, c’est-à-dire dans l’espace d’environ douze ans. le prix des grains n’a presque pas varié, et il s’est maintenu au prix commun de 22 livres le setier de 240 livres poids du marc. »

Maintenant donc c’est presque le double, et dans le Midi, c’est le triple. Fabre de l’Hérault, sans préciser les chiffres, dit le 3 novembre, au nom du Comité d’agriculture :

« Partout les prix éprouvent un surhaussement qui doit inspirer des craintes. »

Creuzé-Latouche, « au nom de la section des subsistances », constate, dans un rapport substantiel du 8 décembre, qu’il y a de région à région des inégalités extraordinaires, mais que partout un terrible mouvement de hausse a porté les prix à un niveau que, dans le siècle, le peuple n’avait pas connu.

« Voyez le tableau du prix du blé en France depuis 1756 jusqu’en 1790. Ces prix sont les prix moyens de chaque année, réduits sur le setier de Paris, qui pèse 240 livres poids de marc.

« Depuis 1756 jusqu’en 1766, le prix du blé a été de 14 à 18 livres. En 1766, le prix du blé a été de 20 livres ; il a encore monté rapidement dans les années suivantes, et dans les dernières années du règne de Louis XV, il a été de 25 à 29 livres.

« En 1774 ce prix est retombé, et depuis cette époque jusqu’en 1788, il a été à 20 et 19 livres et n’a jamais passé 23, excepté dans l’année 1775, où plusieurs provinces avaient manqué et où l’on vit quelques soulèvements.

« Voyez le tableau des prix dans tous les départements, relevé du 1er au 16 octobre dernier et réduit aussi au setier de Paris. Ce tableau présente des inégalités sans exemple. Tandis que plusieurs départements ont du blé à 24, 26, 27 et 28 livres, d’autres le paient à la même époque 56, 60 et jusqu’à 64 livres ; d’autres, depuis 40 jusqu’à 50, et d’autres depuis 30 jusqu’à 40 livres. »

Creuzé-Latouche constate, par exemple, que le département du Loir-et-Cher, placé entre celui de la Sarthe et du Loiret, qui ont le blé à 29 et à 31 livres, le paye 45 livres :

« Le département des Landes paye le blé 26 livres, et ce département est situé entre la Gironde et les Basses-Pyrénées, qui le payent 41 et 42 livres. »

La préoccupation du rapporteur est de démontrer que c’est surtout le défaut de circulation qui crée le mal. Mais ce défaut de circulation, s’il explique les « inégalités monstrueuses » d’un département à l’autre, n’explique pas la hausse générale et vraiment exceptionnelle des blés. Cette hausse résulte des tableaux publiés par Creuzé-Latouche et que je tiens à reproduire, car c’est un document très important sur la vie économique de la Révolution.

Voici d’abord le tableau du prix moyen du froment, chaque année, réduit au setier de Paris, depuis 1756

Prix moyen annuel du froment de 1756 à 1790 dans le setier de Paris
Année Livres Sous
1756…. 14 livres 19 sous
1757…. 18 11
1758…. 17 11
1759…. 18 8
1760…. 18 7
1762…. 15 9
1763…. 14 17
1764…. 15 12
1765…. 17 8
1766…. 20 14
1767…. 22 6
1768…. 24 4
1769…. 24 livres sous
1770…. 29 7
1771…. 28 6
1772…. 26
1773…. 25 13
1774…. 22 14
1775…. 24 16
1776….
1777…. 20 17
1778…. 22 18
1779…. 21 4
1780…. 19 15
1781…. 20 livres 19 sous
1782…. 23 16
1783…. 23 9
1784…. 23 18
1785…. 23 4
1786…. 22
1787…. 22 2
1788…. 25 2
1789…. 34 2
1790…. 30 7

C’est donc de 1756 à 1790, pendant trente-deux ans, une moyenne de 24 livres le setier (environ 120 kilos), c’est-à-dire 20 livres ou environ 20 francs les 100 kilos. Et voici maintenant que la moyenne est de 37, avec de prodigieux écarts de département à département ; mais sans que les plus favorisés descendent à la moyenne des 32 années précédentes. Voici les prix, par département, du 8 au 16 octobre 1792.

Ain 43 Gard 51 Nièvre 36
Aisne 32 Garonne (Haute-) 42 Nord 32
Allier 43 Gers 42 Oise 30
Alpes (Hautes-) 63 Gironde 42 Orne 31
Alpes (Basses-) 54 Hérault 58 Pas-de-Calais 26
Ardèche 44 Ille-et-Vilaine 28 Puy-de-Dôme 53
Ardennes 47 Indre 43 Pyrénées (Basses-) 41
Ariège 55 Indre-et-Loire 29 Pyrénées (Hautes-) 32
Aube 25 Isère 29 Pyrénées-Orientales 33
Aude 34 Jura 45 Bas-Rhin 34
Aveyron 53 Landes 27 Haut Rhin 27
Bouches-du-Rhône 51 Loir-et-Cher 47 Rhône-et-Loire 35
Calvados 30 Loire (Haute-) 51 Haute-Saône 41
Cantal 30 Loire-Inférieure 30 Saône-et-Loire 34
Charente 35 Loiret 31 Sarthe 30
Charente-Inférieure 34 Lot 28 Seine-et-Oise 25
Cher 37 Lot-et-Garonne 40 Seine-Inférieure 31
Corrèze 42 Lozère 37 Seine-et-Marne 30
Côte-d’Or 35 Maine-et-Loire 33 Deux-Sèvres 32
Côtes-du-Nord 26 Manche 38 Somme 30
Creuse 49 Marne 27 Tarn 30
Dordogne 40 Marne (Haute-) 34 Var 43
Doubs 42 Mayenne 31 Vendée 31
Drôme 47 Meurthe 31 Vienne 31
Eure 26 Meuse 30 Vienne (Haute-) 37
Eure-et-Loir 26 Morbihan 31 Vosges 38
Finistère 28 Moselle 28 Yonne 33

Cette hausse si disparate, mais partout si forte, n’est point passagère ; elle se maintient en janvier 1793, au moment où Roland dresse son rapport à la Convention. Je reviendrai tout à l’heure sur les causes de la crise indiquées par Roland ; je ne cite maintenant ce texte, très important d’ailleurs à bien des égards, que pour noter la permanence de la hausse du blé et du pain, et ses profonds effets sur toute la vie économique de la France. « En vain, dit Roland, les barrières fiscales sont-elles détruites, une recherche inquisitoriale plus funeste encore neutralise les subsistances dans toutes les veines du corps politique. Le prix des grains varie pour le Français de 25 à 64 livres le setier, et l’agriculteur ne peut échanger librement le produit de ses sueurs contre l’industrie de ses compatriotes. À ce faux système désorganisateur des rapports sociaux, la Convention a opposé une loi pleine de sagesse ; mais il faut encore ajouter comme cause décourageante de l’agriculture, la nécessité de satisfaire aux dépenses publiques par l’émission d’une masse considérable d’assignats, dont l’échange est de moitié au dessous du pair contre l’argent, signe général de la richesse de toutes les nations commerçantes. L’artisan agricole lutte contre le cultivateur pour l’augmentation des salaires dont le consommateur ne consent qu’avec peine le remboursement, sur les denrées. Leur surhaussement est d’autant plus inévitable qu’un million de bras employés aujourd’hui à la défense de la République diminue pour le laboureur la concurrence dans le choix des ouvriers. Ce n’est pas tout : les bœufs, les chevaux, ces compagnons de labour, qui économisent les frais de culture et en multiplient les produits, sont enlevés soit pour suffire à la nourriture des défenseurs de la patrie, soit pour aider aux travaux guerriers…

« Les mêmes symptômes affectent l’industrie manufacturière. Le premier élément du prix de tout travail, de toute fabrication, se trouve dérangé, puisque le blé depuis longtemps au taux moyen de 22 livres le setier du poids de 240 livres, se trouve aujourd’hui en France généralement de 37 livres. Les nombreux consommateurs, rentiers, salariés, journaliers, n’éprouvant pas la même augmentation dans leurs revenus, restreignent leurs dépenses, et ne vivifient plus les anciens canaux de la circulation ; un grand nombre même, alarmé à la dépréciation des assignats, achète pour emmagasiner et non pour consommer. »

Ainsi la formidable hausse du blé et du pain, signalée officiellement par la proclamation du Conseil exécutif provisoire du 30 octobre, est constatée encore officiellement dans sa réalité brutale et ses effets présumés, le 9 janvier 1793, par le ministre de l’Intérieur.

Avec cette diversité dans les prix du blé, il n’est pas aisé de savoir exactement quel était le prix moyen du pain. Lequinio qui cherche à rassurer la Convention dit dans son discours du 29 novembre : « Remarquez que les cris et la disette n’ont point lieu dans les départements qui manquent de blé, mais dans ceux où il est abondant. Aujourd’hui le blé manque dans quelques départements du Midi, le pain s’y vend 7 ou 8 sous la livre, et le calme y règne. À trente lieues autour de Paris le sol ne produit que du blé, pour ainsi dire, la récolte a été bonne, tous les greniers sont pleins ; le pain à Paris ne vaut que 3 sous la livre, il n’est pas plus cher dans les 30 lieues qui l’entourent, et c’est là qu’existe le mal. »

Mais, si à Paris le pain ne valait que 3 sous la livre, c’est parce que la municipalité parisienne vendait du blé à perte. On peut donc être sûr que presque partout le prix de la livre de pain dépassait 3 sous. Qu’on se souvienne qu’un député de Lyon s’écriait à la Convention que le pain se vendait à Lyon 5 sous la livre, et que l’on rapproche ce trait effrayant du prix presque incroyable de 7 à 8 sous que Lequinio indique pour quelques départements du Midi ; on sera porté à croire que presque partout le prix du pain s’élevait au moins à 4 sous la livre. Barbaroux propose, le 8 décembre, un décret dont l’article 2 disait :

« Lorsque le prix du pain se sera élevé, dans la majorité des départements au-dessus de 36 deniers la livre, l’exportation des grains de la République sera prohibée par le Corps législatif, et les délinquants seront punis de mort. » (Trente-six deniers c’est 3 sous, le denier exprimant un douzième du sou.)

Trois sous, c’est donc, selon Barbaroux, le prix extrême que peut supporter le peuple. Or, dans le même décret, il dit (article 4) : « L’exportation des grains est dès ce moment défendue. » C’est donc que dans la majorité des départements, et sans contestation aucune, le pain valait plus de 3 sous la livre. D’ailleurs, il se vendait à peu près 3 sous la livre avant la hausse d’octobre : je crois donc pouvoir conclure qu’à la fin de 1792 et 1793, le pain se vendait au moins 4 sous la livre dans la plus grande partie du pays. Or, la plupart des orateurs sont d’accord pour dire que le travailleur français, surtout le travailleur des campagnes, consomme 3 livres de pain par jour. Dufriche-Valazé dit expressément, dans son discours du 29 novembre :

« Vauban ne porte la consommation qu’à 3 setiers par tête (et par an) ; ce qui ne fait pas tout à fait 2 livres de pain par jour, et si les citadins en consomment moins, qu’ils sachent que l’habitant des campagnes qui est toujours en équilibre entre ses forces et ses fatigues en consomme bien davantage. L’expérience m’a démontré que le laboureur mangeait par jour depuis 3 livres jusqu’à 3 livres 1/4 de pain. »

Il est bien vrai que dans ce pain les habitants pauvres pouvaient faire entrer du seigle ; mais, à moins de réduire la qualité de son pain, le citoyen français supportait alors, rien que pour le pain, une charge de 12 sous par jour. Barbaroux évalue à 2 400 millions la valeur annuelle de la consommation en pain pour les 25 millions de Français : c’est une charge de 88 francs par tête. Et cette année-là, les menus grains, ce qu’on pourrait appeler les grains pauvres, qui au besoin remplaçaient le blé, avaient fait défaut :

« Les pluies presque continuelles de l’automne, écrit Roland, ont beaucoup endommagé les menus grains, tels que le maïs et le sarrazin, qui sont dans plusieurs cantons la principale nourriture de la classe indigente du peuple. Il faut attribuer particulièrement au défaut de récolte de ces menus grains, les demandes considérables de secours qui me sont adressées journellement. »

C’est donc au blé surtout qu’il fallait recourir ; et on voit qu’au cours du pain de froment chaque travailleur, ouvrier ou paysan, selon qu’il consommait 2 livres ou 3 livres de pain par jour, était obligé de dépenser, rien que pour le pain, entre 8 et 12 sous par jour ; c’est-à-dire au moins un tiers du salaire et souvent la moitié. Je n’entre pas en ce moment dans l’étude des salaires sous la Révolution ; je me borne à marquer par quelques exemples, combien, par rapport aux salaires, le prix du pain était à cette date exorbitant. Beaucoup de journaliers agricoles ne gagnaient pas plus de 20 sous par jour. Nous avons vu que les ouvriers du bâtiment à Paris gagnaient 40 sous. Je relève, dans ce même rapport de Roland, qui constate le haut prix du blé, le salaire de quelques catégories d’ouvriers d’élite, payés particulièrement cher. Ainsi, à la manufacture de Sèvres, les ouvriers, au nombre de 204, sont répartis en six ateliers. L’atelier de peinture est composé d’un chef et de 72 ouvriers dont les appointements annuels montent, au total, à la somme de 63 492 livres ; c’est-à-dire que le salaire annuel de ces ouvriers, qui sont des artistes, s’élève en moyenne à 900 livres, 3 livres par jour de travail. Dans l’atelier de porcelaine tendre, composé d’un chef et de 40 ouvriers, les appointements annuels s’élèvent à 33285 livres : c’est une moyenne annuelle, par ouvrier, de 718 livres ; ou 2 par jour ouvrable : 46 sous. L’atelier de porcelaine dure est composé d’un chef et de 26 ouvriers, qui reçoivent dans l’année 20256 livres ; pas 50 par jour. Voici l’atelier des fours composé d’un chef et de 42 ouvriers, recevant annuellement 25620 livres, c’est-à-dire, pour chacun d’eux, 681 dans l’année : 38 sous par jour.

À la manufacture des Gobelins « les ouvriers étaient au nombre de 134, dont 18 apprentis, et la totalité de leurs journées s’élevait à une somme de 109546 livres. Il y avait sur cette dépense une diminution de 8 à 10000 livres par an, pour le piquage par quart de jour à raison des absences. »

Ainsi, en fait, ils recevaient dans l’année environ 100 000 livres : c’est-à-dire (défalcation faite des apprentis) 860 livres en moyenne pour chacun : 56 sous par jour ouvrable, à peine sur l’ensemble de l’année 50 sous par jour. Et c’étaient des ouvriers rares, aux prises avec le génie des peintres, et obligés d’entrer si subtilement dans l’œuvre des maîtres que, selon la manière large ou raffinée du peintre qu’ils reproduisaient en tapisserie, la vitesse de leur travail mesurée à l’aune était extrêmement variable. « Tant que l’on a exécuté des tableaux des anciens maîtres, les prix fixés pour la main-d’œuvre n’ont excité aucune réclamation ; mais lorsque l’on a exécuté des Boucher, des Van Loo, l’ouvrier n’a pu mettre dans son travail la même promptitude. » Et quand les hauts salaires sont à ce niveau, que doit être le commun des salaires ? Il ne me paraît pas téméraire de dire qu’en général ils représentaient à peine le tiers des salaires actuels. Or, aujourd’hui et depuis une dizaine d’années le prix du pain n’atteint pas en France, dans l’ensemble, 3 sous la livre. Donc, le pain au commencement de 1793, était plus cher qu’aujourd’hui, absolument, au moins d’un quart : et relativement au salaire, il était quatre fois plus cher. Quel fardeau pour le peuple, à cette heure à la fois triomphante et difficile de la Révolution !

Mais quelles étaient les causes de cette redoutable cherté ?

Il est sans doute impossible de les démêler toutes et de mesurer l’action de chacune. Dans ces périodes de rénovation universelle et de vaste ébranlement l’enchevêtrement des faits est extrême, les faits économiques et les faits politiques réagissent les uns sur les autres à l’infini.

Il serait trop commode de dire, comme le font les historiens à la mode de Taine, que la méfiance générale et l’anarchie étaient les causes de la cherté. Sans doute, le peuple avait gardé un souvenir sinistre des opérations d’ancien régime qui furent faites sur les blés, il avait gardé le souvenir horrible des disettes, des famines périodiques qui avaient désolé le pays. Et chaque département, chaque district, chaque canton, soupçonnant que si le grain sortait de leurs limites il deviendrait peut-être la proie de manœuvres coupables, étaient, tentés de le retenir sur place. Ainsi la circulation était sinon arrêtée, au moins troublée, et les régions qui avaient du trop plein ne le déversaient que péniblement sur celles qui avaient du manque : de là, sans doute, l’extrême inégalité des prix.

Une découverte récente avait ranimé les souvenirs les plus tristes et les plus terribles légendes d’accaparement et de famine. Les papiers saisis aux Tuileries avaient révélé l’emploi assez étrange fait, pour le compte du roi, des fonds disponibles. Le roi, par un billet du 7 janvier 1791, en avait confié la gestion à M. de Septeuil :

« J’autorise M. de Septeuil à placer mes fonds libres comme il le jugera convenable, soit en effets sur Paris ou sur l’étranger, sans néanmoins aucune garantie de sa part. »

Et M. de Septeuil s’était mis en rapport avec des maisons de Nantes, de Lyon, et surtout de Hambourg, et il faisait pour le roi, sur les sucres, sur les blés, des opérations où il était intéressé à la hausse. Voici un billet du 22 avril 1792 à MM. Duboisviolette et Moller, de Nantes :

« M. Rocck, d’Hambourg, étant ici dernièrement, vous a prévenu que l’achat fait sur son ordre de 20 barriques sucre terré, montant à 65 982 livres, était pour mon compte. En conséquence, je vous prie, Messieurs, de temps à autre, et premièrement en réponse à celle-ci, de me donner des instructions sur le cours du sucre et sur ce que je puis en espérer. Ce sera d’après cette connaissance que je vous en commettrai la vente. Mon intention est de réaliser le plus tôt possible cette spéculation et aussitôt que j’y pourrai trouver un bénéfice de 10 à 12 %. Je vous prie de m’adresser vos lettres sous enveloppe à M. de Chalandray, rue de l’Université. »

Le 30 avril 1792, Septeuil écrivait à Rocck, qui se trouvait alors à Amsterdam, chez MM. de Bury et Cie :

« Monsieur, j’apprends avec plaisir votre heureuse arrivée à Amsterdam ; je suis charmé que vous n’ayez pas été inquiété sur votre route, il n’en serait peut-être pas de même aujourd’hui, depuis notre déclaration de guerre… A l’égard des marchandises, je vois avec beaucoup de peine la baisse énorme sur celle du no 1. J’attends avec impatience l’effet qu’aura produit notre déclaration de guerre ; vous connaissez mes intentions sur cet article, je persiste à vouloir le réaliser au pair, je me repose sur votre zèle pour mieux faire, si les circonstances deviennent favorables. Quant aux nos 2 et 3, j’ai plus de confiance dans la hausse que ces marchandises doivent éprouver ; j’espère que vous m’informerez exactement des variations de prix, et que vous n’échapperez pas les occasions utiles à mes intérêts vous m’avez donné de belles espérances sur ces opérations, je désire les voir réaliser et n’avoir que des remerciements à vous en faire. »

Évidemment les opérations faites pour le compte du roi sont insignifiantes, mais c’étaient des spéculations à la hausse, et quand ces lettres furent saisies et publiées, les esprits surexcités déjà par la hausse des denrées crurent voir là une partie d’un vaste plan caché.

Faïences patriotiques nivernaises (1792).
(D’après les Faïences patriotiques nivernaises par MM. Fieffé et Bonveault, reproduit avec l’autorisation des auteurs.)


Septeuil, dans une lettre du 14 mai 1792, à MM. Engelbak et Rocck, à Hambourg, écrit ceci :

« Je vous priais de me reconnaître… de l’emploi de B. M. 75 089 pour mon intérêt proportionnel aux fonds dans les achats en société de blé froment qui se montent, mirant les factures remises à M. du Coulombrei, à 402 992 B. M. »

C’étaient des sommes infimes, et cela ne pouvait, en rien agir sur les cours, mais quelle inconscience, quelle funeste étourderie chez ces agents du roi qui, en pleine révolution, en pleine guerre, quand le peuple encore hanté des souvenirs du pacte de famine commence à murmurer contre la cherté des grains, associent le roi à des spéculations à la hausse sur les denrées coloniales et sur le blé ! Septeuil demande à ses correspondants de Hambourg (ah ! comme le nationalisme monarchiste et antisémite, vertueux ennemi du cosmopolitisme financier, a là de précieux antécédents !) de lui confirmer l’entrée en dépôt des cafés reçus du Havre et de Nantes, et des sucres reçus de Nantes :

« Je vous serai obligé de satisfaire à tous ces points de reconnaissance. Je vous dirai de plus que M. Rocck m’avait expressément promis que vous m’écririez le prix de chacune de ces marchandises. » Et en post-scriptum :

« Je ne doute pas que le prix des froments ne s’élève incessamment et que vous ne rencontriez les limites de 120, quoique fort distantes d’à présent ».

Septeuil n’est pas enchanté de son opération, il craint d’avoir acheté au moment où le cours du blé avait déjà atteint le plus haut : il essaie pourtant de se rassurer et il entrevoit une hausse nouvelle comme conséquence des grands achats des armées.

« Hambourg, MM. Engelback et Rocck, le 8 juin 1792.

« Il faut avouer que j’ai été bien malheureux de saisir le plus haut prix dans l’achat de ces froments ; j’espère que vous apporterez tous vos soins pour m’en tirer le meilleur parti que vous pourrez recueillir sur les récoltes éventuelles du Nord et sur la consommation présumée des nombreuses armées… Les notions sur nos récoltes de France les font présumer bonnes. Cependant, il arrive annuellement que les denrées sont chères à l’approche et même après les récoltes ; il en est sans doute de même chez vous, et j’espère que dans le courant des mois de juillet et d’août les prix s’élèveront ; j’ai la même espérance pour les denrées coloniales pour l’automne prochain. »

Septeuil n’eut pas d’ailleurs à se louer de ses rapports avec les dépositaires Rocck et Engelback, chez lesquels il consignait pour revendre à bénéfice, sucres, cafés et blés. Il eut des doutes sur leur solidité et retira la marchandise, mais il continua de spéculer et il écrivait à ses nouveaux correspondants de Hambourg, MM. Poppe et Cie, pour soutenir les cours :

« Je ne fixe pas de limites pour les froments… Vous aurez appris les ordres que notre gouvernement a donnés chez vous pour des achats qui seront suivis, dit-on, de nouveaux et plus considérables. »

À Londres, à Saint-Pétersbourg, Septeuil poussait aussi ses petites opérations. Les documents relatifs à ces spéculations furent portés à la tribune de la Convention et aggravèrent l’émoi du peuple. On ne voit là en mouvement que de petites sommes, mais a-t-on découvert toute la trame ? Et si les fonds de la liste civile servent à des achats de blés, à des « accaparements », toute la contre-révolution n’est-elle pas entrée dans le système du roi ? Que le grain reste donc sous la surveillance du peuple si on ne veut pas que les contre-révolutionnaires, les nobles, les prêtres factieux, les marchands aristocrates les riches bourgeois feuillants, le concentrent en des magasins secrets, afin d’affamer la nation révolutionnaire.

Le girondin Valazé, rapporteur de la Commission d’examen des papiers trouvés aux Tuileries, dénonça avec violence, le 6 novembre, les spéculations royales :

« De quoi n’était-il pas capable, le monstre ! Vous allez le voir aux prises avec la race humaine tout entière. Je vous le dénonce comme accapareur de blé, de sucre et de café. Septeuil était chargé de cet odieux commerce, auquel nous voyons qu’on avait consacré plusieurs millions. Était-ce pour cet horrible usage que la nation avait comblé le perfide de richesses ? Il n’y a que le cœur d’un roi qui soit capable d’une telle ingratitude.

« Ah ! je ne suis plus surpris de l’imprévoyance des lois sur les accaparements. On faisait tout pour détourner de cet objet l’esprit des législateurs ; on imposait silence au peuple toujours crédule en lui disant qu’il n’y avait point et qu’il ne pouvait y avoir d’accapareurs ; que toutes les parties de l’empire étaient trop activement surveillées par les corps municipaux et les gardes nationales… Le peuple se taisait, car il est si facile à convaincre, et le lendemain, sous le grand prétexte de la libre circulation, on le faisait marcher au secours des accapareurs. J’en profiterai, de cette leçon, et je prends ici l’engagement de veiller avec un soin particulier sur la rédaction des lois relatives aux subsistances.

« Vous concevez bien, représentants du peuple, qu’on a couvert de toutes les ombres du mystère l’odieux commerce que je viens de vous dénoncer, et longtemps nous avons cru nous-mêmes que nos recherches seraient infructueuses. Les sommes que l’on y employait et le nom de celui qui le faisait ne nous laissaient aucun doute sur la part que Louis Capet devait, à l’exemple de son aïeul, prendre à ce commerce. Nous connaissions les besoins toujours renaissants d’une cour corruptrice. Nous avions sous les yeux l’embarras de Septeuil pour satisfaire quelquefois à ces besoins ; cependant nous savions que le fier despote voulait être obéi sur l’heure.

« Nous voyions ce même Septeuil consacrer jusqu’à deux millions et plus à ce commerce qu’il faisait à Hambourg, à Londres et ailleurs, en prenant la simple précaution de se faire adresser sa correspondance, à ce sujet, sous un nom emprunté ; nous étions assurés, en même temps, que le tyran était instruit des rapports commerciaux de son agent avec l’étranger, puisque nous tenions en mains des reçus de sa part, qui consistaient en des traites sur Londres. Nous ne cessions de répéter que Septeuil ne serait pas assez imprudent pour se priver de la ressource de plusieurs millions, quand on le pressait chaque jour pour des payements extraordinaires, à moins qu’il n’eût eu une réponse toute prête.

« Enfin, après avoir revu cent fois les liasses qui renferment les factures et la correspondance relatives à ce commerce, qui s’est fait à partir du mois de juin 1791 jusqu’à la Révolution (du Dix Août), nous sommes parvenus à trouver la pièce probante. »

C’est l’autorisation de Louis à Septeuil que j’ai citée. Valazé grossit beaucoup les choses. D’abord, j’ai beau lire et relire les documents annexés à son rapport, je n’y trouve pas l’emploi de plusieurs millions en opérations de commerce. Je vois bien que le roi demande à M. Duruey, le 24 février 1791, une avance de deux millions ; mais rien n’indique qu’elle fut destinée à des combinaisons commerciales.

C’est le 2 juillet 1792, que je relève les achats les plus forts : 595 691 livres de café, et 234 973 livres de sucre, le tout acheté au Havre et à Nantes et expédié à Hambourg, pour y être consigné chez Poppe et Cie. Il ne me paraît donc pas que le capital consacré par l’agent de Louis XVI à ces sortes d’opérations ait dépassé un million. Mais eût-il été de deux ou trois, quelle influence cela pouvait-il avoir sur la marche générale des prix ? Il n’y a rien là qui ressemble à un plan d’accaparement, à un pacte de famine, mais une prodigieuse inconscience, un divorce complet de la pensée du roi et de la vie nationale. Creuzé-Latouche exagéra en sens inverse lorsqu’il essaya, le 8 décembre, de calmer l’émotion que ces pièces avaient provoquée :

« Vous vous souvenez que dans le rapport de la Commission des Vingt-quatre, qui vous fut fait sur Louis XVI, dans la séance du 6 novembre, on vous dénonça des accaparements de blé : j’en fus fort surpris, moi qui ne crois pas aisément aux accaparements, et qui savais que Louis XVI n’avait pu avoir cette année, en sa disposition, ni les finances, ni les intendants, ni les autorités, ni les baïonnettes dont disposait son aïeul.

« Mais je fus encore surpris de voir le rapporteur nous dénoncer ces accaparements, en y mêlant ses réflexions critiques contre la liberté du commerce des grains, sans nous expliquer en aucune manière comment cet accaparement s’était fait ; je prévis d’avance les maux que produirait une dénonciation aussi vague. Car quand on parle ainsi publiquement d’accaparement sans en expliquer clairement les faits, le peuple, devenant plus inquiet et plus soupçonneux, confond toutes les opérations innocentes et même utiles avec des crimes, et ses erreurs en ce genre ne manquent jamais d’augmenter ses propres calamités.

« Je fus obligé de me livrer à mes propres conjectures sur cet accaparement. Je m’imaginai que Louis XVI voulant faire travailler ses fonds comme un marchand, avait fait quelques spéculations sur des blés, et qu’ensuite, pour faire hausser le prix du blé, il avait soudoyé des agitateurs et des émissaires pour exciter des soulèvements et troubler la circulation des grains.

«… J’allai au lieu des séances de la Commission des Vingt-quatre pour y examiner celles des pièces qui concernaient le prétendu accaparement. Je vis dans ces pièces que Septeuil ou ses agents avaient employé des fonds de plusieurs associés à des spéculations sur des sucres et des cafés et sur des blés. Je remarquai que ces blés étaient destinés à être revendus en France et non exportés à l’étranger. Je vis ensuite, par les lettres mêmes des associés, qu’ils étaient au désespoir de ce qu’on avait employé leurs fonds à des achats de blés ; leurs lettres étaient remplies de plaintes et de reproches sur ce sujet. Les uns voulaient se retirer de la Société, les autres voulaient que l’on se défît promptement de cette marchandise.

« Et la grande raison qu’ils donnaient de leur mécontentement de cette spéculation, c’est que la récolte approchait, et qu’elle s’annonçait par une belle apparence.

« Ainsi, si Louis XVI employait la liste civile à des spéculations de marchand, on voit que, tout roi qu’il était, il se trouvait dominé par les lois de la nature et soumis à de bonnes et à de mauvaises chances comme tout autre marchand. »

Voilà bien, en sa pure forme, l’optimisme des économistes ; et l’on est presque tenté de croire, en écoutant Creuzé-Latouche, que Septeuil et Louis XVI avaient travaillé à approvisionner la France. Mais ce qui frappait le peuple, ce qui l’inquiétait, c’est que dans une période où la hausse du blé et du pain était désastreuse, le roi avait espéré et voulu la hausse du blé : et il était tout porté à croire que lorsque le roi s’engageait dans des spéculations à la hausse, il employait ensuite toute sorte de manœuvres à provoquer, en effet, la hausse.

Mais cette nervosité et cette défiance du peuple, avec le resserrement et la stagnation des grains qui en étaient la conséquence, ne suffisent point à expliquer la hausse exceptionnelle de la fin de 1792, puisque, depuis le commencement de la Révolution, le peuple avait eu à l’égard des subsistances les mêmes craintes soupçonneuses sans que pourtant le blé eût atteint le niveau où il était maintenant. Ce n’est pas non plus par la pénurie ou même la médiocrité de la récolte qu’il fallait expliquer le mouvement. La récolte était bonne. Tous les témoignages là-dessus sont concordants. L’abondance des moissons secondait la Révolution. Le Conseil exécutif provisoire, dans sa proclamation du 30 octobre, constate formellement cette abondance :

« Dans plusieurs départements de la République, les subsistances sont l’objet des inquiétudes du peuple. En vain notre sol nous fournit-il d’abondantes récoltes, des terreurs s’emparent des esprits ; les propriétaires ferment leurs greniers, le marchand n’ose se livrer à ses spéculations ; le commerce languit, et de là, nous éprouvons des disettes partielles et factices, au milieu d’une abondance réelle. »

Fabre, de l’Hérault, dit dans son rapport du 3 novembre :

« La France, s’il faut en croire les économistes les plus fameux, recueille, en général, le blé nécessaire pour la consommation de ses habitants ; et s’il est impossible d’avoir des données certaines sur cet objet, toutes les probabilités se réunissent en faveur de cette hypothèse. Si la récolte a été, cette année, stérile dans quelques départements, une heureuse abondance a fertilisé les autres et devait réparer ces maux partiels. Les pétitions contiennent l’aveu qu’on ne manque pas de grain. »

Beffroy dit, le 16 novembre :

« C’est au milieu de l’abondance que la disette menace le peuple. »

Isoré écrit, à propos d’un district de l’Oise :

« D’après les connaissances parfaites que j’ai recueillies par mes observations et par les aperçus que nos commettants connaissent eux-mêmes, je puis assurer que ce district aura, au delà de sa consommation, 15 000 setiers de froment, de 275 livres, poids de marc ; pareille observation faite sur tous les districts du département de l’Oise, après avoir déduit ce qui convient en raison de la population et de l’ingratitude du sol de plusieurs cantons, il en résultera, très certainement, que ce département pourra céder à ses voisins 80 000 setiers. »

Lequinio dit, le 29 novembre :

« La France manque-t-elle de blé ? Non. La France recueille actuellement au delà de ses besoins. Cette année, la récolte a généralement été bonne et nous y touchons encore ; aussi, quand elle serait insuffisante pour les besoins de l’année entière, il est de toute évidence que nous sommes, en ce moment, dans une abondance réelle. »

Fayan s’écrie le même jour :

« Souffrirez-vous plus longtemps que les Français gémissent au milieu de l’abondance ?

«… Il y a, n’en doutez point, dans la République, plus de grains qu’il n’en faut pour la consommation des citoyens. »

Saint-Just affirme que les produits sont seulement cachés, par l’effet de la surabondance du signe monétaire. Dufriche-Valazé, qui combat précisément les évaluations optimistes, reconnaît cependant qu’il y a assez de grains :

« Voulez-vous, dit-il, que j’ajoute tout le possible à la supposition faite par les économistes ? Eh bien ! je consens que les terres, l’une dans l’autre, rapportent 4 1/6 pour un, les semences prélevées ; il en résultera que nous sommes au pair de nos besoins, sauf le cas de stérilité générale ou partielle. Ici se dissipe un beau rêve, qui ne s’est que trop prolongé ; ici tous les événements s’expliquent sans difficulté. Je ne suis plus surpris de voir la France si souvent agitée par la crainte de manquer de subsistances ; quand elle aurait quelque chose en sus de ses besoins, les moindres circonstances feraient naître cette crainte, au milieu d’une population aussi forte que la nôtre. »

Mais il conclut :

« Nous avons des grains à peu près ce qu’il nous en faut. »

Creuzé-Latouche déclare, le 8 décembre :

« Je ne crains pas d’affirmer que jamais la France n’eut autant de grains qu’elle en possède actuellement… Depuis trois ans, les récoltes ont été bonnes, et la dernière a été supérieure…

Ajoutez à cette quantité de blés de la dernière récolte, et même des années précédentes (car il y en a, surtout dans les départements du Nord), les blés que l’on doit encore tirer de l’étranger, et vous verrez que le peuple français est réellement au sein de l’abondance, quoiqu’il n’en jouisse pas. »

Louis Portiez, député de l’Oise, écrit le 8 décembre :

« Citoyens législateurs, la saison de la récolte expirait à peine, et déjà on criait à la famine. Les greniers regorgent encore de grains, et on nous menace de la disette…

« Avant 1789, le sol de la France produisait une récolte plus que suffisante aux besoins de ses habitants ; il se faisait alors des exportations à l’étranger ; le gibier avait le privilège de dévaster impunément nos champs et de prélever aussi, chaque année, la dîme au moins de nos productions territoriales. Aujourd’hui que son règne n’est plus, que l’exportation à l’étranger est prohibée, que la masse des subsistances est augmentée de plus de 2 millions de quintaux, tant en grains qu’en farine, importés de l’étranger depuis le 1er janvier de cette année jusqu’à présent, les calculateurs recherchent, en vain, les causes de cette disette factice au milieu de l’abondance. »

Tous les journaux font les mêmes constatations. Dans un important article (24 novembre-1er décembre 1792) sur les subsistances, le journal les Révolutions de Paris dit :

« La récolte a été abondante, cette année ; l’année précédente même avait produit assez de blé pour toute la France. »

Condorcet, de même, note tous les témoignages qui établissent qu’il n’y a pas rareté de grains. Brissot, obsédé par la polémique contre Robespierre et Marat, attribue aux « seuls agitateurs » la cherté du grain.

Mais voici, après tous ces témoignages généraux si décisifs par leur concordance, quelques indications particulières très intéressantes. Laurent Lecointre, député de Seine-et-Oise, soumet à la Convention, au printemps de 1793, un important travail où je relèverai un peu plus tard des éléments précieux pour la question des salaires. Il voulait démontrer à la Convention qu’elle pouvait et devait taxer le blé, et que les fermiers pourraient aisément supporter cette taxe, parce qu’ils avaient de larges revenus. Pour le prouver, il dresse le budget précis d’une ferme de 300 arpents à lui connue. Il peut donc être tenté, dans l’intérêt de sa thèse, de forcer le chiffre de la production moyenne de la ferme. Or, il avertit que les résultats obtenus en 1792 doivent être sensiblement réduits, si l’on veut avoir la mesure à peu près exacte des productions de la ferme :

« Je vais, dit-il, établir l’état du fermier sur la récolte la moins avantageuse en quantité et en prix, et je dis qu’au lieu de 800 setiers de blé, qu’ont rapporté, en 1792, les 100 arpents semés de ce grain, la même quantité d’arpents ne rapportera, en 1793, que 700 setiers… Au lieu de 450 setiers d’avoine qu’ont rapportés, en 1792, les 100 arpents semés de ce grain, je les réduis, pour l’année 1793, à 400 setiers de 24 boisseaux, mesure de Paris. »

Ainsi Lecointre, au moment même où il cherche à donner l’idée la plus haute possible des revenus des fermiers, n’ose pas prendre pour type la récolte de 1792 ; il lui fait subir une réduction d’un huitième pour le blé, d’un neuvième pour l’avoine.

Et il se récrie contre les « profits excessifs, honteux, intolérables » qui se font « dans l’état actuel des choses » quand on « porte la récolte sur le pied de 1792, où la moisson a été abondante dans tous les départements agricoles » : car, ajoute-il, « nous avons la consolation de savoir que ce n’est pas la disette des grains qui a occasionné leur extrême cherté, mais la méchanceté de quelques hommes ».

Je ne retiens pas les explications de Lecointre, mais seulement le fait affirmé par lui avec tant de précision. Et il donne couleur et vie à son affirmation en déroulant, sous nos yeux, les vastes plaines toutes chargées encore de leur fécondité d’hier.

« Ouvrez les yeux, citoyens mes collègues, et portez vos regards sur la surface de cet empire. Dans les départements agricoles, à 40 lieues aux environs de Paris, les plaines sont encore garnies de leurs meules ; les cours des gros agriculteurs ont encore entières celles qu’une ample moisson leur a procurées l’année dernière ; quelques-uns même en ont de deux années. Entrez dans les granges, beaucoup sont encore pleines, les greniers de l’accapareur sont remplis. »

Et comme si aucun doute n’était possible sur le fond même des choses, Lecointre s’écrie :

« Et vous, législateurs, vous êtes témoins de cette abondance ; et insensibles aux cris des malheureux, vous voyez de sang-froid qu’une denrée qui devrait, au plus, valoir 30 livres le setier pesant 240 livres, est portée à 50 et 55 livres, et les autres grains en proportion. »

Ainsi, dans l’été fécond de 1792, la générosité de la terre avait répondu à la générosité de la Révolution. Et sous le soleil du Dix Août, l’éclair de la faucille avait couché de larges moissons. Non, il n’y a pas disette profonde ; et ce n’est pas au bord d’un abîme de misère et de désespoir que la République va faire ses premiers pas. Les richesses qu’a données la terre, débarrassée de la dîme et fécondée par la liberté, sont bien là, présentes, substantielles, dorées aux yeux et chaudes à la main.

Billaud-Varennes.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


Et la Révolution saura bien les mettre en mouvement et les assimiler. Mais quel prodigieux déséquilibre économique, et à quelles difficultés troublantes elle est en proie ! Que de causes concourent à cette cherté paradoxale du blé et du pain dans l’abondance des moissons.

Et tout d’abord l’action de l’assignat est incontestable. À mesure que l’assignat baisse, le prix des denrées, quoique d’un mouvement beaucoup moins rapide, doit hausser. Lecointre allègue, il est vrai, que la somme des assignats émis ne dépasse guère la somme du numéraire, augmentée des billets de la caisse d’escompte, qui circulait en 1788, et qu’il n’y a donc pas surabondance du signe. Mais d’abord il n’est nullement démontré que la monnaie de métal a disparu ; elle s’est immobilisée, elle a été réduite peu à peu à une sorte d’inaction monétaire, par la monnaie de papier ; mais elle subsiste toujours prête à agir, et ainsi la quantité du signe disponible est doublée. En second lieu, le mouvement d’émission à peu près continu auquel est condamnée la Révolution, en enlevant aux assignats toute limite un peu stable, semble leur enlever, en effet, toute limite. On ne sait pas s’il n’y aura pas demain une émission nouvelle, si la valeur de l’assignat ne baissera pas encore et, naturellement, les détenteurs de marchandises se couvrent, par la hausse de leurs prix, contre les risques de dépréciation que l’assignat reçu par eux en paiement aura à courir. De là, une tension fébrile et maladive des cours. De là, dans tout l’édifice économique, fondé sur des prévisions et des craintes, je ne sais quoi de factice et d’inquiétant. Et précisément parce que le blé est une denrée de première nécessité, précisément parce que cette denrée n’est pas exposée, comme les objets de luxe, aux vicissitudes des modes ou aux révolutions des rapports sociaux, son prix s’élève en proportion même de sa solidité.

Le blé est comme une valeur de premier ordre et de tout repos, à échanger contre des valeurs incertaines et dont la limite de décroissance n’est pas connue. Quoi d’étonnant que les propriétaires resserrent leur marchandise ou ne la livrent qu’à très haut prix !

Mais voici que sur ce marché déjà instable les achats de guerre exercent encore une action perturbatrice. La France se trouve soudain à l’état de nation armée ; elle lutte contre la coalition partielle des despotes ; elle s’organise pour résister à leur coalition générale. Sept cent mille soldats sont sous les armes : un chiffre qui même au temps des plus grandes guerres de Louis XIV ne fut jamais atteint ; et il est sûr que ce n’est qu’un commencement, une première mobilisation. Ou si cela n’est pas sûr encore, du moins cela est probable : bientôt, sans doute, toute la force valide du pays sera dans les armées. De là, au point de vue des prix des denrées, deux conséquences. D’abord, les cultivateurs, les propriétaires fonciers se demandent s’ils ne seront pas exposés à manquer de bras. Déjà Roland dans ses rapports constate que, dans la région du Nord, le travail des semailles a été contrarié non seulement par les pluies de l’automne, mais par le manque de bras.

« En parlant d’agriculture, dit Roland, le 9 janvier, je dois exposer à la Convention les craintes que je conçois sur le produit de la récolte prochaine ; on me mande de plusieurs départements que les semailles des blés d’hiver ont été contrariées par une infinité d’inconvénients. Le séjour des troupes ennemies, d’une part, dans nos département du Nord, d’autre part, le manque de bras, la disposition des chevaux pour les convois militaires, les pluies presque continuelles de l’automne, sont cause que le quart des terres n’est pas ensemencé. À cette circonstance si l’on joint les événements politiques qui peuvent contrarier nos achats de blé de l’étranger, on peut avoir quelques inquiétudes sur nos subsistances de l’année prochaine. »

Et Barbaroux allait jusqu’à chiffrer, à la tribune même de la Convention, le déficit qui résulterait dans les récoltes du déficit des bras (8 décembre) :

« Un laboureur, en réduisant les travaux et les productions à un terme moyen, cultive 20 arpents de terre et peut leur faire produire 60 setiers de blé au delà de la semence, de manière qu’il donne à la République 17 410 livres de pain.

« Or, en fixant la population de la République à 25 ou 26 millions d’habitants, il en résulte qu’il faut le travail de 7 500 laboureurs pour produire la subsistance d’un jour de tous les individus de l’Empire, et que par conséquent nous avons indispensablement besoin de 2 800 000 agriculteurs pour nous assurer les subsistances d’une année. Un événement qui nous enlèverait 100 000 agriculteurs nous exposerait à treize jours et demi de disette.

« Or je fixe à 300 000 le nombre de ceux que la guerre a enlevés aux campagnes, et certes, mon calcul ne vous paraîtra point exagéré, si vous considérez qu’indépendamment du nombre des agriculteurs enrôlés dans nos armées, les volontaires des compagnies franches, les sapeurs ou mineurs, les guides et les conducteurs de chariots, sont presque tous des hommes de la campagne. Il y aura donc, l’année prochaine, par la seule diminution du nombre des cultivateurs, un déficit de quarante jours et demi dans la masse de nos subsistances.

« J’évalue à un déficit égal celui qui résultera de la diminution du nombre des bœufs livrés à la consommation des armées, des mulets employés à leur service et des chevaux qui partout ont été pris pour remonter nos cavaliers ou pour former de nouveaux corps de cavalerie. C’est donc un déficit de quatre-vingt-un jours dans les subsistances. »

A lire ces calculs un peu présomptueux de Barbaroux il semble que l’activité productrice d’un pays soit une quantité fixe, une force rigide et inextensible. Il n’en est rien, et nous pressentons déjà l’effort héroïque, le magnifique labeur par lequel la France révolutionnaire, sous la discipline de la Convention, comblera ces vides du travail. Les femmes suppléeront les hommes absents ; les enfants se hausseront au-dessus de leur âge et les bêtes mêmes, plus ardemment aiguillonnées, hâteront la marche profonde des charrues. Nous pressentons aussi, à la précision des chiffres et des résultats apportés par Barbaroux, que la grande Assemblée saura entrer à fond, par la réglementation la plus stricte, par l’intervention la plus minutieuse, dans la vie et le travail de tous, pour assurer à l’énergie nationale son maximum de rendement. Mais une inquiétude était dans les esprits ; chacun se demandait : Qu’adviendra-t-il de la terre de France et de la récolte prochaine si tous les bras s’arment du fusil ? Les moissons trop lentement moissonnées ne seront-elles pas à la merci des orages ?

Mais la guerre ne prenait pas seulement les bras, c’est-à-dire l’espoir des récoltes prochaines, elle prenait dès maintenant, par de vastes achats, la récolte de l’an dernier. Roland écrit à la Convention le 28 janvier 1793 :

« Une des principales causes qui contribuent plus particulièrement à augmenter la pénurie des subsistances et surtout à en faire hausser le prix, c’est comme je l’ai déjà fait observer plusieurs fois à la Convention, celle qui résulte des achats que font faire les agents des vivres militaires et de la marine dans plusieurs départements. Je vois en effet, suivant un état particulier qui a été remis par eux au conseil exécutif provisoire le 17 de ce mois, que depuis environ deux mois et demi, ces agents ont commissionné plus de 800 000 quintaux de blé et 17 000 quintaux de farine dans 27 départements seulement, parmi lesquels il y en a quatorze où j’ai été obligé de faire parvenir à grands frais des subsistances. »

Sans doute les hommes enrôlés dans les armées auraient consommé du blé et de la viande, s’ils étaient demeurés dans leur commune. Mais d’abord beaucoup d’entre eux auraient consommé le produit du petit domaine sur lequel ils vivaient : en tout cas, les achats auraient été disséminés et lents. De plus, les citoyens auraient consommé sur place moins de viande et de froment qu’ils n’en consommaient aux armées. Cette immense mobilisation des hommes transforma les habitudes. Laurent Lecointre, dans une de ses opinions à la Convention, constate très justement :

« Plus de cinq cent mille individus qui ne mangeaient de la viande qu’un ou deux jours de la semaine, en mangent aujourd’hui tous les jours aux armées. » Ce que Lecointre dit à ce sujet le 23 septembre 1793 est vrai évidemment dès le début de la guerre. J’avais pensé de même, à priori, quand je cherchais à me rendre compte de la hausse prodigieuse du prix du blé, que le pain donné aux soldats de la République devait contenir plus de froment que le pain mêlé que mangeaient encore beaucoup de paysans. J’ai trouvé la confirmation de mon hypothèse dans un bref discours de Cambon du 3 novembre 1792 :

« Autre cause encore de renchérissement. Nous avons 600 000 hommes sous les armes. Nous avons voulu qu’ils fussent bien nourris, parce qu’ils combattent pour la liberté. On a défendu l’usage du seigle dans le pain. »

Ainsi le peuple, en passant aux armées de la Révolution, s’élevait au pain de pur froment. Je me demande d’ailleurs si les progrès de la Révolution et de l’esprit public, et la croissante fierté des paysans affranchis, des prolétaires devenus citoyens actifs, ne propageaient pas jusque dans les campagnes l’habitude du pain blanc, symbole d’une vie supérieure.

« La consommation du blé, dit Creuzé-Latouche le 8 décembre, n’est pas la même dans tous les temps. Il est bien vrai que les hommes de travail qui habitent les villes se nourrissent principalement de pain, et qu’ils l’ont, dans tous les temps, à peu près de la même qualité ; mais les habitants de beaucoup de lieux stériles en froment et beaucoup de pauvres habitants des campagnes règlent le genre de leur nourriture et leurs consommations sur leurs ressources. Suivant le bon marché ou la cherté du blé, suivant l’abondance ou la rareté de cette denrée, ils mangent du pain plus ou moins blanc, ou plus ou moins noir ; du froment, ou du méteil, ou du seigle, ou de menus grains. Enfin, de grandes contrées consomment plus ou moins de blé de Turquie, de sarrazin, de châtaignes, de légumes et de pommes de terre ; ils en font même leur unique nourriture lorsque les prix des meilleurs grains s’éloignent trop de leurs facultés. »

Mais Creuzé-Latouche oublie de dire que la consommation du pur froment pouvait varier aussi selon le degré de culture civique des hommes. À ceux qui sentaient vivement le prix de l’égalité il n’était pas indifférent de manger le même pain que les classes riches, et sans doute ils s’y efforçaient. Il se trouve précisément que, en cette période, et par une singulière coïncidence, les grains pauvres font défaut. J’ai déjà cité ce que Roland dit à ce sujet dans son rapport du 9 janvier. Il y insiste dans son rapport du 28 en envoyant à la Convention l’état des demandes qui lui ont été adressées pour obtenir des secours en subsistances :

« L’Assemblée verra que ces demandes montent à plus de 4 500 000 quintaux de grains, et à 7 500 000 livres en argent, sur lesquelles j’ai déjà distribué 222 000 quintaux tant en blé qu’en farine, et 3 278 000 livres en avances pécuniaires.

« Cette masse effrayante de besoins est occasionnée par diverses causes : 1o les pluies continuelles de l’automne ont beaucoup endommagé les menus grains, tels que le maïs et le sarrazin qui sont dans plusieurs cantons de la République la principale nourriture de la classe indigente du peuple. »

Ainsi c’est aux grains pauvres que devait suppléer le blé envoyé par le gouvernement. Et la nécessité des choses semblait s’ajouter aux inspirations égalitaires de l’ordre nouveau pour élever la plus grande partie du peuple à la consommation du pain blanc ; avec la liberté entrait dans les habitudes du peuple un pain plus pur et plus noble. Ce n’est pas seulement pour donner plus de force aux soldats, c’est pour consacrer le relèvement de toute condition et l’universel ennoblissement civique que la Révolution éliminait le seigle de la nourriture de l’armée et lui donnait un pain délicat et fort. Et quand des nouvelles de l’armée parvenaient dans les villages, comment le peuple tout entier, et comment les ouvriers des fermes n’auraient-ils pas demandé du pain de froment ? Ainsi, au moment où bien des symptômes faisaient craindre qu’en 1793 il y eût un déficit dans la récolte, croissait la demande du blé. Et cela encore ajoutait à la tendance de hausse. D’ailleurs pour les besoins pressants et vastes d’une grande armée, les achats étaient faits par grosses masses ; ils rompaient ainsi, en plus d’une région, l’équilibre des ressources et des besoins. Roland se plaint que les achats soient faits souvent aux lieux mêmes où il y avait insuffisance de récolte. Entre l’administration de l’intérieur et le ministère de la guerre où Pache avait remplacé Servan, il n’y avait point d’entente ; et leur action discordante aggravait la crise. Au ministère de la guerre, aucune tradition forte et claire n’avait eu encore le temps de se constituer. Le service des subsistances y fonctionnait mal, sans vue d’ensemble et sans unité. Des explications contradictoires de d’Espagnac et d’Hassenfratz devant le Club des Jacobins dans les séances de novembre et décembre 1792 ce qui résulte c’est l’état de désordre des administrations de subsistances :

« Le ministre de la guerre avait une administration des vivres, le ministre de la marine avait aussi une administration des vivres, et le ministre Roland avait aussi son administration particulière. »

La forte centralisation de combat que la Révolution instituera bientôt dans le service des subsistances n’existait pas encore et il y avait « dans les achats, comme dit Hassenfratz, une concurrence nuisible à la chose publique ». Dans cet état d’exaspération, de discordance et de hâte fébrile, les grands fournisseurs peu consciencieux avaient beau jeu. Sous prétexte de fournir vite, ils haussaient démesurément leurs prix, et ils donnaient ainsi une sorte de signal général de hausse. Le journal de Prudhomme numéro du 24 novembre au 1er décembre) a bien marqué ce brusque pullulement de spéculations suspectes. Dans la guerre qui suivit le 10 août, « il fallut faire sortir à la fois de terre et des hommes et des vivres ; le péril était imminent, il ne s’agissait pas de marchander en pareil cas. Belle occasion pour tous les accapareurs ! Eux seuls étaient nantis de tout ; ils s’offrirent ; on se crut trop heureux de les avoir ; on passa par toutes les conditions qu’ils voulurent imposer. Sans parler d’une foule de marchés frauduleux qu’on découvre tous les jours, ceux de ces messieurs qui faisaient le plus honnêtement leur métier eurent soin de demander presque le double du prix courant, et déjà cependant trop haut ; le commerce éprouva une commotion subite. Ce renchérissement s’étendit bientôt à tout, et le pauvre, l’honnête citoyen se vit presque dans l’impossibilité d’acheter sa subsistance. »

Tous les spéculateurs de la fin de l’ancien régime, Beaumarchais, d’Espagnac, reparaissent pour des besognes louches. Les Juifs émancipés par l’Assemblée Constituante fournissent aussi leur contingent de spéculation.

Jacob Benjamin abuse de la hâte ou de la légèreté de Montesquiou pour conclure avec lui un traité frauduleux où les prix des marchandises à livrer sont majorés dans des proportions fantastiques. Les commissaires de la Convention à Lyon, Boissy d’Anglas, Alquier, Vitet envoient le 20 novembre un rapport foudroyant, et Cambon s’indigne à l’Assemblée :

« Votre Comité m’a chargé de vous dénoncer plusieurs marchés frauduleux passés par Vincent, commissaire ordonnateur en chef de l’armée du Midi. Ces marchés sont d’une nature d’autant plus désastreuse pour la nation, qu’en stipulant les fournitures payables moitié en espèces sonnantes, ou en assignats, on bonifiait la perte du papier, et en partie d’avance. La première et la seconde de ces dispositions ont l’effet d’augmenter considérablement le prix de l’argent, les entrepreneurs ayant un intérêt à le hausser, pour être mieux payés en assignats : surhausse d’autant plus considérable que ces fournisseurs se les font payer presque au double du prix ordinaire du commerce connue vous allez le voir pour les marchés passés avec le juif Benjamin. »

Les commissaires portaient une accusation d’ensemble :

« Nous avons découvert, et nous en avons les preuves, que dans chaque marché, chaque fourniture, la hiérarchie militaire ne présente qu’une échelle de crimes : fournisseur général, fournisseur en second, visiteurs, gardes-magasin, commissaire, commissaire ordonnateur, état-major général, tous prévariquent, tous volent, tous s’enrichissent. »

C’est ainsi que les chemises étaient de toile d’emballage, les souliers de mauvais cuir et de carton. Lagard et Lebrun, l’un cousin de l’ancien ministre feuillant, l’autre négociant à Montpellier, avaient empli les magasins de marchandises tarées. Les prix de Jacob Benjamin tenaient du roman. Le lard salé était livré par lui à 37 sous la livre, moitié en argent, et le reste en assignats, mais compensation faite de leur perte. Or, le lard salé se trouvait dans les ports à 10 sous, en assignats. Il vendait les souliers 13 livres, la paire. Les mêmes souliers étaient au même moment offerts et donnés pour 6 livres par un autre fournisseur, Gerdret.

L’Assemblée décréta d’accusation Lagard, Lebrun, Vincent, Benjamin, juifs et chrétiens mêlés. Depuis si longtemps les Juifs avaient été réduits à des opérations occultes et souvent suspectes que les hommes de la Révolution avaient contre eux une prévention très forte. C’est après bien des résistances que la Constituante se décida à leur reconnaître les droits civils et politiques, et on voit que les Conventionnels en parlent d’un ton méprisant :

« Le juif Benjamin », dit Cambon ; et Lanjuinais dit : « Voici une lettre du juif Benjamin. » Et Brissot rendant compte de son interrogatoire devant la Convention, le 13 novembre, écrit :

« Le juif Jacob Benjamin est traduit à la barre ; il fait une réponse bien juive aux reproches faits aux marchés passés entre lui et les commissaires ordonnateurs : il dit qu’il était marchand, que c’était à lui à bien vendre ses marchandises, et aux commissaires ordonnateurs à savoir ce qu’ils devaient lui en donner. »

C’est bien la traduction exacte de ce que dit en effet Jacob Benjamin :

« D’ailleurs, je suis fournisseur ; le général avait le droit de traiter avec moi ou il ne l’avait pas ; s’il en avait le droit, c’est à moi à remplir mes engagements ; mais le marché fait, tant pis pour lui. »

La Convention le fit justement arrêter. Mais elle ne concentra pas sur lui la répression. Elle avait hérité du passé de fortes préventions contre les Juifs, mais elle ne songea pas un instant à leur appliquer une justice spéciale : elle frappa comme eux et avec eux les autres coupables.

Mais déjà la guerre apparaissait comme une immense industrie. C’était comme une forme nouvelle et colossale du commerce qui se substituait au commerce ordinaire, plus calme, plus sain. Ici la fièvre de l’impatience et du danger, les appétits surexcités par la brutalité essentielle de l’action militaire, la difficulté du contrôle, la nécessité des approvisionnements rapides, tout contribuait à fausser les cours, et ce sont pourtant les prix de ce commerce affolé, violent et morbide, qui pouvaient servir de type au commerce normal et tenter peu à peu, jusque dans la placidité des relations ordinaires, la cupidité des marchands. Un esprit de lucre suraigu et d’exploitation outrée se répandait sur la nation du foyer même où était concentrée la force de la patrie. Comment, à la nouvelle que ces prix fantastiques avaient eu cours dans ces armées immenses, où affluait le pays, les propriétaires fonciers n’auraient-ils pas réservé leurs marchandises dans l’espoir d’en obtenir, eux aussi, un prix égal ?

Les possédants étaient animés d’un esprit nouveau, plus audacieux, plus entreprenant, plus porté à la spéculation. Quand l’Église possédait ses immenses domaines, elle les gérait mollement, selon une tradition routinière et un peu somnolente. Elle avait besoin pour exercer sa domination et maintenir son privilège, pour prélever ses dîmes et se soustraire à l’impôt, d’être soutenue par ses fermiers. Si elle les avait eus contre elle, elle n’aurait eu aucun moyen pratique d’agir, aucune prise réelle sur le pays. Elle ménageait donc cette clientèle de fermiers en leur accordant des baux modérés, en les renouvelant aux conditions anciennes, malgré l’élévation générale des valeurs. Ces fermiers d’Église formaient ainsi une sorte de sous-canonicat agricole, protégé par la tradition contre toute surprise fâcheuse et médiocrement stimulé. Ils avaient sans doute leurs habitudes de réalisation à peu près immuables, des époques de vente à peu près fixes.

Au contraire, quand les acheteurs révolutionnaires, paysans aisés et riches bourgeois, furent entrés en possession des biens d’Église, ils apportèrent dans la gestion de leurs biens leur esprit d’activité un peu inquiète, ambitieuse et calculatrice. Ils avaient fait, en général, une bonne affaire. Non qu’il y eût eu souvent des manœuvres dolosives ou des collusions criminelles pour fixer trop bas le prix d’adjudication des biens. Roland, dans son rapport du 9 janvier, signale, il est vrai, des manœuvres coupables :


Faïences patriotiques nivernaises (1793).
(D’après les Faïences patriotiques nivernaises par MM. Fieffé et Bouveault, reproduit avec l’autorisation des auteurs.)


« Il ne faut pas se dissimuler, écrit-il, que des abus énormes et révoltants ne se soient introduits dans les ventes nationales, et ce qui me fut dénoncé au mois d’octobre dernier par rapport au district de Saint-Quentin en est la preuve et peut être appliqué à beaucoup d’autres districts. Là, les fermes avaient un prix apparent, bien au-dessous de leur valeur réelle. Les propriétaires et les fermiers agissaient ainsi pour se soustraire aux impositions qui avaient pour base le prix des baux, de façon qu’un domaine dont le propriétaire retirait réellement 1 000 livres n’était cependant porté qu’à 500 dans le bail à ferme. C’est sur ce prix, sur ce produit apparent, que les estimations pour les ventes nationales ont été faites. Il en résulte que les enchères ont toujours eu pour base cette évaluation infidèle et que les adjudications ont été faites à des prix analogues et fort au-dessous de la valeur réelle de l’immeuble vendu.

« Cette estimation erronée a donné lieu à des inconvénients plus graves : elle a réveillé la cupidité de cette classe de citoyens qui ne semblent respirer que pour faire des calculs d’intérêt et épier l’occasion de se procurer des bénéfices par tous les moyens possibles, per fas et nefas. De là, la coalition des enchérisseurs entre eux pour avoir les dépouilles nationales au prix le plus vil ; de là, ces scènes scandaleuses et quelquefois sanglantes, qui ont eu lieu dans plusieurs séances, lorsque des concurrents voulaient mettre des enchères sur celles de ces monopoleurs coalisés, de ces conspirateurs contre les intérêts de la République. »

Sans doute, mais il est impossible que cette fraude sur les baux ait été très générale et que par suite les bases d’évaluation pour les adjudications aient été souvent faussées. En fait, dans ces tranquilles années de 1790, 1791 et 1792, il y eut une concurrence assez animée entre les acheteurs, et les communes étaient intéressées, par la remise proportionnelle qui leur était faite, à assurer la loyauté des ventes. Au total, dans la plupart des départements, le prix de vente dépassa d’un quart le prix d’estimation, et si les acheteurs firent une bonne affaire parce que les baux d’Église étaient habituellement modérés, il n’en est pas moins vrai qu’ils avaient à retrouver l’intérêt d’un capital supérieur à celui que les baux d’Église représentaient. Ainsi s’expliquent ces curieuses paroles du journal de Prudhomme, qui sont si opposées à la thèse d’Avenel sur l’achat à vil prix des biens d’Église :

« Une seconde cause générale (de la cherté des denrées), quoiqu’elle tienne plus particulièrement aux subsistances, c’est le renchérissement des terres… Les biens nationaux ont été portés à un prix excessif ; la facilité des paiements, à termes très éloignés, a pu donner lieu à ces fortes enchères. Dès que les fonds nationaux eurent doublé de prix, il n’y eut point de marchandise, si vile qu’elle fût, qui ne doublât à son tour. Les acquéreurs de biens nationaux, qui outre cela payaient en contribution le cinquième du produit net, eurent leur recours sur les consommateurs et leur firent payer à la fois leur impôt annuel ainsi que l’intérêt de leur argent. » (no du 24 novembre au 1er décembre 1792.)

Ajoutez que la plupart de ces acquéreurs avaient fait sur leur nouveau domaine d’importantes dépenses d’aménagement. Laurent Lecointre dit dans l’Opinion et projet de décret que j’ai déjà cité :

« Les deux milliards cinq cents millions de biens nationaux, sur lesquels on a fait depuis deux ans plus de 500 millions de dépenses, car ces biens ont été vendus et revendus, démolis en partie et reconstruits pour d’autres usages… »

C’est donc l’intérêt d’un capital accru que devaient retrouver les nouveaux propriétaires, et comme ils étaient des hommes de combinaison et d’audace, ils essayaient, en ne vendant leurs grains que lentement, de tirer le plus grand parti possible des mouvements de prix déterminés par la baisse des assignats. La plupart d’entre eux pouvaient attendre. Ils n’avaient acheté que parce qu’ils avaient des avances supérieures aux premières annuités exigibles ; et quelle belle opération ce serait de payer une partie de la terre nouvellement acquise avec le prix exceptionnellement élevé de la récolte ! En tous cas, ils pouvaient attendre que l’assignat fût un peu consolidé, et ne pas s’exposer par une vente trop prompte de leur marchandise à la dépréciation croissante de la monnaie de papier.

Portiez, député de l’Oise, ne craint pas d’indiquer, le 8 décembre, que l’aisance plus grande du cultivateur le rend maître du marché, où il n’apporte plus le blé qu’à l’heure choisie par lui.

« Le laboureur bénit la Révolution qui l’a délivré de la gabelle, des dîmes, de la milice, etc., etc., et il n’acquitte pas ses contributions. Est-ce la négligence des percepteurs, l’ignorance des contribuables qu’on doit en accuser ? Je ne sais, mais l’État souffre ; le fermier, plus aisé, ne s’empresse pas de porter au marché, comme par le passé, pour réaliser les fonds avec lesquels il devait payer autrefois les termes du bail de son propriétaire : ses économies, le non-acquittement des contributions, la décharge des anciens impôts l’ont mis aujourd’hui en état d’attendre que le torrent des billets patriotiques soit écoulé. »

Aussi bien, selon Isoré (16 novembre), beaucoup de propriétaires s’abstiennent de presser leurs fermiers :

« Ne nous dissimulons point que beaucoup de propriétaires ci-devant nobles prêtent leurs fermages échus, pour que leurs fermiers gardent plutôt des blés que des assignats ; l’aristocratie bourgeoise se mêle aussi de cette perfidie ; joint à cela les fermiers aisés et les propriétaires avares qui font valoir. »

Quelle était l’étendue et quel était le sens exact du fait allégué par Isoré ? Il est malaisé de le savoir. Y avait-il vraiment des propriétaires, ci-devant nobles ou bourgeois aristocrates, qui ne pressaient point leurs fermiers d’acquitter les fermages afin que ceux-ci ne soient pas obligés de vendre leurs grains ? Poussaient-ils la passion et la combinaison politiques jusqu’à se priver momentanément eux-mêmes de leurs revenus pour aggraver, par l’arrêt des échanges, la hausse du blé et la baisse de l’assignat dont souffrait la Révolution ? Il ne pouvait guère y avoir là que quelques excentricités de haine, non une pratique étendue et capable de modifier le cours des choses. Ce qui est plus probable, c’est qu’un intérêt commun décidait propriétaires et fermiers à ajourner les opérations. Le fermier avait intérêt ou croyait avoir intérêt à retarder la vente de son blé afin de profiter plus largement du mouvement de hausse, peut-être aussi afin de donner à la valeur de l’assignat le temps de se fixer. Et les propriétaires n’étaient point pressés de recevoir leurs fermages qui, par le cours de l’assignat, subissaient une forte réduction.

C’est probablement cet accord spontané des propriétaires et des fermiers, accord fondé uniquement sur des raisons économiques, qu’Isoré transforme en un calcul contre-révolutionnaire des propriétaires.

Comment se conduisaient les fermiers des biens des émigrés, maintenant et depuis la loi de la Législative à la disposition de la nation ? Se prêtaient-ils au mouvement national des échanges ou retenaient-ils systématiquement les grains ? La question n’est pas indifférente, car elle porte sur un domaine immense. Roland avait demandé aux districts une statistique du nombre des émigrés et de la valeur de leurs biens.

« 200 de ces districts sur les 546 dont la République est composée n’ont fait aucune réponse ; les autres ont envoyé des états plus ou moins parfaits. J’en ai fait faire le dépouillement ; j’ai fait un capital aux immeubles estimés, mais suffisamment désignés par leur nature et leur étendue pour donner lieu à une estimation rapprochée ; et il en résulte que le nombre d’émigrés, compris dans les listes que j’ai sous les yeux, s’élève à 16 930 et que l’évaluation des immeubles séquestrés arrive à 2 760 541 592 livres.

« Si l’on veut maintenant faire la comparaison des districts qui n’ont pas envoyé des états, avec ceux dont nous avons les tableaux, et supposer que la proportion soit la même, nous dirons que la totalité des émigrés de la République est de 29 000 et que la valeur de leurs biens est de 4 800 000 000 livres (quatre milliards huit cents millions).

« Je dois faire observer à la Convention que si l’on suppose de l’exactitude dans le soin que les municipalités ont eu de former les listes des émigrés, possesseurs d’immeubles, elles n’ont pas également recueilli les noms de ceux qui ne possédaient rien. Le nombre de ceux-ci fut considérable, et ce n’est pas hasarder que de les porter à 40 000 au moins, de manière que la totalité des émigrés français serait de 70 000 à peu près.

« Quoique nous portions l’estimation des immeubles séquestrés à quatre milliards huit cent millions de livres, cependant tout ne sera pas bénéfice pour la République. Il faut distraire les dettes des émigrés, cet objet sera très considérable… Malgré ces inconvénients et ces réductions, je ne crains pas d’avancer que le produit des biens des émigrés parvenu dans les coffres de la République excèdera la somme de trois milliards. On aura d’autant moins de peine à croire à cette rentrée que je n’ai pas fait état, dans mes évaluations, du mobilier des émigrés, et cet article, d’après des données sûres, doit excéder 200 millions. »

Le Château de la Guyomarais.
(D’après Le Marquis de la Rouerie par G. Lenôtre (Perrin et Cie, éditeurs) reproduit avec l’autorisation de l’auteur et des éditeurs.)


Évidemment tous ces calculs sont fort incertains. Par prudence de financier, et pour ne pas encourager les députés par la perspective de grandes ressources, Cambon, comme nous l’avons vu, ne comptait que pour un milliard les biens des émigrés. Quelques jours après, sans doute après avoir consulté les documents parvenus au ministère de l’intérieur, il allait jusqu’à deux milliards. Roland en évalue à trois milliards au moins la valeur nette, défalcation faite de toutes les dettes des émigrés, il semble assez sage de compter entre deux et trois milliards. Or tous ces biens étaient sous séquestre et en régie, attendant la vente.

Les régisseurs et fermiers des biens sous séquestre devaient être dans une grande incertitude et médiocrement disposés en faveur de la Révolution. Pour les régisseurs qui avaient été les hommes de confiance des seigneurs, cela va de soi, et d’ailleurs beaucoup d’entre eux avaient dû être dessaisis de leurs fonctions par la régie nationale. Quant aux fermiers, ils ne savaient ce que leur réservait l’avenir prochain. Depuis le décret adopté par la Législative le 2 septembre 1792 et dont les articles autorisaient les adjudicataires des biens d’émigrés à expulser le fermier en l’indemnisant, leur situation était tout à fait précaire, et même troublante. Et les préoccupations les plus diverses devaient se croiser dans leur esprit. D’une part était-il certain que la Révolution serait victorieuse ? Et s’ils s’acquittaient trop vite aux mains de la régie nationale au lieu de réserver le plus possible les fermages pour les maîtres absents, n’allaient-ils point se compromettre aux yeux de ceux-ci ? Et d’autre part, s’ils vendaient trop vite leurs grains, n’allaient-ils point se dessaisir, pour des assignats d’une valeur incertaine et troublée, d’un bien solide et substantiel qui leur était une garantie contre les chances mauvaises du lendemain ?

Les lenteurs de la Révolution à procéder à la mise en vente des biens d’émigrés prolongeaient l’incertitude des fermiers. À la fin d’octobre rien n’était décidé encore quant au mode précis de la vente. Le 23 octobre, Delacroix dit à la Convention : « Je demande que l’Assemblée décrète incessamment le mode de la vente des biens des émigrés. L’intervalle qui s’est écoulé déjà entre le décret qui ordonne la vente de ces biens et celui qui en réglera le mode a fait à la République un tort considérable. » Mais la Convention hésitait entre plusieurs systèmes : ou bien vendre à grands blocs pour réaliser le plus rapidement possible les sommes nécessaires à l’entretien de la guerre dévorante, ou bien vendre à parcelles pour multiplier les petits propriétaires ruraux.

Il résulte du rapport même de Roland que le 9 janvier encore elle n’avait pas pris parti, et il n’y eut guère d’abord que le mobilier qui fut mis en vente. Dans cet état prolongé d’incertitude, l’instinct des fermiers était de se livrer le moins possible, de payer le moins possible, de gagner du temps. Les rentrées provenant des revenus des biens séquestrés sont hors de proportion avec la valeur de ces biens et les engagements probables des fermiers. Camus, au nom du Comité des domaines, déclare à la Convention le 24 octobre : « Les régisseurs du droit d’enregistrement ont envoyé l’état du produit des revenus de ces biens, pendant le cours du mois de septembre. Il se monte à 710 348 livres pour 39 départements. Ainsi, à juger les revenus de l’autre moitié d’après cette base, on pourrait évaluer le produit annuel de la totalité de ces biens à 18 000 000 livres. » Dix-huit millions de revenu annuel pour un domaine évalué au moins à deux milliards, peut-être trois : pas même 1 pour cent !

Amelot, administrateur de la Caisse de l’extraordinaire, envoie à la Convention, le 9 Janvier 1793, « l’état des versements faits à cette caisse, du produit des revenus des biens des émigrés, et de la vente de leur mobilier, pendant le mois de décembre dernier. Ce versement est de 1 021 698 livres, 1 sou, 3 deniers. » C’est encore un chiffre dérisoire, malgré l’appoint fourni par la vente du mobilier. Évidemment les fermiers se tapissaient, ajournaient le plus possible leurs paiements, et, pour cela, ajournaient le plus possible leurs ventes. Carra dit à la Convention le 9 janvier : « On vient de découvrir une des causes de la disette factice des grains. Les fermiers des émigrés n’étant pas forcés de verser le prix de leurs baux dans les caisses nationales ne vendent pas leur blé et attendent le renchérissement. Je demande : 1o que ces fermiers soient tenus de verser, dans deux mois au plus tard, le prix de leurs baux avec les arrérages dans les caisses nationales, sur des récépissés qui leur seront délivrés par les receveurs de ces caisses, à peine de vingt livres d’amendes sur chaque cent livres du prix de leurs baux… » Le résumé que fait le procès-verbal des paroles de Carra est évidemment trop sommaire et inexact. Il n’a pas pu dire, d’une manière aussi absolue, que les fermiers n’étaient pas tenus à verser le prix des baux dans les caisses nationales. Cela résultait nécessairement de la loi qui mettait les biens des émigrés sous la main de la nation et qui obligeait notamment les fermiers à déclarer aux municipalités les sommes échues ou à échoir dues par eux aux émigrés.

Il se peut qu’en l’absence d’une disposition explicite, plusieurs fermiers se soient bornés à tenir à la disposition de la nation le prix des baux sans en opérer en effet le versement. La Convention précisa. Mais, si on obligeait les fermiers à s’acquitter immédiatement de leurs baux, ils allaient naturellement s’acquitter en assignats, même quand leurs baux indiquaient le paiement en nature, car une loi de 1791 les avait autorisés à se libérer en monnaie ; or, l’assignat perdait beaucoup, et c’est la nation qui allait supporter cette perte.

D’autre part, la nation avait besoin, pour ses armées, de beaucoup de blé et de viande. Les armées, en les achetant, étaient obligées de tenir compte aux vendeurs de la perte subie par l’assignat ; et ainsi la baisse de l’assignat était officiellement proclamée et aggravée. C’est ce qui avait exaspéré Cambon dans les marchés passés avec Jacob Benjamin. C’est ce qui l’exaspérait dans les marchés de fournitures conclus par les armées. Pour parer au danger, Cambon proposa à la Convention, le 11 janvier, d’obliger tous les fermiers des biens nationaux, des biens d’émigrés comme des biens d’Église ou autres encore invendus, à s’acquitter de leurs baux en nature. « Les commissaires que vous avez envoyés à Strasbourg ont été frappés des abus qui règnent dans tout le département du Bas-Rhin. Ces abus sont causés par des assignats qui n’ont que moitié de valeur, et la République perd 100 %. C’est pour détruire cet abus que votre Comité vous propose de décréter que les fermiers des biens nationaux payeront leurs baux en nature et que les graines et fourrages qui en proviendront seront employés à l’approvisionnement des armées. »

La Convention décréta : « Les fermiers, rentiers et débiteurs des biens des émigrés, de l’ordre de Malte, des princes possesseurs et généralement de tous les domaines invendus, situés en France, ou dans les pays actuellement occupés par les armées de la République, qui, d’après leurs contrats ou baux, sont obligés de payer en froment, méteil, seigle, avoine, foin, paille et légumes secs, l’entier montant ou partie de leurs fermages, rentes, etc., seront tenus de s’acquitter de la même manière qu’ils s’étaient obligés envers leurs bailleurs, dérogeant à cet égard à l’article 9 de la loi du 9 septembre 1791. »

Du coup les fermiers des émigrés ne pouvaient plus spéculer sur leurs grains. Mais aussi, ces grains étaient comme retirés du commerce proprement dit et de l’échange ; c’est à des gardes-magasins militaires qu’ils devaient être remis ; les produits des biens des émigrés étaient, pour ainsi dire, militarisés, réservés à l’entretien des armées ; et cette sorte de séquestre d’une importante quantité de blé au profit des subsistances militaires ne pouvait qu’ajouter aux tendances de hausse et tendre encore les ressorts de l’économie nationale. Ainsi, quels que fussent les mobiles des propriétaires et fermiers, qu’ils aient voulu retirer un intérêt plus élevé du capital plus grand engagé par eux dans l’achat du domaine d’Église, ou qu’ils aient été excités à la spéculation et entraînés à la demande de hauts prix par l’exemple des premiers marchés conclus par les grands fournisseurs militaires, ou encore que, fermiers des domaines des émigrés, ils se soient réservés le plus possible en vue de l’avenir, toujours une sorte d’appétit général de hausse se joignait à l’action des assignats et des grands achats militaires pour porter le blé et beaucoup de denrées à des prix presque violents, indice d’une situation violente et d’une tension générale des choses et des esprits.

La stabilité relative des prix qui s’était affirmée dans la routine de l’ancien régime finissant était bouleversée par le renouvellement universel, par les brusques déplacements de fortunes, par l’esprit de mouvement qui se communiquait à des forces économiques naguère immobilisées dans un sommeil d’Église. La riche proie de plusieurs milliards qui, avec les biens des émigrés, s’offrait brusquement aux ambitions, aux espérances et aux calculs, surexcitait aussi les pensées de spéculation.

Pour se mettre en état d’acheter le plus possible les domaines convoités, il fallait tirer le plus haut parti possible des domaines déjà possédés. Une flamme de convoitise courait dans les veines de la Révolution, et les prix s’enfiévraient comme les pensées ; la bourgeoisie était brûlante, et les cours des denrées, comme une sorte de thermomètre, montaient.

Si l’on ajoute à toutes ces causes de hausse la concurrence que se faisaient les diverses administrations municipales et nationales pour l’achat des blés, on comprendra les prix paradoxaux qui furent atteints. La Révolution n’avait pas su encore, à propos des subsistances, adopter un système lié, un plan d’ensemble. Ni elle ne s’en remettait à la seule initiative privée et à la liberté du commerce du soin d’approvisionner le pays ; ni elle n’organisait un service central des subsistances procédant avec méthode et unité.

Michel Camus.
(D’après un document du Musée Carnavalet.)


Les municipalités des grandes villes faisaient des achats, et revendaient. Le ministre de l’intérieur achetait directement les blés ou subventionnait les municipalités. Et Cambon s’écriait le 3 novembre :

« Plus vous établissez de concurrence, plus le prix doit augmenter. »

Et la hausse, sous l’effort de ces causes multiples, était si vertigineuse que Cambon pouvait dire à la Convention, le 14 octobre :

« J’assure que, dans le département de l’Hérault, le pain vaut 8 sols la livre de 14 onces. »

Avec de tels prix, ou même avec le prix beaucoup plus général de 4 et 5 sols la livre de pain, tout le système économique aurait éclaté si les salaires n’avaient pas suivi une progression à peu près égale. Qu’on se représente en effet que beaucoup de salariés ne gagnaient même pas 20 sous, et que, par conséquent la consommation de pain d’une seule personne absorbait les trois quarts ou les deux tiers, ou tout au moins la moitié du salaire accoutumé. Or, ces hauts prix du blé et du pain durèrent plusieurs mois. On peut donc être certain, a priori, qu’il y eut un grand effort des salariés pour accroître le prix de la journée de travail, et un vaste mouvement des salaires. Il y eut nécessairement à cette date une des plus profondes et des plus générales agitations en vue d’un meilleur salaire, qu’enregistre l’histoire de la classe ouvrière. Il y eut nécessairement aussi, au moins dans le taux nominal des salaires, une des plus brusques progressions qui se soient jamais produites.

Je le répète, c’était pour le peuple une nécessité vitale d’un tel ordre qu’on peut être assuré d’avance qu’il demanda et obtint un grand relèvement du prix des journées.

Pour subir purement et simplement une telle hausse du blé et du pain et ne pas chercher un salaire compensateur, il aurait fallu que le peuple ouvrier et paysan fût tombé à ce degré de servitude léthargique où l’aiguillon même de la faim n’est plus ressenti. Or le peuple n’avait jamais été plus vivant, plus ardent et plus fier. Et c’est sans surprise que je note les affirmations précises et non démenties qui établissent le grand mouvement des salaires. C’est la caractéristique sociale de cette période. Féraud, qui combat, il est vrai, tout système de taxation et de réglementation des blés, dit, le 16 novembre :

« Si le prix du grain s’est accru, les salaires se sont accrus également ; et toutes choses bien compensées, c’est-à-dire la hausse des grains mise en balance avec l’augmentation des salaires, on verra que les différences ne sont sensibles que pour les propriétaires, et point du tout pour le consommateur salarié qui nous occupe tout particulièrement dans cet instant. »

Sans doute, l’affirmation de Féraud était trop générale, il donnait comme un fait universellement accompli ce qui n’était qu’un résultat partiel et une tendance générale. Beffroy et Isoré tiennent un autre langage ; mais qu’on étudie de près leurs paroles. Beffroy dit :

« Lorsque des cultivateurs avides, profilant du prétexte ou de la dévastation partielle d’un canton voisin, ou du défaut de bras, quand des milliers de citoyens offrent les leurs, qui ne sont refusés que parce qu’on ne veut point proportionner les salaires au prix de la denrée, lorsque enfin, sous le prétexte du haut prix de leurs fermages, ces hommes cupides se coalisent pour porter le blé à un taux fort supérieur à la faculté des ouvriers, alors le prix des salaires ne se trouvant plus en proportion avec le prix des comestibles, le journalier ne peut plus l’atteindre ; il ne peut plus fournir à ses premiers besoins. »

Ainsi, il ressort des paroles de Beffroy que le peuple n’a pas rétabli l’équilibre entre le salaire et le prix du blé, mais qu’il lutte pour le rétablir. Les manouvriers refusent leurs bras aux conditions anciennes, et comment devant cette grève des prolétaires ruraux les propriétaires et fermiers ne seraient-ils point obligés de faire de larges concessions ? Pour pouvoir dominer le marché et profiter des occasions, encore faut-il qu’ils aient leurs grains disponibles. Il faut donc qu’ils fassent procéder à l’opération du battage, et devant le refus de travail, ils seront bien réduits à hausser les salaires.

Isoré, parlant de la longanimité du peuple, dit :

« Ne vous imaginez pas que l’indigent veut avoir le blé à très grand marché, quoiqu’il souffre de n’être pas payé de ses sueurs proportionnellement au prix des denrées ; il sent, comme vous, que la grande quantité de numéraire qui circule tiendra tout ce qui est nécessaire à sa vie à un taux extraordinaire. »

Oui, mais quelle que soit la résignation du peuple, il se dit nécessairement que cette grande quantité de numéraire s’applique au prix de son travail comme au prix de toutes les denrées, et que son salaire peut et doit participer à la progression générale. Serre dit, le 2 décembre :

« Quand toutes les marchandises augmentent, la rétribution de l’industrie du journalier s’élève par gradation, et l’équilibre s’établit presque aussitôt ; en un mot, le prix des grains est presque toujours le régulateur ou le chronomètre de la hausse ou de la baisse des prix des autres marchandises. Je ne sais d’ailleurs si je m’abuse ou si ma mémoire me trompe, mais quand j’ai demandé au marchand de fer pourquoi il vendait son fer 16 sous la livre au lieu de 8, au cordonnier pourquoi il vend ses souliers 9 et 10 livres au lieu de 5 et de 6, au tailleur, etc., etc., tous me répondent que le blé se vend le double des années précédentes, et que les ouvriers coûtent le double de ce qu’ils gagnaient autrefois. »

Et Serre insiste sur l’injustice qu’il y aurait à taxer le blé tout « en laissant exister les salaires et les marchandises aux taux où les circonstances les ont élevés ». Et pas une voix dans la Convention ne s’élève pour contester le fait. Pas un député, pas un journaliste ne réplique que les salaires sont restés immuables. Et voici, au contraire, ce que dit Dorniez dans son Opinion imprimée du 8 décembre :

« Vous devez établir un juste équilibre entre les besoins de l’artisan et ses ressources ; il ne faut pas que le cultivateur l’opprime, ni qu’il le soit par l’artisan qui a bien su et justement faire augmenter sa main-d’œuvre à proportion de toutes les marchandises. Personne n’ignore que ce qui valait 6 livres vaut 9 livres, et que la journée de travail qui était à 20 sous est à 30 sous et ainsi de suite. »

Voilà qui est d’une précision extrême et d’un ton d’assurance tranquille qui semble défier le démenti. Aucun démenti ne vint. Il n’y a pas de discours plus pessimiste, plus sombre, que celui que Saint-Just prononça le 29 novembre à propos des subsistances. Or j’y lis ceci :

« On dit que les journées de l’artisan augmentent en proportion du prix des denrées, mais si l’artisan n’a point d’ouvrage, qui paiera son oisiveté ? »

Ainsi Saint-Just, quelque lugubre que soit le tableau tracé par lui de la condition économique du pays, ne conteste pas qu’en fait il y ait eu pour l’artisan progression des salaires. Et je rappelle ce que j’ai déjà cité du rapport de Roland, en janvier 1793, où, allant bien au delà de Dorniez, il prétend que c’est au détriment du cultivateur que l’équilibre se trouve rompu par l’élévation des salaires. Je note dans le Patriote français (numéro du 3 novembre) une curieuse lettre d’Orléans, datée du 21 octobre. Elle est tout naturellement écrite par un « brissotin » qui gémit sur l’anarchie et la propagande subversive du délégué de la Commune de Paris, mais elle abonde en traits précis :

« Nous sommes ici dans une espèce d’anarchie qui peut être pour nous et pour d’autres départements de la plus grande conséquence… La position d’Orléans est unique, mais si nous empêchons les embarquements, combien de départements allons-nous faire mourir de faim ! On ne peut pas persuader ici à la majorité de mes concitoyens que le département n’a pas de quoi se nourrir quatre mois, ayant beaucoup de terrains en friches et en bois ; au milieu de l’abondance, ils mourront de faim, puisque si les citoyens du département empêchent le transport des grains, le département d’Eure-et-Loir en fera autant. L’exemple de l’hiver dernier aurait dû les convertir ; le commerce des grains était parfaitement libre, et nous avons été la ville où le pain a été le moins cher : tout le monde nous en apportait. Au marché d’hier qui est le seul considérable par semaine, des députés de section en nombre assez considérable s’étaient répandus dans le marché, voulaient qu’on taxât le blé ; n’y ayant pas réussi, ils ont menacé les fermiers et en ont forcé, par la crainte, de diminuer leurs grains ; il en résultera que les fermiers effrayés ne reviendront pas samedi prochain, et qu’on nous prépare des troubles. Je ne vous laisserai pas ignorer qu’on égare mes malheureux concitoyens, qui tous viennent de faire augmenter leurs journées et qui, par conséquent, devraient moins se plaindre, et nous avons ici beaucoup de perturbateurs parisiens, peut-être envoyés par vos agitateurs. »

Vraiment, quel que soit le parti pris politique mêlé à toutes ces affirmations, il est impossible de douter d’un relèvement général des salaires constaté par tant de témoignages divers et si conforme d’ailleurs à la nature même des choses. Comment le peuple de France, tout remué encore par la victoire révolutionnaire du Dix Août, se serait-il laissé affamer sans résistance au moment même où l’immense appel d’hommes fait par l’armée, en diminuant le nombre des bras, donnait aux demandes des salariés une force irrésistible ?

Il y a un rapprochement qui saisit l’esprit.

Dans quelques mois, la Convention, acculée au maximum et à la taxation générale des denrées dont d’abord elle ne voulait pas, fixera tous les prix, prix des marchandises et prix du travail, sur la base des prix de 1790 augmentés d’un tiers. Il est certain qu’elle a cherché à se rapprocher le plus possible de l’état de fait créé par la crise des prix. Elle prétendait marquer une limite au mouvement désordonné de hausse qui se produisait depuis des mois. Mais elle s’appliquait à coup sûr à ne pas donner une nouvelle et inutile secousse à s’appuyer le plus possible sur les données mêmes de l’heure présente. Comment, par exemple, se serait-elle risquée à décréter ainsi une majoration d’un tiers sur les salaires si cette majoration n’avait pas été déjà presque partout réalisée par l’effort même des salariés ? Elle aurait soulevé contre elle, par un brusque relèvement des salaires, tous les cultivateurs, tous les fermiers tous les propriétaires. Il me paraît donc infiniment probable que la Convention crut devoir compter avec une hausse générale d’un tiers sur tous les prix, prix des marchandises et prix du travail comme avec une réalité préexistante. Et son but était de consolider cette hausse, de la fixer, de prévenir toute manœuvre de renchérissement ou d’avilissement.

Je suis donc très porté à croire que c’est à une hausse d’un tiers qu’avait abouti dans l’ensemble et en moyenne, pour les salaires comme pour les diverses denrées, la hausse des prix dans le dernier trimestre de 1792 et le premier semestre de 1793. Or, il se trouve que le député qui a fourni les indications de fait les plus catégoriques et les plus précises, Dorniez, donne précisément cette hausse générale d’un tiers comme un fait de notoriété publique : les marchandises de 6 livres portées à 9 livres, les journées de travail portées de 20 sous à 30 sous. C’est donc au moins d’un tiers qu’avait été la hausse des salaires. Je dis au moins, car je citerai plus tard une circulaire du Comité des subsistances aux ouvriers, où il leur rappelle qu’ils doivent se soumettre pour leurs salaires à la loi du maximum.

Il y eut en effet, en plusieurs points des réclamations assez vives. Les ouvriers se déclarèrent lésés par la loi qui élevait d’un tiers les salaires de 1790. Ils avaient donc dépassé déjà de plus d’un tiers ce niveau. Et quoique cette augmentation ne fût en somme que nominale, puisqu’elle ne faisait qu’équilibrer la hausse générale des marchandises, c’est un des plus notables mouvements de salaire que l’historien ait à enregistrer. L’effort du peuple était double. D’une part, il tâchait de limiter le prix des denrées, soit par la taxation directe sur les marchés, soit par les lois de taxation que dès lors il commençait à solliciter de l’État et qu’il finira par imposer. Et, d’autre part, les salariés exigeaient partout de leurs employeurs, propriétaires, fermiers, industriels de tout ordre, un relèvement de salaire.

Les prolétaires, les salariés exerçaient donc à ce moment, et avec un ensemble extraordinaire, une double action de classe : sur l’État et sur les salariants. Il ne reste rien en fait de la loi Chapelier, elle est débordée, réduite à rien par l’immense coalition du peuple ouvrier exigeant partout à la fois les moyens de vivre. Les vifs incidents qui se produisent çà et là et dont l’histoire a gardé la trace, les pétitions partielles et les mouvements partiels ne donnent qu’une faible idée du mouvement universel et profond par lequel le peuple signifia à la Révolution et à la bourgeoisie qu’il n’entendait pas faire les frais de la crise.

Et c’est cette vitalité universelle du peuple ouvrier, c’est cet esprit de revendication et de lutte qui est dans l’histoire du prolétariat un trait lumineux. Car partout la lutte, l’effort furent nécessaires ; nous pouvons en être sûrs quoique le détail en soit perdu pour nous. Comment saurions-nous, par exemple, sans le passage de Beffroy que j’ai cité, que les ouvriers agricoles allaient jusqu’à refuser leurs bras pour arracher au fermier avare une plus haute journée ? L’histoire, obsédée par les visions tragiques de cette période, a négligé de recueillir trait à trait cette prodigieuse revendication de salaire qui, en chaque usine, en chaque ferme, mettait les salariés aux prises avec la bourgeoisie révolutionnaire et possédante. Mais ce n’est pas d’un mouvement aisé, tout naturel et automatique, que le prix des journées de travail s’est ajusté au prix extraordinaire du blé et des denrées.

Condorcet, qui était ennemi de toute taxation et réglementation, ne peut contester, cependant, le déséquilibre survenu entre les salaires et les denrées. Il s’interroge avec inquiétude sur les moyens de rétablir l’harmonie et de dénouer la crise sans toucher à l’absolue liberté des échanges. Et tantôt, il paraît croire que l’État pourra équilibrer de nouveau le prix des denrées et le prix du travail, non par la loi, mais par l’exemple. Tantôt, il semble compter sur les seuls effets de la liberté elle-même. Il se demande le 18 novembre :

« Faut-il une loi générale sur les subsistances, ou des lois partielles ou des établissements à l’effet de prévoir et de prévenir les besoins dans les temps critiques ? Sera-t-il utile de créer, en ce moment, un département unique des subsistances qui ferait de cet important objet si grande et unique affaire ? Conviendrait-il d’établir à l’extérieur des agents responsables occupés d’observer les prix des grains et de faire des achats pour la République ? En supprimant la valeur fictive de l’argent, n’attaquerait-on pas radicalement l’agiotage qui, avec le signe du numéraire, attire le papier-monnaie, et avec celui-ci toutes les matières d’approvisionnement jusqu’à ce qu’enfin il pompe toute la substance du peuple ? »

Idée hardie, sur laquelle je reviendrai. Condorcet, comme nous l’avons vu, croyait que la hausse du prix des denrées n’était pas un effet direct des assignats. C’est seulement par rapport à la monnaie de métal, plus facile que toute autre marchandise à accaparer et à resserrer, qu’avait commencé la baisse des assignats ; et c’est seulement par contre-coup que la hausse de l’argent s’était étendue peu à peu aux autres marchandises. Condorcet se demande s’il ne conviendrait pas de mettre en communication directe et exclusive les assignats et les denrées par la suppression de la monnaie de métal, instrument décisif de l’agio. Par là, l’équilibre entre les salaires et le prix des denrées serait rétabli sans que la loi intervint dans les transactions et dans la détermination des prix.

Dans la Chronique de Paris, du 28 novembre, il dit :

« La Convention nationale sait trop bien que le blé appartient à celui qui l’a semé, et que dans une République unique le libre transfert des subsistances d’un lieu de son territoire à l’autre, est une condition nécessaire du pacte social. On ne sait pas pourquoi, d’ailleurs, si l’équilibre est rompu entre la valeur réelle des subsistances et les moyens d’en acheter, on s’obstine à préférer le parti dangereux de faire baisser le prix des subsistances, au parti beaucoup plus simple d’augmenter ces moyens. Si, dans les achats et les fournitures extraordinaires de graines le gouvernement cherchait à maintenir les mouvements naturels du commerce au lieu de les déranger, s’il faisait servir la masse considérable des salaires dont il dispose, à maintenir ce rapport entre eux et les besoins que tant de causes altèrent à chaque instant ; si les marchés des villes étaient également à l’abri et du pillage et des taxations arbitraires ; si les chemins et les rivières offraient une entière sûreté dans le moment du transport, alors on verrait les granges se vider successivement. »

L’État faisait, en effet, pour la marine et les armées, des achats immenses ; il payait aux soldats, aux matelots, aux ouvriers des arsenaux et de certaines manufactures, des salaires considérables. Condorcet aurait voulu qu’en ajustant ces salaires au prix accru des denrées, il donnât le signal d’un relèvement universel des prix du travail. Mais le 9 décembre, il paraît compter surtout sur les effets de l’activité économique et de la libre concurrence.

« Comment voulez-vous que la concurrence des travaux élève les salaires, si les citoyens riches sont forcés, par ces mêmes bruits (alarmants) à conserver, comme ressources pour un moment de crise, les sommes qu’ils emploieraient à l’amélioration de leurs propriétés, à des acquisitions mobilières ? Peuvent-ils se croire assurés de jouir de ces améliorations, de ces acquisitions ? Ils remettent donc ces dépenses à un autre temps, et en attendant, le peuple souffre de cette stagnation funeste.

« La Révolution, par un changement répandu dans la distribution des richesses ecclésiastiques et féodales, par l’émigration volontaire ou forcée d’un grand nombre de propriétaires, avait nécessairement déplacé la distribution des salaires ; la création d’un papier-monnaie avait dû changer le rapport de ces mêmes salaires avec le prix des denrées ; mais ce changement dans la distribution des richesses était favorable en lui même à la prospérité publique. Les inconvénients des variations dans les prix plus promptes et plus étendues que celles des salaires n’étaient pas sans remède ; et si l’activité qui devait naître de la Révolution n’était point arrêtée par ces inquiétudes factices, le mal serait déjà réparé, et l’équilibre rétabli avec avantage. »

Mais le peuple n’attendait point cette sorte de rétablissement naturel et lent de l’équilibre, qu’espérait l’optimisme révolutionnaire de Condorcet. Le peuple agissait de deux façons : en refusant son travail aux anciens prix, et en essayant d’imposer, soit à la Convention, soit directement aux marchands, la taxe des denrées. Hausser les salaires par une revendication énergique et au besoin par la grève, limiter par la loi ou par la force le prix des denrées, voilà le double effort des travailleurs en cette période. Lorsque la Législative, en janvier 1792, reçut la délégation des Gobelins protestant contre le renchérissement des denrées, les pétitionnaires demandèrent bien des mesures contre les « accapareurs » ; mais ils n’osèrent pas formuler l’idée d’une taxation légale. Maintenant, c’est cette idée qu’une députation du corps électoral de Seine-et-Oise formule devant la Convention en paroles précises et hardies. L’audace du prolétariat a grandi. Il se sent, en quelque sorte, plus près de la loi, et il songe à la faire servir à sa défense.

« Citoyens, disent les délégués dans la séance du 19 novembre, le premier principe que nous devons vous exposer, est celui-ci : La liberté du commerce des grains est incompatible avec l’existence de notre République. De quoi est composée notre République ? D’un petit nombre de capitalistes et d’un grand nombre de pauvres. Qui fait le commerce des grains ? Ce petit nombre de capitalistes. Pourquoi fait-il le commerce ? Pour s’enrichir. Comment peut-il s’enrichir ? Par la hausse du prix des grains, dans la revente qu’il en fait au consommateur.

« Mais vous remarquerez aussi que cette classe de capitalistes et propriétaires, par la liberté illimitée maîtresse du prix des grains, l’est aussi de la fixation de la journée du travail ; car chaque fois qu’il est besoin d’un ouvrier, il s’en présente dix et le riche a le choix ; or, ce choix, il le porte sur celui qui exige le moins : il lui fixe le prix, et l’ouvrier se soumet à la loi, parce qu’il a besoin de pain, et que ce besoin ne se remet pas pour lui. Ce petit nombre de capitalistes et de propriétaires est donc maître du prix de la journée de travail. La liberté illimitée du commerce des grains le rend également maître de la subsistance de première nécessité. Le sordide intérêt ne leur laisse pas calculer d’autre loi que celle de leur avidité. Il en résulte une disproportion effrayante entre le prix de la journée du travail et le prix de la denrée de première nécessité. La journée est à 16 et 18 sols, tandis que le blé est à 26 livres le setier pesant de 260 à 270 livres, poids de 16 onces à la livre. La journée ne suffit donc point pour vivre. De là, sort nécessairement l’oppression de tout individu qui vit du travail de ses mains.

« Mais si cette classe qui vit du travail de ses mains est la plus considérable, si, appelée par l’égalité des lois, à leur formation, elle est encore la seule et unique force de l’État, comment supposer qu’elle puisse souffrir un ordre de choses qui la blesse, l’écrase, et lui enlève et la subsistance et la vie ?


Faïences patriotiques nivernaises (1792).
(D’après les Faïences patriotiques nivernaises par MM. Fieffé et Bouveault, reproduit avec l’autorisation des auteurs.)


« Législateurs, ne vous effrayez point de la hardiesse de cette vérité : ce ne sont pas les vérités mises au jour qui font les révolutions, ce sont celles qu’on étouffe. La liberté illimitée du commerce des grains est oppressive pour la classe nombreuse du peuple. Le peuple ne la peut donc supporter. Elle est donc incompatible avec notre République… Nous voici parvenus à une seconde vérité : La loi doit pourvoir à l’approvisionnement de la République et à la subsistance de tous.

« Quelle règle doit-elle suivre en cela ? Faire en sorte qu’il y ait des grains ; que le prix invariable de ces grains soit toujours proportionné au prix de la journée du travail ; car si le prix du grain varie, le prix de la journée ne variant pas, il ne peut y avoir de proportion entre l’un et l’autre. Or, s’il n’y a pas de proportion, il faut que la classe la plus nombreuse soit opprimée ; état de choses absurde et qui ne peut durer longtemps.

« Législateurs, voilà donc des vérités constantes. Il faut la juste proportion entre le prix du pain et la journée du travail. C’est à la loi à maintenir cette proportion à laquelle la liberté illimitée est un obstacle.

« Quels sont les moyens qui doivent être employés ? Il ne faut pas vous le dissimuler, législateurs, tout moyen partiel est ici dangereux et impuissant ; point de termes moyens, ce sont eux qui nous ruineront : ce sont ceux sur lesquels comptent les économistes, pour faire triompher leur système de liberté illimitée. Pour compter sur le commerce, il faut que la liberté soit entière et, à la première entrave, il faut que le commerce soit détruit ; autrement il n’agira que pour vous enlever et non pour vous apporter : il n’existera que pour votre ruine… Supprimez, dès à présent, toutes ces mesures inégales qui entretiennent l’ignorance et favorisent le monopole.

« Ordonnez que tout le grain se vendra au poids. Taxez le maximum ; portez-le cette année à 9 livres le quintal (de 50 kilogrammes ; cela fait 18 francs les 100 kilogrammes), prix moyen également bon pour le cultivateur et le consommateur. Ordonnez que, pour les autres années, il sera fixé dans la même proportion d’après le rapport du produit de l’arpent avec le coût de la culture : rapport qui sera déterminé par des personnes choisies par le peuple.

« Interdisez le commerce des grains à tout autre qu’aux boulangers et meuniers, qui ne pourront eux-mêmes acheter qu’après les habitants des communes, au même prix, et qui seront obligés de faire leur commerce à découvert. Ordonnez que les mesureurs ne pourront acheter pour plus de trois mois de leur consommation ; que chaque fermier sera tenu de vendre lui-même son grain au marché le plus prochain de son domicile, sans pouvoir le vendre sur montre par des mesureurs, porte-faix ou facteurs, enfin que les grains restants à la fin du marché seront constatés par les municipalités, mis en réserve, et exposés les premiers en vente. Ordonnez que nul ne pourra prendre à ferme plus de 120 arpents, mesure de 22 pieds par perche ; que tout propriétaire ne pourra faire valoir par lui-même qu’un seul corps de ferme, et qu’il sera obligé d’affermer les autres ; que nul ne pourra faire payer les fermages en grains ; et enfin que nul ne pourra être, à la fois, meunier et fermier. Remettez ensuite le soin d’approvisionner chaque partie de la République entre les mains d’une administration centrale, choisie par le peuple, et vous verrez que l’abondance des grains et la juste proportion de leur prix avec celui de la journée de travail rendra la tranquillité, le bonheur et la vie à tous les citoyens. »

C’est un vaste plan très systématique et fortement conçu, Il procède de deux idées essentielles. La première, dérivée des théories de Turgot, d’Adam Smith et de Necker sur le salaire, est que les ouvriers sont toujours payés au plus bas, qu’ils ne peuvent attendre et se défendre, qu’ils se font les uns aux autres une concurrence presque illimitée, et que, par conséquent, la baisse du salaire déterminée par cette concurrence ne s’arrête qu’au point où s’arrêterait la vie elle-même, où la force de travail défaillirait. Si donc les spéculateurs, les capitalistes, parviennent encore par l’accaparement du blé à en hausser soudain le prix, le salaire tombe du coup au-dessous même du niveau vital et la loi d’airain s’aiguise en un glaive de famine et de meurtre.

Dès lors, et c’est la seconde idée maîtresse des pétitionnaires, l’État a le droit et le devoir d’intervenir pour empêcher le peuple ouvrier de tomber au-dessous de ce niveau vital. Il doit assurer le juste rapport du salaire au prix du grain, et en fixant un maximum au prix des grains, assurer en fait et indirectement un minimum de salaire. Pour maintenir dans des limites équitables le prix du blé, pour qu’il ne dépasse pas le niveau marqué par les frais de culture et le bénéfice honnête du cultivateur, il faut d’abord taxer, en effet, les grains. Il faut ensuite en prévenir l’accaparement à la source même, c’est-à-dire à la production, en divisant le plus possible les fermes, en empêchant la concentration des propriétés et des fermages.

C’est ce qu’on peut appeler, non pas la loi agraire des propriétés, mais la loi agraire des fermages. Plus nombreux, et obligés d’ailleurs de vendre leurs grains pour s’acquitter de leurs fermages qu’ils ne pourraient plus, selon le projet des pétitionnaires, acquitter en grains, les fermiers se feraient concurrence sur les marchés, et cette concurrence des fermiers, accrue et stimulée par des dispositions législatives multiples, conspirerait avec la taxe pour maintenir les blés à un prix modéré.

Ce sont les idées les plus hardies des cahiers paysans sur la division des fermes, sur l’organisation d’un service public d’approvisionnement, qui, après avoir été amorties et obscurcies par la bourgeoisie des villes, se rallument maintenant et jettent sur toute la Révolution une ardente lueur. Le peuple commence à prendre conscience de lui-même, à formuler avec une vigueur systématique des principes dont l’application ferait de l’État le gardien du droit populaire. Il commence à s’opposer comme classe non plus à la noblesse terrorisée ou émigrée, non plus au clergé exproprié, mais à la minorité des capitalistes, des grands propriétaires fonciers d’origine bourgeoise et des grands fermiers. Et le service public d’approvisionnement qu’il réclame, il entend que ce soit le peuple lui-même qui l’administre par des élus directs. C’est la démocratie populaire qui, après avoir au Dix Août forcé les portes de la cité politique, cherche maintenant à pénétrer dans l’administration des grands intérêts économiques.

Dans la Somme, dans l’Aisne, dans l’Eure, l’Eure-et-Loir, la Sarthe, le Loir-et-Cher, le Loiret, l’agitation fut vive en octobre et en novembre. Le peuple ne se contentait pas d’arrêter les convois de blé. D’un mouvement spontané il procédait à la taxation des denrées. Les Conventionnels se plaisaient à répéter qu’il y avait là une manœuvre contre-révolutionnaire. Il est fort probable, en effet, que le clergé cherchait à exploiter la souffrance momentanée du peuple, à lier la cause de la religion à la cause des pauvres. Il fanatisait le peuple contre la Convention, accusée d’affamer le pays et de le déchristianiser, de lui enlever le « pain de l’âme » et le pain du corps.

Les trois commissaires à la Convention, Lecointe-Puyraveau, Birotteau et Maure, envoyés en Eure-et-Loir, tentent de donner au mouvement, dans leurs explications verbales du 30 novembre, une couleur à la fois « anarchiste » et contre-révolutionnaire.

« Parmi les reproches que nous avons entendus, dit Lecointe-Puyraveau, on parlait beaucoup de prêtres et de religion. Une motion faite au sein de la Convention (celle de Cambon sur la suppression du budget des cultes), était connue : on voulait nous en punir. On a préludé avec autant d’audace que d’assurance devant nous à une loi agraire. Un homme couvert d’un uniforme national a demandé que tous les baux fussent diminués par un décret ; on n’a pas craint de dire que ça irait jusqu’à Paris et que cette Convention, qui ne voulait plus de prêtres et qui volait les deniers du peuple, le payerait bien. »

Birotteau ajoute :

« En vain nous observâmes que nous n’avions pas le droit de taxer les denrées. Ce refus allait nous coûter la vie. Ils me répétaient sans cesse que la Chambre de Paris était l’ennemie du peuple ; qu’elle allait perdre la France, que bientôt ils se rendraient ici pour la mettre à la raison ; que c’était une coquinerie que d’avoir supprimé le culte catholique et la contribution mobilière. Vous voyez, citoyens, combien il est dangereux d’énoncer même de pareilles propositions. Les attroupés ajoutaient que nous étions tous riches, que nous avions pillé le trésor national. Je les dissuadai, en leur détaillant le mode de comptabilité. Des curés, des prêtres étaient et parlaient au milieu de l’attroupement. Ils étaient les plus acharnés contre nous et portaient la parole au nom du peuple. Tous les principes de la loi agraire ont été mis en avant ; on disait que les bourgeois avaient assez joui, que c’était le tour des pauvres travailleurs. Ils ajoutaient qu’ils voulaient leurs prêtres et leurs églises ; qu’eux seuls feraient bientôt la loi. J’ai reconnu parmi les furieux un citoyen à moustaches qui fut à Orléans chercher les prisonniers de la Haute-Cour nationale. Ces hommes dictaient leur volonté à leurs officiers municipaux et à leur commandant de garde nationale, qui obéissaient pour sauver leurs jours. »

Jean Rewbel.
(D’après un document du Musée Carnavalet.)


Le témoignage de Lecointe-Puyraveau et de Birotteau est un peu suspect, au moins d’exagération. Ils avaient eu en Eure-et-Loir, une attitude assez piteuse. Pour tout dire d’un mot, ils avaient eu peur, et pour sauver leur vie qu’ils crurent, peut-être à tort, menacée, ils avaient consenti à signer les taxes illégales, à revêtir de l’autorité de la Convention, eux, les gardiens et les vengeurs de la loi, la force populaire qui violait la loi. Ils cherchaient à s’excuser auprès de la Convention en grossissant le péril, et aussi en rendant le plus odieux possible le mouvement du peuple. C’était, à les en croire, l’effet d’une sorte de coalition monstrueuse des égorgeurs de septembre, émissaires attardés de la Commune de Paris, et du clergé factieux, et c’est la Convention surtout qu’ils haïssaient. Il ne paraît point douteux que le clergé, en effet, soufflait le feu des colères : à peine quelques mois plus tard, en janvier 1793, une pétition demandant presque avec menace « le maintien de la religion catholique » passait à la Convention de ce même département de l’Eure où les troubles avaient été les plus vifs.

Mais, malgré tout, ce qui reste, ce qu’il y a au fond du mouvement d’octobre et de novembre, c’est bien une protestation populaire et prolétarienne contre le haut prix de la vie. C’est une sorte d’agitation de classe ayant ses principes, ses formules et sa tactique. On a vu avec quelle brutalité, les pauvres ouvriers ruraux opposent à la « bourgeoisie » les « travailleurs ».

Les administrateurs des départements, les membres de la Convention affectent de croire que c’est sous le coup de la menace que se formaient et se grossissaient les puissantes colonnes qui allaient méthodiquement taxer les denrées sur les marchés. Visiblement, au contraire, le mouvement est spontané. La députation des corps administratifs du Loir-et-Cher, admise à la barre le 26 novembre, dit ceci :

« L’insurrection est partie du département de la Sarthe, de la forêt de Montmirail. Le rassemblement a forcé les ouvriers de la verrerie de Montmirail à se porter avec eux à Montdoubleau, où ils ont taxé le blé, et obligé les habitants et les corps constitués à les accompagner à Saint-Calais. De là ils se sont rendus à Vendôme, le 23 de ce mois, au nombre de 3,000, ayant à leur tête 300 hommes à cheval. Ils ont commencé par annoncer qu’ils ne venaient exercer aucune violence, mais taxer le blé et les autres denrées. Ils ont été logés chez les citoyens, ils apportaient du pain pour ne pas affamer la ville où ils n’étaient pas attendus ; ils ne demandaient que le couvert et de l’eau. Ils ont effectivement taxé le blé à 21 deniers la livre, et annoncé qu’ils iraient samedi prochain à Blois, pour l’y fixer au même prix, et que si les habitants de Vendôme ne les y suivaient pas, ils mettraient le feu à la ville. Il est presque certain que le rassemblement qui arriverait vendredi au soir à Blois ne serait pas moins de 12 ou 15.000 hommes. »

Et les administrateurs bourgeois de Loir-et-Cher, débordés par ce mouvement, préoccupés d’obtenir au plus vite des secours de la Convention, cherchent à l’effrayer par des nouvelles sinistres :

« Voilà les faits : il en résulte que dans plusieurs parties de ces départements les citoyens sont forcés de se faire une nourriture de son mêlé avec des choux et des pommes de terre. Une malheureuse femme de la paroisse de l’Hôpital n’ayant pu avoir de grains pour faire son pain, a égorgé son enfant pour ne pas le voir mourir et s’est pendue après. (Long mouvement d’horreur.) »

Mais, quoi qu’il en soit de ce fait divers sensationnel et assez grossièrement mélodramatique, comment imaginer que des hommes qui procédaient avec tant de prudence et d’ordre, qui portaient eux-mêmes leur pain et se contentaient de demander un peu d’eau, avaient provoqué des paniques folles ? Comment croire surtout qu’ils avaient besoin d’user de violence pour entraîner les verriers de Montmirail à protester avec eux contre le prix démesuré des denrées ? Le député Frécine, qui veut faire croire, lui aussi, à un régime de terreur, se dément lui-même :

« Au Mans, ils ont forcé les administrateurs du département à approuver par un arrêté l’irrégularité de leur conduite. Les administrateurs ont cédé : je ne les excuse pas. Il parait qu’ils ont préféré la sécurité avec un peu de honte à l’honneur dangereux de remplir leur devoir. Partout ce rassemblement s’est augmenté de la totalité des citoyens des villages par lesquels il passait. Partout ils n’ont laissé que les femmes, les infirmes et les enfants. Tout le reste a été forcé de se joindre à eux, sous peine de se voir incendier ses possessions. Ils ont eu soin de se faire précéder dans leur marche par les officiers civils et militaires des lieux dont ils emmenaient les habitants. »

Mais vraiment est-il admissible que toute une population ait suivi ainsi par peur ? Sans doute les paysans rusés se réservaient une excuse au cas où les choses tourneraient mal, et ils répondaient aux administrateurs : On nous a emmenés de force. Mais c’est de bon cœur qu’ils étaient entrés dans le mouvement. Pour les verriers de Montmirail, la violence prétendue qui leur a été faite est si illusoire, que plusieurs Conventionnels demandent au contraire s’ils n’ont pas agi à l’instigation perfide de leur patron verrier, Duval, suspecté un moment de contre-révolution. Non, c’est bien librement et délibérément que tous, ouvriers des usines et travailleurs de la terre, se soulevaient contre des prix excessifs, demandaient et imposaient la taxation des denrées, revendiquaient un plus haut salaire, exigeaient la division des grandes fermes et la diminution du prix des baux. Lecointe-Puyraveau, Birotteau et Maure durent sanctionner un tarif des prix, qui était déjà, pour les objets les plus essentiels, un premier tableau du maximum. Sous la menace, ils avaient signé la formule suivante :

« Arrêté aujourd’hui, le 29 novembre 1792, l’an premier de la République, par les commissaires de la Convention nationale que les prix des denrées ci-après sont à jamais fixés ainsi qu’il suit, savoir :

« La tête de blé, le setier à 17 livres, 6 sous. Qualité moyenne, le setier à 16 livres. Dernière qualité, le setier à 14 livres.

« L’orge, le setier à 8 livres.

« La chandelle, à 16 sous la livre.

« Bœuf, 5 sous la livre.

« L’aune de toile à 2 livres. Celle de serge blanche à 55 sous.

« Le fer, 20 livres le cent.

« Les souliers à 4 l. 10 la paire. Ceux à forte semelle et à deux rangs de clous à 45 sous la paire. »

Ce sont très vraisemblablement les prix de 1790, ceux-là mêmes que la Convention, quand elle établira le maximum, prendra pour base, en les majorant d’un tiers. J’observe, en effet, en ce qui touche les souliers, que le cordonnier Gerdret venait de soumissionner pour les souliers de l’armée à raison de 6 livres 3 sous la paire. Or, dès l’été de 1792, les fournisseurs avaient, à raison du haut prix de la matière première, majoré sensiblement les prix : il est donc très probable que le prix de 4 livres 10 sous indiqué pour la paire de souliers par le peuple d’Eure-et-Loir représentait, le prix de 1790. De même, dans le tableau de la viande fraîche et salée, dressé en conformité de la loi du maximum, et portant cette indication : « avec les prix en 1790, augmentés du tiers, » je relève pour la viande fraîche de bœuf, en Eure-et-Loir, la somme de 10 livres, et, pour la viande fraîche de vache, 9 livres ; dans l’Eure, 8 livres pour certains districts, 10 livres et 8 livres pour d’autres. C’est un résultat sensiblement voisin de celui qu’on obtient en élevant d’un tiers le prix de 5 livres marqué pour le bœuf dans le tableau illégal imposé à la signature de Birotteau. En revenant ainsi tout simplement aux prix de 1790, alors que l’assignat avait baissé, le peuple de l’Eure et de l’Eure-et-Loir s’assurait en effet les denrées à un prix réellement inférieur à celui de 1790. Il est vrai que par la baisse de l’assignat, les salaires, s’ils étaient payés en papier, subissaient aussi une réduction.

Il ne semble pas qu’au moment où les commissaires de la Convention allèrent dans ces régions, les salaires y eussent déjà bénéficié d’un relèvement proportionné à la baisse de l’assignat et à la hausse générale des denrées. C’est même là une des causes principales de l’agitation. « La misère est grande, disent les délégués de Loir-et-Cher ; les blés, les vins, sont à un prix excessif ». Et Lecointe-Puyraveau et Maure disent que c’est moins encore à la cherté du blé et du pain, qui selon eux n’est pas très grande en ces départements, qu’à l’exiguïté des salaires, qu’il faut attribuer le mouvement. « Nous devons à la vérité, dit Lecointe, de dire que les hommes opulents abusent de la faculté de faire faire leurs ouvrages à un prix trop modique. » Maure dit : « Les attroupés observent que leur journée de travail n’est que de 20 sols et qu’ils ne peuvent obtenir davantage. »

Évidemment, la lutte était engagée un peu partout et avec des fortunes diverses autour de la question des salaires. Les ouvriers, les prolétaires n’aboutissaient qu’à des succès partiels et très disputés. De là, dans toute cette région de grandes fermes où la proportion des salariés était très forte, l’âpreté du combat. La lutte prenait-elle pour tous ces ouvriers ruraux une forme systématique ? Commençaient-ils à demander une réforme générale du système social ? A entendre les députations des corps administratifs, à prendre à la lettre les récits des commissaires de la Convention, il semblerait que la loi agraire était partout prêchée dans les groupes. Mais ce mot, dans les polémiques des partis, perdait peu à peu sa signification exacte. Il ne désignait plus le partage des terres, la distribution de la propriété. Il ne désignait plus que l’ensemble des mesures par lesquelles le droit de la propriété était réglé et sa puissance limitée. C’est ainsi que les commissaires de la Convention qualifient de loi agraire la limitation légale du montant des baux. Les ennemis de la Commune de Paris prétendaient pourtant que ses émissaires poussaient à la loi agraire, à la prise de possession violente des terres par le peuple.

Assignat de cinquante livres
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


Lidon dit à la Convention le 20 novembre : « J’ai chez moi des preuves écrites de toutes les malversations exercées par ces commissaires (de la Commune de Paris) ; les uns ont conseillé les administrateurs de s’emparer du domaine national pour leur usage. » Mais ces rumeurs ne sont-elles pas calomnieuses ? Duroy ajoute : « J’ai chez moi un procès-verbal qui constate que Momoro et Dufour, envoyés dans les départements de l’Eure et du Loir-et-Cher, ont voulu forcer des citoyens pauvres à s’emparer d’un château d’émigré ; j’ai même devers moi un écrit par lequel Momoro demandait la loi agraire ». Vraiment Duroy retarde et il retrace une histoire déjà vieille. Il s’agit évidemment des fameux propos que Momoro tint dans l’Eure peu après le Dix Août et de ses articles additionnels aux Droits de l’Homme.

Puisque les ennemis de la Commune de Paris étaient obligés de se référer à ces documents déjà anciens, il est permis de croire que les émissaires de la Commune, qui se sentaient maintenant très surveillés, s’abstenaient d’orienter visiblement vers la loi agraire le mouvement de protestation des prolétaires. Après tout, les plus habiles d’entre eux devaient bien comprendre qu’ils se briseraient à menacer et à attaquer de front le droit de propriété, mais qu’ils pouvaient peu à peu en réduire le contenu au profit du peuple et en resserrer la substance. Déjà, la taxation générale des denrées par la loi, émanée du peuple, n’était-elle point une première mainmise des prolétaires maîtres de l’État sur la réalité même du droit de propriété ? Je ne vois pas de brochure de Momoro à cette date précise ; mais j’en trouve une de lui, en avril 1793, où la loi agraire est ainsi comme atténuée en taxation et où sa fameuse formule sur les propriétés territoriales prend un sens un peu adouci : « Opinion de Momoro, administrateur et membre du Directoire du département de Paris, sur la fixation du maximum du prix des grains dans l’universalité de la République française, imprimée par ordre des comités d’agriculture et de commerce de la Convention nationale ». Voyez avec quelle prudence il s’avance.

« Première proposition : Viole-t-on la propriété par la fixation du maximum du prix des grains ? Pour répondre d’une manière claire et entraînante, il faut ici définir ce que l’on doit entendre par propriété. La propriété proprement dite, et dans le sens qu’on lui donne, est le droit d’user de la chose ainsi qu’on l’entend.

Un individu peut, sur le terrain qui lui appartient, bâtir une maison et la renverser le lendemain, parce que c’est sa propriété, et qu’il a le droit, sous la sauvegarde des lois, d’en user et d’en abuser (sans nuire toutefois à la société par ces abus).

Ce même droit appartient-il au cultivateur sur la production que la terre accorde à ses sueurs ?

« Non, sans doute.

« Et pourquoi ? C’est que ces productions sont destinées à la subsistance de la société, moyennant l’indemnité juste et préalable qui doit en être le prix. Cette indemnité, juste et préalable, doit être en rapport proportionnel avec les facultés de l’industrie du citoyen. C’est une des clauses sine qua non du contrat social.

« Personne ne peut contester cette vérité. Ce principe est constant ; s’il n’existait pas il n’y aurait pas de société.

« Les productions de la terre ne pouvant, par cette raison, être rangées dans la même classe que les autres propriétés proprement dites, et chaque être respirant sur la terre y devant trouver la subsistance, il est évident qu’en établissant la fixation demandée, on ne viole pas la propriété du cultivateur puisque cette fixation en est le prix ».

Quelle interprétation atténuée du fameux mot : les propriétés faussement appelées territoriales ! Atténuée, mais plus en apparence qu’au fond. Car ce droit de la société sur les productions de la terre, ce droit de la société d’en fixer le prix d’après les ressources des citoyens, c’est-à-dire d’après les ressources des plus pauvres, c’est bien une sorte d’expropriation partielle de la propriété foncière au profit de la communauté et du peuple. Et j’imagine que Momoro n’avait pas attendu le mois d’avril, pour comprendre que la tactique prudente et les voies détournées de la taxation le conduiraient plus sûrement au but qu’une déclaration de guerre imprudemment renouvelée aux propriétés territoriales. Dès le mouvement du peuple, en octobre et novembre, au sujet de la taxation, il entrevit sans doute que le principe de la taxation pouvait être conduit peu à peu jusqu’aux confins de la loi agraire. Ainsi la loi agraire était, pour ainsi dire, à fleur du sol. En cette période un peu indécise, nul encore, après l’éclat imprudent et universellement blâmé de Momoro, en septembre, ne se risque à mettre directement en cause la propriété foncière ; mais l’absolu de son droit est miné par un travail profond.

J’ai cité, à sa date, c’est-à-dire au commencement de l’été de 1792, la curieuse lettre à demi transparente, à demi énigmatique, par laquelle l’abbé Dolivier, à propos précisément des subsistances, posait bien discrètement encore le problème de la propriété foncière ou plutôt annonçait qu’il faudrait se décider enfin à le poser. On devine avec quelle passion contenue et croissante l’abbé Dolivier suivait le mouvement de pensée et d’action qui se développait chez les prolétaires. Il ne parlait pas encore, il ne se livrait pas ; il attendait qu’un plus haut essor de la Révolution et du peuple lui permît de déployer toute sa pensée ; mais sûrement, dès cette époque, sa méditation devenait plus pressante, plus précise.

Elle éclatera bientôt en une œuvre d’une importance capitale, que Gabriel Deville, qui l’a rencontrée au cours de ses recherches sur Babeuf, m’a signalée et qui est comme la transition entre l’extrême démocratie robespierriste et le communisme babouviste. Le germe tressaille et semble tout près de percer la terre. Dès octobre et novembre 1792, des pensées hardies passionnent secrètement le mouvement naissant, la conception naissante du maximum. Ce n’est plus une réglementation corporative des prix édictée de haut pour maintenir un équilibre industriel : c’est la mainmise projetée de la démocratie et des prolétaires sur toutes les valeurs, donc, logiquement, sur la propriété elle-même. Qui ne pressent, en cette sorte de socialisation prochaine de l’échange, l’ébauche d’un communisme démocratique, étatiste et centraliste ?

Or, par une merveilleuse coïncidence et qui atteste que le socialisme tient de ses racines les plus diverses à la démocratie et à la Révolution, au moment même où l’on devine au ras du sol la pointe à peine visible encore de ce qui sera le babouvisme, ce qui sera le fouriérisme commence aussi à pointer : le socialisme de coopération lève du même sillon révolutionnaire que le socialisme communiste, et, comme celui-ci, il s’affirme à propos du problème des subsistances soudainement agrandi. C’est Michelet qui, avec une pénétration incomparable, a démêlé les antécédents révolutionnaires du fouriérisme. Parlant de Lyon, il dit :

« Nulle part plus que dans cette ville, il n’y eut de rêveurs utopistes. Nulle part, le cœur blessé, brisé, ne chercha plus inquiètement des solutions nouvelles au problème des destinées humaines. Là parurent les premiers socialistes, Ange et son successeur Fourier. Le premier, en 1793, esquissait le phalanstère, et toute cette doctrine d’association dont celui-ci s’empara avec la vigueur du génie. »

Je l’avoue, cette phrase fut pour moi un éblouissement. Quelle joie, au moment où par Dolivier et quelques autres, nous saisissons le passage de Robespierre à Babeuf, de la démocratie au communisme, si nous pouvions saisir aussi, par Ange et le mouvement lyonnais que Michelet signale, le passage de la Révolution au fouriérisme ! Il me semblait, sous la terre bouleversée de la Révolution, entrevoir des germes sans nombre et la profonde évolution des forces. Mais comme la phrase de Michelet était sommaire ! M. Lichtenberger n’y a point pris garde ; car il n’y fait même pas allusion dans son livre sur le Socialisme et la Révolution française ; il ne paraît pas connaître Ange ou s’être inquiété de lui. Aux Archives, où Michelet a retrouvé l’admirable lettre que Chalier, à la veille de son exécution, adressait aux siens, il n’y a pas trace d’Ange. Je me suis adressé à M. Gabriel Monod, qui a, comme on sait, les papiers de Michelet, et dans les notes que Michelet a écrites, cinq ans après la publication de son livre sur la Révolution française, M. Monod a trouvé ceci :

« Qui a fait Fourier ? Ni Ange, ni Babeuf : Lyon, seul précédent de Fourier. »

Michelet veut dire que ce n’est pas l’action directe et précise de tel ou tel penseur qui a suscité le génie et l’œuvre de Fourier, mais le spectacle des misères lyonnaises, et aussi l’ardent besoin de justice qui travaillait l’âme de la cité. Mais Ange reste, dans la pensée de Michelet, un des grands précurseurs socialistes.

À la Bibliothèque Nationale, sous le nom de Ange, absolument rien. J’ai fait part de ma curiosité et de ma détresse à M. Charléty, professeur d’histoire à l’Université de Lyon, qui a fait sur la Révolution de si pénétrantes études ; il m’a mis en mains la clef des recherches. Ce n’est pas Ange, c’est L’Ange qui est le nom du Lyonnais : c’est le nom de L’Ange que portent toutes ses brochures, et c’est sous le nom de L’Ange que j’en ai retrouvé quelques-unes à la Bibliothèque Nationale. Ou plutôt son vrai nom est très probablement Lange. Il semble bien en effet qu’il soit d’origine allemande. De son interrogatoire il résulte, suivant des notes que m’a communiquées M. Charléty, qu’il était né à Kehl, qu’il avait été élevé à Munster et qu’il était à seize ans venu à Paris. La Bibliothèque Nationale n’a pas malheureusement la brochure de 1793, celle que Michelet a vue et où L’Ange exposait tout son système pour assurer « la félicité publique ». Elle n’est pas non plus dans les bibliothèques lyonnaises, mais M. Charléty ne désespère point de la trouver dans les collections privées. Ce serait une grande bonne fortune pour l’histoire du socialisme et de la démocratie. Mais il en existe un bref résumé dans un catalogue bibliographique.

Michelet l’a-t-il eue réellement en mains ? On en pourrait douter à voir l’erreur qu’il commet sur le nom de L’Ange : peut-être est-ce par la tradition qu’il a été averti de la propagande « sociétaire » que L’Ange faisait à Lyon en 1793, à une date où Fourier lui-même, âgé de vingt-un ans, s’y était établi. Mais ce qui est tout à fait remarquable, et ce qui ressort avec éclat des brochures de L’Ange que j’ai pu étudier, c’est qu’il n’a pas attendu les grandes commotions d’idées de 1793 pour affirmer d’abord une pensée socialiste, et pour la préciser ensuite en des formes toutes voisines du fouriérisme. De 1790 à 1792 sa propagande s’étend et s’anime, et ainsi, c’est par des nœuds multiples que la pensée fouriériste se rattache aux moments divers de la Révolution.

Il y a dans la pensée de L’Ange trois mouvements successifs correspondant à des crises politiques et sociales de la Révolution. D’abord, c’est la contradiction entre la Déclaration des Droits de l’homme et le système électoral oligarchique et censitaire établi par la Constituante qui révolte sa conscience et qui l’induit à poser en termes hardis le problème de la propriété. En second lieu, la crise universelle des prix et des subsistances, l’évident désordre du mercantilisme, qui va s’aggravant du printemps à l’automne de 1792, le conduisent à préciser un plan d’organisation nouvelle et d’universelle association destiné surtout à pourvoir à l’approvisionnement du pays. Enfin, en 1793, sous l’action de la grande crise lyonnaise, il élargit sa pensée jusqu’à la refonte totale du système social.

Il fait paraître à Lyon, en 1790, à l’imprimerie de Louis Cutty, les Plaintes et représentations d’un citoyen décrété passif aux citoyens décrétés actifs. C’est d’un bel accent à la fois véhément et fraternel, audacieux et tendre.

« Messieurs, vous allez procéder à l’élection de nouveaux représentants : mais où sont vos frères ?

« Quand l’univers retentit du sublime arrêté du 17 juin 1789, dans lequel l’Assemblée nationale reconnaît qu’à cette époque elle était déjà composée des représentants envoyés directement par les quatre-vingt-seize centièmes de la nation ;

« Quand, le 4 août, cette masse de députations, accrue, complétée par les quatre autres centièmes, détruisit le régime féodal, abolit les privilèges et décréta que les citoyens, sans distinction de naissance, pouvaient être admis à tous les emplois ecclésiastiques, civils et militaires, et que nulle profession n’emportait dérogeance ;

« Quand les représentants du peuple français déclarèrent que tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits, que le but de toutes les associations politiques est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme ; que l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance des mêmes droits, que ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi qui est l’expression de la volonté générale ; que tous les citoyens ont droit de concourir personnellement ou par représentants à sa formation ; qu’émanant de tous, elle doit être la même pour tous, et que tous étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes les places, emplois et dignités selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ;

« Enfin, quand ils reconnurent et déclarèrent que le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation, et que nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément, on ne dut pas s’attendre qu’ils tourneraient leur activité contre eux-mêmes ; que retranchant une grande masse du souverain, divisant la nation, ils se réduiraient à n’en représenter que la moindre partie ; que le pouvoir qui leur était conféré leur servirait à ôter à leurs commettants le droit de les commettre, et à les transformer en esclaves ou citoyens passifs, ce qui est la même chose.

« N’était-ce donc pas assez de restreindre la souveraineté de la nation au simple voter pour ses représentants ? Fallait-il encore nous faire l’outrage de nous exclure des assemblées primaires, sous prétexte de notre laborieuse pauvreté dans laquelle vous puisez vos richesses ? Si par pauvreté notre entendement reste inculte, au point qu’on nous croie incapables de délibérer nous-mêmes sur ce qui nous convient, si par la nature de nos besoins nous sommes dans l’impossibilité de vaquer à la chose publique, dans laquelle nous sommes les plus intéressés vu que nous y mettons nos facultés personnelles, le droit de se faire représenter est notre unique ressource, l’unique garantie de nos intérêts, et c’est de ce droit-là qu’une politique perfide et cruelle a suggéré à nos députés de nous frustrer. »

La démonstration est forte. Il est certain que proclamer le droit de tout homme et priver ensuite du droit politique une partie des hommes, reconnaître l’admissibilité de tous à tous les emplois, et refuser ensuite l’emploi souverain, celui de nommer les législateurs, et de faire la loi, à des millions de citoyens, c’est une contradiction intenable. La Déclaration des Droits de l’homme conduisait nécessairement à la démocratie, et cette démocratie, L’Ange l’aurait voulue la plus large, la plus directe possible. C’est le gouvernement direct, la législation directe par le peuple qu’il désirait, et il avait indiqué déjà, dans un opuscule paru la veille de la Révolution, le moyen pratique de constater, dans toutes les questions importantes, la volonté individuelle de tous les citoyens. Quelle colère de voir le peuple privé, non plus seulement de ce droit direct de législation, mais du droit de représentation ! Et quelle fière revendication de la dignité du pauvre !

« Je n’entreprendrai point, dit-il, de peindre la douleur profonde dont cette privation nous affecte : vous en trouverez une idée exprimée dans la pétition illégale des domestiques, qui sut émouvoir les entrailles de l’Assemblée nationale. Ah ! si l’on eût suivi une marche entièrement libre de préjugé ; si l’on eût considéré le saint respect pour la propriété d’autrui que l’homme pauvre manifeste quand il se dévoue à gagner le superflu du maître au prix de son corps ; si l’on eût considéré que le riche contracte une dette sacrée envers le pauvre dont il se fait servir, que le titre de créancier relève celui de valet, que le titre de débiteur ravale celui de maître, que dans leur convention le maître et le valet vont de pair, et qu’au moral leur ressemblance a passé en proverbe, l’inconséquence, les ironiques persuasions, les subtilités, les sophismes captieux finement expliqués pour adoucir leurs regrets ulcérants n’auraient point obscurci la majesté du peuple français qui brillait d’un pur éclat dans la Déclaration des Droits de l’homme. »

Ce ne sont plus les frivoles impertinences de Figaro : c’est d’un accent sérieux et profond que L’Ange, constituant le valet à l’état de créancier du maître, lui assure la primauté. Il n’élude point la difficulté, il n’atténue pas le problème. Lui, le peintre, l’artisan aisé et évidemment cultivé, il ne sépare pas la cause des artisans pauvres de celle des domestiques, des serviteurs à gages. Pour tous, même pour ceux qui semblent dans une condition dépendante et abaissée, il réclame la plénitude du droit :

« Mais que vois-je ? et vos fronts, Messieurs, s’obscurcissent aussi ; le sentiment de l’orgueil s’irrite en vous ; l’orgueil, toujours injuste, vous peint la condition servile des serviteurs à gages comme trop abjecte pour être compatible avec la dignité de citoyen, et vous applaudissez à la loi qui les chasse, qui les met à la porte de la société, qui les confond avec les animaux domestiques irraisonnables.

« Hé bien ! mes frères, c’est pourtant à ces gens-là que la loi nous assimile, et ce n’est point de cette assimilation là que nous nous plaignons. »

Non, les citoyens passifs se plaignent que la loi les assimile à tous ceux qui, par le vice, le crime, l’infidélité, perdent le droit de vote : c’est toute une partie de la nation qui est flétrie, sans avoir commis aucun acte coupable, du châtiment qui atteint les criminels. Mais L’Ange démontre, avec une grande force, que la bourgeoisie révolutionnaire sera punie de son égoïsme, que peu à peu, sous prétexte de ne confier la direction de la société qu’à ceux qui ont en effet les lumières, la fortune, l’indépendance, on élèvera le cens, et qu’une grande part des citoyens actifs d’aujourd’hui tombera par le resserrement inévitable du privilège qu’elle institue au rang des citoyens passifs. Ainsi se créent dans une même société les défiances et les antagonismes, et les riches ayant dépouillé le peuple de son droit vivent dans la crainte perpétuelle de représailles :

« Contre qui dirige-t-on les armes ? Contre qui vous mettez-vous si fort en garde ? Ce n’est pas contre les ci-devant privilégiés, qui reconnaissent l’impossibilité de rétablir leur chimère que la raison vient de faire évanouir ; il en est sans doute qui ne vous pardonnent pas de n’être plus à genoux devant eux ; mais que vous feraient-ils si leur vengeance ne comptait pas sur nos forces ? C’est donc nous que vous craignez ; nous, décrétés passifs, inactifs, c’est notre activité que vous appréhendez. Oh ! mes frères, c’est la peur de Caïn. Car en effet le décret qui nous exclut des assemblées primaires, qui nous sépare de vous et nous frappe d’une mort civile, est un véritable fratricide qui ne peut rester impuni.

« Eh ! de quel crime pouvons-nous jamais nous rendre coupables à votre égard ? Ne sommes-nous pas en état de guerre ? C’est vous qui nous avez très grièvement lésés ; c’est vous qui nous avez à tort expulsés de la société ; c’est vous qui nous avez rayés du contrat social ; vous nous avez empêché, tyranniquement défendu d’y délibérer ; même vous avez trop méprisé ou trop craint une ratification libre de notre part : c’est vous-mêmes qui nous avez remis dans l’état de nature, vous nous avez dégagés de la convention qui nous liait à vous. »

Ainsi le pacte social est rompu, et la société est divisée en deux camps ennemis : c’est la guerre sociale, ou mieux c’est la guerre de nature rétablie dans la société. Et à quels hasards les égoïstes citoyens actifs se sont livrés eux-mêmes ! Non seulement la loi, resserrant peu à peu le privilège, peut les dépouiller du droit de vote, mais s’ils tombent dans la misère, ils tombent dans le néant politique.

« Je vous prie de regarder à droite et à gauche vos concitoyens qui sont avec vous sur la même ligne, sur la bascule constitutionnelle. À tout instant votre droit de citoyen hausse ou baisse suivant le poids de votre inconstante fortune. Ô vous qu’elle abandonne et qui tombez dans notre classe, sur le bord de votre fosse, cinquante ans de vie irréprochable, exemplaire, l’invincible habitude à la vertu, votre expérience, votre sagesse, vous assuraient la couronne civique, l’estime publique la mieux fondée… et vous voilà jetés dans la fange des méchants. »

Faudra-t-il donc, pour s’assurer le droit politique, s’enrichir à tout prix ?

« Usurpez, rendez-vous riches dans les ténèbres : apportez un marc d’argent au grand jour, vous serez citoyens et l’on comptera les vertus après. Alors, soyez avares et durs, de peur d’écorner votre droit de citoyen. »



Assignat de quatre cents livres
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


Mais quoi ! à cette classe aussi imprévoyante qu’égoïste qui, en déliant le peuple du contrat social, a créé la guerre profonde et l’insécurité générale, et qui, en abaissant la pauvreté, où elle peut tomber, s’est abaissée elle-même L’Ange va-t-il lancer une parole définitive de combat et de mépris ? Est-ce la lutte des classes qu’il va organiser pour conquérir d’abord la démocratie et pour faire valoir ensuite cette créance qu’il a reconnue à tous les serviteurs sur tous les maîtres ? L’état de guerre, il le constate, mais va-t-il en tirer parti et préparer l’assaut contre le privilège politique et social de la bourgeoisie ? Non, la pensée de L’Ange prend soudain un autre tour. Soit qu’il n’ait pas confiance en la force des prolétaires et en leur faculté d’action, soit qu’en son grand rêve fraternel il veuille épargner à l’humanité les convulsions sanglantes, c’est à de pacifiques espérances qu’il s’abandonne. La pensée de ceux qu’on appellera plus tard les socialistes utopistes est déjà en lui. Il rêve d’un grand homme, d’un grand sauveur de l’humanité, qui fera honte aux privilégiés de leur égoïsme et de leur aveuglement et qui les amènera par la persuasion à une politique plus juste. Et qui sait si le roi lui-même, qui a convoqué les États Généraux, qui a dit plus d’une fois qu’il aimait le peuple, ne joindra pas sa force à la force du peuple pour transformer la société, assurer le droit et le bonheur de tous ? C’est à la réhabilitation du travail, rétabli dans le droit politique et dans la possession des richesses créées par lui, que L’Ange convie, dès 1790, le héros de sa pensée, le sauveur inconnu que des générations de socialistes attendront dans un mystique espoir.

« Ne croyez pas cependant que cette loi financière et corruptrice les rende incapables de toute vertu, de tout noble essor. Que le héros philantrope paraisse. Qu’il les ramène à eux-mêmes, à la dignité de l’homme… La révolution allait être salutaire ; un renversement des idées l’a pestiférée ; par le plus affreux abus des richesses on a métamorphosé le souverain ; on l’a constitué de membres paralysés, citoyens inactifs, de membres sensibles, mais sans volonté, citoyens passifs, de membres actifs mais enchaînés par la loi de l’élection, de membres nobles mais indélibérants ; de membres arbitres enfin, mais en petit nombre, et dépendant d’un membre impulsif ou roi qui transmet, impulse à son gré leur volonté dans l’assemblage de tous les membres.

« Ah ! comme vous voilà lotis, logés, nourris, dressés caninement (ce sont les gardes nationales lyonnaises, toujours en mouvement pour rétablir « l’ordre » que L’Ange fait interpeller ainsi par le héros philanthrope) et chargés d’armes, de poudre et de plomb au double de votre poids personnel ; vous raidissant contre toutes les intempéries de l’air, faisant sentinelle, veillant jour et nuit à la sûreté de vos ennemis (les nobles dont les paysans menaçaient les châteaux), accourant de cent et de deux cents lieues et de plus, pour les rassurer lorsque la moindre chose les inquiète, lorsqu’à la moindre rumeur la conscience de leur iniquité les épouvante, et ne cessant de ranimer leur audace oppressive que lorsque, excédés de fatigue, vous succombez à la rigueur vengeresse des saisons ou à la sanglante résistance des hommes libres !Vous êtes des hommes ; employez donc votre force comme il convient à votre noble caractère, soyez les héros de l’humanité… Vous avez juré d’être fidèles à la nation, c’est-à-dire à vous-mêmes. »

C’est l’appel à la bourgeoisie, dépouillant son esprit de classe et revêtant l’esprit d’humanité. Et voici l’appel au roi en vue d’un partage de toute la richesse entre la royauté et le peuple.

« La vérité se découvre et nous voyons clairement que l’existence de l’homme est le seul titre au droit de cité ; nous voyons clairement que l’impôt au contraire (comme condition de l’électorat et de l’éligibilité) est un titre absolument faux à l’égard de ceux qui s’en prévalent contre nous. »

Cet impôt, en effet, payé par les citoyens les plus aisés, et qui leur donne le droit exclusif de vote, ne représente pour eux ni un sacrifice, ni une privation, car ils le prélèvent sur le travail :

« Sire, celui qui paye la valeur locale de trois journées de travail, de dix ou de plus, jeûne-t-il ? Le loge-t-on gratis pendant trois ou dix jours et plus ? Ah ! si les jeûnes, si les privations donnaient le droit de citoyen, qui, plus que nous, pourrait y prétendre ? Mais l’impôt n’a d’autre base que l’industrie en général, et personne ne le paye qu’en le butinant sur nous, artistes, artisans et manœuvres. Voyez, Sire, le produit net d’une terre, premier résultat de notre industrie et de nos peines ; quand l’administration y lève un impôt direct, que fait-elle ? Elle entre avec les vendeurs en partage de la vente. Elle partage avec eux la rançon de nos besoins, et, comme si les affermeurs et les vendeurs ne suffisaient pas à nous rançonner, on leur ajoute d’impitoyables aides : et ces monstres naissent, respirent parmi nous, pour lever directement des impôts indirects sur notre consommation forcée des choses qui n’existent, qui ne sont utiles, qui n’ont de valeur que par le travail de nos mains. »

Ainsi, c’est le travail des sans-propriété qui crée toutes les valeurs et tout le produit net de la terre. Ce produit net, les travailleurs l’abandonnent aux propriétaires oisifs : c’est « la rançon de leurs besoins », c’est-à-dire le prix qu’ils sont obligés de payer aux possédants pour trouver l’emploi de leurs bras et les moyens de vivre. Et lorsque l’administration de l’impôt prélève sur le propriétaire une part de ce produit net, en réalité elle ne charge pas le propriétaire qui, n’ayant rien produit, n’a droit à rien. Elle s’associe simplement au partage des dépouilles prélevées par la violence sur le travail : elle prend une part du butin propriétaire. Et voici maintenant que l’impôt indirect, en aggravant le prix des produits créés par le travailleur et qu’il est obligé de racheter, entame encore ce que le propriétaire avait laissé aux salariés. Tout est donc pris sur le travail, l’impôt comme la rente de la terre, et l’impôt direct comme l’impôt indirect. Ainsi, si ceux qui payent l’impôt devaient avoir seuls le droit politique, les travailleurs seuls devraient être des citoyens actifs.

« Enfin la vérité qui nous éclaire perce le voile ridicule des propriétés dont s’enveloppent nos ennemis avec l’impudent orgueil de l’oisiveté. L’or dont ils se targuent n’est utile et salutaire qu’entre nos mains laborieuses ; il devient virulent quand il s’accumule dans les coffres des capitalistes, qui sont aux corps politiques ce que les ulcères sont aux corps physiques. Partout, Sire, où Votre Majesté portera ses regards, elle ne verra la terre occupée que par nous ; c’est nous qui travaillons, qui sommes les premiers possesseurs, les premiers et derniers occupants effectifs. Les fainéants qui se disent propriétaires ne peuvent recueillir que l’excédent de notre subsistance  ; cela prouve du moins notre copropriété. Mais si, naturellement, nous sommes copropriétaires et l’unique cause de tout revenu, le droit de borner notre subsistance et de nous priver du surplus est un droit de brigand. »

C’est l’attaque la plus véhémente, la plus brutale et la plus nette qui ait été dirigée, avant Proudhon, contre la propriété. Ce n’est pas une boutade comme le mot de Brissot, c’est toute une théorie. En fait, les travailleurs occupent la terre : ils sont les seuls qui l’occupent d’une manière continue. « Le fainéant qui se dit propriétaire » peut s’absenter sans que la fécondité du sol s’arrête. Au contraire, les prolétaires exercent et doivent exercer une occupation permanente : premier titre de propriété. En outre, si l’on conçoit la disparition possible des propriétaires fainéants, l’existence des travailleurs est nécessaire. Elle doit donc être nécessairement entretenue par les produits du sol, et les propriétaires ne peuvent commencer à percevoir le produit net que quand l’existence des travailleurs est assurée. Ceux-ci ont donc au moins déjà la copropriété de la terre et même, dans cette copropriété, la primauté. Et enfin, comme ce droit de copropriété ils sont les seuls à le faire valoir, comme seuls ils donnent fécondité et valeur à toute propriété, comme « ils créent seuls le revenu », leur droit de copropriété devient un droit de propriété exclusive, et le prélèvement que fait le pseudo-propriétaire est « un brigandage ». La propriété oisive, c’est le vol.

Et ce brigandage flétrit la royauté elle-même ; car lorsque le roi accepte des propriétaires fainéants, c’est-à-dire des brigands, les sommes nécessaires à son entretien, à l’entretien de ses armées et de sa justice, il accepte en réalité une part du produit du vol. Que cette complicité de la royauté avec les brigands prenne fin, pour l’honneur de la royauté et pour le bien du peuple.

Seuls, les travailleurs qui créent la richesse ont le droit d’en donner une part, et voici l’offre qu’au nom des prolétaires L’Ange fait au roi. Tous les fainéants seront expropriés du produit net de la terre, de ce que L’Ange appelle « l’abondance », et ce produit net sera partagé par moitié entre le peuple producteur et le roi. Au roi, il permettra d’assurer les grands services publics ; au peuple, il permettra d’assurer l’éducation des générations nouvelles.

« Rejetez donc, Sire, les vingt-cinq millions de votre liste civile, la solde de vos armées, le gage de votre justice que vous offrent leurs mains impures et daignez vous rendre dispensateur équitable de toute la moitié de l’abondance, ne nous réservant l’autre moitié que pour élever nos enfants, de manière qu’il ne soit plus dit que nous sommes un peuple sans éducation. Sire, il est digne, il est du devoir de Votre Majesté d’accepter cette proposition équitable et juste que nous avons évidemment le droit de faire et la force de soutenir. »

C’est l’expropriation révolutionnaire de toute la propriété foncière, ecclésiastique, noble et bourgeoise, opérée de compte à demi par les prolétaires et par la royauté. C’est le socialisme de 1790, socialisme mêlé d’utopie et de démocratie. Il est utopique par l’attente du héros philanthrope et du sauveur ; il est utopique par l’appel au roi. Il est vague en ce qui concerne l’industrie ; car si L’Ange, artisan lui-même et vivant parmi les artisans et manœuvres innombrables de la ville de Lyon, ne peut oublier le problème industriel, s’il parle de l’industrie en général, il semble pourtant que le partage de « l’abondance » ne s’applique avec précision qu’au produit net de la terre. Mais si par tous ces traits le socialisme lyonnais de 1790 est imprégné d’utopie, il est imprégné aussi de démocratie.

C’est au nom des Droits de l’homme que L’Ange affirme à la fois le droit des travailleurs à la vie publique et leur droit souverain à la propriété. Et s’il compte sur le concours du roi pour réaliser la Révolution sociale, s’il conçoit celle-ci comme un compromis entre la nation et le roi analogue au compromis constitutionnel élaboré par la Constituante, il offre aussi au roi, pour l’exécution du plan général d’expropriation, la force du peuple. Le socialisme n’est mêlé d’utopie en 1790 que parce que la démocratie n’est pas pleinement développée ; et plus tard, avec Fourier, il ne prendra un caractère réellement utopique que parce que la démocratie aura été refoulée. Il n’aurait pas été réduit à compter sur la générosité des classes privilégiées et sur l’initiative des grands de la terre si un régime d’entière démocratie avait donné au peuple producteur la force d’espérer, de vouloir et d’agir.

Assignat de dix sous.
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)



Mais voici que la royauté traîtresse est démasquée et chancelle. Voici que dans l’été de 1792 les symptômes d’une prochaine Révolution républicaine commencent à apparaître, et qu’en même temps le déséquilibre économique, la crise du pain et des subsistances, posent d’une manière pressante le problème social.

Du coup, L’Ange, que la démocratie lyonnaise a porté, dans l’intervalle, à la municipalité, formule à nouveau ses vues de réorganisation sociale. Mais cette fois, en juin 1792, ce n’est plus au roi qu’il s’adresse, c’est à la municipalité de Lyon, et, par elle, à l’Assemblée nationale, ou mieux, c’est à la démocratie tout entière, c’est au peuple tout entier. Il insiste et répond aux objections après le Dix Août. Et il ne se borne pas à une affirmation générale contre la propriété, il semble même avoir renoncé à tout plan d’expropriation générale : c’est le problème précis des subsistances qu’il veut résoudre, et c’est pour résoudre ce problème précis qu’il trace tout un système d’association qui est le germe évident du fouriérisme.

Quel prodigieux mouvement d’idées en cette fin de 1792 ! Pendant que s’élabore et que s’affirme la République, s’élaborent les systèmes de rénovation sociale. Et ce ne sont pas de vagues rêveries ou des utopies de philosophes qui s’ébauchent. C’est une expropriation partielle et précise, c’est un démembrement précis du droit de propriété qui s’annonce. Les idées encore à demi enveloppées de Dolivier, le plan tous les jours plus agréable au peuple d’une taxation générale des denrées, les projets de magasins et de greniers publics administrés par des délégués du peuple, le vaste système de coopération et d’association de L’Ange, toutes ces forces diverses tendent à une sorte de démocratie sociale, forme suprême de la démocratie politique.

« Moyens simples et faciles de fixer l’abondance et le juste prix du pain (Lyon, ce 9 juin 1792 — de l’imprimerie Louis Cutty — ) par L’Ange, officier municipal. » — « Vous avez, dit-il aux propriétaires et aux marchands, spéculateurs et capitalistes, une grande soif de l’or : tout le Pérou ne suffirait pas à l’étancher. Cependant vous vous soumettez à la nécessité de vous contenter d’une portion, pourvu qu’elle soit la plus grande possible. Supposons que pour l’acquérir vous n’ayez d’autres moyens que de donner aux mineurs les denrées qui vous restent nettes, après en avoir défalqué suffisamment pour tous les frais de culture, sous la condition qu’ils vous livrent tout l’or qu’ils pourront exploiter des mines pendant le temps qu’ils vivront de votre superflu. Vous demanderiez l’impossible, vous seriez fous, si vous demandiez davantage.

« Donc si vous avez fourni soixante mesures de froment, soixante de seigle et soixante d’autres graines, légumes, ou matières équivalentes, le tout de la première qualité, mais différents des deux cinquièmes du prix, et si pour cette fourniture on n’avait pu vous rendre qu’une quantité d’or qui, divisée en neuf cents parties égales, serait évaluée à vingt sous chacune, ce qui ferait au plus haut prix sept livres pour la mesure de froment, cinq pour celle de seigle et trois pour celle de blé noir ou autres objets, il en résulte que vous mériteriez la haine exterminatrice du peuple si vous préfériez de laisser gâter vos denrées, plutôt que de les donner à ce prix, et si ce taux ne vous paraissait pas assez libéral pour y borner la liberté du commerce. »

Ainsi, selon L’Ange, le blé que ne consomment pas les propriétaires, l’excédent qu’ils peuvent porter sur le marché, vaut ce que l’ensemble des consommateurs peut le payer. Le peuple consommateur travaille pour pouvoir acheter sa subsistance, et quand il livre à ceux qui lui vendent sa subsistance toute la valeur de son travail, il est pareil à ces mineurs qui livreraient en échange des denrées nécessaires à la vie tout l’or extrait par eux. L’or extrait par le peuple consommateur c’est la valeur de son travail. Si cette valeur ne suffisait pas à lui procurer sa subsistance, si elle ne déterminait pas la valeur correspondante de ces subsistances, il y aurait une crise vitale et le peuple aurait le droit de se venger par l’extermination de ceux qui, en effet, l’exterminent par la faim.

C’est donc sur les ressources des consommateurs, non sur les prétentions des propriétaires et marchands, que doit être réglé le prix des denrées. Pour qu’une société dure, pour qu’elle soit possible, il faut qu’il y ait équivalence des travaux, équivalence des fonctions de la vie. Il faut, précisément, que le travail puisse payer l’entretien du travailleur. C’est cette équivalence que L’Ange veut assurer par une détermination des prix d’après les facultés de la nation. Ainsi les consommateurs, les prolétaires seront protégés contre une exploitation vraiment meurtrière, mais ainsi les propriétaires et les marchands seront protégés contre les crises des prix.

L’Ange propose un vaste système d’abonnement par lequel l’ensemble des consommateurs achètera à des conditions constantes l’ensemble de la récolte à l’ensemble des propriétaires et marchands. Et c’est pour faire fonctionner ce système d’abonnement et l’équivalence vitale dont il est l’expression, que L’Ange organise toutes les familles du pays en groupements à la fois autonomes et solidaires. Ainsi, ce n’est pas d’une fantaisie individuelle ou de l’esprit de système que naît la théorie de l’association. Elle procède de la crise des subsistances, se développant dans la crise révolutionnaire. Elle naît d’un besoin vital dans une société où la démocratie aborde au pouvoir. Ce sont des préoccupations toutes réalistes et c’est une vaste inquiétude collective qui donnent jour à ces formes du socialisme que plus tard, et par un jugement très sommaire, le marxisme qualifiera d’utopiques.

Cet abonnement collectif et universel, L’Ange ne veut pas l’imposer, il le propose. Et il compte, pour le faire accepter, d’abord sur l’évidente nécessité d’un arrangement sans lequel la nation entre dans les convulsions de la faim et de l’anarchie, et puis, sur les avantages éclatants que les vendeurs eux-mêmes retireront de l’organisation coopérative et rationnelle des échanges. Et par ce trait décisif, par le recours à la libre association universelle qui agira par la seule force attractive de ses bienfaits, le système de L’Ange annonce certainement et ébauche celui de Fourier et il se distingue du communisme de réglementation et de taxation légale vers lequel à ce moment la pensée de la France évoluait.

C’est un germe bien original et distinct qui éclôt, avec bien d’autres germes mais sans se confondre avec eux, du sol historique de la France révolutionnaire et qui ajoute à son incomparable richesse. « Vous seriez donc forcés de vendre à ce prix, et libres de vendre à moins. Mais sans civiliser votre liberté, (c’est-à-dire au fond sans la socialiser), sans y mettre la moindre borne, si l’on vous proposait de vous acheter vos récoltes, afin que vous n’eussiez plus à craindre ni l’eau, ni le feu, ni grêle, ni tempête ; si tous les ans on vous les payait le même prix une fois convenu de gré à gré, soit que l’année fût bonne ou mauvaise ; si l’on vous sauvait de toute inquiétude et même des embarras de la vente, ainsi que des frais de transport, ne seriez-vous pas très aises de pouvoir accepter librement une telle proposition ? Hé bien ! il ne manque à cet effet que l’occasion qu’il sera bien facile de faire naître.

« Et vous, marchands de blés et farines, et vous, meuniers et boulangers, ne seriez-vous pas bien aises de trouver dans votre commerce et vos possessions plus de profit et moins de risques ? Ne seriez-vous pas bien aises de travailler à votre fortune avec un succès certain, de jouir en même temps de l’estime publique, et de n’être plus exposés à l’animosité du peuple ? Hé bien ! il est facile d’améliorer votre existence jusqu’à ce degré-là.

« Et vous tous, citoyens, qui n’êtes ni cultivateurs ni marchands de blé, ne seriez-vous pas bien aises de n’être plus dans le cas de perdre du temps en allant aux marchés où l’on ne va jamais sans soucis et d’où l’on ne revient trop souvent qu’avec des regrets et des plaintes ? Ne seriez-vous pas bien aises d’être assurés que chacun de vous eût en tout temps sa provision sous sa main avant de l’acheter ; que, dans tous les temps et tous les lieux de la France, chacun mangeât du bon pain, sans aucun changement de prix ? Ne souhaiteriez-vous pas que la valeur d’une journée de travail et de toute main d’œuvre fût la même partout ? Que les huiles et les vins, les laines, les cuirs, les chanvres, les lins, les soies, les bois et charbons, les fers, en un mot tous les objets de commerce fussent moins chers partout ? Que de toute chose autre que le pain, la consommation fût plus grande, par conséquent l’aisance plus générale, et si générale qu’aucun pauvre ne pût être dans le cas de mendier ? »

C’est un programme éblouissant, programme d’universelle abondance, et par l’abondance, d’universelle paix.

La vaste et libre association réalisera de tels miracles, et L’Ange, comme plus tard Fourier, prévoit une si large effusion de richesse et de bien être pour tous, qu’il laisse tomber les pensées de combat qui l’animaient en 1790. Ou plutôt des pensées de lutte et du rêve fraternel et tendre qui en 1790 se disputaient son esprit, c’est le rêve lumineux et doux qui seul a survécu. À quoi bon animer encore les prolétaires contre les « fainéants qui se disent propriétaires », à quoi bon menacer ceux-ci d’expropriation totale si par l’association universelle plus de bien doit être fait aux hommes et à tous les hommes qu’une révolution sociale ne leur en ferait ? C’est sous l’abondance même des richesses et de la joie que seront doucement submergées les inégalités anciennes ; pourquoi se préoccuper, quand le large flot joyeux a couvert de grandes étendues, des inégalités du fond ? Ainsi L’Ange avait laissé tomber ses haines de classe dans la grande mer montante, dans la grande idée d’association qui sous ses ondes épandues et lumineuses effaçait les privilèges et les misères.

Attaque de cavalerie et d’infanterie prussienne par les troupes de la République.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


M. Charléty m’écrit qu’il ne trouve pas l’action personnelle de L’Ange dans les événements antérieurs au siège de Lyon ni dans les événements mêmes du siège. Je ne m’en étonne point : bien des mois avant la crise suprême, dès le printemps de 1792, il était tout entier à son vaste rêve d’harmonie et de fraternelle richesse ; et sans doute, quand s’irritèrent les souffrances et les haines, les hommes lui parurent insensés de se déchirer, de se ruiner les uns les autres quand il suffisait d’ouvrir à tous le système de l’association pour que tous fussent heureux et bons.

« Oui, dit-il à tous ceux dont il vient d’éveiller l’espérance, oui, vous le souhaitez ; eh bien ! il est facile de vous satisfaire. Cessez seulement de vous abuser. Cessez de compter sur les moyens et les volontés des particuliers, même sur les volontés et les moyens du gouvernement et des administrations. Ouvrez enfin les yeux et voyez combien les premiers sont abusifs et précaires, combien les autres sont faibles, onéreux, dangereux, perfides ; mais détournez vos regards avec indignation de toute compagnie ou régie financière, telle qu’un abbé seul a pu l’imaginer sous Louis XV. »

Ainsi, en un merveilleux effort de pensée, L’Ange rejette à la fois l’ancien régime et la Révolution. L’ancien régime ne connaissait la grande action économique que sous la forme de compagnies privilégiées, investies par l’arbitraire du pouvoir de monopoles oppresseurs. Et la Révolution, défiante à l’égard des associations, semblait ne connaître que l’État et les individus. Le pré-fouriériste lyonnais repousse tout ensemble les compagnies privilégiées, l’action purement individuelle et l’action administrative. Il fait appel au-dessus de la Révolution, à une force toute neuve, à la force de la vaste association libre.

Vaste, ou plutôt immense. Car pourquoi, puisqu’elle fera du bien à toute la nation, ne comprendrait-elle pas en fait toute la nation ? Et comment, si elle ne s’étend pas à tous les citoyens, si elle n’est point universelle, pourrait-elle conjurer la crise universelle des prix et assurer en toutes les régions le niveau uniforme et rationnel des cours des denrées et de la main-d’œuvre que L’Ange a prévu ?

« S’il faut un concours, une association d’hommes capables d’introduire et de fixer l’abondance jusque dans la plus petite cabane, si la félicité du peuple ne peut naître et subsister que par les intérêts d’une compagnie, il faut la créer cette compagnie, et la former sans délai ; mais tout à coup si grande qu’elle ne puisse avoir besoin de privilège exclusif et que le monopole ou l’accaparement ne puisse offrir aucun profit à personne ; il faut en même temps l’amalgamer avec la nation et la distribuer si bien qu’elle ne puisse engendrer aucun abus. Voici comment je la conçois. Daignez m’entendre.

« Le pouvoir législatif ouvrira une souscription d’un million dix-huit cent mille actions de mille livres chacune ; ce qui fera la somme d’un milliard huit cent millions de livres.

« Cette somme sera divisée en trente mille parties égales ; chacune sera en conséquence de soixante actions, subdivisibles si l’on veut.

« Ces soixante actions serviront de fonds pour approvisionner de blés, de farines et légumes cent familles, pour deux ans ; lesquelles cent familles auront un grenier d’abondance en commun à leur charge et pour la commodité de leur usage.

« Il y aura par conséquent trente mille greniers d’abondance régulièrement distribués dans l’intérieur du royaume. Tous ces greniers seront construits aux frais de la nation, sur un plan uniforme et sur les avances des actionnaires.

« Chacun des trente mille greniers sera placé le plus près possible du centre des cent familles, et comprendra le logement d’un pourvoyeur en chef ainsi que les hommes nécessaires au service et à la garde du grenier.

« Les pourvoyeurs et leurs subordonnés sont salariés sur la moitié du revenu des actions. Les greniers seront tous les jours ouverts aux besoins des familles pour lesquelles ils seront construits, et les chefs de ces familles nommeront quelques-uns d’entre eux pour empêcher par leur inspection et leur surveillance qu’aucun abus ne puisse s’y commettre, ce qui sera d’autant plus facile que par la multitude des greniers l’abondance se trouve moins morcelée.

« A chaque récolte, sans prohiber la concurrence, l’approvisionnement public se fera d’obligation et de manière qu’à un terme fixé par la loi il se trouve dans chaque grenier une quantité suffisante pour nourrir environ quinze cents hommes, afin que cent familles soient abondamment pourvues pendant deux ans. Cet article cependant ne sera de rigueur qu’à la première récolte de l’établissement.

« Tous les cultivateurs, quel que soit le genre de leur culture pourront traiter avec la Compagnie pour le transport de leurs denrées, ainsi que pour l’assurance de leurs récoltes, bêtes et meubles contre la grêle, les inondations, les incendies et les voleurs. Ils trouveront aussi dans la Compagnie toutes les avances, toutes les ressources dont ils pourront avoir besoin, parce qu’étant intéressée à la consommation, elle le sera nécessairement aux progrès de l’agriculture et de la population.

« La Compagnie sera obligée de fournir le pain, le blé, à tous les consommateurs de France invariablement à un seul et même prix fixe qui sera le prix moyen des trois derniers lustres dans tous les départements, et ce prix ne pourra changer que de vingt-cinq en vingt-cinq ans.

« Pour arriver à cette salutaire et cette constante égalité du prix du pain, et par conséquent de toute chose pour toute la France, si digne de l’union fraternelle du peuple français, il faudra faire deux opérations… »

La première sera, après avoir subdivisé la France en cinq régions, de faire pour chacune de ces régions une moyenne des prix pour en déduire ensuite une moyenne générale. La seconde sera de répartir également sur toute la consommation les frais de transport :

« Si le total des frais de transport s’élevait à cinq millions, la Compagnie recevrait deux millions, perçus sur les fours ou boulangeries des contrées agricoles où les frais de voitures ne portent pas le pain à son prix moyen, et, recevant cette somme, elle serait obligée à livrer le pain au dit prix moyen dans tous les lieux où les frais de transport le rendent plus cher. Réciproquement les habitants des contrées agricoles payeront de deux millions moins cher les huiles, les vins et toutes les matières dont ils font un usage journalier. Alors, les établissements des manufactures n’arracheraient plus des champs les bras si précieux à l’agriculture. Ils peupleraient les campagnes désertes, car on n’y vivrait pas plus chèrement que dans les campagnes qui récoltent les plus riches moissons. »

C’est donc un plan très précis, et dont il a étudié le détail, que L’Ange propose à la Révolution. Tous les éléments de la pensée fouriériste y apparaissent : le capitalisme ordonné et organisé, le collectivisme, la coopération, la mutualité et le « garantisme ». La combinaison de L’Ange est capitaliste puisque c’est sur la constitution d’un capital-actions de dix-huit cent millions qu’elle repose. Elle est collectiviste, puisque c’est « le pouvoir législatif » qui prend l’initiative de la souscription, puisque c’est lui qui règle la construction sur un plan uniforme des trente mille greniers et qui donne force légale aux transactions intervenues entre les associations d’approvisionnement et les cultivateurs. Elle est coopérative et « garantiste » puisque chacun de ces greniers est librement administré par les cent familles dont il est le centre, et puisque ces trente-six mille associations, qu’elles assurent les cultivateurs contre les risques, se garantissent les unes aux autres, par la répartition fraternelle des frais de transport, l’uniformité des prix. À vrai dire, en ces heures tragiques de la fin de 1792 où la nation luttait pour sa liberté et pour sa vie, L’Ange ne pouvait pas l’écarter des combinaisons vitales par lesquelles l’approvisionnement de tous serait assuré. Mais surtout collectivisme et coopération se pénètrent et se confondent nécessairement, là où la collectivité se régit elle-même démocratiquement, et où la coopération a une extrême ampleur. Quand la communauté nationale se gouverne elle-même par le suffrage universel, les divers groupes d’intérêts compris dans le grand intérêt national sont administrés par des groupes de volontés ; et le collectivisme se diversifie en coopération. Et réciproquement, quand la coopération se propose, comme dans le système de L’Ange, de régler des intérêts universels communs à tous les citoyens, elle prend la forme d’un organisme national, et à la limite se confond avec la nation elle-même. De là, dans la pensée de L’Ange, cette riche combinaison d’éléments et d’idées que l’on pourrait appeler ou la coopération collectiviste ou le collectivisme coopératif.

Mais quel prodigieux élan la démocratie et la Révolution donnent aux esprits ! C’est d’un nid ardent et frémissant, secoué aux vents chauds de l’orage, que s’envolent les pensées et les rêves ; et dès l’origine, le grand frisson de la vie collective soulève les prétendues « utopies ». Comment L’Ange aurait-il songé à proposer une émission de un milliard huit cent millions sans les grandes audaces financières de la Révolution ? Jamais sous l’ancien régime un financier n’osa proposer des emprunts de cette envergure. Mais parce que la Révolution, dans la vente des biens nationaux, dans l’émission constante des assignats gagés par un domaine immense, remuait des milliards, toutes les pensées, tous les calculs s’élargissaient. C’est le vent de la Révolution qui a porté l’esprit de l’homme dans la haute mer ; et ceux-là mêmes qui, comme Fourier, la renieront à demi sont entraînés et soulevés par son vaste flot. C’est cette force et cette abondance révolutionnaires qui, dès 1792, donnent à la source même du fouriérisme l’ampleur du plus grand des fleuves. Sans doute, avec L’Ange, ce n’est pas encore le phalanstère, toute la vie de l’homme n’est pas prise dans les cercles enchantés et mobiles de l’association, dans ses souples et libres anneaux s’enroulant et se déroulant au soleil. Mais déjà le magasin d’approvisionnement est bien l’ébauche du phalanstère, le premier centre et le point d’appui de l’association universelle. Dans ce grenier logeront le pourvoyeur et ses hommes. Ainsi commence à s’annoncer la vie en commun. De plus, là, sera un centre d’assurance et de crédit. La Compagnie dont tous ces magasins seront les libres succursales, ou mieux les sections coopératives, assurera les cultivateurs contre tous les risques, et elle leur fera des avances ; par là, L’Ange le dit expressément, elle interviendra dans la direction de la production pour en susciter et en encourager les progrès. Centre d’approvisionnement, centre de vie, centre d’assurance, centre de crédit, centre de production et de progrès : comme ce germe, né de la seule question des subsistances, s’émeut, se subdivise en feuilles multiples, s’épanouit en promesses variées !

Sous le vivant contrôle de ces groupements harmonieux, toutes les richesses vont s’ordonner et s’accroître, et la face même du pays sera transformée ; c’est la transfiguration fouriériste de la terre qui commence.

« Alors les propriétés seront bien gardées. Alors les dépenses pour les ponts et chaussées seront vraiment profitables à la nation. Alors les chemins seront toujours beaux, les rivières et les canaux seront toujours navigables à toute charge ; dans peu de temps les lits des rivières seront des bornes insurmontables, les marais seront desséchés, les terres arides bientôt abreuvées ; même les eaux des torrents seront contraintes bientôt à circuler doucement par des prairies nouvelles ; en un mot, du jour au lendemain, nous verrons la France devenir un paradis terrestre ; car ce prodige d’amélioration générale naîtra nécessairement avec ces fortunes particulières que chacun des membres de la Compagnie aura l’occasion de faire et fera nécessairement. »

C’est comme une prairie immense et douce qui se déroule toute foisonnante de richesses et de forces ; la terre inégale et chaude de la Révolution se revêt d’abondance, de douceur et de joie, et les plus hautes herbes, les fleurs les plus éclatantes et les plus riches se font pardonner leur richesse et leur éclat par la prodigalité des germes qu’elles abandonnent au souffle égal et pur qui partout les dissémine.

Mais quoi ! Est-ce seulement la production agricole que les centres d’association ainsi formés vont organiser et accroître ? Non certes, et le grand rêveur lyonnais ne pouvait laisser hors de son rêve le commerce et l’industrie.

Ces associations deviennent des associations de banque : la Compagnie, constituée sur un capital aussi important et appuyée sur la croissante richesse du pays, inspirera une confiance universelle. Elle pourra donc endosser le papier des commerçants dans leurs relations avec les nations étrangères ; elle s’engagera à acquitter pour eux les traites tirées sur la France. Elle trouvera aisément à emprunter au dehors du numéraire, car elle offrira comme caution tout un vaste développement industriel suscité par elle. Elle aura ainsi le fonds métallique de roulement nécessaire pour les opérations de banque internationales ; et, ayant pu se procurer tout l’or nécessaire pour les payements à l’étranger, elle pourra accepter des négociants, pour le compte desquels elle aura payé les traites, des assignats au pair de l’argent. Elle contribuera ainsi doublement à rétablir le crédit de l’assignat, d’abord en ne l’offrant pas à perte aux étrangers, et ensuite en l’acceptant au plein de sa valeur pour les échanges intérieurs.

C’est dans une nouvelle brochure, Réponse aux objections, parue après le Dix Août, que L’Ange étend aux opérations commerciales et industrielles l’association : « Son crédit chez l’étranger sera solide et grand ; et c’est en portant à la plus grande valeur la main-d’œuvre du peuple français qu’elle soutiendra ces emprunts. De cette manière, elle aura des fonds dans toutes les places de commerce, pour payer peu à peu toutes les traites sur la France à l’acquit des négociants français qui pourront alors payer à la Compagnie en assignats au pair de l’argent.  »

C’est donc dans la suite même des opérations révolutionnaires et dans le mécanisme financier de la Révolution que L’Ange insère son système, rattaché ainsi à toute la vie révolutionnaire. Et ce n’est plus dans un cercle agrarien étroit que se meut la pensée, c’est à toute l’étendue de la production que s’applique le nouveau système : c’est tout le travail humain, c’est toute l’existence humaine qui seront renouvelés par la vaste et libre association. Ces trente mille centres d’assurance et de crédit reliés les uns aux autres, se soutenant les uns les autres, solidaires les uns des autres, deviennent vraiment l’âme multiple et une de la nation ; et c’est avec une exaltation presque mystique que L’Ange célèbre quelques-uns de leurs bienfaits. Il écrit dans sa brochure de juin : « Solidairement engagé à garantir quiconque voudra, des orages, des inondations et incendies, et même des voleurs nocturnes, chaque grenier sera une tour de guet, un dépôt de secours, un œil de prévoyance ». C’est comme une litanie enthousiaste de l’association. Et L’Ange (c’est un autre trait qui lui est commun avec Fourier) a une foi absolue dans l’efficacité totale et immédiate du système. C’est du jour au lendemain qu’il produirait des effets magnifiques. Il suffirait pour cela de le faire comprendre par tous les citoyens : car comment, l’ayant compris, ne l’adopteraient-ils point d’emblée ? « Que ne puis-je, s’écrie-t-il avec une ardeur douloureuse, que ne puis-je exposer ce projet aux yeux de tous les Français à la fois ? Que ne peut-on recueillir les avis individuels de tous les citoyens ensemble ? Ce n’est plus à un roi, comme il le faisait hier, que L’Ange s’adresse ; ce n’est pas à un puissant de ce monde, à un riche bienfaiteur inconnu, comme y sera contraint Fourier. C’est la grandeur de la Révolution que tout rêve y soit proposé à tout homme, que toute pensée y soit confiée à tous.

Le système de L’Ange ne laissa pas les esprits indifférents. Les objections lui vinrent nombreuses, et il y répondit avec une grande force. On craint que la Compagnie ainsi constituée ne ressemble bientôt aux compagnies monopoleuses d’ancien régime ? Mais celle-ci sera « entée sur la nation » et soumise partout au contrôle du peuple, des chefs de famille. On croit que la bourgeoisie riche ne voudra pas mettre ses fonds dans une entreprise qui ne sera pas très rémunératrice pour le capital et qui aura d’ailleurs pour effet de briser le mercantilisme où cette bourgeoisie est intéressée ? Mais ce n’est pas d’une oligarchie, c’est de la démocratie elle-même, c’est des petits possédants que doit venir le capital. Les dix-huit cent millions pourront être souscrits par neuf cent mille souscripteurs.

On redoute que les intérêts vitaux de la nation soient remis à de tumultueuses assemblées délibérantes ? Mais au contraire ces délibérations sérieuses et substantielles des chefs de famille donneront partout l’exemple du calme, de la sagesse et de la méthode : « Vous verrez les inconvénients attachés aux assemblées du peuple réduits à leur moindre mesure et les avantages portés au contraire à leur mesure la plus grande, parce que ces assemblées se tiendront par sections, et que chacune sera bornée à des hommes mariés. »

Non, non : il n’y a plus à hésiter ; que la Commune de Lyon fasse sien le projet et qu’avec son autorité grande elle le recommande à la Convention. Et c’est presque d’un ton de Messie pauvre, à la fois humble et superbe, que L’Ange adjure ses concitoyens : « Vous aurez la gloire de terminer cette guerre (la guerre civile des intérêts) ; Messieurs, vous la terminerez si vous offrez au Corps législatif les moyens que le ciel vous indique par moi, parce que, en pareil cas, il ne se sert pas des grands. » C’est le premier balbutiement de ce messianisme socialiste qui va continuer pendant trois quarts de siècle en de grands et nobles esprits et que la dialectique de Marx transférera au prolétariat. L’Ange n’entraîna pas la Commune de Lyon dans son système. Il était trop compliqué pour ces jours de crise aiguë, et il était prématuré. Il supposait d’une part un élargissement des conceptions capitalistes, de l’autre un sens de la coopération, de la mutualité, qui ne pouvait se développer qu’en des temps plus calmes et par une lente évolution.

C’est par des moyens plus brutaux et plus simples, c’est par l’utilisation immédiate de la force de l’État taxant les denrées ou même au besoin absorbant la propriété, que le peuple voudra agir, parer aux souffrances pressantes. La théorie de L’Ange est un germe profond d’avenir ; mais c’est l’idée du maximum qui est la force présente. C’est sous cette forme que la revendication prolétarienne commence à presser et assaillir la Convention.

Quelques jours à peine après le si important discours du délégué du Loir-et-Cher, le 3 décembre, le procureur-syndic du département d’Indre-et-Loire, après avoir soulevé les applaudissements de la Convention par le récit de ses efforts pour faire respecter la loi, la trouble et la heurte par la brusque demande de la taxation des denrées : « Citoyens, nous vous proposons le seul remède que nous croyons efficace dans une circonstance aussi délicate. Mettez à la portée du peuple, par une taxe générale sur tous les comestibles, ces objets de première nécessité ; alors vous ajouterez au bienfait d’avoir créé la République, celui de la sauver. » Une partie de la Convention applaudit, l’autre murmura. Mais le problème était irrévocablement posé.

Les hésitations de la Convention étaient extrêmes. Tout d’abord, elle ne discuta même pas l’idée du maximum et de la taxation ; celle-ci lui paraissait trop violemment contraire à la liberté des échanges et au droit de la propriété individuelle, sans doute aussi d’une application trop malaisée. La seule question qu’elle se risque à aborder est celle-ci : Comment obliger les propriétaires et les fermiers à apporter leur blé sur les marchés ? Mais ici encore son embarras est grand. Les comités d’agriculture et de commerce réunis proposèrent le 3 et le 16 novembre, par le rapport de Fabre de l’Hérault, un projet assez mêlé :

« Art. 1er. — Immédiatement après la publication du présent décret, tout propriétaire, fermier ou dépositaire quelconque sera tenu de faire, devers la municipalité du lieu de son domicile, la déclaration de la quantité de grains qu’il possède dans ses greniers et, par approximation, celle qui lui reste à battre dans ses granges ; les directoires du district nommeront des commissaires pour surveiller l’exécution dans les diverses municipalités.

« Art. 2. — D’après lesdites déclarations les officiers municipaux pourront requérir tout propriétaire, fermier ou dépositaire quelconque, de porter dans le marché public qu’il désignera lui-même, la quantité de grains qui sera jugée nécessaire, sans qu’en aucun cas et sous aucun prétexte on puisse en taxer le prix.

« Art. 3. — Les bladiers et muletiers pourront continuer leur commerce, mais ne pourront vendre que dans les marchés publics.

« Art. 18. — Les marchands qui voudront faire des achats de grain hors les lieux de leur domicile seront tenus de se pourvoir d’un certificat de leur municipalité, visé par le directeur du district, constatant la quantité de grains qu’ils ont dessein d’acheter et les lieux de leur destination ; ces certificats seront représentés à la municipalité du lieu de l’achat et visés par elle, et ils seront déchargés par la municipalité du lieu pour lequel lesdits grains sont destinés. »


LE TRIUM-GEUSAT.
Air : Que le Sultan Saladin.

    Que le grand roi des hulans,
Sur la foi des émigrans
Ait cru prendre, pour ses peines,
La France en quatre semaines,
Sans obstacle en son chemin :
    C’est bien, fort bien.
Cela ne nous blesse en rien.
Que gagne-t-il au lieu de gloire ?
    Rien que la f…

    Que le capitan Brunswick,
L’illuminé Frédéric,
Avec leurs troupes expertes,
Forcent les portes ouvertes,
Pour partir le lendemain :
    C’est bien, très bien,
Cela ne nous blesse en rien.
Ils s’en furent, dira l’histoire,
    Avec la f…

(D’après une estampe de la Bibliothèque nationale.)

Comme on voit, le projet soumis à la Convention ne réglementait nullement le prix des grains. Il écartait, au contraire, toute taxation. Il assurait la libre circulation des blés ; mais les propriétaires, les fermiers étaient tenus de déclarer la quantité de grains qu’ils avaient dans le grenier ou dans la grange, et ils étaient tenus aussi d’en porter une quantité déterminée à un marché choisi par eux, sur la réquisition de la municipalité. La loi ne fixait donc ni le prix, qui restait déterminé par la libre concurrence, ni le lieu de la vente, que le vendeur choisissait librement. Mais c’est le moment de la vente que la loi donnait aux municipalités le droit de déterminer. C’est déjà une limitation très étroite de la liberté commerciale, qui ne peut s’exercer vraiment que si elle dispose de la durée.

Une opération commerciale, dont une puissance supérieure à celle du vendeur détermine l’heure malgré lui, n’est guère plus, malgré l’apparence de concurrence qui subsiste, encore, que l’accomplissement réglé d’une fonction sociale. Au nom de la liberté du commerce, des principes de Turgot et d’Adam Smith, le député Féraud protesta. C’était la lutte entre les économistes et les interventionnistes qui se rouvrait. Beffroy, député de l’Aisne, soutint au contraire que la liberté illimitée du commerce pouvait conduire, dans l’état présent des relations sociales, à de monstrueux accaparements.

« N’est-ce pas éveiller la cupidité du grand agriculteur, du capitaliste, de l’agioteur, de tous les malveillants enfin, que de leur donner, par cette liberté indéfinie et isolément consacrée par une loi principale, les moyens d’attirer à eux, de tous les territoires agricoles, dans des magasins secrets et inaccessibles, la denrée de première nécessité ? N’est-ce pas leur donner tous les moyens de s’engraisser de la substance du peuple, de dépourvoir un canton, pendant qu’ils font hausser le prix dans un autre ? »

La loi de la libre circulation lui paraît prématurée : « On s’est tellement attaché à vouloir conserver la primauté à cette loi mal placée, que bientôt la totalité de la récolte est devenue pour le cultivateur ou le marchand une propriété tellement respectée, que l’on n’a pas même osé exercer envers eux le droit raisonnable et juste que la société s’est réservé dans l’acte d’association : de les priver d’une portion de cette propriété, pour la nécessité publique, au moyen d’une juste et préalable indemnité.

«… Il ne faut pas, dit-on, blesser le droit de propriété du cultivateur ; il ne faut point gêner la liberté du commerce. D’accord ; mais l’existence n’est-elle donc pas, elle, la première, la plus incontestable, la plus légitime, la plus essentielle des propriétés ? N’est-elle pas la seule inaliénable ? N’est-ce pas au maintien de celle-là que tous les sacrifices doivent principalement concourir ?

Ainsi, le droit d’expropriation pour cause d’utilité ou tout au moins de nécessité publique prend soudain une remarquable extension. Ainsi le droit à l’existence, le droit à la vie, s’affirme supérieur à la propriété.

Et voici qu’au nom du peuple qui souffre et dont le dévouement seul peut sauver la Révolution, des révolutionnaires engagent la lutte contre les gros fermiers, contre les riches paysans qui avaient été jusque-là les favoris de la Révolution. « Législateurs, dit Beffroy, le principe des accaparements, la cause première et puissante de renchérissement successif des grains, des viandes, du beurre, des œufs, de la volaille, des laines, des cuirs, de la corne, des suifs, des lins et des chanvres, tient directement et particulièrement à l’accaparement des exploitations. C’est là qu’il faut attaquer le mal pour en extirper la cause. Dès qu’elle sera détruite, l’équilibre se rétablira de lui-même… L’Assemblée Constituante me paraît s’être étrangement méprise à cet égard. Avec le désir d’encourager l’agriculture, elle mit entre les mains de ceux que je ne sais pourquoi l’on nomme grands cultivateurs, de ces hommes qui réunissent d’immenses exploitations, les moyens de tout engloutir. Elle en fit, sans le vouloir apparemment, une classe privilégiée dans l’instant même de la suppression des privilèges et des distinctions. Ils surent tellement en profiter qu’ils sont maintenant dans la République ce qu’étaient les grands dans la monarchie. C’est par leur cupidité, leur inhumanité, c’est par la plus dure des aristocraties qu’ils se font distinguer ; et, quoi qu’on me dise, je déclare, moi, que je ne vois pas en eux des cultivateurs, mais bien des spéculateurs avides et dangereux dans un État libre.

« L’Assemblée Constituante a fait, à leur égard, ce que faisait un certain pêcheur qui, pour ne pas dépeupler la rivière, y rejetait tous les gros brochets qu’il trouvait dans ses filets. Elle oublia, ce que j’ai dit déjà, que le système des économistes tendait à assurer le gouvernement despotique en favorisant l’aristocratie des richesses. Elle oublia surtout ce qu’elle n’eût jamais dû perdre de vue, que cette erreur des Romains commença la perte de la République. Ils honorèrent aussi l’agriculture, mais ils ne considérèrent point celui qui s’occupait uniquement à cultiver les terres.

« Et vous aussi, vous encouragerez l’agriculture, cette source féconde de toutes les richesses ; vous accorderez au cultivateur une sorte de faveur particulière dans la protection que la loi doit à tous, mais vous vous garderez doute, de prendre pour un agriculteur magnifique ce fermier qui réunit assez de fermes pour occuper quinze ou vingt familles ; qui, monté superbement, courant de plaisir en plaisir, gage un commis pour faire ses affaires, et laisse le soin de cultiver ses terres à ce qu’il appelle un maître-valet ; cet homme insatiable, dont la fortune s’accroît chaque jour aux dépens de la misère publique, et dont la compagne, couverte de diamants et de dentelles, vient enlever sur nos marchés les provisions qu’elle devrait y apporter en abondance.

« Citoyens mes collègues, les trop grandes exploitations nuisent essentiellement au bonheur de la société, elles nuisent à la bonne culture ; car indépendamment des opérations précipitées qu’elles nécessitent, lorsque l’œil du maître ne peut embrasser l’ensemble des travaux, il y en a toujours un grand nombre de négligés. Elles sont particulièrement nuisibles à l’abondance, facilitent tous les accaparements et causent le renchérissement de toutes les denrées, car elles resserrent les productions premières dans un petit nombre de mains, et elles diminuent la concurrence des vendeurs sur les marchés en augmentant dans une même proportion celle des acheteurs. L’homme qui réunit cinq corps de ferme, par exemple, n’en occupe qu’une ; les autres dégradées par les animaux que les magasins de grains qu’on y recèle attirent, tombent en ruines ; il néglige les terres médiocres pour épuiser les meilleures, ne fait que peu ou point d’élèves ; sa basse-cour est rarement au double de ce que serait celle de celui qui n’aurait qu’un corps de ferme. Il tient enfin dans ses mains les moyens de porter à sa volonté l’enchère dans toutes les subsistances. C’est dans la réunion des fermes dans les mains d’un seul locataire qu’est le principe d’une multitude de maux, et c’est ce qu’on n’a pas voulu voir. Il est cependant difficile de concevoir que, dans notre système d’égalité, il puisse être libre à un individu, parce qu’il est riche, de détruire l’industrie de tous ceux qui l’entourent et de nuire ainsi à la population, en s’ emparant à prix d’argent de tout le territoire…

« Et ne craignez point que l’on vous reproche d’attenter à la propriété ; on ne serait pas fondé, car il ne s’agit ici que de prescrire au propriétaire le mode d’user de sa chose de manière à ne pas nuire aux autres. »

Et Beffroy conclut par un projet de décret très précis, au moins en apparence.

« 1o Détruire l’accaparement de la matière productive par une loi qui défende expressément la réunion de plusieurs corps de ferme en une même exploitation ;

« 2o Que cette loi soit obligatoire pour tous à mesure de l’extinction des baux, et frappe de la nullité absolue, tous ceux qui seraient faits à l’avenir d’un corps de ferme au profit de celui qui en tient une ;

« 3o Prononcer contre les propriétaires et fermiers qui seraient reconnus l’avoir enfreinte et contre les officiers publics qui y prêteraient la main, une peine proportionnée à l’importance du délit calculée par ses suites ;

« 4o Ne permettre la vente des subsistances que sur les marchés publics ;

« 5o Abolir toute espèce de commission et l’effet des arrhes pour achats de grains ;

« 6o Établir une surveillance qui mette les magistrats du peuple en état de s’assurer que les subsistances achetées dans un lieu pour être transportées dans un autre ne sont point détournées de leur véritable destination ;

« 7o Prendre des mesures telles que l’état des subsistances soit constaté chaque année et qu’il soit toujours facile de connaître, à tous les instants de l’année, leur proportion avec les besoins des consommateurs ;

« 8o Faire pour la première fois un fonds suffisant pour acheter de l’étranger une quantité de grain équivalente à la consommation, pendant une année, des cantons non agricoles de la République ;

« 9° Obliger les cultivateurs à conserver chaque année, d’octobre à octobre, à la disposition du gouvernement une portion de leur récolte, qui sera déterminée par la loi ; leur en payer le prix de trois mois en trois mois, au prix des quatre saisons, dans le cas où on ne ferait usage de cette portion qu’à la fin de l’année, et achever le payement à l’époque de la livraison, quelle qu’elle soit.

« C’est le moyen d’éviter les frais de location, d’entretien et d’administration des magasins, et les spéculations improbes qui résulteraient de ces magasins, et de se conserver en même temps la ressource des greniers publics. »

C’est la guerre violente à ce que nous avons appelé, d’après Marx, le capitalisme agricole. Ces âpres accusations contre les gros fermiers vaniteux, jouisseurs et cossus, nous les avons entendues déjà dans les rudes cahiers paysans de l’Île de France ; nous en avons encore, deux ans après, recueilli l’écho dans le livre de Lequinio. Mais cette fois c’est à la tribune de la Convention qu’elles retentissent et elles se formulent en projets de loi menaçants. Beffroy déplore que la Constituante ait laissé une aristocratie nouvelle, celle des grands fermiers, absorber une large part du bénéfice de la Révolution. À eux a profité dans une grande mesure l’abolition des dîmes et des droits féodaux, à eux ont été largement ouvertes les enchères des biens nationaux. Et maintenant, par la réunion de plusieurs corps de fermes, ils profitent presque seuls de la formidable hausse du prix des grains. Évidemment, dans la pensée de Beffroy, le premier soin, l’opération préalable de la Constituante aurait dû être de prohiber par la loi les grandes exploitations. Mais quel est le sens exact du mot « corps de ferme ? » Et quelle limite Beffroy assigne-t-il à l’étendue de ce corps de ferme ? Là commence l’arbitraire et le vague. Enfin, malgré la tentative de démonstration de Beffroy, est-il bien certain que l’exploitation morcelée sera aussi puissante, aussi féconde, que l’exploitation étendue ? Et les innombrables petits fermiers qui se substitueront aux grands auront-ils les capitaux nécessaires pour fertiliser le sol et perfectionner la culture ? Beffroy, d’ailleurs, s’arrête à mi-chemin, et la conclusion logique devrait être la loi agraire. La division des fermages devrait aboutir à la division des terres. Car d’abord, le propriétaire fermier, ne pouvant plus régler lui-même le mode selon lequel sa terre sera exploitée, n’y prendra plus aucun intérêt ; il ne sera dès lors qu’un rentier de la culture et un inutile fardeau. En second lieu, il y aurait avantage à stimuler l’activité productrice du petit fermier en en faisant un petit propriétaire. Enfin, si l’on veut empêcher « l’accaparement des grains », leur concentration en un petit nombre de mains, il ne suffit pas de supprimer les grands fermiers ; il faut supprimer les grands propriétaires qui, avec les grains reçus de chacun de leurs petits fermiers, peuvent former de vastes approvisionnements. Ainsi, malgré elle, la Révolution posait le problème de la propriété ; elle était à la fois effrayée et hantée par la loi agraire. Quand cette loi sur la division des fermages sera appliquée, Beffroy ne redoute plus la libre circulation et le libre commerce des grains. Mais en attendant, il fait en réalité du commerce des grains une sorte de service public très réglementé, et les greniers des propriétaires et des fermiers ne sont plus, comme il le reconnaît lui-même, que les sections disséminées d’un immense magasin public où les blés seraient toujours à la disposition de la République.

Lequinio, Boyer-Fonfrède soutinrent, au contraire, la thèse de la libre circulation. Boyer-Fonfrède se bornait à demander en outre des primes d’importation pour les blés étrangers. Joseph Serre, dans son discours du 3 décembre, défendit avec violence les cultivateurs, les fermiers. Il assura que seules les défiances semées par les prédications « anarchistes » créaient la disette en empêchant la libre circulation. Il demanda, presque sur un ton de menace, si on voulait aliéner à la Révolution ces fermiers, ces cultivateurs qui avaient été ses amis de la première heure, et nous commençons à pressentir la politique conservatrice à laquelle, sous le Directoire et le Consulat, se rallieront les agriculteurs aisés, fatigués du mouvement révolutionnaire qui, après les avoir servis, les menaçait. Mais surtout, et ceci est d’un effet plus prochain, Serre souleva une difficulté que l’on ne pouvait résoudre qu’en écartant toute réglementation du commerce des grains ou en étendant à tous les commerces et à toutes les marchandises la réglementation et la taxation. De quel droit, demanda-t-il, obliger le cultivateur à vendre ses denrées, et ne pas obliger les autres producteurs à vendre les denrées dont le cultivateur a besoin ? Ainsi, à sa manière et sans le vouloir, Serre ouvrait les voies au maximum universel.

« On demande la modération du prix des grains, on se tait sur les autres marchandises. Eh ! quoi ! la propriété des grains serait-elle moins sacrée aux yeux de la loi qu’une autre espèce de propriété ! Quoi ! on me livrerait à la discrétion du marchand de fer, de draps, et je serais forcé de leur livrer le produit de mes sueurs à un prix déterminé ! Quoi ! le cupide marchand, — car quoi qu’en disent les amis de je ne sais quel peuple (c’est un trait contre Marat) la cupidité est de tous les états ; les cordonniers même n’en sont pas exempts, témoins ceux de Lyon, Montpellier, et tout récemment le bon citoyen, le républicain Gerdret (Serre fait allusion aux spéculations et prévarications des fournisseurs d’armée ; pour Gerdret il semble bien que ce soit une calomnie) — le cupide marchand, dis-je, pourrait gagner le cent pour cent avec le laboureur sur ses marchandises, sans que celui-ci pût exercer sur l’autre un juste retour ! Que deviendrait donc la parité de droits, si la faveur et la protection des lois étaient toutes pour les uns, l’oubli et le mépris, le partage des autres ? Je ne m’appesantirai pas davantage sur cette mesure qui n’a pu sortir que d’un cerveau perfide ou d’une imagination en délire. Je laisse aux oiseux d’en calculer les tristes effets, si elle devait un jour servir de base à une loi…

« Eh ! quoi ! parce que le laboureur gagnerait plus à la Révolution qu’un autre en intérêts pécuniaires, voudriez-vous pour cela le soumettre à des formes, plus vexatoires, plus tyranniques que n’était pour lui le système féodal !… Eh ! quoi ! citoyens cultivateurs, les avantages que vous promettait la Révolution n’auraient été pour vous qu’une illusion, mensongère ! Vous n’auriez donc connu un instant la liberté que pour reprendre des fers plus avilissants ! Croyez-moi, si vous devez encore être la bête de somme de ces oisifs insolents, consentez, au partage des terres ; proposez vous-mêmes la loi agraire, cédez à ces marchands de paroles, à ces pitoyables aboyeurs, une partie de vos champs : qu’ils quittent leurs plumes vénales ; que leurs mains délicates viennent féconder la terre que vos malheurs ont longtemps arrosée de vos larmes, et qui a trop longtemps nourri leur vertueuse indolence ; alors vous connaîtrez leur nullité ; eux-mêmes devenus plus justes, plus sages, connaîtront vos services et vous serez vengés. »

C’est un ton de réaction furieuse : on dirait une Ligue de grands fermiers exaspérés, de capitalistes du sol prêts à se ruer sous la protection du despotisme. Du reste, la menace de Serre est explicite.

« Si vous exigiez l’application de ces lois par la force, vous armeriez infailliblement le citoyen contre le citoyen, et par là vous serviriez mieux le tyran d’Autriche que les satellites de Brunswick, ou plutôt vous aplaniriez le chemin de la royauté à quiconque serait tenté d’y parvenir. »

Ainsi déjà les parvenus de la Révolution, ceux qu’elle a affranchis et enrichis, sont prêts à la renier plutôt que de payer les frais de la défense révolutionnaire, car c’est bien de cela qu’il s’agit.

La crise des prix est évidemment l’effet de la multiplication des assignats, et c’est surtout pour parer aux dépenses de guerre, pour sauver la Révolution menacée par les traîtres et les despotes, qu’il a fallu multiplier les assignats. Quoi donc de plus raisonnable que de prévenir, par des mesures légales, la hausse excessive des grains en cette période de crise ? Et si ces mesures ne vont pas sans quelque vexation et sans quelque ennui, l’ingratitude est monstrueuse de se rebeller et de conspirer déjà, par de secrètes espérances de réaction, avec les menées contre-révolutionnaires. Oh ! ce ne sont encore que des velléités ; mais dans le déséquilibre économique et social de cette fin d’année 1792, au moment où le peuple, pour assurer sa subsistance, développe son action sur l’État et conçoit la loi comme l’instrument du salut commun, la classe des riches commence à désirer une politique de consolidation qui lui assure tout le bénéfice des avantages acquis en écartant toute agitation nouvelle. Serre traduit avec une sorte de fureur rétrograde cet état d’esprit. Mais tel est le trouble subi à ce moment par les relations des prix que, lui-même, après avoir dénoncé tout projet de taxation et de maximum comme une fantaisie délirante, prononce une parole énigmatique et qui peut mener loin :

« Proportionnez, dit-il, les salaires journaliers là où le juste et nécessaire équilibre n’existe pas. » Mais comment la Convention peut-elle ainsi proportionner le salaire au prix des journées ? Si c’est par un simple conseil, ce n’est qu’un mot. Si c’est par l’action directe et la pression des salariés eux-mêmes, leurs efforts peuvent être perpétuellement déconcertés par la variation des assignats et la variation correspondante des denrées. Et si c’est par la loi que la Convention rétablit cet équilibre « nécessaire », la voilà engagée, de proche en proche, dans l’universelle taxation.

On peut donc pressentir dès maintenant que, si la crise se développe, la Convention sera conduite, par tous les chemins, et malgré ses propres résistances, aux mesures mêmes qu’à cette fin de 1792 elle juge tout à fait dangereuses, à la fixation générale des prix.

Le député de la Vendée, Fayan, sans aller jusque-là, affirma, beaucoup plus nettement que Beffroy, l’idée du service public. Et c’est au nom des prolétaires, des sans-propriété qu’il demanda avec force une institution nationale d’approvisionnement.

« Je fixerai particulièrement votre attention sur cette classe indigente et nombreuse qui ne fait pas de récoltes ; je ménagerai l’intérêt des propriétaires, mais j’anéantirai ces gros négociants en blé, ces vils agioteurs qui, sous le spécieux prétexte de transporter l’abondance, affament tous les lieux ou font payer bien cher aux citoyens les premiers besoins de la vie. Ils calculent jusqu’à l’heure, au moment même, où le pauvre doit avoir faim. Dans une République cette espèce de marchands doit disparaître. Détruisez donc, législateurs, ces hommes avides qui vendraient aussi l’air que leurs semblables respirent s’ils pouvaient aussi l’accaparer. (Applaudissements.)

« Je n’entrerai point, quant à présent, dans le détail des avantages qu’offre le sublime projet d’établissement des greniers publics. La nécessité en est sentie par tous ceux qui travaillent de bonne foi à soulager la misère. Ce projet aura donc lieu ; mais en attendant qu’il s’accomplisse, vous devez prendre des mesures pour que chaque individu trouve à son domicile, sinon tout ce qui lui est nécessaire, au moins ses premiers besoins. Législateurs, les hommes créés par le peuple pour défendre ses droits durent l’être particulièrement pour pourvoir à ses besoins comme pères de la grande famille. Ce ne sont donc pas les négociants en blés, mais bien les municipalités, mais les districts, mais les départements, mais vous-mêmes, législateurs, qui devez être les pourvoyeurs des Français. »

La Convention hésitante demanda aux partisans de la liberté du commerce et à ceux de la réglementation, de résumer leurs raisons dans deux rapports contradictoires. J’ai trop marqué déjà les conceptions et les tendances pour qu’il soit nécessaire de les analyser. Je retiens seulement l’insistance avec laquelle Beffroy, un des rapporteurs, revient sur l’argument qu’il a déjà tiré du droit d’expropriation pour cause d’utilité publique. D’emblée se manifeste la vertu révolutionnaire cachée de ce principe, presque indéfiniment extensible.


La grande émigration du roi des marmottes.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


« Nous nous plaignons, nous, de ce qu’on regarde la propriété des grains comme plus sacrée que les autres. En effet, l’État a-t-il besoin de ma maison, de mon jardin, de mon champ ; il s’en empare et m’indemnise. Eh ! puis-je jamais être indemnisé de mes habitudes, des aisances de mon domicile, des bizarreries même de sa distribution ? Puis-je jamais être indemnisé de l’appropriement de mon jardin à mes goûts, à mon caractère, à ma fortune ? Et s’il est vrai que la société ne viole pas ma propriété en s’emparant légalement de la matière qui produit, parce qu’elle m’en paie la valeur, pourquoi n’en serait-il pas de même de la production ? »

Assez longtemps la Convention se déroba, ajourna toute résolution précise. Robespierre, lui, toujours prudent, s’était tenu dans le vague. Malgré les sommations et les railleries des modérés, il n’avait formulé aucun système, mais il avait défini et limité le droit de propriété de telle sorte qu’une vigoureuse législation protectrice du peuple pouvait à l’heure décisive intervenir.

« Quel est le premier objet de la société ? C’est de maintenir les droits imprescriptibles de l’homme. Quel est le premier de ces droits ? Celui d’exister.

« La première loi sociale est donc celle qui garantit à tous les membres de la société les moyens d’exister ; toutes les autres sont subordonnées à celle-là, la propriété n’a été instituée ou garantie que pour la cimenter ; c’est pour vivre d’abord que l’on a des propriétés. Il n’est pas vrai que la propriété puisse jamais être en opposition avec la subsistance des hommes. Les aliments nécessaires à l’homme sont aussi sacrés que la vie elle-même. Tout ce qui est nécessaire pour la conserver est une propriété commune à la société entière. Il n’y a que l’excédent qui soit une propriété individuelle et qui soit abandonné à l’industrie des commerçants. »

Il serait assez vain de chercher aujourd’hui qui avait raison à ce moment de ceux qui comptaient, pour corriger une hausse selon eux passagère, sur la seule vertu de la libre concurrence, ou de ceux qui appelaient l’intervention de l’État. La querelle du libéralisme économique et de l’interventionnisme n’est pas close. En ce qui touche les subsistances l’expérience a montré enfin, dans le cours du dix-neuvième siècle, que le commerce libre suffisait à assurer en effet l’approvisionnement en blé du pays, et si les socialistes demandent aujourd’hui un service national d’approvisionnement, ce n’est point pour parer à des chances de disette qui sont définitivement écartées ; c’est pour des raisons d’un autre ordre. Mais en 1792, avec toutes les causes de perturbation qui pouvaient fausser la vie économique, avec les inévitables inquiétudes et défiances populaires, avec le trouble des prix qui résultait des assignats, avec les manœuvres d’accaparement qui étaient la suite de ce trouble, la Révolution ne pouvait se sauver que par une vigoureuse intervention de la loi, par une organisation nationale et révolutionnaire du service des subsistances, et de toute la vie économique du pays. En octobre et novembre la crise n’est pas encore assez forte, et la volonté prolétarienne n’est pas encore assez dominante pour emporter d’emblée les hésitations et les résistances. Mais toute une élaboration théorique du droit à la vie, supérieure au droit de propriété, et tout un mouvement populaire de revendication et d’action préparent et annoncent le prodigieux effort du maximum. Ce n’est pas seulement la question des subsistances qui est posée en ce moment par les difficultés immédiates. C’est tout le régime économique et social de la Révolution qui est en cause. Pour la première fois, depuis 1789, la prospérité semble reposer sur je ne sais quoi de factice et de précaire. Pour la première fois, le trouble profond des prix semble menacer la société révolutionnaire d’un déséquilibre économique dont on redoute les conséquences prochaines plus qu’on ne peut les préciser. Et le grand problème surgit : Où va la Révolution avec ces émissions croissantes de papier-monnaie, avec ces guerres immenses et dévorantes qui absorbent les ressources du budget, et qui donnent à toute la vie économique, à toute la force de production et d’échange du pays, une direction artificielle et violente ? C’est un des plus grands titres de Saint-Just d’avoir dès lors interrogé l’abîme encore obscur, et d’avoir mis brusquement la Révolution en face du problème et du péril. Cet homme tout jeune, fanatique admirateur de Robespierre, avait un esprit singulier et puissant, à la fois lumineux et trouble. Il s’éblouissait parfois lui-même de fausses clartés, il s’ingéniait à donner à des idées simples une fausse profondeur, mais parfois aussi son esprit avait de grands éclairs jaillissants qui découvraient de vastes étendues. Et moins calculateur que Robespierre, moins réservé et discret malgré l’obscurité dont il affectait parfois de s’envelopper, il ne résistait pas à l’essor de sa propre pensée. En ces premiers mois de la Convention, il est farouche, mais il n’est point amer. Même au 28 janvier 1793, même après les luttes furieuses que le procès du roi a excitées entre la Gironde et la Montagne, il a le sentiment très net de la nécessité de l’union. Il affirme avec force la solidarité de tous les révolutionnaires devant l’histoire et le destin.

« Il faut que tout le monde oublie son intérêt et son orgueil. Le bonheur et l’intérêt particulier sont une violence à l’ordre social, quand ils ne sont point une portion de l’intérêt et du bonheur public. Oubliez-vous vous-mêmes. La Révolution est placée entre un arc de triomphe et un écueil qui nous briserait tous, votre intérêt vous commande de ne point vous diviser, quelles que soient ici les différences d’opinion ; les tyrans n’admettent point ces différences entre nous. Ou nous vaincrons tous, ou nous périrons tous.  »

Et l’isolement un peu hautain où il se complaît semble, à cette date, du recueillement plus que de l’orgueil. Il avait, bien plus que Robespierre, le sens et le souci des problèmes économiques. Il ira bien plus loin que lui dans les revendications sociales. Et tandis que Robespierre étudie surtout dans l’abstrait les rapports de la propriété et des Droits de l’homme, Saint-Just s’inquiète des conditions matérielles d’existence de la Révolution. À propos de la question des subsistances il essaie d’aller jusqu’à la racine même du désordre économique. Quoiqu’il ait le goût des formules et l’esprit intuitif et synthétique, il n’est pas toujours aisé de réduire ses idées en un système clair, car il procède par brusques échappées, et ses vues semblent parfois divergentes. On démêle pourtant la direction commune de ses pensées :

« Je ne suis point de l’avis du Comité, dit-il le 29 novembre 1792 ; je n’aime point les lois violentes sur le commerce. On peut dire au peuple ce qu’un soldat carthaginois disait à Annibal : « Vous savez vaincre, mais vous ne savez pas profiter de la victoire. » Les hommes généreux qui ont détruit la tyrannie, ignorent-ils l’art de se gouverner et de se conserver ?

« Tant de maux tiennent à un désordre profondément compliqué. Il en faut chercher la source dans le mauvais système de notre économie. On demande une loi sur les subsistances. Une loi positive là-dessus ne sera jamais sage. L’abondance est le fruit d’une bonne administration. Or la nôtre est mauvaise… Si donc vous voulez que l’ordre et l’abondance renaissent, portez la lumière dans le dédale de notre économie française depuis la révolution. »

Mais la première condition, si l’on veut guérir le mal, ce sera d’avoir un gouvernement stable, vigoureux et homogène, capable d’imprimer à un peuple fier et libre le mouvement d’ensemble que le despotisme imprime parfois aux peuples asservis.

« Les maux de ce grand peuple, dont la monarchie a été détruite par les vices de son régime économique, et que le goût de la philosophie et de la liberté tourmentait depuis longtemps, tiennent à la difficulté de rétablir l’économie au milieu de la vigueur et de l’indépendance de l’esprit public. Mais ce qui perpétue le mal, c’est l’imprudence d’un gouvernement provisoire trop longtemps souffert, dans lequel tout est confondu, dans lequel les purs éléments de la liberté se font la guerre comme on peint le chaos avant la nature.

« Examinons donc quelle est notre situation présente. Dans l’affreux état d’anarchie où nous sommes, l’homme, redevenu comme sauvage, ne reconnaît plus de frein légitime ; l’indépendance armée contre l’indépendance n’a plus de loi, n’a plus de juges, et toutes les idées de justice enfantent la violence et le crime par le défaut de garantie ; toutes volontés isolées n’en obligent aucune ; et chacun agissant comme portion naturelle du législateur et du magistrat, les idées que chacun se fait de l’ordre opèrent le désordre général.

« Il est dans la nature des choses que nos affaires économiques se brouillent de plus en plus, jusqu’à ce que la République établie embrasse tous les rapports, tous les intérêts, tous les droits, tous les devoirs, et donne une allure commune à toutes les parties de l’État. »

Jamais les modérés, jamais ceux des Girondins qui ont déclaré une guerre implacable à la Commune de Paris n’ont marqué avec plus de force les funestes effets de la dispersion des volontés, de l’universelle anarchie. Mais ce n’est pas une coterie de bourgeois brillants, éloquents et frivoles, c’est le peuple tout entier, c’est la nation tout entière que Saint-Just veut doter, par la concentration du pouvoir, des moyens de sauver la patrie. Ce n’est pas pour châtier les émeutes des villages affamés ou pour livrer au glaive les « prédicateurs d’anarchie », c’est pour rétablir l’harmonie et l’équilibre économiques par des lois d’ensemble que Saint-Just veut organiser l’unité d’action. C’est le bonheur du peuple qui assurera l’ordre, et ce bonheur même sera assuré non par des théories générales et vagues, empruntées à l’expérience décevante des peuples voisins, mais par un système de lois exactement adapté aux besoins et au génie de la France révolutionnaire. Sous leur apparence d’idéologues, les robespierristes, mais surtout Saint-Just, ont le sens aigu de la réalité :

« Un peuple qui n’est pas heureux n’a point de patrie ; il n’aime rien, et si vous voulez fonder une République, vous devez vous occuper de tirer le peuple d’un état d’incertitude et de misère qui le corrompt. Si vous voulez une République, faites en sorte que le peuple ait le courage d’être vertueux ; on n’a point de vertus patriotiques sans orgueil, on n’a point d’orgueil dans la détresse. » Admirable parole qui fait de l’universel bien-être le ressort de la liberté !

« On ne peut se dissimuler que notre économie est altérée en ce moment comme le reste, faute de lois et de justes rapports. Feraud vous a parlé d’après Smith et Montesquieu. Smith et Montesquieu n’eurent point l’expérience de ce qui se passe chez nous. Beffroy vous a fait le tableau de beaucoup d’abus ; il a enseigné des remèdes, mais n’a point calculé leur application. Roland vous a répété les conseils des économistes, mais cela ne suffit point… Ceux qui vous proposent une liberté indéfinie du commerce nous disent une très grande vérité en thèse générale, mais il s’agit des maux d’une Révolution ; il s’agit de faire une République d’un peuple épars avec les débris et les crimes de sa monarchie… J’ose dire qu’il ne peut exister un bon traité d’économie pratique. Chaque gouvernement a ses abus ; et les maladies du corps social ne sont pas moins incalculables que celles du corps humain. Ce qui se passe en Angleterre, et partout ailleurs, n’a rien de commun avec ce qui se passe chez nous. C’est dans la nature même de nos affaires qu’il faut chercher nos maladies et nos remèdes. »

Or, le grand péril pour la France de la Révolution, la cause essentielle du désordre économique, c’est la surabondance du signe, signe de métal et surtout signe de papier. Et ici Saint-Just, dépassant, par ses pressentiments, la réalité immédiate, fait un tableau admirable de la secrète et profonde perturbation qui se glisse, par l’excès d’un papier déprécié, dans toutes les relations de la vie sociale. Cette action perturbatrice s’aggrave de deux faits. D’abord, depuis quinze ou vingt ans, depuis que la culture intensive s’est développée, depuis que les terres ont pu se clore et que le libre parcours des bestiaux a été arrêté, la base de la vie économique de la France a été entamée. Elle reposait autrefois sur deux forces : la culture du blé, l’élève du bétail, qui donnait au pays le cuir et la laine dont avaient besoin ses manufactures. La vie économique de la France avait ainsi en elle-même son centre d’équilibre et son point d’appui. Elle pouvait commercer avec le dehors, exporter le superflu de ses produits ; mais c’est dans la stabilité de sa vie intérieure et nationale qu’était sa force. Au contraire, elle a aujourd’hui moins de troupeaux ; elle doit acheter au dehors ses laines et ses cuirs ; elle est donc davantage à la merci d’innombrables crises, et si c’est avec un papier déprécié qu’elle est obligée d’acheter au dehors, le déséquilibre naissant se trouve subitement aggravé. Est-ce à dire que Saint-Just condamne l’évolution économique de la France et veut rétrograder à une sorte d’état semi-pastoral ? Pas le moins du monde. Il croit, au contraire, à l’irrésistible force d’expansion du travail, de la production et des échanges. Mais il croit aussi que ces transformations sont dangereuses, qu’elles peuvent compromettre la vie profonde du pays si l’État, avec sa haute prévoyance, n’intervient pas pour les régler. C’eût été son devoir, par exemple, de ne pas laisser se perdre ou s’affaiblir l’élève des troupeaux, de ne pas laisser la France à la merci des marchés étrangers pour ses cuirs et pour ses laines, pour les matières premières de sa fabrication. Mais quel trouble ne devait pas jeter la surabondance du signe dans un pays qui, déjà, et avant même la Révolution, se livrait à une audacieuse transformation économique et bouleversait lui-même ses habitudes !

Et voici, en outre, que l’état de guerre achève de révolutionner tout le système de l’économie. Il semble que la France ne produise plus que pour forger des armes, nourrir et vêtir grossièrement des légions innombrables de soldats. Sera-ce donc là le régime définitif ? La France renoncera-t-elle aux joies délicates de la vie et aux splendeurs du luxe ? On pourrait le craindre, à voir comment, à la tribune même de la Convention, on dénonce comme un crime le luxe des « laboureurs », des grands fermiers. Non, la France ne s’acclimatera point à une vie purement militaire ou spartiate. Ainsi c’est un large développement de richesse que prévoit Saint-Just. Il faut seulement que l’État, en restreignant les émissions démesurées d’assignats qui faussent tout, et en veillant à ce que l’agriculture française offre à l’industrie des produits assez variés et une base assez large, assure l’équilibre et l’ordre dans cette richesse grandissante. Comme nous sommes loin du prétendu « ascétisme » révolutionnaire ! Et comme Saint-Just a un sens de la vie économique et sociale plus large, plus moderne que Robespierre ! Qu’on lise et qu’on médite ce discours puissant, plus sombre parfois que la réalité, mais tout passionné de vie.

« Ce qui a renversé en France le système du commerce des grains depuis la Révolution, c’est l’émission déréglée du signe. Toutes nos richesses métalliques et territoriales sont représentées : le signe de toutes les valeurs est dans le commerce, et toutes ces valeurs sont nulles dans le commerce, parce qu’elles n’entrent pour rien dans la consommation. Nous avons beaucoup de signes et nous avons très peu de choses.

« Le législateur doit calculer tous les produits dans l’État et faire en sorte que le signe les représente ; mais si les fonds et les produits de ces fonds sont représentés, l’équilibre est perdu, et le prix des choses doit hausser de moitié : on ne doit pas représenter les fonds, on ne doit représenter que les produits. (Saint-Just veut dire que les assignats, représentant la valeur même des domaines brusquement mis en vente et non pas seulement les produits annuels de ces biens, surchargent la circulation.)

« Voilà ce qui nous arrive. Le luxe est aboli ; tous les métaux achetés chèrement ou retirés des retraites où le faste les retenait, ont été convertis en signes. Il ne reste plus de métaux ni de luxe pour l’industrie. Voilà le signe doublé de moitié. Si cela continue, le signe enfin sera sans valeur ; notre change sera bouleversé, notre industrie tarie, nos ressources épuisées : il ne nous restera plus que la terre à partager et à dévorer.

« Lorsque je me promène au milieu de cette grande ville, je gémis sur les maux qui l’attendent, et qui attendent toutes les villes si nous ne prévenons pas la ruine totale de nos finances. Notre liberté aura passé comme un orage et son triomphe comme un coup de tonnerre… Que nous importent les jugements du monde ? Ne cherchons point la sagesse si loin de nous. Que nous serviraient les préceptes du monde après la perte de la liberté ? Tandis que nous attendons le tribut de lumière des hommes et que nous rêvons le spectacle de la liberté du globe, la faiblesse humaine, les abus en tous genres, le crime, l’ambition, l’erreur, la famine, qui n’ajournent point leurs ravages, nous ramènent en triomphe à la servitude. On croirait que nous désirons l’esclavage, en nous voyant exposer la liberté à tant d’écueils. Nous courons risque de nous perdre si nous n’examinons pas enfin où nous en sommes et quel est notre but. La cherté des subsistances et de toutes choses vient de la disproportion du signe ; les papiers de confiance augmentent encore la disproportion ; car les fonds d’amortissement sont en circulation ; l’abîme se creuse tous les jours par les nécessités de la guerre. Les manufactures ne sont rien, on n’achète point, le commerce ne roule guère que sur les soldats. Je ne vois plus dans le commerce que notre imprudence et notre sang : tout se change en monnaie ; les produits de la terre sont accaparés ou cachés. Enfin, je ne vois plus dans l’État que de la misère, de l’orgueil et du papier. Je ne sais pas de quoi vivent tant de marchands ; on ne peut point s’en imposer là-dessus : ils ne peuvent plus subsister longtemps. Je crois voir dans l’intérieur des maisons les familles tristes, désolées ; il n’est pas possible que l’on reste longtemps dans cette situation. Il faut lever le voile : personne ne se plaint, mais que de familles pleurent solitairement ! Vous vous flattez en vain de faire une République si le peuple affligé n’est pas en état de la recevoir.

« On dit que les journées de l’artisan augmentent en proportion du prix des denrées, mais si l’artisan n’a point d’ouvrage, qui paiera son oisiveté ? Il y a dans Paris un vautour secret. Que font maintenant tant d’hommes qui vivaient des habitudes du riche ? La misère a fait naître la révolution, la misère peut la détruire. Il s’agit de savoir si une multitude qui vivait, il y a peu de temps, des superfluités, du luxe, des vices d’une autre classe, peut vivre de la simple corrélation de ses besoins particuliers. Cette situation est très dangereuse ; car si l’on n’y gagne que pour ses besoins, la classe commerçante n’y peut point gagner pour ses engagements, ou le commerce, étant enfin réduit à la mesure de ses modiques besoins, doit bientôt périr par le change. Ce système ruineux s’établira dans tout l’empire. Que ferons-nous de nos vaisseaux ? Le commerce d’économie a pris son assiette dans l’univers ; nous ne l’enlèverons point aux Hollandais, aux Anglais, aux autres peuples. D’ailleurs, n’ayant plus ni denrées à exposer, ni signe respectable chez l’étranger, nous serions enfin réduits à renoncer à tout commerce.

« Nous ne nous sommes pas encore demandé quel est notre but et quel système de commerce nous voulons nous frayer. Je ne crois pas que votre intention soit de vivre comme les Scytes et les Indiens. Nos climats et nos humeurs ne sont propres ni à la paresse ni à la vie pastorale, et cependant nous marchons, sans nous en apercevoir, vers une vie pareille.

«… Le laboureur, qui ne veut point mettre de papier dans son trésor, vend à regret ses grains. Dans tout autre commerce, il faut vendre pour vivre de ses produits. Le laboureur, au contraire, n’achète rien : ses besoins ne sont pas dans le commerce. Cette classe était accoutumée à thésauriser tous les ans en espèces une partie du produit de la terre ; aujourd’hui, elle préfère de conserver ses grains à amasser du papier. Il résulte de là que le signe de l’État ne peut point se mesurer avec la partie la plus considérable des produits de la terre qui sont cachés, parce que le laboureur n’en a pas besoin et ne met guère dans le commerce que la portion des produits nécessaires pour acquitter ses fermages.

« Quelqu’un ici s’est plaint du luxe des laboureurs. Je ne décide pas si le luxe est bon en lui-même ; mais si nous étions assez heureux pour que le laboureur aimât le luxe, il faudrait bien qu’il vendît son blé pour acheter les superfluités. Il faudra du luxe dans votre République ou des lois violentes contre le laboureur qui perdront la République.

«… Il faut donc que le législateur fasse en sorte que le laboureur dépense ou ne répugne point à amasser le papier ; que tous les produits de la terre soient dans le commerce et balancent le signe. Il faut équipoller les signes, les produits, les besoins : voilà le secret de l’administration économique… L’empire est ébranlé jusque dans ses fondements ; la guerre a détruit les troupeaux ; le partage et le défrichement des communes achèvera leur ruine ; et nous n’aurons bientôt ni vins, ni viandes, ni toisons. Il est à remarquer que la famine s’est surtout faite sentir depuis l’édit de 1763, soit qu’en diminuant les troupeaux on ait diminué les engrais, soit que l’extrême abondance ait frayé le chemin aux exploitations inconsidérées.

Les Émigrés à Rome.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


Vous serez forcés un jour à encourager le laboureur à aménager ses terres et à partager son industrie entre les grains et les troupeaux. Il ne faut pas croire qu’une portion de la terre étant mise en pâturage, l’autre portion ne suffira plus à nos besoins ; on aura plus d’engrais, et la terre, mieux soignée, rapportera davantage. On tarira le commerce des grains ; le peuple aura des troupeaux pour se nourrir et se vêtir ; nous commercerons de nos cuirs et de nos laines. Il y a trente ans, la viande coûtait 4 sous la livre ; le drap, 10 livres ; les souliers, 50 sous ; le pain, 1 sou ; les pâturages n’étaient point défrichés ; ils l’ont été depuis, et pour ne point prendre l’instant de cette crise passagère pour exemple, en 1787, le drap valait 20 livres, la viande 8 sous, les souliers 5 et 6 livres, le pain 2 sous et demi. Qu’avons-nous gagné à défricher les landes et les collines ? Nous avons porté notre argent en Hollande et en Angleterre, d’où nous avons tiré nos cuirs ; nous avons vendu nos grains pour nous vêtir, nous n’avons travaillé que pour l’Europe…

« Voilà notre situation : nous sommes pauvres comme les Espagnols par l’abondance de l’or ou du signe, et la rareté des denrées en circulation. Nous n’avons plus ni troupeaux, ni laines, ni industrie dans le commerce. Les gens industrieux sont dans les armées et nous ne trafiquons qu’avec le trésor public, en sorte que nous tournons sur nous-mêmes et commerçons sans intérêt.

« Si je ne me trompe, ce qui vaut aujourd’hui un écu, en supposant que nous ne changions pas de système, vaudra 10 livres dans huit mois. Il sera fabriqué environ pour 200 000 000 d’espèces ; le signe représentatif de tous les biens des émigrés sera en émission ; on remplacera l’arriéré des impôts par des émissions d’assignats, et le capital des impôts sera en circulation, avec le signe représentatif de l’arriéré. Le peuple alors gémira sous le portique des législatures ; la misère séditieuse ébranlera vos lois, les rentes fixes seront réduites à rien ; l’État même ne trouvera plus de ressources dans la création des monnaies : elles seront nulles. Nous ne pourrons pas honorablement payer nos dettes avec ces monnaies sans valeur. Alors quelle sera notre espérance ? ’La tyrannie sortira vengée et victorieuse des émeutes populaires. »

C’est le discours le plus pessimiste qui ait été prononcé à la Convention, et cette sombre prophétie s’accomplira dans la période où l’extrême discrédit de l’assignat, la misère générale et l’anarchie prépareront la voie à la dictature militaire. Saint-Just force les couleurs sans doute à dessein, pour avertir à temps le pays.

Mais quel est le remède ? Il semble bien que le plus efficace serait d’arrêter la guerre le plus vite possible puisque c’est elle qui dévore les ressources de la Révolution. Saint-Just n’ose pas le demander, ou plutôt il n’ose pas espérer le retour prochain de la paix. Il sait, au contraire, et il dit que les nations commerçantes n’attendent, elles aussi, qu’une occasion favorable pour entrer en ligne contre nous. Mais il est certain qu’il désire qu’un pouvoir révolutionnaire, vigilant et fort, soit en état de négocier et de mettre un terme à la guerre dont Robespierre, à l’origine, ne voulait pas. En attendant, il faut d’abord que la guerre arrive à se nourrir elle-même.

« Si vos armées conquièrent la liberté pour les peuples, il n’est point juste que vous vous épuisiez pour ces peuples : ils doivent soulager notre trésor public, et dès lors nous avons moins de dépenses à faire pour entretenir nos armées. »

Redoutable expédient ! Il faut, en second lieu, soutenir la valeur de l’assignat, et cela de deux manières. Il faut d’abord assurer le crédit public en écartant à jamais toute pensée, toute tentative de démembrement fédéraliste, car avec des provinces fédérées que deviendrait l’assignat, signe central et national ?

« Je n’ose le dire, si l’empire venait à se démembrer, l’homme qui attache quelque prix à l’aisance se demande à lui-même ce que deviendraient en ses mains des richesses fictives dont le cours serait circonscrit. Vous avez juré de maintenir l’unité, mais la marche des événements est au-dessus de ces sortes de lois, si la constitution ne les consacre pas. »

Mais surtout, il est nécessaire de limiter les émissions.

« Le vice de notre économie étant dans l’excès du signe, nous devons nous attacher à ne pas l’augmenter, pour ne pas accroître la dépréciation. Il faut décréter le moins de monnaies qu’il nous sera possible ; mais, pour y parvenir, il faut diminuer les charges du trésor public, soit en donnant des terres à nos créanciers, soit en affectant les annuités à leur acquittement, sans créer de signe ; car cette méthode corrompt l’économie, et, comme je l’ai démontré, bouleverse la circulation et la proportion des choses. Si vous vendez, par exemple, les biens des émigrés, le prix anticipé de ces fonds, inertes par eux-mêmes, sera en circulation et se mesurera contre les produits qui représentent trente fois moins. Comme ils seront vendus très cher, les produits renchériront proportionnellement, comme il est arrivé des biens nationaux et vous serez toujours en concurrence avec vous-mêmes. » (Notez au passage que Saint-Just constate aussi que les biens nationaux ont été vendus très cher.)

Je ne sais ce que valait la combinaison indiquée par Saint-Just. Sans doute, les créanciers de l’État n’auraient pas accepté en remboursement ces contrats à terme ; et s’ils les avaient négociés, c’est une autre forme de papier qui serait venue faire concurrence aux assignats, et qui aurait surchargé la circulation comme firent plus tard les mandats territoriaux. Je ne discute pas non plus les thèses économiques particulières de Saint-Just. La hausse des prix qu’il signale depuis 1763 ne tient probablement pas à la réduction des pâturages et de l’élevage, mais à l’accroissement général de la vie économique et à l’abondance du numéraire. L’intérêt de son discours n’est pas là. Il est dans la vigueur, dans la netteté avec lesquelles, s’élevant au-dessus du problème des subsistances, il posait la question générale :

« Vous déciderez si le peuple français doit être commerçant ou conquérant. »

Et surtout, ce qui est à retenir, c’est le pressentiment des crises prochaines : c’est la haute conscience qu’a Saint-Just des périls de tout ordre dont la Révolution est menacée si elle n’est pas unie, si elle n’a pas une marche décidée et vigoureuse.

Oui, à cette date, il n’y avait encore aucune difficulté irrémédiable, aucun danger mortel. Ni les embarras naissants des finances, ni le déséquilibre économique grandissant, ni les conspirations royalistes, ni les menées cléricales, ne pouvaient briser ou ébranler la force révolutionnaire, si elle ne se divisait point contre elle-même.

Mais, dès les premiers jours de la Convention, éclatait un furieux esprit de faction. C’est la Gironde qui a la responsabilité de ces luttes forcenées. Elle pouvait aisément jouer un grand rôle d’union et d’action. Dans l’ensemble du pays elle était victorieuse. La majorité de la Convention lui était dévouée. C’est à ses hommes que tout d’abord elle confie le bureau de l’Assemblée, la présidence, le secrétariat.

Les succès mêmes remportés au dehors, en septembre, octobre et novembre, semblaient la justification de sa politique belliqueuse et ajoutaient à sa force. Si elle n’avait pas abusé misérablement de sa puissance et de son crédit, si elle s’était rapprochée de Danton, si elle avait fait une juste place dans les grandes Commissions, surtout dans la Commission de Constitution, aux élus de Paris et aux démocrates robespierristes, elle aurait peu à peu éteint toutes les haines, amorti les tristes souvenirs de septembre et donné à la Révolution un incomparable élan. À ce moment, les adversaires de la Gironde n’étaient redoutables pour elle que si elle les persécutait. Robespierre n’était pas en crédit. Son union étroite avec la Commune de Paris, dont les allures dictatoriales avaient effrayé ou offensé même les démocrates d’extrême-gauche, le rendait presque suspect à l’immense majorité de la Convention. De plus, les succès éclatants et enivrants des armées républicaines semblaient un démenti à ses prévisions sombres, une condamnation de sa politique de paix. En ces heures d’éblouissement, la Gironde pouvait dire : C’est la guerre voulue par nous qui a débarrassé la France de la royauté traîtresse et porté la force de la liberté chez les peuples voisins. Robespierre était donc réduit à la défensive ; et seules, les fautes de ses ennemis pouvaient le tirer de ce pas difficile, le ramener au premier plan de la Révolution. Marat était, à la Convention, l’objet d’une sorte de répulsion générale. Baudot, qui avait l’esprit large et qui n’aimait point les Girondins, écrit dans ses notes :

« Le nom de Marat et le souvenir de sa personne m’inspirent un tel dégoût que j’ai évité d’en parler. D’ailleurs, les uns le regardaient comme un insensé, les autres le méprisaient, tous le rejetaient de leur patronage. »

Garat, qui affecte dans ses Mémoires une sorte d’équilibre entre la Gironde et la Montagne, parle de Marat avec une violence déclamatoire :

« Là, je voyais s’agiter avec le plus de tumulte, un homme à qui sa face couverte d’un jaune cuivré donnait l’air de sortir des cavernes sanglantes des anthropophages ou du seuil embrasé des enfers, qu’à sa marche convulsive, brusque, coupée, on reconnaissait pour un de ces assassins échappés aux bourreaux, mais non aux furies, et qui semblent vouloir anéantir le genre humain pour se dérober à l’effroi que la vue de chaque homme leur inspire. »


Sur les frontières du Luxembourg.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


Visiblement, à la Montagne même, Marat était un isolé. Il avoue que ceux qui étaient le moins sévères pour lui le trouvaient excessif et compromettant. De toutes parts on le pressait d’être modéré, prudent ; et lui-même, dans les premiers jours de la Convention, s’efforçait d’être calme, de ne pas étendre à toute l’Assemblée sa haine soupçonneuse et ses dénonciations. Il écrit dans le numéro 1 de son Journal de la République Française, après la première séance de la Convention :

« Ensuite, elle a passé à la formation du bureau, et elle a nommé président Petion, maire de Paris, et Camus, Condorcet, Brissot, Roland, Lasource et Vergniaud, secrétaires. Les penseurs qui sont au fait des intrigues de la faction Guadet-Brissot ne seront pas surpris de la voir portée d’emblée au bureau, dont la redoutable influence est bien connue. Quant aux lecteurs moins instruits, je les renvoie aux lettres dont Gualet, Brissot, Vergniaud et Lasource ont inondé les départements pour capter les corps électoraux en faveur de Condorcet et Sieyès, qui ne pouvaient espérer d’être nommés par celui de Paris, dont ils étaient trop connus. On n’a pas oublié que c’est à cette faction, si longtemps prostituée à Mottié, que nous devons la guerre avec les puissances liguées, la fatale sécurité où elle nous a entretenus par l’étalage trompeur des forces que nous n’avions point, l’aveugle confiance que nous avions en nos généraux perfides, et les malheurs qui en ont été la suite inévitable.

« J’abandonne mes lecteurs à leurs réflexions. Qu’ils n’aillent cependant pas conclure que la grande majorité de la Convention nationale soit mal composée ; je la crois excellente, malgré ce début ; elle a pu, sans doute, être entraînée d’abord par des intrigants ; mais elle ne tardera pas à ouvrir les yeux, et elle marchera désormais d’un pas ferme dans le chemin de la liberté, lorsqu’il sera question de consacrer les droits du peuple, d’établir l’empire de la justice et de sauver la patrie. »

Ainsi Marat se surveille et se contraint jusqu’à louer une Assemblée dont le premier acte a été de porter à son bureau la faction girondine. Il annonce lui-même, expressément, sous le titre : Nouvelle marche de l’auteur, qu’il va mettre une sourdine à ses attaques, faire violence à ses colères. Il sent qu’à continuer ses polémiques sans mesure ou ses excitations sanglantes, il deviendra suspect même aux plus ardents patriotes ; et plus encore que Robespierre, c’est à une attitude défensive que d’abord il est réduit :

« Depuis l’instant où je me suis dévoué pour la patrie, je n’ai cessé d’être abreuvé de dégoûts et d’amertume ; mon plus cruel chagrin n’était pas d’être en butte aux assassins, c’était de voir une foule de patriotes sincères mais crédules se laisser aller aux perfides insinuations, aux atroces calomnies des ennemis de la liberté sur la pureté de mes intentions, et s’opposer eux-mêmes au bien que je pouvais faire. Longtemps mes calomniateurs m’ont représenté comme un traître qui vendait sa plume à tous les partis ; des milliers d’écrits répandus dans la capitale et les départements propageaient ces impostures ; elles se sont évanouies en me voyant attaquer également tous les partis antipopulaires ; car le peuple dont j’ai toujours défendu la cause aux dépens de ma vie ne soudoie jamais ses défenseurs.

« Cette arme meurtrière, je l’ai brisée dans les mains de mes calomniateurs, mais ils n’ont cessé de m’accuser de vénalité que pour m’accuser de fureur : les lâches, les aveugles, les fripons et les traîtres se sont réunis pour me peindre comme un fou atrabilaire, invective dont les charlatans encyclopédistes gratifiaient l’auteur du Contrat social. Trois cents prédictions sur les principaux événements de la Révolution justifiées par le fait m’ont vengé de ces injures ; les défaites de Tournai, de Mons, de Courtrai, le massacre de Dillon, de Semonville, l’émigration de presque tous les officiers de ligne, les tentatives d’empoisonner le camp de Soissons, la destitution successive de Mottié, de Luckner, de Montesquieu ont mis le sceau à mes tristes présages, et le fou patriote a passé pour prophète.

« Que restait-il à faire aux ennemis de la patrie pour m’ôter la confiance de mes concitoyens ? Me prêter des vues ambitieuses en dénaturant mes opinions sur la nécessité d’un tribun militaire, d’un dictateur et d’un triumvir pour punir les machinateurs, protégés par le corps législatif, le gouvernement et les tribunaux jusqu’ici leurs complices ; me présenter comme le prête-nom d’une faction ambitieuse, composée des patriotes les plus chauds de l’empire. Imputations absurdes ! Ces opinions me sont personnelles, et c’est un reproche que j’ai souvent fait aux plus chauds patriotes d’avoir repoussé cette mesure salutaire, dont tout homme, instruit de l’histoire des Révolutions, sent l’indispensable nécessité : mesure qui pouvait être prise sans inconvénient en limitant sa durée à quelques jours, et en bornant la mission des préposés à la punition prévôtale des machinateurs ; car personne au monde n’est plus révolté que moi de l’établissement d’une autorité arbitraire, confiée aux mains même les plus pures, pour un terme de quelque durée. Au demeurant, c’est par civisme, par philanthropie, par humanité que j’ai cru devoir conseiller cette mesure sévère, commandée pour le salut de l’empire. Si j’ai conseillé d’abattre cinq cent têtes criminelles, c’était pour en épargner cinq cent mille innocentes. »

La monstrueuse puérilité du plan de dictature prévôtale de Marat éclate. La Révolution ne pouvait, sans tomber sous le plus affreux despotisme, donner ainsi à un homme, même pour quelques jours, le droit absolu et sans contrôle de vie et de mort. Comment, quand toute une nation fait ainsi l’abandon complet de son être, peut-elle ensuite le ressaisir à la date qu’elle a fixée ? La dictature sanglante se perpétue nécessairement. Et s’il était possible, en effet, d’y mettre un terme, de la borner à quelques jours, à quoi servirait-elle ? Il est enfantin de supposer qu’un homme armé du glaive pourra trancher toutes les résistances, frapper au secret profond des cœurs toutes les pensées hostiles.

Quand bien même il parviendrait à déraciner ainsi toutes les forces cachées de contre-révolution, le cours même des événements susciterait bientôt de nouveaux conflits, de nouvelles difficultés, et Marat devrait demander un nouveau tribunat militaire. Ce que Marat prenait pour une pensée profonde et hardie d’homme d’État n’était qu’un délire d’enfant. Mais ce qui importe, à cette date, c’est qu’il était condamné à se défendre, et que même cette méthode violente qu’il justifie, il est obligé d’en annoncer l’abandon.

« Le despotisme est détruit, la royauté est abolie, mais leurs suppôts ne sont pas abattus ; les intrigants, les ambitieux, les traîtres, les machinateurs sont encore à tramer contre la patrie, la liberté a encore des nuées d’ennemis. Pour la faire triompher, il faut découvrir leurs projets, dévoiler leurs complots, déjouer leurs, intrigues ; il faut les démasquer et les réprimer dans nos camps, dans nos sections, à nos municipalités, nos directoires, nos tribunaux, dans la Convention nationale, elle-même. Comment y parvenir si les amis de la patrie ne s’entendent pas, s’ils ne réunissent leurs efforts ! Ils pensent tous qu’on peut triompher des malveillants sans s’en défaire. Soit, je suis prêt à prendre les voies jugées efficaces par les défenseurs du peuple ; je dois marcher avec eux.

« Amour sacré de la patrie, je t’ai consacré mes veilles, mon repos, mes jours, toutes les facultés de mon être ; je t’immole aujourd’hui mes préventions, mes ressentiments, mes haines. À la vue des attentats des ennemis de la liberté, à la vue de leurs outrages contre ses enfants, j’étoufferai, s’il se peut, dans mon sein, les mouvements d’indignation qui s’y élèveront ; j’en tendrai, sans me livrer à la fureur, le récit du massacre des vieillards et des enfants égorgés par de lâches assassins ; je serai témoin des menées des traîtres à la patrie, sans appeler sur leurs têtes criminelles le glaive des vengeances populaires.

« Divinité des âmes pures, prête-moi des forces pour accomplir mon vœu ! Jamais l’amour-propre ou l’obstination ne s’opposera chez moi aux mesures que prescrit la sagesse ; fais-moi triompher des impulsions du sentiment, et si les transports de l’indignation doivent, un jour, me jeter hors des bornes et compromettre le salut public, que j’expire de douleur avant de commettre cette faute ! »

Ce que vaudra ce vœu de Marat et combien de temps il y sera fidèle, on le devine rien qu’aux imprécations qui s’y mêlent. Mais enfin ses amis, ceux qu’il appelle lui-même les défenseurs de la liberté, obtiennent de lui, à ce moment, qu’il renonce à toute provocation au meurtre, qu’il abandonne cette idée d’une dictature de sang qui était jusque-là tout son programme. Marat, à cette date, n’a plus confiance en lui-même, en ses conceptions et en ses méthodes. Il s’épouvante des suspicions qui grandissent autour de lui. Il se demande si, avec sa manie de tribunal militaire ou de triumvirs, il n’a pas fourni à la Gironde le prétexte souhaité à la terrible accusation de dictature et de triumvirat portée contre Robespierre, Danton, et lui-même. Et il était perdu si la Gironde avait eu assez de sagesse et de hauteur d’esprit pour le laisser se débattre en ces contradictions et ces désaveux, si elle avait eu assez de désintéressement pour ne pas tenter d’exploiter contre toute une partie de la Révolution, contre la démocratie robespierriste, contre Paris, contre Danton, l’horreur qu’inspirait Marat. Mais la Gironde, en cette première période décisive de la Convention, ne songea qu’à écraser ses rivaux. Il lui était facile de grouper à peu près toutes les forces, de hâter le jugement du roi, de préparer, par l’accord de tous les révolutionnaires, une Constitution démocratique et populaire où la force du pouvoir serait vraiment l’instrument de la volonté nationale. Il lui était facile de donner aux armées l’impulsion

Dévouement à la Patrie.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


décisive, d’établir, avec l’appui de Danton qui souffrait de l’anarchie administrative, l’ordre, la cohésion et la responsabilité dans les bureaux de la guerre. Et ainsi puissamment armée pour la lutte, elle pouvait surveiller et contenir les événements, guetter les occasions de paix, limiter l’expansion belliqueuse de la France, désarmer ou diviser l’Europe par sa modération éclatante et par son désintéressement et ramener peu à peu, vers les entreprises intérieures de richesse et de prospérité, les énergies de la France qui se déchaînaient et se dissipaient au dehors.

Ce programme ne supposait aucune clairvoyance surhumaine. Il répondait à l’idéal de Condorcet. Il répondait aussi à ce qu’il y avait de meilleur, de plus impersonnel et de plus sain dans la pensée de Robespierre et de Saint-Just. Il était conçu et voulu par Danton avec une netteté souveraine. Il ne dépendait donc que de la Gironde de le formuler et de l’accomplir. Elle l’aurait pu si elle s’était élevée, un moment, au-dessus des intérêts de faction, des rancunes, des vanités et des intrigues. Elle préféra se vouer tout entière à ses ambitions exclusives, à ses mesquines rancunes, à son orgueil frivole, à ses calomnies oratoires. C’est là, à mes yeux, son grand crime historique : et ce crime, elle l’expiera, car elle se perdit en compromettant la Révolution.

Les Roland et leur ami Buzot jouèrent surtout un rôle funeste. Il n’y avait pas, dans une commune de France, de désordre, si léger fût-il, sans que Roland vînt gémir auprès de la Convention et dénoncer l’anarchie. Des incidents les plus minuscules et que la seule action régulière de la Convention aurait apaisés ou prévenus, il tirait des conclusions mélodramatiques. La tactique à suivre pourtant était bien simple : que la Convention se mette à l’œuvre, qu’elle déploie contre le roi traître et parjure la vigueur des lois révolutionnaires, qu’elle fasse front à l’étranger, qu’elle organise la République par des lois sages et vastes et elle trouvera, dans son union et dans son action, assez de force pour que les prétentions excessives de la Commune de Paris tombent peu à peu d’elles-mêmes et que toutes les énergies de la Révolution retrouvent leur proportion et leur équilibre. Mais non : Roland cherche à agiter la Convention, en lui dénonçant les agitateurs. Il s’applique à la mettre tout de suite en défiance contre Paris. « La France se déchire, écrit-il à la Convention le 23 septembre ; tout se désorganise ; ce danger est extrême. Paris, qui a tant fait pour le bien de l’Empire, pourrait-il devenir la cause de ses malheurs ? » Et quels sont les faits qui justifient ces paroles tragiques, ce tocsin d’alarme ? Rien de précis, rien de grave. À peine peut-il, le lendemain 24 septembre, signaler les désordres de Châlons-sur-Marne. « Les exécutions populaires, qui ont nouvellement eu lieu à Chalons-sur-Marne, ont mis en fuite le procureur général syndic du département et le directeur des postes de cette ville. Je ne sais s’ils étaient coupables, mais ils le sont par leur fuite, car il faut savoir mourir à son poste. »

Ainsi, c’est pour un incident local et sans avoir même attendu un rapport c’est sans savoir les causes de l’émeute et la responsabilité des fonctionnaires en fuite, que Roland demande à la Convention des mesures de répression et de terreur ! Écoutez encore, et jugez du parti pris funeste d’affolement qui conduit la Gironde : « Le courrier, arrêté dernièrement sur la route des armées, a retardé les dépêches de douze heures, quelque précipités qu’aient été les mouvements qu’on s’est donnés pour réparer cette indiscrète maladresse. »

Quoi ! parce qu’au passage d’un courrier quelques citoyens auront eu une défiance indiscrète en effet et maladroite, parce que, hantés par le souvenir de Varennes, par toutes les trahisons du roi, des prêtres et des nobles, irrités contre l’émigration croissante des aristocrates qui vont grossir les rangs de l’ennemi, ils auront arrêté ce courrier qu’ils supposaient porteur de messages suspects, il faut bouleverser la Convention, réclamer des mesures de rigueur, dénoncer Paris ! Car il se trouve, dans le plan de Roland et des Girondins, que Paris doit être rendu responsable de toutes les agitations, même les plus lointaines. C’est parce que la Commune de Paris a été insolente, c’est parce qu’elle a envoyé en province des commissaires, c’est parce qu’elle y a répandu l’esprit d’anarchie, qu’un courrier a été arrêté par quelques citoyens soupçonneux. Paris répand « la défiance ». Que Paris soit suspect. Tant que les nouveaux Conventionnels n’étaient pas encore arrivés à Paris, on cherchait, par les journaux de la Gironde, par les articles de Brissot, par les proclamations tendancieuses de Pétion, par les communications de Roland à la Législative, par ses affiches gémissantes et ses lettres élégiaques, à persuader aux nouveaux élus que Paris n’était plus qu’une caverne de brigands.

À l’épreuve, et dès les premiers jours, il apparut sans doute à bien des Conventionnels qu’il y avait beaucoup d’exagération en ces noirs propos.

D’abord, le jour même où ils se réunirent il n’y eut, malgré les sombres rumeurs auxquelles Pétion complaisamment avait fait écho, aucun attentat sur les membres de l’Assemblée : ni violence, ni menace. Dès le lendemain même de son arrivée à Paris, le Conventionnel Le Bas écrit à son père : — Paris, 21 septembre, l’an 4e de la liberté, 1er de l’égalité. — Je suis arrivé ici hier à cinq heures, mon cher père. J’ai été sur-le-champ faire vérifier mes pouvoirs. La Convention nationale est formée… Paris est plus tranquille qu’on ne me l’avait annoncé. Les travaux du camp près cette ville avancent. Le zèle qui porte les citoyens aux frontières n’est pas ralenti. On ne peut s’en faire une idée juste dans notre froid pays. »

Ainsi les Conventionnels, au lieu d’entrer dans un enfer d’anarchie, dont la fumée ne tarderait pas à couvrir toute la France, trouvèrent la grande ville ordonnée et calme, ardente seulement de patriotisme. Alors la tactique de la Gironde se renversait ; elle faisait peur aux députés des désordres qui se produiraient au loin et où se répercutait l’action dissolvante de la Commune.

Pour ne pas laisser le temps à la Convention de s’apercevoir qu’elle était jouée, c’est de parti pris et dans l’intérêt d’une faction que toutes les couleurs avaient été poussées au noir, que Roland et ses amis l’étourdissent, dès les premiers jours, de propositions violentes. On vient de voir le rapport de Roland, plein d’insinuations et vide de faits. À ce rapport misérable, la Gironde fait écho dans la Convention par un mot terrible : l’échafaud. Ce serait à peine croyable si les procès-verbaux n’étaient pas là. À peine la lettre de Roland est-elle lue que Kersaint monte à la tribune : « Il est temps, en effet, d’appeler l’attention de la Convention nationale sur les excès, sur les violences, sur les brigandages, dont les départements se plaignent chaque jour. Il est temps d’élever des échafauds pour ceux qui commettent des assassinats et pour ceux qui les provoquent… On agite le peuple ; on le pousse dans l’anarchie ; c’est le dernier coup de nos ennemis. »

Visiblement, le coup a été préparé entre la Gironde et les Roland. Buzot intervint : il portait à la tribune les mesquineries pédantesques de Roland et les rancunes véhémentes de sa femme. Lui-même était aigri et meurtri. À la fin de la Constituante, il avait fait partie de l’opposition d’extrême gauche avec Robespierre. Rentré dans l’obscurité et dans le néant de sa province, il avait souffert silencieusement, orgueilleusement.

Il avait contracté une sorte de haine inconsciente contre ceux de ses compagnons de lutte dont le nom, comme celui de Robespierre, avait continué à grandir ; romantique, bilieux et faible, il avait pris pour les révoltes de sa fierté les souffrances obscures de sa vanité. Cette obsession maladive de soi éclate dans ses Mémoires. Médiocre disciple de Jean-Jacques, il en a retenu une disposition dangereuse à s’exalter dans la solitude, à se nourrir amèrement de sa propre vertu.

« Né avec un caractère d’indépendance et de fierté qui ne plia jamais sous le commandement de personne, comment pourrais-je supporter l’idée d’un maître héréditaire et d’un homme inviolable ? La tête et le cœur remplis de mon histoire grecque et romaine, et des grands personnages qui dans ces anciennes républiques honorèrent le plus l’espèce humaine, je professai dès mon plus jeune âge leurs maximes ; je me nourris de l’étude de leurs vertus. Ma jeunesse fut presque sauvage ; mes passions concentrées dans un cœur ardent et sensible, furent violentes, extrêmes, mais bornées à un seul objet, elles étaient toutes à lui. Jamais le libertinage ne flétrit mon âme de son souffle impur… Avec quel charme je me rappelle encore cette époque heureuse de ma vie qui ne peut plus revenir où, le jour, je parcourais silencieusement les montagnes et les bois de la ville qui m’a vu naître, lisant avec délices quelque ouvrage de Plutarque ou de Rousseau… Quelquefois, assis sur l’herbe fleurie, à l’ombre de quelques arbres touffus, je me livrais dans une douce mélancolie aux souvenirs des peines et des plaisirs qui avaient tour à tour agité les premiers jours de ma vie. »

À l’Assemblée constituante il souffrit de n’être pas au premier plan : « On ne peut pas me reprocher d’avoir porté envie à la gloire que mes collègues des communes se sont acquise dans cette assemblée. Si j’avais eu la volonté de mériter une réputation brillante, je n’avais qu’à suivre la marche facile et simple que je m’étais ouverte à Versailles dans les premiers jours de la Révolution française : cependant je me condamnai promptement au silence, il est inutile d’en expliquer ici la raison. »

Je ne sais point le sens de ces paroles mystérieuses. Buzot qui dès la Constituante connaissait Mme Roland en fut-il dès lors amoureux ? Souffrit-il dans son amour de la place plus grande que Lanthenas et Bancal paraissaient tenir alors dans le cœur de la femme aimée ? Mais il lui resta de ce silence, de cette inaction prolongée, de cette rechute dans l’obscurité après quelques heures d’éclat, l’amertume secrète des hommes qui croient n’avoir pas rempli leur destinée et donné leur mesure. Il arrivait donc à la Convention avec un cœur impatient et troublé, qui devait pour ainsi dire, déformer toutes choses. À peine retrouva-t-il Mme Roland, à peine conçut-il sans doute je ne sais quel espoir d’en être aimé, son inquiétude d’amour et son inquiétude de gloire se confondirent. À servir les haines et les passions de Mme Roland, il soulageait l’orgueil amer de son propre cœur et il entrait dans les sympathies de la femme aimée. Mais quelle âpreté soudaine ! quel langage provocateur ! quel étalage du moi !

« Il faut que nous connaissions au vrai la situation de Paris, et lorsque mes frères vont sur les frontières défendre la patrie, il faut que je sache quel est le terrain mobile sur lequel je suis ; il faut qu’un comité vous propose une loi contre ces hommes infâmes qui, par des haines et des vengeances particulières, pourraient me poignarder, moi, en trompant ce même peuple dont ma voix doit être écoutée, car je suis le même qu’en 1791. »

Toute la Gironde a, dès lors, l’hallucination du poignard. Tandis que le jeune Le Bas, avec son esprit calme et son âme sobre, constate que Paris est tranquille, Buzot perdant tout sang-froid se crée à lui-même, avec une violence où je sens le factice et le parti pris, des fantômes d’horreur et de terreur. Il dit dans ses Mémoires :

« Je cédai donc, je partis pour la Convention ; mais je délibérai bientôt si je ne reprendrais pas le chemin de mon paisible ermitage, tant j’éprouvai d’horreur au spectacle hideux de la ville de Paris et de la Convention. »

Quels étaient donc ces spectacles hideux ? Il n’y a, en tout cela, que la rhétorique violente d’une âme faible, qui s’est obstinée par système dans ses propres terreurs, pour pouvoir mépriser et condamner. Et c’est sur des impressions aussi démesurées et aussi vagues que Buzot, reprenant la pensée de Roland, demande la création d’une garde des départements chargée de protéger la Convention.

« Je reviens maintenant au véritable état de la question. On a beau parler du Code pénal, si nous n’avons pas une force suffisante pour faire exécuter cette loi, où sommes-nous ? Mais cette force dont je vous parle, n’est-elle pas encore un des moyens qui vous ont été présentés par le ministre de l’intérieur, ce ministre qui, malgré toutes les calomnies qu’on peut débiter contre lui, n’en est pas moins à mes yeux, aux yeux des départements éloignés, un des plus grands hommes de bien de la France ? (Applaudissements réitérés.)

« C’est une force publique que je demande, c’est une force envoyée par tous les départements ; car je n’appartiens pas à Paris, je n’appartiens à aucun d’eux ; j’appartiens à la République entière. Voilà mon vœu fortement exprimé, malgré les déclarations de ceux qui parlent des Prussiens et de je ne sais quels hommes que je ne connais pas, moi qui vivais paisiblement dans ma province, en cultivant mon âme forte contre toute espèce d’événements. »

Âme faible au contraire, car les âmes vraiment fortes s’attachent plus aux objets et moins à elles-mêmes… C’était un acte grave de défiance contre Paris. C’était le germe de la guerre civile entre Paris et la France, et j’observe qu’aucun des orateurs n’essaie même de justifier par des faits précis, par des attentats préparés ou annoncés contre la Convention, ces dispositions extraordinaires. Le souvenir des massacres de septembre, savamment exploité par la Gironde, troublait les esprits. Ah ! Marat, le clairvoyant, « le prophète », avait bien raison, après les avoir conseillés, de les appeler « désastreux » ! Ils faussaient à ce moment la Révolution. Ils fournissaient à l’intrigue girondine le spectre sanglant dont elle avait besoin ; et ils lui permettaient de prolonger la terreur du cauchemar bien après l’évanouissement du danger.

La Convention, sous l’influence de la Gironde vota le même jour, 24 septembre, la motion suivante :

« La Convention nationale décrète qu’il sera nommé six commissaires, chargés : 1o de rendre compte, autant qu’il sera possible, de l’état de la République et notamment de l’état de la ville de Paris ; 2o de présenter un projet de loi contre les provocations au meurtre et à l’assassinat ; 3o de rendre compte des moyens de donner à la Convention nationale une force publique qui sera à sa disposition et qui sera prise dans les 83 départements. »

Ainsi la Gironde prenait sa revanche contre Paris et la Révolution de ses mécomptes électoraux parisiens. Elle irritait, elle avivait toutes les blessures qu’il aurait fallu fermer. Et Roland, qui avait dit tout d’abord qu’il fallait tirer un voile, cherchait maintenant, pour perdre Danton dont le génie agissant l’offusquait, à ouvrir une vaste et insidieuse enquête sur les événements de septembre. Dût la Révolution se déchirer elle-même, il fallait que les amours-propres fussent vengés. Petitesse des vanités, bassesse des haines !

Le lendemain 25 septembre, l’orage gronda de nouveau. Merlin de Thionville protesta contre le décret rendu la veille, raconta que Lasource lui avait parlé d’un parti dictatorial qui existait à la Convention et le somma de s’expliquer. Lasource répondit par des paroles violentes et vagues : le régime de terreur et d’assassinat inauguré depuis des semaines n’était-il pas un régime de dictature ? Danton, Robespierre, Marat demandèrent la parole pour s’expliquer enfin sur ces accusations de dictature. Danton parla le premier, d’une parole claire et d’un grand cœur, moins préoccupé de se défendre lui-même que de désarmer les haines et de mettre un terme aux rivalités. Il se dégagea de Marat sans violence mauvaise et sans anathème :

« C’est un beau jour pour la nation, c’est un beau jour pour la République française, que celui qui amène une explication fraternelle au sein de cette assemblée… Je suis prêt à vous retracer le tableau de ma vie publique. Depuis trois ans, j’ai fait tout ce que j’ai cru devoir faire pour la liberté. Pendant la durée de mon ministère, j’ai employé toute la vigueur de mon caractère et j’ai apporté dans le conseil tout le zèle et toute l’activité du citoyen embrasé de l’amour de son pays. S’il y a quelqu’un qui puisse m’accuser à cet égard, qu’il se lève et qu’il parle. Il existe, il est vrai, dans la députation de Paris un homme dont les opinions sont, pour le parti républicain, ce qu’étaient celles de Royou pour le parti aristocratique : c’est Marat.

« Assez et trop longtemps l’on m’a accusé d’être l’auteur des écrits de cet homme. J’invoque le témoignage du citoyen qui vous préside (Pétion). Il lut, votre président, la lettre menaçante qui m’a été adressée par ce citoyen ; il a été témoin d’une altercation qui a eu lieu entre lui et moi à la mairie. Mais j’attribue ces exagérations aux vexations que ce citoyen a éprouvées. Je crois que les souterrains dans lesquels il a été renfermé ont ulcéré son âme… Il est très vrai que d’excellents citoyens ont pu être républicains par excès, il faut en convenir ; mais n’accusons pas pour quelques individus, une députation tout entière. Quant à moi, je n’appartiens pas à Paris, j’appartiens à un département vers lequel je tourne toujours mes regards avec un sentiment de plaisir ; mais aucun de nous n’appartient à tel ou tel département, il appartient à la France entière. Faisons donc tourner cette discussion au profit de l’intérêt public.

« Il est incontestable qu’il faut une loi vigoureuse contre ceux qui voudraient détruire la liberté publique. Eh bien ! portons-la, cette loi ; portons une loi qui prononce la peine de mort contre quiconque se déclarerait en faveur de la dictature ou du triumvirat ; mais après avoir posé ces bases qui garantissent le règne de l’égalité, anéantissons cet esprit de parti qui nous perdrait. On prétend qu’il y a parmi nous des hommes qui ont l’opinion de vouloir morceler la France ; faisons disparaître ces idées absurdes, en prononçant la peine de mort contre leurs auteurs.

« La France doit être un tout indivisible, elle doit avoir unité de représentation. Les citoyens de Marseille veulent donner la main aux citoyens de Dunkerque. Je demande donc la peine de mort contre quiconque voudrait détruire l’unité en France, et je propose de décréter que la Convention nationale pose, pour base du gouvernement qu’elle va établir, l’unité de représentation et d’exécution. Ce ne sera pas sans frémir que les Autrichiens apprendront cette sainte harmonie ; alors, je vous jure, nos ennemis sont morts. (Vifs applaudissements.) »

Mais c’est cette « harmonie sainte » que la Gironde ne voulait pas. Danton, par ses propositions loyales, par la double loi portée contre les projets de dictature attribués aux uns, contre les projets de fédéralisme attribués aux autres, réalisait l’union. Le désaveu infligé par lui à Marat réduisait celui-ci à l’isolement et à l’impuissance. Mais c’est la guerre à mort contre tous ses rivaux que la Gironde poursuivait.

Buzot répondit âprement à Danton. Qu’importerait, dit-il en substance, de voter une loi contre la dictature, si on ne votait une loi contre les moyens qui la préparent ? Ainsi, c’est une législation tendancieuse et captieuse qu’il voulait combiner : comme si ce n’était point la lutte des factions qui préparait la dictature, comme si, en cherchant l’union, Danton ne garantissait point par là même la liberté !

Robespierre intervint à son tour ; mais il indisposa la Convention, déjà animée contre lui, par la longueur de ses explications personnelles. Il célébra ses vertus son désintéressement, se mit au premier rang des révolutionnaires par la violence des haines suscitées. Et toujours l’irritant refrain : c’est moi qui… c’est moi que… c’est pour moi… Du reste, il se ralliait aux propositions de Danton.

Excité sans doute par l’accueil très froid et presque hostile que la Convention fit à Robespierre, Barbaroux se leva pour préciser l’accusation.

« Barbaroux, de Marseille, se présente pour signer la dénonciation qui a été faite. Nous étions à Paris, dit-il, avant et après le 10 août ; vous savez quelle conspiration patriotique a été tramée pour renverser le trône de Louis XVI, le tyran. Les Marseillais ayant fait cette Révolution, il n’était pas étonnant qu’ils fussent recherchés par les différents partis qui malheureusement divisaient alors Paris.

« On nous fit venir chez Robespierre. Là, on nous dit qu’il fallait se rallier aux citoyens qui avaient acquis de la popularité. Le citoyen Panis nous désigna nominativement Robespierre, comme l’homme vertueux qui devait être dictateur de la France. (Mouvements d’agitation et murmures.)

« Mais nous lui répondîmes que les Marseillais ne baisseraient jamais le front, ni devant un roi, ni devant un dictateur. (Vifs applaudissements.) Voilà ce que je signerai et que je défie Robespierre de démentir. »

Que de bruit pour peu de chose ! Je suis très porté à croire que le propos de Panis a été, en effet, tenu. Mais quelle importance cela a-t-il ? Et suffira-t-il de la parole indiscrète d’un ami trop zélé pour convaincre un homme d’avoir marché à la dictature ? Dans les jours qui précédèrent et dans les jours qui suivirent le Dix-Août le désarroi des esprits était grand. Il n’y avait plus d’autorité légale ; et en fait, c’est bien la dictature de la force révolutionnaire qui s’était spontanément organisée.

Procession des prêtres réfractaires.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


Robespierre, avant le Dix-Août, et quand il cherchait encore à prévenir les mouvements violents, avait demandé : « Mais que fera le peuple sans chef ? »

Il avait écrit : « Ce grand changement fournira un prétexte à de nouveaux troubles. Il faudra donc des mains fermes et habiles pour tenir le gouvernail et conduire au port le vaisseau de l’État. Quels seront les pilotes qui le sauveront ? »

Il se peut, que quelques-uns de ses fanatiques amis aient interprété comme un vœu de dictature cette parole. Il se peut aussi que quelques-uns n’aient entrevu d’autre solution que la création d’un pouvoir révolutionnaire très fort où Robespierre tiendrait une grande place. Mais de là à convaincre Robespierre d’avoir formé un plan de dictature, il y a un abîme. En fait, c’est toujours pour une politique pacifique et légale, exclusive, par conséquent, de tout pouvoir dictatorial, qu’il se prononçait. Avant le Dix-Août il croyait que l’Assemblée pouvait légalement, constitutionnellement, sauver la liberté et la patrie. Et quand le mouvement révolutionnaire lui apparut enfin inévitable, il insista pour qu’une Convention nationale, nommée par le peuple, fût convoquée aussitôt. Qu’il ait espéré un moment, par la Commune de Paris, agir puissamment sur les élections-mêmes et sur l’Assemblée nouvelle, je le crois, et je ne m’explique qu’ainsi la monstrueuse accusation portée par lui contre la Gironde, dans la terrible nuit du 2 au 3 septembre. Mais, c’était là la suite de l’ébranlement du Dix-Août, et il était impossible, de ne pas faire le procès du Dix-Août même, si on faisait le procès aux mouvements et aux combinaisons qu’il suscita. Robespierre expiait maintenant, par cette fausse accusation de dictature, le détestable rêve d’ambition meurtrière, auquel un moment, dans le déchaînement des fureurs de septembre, il s’abandonna.

Panis jura que l’affirmation de Barbaroux était inexacte.

« J’atteste, sur mon serment, que je n’ai pas dit un seul mot à Barbaroux qui ne fût relatif à la translation des Marseillais, et que je ne lui ai jamais parlé de dictature. D’où a-t-il pu inférer une pareille accusation ? Quels sont ses témoins ? — Rebecqui : Moi, Monsieur. — Vous êtes son ami, je vous récuse. »

Panis n’avait pas sans doute gardé le souvenir de toutes les pensées qui, en ces journées terribles, avaient traversé son esprit ; mais encore une fois, à quoi pouvait aboutir la Gironde par ce système d’accusation ? À rien, ou à mettre en cause la Révolution même du Dix-Août. Et dans les deux cas elle se perdait.

Marat parla enfin, sans se troubler, sous une tempête de mépris et de haine, sous l’orage des colères vraies et des colères simulées. Tout d’abord les députés voulaient l’arracher de la tribune.

« J’ai donc dans cette assemblée un grand nombre d’ennemis personnels ? — Tous, tous ! — Si j’ai dans cette assemblée un grand nombre d’ennemis personnels, je les rappelle à la pudeur. »

Et il se défendit, ou plutôt il se glorifia de toutes ses paroles, de tous ses actes. Mais lui, si prompt à accuser et à faire appel au glaive, il plaida pour la liberté des opinions.

« J’ai soumis mes opinions à l’examen du public ; si elles sont dangereuses, c’est en les combattant par des raisons solides, et non en me vouant à l’anathème que mes ennemis devaient les proscrire ; c’est en les réfutant, et non en levant sur moi le glaive de la tyrannie, qu’ils devaient en détruire la funeste influence.

« Mes opinions, d’ailleurs, sur le triumvirat et le tribunal sont consignées dans des écrits signés de moi, imprimés et colportés publiquement depuis près de trois ans, et c’est aujourd’hui qu’on entreprend de les métamorphoser en crimes de lèse-nation. Pourquoi avoir tant attendu ? »

Et il revendiqua la responsabilité des journées de septembre :

« Et puis, que me reprochez-vous ?

« Au milieu des machinations, des trahisons dont la patrie était sans cesse environnée, à la vue des complots atroces d’une Cour perfide, à la vue des menées secrètes des traîtres renfermés dans le sein de l’Assemblée constitutive, enfin à la vue des suppôts du despotisme qui siégeaient dans l’Assemblée législative, me ferez-vous un crime d’avoir proposé le seul moyen que je crusse propre à nous retenir au bord de l’abîme entrouvert ? Lorsque les autorités constituées ne servaient plus qu’à enchaîner la liberté, qu’à égorger les patriotes sous le nom de la loi, me ferez-vous un crime d’avoir provoqué sur la tête des traîtres la hache vengeresse du peuple ? Non, si vous me l’imputiez à crime, le peuple vous démentirait ; car, obéissant à ma voix, il a senti que le moyen que je proposais était le seul pour sauver la patrie ; et, devenu dictateur lui-même, il a su se débarrasser des traîtres. »

Ainsi il assume les massacres de septembre, sûr que sa responsabilité se confondra dans celle du peuple lui-même. Et là éclate l’extraordinaire étourderie de la Gironde. À quoi bon soulever de tels débats et formuler de telles accusations quand on ne peut aller jusqu’au bout ? Or la Gironde ne pouvait pas aller jusqu’au bout. Elle ne pouvait pas nettement, directement, mettre en cause les exécutions de septembre parce qu’elle craignait d’être conduite par la chaîne révolutionnaire des événements jusqu’au Dix-Août. Vergniaud lui-même, quand il répond à Marat, quand il lit la terrible circulaire envoyée par le Comité de salut public de la Commune, s’efforce de distinguer les autorités qui n’auraient pas dû conseiller le massacre, et le peuple qu’on ne saurait accuser pour l’avoir accompli.

« Que le peuple, dit-il, lassé d’une suite de trahisons, se soit enfin levé, qu’il ait tiré de ses ennemis connus une vengeance éclatante, je ne vois là qu’une résistance à l’oppression. Et s’il se livre à quelques excès qui outrepassent les bornes de la justice, je n’y vois que le crime de ceux qui les ont provoqués par leurs trahisons.

« Mais que des hommes revêtus d’un pouvoir public, qui, par la nature même des fonctions qu’ils ont acceptées, se sont chargés de parler au peuple le langage de la loi et de le contenir dans les bornes de la justice par tout l’ascendant de la raison ; que ces hommes prêchent le meurtre, qu’ils en fassent l’apologie, il me semble que c’est là un degré de perversité qui ne saurait se concevoir. »

Quoi donc ? Ce n’est plus qu’une question de forme ? Le peuple est excusable, mais ses magistrats, parce qu’ils sont magistrats, sont coupables ? Et qu’aurait répondu Vergniaud si on lui avait dit que dans les périodes de calme les magistrats du peuple sont en effet les gardiens de la loi, mais que dans les jours révolutionnaires et quand les magistrats eux-mêmes sont suscités par la Révolution, ils ne sont que l’expression suprême de la passion et de la force du peuple ? Insondables abîmes que nul ne pouvait combler et qu’il ne fallait point ouvrir. Par ses attaques insensées, la Gironde aboutissait à ce singulier résultat : Marat et Vergniaud semblaient d’accord ou pour glorifier ou tout au moins pour excuser les massacres de septembre. Non, il n’y avait qu’une politique : tirer un voile, selon l’expression première de Roland répétée par Vergniaud, et se tourner vers l’avenir.

Marat, très habilement, après avoir constaté par l’audace même de ses paroles l’impuissance de la Convention à condamner les massacres de septembre, commence à glisser un désaveu partiel. Il sent, malgré tout, le poids de ces journées de meurtre, et après les avoir revendiquées avec une sorte de bravade, il semble les éloigner de lui.

« Ce sont les scènes sanglantes des 14 juillet, 6 octobre, 10 août, 2 septembre, qui ont sauvé la France… Que n’ont-elles été dirigées par des mains habiles ?

« J’ai frémi moi-même des mouvements impétueux et désordonnés du peuple lorsque je les vis se prolonger, et pour que ces mouvements ne fussent pas éternellement vains, et qu’il ne se trouvât pas dans la nécessité de les recommencer, j’ai demandé qu’il nommât un bon citoyen, sage, juste et ferme, connu par son ardent amour de la liberté, pour diriger ses mouvements et les faire servir au salut public. Suivez mes écrits : c’est dans cette vue que j’ai demandé que le peuple se nommât un dictateur ou tribun militaire. »

Ainsi c’est pour modérer les massacres qu’il demande un dictateur du meurtre, et comment la Gironde, qui n’ose pas, qui ne peut pas désavouer les massacres de septembre, pourra-t-elle flétrir la combinaison imaginée par Marat pour les modérer ? Il n’y avait vraiment de solution que l’amnistie générale et le silence. Mais comme Marat, sous prétexte que les mouvements populaires se corrompent par leur désordre et se perdent par leur anarchie, commence subtilement à désavouer les journées de septembre ! Un peu plus tard, comme je l’ai déjà noté, il accentuera le blâme et ne parlera plus que des désastreux événements de septembre. Et enfin il arrivera à se persuader à lui-même que c’est la contre-révolution qui a fait ces journées sinistres. Ou tout au moins il l’écrira dans son numéro du 17 novembre : « Après qu’un grand nombre de contre-révolutionnaires eurent provoqué le massacre des prisons, pour ensevelir dans la nuit éternelle de l’oubli quelques-uns de leurs complices qui s’y trouvaient renfermés, tremblants que ceux qui avaient trouvé moyen d’échapper au carnage ne vinssent à parler, ou que leurs propres machinations ne vinssent à être dévoilées, la plupart ne songèrent plus qu’à prendre la fuite. »

Ainsi, l’évolution est complète : le reniement est complet. Il semble que Marat ait oublié l’article monstrueux du 19 août où il invitait le peuple à massacrer les prisonniers de l’Abbaye. Il a commencé par déplorer, lui, l’homme d’État correct, que le peuple eût mis quelque désordre dans ces exécutions et qu’il n’eût pas le discernement exact des coupables : comme si Marat pouvait supposer que le meurtre provoqué par lui serait mesuré et clairvoyant ! Puis, sans explication et comme s’il les condamnait en bloc, il parle des désastreux événements de septembre, et enfin il y dénonce une manœuvre de la contre-révolution. Quelle lâche et vile palinodie ! Je ne connais pas de jugement plus sévère porté sur les journées de septembre et sur Marat lui-même. La seule excuse de ces meurtres était dans leur nécessité révolutionnaire. Mais s’ils ont été un désastre par la façon dont ils ont été conduits et dont ils ne pouvaient pas ne pas être conduits, si même ils ont servi les plans de la contre-révolution, et s’il apparaît qu’ils ont été son œuvre, quelle excuse reste-t-il au misérable prophète d’assassinat, qui n’est plus enfin, de son propre aveu, qu’une dupe ensanglantée ? Voilà le châtiment que l’immanente justice infligeait au conseiller de meurtre, et si la Gironde avait eu quelque sérénité d’esprit et quelque hauteur d’âme, si elle n’avait pas cherché à rassasier ses rancunes et ses haines, elle aurait attendu que l’inévitable et prochain rétablissement de la vie normale et de la conscience normale fissent de Marat, réduit à se flétrir lui-même, un objet d’universel dégoût.

Mais ce n’est point Marat surtout qu’elle voulait frapper : derrière lui, à côté de lui, elle voulait frapper Robespierre et Danton, élargir autour de ces fronts détestés l’auréole sanglante. Déplorable calcul, car dès la première rencontre, à ces prises rageuses et incertaines Marat lui-même échappait. Pourtant, en cette même séance, un suprême effort est fait contre lui. Le député Boilleau donne lecture à la Convention de l’article où Marat invitait le peuple à l’investir, à la tenir toujours sous une surveillance menaçante et qui se terminait par un équivoque appel à l’égorgement : « Ô peuple babillard, si tu savais agir ! » L’article était vieux de quelques jours, et Marat avait eu le temps d’en écrire un autre, celui que j’ai cité, où il annonçait « une nouvelle marche » et abjurait toute violence. Le député Boilleau avait sans doute négligé de le lire. Marat en fit faire la lecture par un des secrétaires, et ainsi couvert par sa modération récente, il échappa. Le coup de la Gironde était manqué.

Marat, dans son numéro du 28 septembre, triompha de cette séance. Il marqua discrètement son mécontentement de Danton qui l’avait désavoué :

« Danton s’y présente (à la tribune), non pour repousser les calomniateurs, déjouer leurs complots et couvrir de ridicule leurs inculpations, mais pour rendre compte de sa vie politique, protester de son amour pour l’égalité, le défendre d’avoir été l’instigateur des placards et des écrits de Marat, le Royou de la Révolution (par une curieuse coquille, le texte porte : le noyau de la Révolution), invoquer à cet égard le témoignage du président, etc. »

Et il termine par ces lignes d’apothéose :

« C’est au milieu de ce soulèvement effroyable que je me présente à la tribune. Hommes bons et justes qui connaissez le cœur de l’Ami du peuple ; les motifs qui ont toujours conduit sa plume, la pureté de son dévouement à la patrie, vous trembliez de voir l’innocence immolée à la fureur d’une bande d’hommes barbares, vous trembliez de voir le plus ardent de vos défenseurs traîné au supplice comme un atroce machinateur ; déjà vous le représentiez sous le glaive de la tyrannie, et sa tête livide, à la main d’un bourreau, donnée en spectacle aux yeux d’une multitude égarée par les impostures et les applaudissements de ses féroces assassins. Rassurez-vous. Calme au milieu d’eux, fort de sa conscience, se reposant sur la justice de sa cause ; sur son courage indomptable, sur la justice de la majorité des membres de la Convention, sur le sens droit des tribunes, sur le pouvoir irrésistible de la vérité, il bravait, en souriant, les clameurs forcenées de ses ennemis, bien assuré de les couvrir de confusion et de sortir victorieux de cette lutte périlleuse. »

C’est la Gironde qui avait ménagé à Marat cette sorte de triomphe. Mais après tout, la victoire de Marat n’était qu’apparente : il avait commencé le désaveu des journées de septembre, il avait dû s’engager, pour ainsi dire, envers la Convention à répudier sa méthode de violence. Il ne s’était sauvé qu’en se reniant à demi. Et il était obligé de constater que Danton le repoussait. Il ne tenait qu’à la Gironde, en s’alliant au grand patriote et révolutionnaire, de réduire à rien la politique maratiste. Elle aima mieux continuer, sans suite d’ailleurs et sans plan, au hasard des fantaisies et des haines, sa lutte insensée. En quelques semaines, elle accumula tant de fautes qu’elle usa auprès des députés sans prévention presque tout son crédit. D’abord, avec son esprit de coterie, son goût des réunions occultes et exclusives où elle n’avait à souffrir ni la contradiction ni l’outrage et où elle machinait des plans secrets, elle négligea de rester aux Jacobins ou tout au moins d’y agir avec force. Elle y avait encore, au moment où la Convention se réunit, de sérieux appuis ; elle aurait pu les garder, si elle n’avait pas perdu contact avec l’esprit public, avec la démocratie parisienne. Dans la séance du 24 septembre aux Jacobins, c’est Pétion qui préside ; et lorsque Fabre d’Églantine attaque Buzot et sa motion de garde départementale, il est interrompu violemment.

« Combien donc cette garde appelée des départements, peut-elle occasionner de maux (Murmures.) Quel danger si chacune de ces forces se rangeant autour de sa députation, Paris voulait prendre fait et cause pour la sienne. (Murmures excessifs.) Ne serait-ce pas là un germe de guerre civile ? » Barbaroux fut acclamé au contraire : « Huit cents Marseillais sont en marche pour Paris et ils arrivent incessamment. (Applaudissements). Marseille, qui a prévu tous les bons décrets, qui a aboli la royauté quatre mois avant qu’elle le fût, a encore prévu le bon décret que la Convention va rendre. Certes, j’ai été bien surpris d’entendre Fabre, à qui je croyais quelque patriotisme, employer, pour combattre ce décret, les mêmes raisonnements qu’employa l’état-major parisien pour combattre le camp de vingt mille hommes.

« Quoi qu’il en soit, les Marseillais arrivent : ce corps est composé d’hommes entièrement indépendants du côté de la fortune ; chaque homme a reçu de ses père et mère deux pistolets, un sabre, un fusil et un assignat de mille livres. Ils viennent avec un corps de cavalerie de deux cents hommes aider leurs braves frères les Parisiens à assurer le règne de l’égalité et de la fraternité. (Applaudissements prolongés) »

Ainsi la majorité des Jacobins acclamait à ce moment la concentration à Paris des forces révolutionnaires départementales ; elle l’acclamait même quand Barbaroux disait nettement que c’étaient des forces bourgeoises, des fils de famille riches ; et elle ne demandait qu’une chose, c’est que, comme Barbaroux le disait habilement à la fin de son discours, ces patriotes venus de tous les points de la France n’eussent pas d’hostilité systématique contre Paris. La Gironde n’aurait donc pas rencontré d’emblée aux Jacobins un courant d’opposition violente et d’insupportable défiance. Mais elle alla peu aux Jacobins. Elle préférait les conciliabules mystérieux où se nouent les intrigues. Elle espérait que le vide et le silence se feraient peu à peu autour des Jacobins, que les députés ne s’y rendraient guère, les uns parce qu’ils étaient attachés à la politique girondine, les autres parce que les violences de ton et de langage de certains Jacobins, animés de l’esprit impérieux de la Commune, les dégoûteraient.

Réal, président de la séance du 30 septembre, s’y plaint du peu d’assiduité des Conventionnels.

« Pourquoi le nombre des membres de la Convention nationale est-il si petit dans cette assemblée qui devrait les réunir tous ? On parle d’une réunion de députés qui s’assemblent pour se concerter ailleurs que sous les yeux du peuple ; je ne crains pas de le leur dire, ces rassemblements nuisent à la chose publique ; car lorsqu’on veut véritablement le bien du peuple qu’on s’en dit les amis, c’est sous ses yeux que l’on concerte les moyens de lui être utile. »

Et Bourdon répondait : « Je suis bien loin d’approuver la réunion des députés ailleurs que dans cette enceinte ; mais de quelque importance que je croie au salut public de les y voir très assidus, je dois dire à la société que beaucoup de députés en ont été éloignés par le désordre qu’ils ont vu régner dans les premières séances auxquelles ils ont assisté, désordre qui est dû à l’esprit dominateur de certains sociétaires, bons patriotes, mais peu éclairés, qui veulent que leur avis, et rien que leur avis, soit écouté ici, esprit dominateur qui est encore fortifié par quelques habitués des tribunes particulières surtout… Après cela j’espère que tous mes collègues, sentant tous la nécessité indispensable de se tenir serrés les uns contre les autres, se rendront ici avec assiduité et avec zèle. »

Calou intervenait pour dire : « Je crois pouvoir lever tous les nuages qui paraissent s’élever contre la société intitulée la Réunion, en annonçant qu’elle vient de prendre l’arrêté de se réunir tout entière aux Jacobins et de ne former qu’une seule masse avec eux. (Applaudissements universels.) »

Ainsi les Jacobins allaient être de nouveau une grande force, mais une force encore un peu incertaine et indéterminée, qui n’était livrée à aucune faction exclusive et sur laquelle la Gironde aurait pu s’appuyer par une large et ferme politique. Mais les Girondins (je parle des chefs, des dirigeants) ne voulaient pas se rencontrer avec cette députation de Paris qu’ils méditaient de perdre en l’enveloppant presque tout entière dans les accusations d’anarchie et de meurtre qu’ils ressassaient contre Marat. Ils ne voulaient pas chercher le plan d’une politique commune avec ces démocrates parisiens contre lesquels, depuis les élections, ils avaient une implacable rancune. Ils ne voulaient pas délibérer avec Danton, de peur d’être entraînés dans sa grande pensée conciliante et active ; et avec un orgueil frivole et mauvais, ils s’isolaient des forces les plus ardentes de la Révolution.

Et quelle faute de tactique encore, au moment où ils proposaient une garde départementale, de manifester leur esprit de coterie et d’exclusion ! Du coup, les députés sans préjugés et sans haines devaient se dire que la garde départementale ainsi réunie serait au service non de la Convention, mais d’une faction étroite, égoïste et vaniteuse, dominant la Convention. Lorsque le 11 octobre, la Convention nomma neuf membres du Comité de Constitution elle choisit, sous l’influence de la Gironde : Sieyès, Thomas Paine, Brissot, (bientôt remplacé par Barbaroux), Pétion, Vergniaud, Gensonné, Barère, Danton, Condorcet. C’était presque exclusivement un Comité « rolandiste ». Aucune part n’était faite aux amis de Robespierre, et Danton était isolé. Il chercha un point d’appui aux Jacobins, et dans la séance du 14 octobre qu’il présidait, dans celle-là même où il donna l’accolade à Dumouriez, il dit : « Je ne doute pas que la société ne forme un comité auxiliaire de constitution ». Ainsi, la Gironde, par son esprit étroit, transformait en forces hostiles les grandes forces de démocratie dont Danton était le centre ; et ces forces s’organisaient. Le travail de désaffection et de défiance croissante qui se faisait dans les esprits à l’égard de la Gironde agitée, ambitieuse et vaine, se marque d’une façon très curieuse dans un discours de Couthon. Malade, infirme, il vivait presque hors des partis ; et il est visible qu’il n’avait tout d’abord qu’une sympathie médiocre pour Marat et les hommes de la Commune. Il est visible que sans les combinaisons et les prétentions exclusives de la Gironde il se serait volontiers uni à elle pour assurer à la Convention, pouvoir national et central, la primauté légale, pour enfermer dans des limites plus étroites la Commune de Paris et pour arrêter peu à peu, par la seule vertu de l’union et de l’action, les mouvements violents et les prédications meurtrières de la partie du peuple que l’esprit maratiste avait pénétrée.


Rouget de Lisle (Auteur de La Marseillaise.)
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


Mais il est visible aussi que tous les projets de la Gironde lui sont devenus suspects et même odieux en quelques jours, par les arrière-pensées qui y abondaient :

« Citoyens, dit Couthon aux Jacobins, le 12 octobre, c’est-à-dire le lendemain du jour où la Gironde, abusant de son influence sur la Convention encore novice, avait accaparé le Comité de Constitution et par là, semblait-il, l’avenir même de la République, citoyens, jamais les véritables amis du bonheur et de la souveraineté du peuple n’ont eu plus besoin de se rallier. Il ne faut pas se le dissimuler, il existe à la Convention deux partis, et croyez-en un vieux, quoique jeune républicain, il y a un parti de gens à principes exagérés dont les moyens faibles tendent à l’anarchie ; il y en a un autre de gens fins, subtils, intrigants et surtout extrêmement ambitieux ; ils veulent la République, ceux-ci ; ils la veulent parce que l’opinion publique s’est expliquée ; mais ils veulent l’aristocratie, ils veulent se perpétuer dans leur influence, avoir à leur disposition les places, les emplois, surtout les trésors de la République, et déjà n’en avons-nous pas des milliers de preuves ? Voyez les places, elles coulent toutes de cette faction. Voyez la composition du Comité de Constitution, c’est là surtout ce qui m’a dessillé les yeux. C’est sur cette faction, qui ne veut la liberté que pour elle, qu’il faut tomber à bras raccourcis. Pour cela, citoyens, il faut que les hommes véritablement purs, probes, en forment la résolution bien ferme, et puis se réunissent, où ? Ici, pour en concerter les moyens… La première mesure à prendre, c’est d’arrêter le projet de la prétendue garde de sûreté de la Convention nationale, projet que la Commission n’a proposé que pour de bonnes raisons. Dans le premier moment, je l’ai adopté moi-même, ce projet, parce que je pensais qu’il amènerait un lien de fraternité de plus entre les départements, et qu’il tendrait à consacrer l’unité de la République. Mais la composition du Comité de Constitution m’a ouvert les yeux ; je ne vois plus dans ce projet que le dessein de former un noyau de forces. À la vérité, on ne demande à présent que quatre mille cinq cents hommes, mais on peut égarer le peuple, amener quelques troubles, et disposer la Convention à augmenter cette force de dix, douze, quinze et trente mille hommes ; alors la faction aurait des moyens pour arrêter ou influencer toutes les délibérations qu’elle jugerait à propos ; la souveraineté du peuple serait annulée, et l’on verrait naître l’aristocratie des magistrats… Je demande par grâce à mes collègues de la Convention de se réunir ici, de se concerter pour combattre la faction, je ne crains rien pour moi, je crains tout pour la patrie ; il faut qu’on nous débarrasse de ces intrigants qui font tout le malheur de la République. (Applaudissements.) »

Et c’est douze jours avant, que les Jacobins acclamaient Barbaroux ; c’est quelques jours avant, que Couthon lui-même avait applaudi au projet de Buzot. Mais en ces deux semaines il avait apparu que la garde départementale était, dans le dessein de la Gironde, un instrument de guerre à mort contre Paris, une arme détestable d’ambition et de guerre civile. Buzot, avec une insolence maladroite et qu’il prenait pour de l’héroïsme, avouait, étalait cette politique de revanche et de haine contre Paris. Un conflit s’était élevé entre la Convention et quelques sections de Paris. La Commune de Paris voulait qu’il fût procédé au renouvellement des départements et de la municipalité par le scrutin à haute voix. Il lui paraissait qu’ainsi, sous la surveillance même des forces les plus véhémentes du peuple, les électeurs feraient les choix les plus conformes au vœu de la Commune. La Convention exige que le scrutin soit secret. Plusieurs sections protestent. Celle de la Butte des Moulins proclame, le 5 octobre, que le « scrutin à haute voix est seul digne des hommes libres et républicains ». Le 7 octobre, la section du Marais vote à haute voix ; la section de la Fontaine de Grenelle prie la Convention de rapporter le décret qui interdit les élections à haute voix.

La section des Gravilliers formule à la barre le même vœu et elle déclare « qu’elle ne souffrira pas que le despotisme sénatorial remplace le despotisme monarchique ». Chose curieuse : tandis qu’aujourd’hui, en période calme et légale, les prolétaires tiennent surtout à assurer le secret absolu du vote, condition de leur pleine liberté, à la fin de 1792 la Commune de Paris semble voir dans le vote à haute voix un des moyens de « dictature du prolétariat », pour parler le langage de Marx. Même quelques-unes de ces sections tentèrent d’organiser une action collective. Le 6 octobre, la section du Panthéon envoie une députation à celle de l’Arsenal, lui demandant de désigner deux délégués qui, réunis à ceux des autres sections, formeront un club à l’Évêché et discuteront sur les nominations à faire, sans doute aussi sur le mode de ces nominations (voir Mellié). C’est la première idée, c’est le germe du club de l’Évêché. Mais que pouvait cette agitation contre la puissance intacte, contre l’autorité immense de la Convention ? Elle était unanime, de Marat à Cambon et aux Girondins, à maintenir le scrutin secret, à exiger des sections et de la Commune l’application de la loi ; et nul n’eût osé s’insurger contre elle. Même les plus ardents sectionnaires, comme Momoro, hésitent à violer la légalité et à défier la Convention. La section du Théâtre Français, dite de Marseille, communique à la Convention, le 12 octobre, avec les signatures de son président Momoro et de son secrétaire Peyre, sa délibération du 6 :

« Sur l’invitation faite par la section des Marais de nommer deux commissaires, pour, de concert avec un pareil nombre de commissaires qui seraient nommés par les 47 autres sections, rédiger une adresse à la Convention nationale, à l’effet de l’engager à décréter le scrutin à haute voix et par appel nominal pour toutes élections, l’Assemblée considérant que la Convention nationale ayant établi elle-même le mode de ses élections par appel nominal et la section du Théâtre Français n’ayant fait que se conformer à ce mode qu’elle doit croire le meilleur possible, elle doit persister dans ses arrêtés à cet égard ; en conséquence, elle arrête qu’elle se réserve, s’il a été porté quelque décret contraire, de prendre tel autre arrêté que sa sagesse lui dictera contre un pareil décret, déclarant néanmoins qu’elle exécutera provisoirement ce même droit lorsqu’il lui aura été officiellement notifié. » En somme, et avec quelques rodomontades assez vaines et inoffensives, c’était la soumission à la loi, l’obéissance à la Convention.

Les hommes de la Commune, enivrés de la toute-puissance révolutionnaire qu’ils avaient un moment exercée, retenaient quelques habitudes hautaines de langage ; mais ils n’osaient pas engager la lutte contre l’Assemblée souveraine en qui toute la force révolutionnaire de la nation était légalement concentrée. Et comme quelques murmures accueillaient, à la Convention, la lecture de l’arrêté du Théâtre Français, Vergniaud, d’esprit plus large que la plupart des Girondins et d’âme moins puérilement batailleuse, rappela les plus échauffés au bon sens : « Je ne pense pas que nous puissions conclure des termes de cet arrêté, que la section qui l’a pris soit en état de rébellion ouverte à la loi. Il y est dit que, sur l’invitation de la section du Marais, elle se propose de vous présenter une pétition pour vous engager à décréter le scrutin à haute voix ; mais elle dit ensuite qu’elle se soumettra provisoirement à la loi. Je crois que, dans l’état présent des choses, le président et le secrétaire qui ont signé cet arrêté doivent être mandés à la barre. » Momoro démontra sans peine, le lendemain, que la section avait, dans l’élection du maire, observé la loi. Il assura qu’elle le ferait à l’avenir, et cet incident fut clos, malgré les efforts du président girondin Delacroix pour l’envenimer, par un décret de la Convention qui admettait Momoro et Peyre aux honneurs de la séance, et qui passait à l’ordre du jour sur l’arrêté de la section du Théâtre Français, par ce motif « que la loi avait été exécutée dans l’élection du maire, et le serait dans les autres élections ».

Ainsi s’affirmait la force tranquille de la Convention qui aurait peu à peu ramené aux conditions de la vie normale et sous la règle des lois toutes les forces un peu effervescentes que le grand mouvement du 10 août avait suscitées.

Mais écoutez le cri de rage qu’à propos de cet incident pousse le funeste Buzot, aigre interprète des rancunes du ménage Roland contre Paris : « Je ne sais, dit-il le 12 et sans tenir compte du rappel à la sagesse de Vergniaud, je ne sais si vous ne devez pas plus de pitié que de colère à ces hommes qui s’élèvent contre vos décrets ; je les appelle des hommes, car ils n’ont plus le titre de citoyens ceux qui cessent de reconnaître les lois de la République ; mais il est bien étonnant qu’une partie de cette ville, qui devrait environner de sa confiance et protéger contre les ennemis intérieurs la Convention nationale, soit prête à se mettre en insurrection contre elle. Vous en tirerez sans doute l’induction nécessaire que, puisque les 82 autres départements vous ont seuls conservé toute leur confiance, vous devez les avoir ici. »

Vraiment on dirait une gageure de guerre civile, un parti pris de suicide. Quoi ! à cause de l’arrêté d’une section de Paris, qui d’ailleurs s’était soumise à la loi, il faut que la Convention constate officiellement qu’elle ne peut plus compter sur Paris pour la défendre et pour défendre en elle la Révolution ! Il faut qu’elle oppose ouvertement, criminellement, la France à Paris, et que cette garde départementale, annoncée d’abord comme le lien vivant de toutes les forces de la patrie, soit maintenant une menace pour la capitale, une précaution expresse contre elle, le glaive de la France tourné contre le cœur de la France ! C’était le délire de la provocation.

L’émoi de la Convention fut vif, et l’agitation extrême. Pour beaucoup de députés le voile se déchira soudain et ils virent où on les menait. Après avoir défié et menacé Paris, Buzot défie et menace les Jacobins. Il crie à ceux qui murmurent et l’interrompent : « Si quelques citoyens, membres d’une société autrefois célèbre par son amour de la liberté, si ces citoyens ont osé dire dans cette société que les 82 départements ne pouvaient envoyer pour garder leurs représentants que des hommes qui ne sont point élevés encore à la hauteur de l’esprit public qui règne à Paris, je dirai, moi, que les départements enverront des hommes soumis à la loi, des hommes dont le patriotisme consiste à chérir et défendre jusqu’à la mort la liberté de leur pays. »

Mais on dirait que Buzot a lui-même le sentiment qu’il force les couleurs, qu’il dramatise à l’excès les événements. Sans doute il devait se demander tout bas, lui qui avait constaté naguère dans l’Eure à quel point les divisions du parti révolutionnaire y étaient inconnues, si son attitude soudain violente et agressive y était comprise. Et il éprouvait le besoin de se couvrir de l’opinion de ses commettants, sans doute sollicitée par lui. « Que les anarchistes ambitieux sachent bien, s’écrie-t-il, que déjà cette garde se lève dans nos départements, qu’ils sachent que notre vœu a été prévenu et qu’il sera rempli, et j’annonce déjà que mon département m’a déclaré que ce que j’ai fait est bien et conforme aux principes. »

Sans doute, et comment les commettants de Buzot, habitués à mettre en lui leur confiance, la lui auraient-ils soudain retirée ? Mais à coup sûr un étonnement douloureux et une croissante inquiétude les pénétraient : Que se passe-t-il donc à Paris ? Ils refuseront bientôt de s’associer à cette politique furieuse. Et comme on comprend que, le soir de ce jour, Couthon, aux Jacobins, ait retiré son adhésion première au projet de garde gouvernementale dont Buzot venait de livrer, avec une sorte d’exaspération maladive, le véritable sens ! Il mettait dans une situation terriblement compromettante ceux de ses amis qui essayaient encore de présenter comme un gage d’amitié envers Paris l’appel fait aux départements.

Le 9 octobre encore le journal de Brissot écrivait : « On avait cherché à alarmer les citoyens de Paris sur cette mesure. Buzot a prouvé qu’elle était hautement réclamée par l’intérêt de cette ville. Paris ne subsiste que par l’unité et l’indivisibilité de la République, que par son union intime avec les départements ; c’est là qu’est le secret de sa population et de ses richesses. Or, la mesure proposée, outre qu’elle est une garantie de l’indivisibilité de l’Empire, multiplie et resserre les rapports des Parisiens avec le reste des Français. » C’est ainsi que Brissot résumait la pensée de Buzot : « union intime de Paris et de la France. » Et trois jours après, le même Buzot dénonçait et menaçait Paris au nom de la France. Ainsi se révélait aux observateurs les moins attentifs, ce qu’il y avait de factice et d’incohérent dans la politique forcenée de la Gironde. Autour d’elle, en elle, les désaveux se multipliaient.

Le journal de Prudhomme, les Révolutions de Paris, fait en quelques jours la même évolution que Couthon. Dans le numéro du 22 au 29 septembre et à propos au premier discours de Buzot où il demande la garde départementale pour la Convention, le journal dit : « Mardi 25, Kersaint et Buzot ont demandé que l’Assemblée prît des mesures de rigueur contre les rassemblements, surtout contre les agitateurs. Leurs discours souvent applaudis et faiblement combattus ont déterminé l’assemblée à rendre le décret. » Il n’y a pas une nuance de blâme, mais au contraire une sorte de sympathie. À ce moment (numéro du 29 septembre au 6 octobre), les Révolutions de Paris sont très sévères pour le Comité de surveillance de la Commune : « C’est avec douleur que nous avons vu le Comité de surveillance de Paris s’écarter des principes et se livrer à des impulsions sans doute étrangères. Ces opérations paraissent avoir été la plupart abandonnées au hasard, et est-ce au hasard qu’il faut abandonner la liberté des citoyens ?… Quoi ! un innocent dont on ne s’est pas même donné la peine de vérifier le nom, a été jeté dans les prisons et massacré au 2 septembre… Il est temps que de pareils désordres, que l’appréhension même de pareils désordres cesse. Si la sûreté des individus souffre de telles atteintes, si tous les Français qui se trouvent à Paris sont ainsi menacés, si les députés se trouvent ainsi sous le glaive d’accusations vagues, hasardées et tardives, les départements croiront, non sans fondement, que ce Comité de surveillance est dirigé ou entraîné par une faction qui cherche à dominer la République ; ils oublieront les services que nous avons rendus à la Patrie ; ils se défieront de nous et finiront par nous haïr. Nous laissons au lecteur le soin de calculer les maux infinis qui sortiraient de cette scission ; mais nous observerons, en finissant, que les députés des départements sont venus pour la plupart dans nos murs avec cette idée : c’est pourquoi, oubliant que la meilleure garde des fonctionnaires publics est l’opinion, ils ont voulu donner à la Convention une garde composée par tous les départements garde très dangereuse à la liberté, si l’Assemblée succombait elle-même sous une faction. Nous n’avons plus de garde du roi : il nous faut selon eux une garde de la Convention et formée comme celle de Louis le Traître, et de 24 000 hommes. Parisiens ! voyez comme vous êtes avilis ! Hâtez-vous de reprendre votre dignité et les droits que vous avez à l’estime publique, en faisant de bons choix et en remplissant votre municipalité nouvelle d’hommes étrangers à tous les partis, et de patriotes raisonnables. »

Comme il eût été facile à la Gironde, dans cet état des esprits, avec le besoin d’ordre, de sécurité et de légalité qu’éprouvaient à Paris les démocrates les plus ardents, de rétablir, sans provocation, la force du pouvoir exécutif central, de mettre un terme aux arrestations arbitraires et aux empiètements de la Commune de Paris !

À ce moment, le journal de Prudhomme, tout en combattant le projet de garde départementale, accuse non les Girondins qui la proposent, mais le Comité de surveillance qui semble s’ingénier à la rendre nécessaire. Huit jours après, dans le numéro du 6 au 13 octobre, c’est un tout autre langage. Les déclarations et les menaces de Buzot ont produit leur effet. Le journal combat violemment le projet de « maison militaire » de la Convention nationale.

Il cite d’abord les fortes paroles de Montesquieu :

« L’opinion publique se trouve sans énergie ni liberté, lorsque le corps législatif met, comme les empereurs romains, une tête de méduse sur sa poitrine, lorsqu’il prend cet air menaçant et terrible que Commode faisait donner à ses statues, lorsqu’il méconnaît les bornes de son autorité, et lorsqu’il ne sent pas bien qu’il doit se juger en sûreté comme un despote doit se croire en péril. »

Et il ajoute : « La Convention nationale se met en garde contre Paris ; qu’a-t-il fait pour exciter la défiance des représentants du peuple ? Paris s’est sacrifié pour la Révolution… Un parti, dans la Convention nationale, sollicite une garde particulière. Citoyens, prenez-y garde ; cette mesure projetée nous menace du despotisme le plus affreux. L’Assemblée réunissant tous les pouvoirs, celui de faire des lois, celui d’exécuter les résolutions publiques, qui sont les siennes propres, et celui de juger, si tel est son bon plaisir, les crimes ou les individus, si nous lui fournissons des janissaires, autant vaudra-t-il vivre sous la dynastie du sultan, ou sous l’aristocratie vénitienne… Pourquoi veut-on donner une garde à la Convention nationale ? Ce n’est pas qu’on croie qu’elle en a besoin. Le Parisien n’a-t-il pas respecté même les Maury et les Mirabeau cadet ? Mais c’est que cette garde semblerait dire hautement à toute la République : « Citoyens, les Parisiens sont des factieux » ; et c’était là le langage de Coblentz, des Tuileries, et des aristocrates de tous les partis.

« Buzot ne s’en est point caché à la séance du vendredi 12 du courant. Ce député du département de l’Eure a levé tout à fait le masque, à l’occasion d’un arrêté de la section de Marseille… Dis, Buzot, ce langage que tu as tenu n’est-il point d’un véritable factieux ? »

Ainsi la Gironde, par ses provocations imprudentes et insensées, avait tourné contre elle des esprits d’abord assez favorablement disposés.

Carra que Mme Roland appelle « un fort bon homme à très mauvaise tête »… dont « les Annales réussissaient merveilleusement dans le peuple par un certain ton prophétique toujours imposant pour le vulgaire », refusait nettement de s’associer à la campagne de Buzot.

Je lis dans le numéro du 9 octobre : « Quoique nous ayons lu les débats sur la force armée des départements dont la Convention croit devoir s’entourer nous sommes encore à chercher la grande utilité de cette mesure… Ce n’est pas sur la force armée que doit reposer l’indépendance et la liberté de la Convention ; cette force ne peut ni l’assurer ni la garantir à la République, elle est bien plus propre à produire un effet contraire ; ce sont les tyrans qui s’entourent de gardes, parce qu’ils craignent. » Et le 28 octobre, les Annales marquent leur désapprobation de la lutte systématique engagée contre la Commune : « On dirait que la Convention que rien ne peut rivaliser, et qui doit être au-dessus de toute crainte, comme elle est au-dessus de tout danger, a cependant la crainte puérile de trouver une rivale dans la Commune de Paris. »

Mais ce qui était plus grave pour la Gironde, c’était le blâme discret, mais sévère, et le désaveu public de Condorcet. Mme Roland, qui ne lui pardonne point de s’être refusé à la tactique de coterie et de haine qui a perdu la Gironde et ébranlé la Révolution, l’accuse d’avoir cédé à la peur d’être hué par les tribunes. C’est une calomnie. C’est dans son cabinet de travail, c’est la plume à la main, qu’il a jugé et condamné la politique d’exaspération de Buzot et de Roland. Dès le 10 octobre, et quand il est visible que sous prétexte de demander à la Commune de Paris compte des objets qu’elle a reçus en dépôt le 10 août, les rolandistes cherchent simplement à assouvir leurs rancunes, Condorcet écrit avec force :

« Dans la mémorable journée du 10, un grand nombre d’effets précieux en matières d’or et d’argent ont été déposés entre les mains de la Commune de Paris ou de son comité de surveillance. Il est maintenant question de lui demander des comptes qu’elle s’offre elle-même de rendre.

« La commission dès 24 a été chargée de présenter un projet de loi à ce sujet. L’article 2 du décret porte que les déclarations qui seront faites des effets déposés demeureront secrètes. On a vainement demandé la publicité de ces déclarations, en se fondant sur ce principe aussi incontestable en matière judiciaire qu’en matière politique, que toute déclaration qui n’était point publique prenait par cela même un caractère suspect. M. Danton, en développant cette opinion, a poussé plus loin encore les arguments, en montrant que la publicité qu’on réclamait pour ces déclarations était le moyen le plus sûr de porter de la clarté dans les comptes de la Commune et de s’assurer de leur exactitude.

« Ceux qui ont conçu contre la Commune de Paris des préventions bien ou mal fondées, mais qu’ils ne veulent pas sacrifier pour le bien public, (ceux qui cèdent) à quelques ressentiments particuliers, ou peut-être même à la terreur que leur a inspirée durant quelques instants cette Commune révolutionnaire ; ceux qui voient dans les fautes qu’elle a pu commettre un prétexte de faire le procès à la révolution du 10 et d’attaquer indirectement la république, dont ils n’osent encore dire du mal hautement ; ceux qui, éloignés du théâtre de Paris où se tramaient tous les complots, où l’on machinait la ruine de la liberté, n’ont pas eu occasion de voir combien cette dernière révolution était nécessaire, et qui ne voient peut-être pas encore qu’ils n’existeraient déjà plus sans elle ; ceux enfin qui, au lieu de vouloir soumettre la Commune de Paris à une comptabilité envers le peuple et l’opinion publique, veulent faire de ses comptes un labyrinthe de formes judiciaire et chicanières, ceux-là se sont élevés en grand nombre contre l’avis de M. Danton. L’article du Comité a été adopté après une discussion où quelques membres ont mis, puisqu’il faut le dire, et sans néanmoins entendre inculper la majorité de l’assemblée qui est digne de la confiance de la république, plus d’humeur que de raison et plus de cet esprit de modérantisme qui naquit en 89, pour aller former le club des Feuillants, que de véritable patriotisme.


La Marseillaise.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


« Au reste, quelque sévérité qu’on veuille mettre à exiger des comptes de la Commune de Paris, on verra aisément, si l’on n’est pas prévenu, que n’ayant point exigé de récépissé de ceux qui sont venus déposer des effets entre ses mains, il sera toujours impossible de la convaincre d’autre délit que de négligence. »

C’était pour la Gironde un avertissement terrible et qui allait au fond même des choses. Condorcet voyait nettement qu’à accuser ainsi les événements de septembre, épisode douloureux et détestable du mouvement révolutionnaire qui avait son origine au Dix-Août, on était logiquement conduit à faire le procès du Dix-Août même et de la République. Les funestes connivences finales de la Gironde et de la contre-révolution, les anathèmes rétrogrades que bientôt, du fond de son cœur ulcéré, Buzot lancera à la République elle-même justifieront l’avertissement et le pressentiment de Condorcet. L’infortuné grand homme, qui avait su s’élever au-dessus des rancunes et des terreurs, mais qui n’y pouvait élever les autres, commençait dès lors à s’épuiser en vains efforts de conciliation et de sagesse. Chose remarquable : à la minute même où il sent le plus vivement la nécessité de l’union, la frivolité coupable et meurtrière des querelles et des haines, c’est Danton qu’il soutient. C’est à un avis de Danton qu’il se rallie.

Acculés par l’offensive de la Gironde, les Jacobins prirent nettement position contre elle. Ils sommèrent Brissot de venir défendre les passages de son journal où il diffamait systématiquement la Commune de Paris et où il dénonçait l’existence à la Convention d’un parti désorganisateur. Brissot n’ayant pas répondu, les Jacobins prononcèrent son exclusion, dans la séance du 12 octobre, par un ordre du jour longuement motivé. De plus, convaincus que si les Girondins animaient les indignations et les colères contre les journées de septembre, ce n’était point pour frapper Marat seul, mais pour atteindre toute la députation de Paris et Paris même, ils se décidèrent à publier un plaidoyer atténué et habile. Peu à peu les Girondins obligeaient une partie de la démocratie à paraître se solidariser à demi avec Marat, à accepter, au nom du peuple, une plus large part de responsabilité dans les événements de septembre que peut-être il ne convenait. Ainsi, c’est devant tout le bloc de la démocratie parisienne que la Gironde allait se trouver.

Quand Couthon eut prononcé aux Jacobins le discours que j’ai cité, et où il déplorait l’existence à la Convention de deux partis, et quand il fut question d’envoyer ce discours aux sociétés affiliées, des objections se produisirent. Bentabole, Chabot, Tallien, Desmoulins, déclarèrent qu’il n’y avait pas à la Convention un parti des têtes exaltées, qu’à supposer que Marat put être justement accusé d’exaltation, il était seul et que cela ne formait point un parti. Ainsi l’instinct de conservation révolutionnaire avertissait les Jacobins de ne pas dépenser leurs coups, de ne pas frapper en même temps à droite et à gauche et de porter tout leur effort contre « les intrigants », c’est-à-dire contre la Gironde. Hardiment, et en hommes qui sentent que les Girondins, si redoutables d’abord, s’usent vite et se perdent, ils couvrent et glorifient en tous ses actes le peuple de Paris. Dans la circulaire qu’ils lancent le 15 octobre, ils parlent nettement du 2 septembre dont « la faction et le ministre de l’intérieur » veulent tirer parti contre Paris.

« Voici ce qui se passa à cette époque : les ennemis avaient entamé notre territoire et s’avançaient sur Paris. La Commune de Paris, sur le rapport du patriote Manuel, et voyant que la législature, loin de prendre des mesures dictées par des circonstances aussi impérieuses, recevait avec aigreur les moyens de salut public qu’on lui présentait, prit la résolution, après l’avoir annoncé à tout Paris, de faire tirer le canon d’alarme et sonner le tocsin, pendant que les officiers municipaux proclameraient, dans Paris, l’imminence du danger. Trente mille hommes, quelques heures après, se présentèrent au Champ de la Fédération et s’y enrôlèrent pour aller combattre l’ennemi. Ce bel enthousiasme fut toujours croissant et fut en même temps suivi par tous les départements. Ces nombreuses armées assurèrent le salut de la République.

«  Eh bien ! la faction veut répandre des nuages sur cette impossible journée ; elle l’impute à crime à ses auteurs, parce que des citoyens, arrachés brusquement des bras de leur famille pour voler à la défense de leurs foyers crurent devoir immoler à la sûreté publique les scélérats, les conspirateurs restés impunis, entassés dans les prisons au mépris de la promesse de leur punition dans les vingt-quatre heures. Il était d’ailleurs prouvé que de nouveaux complots existaient, et que ces traîtres devaient être élargis pour porter le carnage et la mort dans toute la ville à une heure indiquée. On voit donc bien que les crimes des patriotes, des défenseurs de la patrie, ne sont autre chose, aux yeux des tyrans et des factieux, que l’amour de leur pays. »

Détestable politique que celle de la Gironde qui, en cherchant une arme de parti dans ces événements lugubres où les responsabilités ne peuvent être démêlées, où la part du patriotisme et la part du crime sont indiscernables obligeait la Révolution elle-même à assumer ces tristes jours, à les faire siens !

L’offensive des Jacobins contre la Gironde était merveilleusement secondée par la réserve et l’habileté de Robespierre et de Marat. Jamais ils ne furent plus prudents, plus avisés qu’en cette période où les Girondins se dépensaient en motions retentissantes et furieuses, se discréditaient par des propos et des gestes forcenés. Le mot d’ordre avait été donné à la Convention de ne pas laisser parler Robespierre. Dès qu’il se dirigeait vers la tribune, c’était un orage bien préparé d’imprécations, d’invectives et de huées. La Gironde faisait violence à la liberté de la parole. Elle supprimait en Robespierre le droit de ses commettants : elle annulait dans la Convention le mandat de celui qui, avec un sens révolutionnaire admirable, avait le premier proposé la réunion d’une Convention nationale comme solution de la crise du Dix-Août. Mais la Gironde ne discutait plus, elle s’emportait et elle frappait. Elle avait peur aussi que la grave parole de Robespierre, où parfois l’accent de la conviction intérieure et de la passion démocratique remuait les esprits ne dissipât quelques préventions. À la façon dont Brissot parle de lui dans son journal du 29 octobre, il est visible que le plan de la Gironde est, non pas de contenir Robespierre, mais de l’anéantir.

« Robespierre, enseveli sous le poids du mépris qu’il s’était attiré à la seule fois qu’il avait pris la parole, Robespierre qui semblait s’être apprécié enfin en se condamnant au silence… »

Non, ce n’est pas à un silence éternel qu’il s’était condamné. Mais lui, si empressé d’habitude à se produire, si obstiné à imposer de longs discours à des auditoires à demi hostiles qu’il dompte enfin par sa ténacité, il a compris cette fois qu’il s’userait en vain et dans une lutte sans dignité, à parler contre cette tempête de haines sincères ou factices ; et silencieux, attendant son heure, il laissait la Gironde s’épuiser et s’abaisser par ses fureurs.

Quant à Marat, il dut, sans doute, donner du mal plus d’une fois à ses amis qui lui conseillaient le calme, la modération. Le 24 septembre, aux Jacobins, Fabre d’Églantine dit de lui :

« C’est un homme après lequel les Cordeliers sont toute la journée à lui prêcher d’être sage, sans quoi il eût fait bien autre chose que ce qu’on lui reproche. »

Chabot dit aux Jacobins, le 14 octobre :

« Quant au parti qu’on appelle maratiste, je ne le connais pas, et ne puis le comprendre, car Marat est un porc-épic qu’on ne peut seulement pas toucher du doigt, et il n’est donné à personne d’entendre quelques traces de ses idées. »

Il ne paraissait donc pas, même en ce temps, très maniable. Et pourtant avec un grand sens politique, il s’efforce, en ces premières semaines de la Convention, de se surveiller, de se modérer. Il a compris que, s’il ne fournissait point de prétexte aux violences des Girondins, ceux-ci, résolus cependant à le perdre, se perdraient eux-mêmes par leur parti pris. Il les savait inconsistants, étourdis, il voulait leur laisser le loisir de se compromettre. Il s’applique d’ailleurs de bonne foi à défendre la Convention ; il comprend bien, malgré l’influence encore dominante qu’y exercent les rolandistes et brissottins, qu’elle est la suprême ressource de la Révolution et il tâche d’éviter les conflits entre elle et la Commune. À l’égard des généraux, il met le peuple et la Convention en garde contre l’engouement ; mais il s’efforce de leur rendre justice :

« Rétractez-vous donc au sujet de Dumouriez, me disaient hier matin deux collègues (no du 5 octobre), à l’ouïe des avantages qu’il dit avoir remportés sur l’ennemi. Point d’étourderie, mes chers confrères, je vous prie ; j’aurai grand plaisir, sans doute, de lui rendre justice ; mais je l’attends au bout de la carrière ; qu’il taille en pièce les Prussiens, qu’il aille prendre ses quartiers d’hiver à Bruxelles, après avoir favorisé l’insurrection des Flamands, qu’il presse ensuite le supplice de Capet le conspirateur, et compte sur ma rétractation. »

Dans le numéro du 5, il fait alterner l’allégresse et la défiance :

« Les nouvelles qui nous viennent de nos armées continuent d’être favorables. Les lettres de Dumouriez annoncent que les Prussiens sont en pleine retraite… Tant d’heureuses nouvelles ont dû exciter une vive allégresse ; les endormeurs en ont adroitement profité pour combler d’éloges nos généraux et plonger le public dans une sécurité qui pourrait encore devenir fatale et jeter les membres de la Convention hors des bornes.

« Sans doute, il faut aujourd’hui de la confiance dans nos généraux ; mais doit-elle être aveugle après toutes les trahisons dont nous avons été jusqu’ici les victimes ? La prudence ne doit-elle pas toujours marcher à côté ?… Il est certain qu’avant le Dix-Août, les mieux famés n’avaient rien fait qui fût digne d’éloges. Ainsi, tous étaient au moins suspects par leur relation avec l’ex-monarque parjure et conspirateur, par leur inaction, par leur conduite incivique. Et parce que quelques-uns réduits postérieurement à se montrer patriotes, auront fait quelques dispositions salutaires et pris quelques avantages sur l’ennemi, hors d’état de se défendre, on criera au miracle, on fera retentir les airs de leurs exploits, de leur loyauté, de leurs vertus civiques…

« Ce ne sont ni nos ministres, ni nos généraux, ce sont les événements, c’est la nature, c’est le civisme des soldats de la patrie qui ont combattu pour elle. L’astuce perfide de Poniatowsky, l’insurrection des Polonais et la décrépitude de Catherine nous ont débarrassés des hordes féroces de la Russie.

« Aukalstrom nous a débarrassés de Gustave et de ses Suédois.

« La voracité, l’ivrognerie, le flux de sang nous a débarrassés des Autrichiens et des Prussiens. Voilà la cause première de nos triomphes.

« Il s’agit de cerner les Prussiens et les Autrichiens, de leur couper toute retraite, et de les passer au fil de l’épée s’ils refusent de mettre bas les armes. Il s’agit aussi de mettre la Belgique en pleine insurrection. C’est là où j’attends Dumouriez, pour devenir son apologiste. Déjà, la Savoie, Genève, Neufchâtel et les cantons suisses aristocrates vont secouer le joug. La sainte épidémie de la liberté gagne partout de proche en proche : c’est elle qui nous délivrera bientôt de tous nos ennemis, en renversant les trônes des despotes, en faisant disparaître la servitude, en peuplant la terre d’hommes libres, en y faisant régner la justice et la paix. »

Il était inique de n’accorder aucune part, dans le succès de la campagne de l’Argonne, aux qualités personnelles de Dumouriez, à sa vivacité, à sa souplesse, à sa confiance. Mais le ton est sans âpreté, et même, à la fin, la défiance et l’amertume se fondent dans une sorte d’espérance universelle. Marat va jusqu’à louer Custine, non, il est vrai, sans dénigrer indirectement Dumouriez :

« Jamais les applaudissements n’ont été plus bruyants qu’après la lecture de la lettre de Custine ; l’allégresse était fondée, ce sont là les premiers avantages marqués des armes françaises sur nos ennemis. » (no du 6.)

Étrange parti pris qui met la prise de Spire au-dessus de Valmy ! Et comme le « prophète » avait parfois l’esprit médiocre et court ! Mais ce n’est pas d’un furieux. À ce qu’il dit de l’armée du Rhin et de ses succès il ne mêle aucune goutte de fiel. Je doute pourtant que même en « ces premiers rayons de la gloire » républicaine dont l’âme d’un Vauvenargues eût été pénétrée, et qui éblouissaient l’âme inconstante de la Gironde, Marat ait éprouvé une de ces minutes de joie pleine et profonde où la pauvre humanité oublie le poids du destin. C’est le châtiment de ces esprits vaniteux et amers.

Marat approuve (no du 10 octobre) les actes de rigueur par lesquels Custine a rétabli la discipline dans son armée et puni les soldats coupables de pillage.

« Le général les a fait arrêter chargés de butin, les volontaires eux-mêmes les ont dénoncés, ils ont été fusillés sur-le-champ (le journal, par une de ces coquilles si fréquentes dans la feuille hâtive de Marat, imprime surveillés), les effets pillés ont été restitués : exemple de justice indispensable, non pour l’honneur du nom français, comme le dit Custine, mais pour ne pas flétrir les armes des soldats de la patrie, et ne pas inspirer de l’éloignement, ou jeter de la défaveur sur la cause de la liberté qu’ils ont à soutenir. »

Sans violence, mais très justement, il fait porter à la Gironde, si violemment accusatrice, une part de responsabilité dans les massacres de septembre (6 octobre) :

« On prétend que ce sont des brigands qui ont massacré les traîtres et les scélérats contenus dans les prisons. Si cela était, Pétion serait criminel d’avoir laissé paisiblement des brigands consommer leurs forfaits pendant deux jours consécutifs, dans toutes les prisons de Paris ; sa coupable inaction serait le plus affreux des crimes et il mériterait de perdre la tête pour n’avoir pas mis sur pied toute la force armée pour s’y opposer. Il vous dira, sans doute, pour se disculper que la force armée n’a pas voulu obéir, et que tout Paris était à l’expédition, et c’est un fait : convenez donc que c’est une imposture que d’avoir rejeté sur des brigands une opération malheureusement trop nécessaire. »

Il affecte de répondre avec calme aux invectives des Girondins ; et même, chose curieuse, il me semble que je surprends dans tout ce qu’il dit de Buzot, une nuance de sympathie respectueuse. Tout d’abord, même dans la séance du 25, où Buzot commença l’attaque par une proposition contre la dictature, Marat ne paraît pas voir là un acte d’hostilité :

« Buzot, écrit-il, observe avec raison que ce n’est pas la dictature qu’on doit craindre, mais les moyens qu’on peut employer pour y conduire ; que la peine de mort demandée contre ceux qui proposaient la dictature doit être décernée avec réflexion et il en demande le renvoi aux six comités. »

Il est vrai que Marat aurait pu être frappé par la proposition directe de Danton. Après la séance du 4 octobre où les Girondins avaient accablé Marat d’injures, où Buzot lui avait lancé l’outrage le plus sanglant : « Les Prussiens demandent la parole pour Marat », il s’exprime avec une sorte de réserve. « Plusieurs membres de la Commission et quelques-uns de leurs collègues me couvrent d’invectives du haut de la tribune. Dans cette attaque magnanime se signalent le hardi Barbaroux, Guadet et Buzot. Je leur pardonne ces injures, elles ne peuvent décrier que leurs auteurs, et les tribunes qui restaient dans le silence au bruit des applaudissements répétés des acolytes de la clique Brissot, ont dû se demander avec surprise d’où pouvait venir l’acharnement de tant d’augustes législateurs contre le défenseur du peuple. Mais ce qui m’a peiné jusqu’au fond de l’âme, c’est l’art avec lequel le Frère tranquille Buzot, après avoir vomi sur moi son venin empoisonné, a soulevé l’amour-propre de ses collègues contre le comité de surveillance et les a provoqués à tirer vengeance de la dénonciation, lui dont l’âme platonique doit être au-dessus du soupçon, lui surtout qui a si longtemps été à portée de voir de près tous les moyens de corruption employés dans l’Assemblée Constituante. »

Marat gardait une sorte de respect pour l’indéniable probité de Buzot ; il ne démêlait pas bien, sans doute, les causes de son attitude soudainement agressive : il n’avait pas entrevu les sources profondes d’orgueil, d’amertume et d’amour d’où jaillissaient les paroles irritées : mais il sentait qu’il n’avait point en face de lui un adversaire méprisable.

C’est surtout dans le conflit entre la Convention et la Commune que Marat affirma sa tactique de sagesse et de modération. Tout son numéro du 8 octobre est remarquable d’esprit politique, de clairvoyance et de mesure.

« Je ne fais aucun reproche à la Convention d’avoir affecté le mode de scrutin secret à l’élection du maire et des municipaux ; je sais qu’il y a de bonnes raisons pour et contre ; mais je regrette infiniment qu’elle se laisse aller quelquefois aux impulsions des rhéteurs qui mettent en jeu sa sensibilité ou son amour-propre.

« Je regrette qu’elle néglige de consulter l’opinion publique avant de se décider, tant pour la suivre dans tout ce qui est convenable, que pour la ramener au vrai lorsqu’elle s’est égarée. C’est ce que la Convention a oublié de faire au sujet du mode d’élection ; plusieurs départements et plusieurs sections de Paris ont déjà adopté celui de l’appel nominal. Pourquoi donc, disent les citoyens, ne prendrions-nous pas pour nous un mode d’élection que l’assemblée conventionnelle a pris pour elle-même ? (Le fait est inexact ; il n’y eut qu’un très petit nombre d’élections à la Convention où il fut procédé par scrutin public.) Nous ne pouvons mieux faire. Or, une fois persuadés de cette opinion, ils ne voient plus qu’un caprice dans le décret qui leur enjoint de s’en tenir au scrutin secret, et bien convaincus qu’il n’y a point de lois stables sans la sanction du peuple, ils croient pouvoir jouir d’avance des droits qu’ils seront appelés à exercer dans le temps… Aujourd’hui que plusieurs départements se sont décidés, il importe d’arrêter des remontrances pour leur faire sentir les raisons que le législateur avait d’en agir autrement, et plier doucement les esprits à la loi sans les révolter en compromettant son autorité. Quelles que soient les préventions que mes ennemis ont inspirées contre moi, j’aurais fait sur cet objet quelques observations importantes à l’autorité et à la gloire de la Convention, si j’avais pu me promettre d’en être écouté favorablement ; quoi qu’il en soit, je vois avec douleur que les sections de Paris et les départements qui ont passé outre n’aient pas eu le bon esprit d’attendre quelque temps pour que l’Assemblée prononçât ; je les conjure au nom du salut public de ne pas lutter aujourd’hui avec le législateur. Il est de leur intérêt comme de sa gloire de l’environner de respect ; sans doute, il faut l’observer en silence, et le remettre doucement sur la voie, mais si jamais il venait à violer les droits du peuple et des citoyens c’est alors seulement qu’il sera temps d’opposer la résistance. »

C’était d’un sens politique très pénétrant. L’homme qui sait parler ainsi d’une Assemblée où il était couvert d’outrages, témoigne d’une singulière possession de soi et d’une confiance tranquille en l’avenir. Marat était convaincu (et les propos de Buzot, les écrits qu’il a laissés justifient parfaitement cette conviction) qu’au moindre prétexte, les Girondins demanderaient à la Convention de quitter Paris ; décision funeste qui aurait perdu à la fois la Révolution et la patrie. Et c’est pour échapper à ce péril, que Marat supplie Paris d’être calme et de toujours respecter la loi. Il écrit le 14 octobre :

« La cabale, poussée dans ses derniers retranchements est réduite à répandre l’alarme par le projet désastreux d’environner la Convention d’une force armée, d’une garde prétorienne suivant l’usage des tyrans, pour exciter des troubles dans Paris, accuser ses paisibles habitants des désordres occasionnés par les factieux conjurés avec elle, causer des inquiétudes aux députés purs, mais faibles, sur leur sûreté personnelle, crier au bouleversement de l’État, soulever les départements contre Paris : se ménager à eux-mêmes un prétexte de fuir ses murs, et d’entraîner la Convention nationale dans leur fuite. Événement fatal qu’ils ne cessent de provoquer pour fonder la république fédérative : événement désastreux que les Parisiens préviendront par leur modération, leur retenue, leur sagesse ; c’est l’Ami du peuple, toujours dépeint par les traîtres comme un boute-feu qui les y incite au nom du salut public. Encore quelques jours, et la clique infernale sera complètement démasquée ; bientôt la Convention nationale ouvrira les yeux, et c’est alors seulement qu’elle pourra travailler à sauver la république. »

Marat est si préoccupé, à ce moment, d’éviter toute agitation qu’il écrit le 8 octobre :

« La pétition des ouvriers du camp de Paris qui réclamaient contre la taxe proportionnelle à leur force et à leur activité (ils demandaient le remplacement du travail à la tâche par le salaire fixe à la journée) a certainement été rédigée par des boute-feux qui sous prétexte d’établir l’égalité travaillaient à semer la division dans le camp et à tout bouleverser. »

Il semble qu’à son étroite clairvoyance habituelle se joigne un sens nouveau et large des responsabilités. Il manœuvre avec précaution et sang-froid. Il a jugé ses adversaires ; il sent qu’ils sont véhéments mais inconstants et frivoles, qu’il faut les surveiller de près, mais qu’ils s’useront d’eux-mêmes en peu de temps à condition qu’on ne leur donne pas prise.

« Voilà donc Roland tenant dans ses mains tous les ressorts de l’autorité au dedans et toutes les forces nationales dont il n’est encore malheureusement que trop facile d’abuser. Je sais bien que c’est trop faire d’honneur à Roland que de lui prêter des vues aussi élevées ; mais le bonhomme a des faiseur pleins d’action, d’intrigue et d’ambition. » (8 octobre.)

Et le 15, découvrant son mépris pour ses adversaires, il écrit :

« J’ai vu avec indignation les sourdes menées employées par la cabale
Marat vainqueur de l’aristocratie.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


pour attirer à Paris les volontaires licenciés, effectuer sans décret leur projet de force armée, s’environner d’une garde prétorienne et faire passer leurs sinistres desseins. Au demeurant, cette clique est moins redoutable qu’on le pense, composée comme elle l’est d’hommes sans génie, de petits intrigants qui n’ont que de l’astuce, d’étourdis trop présomptueux pour mûrir leurs projets. »

Au moment même où la Gironde est débordante et triomphante, Marat, d’un regard sûr, en a démêlé la faiblesse. C’est la même politique de modération et de confiance qu’il soutient aux Jacobins. Il y dit dans la séance du vendredi 12 octobre :

« Une faction criminelle s’est manifestée au sein de la Convention nationale ; elle paraît l’influencer aujourd’hui comme elle menait auparavant le corps législatif. Il y a quinze mois que je la poursuis. Elle a des projets désastreux, puisqu’elle appelle à son appui une garde prétorienne. On veut entraîner la Commune hors des bornes de la loi, afin d’avoir un prétexte pour quitter Paris. Citoyens, soyez calmes, c’est l’Ami du peuple qui vous rappelle à la sagesse et à la mesure. Hier encore je lui arrachai son secret, à cette faction, je lui disais : « Vous ignorez ou vous feignez d’oublier les motifs de nos réclamations ; c’est que nous ne voulons pas de République fédérative. » À ces mots, la consternation s’est peinte, sur leurs visages. Croyez-moi, citoyens, la faction court à sa perte ; elle donnera dans des mesures violentes. Soyez modérés ; elle sera démasquée sous peu de jours. » (Vifs applaudissements.)

Marat ne veut pas que l’on soit effrayé et obsédé par l’idée de la garde départementale. Il connaît Paris ; il sait quelle est la puissance de ce foyer, et comme il transforme vite les éléments qui y sont jetés du dehors. Il désire presque qu’une armée de volontaires soit appelée en effet à Paris ; il croit qu’il la tournerait bientôt contre la Gironde elle-même :

« Citoyens, dit-il aux Jacobins le 15 octobre, permettez que j’interrompe un instant une discussion sur un vain fantôme auquel on attache trop d’importance ; le projet, proscrit par l’opinion publique, n’existe plus aujourd’hui que dans l’imagination de ceux qui l’ont proposé ; je doute fort qu’ils aient le courage de le reproduire, et, s’ils le faisaient, ce serait tant mieux pour la liberté. Ils appelleraient, au lieu des gardes prétoriennes, des surveillants qui les rappelleraient à leur devoir. »

Les vues de Marat s’élargissent. Il a compris, par la réaction de pitié et d’indignation qui a suivi les massacres de septembre, que ces moyens sanglants servaient la contre-révolution. Il a compris que son idée d’un tribunat militaire, d’un prévôt de Révolution, fournirait trop aisément prétexte à l’accusation de dictature. Et c’est sans violences, sans meurtres, c’est sous la seule influence de l’opinion conquise peu à peu par la sagesse des démocrates, qu’il espère rétablir dans la Convention l’unité d’action et de volonté, subordonner et réduire à l’impuissance l’intrigante faction de la Gironde. La Convention, une fois redevenue vraiment maîtresse d’elle-même, et affranchie des coteries, emploiera sa force une et son esprit libre à bien déterminer les périls dont la France révolutionnaire est enveloppée et à les combattre. Pas de griserie, pas de fanfaronnade ; une vue nette et sobre des choses, et un immense effort proportionné à l’immense danger.

« Il est certain que depuis quelques mois la France est dans un état de contention violente, tous les ressorts de l’État sont tendus, et elle s’est épuisée pour déployer de grandes forces. Plus de huit cent mille combattants sont à la solde du trésor public ; à peine la moitié sont-ils vêtus et armés, trois cent mille hommes exténués par la faim, les fatigues, les intempéries des saisons emplissent les hôpitaux, où ils empêchent les blessés de trouver place. Cinquante mille hommes rapidement enrôlés dans un âge trop faible ou trop avancé, ont péri de maladies. Ainsi, au lieu de nous en imposer éternellement par un faux étalage de nos forces et de nos succès, si nos généraux et nos ministres avaient exposé le véritable état des choses, la nation aurait enfin senti la nécessité de prendre de grandes mesures et nous aurions aujourd’hui des armées formidables. »

Il se garde bien de défier l’Europe ; il a hâte de voir se dissoudre la coalition formée contre la France. Il écrit le 15 octobre :

« Nos succès à l’égard des Prussiens ne paraissent pas douteux ; ils sont moins dus aux avantages de nos armes, qu’aux pertes qu’ont faites leurs troupes par le flux du sang, au découragement qui s’empare toujours des armées longtemps tenues en échec, et surtout aux regrets du roi de Prusse de s’être engagé dans une expédition qui n’est rien moins que glorieuse pour lui, et qui menace de lui devenir funeste par le mécontentement qu’elle a dû exciter dans ses États, mécontentement qui pourrait bien devenir le germe d’une insurrection prochaine.

« On a fait un crime à Dillon d’avoir parlementé avec lui, pour la reddition de Verdun, et on a demandé, de la tribune de la Convention, un décret qui interdît à nos généraux la faculté de traiter avec l’ennemi. Personne au monde n’eut moins de confiance que moi dans nos généraux, nommés par l’ex-monarque, pris parmi les courtisans, couverts de ses couleurs et comblés des faveurs de la Cour… Malgré mon rigorisme trop fondé, l’improbation des mesures prises par Dillon, à l’égard des Prussiens, pour la reddition de Verdun, ne m’a paru qu’une mauvaise chicane, et le décret proposé n’est qu’un moyen d’entraver les opérations de nos armées, et d’empêcher les chefs de fixer la victoire en profitant de leurs avantages. Dillon n’a fait, à l’égard du commandant prussien, que ce que doit faire un général, et ce que font tous les généraux avant d’assiéger une place, je veux dire demander sa reddition et capituler. Si l’on considère que la ville de Verdun est peuplée de Français, et qu’elle devait être assiégée par des Français, où est le citoyen sensé qui ose faire un crime à Dillon d’avoir cherché à épargner le sang de nos frères ? Où est l’homme sage qui ose trouver mauvais qu’il ait pris des mesures propres à accélérer la retraite des Prussiens, encore trop en état de nous faire beaucoup de mal, ne fût-ce qu’en soutenant par leur présence l’audace ou plutôt la férocité des Autrichiens, et en perpétuant leurs ravages meurtriers ?

« De quelque manière qu’on envisage la conduite de ce général, c’est un grand bien qu’il ait commencé par diplomatiser, comme on dit, car c’est un grand point gagné que de rompre la ligue des despotes conjurés, de détacher Guillaume de François, de nous débarrasser promptement et pour toujours des Prussiens, de n’avoir plus qu’à réduire par le fer les Autrichiens, devenus indignes de tout quartier, de prévenir les nouveaux désastres qu’ils nous apprêtent, et de nous voir bientôt dans une position assez avantageuse pour laisser enfin respirer un peu les Français et s’occuper à réparer leur pertes. »

C’est comme un suprême effort d’impartialité et de sérénité que fait Marat. Oh ! je sais bien que son esprit est encore traversé de noirs soupçons et prompt à l’injustice. La « diplomatie » qu’il glorifie chez Dillon, il l’a condamnée, quelques jours avant, chez Dumouriez (numéro du jeudi 4 octobre) :

« Venons à Dumouriez. La réponse qu’il dit avoir faite au roi de Prusse paraît très adroite au premier coup d’œil ; mais je n’aime point la négociation dans laquelle il paraissait vouloir entrer. Une pareille négociation aurait paru de saison, s’il eût été question de séparer un ennemi formidable de ses alliés. Mais lorsque cet ennemi est réduit à l’extrémité, lorsque la famine et les maladies l’assiègent et le minent, lorsqu’il ne peut plus tenir, la seule négociation est de tomber dessus et de l’exterminer. Or Dumouriez ne pouvait prétexter cause d’ignorance : sa réponse était donc déplacée. Quel était donc son but ? De s’entendre avec les ministres et les royalistes qui s’agitent pour sauver leur patron en ménageant au roi de Prusse le désavantage ( ?) de s’expliquer là-dessus et aux événements le soin de décider la question. »

Ainsi ce qui est sage diplomatie avec Dillon était trahison avec Dumouriez. Et pourtant quand Dillon négociait avec les Prussiens, ils étaient encore plus bas. Cruelles injustices qui, en aigrissant Dumouriez, ne sont pas, hélas ! tout à fait innocentes de la trahison où plus tard misérablement, il s’abîma.

Mais, malgré tout, il était insensé à la Gironde de paraître suspendre toute sa politique à la lutte contre Marat. On dirait que celui-ci, à ce moment, désire une détente ; mais quoi ! à l’heure même où il s’applique à se contenir, où il promet d’être modéré et s’y efforce, les clameurs et les menaces redoublent contre lui. Le voilà qui redescend, désespéré, dans son souterrain, d’où il mènera contre les Girondins une guerre à mort. Le voilà enfoncé de nouveau dans la haine et dans la nuit, et ne concevant plus le relèvement des humbles que comme l’abaissement des heureux : Ut redeat miseris, abeat fortuna superbis. C’est l’épigraphe de son journal.


Le Bas.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


« Frères et amis, écrit-il le 2 novembre, c’est d’un souterrain que je vous adresse mes réclamations. Le devoir de conserver pour la défense de la patrie des jours qui me sont enfin devenus à charge peut seul me déterminer à m’enterrer de nouveau tout vivant pour me soustraire au poignard des lâches assassins qui me poursuivent sans relâche. L’auriez-vous imaginé ? Dans ces jours prétendus de triomphe et de gloire, un de vos députés est outragé par nombre de ses collègues, au sein même du Sénat, pour avoir dévoilé les complots tramés contre le salut public. Eh ! quoi, pour se garantir des noirs attentats d’une horde de factieux, qui en veulent à sa vie, un représentant de la nation sera-t-il donc réduit à demander vainement secours à ses concitoyens à chercher un asile dans un sombre caveau pour se mettre à couvert du fer des brigands qui semblaient un corps de militaires égarés par des chefs perfides ; tandis que sa maison est menacée des flammes par une foule de ces militaires pris de vin ! »

Pauvre agneau bêlant sous le couteau : et comme il oublie aisément qu’il a sans cesse aiguisé les poignards ! Mais en cette débâcle de l’égorgeur gémissant et tremblant qui s’attendrit sur lui-même, quel crime à la Gironde d’avoir grossi le personnage, et même de n’avoir pas tenté, en ces jours de gloire où la générosité était facile, de l’apaiser un peu !

Elle chercha, pour rétablir son crédit ébranlé par ses agitations vaines et ses violences factices, à frapper un coup décisif. C’est le 23 octobre qu’elle essaya à écraser Marat, mais surtout Robespierre. C’est par un mémoire de Roland, acrimonieux et emphatique, que s’engagea la bataille. Écoutez avec quelle solennité prétentieuse et quelle affectation presque niaise d’héroïsme Roland introduit son mémoire :

« C’est le tableau de la situation de Paris que je viens présenter à la Convention, conformément au décret qui me l’ordonne. Si ma poitrine était aussi forte que mon courage, je lirais moi-même ce mémoire. »

C’est un des secrétaires, Lanjuinais, qui le lut. Ce n’était qu’un tissu de déclamations contre Paris. Il mêle les plus futiles griefs administratifs aux plus véhémentes accusations, et il revient à satiété sur les actes irréguliers de la Commune révolutionnaire, comme s’il n’eût pas suffi du tranquille exercice de l’autorité de la Convention pour ramener peu à peu l’ordre et la régularité partout.

« Lorsque j’observe que les fédérés qui arrivent à Paris, et dont jusqu’à présent la loi avait confié le soin à la Commune, sont mal logés, mal traités, souvent envoyés chez moi pour y avoir des emplacements, des lits, comme si j’eusse été chargé de ces objets, tandis qu’ils étaient à la disposition de la Commune, laquelle semblait avoir dessein de les laisser souffrir et de leur persuader que ces souffrances, qu’il doit tenir à elle de faire cesser, étaient l’ouvrage du ministère (quand on voit tous les efforts de la Commune pour trouver des approvisionnements et des armes, l’insinuation de Roland apparaît insensée) ; lorsque, fournissant des matelats ou des lits pour les casernes, je n’obtiens aucun compte de ces objets et j’apprends qu’ils disparaissent… ; lorsque j’apprends en même temps les fausses inculpations répandues contre les hommes publics qui réunissent au caractère quelques talents et se sont fait connaître par leur intégrité ; lorsqu’enfin les principes de la révolte et du carnage sont hautement professés, applaudis dans des assemblées et que des clameurs s’élèvent contre la Convention elle-même… je ne puis plus douter que des partisans de l’ancien régime, ou de faux amis du peuple, cachant leur extravagance ou leur scélératesse sous un masque de patriotisme, n’aient conçu le plan d’un renversement dans lequel ils espèrent s’élever sur des ruines et des cadavres, goûter le sang, l’or et l’atrocité. (Vifs applaudissements).

« Département sage, mais peu puissant ; Commune active et despote ; peuple excellent, mais dont une partie saine est intimidée ou contrainte, tandis que l’autre est travaillée par les flatteurs et enflammée par la calomnie ; confusion des pouvoirs, abus et mépris des autorités ; force publique faible ou nulle par un mauvais commandement : voilà Paris. »

C’est le radotage fielleux et vertueux d’un bureaucrate qui se plaint dans la même phrase de ne pas retrouver des matelas et d’entendre professer des principes de meurtre et de sang. Mais à qui s’appliquaient donc ces diatribes, et à quoi tendaient-elles, juste à l’heure où la Commune était visiblement assagie et où Marat lui-même reniait ses doctrines d’extermination ? Roland s’acharne à souffler sur les cendres qui se refroidissent pour en faire jaillir à nouveau le feu de la guerre civile. Et qui donc pouvait-il caractériser ainsi ? Quel était le parti qui cherchait à « goûter le sang et l’atrocité » ? Était-ce Robespierre ? Était-ce Danton ? Déclamation niaise ou calomnie forcenée. Ah ! les faux sages, que de mal ils ont fait avec leurs petites vues, leur vanité austère et leurs rancunes infinies !

Et Roland, une fois de plus, offre à des poignards imaginaires sa vie que nul ne menace :

« Je déplais aux faibles, qui craignent une lumière dont ils se sentent incommodés ; aux pervers, qui s’irritent de celle qui les fait connaître ; aux ignorants, toujours prêts à se fâcher de la preuve de ce qu’ils n’avaient pu soupçonner ; les bons eux-mêmes s’inquiètent un moment ; ils voudraient douter du mal qui les afflige et qu’ils n’ont pas su prévoir ; mais entre la vérité qui blesse et qui sert, la flatterie qui tue, ou le silence qui trahit, je n’hésiterai jamais un instant, ma vie même y fût-elle intéressée. (Vifs applaudissements.) »

Hé ! qui donc alors en voulait à sa vie ? Mais qui fera taire à temps cette vieille corneille lugubre et bavarde, perchée sur l’arbre de la liberté ? Ce triste ramage et ce sombre plumage sont un signal de guerre civile. Chaque fois que cet homme parle, et il parle toujours, chaque fois qu’il gémit, et il gémit toujours, les passions furieuses sont aux prises et la Révolution se déchire. À son rapport sinistre et creux, Roland annexe, pour en préciser l’effet, des rapports de police, dont un visait Robespierre, on va voir de quelle façon misérable.

« Lettre adressée au ministre de la justice.

« J’étais hier, au matin, chez le quidam féroce dont nous avons parlé plusieurs fois. Il est venu un particulier de la section de Marseille, et qui plus, membre du club des Cordeliers. Ce misérable fit une longue apologie de la journée du 2 septembre, et il ajouta que cette affaire n’était pas complète qu’il fallait encore une nouvelle saignée, mais plus copieuse que la première. « Nous avons, disait-il, la cabale Roland et Brissot dont il faut nous « défaire ; on s’en occupe, et j’espère, poursuivait-il, que sous quinze jours « au plus tard, ce sera fait. » Faites, je vous en conjure, le profit de la société de l’avis que je vous donne. Je n’ai pas voulu demander le nom de ce particulier, parce que j’ai craint que l’on soupçonnât l’usage que je voulais faire. Cependant si vous êtes jaloux de le savoir, je pourrais vous le dire sous deux jours au plus tard. Il est temps et grand temps d’arrêter la fureur des assassins. Je gémis à mon particulier de voir les horreurs qu’on nous prépare Buzot leur déplaît beaucoup, Vergniaud, Guadet, Lasource, etc., voilà ceux que l’on nomme pour être de la cabale de Roland ; ils ne veulent entendre parler que de Robespierre. »

Un membre : « Ah ! le scélérat ! »

« Je ne signe pas, et vous savez bien que ce n’est pas la confiance qui me manque, mais je crains de vous compromettre. Je ne connais guère qu’un moyen de tempérer l’ardeur des assassins : ce serait de solliciter la loi déjà proposée contre les provocations au meurtre, et sitôt qu’elle serait promulguée, de mettre à leurs trousses des gens sûrs qui les dénonçassent. Si on en punissait un seul, il n’y aurait plus de prédicateurs de l’assassinat, et l’ordre régnerait incessamment.

« L’accusateur public est grand ami du quidam chez lequel j’étais. Il lui a fait tenir une lettre au tribunal ; mais j’ignore ce qu’elle contient.

« L’homme dont on ne savait pas le nom c’est un nommé Fournier l’Américain, demeurant rue Neuve-du-Luxembourg, chez un apothicaire.

« Je soussigné, certifie que la présente lettre m’a été adressée par le citoyen Marcandier, qui connaît mon amour pour la patrie. En foi de quoi, j’ai signé le présent, aujourd’hui vingt-six octobre mil sept cent quatre-vingt douze, l’an premier de la République.

« Signé : Dubail, vice-président de la seconde section du tribunal criminel de Paris, rue de Vaugirard.

« Pour copie conforme : signé, Roland. »

Et le procès-verbal note : Vif mouvement d’émotion. Quoi ? de l’émotion pour ce chiffon de police inepte et abject ? Ce ne pouvait être qu’une émotion girondine, une émotion calculée et feinte : car que signifie ce document plus que bizarre ? D’abord la lettre est destinée à être mise sous les yeux du ministre de la justice, et elle est adressée au sieur Dubail qui la transmet. Son auteur ne signe pas pour ne pas compromettre le destinataire ; et le destinataire en connaît néanmoins le nom et s’empresse de le livrer à la publicité. Tout cela, ce sont évidemment de petits moyens de policiers cherchant à intriguer Garat, le ministre de la justice, et à se pousser auprès de lui. Je ne sais si je me trompe, mais je reconnais dans ce factum la manière prétentieuse, sententieuse, dilatoire et vague de « l’observateur Dutard » qui, à la fin d’avril, entrera officiellement au service de Garat. Quelle incohérence dans ce papier ! Il commence par dire qu’il ignore le nom de l’homme féroce qui annonce ce nouveau massacre : puis, à la fin de la lettre, il nomme Fournier l’Américain.

Aux armes, Citoyens !
Soldats français.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


Visiblement il y a là une petite bande de policiers sans emploi qui cherchent à affoler Garat pour se faire pensionner. Le conseil discret qu’ils donnent au ministre, c’est de mettre des gens sûrs, c’est-à-dire des policiers bien payés, aux trousses des gens dénoncés par les policiers eux-mêmes : toute une prébende de police soi-disant révolutionnaire. Et que révèlent-ils comme coup d’essai ? Qu’un particulier annonce des desseins violents : ils font même la découverte subtile que Vergniaud et Brissot sont amis de Roland. Et parce que ce « particulier », tout en médisant de Roland, dit du bien de Robespierre, voilà Robespierre compromis ; le flegmatique Garat, cherchant à se couvrir de tous côtés, porte cette basse pièce de police au conseil des ministres ; Roland s’en empare avec un empressement vertueux ; et il la fait lire à la Convention pour charger le dossier contre Robespierre et amorcer l’accusation. C’est misérable, et je ne connais rien dans l’histoire des partis qui soit au-dessous de ce niveau. Quelque implacable que doive être pour elle le destin, la Gironde a perdu ce jour-là le droit de réclamer contre n’importe quelle infamie. Robespierre, appelé à la tribune par ce guet-apens, veut parler contre l’impression du rapport de Roland : il en obtient avec peine le droit. Et dès qu’il veut aborder le fond même du débat, se justifier contre les lâches incriminations policières, la Gironde lui coupe la parole et le couvre de huées. En vain Danton proteste :

« Président, maintenez la parole à l’orateur ; et moi aussi, je la demande après : il est temps que tout cela s’éclaircisse. »

Le président, qui est Guadet, sarcastique et amer, essaie, lui aussi, d’accabler Robespierre, de lier sa défense :

« Robespierre, vous n’avez la parole que sur l’impression du mémoire des ministres, car il ne s’agit pas encore du fond de la question. »

Comme si Robespierre n’avait pas besoin d’établir la fausseté de certaines allégations du rapport pour obtenir que l’impression en fût ajournée ! Le tumulte organisé, systématique, redouble :

« Si vous ne voulez pas m’entendre, dit Robespierre, si vous m’interrompez sous différents prétextes ; et si le président, au lieu de faire respecter la liberté des suffrages, emploie lui-même des prétextes plus ou moins spécieux… »

Quoi ! il insulte le président ! Il a déjà à la tribune l’expression dictatoriale ! Et Guadet, magnanime et venimeux, haineux et fourbe, dit doucereusement :

« Robespierre, vous voyez les efforts que je fais pour ramener le silence : c’est une calomnie de plus que je vous pardonne et que je prie l’Assemblée de permettre de vous pardonner. » (Vifs applaudissements.)

Mais quel abus de la force, à la fois hypocrite et furieux, chez ces hommes qui criaient à la dictature ! Ah ! le vertueux Roland et son digne policier avaient fait de bonne besogne ! Et comme, au travers des clameurs et des huées, Robespierre parvenait à dire enfin :

« Quoi ! lorsqu’il n’est pas un homme qui osât m’accuser en face et articuler des faits positifs contre moi ; lorsqu’il n’en est pas un qui osât monter à cette tribune et ouvrir avec moi une discussion calme et sérieuse… »

Louvet se jeta dans l’arène : il s’avança au pied de la tribune et, défiant Robespierre, il lui cria :

« Je m’offre contre toi, Robespierre, et je demande la parole pour t’accuser. »

C’est la formule des défis de chevalerie. Et Rebecqui et Barbaroux s’écrient alors :

« Et nous aussi, nous allons t’accuser. »

L’orage de cris s’apaise, et la Convention fait silence ; que sortira-t-il de ces défis tragiques et de ce combat ? Un moment Robespierre parut ému, presque troublé. Il avait le courage tenace et l’héroïsme réfléchi. Il n’avait pas cette audace physique et cette force de tempérament qui éclatent soudain dans les grandes crises en paroles souveraines. Il se sentait tout à coup enveloppé, assailli, et comme il se taisait, cherchant sans doute, de son regard un peu myope et incertain, à discerner l’adversaire :

« Oui, Robespierre, répéta Louvet, c’est moi qui t’accuse » et il monta à la tribune comme pour en rejeter à jamais le rival furieusement haï, précipité maintenant au rang des accusés.

« Continue, continue, Robespierre, cria Danton de sa grande voix ; les bons citoyens sont là qui t’entendent. »

Il savait bien, le grand homme, que la folie des haines allait emporter la Révolution si d’emblée on ne résistait pas. Il savait bien qu’au premier coup de cognée qui frapperait un des arbres, et un des plus grands, toute la forêt était menacée ; il communiquait à Robespierre un moment déconcerté sa force virile. Et c’est Robespierre un jour qui guillotinera Danton ! Mais retenons les éclairs de la pensée impatiente qui perce le sombre avenir ; restons dans le cercle des haines, des luttes et des prévisions où s’agitent en ce moment les hommes de 92. Robespierre conclut avec méthode et sagesse, mais sans chaleur et sans éclat, qu’il fallait examiner sérieusement le rapport, en discuter le pour et le contre, et fixer un jour où ses adversaires et lui-même seraient entendus. Danton, lui aussi, voulait un grand et clair débat pour ramener la sérénité dans la Convention : et tout de suite il essaya de ramener à une large concorde révolutionnaire les partis qui se déchiraient :

« Il est temps que nous sachions enfin de qui nous sommes les collègues, il est temps que nos collègues sachent ce qu’ils doivent penser de nous. (Applaudissements.) On ne peut se dissimuler qu’il existe dans l’Assemblée un grand germe de défiance entre ceux qui la composent… (Quelques interruptions). Si j’ai dit une vérité que vous sentez tous, laissez m’en donc tirer les conséquences. Eh bien, ces défiances, il faut qu’elles cessent, et s’il y a un coupable parmi nous, il faut que vous en fassiez justice. (Vifs applaudissements). Je déclare à la Convention et à la nation entière que je n’aime point l’individu Marat (Applaudissements) ; je dis avec franchise que j’ai fait l’expérience de son tempérament ; non seulement il est volcanique et acariâtre, mais insociable. Après un tel aveu, qu’il me soit permis de dire que moi aussi je suis sans parti et sans faction. Si quelqu’un peut prouver que je tiens à une faction, qu’il me confonde à l’instant… Si, au contraire, il est vrai que ma pensée est à moi, que je sois fortement décidé à mourir plutôt que d’être la cause d’un déchirement et d’une tendance à un déchirement dans la République, je demande à énoncer ma pensée tout entière sur notre situation politique actuelle (Applaudissements).

« Sans doute il est beau que la philanthropie, qu’un sentiment d’humanité fasse gémir le ministre de l’intérieur et tous les bons citoyens sur les malheurs inséparables d’une grande Révolution ; sans doute on a droit de réclamer toute la rigueur de la justice nationale contre ceux qui auraient évidemment servi leurs passions particulières au lieu de servir la Révolution et la liberté. Mais comment se fait-il qu’un ministre qui ne peut pas ignorer les circonstances qui ont amené les événements dont il vous a entretenus, oublie les principes et les vérités qu’un autre ministre vous a développés sur ces mêmes événements ? Rappelez-vous ce que le ministre actuel de la justice vous a dit sur ces malheurs inséparables des Révolutions (Murmures).

« Je ne ferai point d’autre réponse au ministre de l’intérieur. Si chacun de nous, si tout républicain a le droit d’invoquer la justice contre ceux qui n’auraient excité des mouvements révolutionnaires que pour assouvir des vengeances particulières, je dis qu’on ne peut pas se dissimuler non plus que jamais trône n’a été fracassé sans que ses éclats blessassent quelques bons citoyens ; que jamais révolution complète n’a été opérée sans que cette vaste démolition de l’ordre des choses existant n’ait été funeste à quelqu’un, et qu’il ne faut donc pas imputer ni à la ville de Paris ni à celles qui auraient pu présenter les mêmes désastres, ce qui est peut-être l’effet de quelques vengeances particulières, dont je ne nie pas l’existence, mais ce qui est bien plus probablement la suite de cette commotion générale, de cette fièvre nationale qui a produit les miracles dont s’étonnera la postérité. »

C’est d’une ampleur et d’une vérité admirables. Quel irréparable malheur qu’il n’ait pu convaincre et concilier ! Il s’applique, sans blesser Roland, à écarter les sombres fantômes dont le ministre s’épouvante lui-même :

« Je dis donc que le ministre a cédé à un sentiment que je respecte ; mais que son amour passionné pour l’ordre et la loi lui a fait voir sous la couleur de l’esprit de faction et de grands complots d’État (murmures), ce qui n’est peut-être que la réunion de petites et misérables intrigues dans leurs objets comme dans leurs moyens (Nouveaux murmures). Pénétrez-vous de cette vérité qu’il ne peut exister de faction dans une République (murmures) ; il y a des passions qui se cachent ; il y a des crimes particuliers, mais il n’y a pas de ces complots vastes qui puissent porter atteinte à la liberté ' (Murmures prolongés). Et où sont donc les hommes qu’on accuse comme des conjurés, comme des prétendants à la dictature ou au triumvirat ? Qu’on les nomme ! Marat ? mais je vous l’ai dit… Oui, nous devons réunir nos efforts pour faire cesser l’agitation de quelques ressentiments et de quelques préventions personnelles, plutôt que de nous effrayer par de vains et chimériques complots dont on serait bien embarrassé d’avoir à prouver l’existence. Je provoque donc une explication franche sur les défiances qui nous divisent ; je demande que la discussion sur le mémoire du ministre soit ajournée à jour fixe, parce que je désire que les faits soient approfondis, et que la Convention nationale prenne des mesures contre ceux qui pourraient être coupables.

« J’assure que c’est avec raison qu’on a réclamé contre l’envoi aux départements de lettres qui inculpent indirectement des membres de cette assemblée. Roland aurait dû envoyer cette lettre où il est question de massacres au ministre de la justice ou à l’accusateur public pour la dénoncer aux tribunaux et là sans doute on aurait reconnu que tous ces projets sinistres sont de vaines chimères (Murmures). Je le déclare nettement, parce qu’il est temps de le dire ; tous ceux qui parlent de la faction Robespierre sont à mes yeux ou des hommes prévenus ou de mauvais citoyens (Applaudissements). »

C’est contre des murmures croissants et des résistances croissantes que parlait Danton. La Convention n’acceptait pas l’ajournement du débat. Elle avait cette hâte presque maladive qu’ont les grandes assemblées d’aller jusqu’au fond des émotions ; la lice était ouverte, que les champions soient appelés. Une impatience aussi d’en finir, de voir clair peut-être, était chez les meilleurs. Et la Gironde avait vu Robespierre troublé, ému ; qui sait si on n’allait pas le terrasser ce soir même ? Évidemment, entre les Roland, et Barbaroux, Louvet, Rébecqui, l’attaque était concertée. Louvet a un long discours tout préparé, et c’est ce discours qu’annoncent le rapport de Roland et la lettre de police. Touchante collaboration entre le ménage vertueux qui reprochait à Danton la liberté de sa vie, et le romancier de Faublas, qui, avant d’agencer de sombres histoires de complots, avait combiné des aventures d’alcôve et de canapé à lasser les plus exigeants ! Mme Roland dans les Portraits et Anecdotes qu’elle rédigea plus tard à Sainte-Pélagie, en août 1793, a pour Louvet de grandes complaisances :

« Louvet, que j’ai connu durant le premier ministère de Roland, et dont je rechercherai toujours l’agréable société, pourrait bien quelquefois, comme Philopœmen, payer l’intérêt de sa mauvaise mine ; petit, fluet, la vue basse et l’habit négligé, il ne parait rien au vulgaire, qui ne remarque pas la noblesse de son front et le feu dont s’animent ses yeux et son visage à l’expression d’une grande vérité, d’un beau sentiment, d’une saillie ingénieuse ou d’une fine plaisanterie. Les gens de lettres et les personnes de goût connaissent ses jolis romans où les grâces de l’imagination s’allient à la légèreté du style, au ton de la philosophie, au sel de la critique. La politique lui doit les ouvrages les plus graves, dont les principes et la manière déposent également en faveur de son âme et de ses talents. Il a prouvé que sa main habile pouvait alternativement secouer les grelots de la folie, tenir le burin de l’histoire, et lancer les foudres de l’éloquence. Il est impossible de réunir plus d’esprit à moins de prétention et plus de bonhomie ; courageux comme un lion, simple comme un enfant, homme sensible, bon citoyen, écrivain vigoureux, il peut faire trembler Catilina à la tribune, dîner chez les Grâces et souper avec Bachaumont.

« Sa Catilinaire ou Robespierride méritait d’être prononcée dans un Sénat qui eût la force de faire justice ! »

Hélas ! Et Mme Roland qui se fait presque minaudière et régence pour parler des Grâces et de Bachaumont accablait Danton de sa pruderie ! Comme l’esprit de parti et de coterie a des ressources profondes d’hypocrisie, même dans les âmes droites et nobles !

C’est un roman pitoyable que Louvet porta à la tribune ; et il tenta en vain d’imiter le bruit de la foudre en secouant des grelots fêlés. Dans ce corps à corps suprême avec Robespierre, il fallait des coups droits et sûrs, des accusations précises, des faits certains. Il ne fit que ressasser les vagues accusations de dictature, il reprocha à Robespierre son influence aux Jacobins ; et quand il voulut préciser, ses griefs ou furent misérables ou furent faux. Écoutez un des crimes de Robespierre : c’est d’avoir été prendre séance après le Dix Août, au Conseil général de la Commune provisoire dont Louvet lui-même faisait partie :

« Représentants du peuple, une journée à jamais glorieuse, celle du Dix Août, venait de sauver la France. Deux jours encore s’étaient écoulés ; membre de ce Conseil général provisoire (Murmures), j’étais à mes fonctions, un homme entre, et tout à coup il se fait un grand mouvement dans l’assemblée. Je regarde, et j’en crois à peine mes yeux… c’était lui, c’était Robespierre. Il venait s’asseoir au milieu de nous. Je me trompe, il était déjà allé se placer au bureau ; depuis il n’y avait plus d’égalité pour lui. »

Que penser de l’enfantillage de ce trait de Louvet ! Mais voici une accusation plus redoutable… si elle est vraie :

« L’Assemblée législative, elle, était journellement tourmentée, méconnue, avilie, par un insolent démagogue qui venait à la barre lui ordonner des décrets, qui ne retournait au Conseil général que pour la dénoncer, qui revenait jusque dans la Commission des vingt-et-un, menacer du tocsin… »

Là-dessus, et avant même que Louvet se soit expliqué, l’indignation contre Robespierre éclate. En vain, Billaud-Varennes s’écrie : « C’est faux ! » Sa voix est couverte par les clameurs, par les affirmations des témoins qui soutiennent Louvet. L’émotion semble déborder bien au delà de la Gironde. Pendant que de nombreux Conventionnels désignent Robespierre d’un geste accusateur et menaçant, Cambon, qui ne peut oublier les humiliations et les frayeurs de la Législative, s’écrie avec fureur et comme s’il maniait un poignard invisible, le poignard que se transmirent dans l’histoire les amants passionnés de la liberté : « Misérable, voilà, voilà l’arrêt de mort des dictateurs ».

Delacroix atteste solennellement la vérité du récit de Louvet : «… En descendant de la tribune, je me retirai dans l’extrémité de la salle du côté gauche, alors Robespierre me dit que si l’Assemblée n’acceptait pas de bonne volonté ce qu’on lui demandait, on saurait le lui faire adopter avec le tocsin. » Et là-dessus, le chœur des imprécations girondines recommence : « Misérable ! Misérable ! »

Et pourtant, Delacroix, en confirmant Louvet, le démentait : Louvet plaçait le propos à la Commission des vingt et un ; Delacroix, dans la salle même des séances, et ce n’était pas une parole publique, officielle, délibérée ; c’était un propos d’homme à homme et dont la lettre et le sens avaient pu être déformés. Effet de séance, mais qui ne devait pas résister à l’examen ! Même en séance d’ailleurs, l’effet fut bientôt neutralisé par la vigueur de Robespierre. Aidé de son frère, il luttait pour rompre le cercle dont ses ennemis gesticulants l’enveloppaient, et pour gravir la tribune. Il protestait violemment contre l’accusation de Louvet. Et déjà la Gironde voulait le transformer en accusé :

« J’observe à la Convention, s’écria un Conventionnel, qu’elle ne peut entendre à la tribune un homme accusé d’un pareil crime ; il faut qu’il descende à la barre. »

Malgré tout, la véhémente protestation de Robespierre éveillait un doute, brisait un peu le courant. Louvet avait dit un mot terrible et perfide : « Vous vengerez la Législative », et les souffrances d’amour-propre exaspéré de tous les députés qui, pour n’avoir pas su prendre à temps l’initiative et la direction de la lutte révolutionnaire contre la royauté, avaient dû subir quelques jours la dictature de l’audacieuse et victorieuse Commune, s’acharnaient en effet à la vengeance. Mais le discours de Louvet n’était qu’un point d’appui fragile, une déclamation vaine et qui tombait dans le vide. Elle trompait l’attente des haines. Sur les journées de septembre, le sophisme était trop criant ; il était impossible de compromettre à fond dans les massacres Robespierre et Danton, et de dégager entièrement la Gironde. Quand Louvet dit que « l’autorité tutélaire de Pétion était enchaînée, que Roland parlait en vain », c’est pure rhétorique de parti ; car le premier jour, ni Pétion ni Roland ne firent un effort visible ; et Louvet était réduit, pour solidariser Robespierre et Marat, à alléguer que le premier avait dans une assemblée électorale soutenu la candidature du second. Le discours de Louvet était donc passé comme un nuage boursouflé, fantastique et vain, gros de menaces mais piètre d’effet. Aussi bien, lui-même donnait un démenti à la violence de ses accusations par l’incertitude de ses conclusions et par leur incohérence :

« Robespierre, je t’accuse d’avoir depuis longtemps calomnié les plus purs, les meilleurs patriotes, je t’en accuse, car je pense que l’honneur des bons citoyens et des représentants du peuple ne t’appartient pas.

« Je t’accuse d’avoir calomnié les mêmes hommes avec plus de fureur à l’époque des premiers jours de septembre, c’est-à-dire dans un temps où les calomnies étaient des proscriptions.

« Je t’accuse d’avoir, autant qu’il était en toi, persécuté, avili la représentation nationale et de l’avoir fait méconnaître, persécuter, avilir.

« Je l’accuse de t’être continuellement produit comme un objet d’idolâtrie, d’avoir souffert que devant toi l’on dît que tu étais le seul homme vertueux de la France, le seul qui pût sauver la patrie et de l’avoir donné vingt fois à entendre toi-même.

« Je t’accuse d’avoir tyrannisé l’assemblée électorale de Paris par tous les moyens d’intrigue et d’effroi.

« Je t’accuse d’avoir évidemment marché au suprême pouvoir, ce qui est démontré, et par les faits que j’ai indiqués et par toute ta conduite qui pour t’accuser parlera plus haut que moi.

« Je demande que l’examen de ta conduite soit renvoyé à un Comité.

« Législateurs, il est au milieu de vous un autre homme dont le nom ne souillera pas ma bouche, un homme que je n’ai pas besoin d’accuser, car il s’est accusé lui-même. Lui-même il vous a dit que son opinion était qu’il fallait faire tomber 200,000 têtes ; lui-même il vous a avoué ce qu’au reste il ne pouvait nier, qu’il avait conseillé la subversion du gouvernement, qu’il avait provoqué l’établissement du tribunat, de la dictature, du triumvirat ; mais quand il vous fit cet aveu, vous ne connaissiez peut-être pas encore toutes les circonstances qui rendaient ce délit vraiment national ; et cet homme est au milieu de vous ! Et la France s’en indigne, et l’Europe s’en étonne. Elles attendent que vous prononciez.

« Je demande contre Marat un décret d’accusation (Murmures à l’extrême gauche ; applaudissements sur les autres bancs) et que le Comité de sûreté générale soit chargé d’examiner la conduite de Robespierre et de quelques autres »

Mais pourquoi cette différence entre Marat et Robespierre ? Pourquoi décréter d’emblée la mise en accusation du premier et demander une enquête seulement sur le second ? Louvet avouait donc par là que lui-même n’avait pas une confiance absolue dans la force de sa preuve, car si le crime de Robespierre prétendant au pouvoir suprême et y marchant en effet avait été démontré, il était bien plus grave que tous les propos de Marat. Ni Louvet, ni la Gironde ne se sentirent capables d’entraîner la Convention à un vote décisif contre Robespierre. La déception de la Convention était grande. Ce qu’elle attendait des Girondins, ce n’était point la preuve que dans la crise révolutionnaire d’où la République était sortie Robespierre avait manœuvré pour accroître le plus possible son influence politique et celle de la Commune.
Le Masque levé.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)



Ce qu’il aurait fallu bien démontrer, c’est que Robespierre, par des actes précis, avait cherché à supprimer la volonté nationale, à substituer une faction dictatoriale au pouvoir légal de la Convention. Or, c’est Robespierre qui avait demandé la réunion de la Convention. L’accusation de Louvet s’effondrait. Il n’en restait rien de précis, mais un vague procès de tendance qui enveloppait, avec Robespierre, quelques autres, et logiquement le peuple de Paris, le peuple du Dix Août. Non, la Convention ne pouvait se risquer dans cette voie. La Gironde n’avait qu’une chance de l’entraîner ; c’était de l’éblouir, de la fanatiser, et de la lier par des responsabilités immédiates à de nouvelles et plus lourdes responsabilités. Puisque la Gironde n’avait pas consenti à l’ajournement du débat demandé par Danton, il fallait que le soir même et aussitôt après le discours de Louvet, Robespierre fût décrété d’accusation et arrêté.

En ajournant la conclusion après avoir refusé l’ajournement du débat, la Gironde trahissait à la fois sa faiblesse et sa jactance. Se borner à la mise en accusation de Marat pour un discours qui était tourné tout entier contre Robespierre, c’était découvrir ce qu’il y avait de factice dans les colères et les craintes étalées. Et c’était laisser à la froide raison le temps de dissiper les prestiges de passion et de rhétorique du romancier Louvet.

L’effet de la séance fut mauvais pour la Convention et déplorable pour la Gironde. Le journal les Révolutions de Paris, qui affectait l’impartialité, et qui d’ailleurs aimait peu Robespierre et Marat, sans doute parce qu’il n’avait pu exercer sur les assemblées électorales de Paris une action suffisante, traduit assez bien le malaise de l’opinion.

« Hélas ! nous en rougissons pour nos députés. Ils passent le temps à se dénoncer les uns les autres. Des séances prolongées jusque dans la nuit se consument à entendre Louvet accuser Robespierre ; Robespierre dénoncer Brissot et compagnie, Barbaroux dénoncer Marat ; Marat, brochant sur le tout, dénoncer à lui seul tous les généraux, tous les ministres, tous ses collègues à la Convention, à l’exception de Danton qui a l’ingratitude d’abandonner Marat au milieu de la mêlée ; quelle pitié que tout cela !… Louvet, si quelques ambitieux ont fait des tentatives criminelles pour changer le gouvernement, puisque la Convention eut le bon esprit de passer à l’ordre du jour, pourquoi revenir à la charge ? N’y a-t-il pas des juges et des licteurs ? Si Marat, Danton et Robespierre sont les triumvirs de cette dictature dont tu parles, tu n’avais qu’une parole à leur adresser : « Sortez de cette enceinte d’où vos crimes vous repoussent, et suivez-moi devant un tribunal ; je me porte votre accusateur, venez vous défendre. » Tu nous aurais épargné le long historique des débats de la société des Jacobins, le scandale d’une séance conventionnelle tout à fait nulle pour la politique, et la confusion de Robespierre, réduit à demander huit jours pour répondre. Huit jours pour se justifier à l’incorruptible Robespierre ! »

Le journal de Prudhomme parle avec tant d’amertume de l’assemblée électorale de Paris, de Robespierre, de Danton et de Marat qui y dominèrent, qu’il est visible que la bonne feuille doctrinaire et sentencieuse a eu des mécomptes électoraux. Elle se console en trouvant que tout est petit :

« Une Convention en général mal choisie, surtout la députation de Paris, qui aurait dû être la meilleure ; une Convention qui devrait être un Atlas, puisqu’elle a, pour ainsi dire, le globe entier à replacer sur l’axe de la raison, et qui éprouve les petites passions de l’enfant débile et mutin. »

Pour Danton, le bon journal a des mots féroces et perfides : « Et toi, Danton, tu te tais aussi, ou tu n’ouvres la bouche que pour désavouer lâchement ton agent subalterne ! »

La communauté des déceptions électorales, à Paris, devait donc rapprocher les journalistes du journal de Prudhomme et les Girondins, et pourtant l’impression produite par le discours de Louvet sur les démocrates fut si fâcheuse qu’il est obligé de le condamner. Carra, dans le compte rendu des Annales patriotiques, se dégage visiblement de la Gironde, il n’est point aimable pour Louvet.

« Louvet entreprend une longue dénonciation contre Robespierre, Marat, Danton, etc., mais c’est principalement Robespierre qu’il attaque et qu’il accuse comme chef d’un parti assassin et liberticide ; il mêle à son récit des mouvements oratoires, il emploie tous les grands ressorts de l’éloquence dans un sujet où peut-être il eût fallu au contraire les écarter… En parlant de Marat, l’orateur emploie un de ces tours qui, pour être exagérés manquent tout leur effet. Il le qualifie d’abord, sans le nommer, d’homme unique dans les fastes du monde, d’enfant perdu de l’assassinat, puis l’ayant nommé, il s’interrompt en s’écriant : « Dieux ! j’ai prononcé son nom ! » Ce mouvement pourra paraître heureux à d’autres ; nous ne le trouvons que froid et puéril. Nous n’approuvons pas davantage cet autre : « Ô comble d’horreur ! un mandat d’arrêt était déjà lancé contre le vertueux Roland ! » Car quelque scélérat qu’on suppose Marat, son nom est encore le meilleur moyen de le désigner, de le signaler à ceux à qui on veut le faire connaître, et quelque vertueux que soit Roland, le comble d’horreur n’est pas un mandat d’arrêt contre lui, lorsqu’on vient de parler de tant d’assassinats exécutés et projetés. »

Ainsi anatomisée, l’éloquence de Louvet n’avait pas des lendemains triomphants.

Le ton de Condorcet est d’une sévérité triste. Il écrit lui-même et sous sa signature, dans la Chronique de Paris du 31 octobre. C’est, sous une forme modérée et avec un accent de douleur contenue, un réquisitoire accablant contre Roland et la Gironde :

« Le ministre de l’intérieur est venu présenter un mémoire sur la situation politique de Paris. Le goût des préambules, si familier aux anciens ministres, y a paru un peu trop marqué pour ne pas laisser entrevoir d’avance l’intention de produire des effets qui, puisqu’il faut le dire, n’étaient pas ceux qu’un homme d’État devrait avoir en vue. Après avoir retracé tout au long le tableau des obstacles que les lois rencontrent à Paris dans leur exécution, les abus d’une administration illégale et anarchique, les torts de quelques hommes et les crimes de plusieurs, M. Roland a cru devoir dénoncer des complots qui, s’ils existaient réellement, feraient désespérer de l’établissement des lois et de toute liberté en France. Comment se prêter à l’idée de voir renouveler les crimes des 2 et 3 septembre ? Comment croire qu’il existe réellement un complot de faire égorger des citoyens qui, à tous égards, ont bien servi la patrie, et dont la vie est liée, jusqu’à un certain point, à la destinée de l’État ? Comment croire enfin à l’existence d’un complot aussi insensé qu’odieux ? On a cité à l’appui la lettre d’un juge du tribunal. Mais cette lettre contient-elle des inductions de preuves ? Pourquoi, dans ce cas, ne pas en suivre la trace devant les tribunaux ? Comment ne pas prévoir que de pareilles dénonciations adressées à la Convention même y jetteraient des ferments de trouble toujours funestes au bien public, y ranimeraient des haines et des préventions, que pour l’intérêt de la patrie, si ce n’est pour celui de la gloire, on devrait chercher à étouffer ? Croit-on que le peuple pourra voir d’un œil froid le temps des délibérations employé à des débats qui n’ont aucun rapport avec ses intérêts et avec les devoirs de ses représentants ? Celui qui les provoque n’est-il pas coupable, en supposant même que les craintes qui paraissent l’agiter ne soient pas chimériques ? Vouloir sans cesse occuper le public de soi, n’est-ce pas vouloir se rendre à tout prix un personnage important ? et cette prétention n’a-t-elle pas son danger dans les républiques, surtout quand elle s’environne avec un appareil de certaines formes austères, et qu’entre le parti qu’on attaque et celui qu’on soutient, on ne suppose d’autre intervalle que celui qui existe entre la scélératesse et la probité, entre le crime et la vertu ?

«… Le rapport de M. Roland semblait avoir pris assez de temps à l’Assemblée et peut-être à la chose publique. On aurait pu s’apercevoir qu’il avait assez envenimé les plaies, que les préventions, les haines, les craintes ont laissées après la journée du 10 ; mais Louvet avait demandé la parole pour accuser Robespierre ; et comme il est bien difficile que tout ce qui émeut les passions n’attire pas l’attention des hommes rassemblés, parce que telle est la nature de l’homme, l’orateur a pu se livrer à tous les ressentiments (la plupart bien justes d’ailleurs) dont son âme était pénétrée.

« On ne dira rien aujourd’hui de ce discours, sinon qu’il a paru préparé de manière à laisser des impressions malheureusement trop durables dans l’esprit d’un grand nombre d’auditeurs, et à faire déplorer aux autres les funestes effets des passions particulières. Ce n’est pas de tout cela dont la chose publique a besoin. »

Condorcet, hier encore pourtant l’ami de la Gironde, est révolté dans son esprit critique par l’ineptie de la pièce de police apportée par Roland, et il est excédé de l’austère et envahissante vanité de ce bureaucrate médiocre et fielleux qui, pour se faire valoir, crée des fantômes de complots et attise les haines ; Condorcet s’afflige et s’épouvante de l’esprit d’égoïsme et de vertige de la Gironde. Ô grand homme ! vous payerez de votre vie, comme Danton, les fautes commises par d’autres !

Un député proposa, le 31 octobre, qu’aucun membre de la Convention ne pût en dénoncer un autre : c’était une solution un peu naïve, mais, quoique la Convention passât à l’ordre du jour, c’était un indice du malaise croissant où les furieuses agitations de la Gironde jetaient les esprits. Le journal de Brissot s’irrita contre le malencontreux pacificateur :

« C’est ou un patriotisme bien peu éclairé ou un bien perfide esprit de faction qui a dicté à un membre une motion que l’anarchisme seul a pu applaudir ; il a demandé qu’aucun député ne pût en dénoncer un autre, sous aucun prétexte, et il a proposé différentes dispositions pénales contre les infracteurs de cette bizarre loi. Lorsque le reste impur des satellites de Sylla siégeait dans le sénat de Rome, à côté des vrais républicains ; lorsque Catilina et Cethegus paraissaient vis-à-vis de Cicéron et de Caton ; lorsque ces deux amis de la patrie élevaient la voix contre les cruels anarchistes qui voulaient marcher à la tyrannie par le démagogisme, qu’eût fait la majorité pure et inflexible des législateurs romains, si on eût proposé de fermer la bouche aux citoyens assez courageux pour braver les poignards et pour éloigner d’un doigt hardi les conspirateurs et leurs complices ? Le sénat de Rome aurait repoussé avec dédain ou avec indignation cette proposition ou criminelle ou absurde. C’est ce qu’a fait la Convention nationale ; elle est passée à l’ordre du jour malgré quelques clameurs. »

Avec quel art, avec quelle application la Gironde aiguise le couteau de la guillotine qui tranchera toutes ses têtes ! C’est elle qui sera frappée la première comme complice du tyran renversé au 10 août, comme un « reste impur des satellites de Sylla ». Mais la Convention commençait à être rassasiée de toutes ces attaques, et le discours déclamatoire de Louvet avait perdu tout son effet, quand Robespierre, huit jours après, le lundi 5 novembre, monta à la tribune pour se défendre. Il fut modéré, précis, modeste et habile. Visiblement il s’efforça d’opposer aux pompeuses paroles de Louvet une réplique mesurée et substantielle. Il réduisit aisément à rien certaines accusations puériles :

« On m’a fait un crime de la manière même dont je suis entré dans la salle où siégeait la nouvelle municipalité. Notre dénonciateur m’a reproché très sérieusement d’avoir dirigé mes pas vers le bureau. Dans ces conjonctures, où d’autres soins nous occupaient, j’étais loin de prévoir que je serais obligé d’informer un jour la Convention nationale que je n’avais été au bureau que pour faire vérifier mes pouvoirs. »

Voilà sur quoi Louvet appuyait son fameux : « Je t’accuse » Et sur l’autre fait, à propos duquel Robespierre, le 20 octobre, avait été comme submergé par l’indignation tumultueuse de la Gironde :

« Lacroix vous a dit que dans le coin du côté gauche, je l’avais menacé du tocsin. Lacroix, sans doute, s’était trompé. (Murmures.) Il n’y a aucune raison de m’interrompre, car il n’y en a pas même de ma part pour nier le fait s’il était exact. Mais, je le répète, Lacroix s’est trompé, et il était possible de confondre ou d’oublier les circonstances dont j’ai aussi des témoins, même dans cette assemblée, et parmi les membres du Corps législatif. Je vais les rappeler ; je me souviens très bien que dans ce coin dont j’ai parlé, j’entendis certains propos qui me parurent assez feuillantins, assez peu dignes des circonstances où nous étions, entre autres celui-ci qui s’adressait à la Commune : Que ne faites-vous résonner le tocsin ? C’est à ce propos, ou à un autre pareil, que je répondis : « Les sonneurs de tocsin sont ceux qui cherchent à aigrir les esprits par l’injustice. » Je me rappelle encore qu’alors un de mes collègues, moins patient que moi, dans un mouvement d’humeur, tint, en effet, un propos semblable à celui qu’on m’avait attribué, et d’autres m’ont entendu moi-même le lui reprocher. »

Regnaud : « J’atteste le fait que vient de dénoncer Robespierre. »

À l’examen donc, tout ce qu’il y avait d’un peu positif dans le discours accusateur s’évanouissait. Robespierre marqua la distance qui le séparait de Marat, il défendit nettement tous les actes de la Commune :

« Ne nous a-t-on pas accusés d’avoir envoyé, de concert avec le conseil exécutif, des commissaires dans plusieurs départements, pour propager nos principes, et les déterminer à s’unir aux Parisiens contre l’ennemi commun. Quelle idée s’est-on formée de la dernière Révolution ? La chute du trône paraissait-elle donc si facile avant le succès ? Ne s’agissait-il que de faire un coup de main sur les Tuileries ? Ne fallait-il pas anéantir dans toute la France le parti des tyrans, et par conséquent, communiquer à tous les départements la commotion salutaire qui venait d’électriser Paris ! Et comment ce soin pouvait-il ne pas regarder ces mêmes magistrats qui avaient appelé le peuple à l’insurrection ? Il s’agissait du salut public ; il y allait de leurs têtes ! Et on leur a fait un crime d’avoir envoyé des commissaires aux autres communes, pour les engager à avancer, à consolider leur ouvrage ? Que dis-je ! la calomnie a poursuivi ces commissaires eux-mêmes. Quelques-uns ont été jetés dans les fers. Le feuillantisme ou l’ignorance a calculé le degré de chaleur de leur style ; il a mesuré toutes leurs démarches avec le compas constitutionnel, pour trouver le prétexte de travestir les missionnaires de la Révolution en incendiaires, en ennemis de l’ordre public…

« Citoyens, voulez-vous une Révolution sans révolution ?

« Quel est cet esprit de persécution qui est venu reviser, pour ainsi dire, celle qui a brisé nos fers ? Mais comment peut-on soumettre à un jugement certain les effets que peuvent entraîner ces grandes commotions ? Qui peut, après coup, marquer le point précis où devaient se briser les flots de l’insurrection populaire ? À ce prix, quel peuple pourrait jamais secouer le joug du despotisme ?… Non, nous n’avons point failli ; j’en jure par le trône renversé et par la République qui s’élève. »

En cela, Robespierre était visiblement dans le vrai, et il ne faisait d’ailleurs que reprendre ce que Roland lui-même avait dit après le Dix Août et même après le 2 septembre. Ce qui reste vrai, et dont Robespierre, dans les explications qu’il donne des massacres, ne parvient pas à se disculper, c’est qu’il a voulu profiter du mouvement révolutionnaire pour perdre la Gironde, c’est qu’il a ramené, autant qu’il dépendait de lui, ces vastes commotions à son moi obsédant, à son implacable orgueil. Ce qui reste vrai, c’est qu’avec cette terrible préoccupation personnelle, Robespierre saisira toujours la hache des événements pour éliminer, pour émonder toutes les influences rivales. Mais quoi ! si la Révolution était restée unie avec elle-même, si la Gironde n’avait pas dès les premiers jours déchiré la Convention, qu’eût importé, dans le large développement des forces révolutionnaires, le lancinant orgueil de Robespierre ? C’est la Gironde, qui, en dénonçant sa « dictature », la prépare. À mesure que la Révolution se resserre, elle risque de n’être plus que le piédestal d’un homme ; et les Girondins se sont acharnés à la resserrer, en ce jour lumineux de victoire et d’espérance où elle aurait pu s’élargir dans la concorde et dans la joie, ils ne peuvent alléguer, pour se détendre devant l’histoire, que du moins leur passion fut sincère ; car c’est après coup, c’est de sang-froid, c’est dans un dessein de domination politique, qu’ils suscitèrent en eux toutes leurs indignations philanthropiques au sujet des événements de septembre. Il n’y a là qu’hypocrisie, émotion de théâtre.

« Je pourrais, s’écrie Robespierre, citer en faveur du Conseil général de la Commune M. Louvet lui-même, qui commençait l’une de ses affiches de la Sentinelle par ces mots : Honneur au Conseil général de la Commune ! Il a fait sonner le tocsin ! Il a sauvé la patrie !… C’était alors le temps des élections. (Applaudissements à gauche et dans les tribunes.)

« On assure qu’un innocent a péri. On s’est plu à en exagérer le nombre ; mais un seul, c’est beaucoup trop sans doute ; citoyens, pleurez cette méprise cruelle. Nous l’avons pleuré dès longtemps, c’était un bon citoyen, c’était donc l’un de nos amis. Pleurez même les victimes coupables, réservées à la vengeance des lois, qui sont tombées sous le glaive de la justice populaire ; mais que votre douleur ait un terme comme toutes les choses humaines.

« Gardons quelques larmes pour des calamités plus touchantes. Pleurez cent mille patriotes immolés par la tyrannie ; pleurez nos citoyens expirant, sous leurs toits embrasés. Mais consolez-vous si, supérieurs à toutes les viles passions, vous voulez assurer le bonheur de votre pays, et préparer celui du monde… La sensibilité qui gémit presque exclusivement pour les ennemis de la liberté m’est suspecte. Cessez d’agiter sous mes yeux la robe sanglante du tyran ou je croirai que vous voulez remettre Rome dans les fers. Envoyant ces peintures pathétiques des Lamballe, des Montmorin, de la consternation des mauvais citoyens, et ces déclamations furieuses contre des hommes connus sous des rapports tout à fait opposés, n’avez-vous pas cru lire un manifeste de Brunswick ou de Condé ? Calomniateurs éternels, voulez-vous donc venger le despotisme ? Voulez-vous flétrir le berceau de la République ? Voulez-vous déshonorer aux yeux de l’Europe la révolution qui l’a enfantée, et fournir des armes à tous les ennemis de la liberté ? Amour de l’humanité vraiment admirable, qui tend à cimenter la misère et la servitude des peuples, et qui cache le désir barbare de se baigner dans le sang des patriotes ! »

Les tribunes acclamaient cette grande parole qui aurait été plus grande encore sans le dernier trait. Même quand il s’élève, Robespierre ne peut secouer tout le fardeau des pensées mauvaises ; mais la Convention subjuguée écoutait en silence l’homme que, huit jours avant, les fureurs girondines avaient presque piétiné. Elle sentait en lui une des forces de la Révolution ; et elle s’étonnait de cet accent mesuré et impérieux. Robespierre triomphe enfin des misérables procédés de police imaginés par Roland et il le raille de ses perpétuelles alarmes et de ses perpétuelles vantardises :

« Citoyens, si jamais à l’exemple des Lacédémoniens nous élevons un temple à la peur, je suis d’avis qu’on choisisse les ministres de son culte parmi ceux-là mêmes qui vous entretiennent sans cesse de leur courage et de leurs dangers. (Applaudissements réitérés à gauche et dans les tribunes.)

« Mais comment parlerais-je de cette lettre prétendue, timidement et j’ose dire très gauchement présentée à votre curiosité ? Une lettre énigmatique adressée à un tiers, des brigands anonymes ! Des assassins anonymes ! et au milieu de ces nuages, un mot jeté comme au hasard : ils ne veulent entendre parler que de Robespierre ! Des réticences, des mystères, et ce s’adressant à la Convention nationale ! Le tout attaché à un rapport bien astucieux, après tant de libelles, tant d’affiches, tant de pamphlets, tant de journaux de toutes les espèces distribués à si grands frais et de toutes les manières dans tous les coins de la République. Ô homme vertueux, homme exclusivement, éternellement vertueux ! Où vouliez-vous donc aller par ces routes ténébreuses ? Vous avez essayé l’opinion ; vous vous êtes arrêté épouvanté. Vous avez bien fait. La nature ne vous a moulé ni pour de grandes actions ni pour de grands attentats. Je m’arrête ici moi-même par égard pour vous. Vous ne connaissez pas l’abominable histoire de l’homme à la missive énigmatique : cherchez-la, si vous en avez le courage, dans les monuments de la police. »

C’était à la fois nuancé et terrible : le vertueux Roland, tombé à d’aussi plats moyens policiers, est tout transpercé de cette ironie souveraine. Après ces appels à la concorde et à la paix, Robespierre descendit de la tribune au milieu des acclamations ; et la Convention libérée du joug de la Gironde refusa d’entendre la réplique de Louvet. C’était pour les Girondins une grande défaite ; ils avaient grandi leur adversaire ; ils l’avaient grandi en puissance, en prestige, en orgueil et en haine. Et eux-mêmes, pour avoir abusé de leur crédit, l’avaient ou brisé ou faussé. Barère, avec son habileté toujours un peu équivoque, essaya de préciser tout ensemble et de pallier la défaite de la Gironde.

Merlin, de Douai.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


Il demanda que la Convention passât à l’ordre du jour, mais en termes dédaigneux pour Robespierre :

« Que signifient, aux yeux d’un législateur politique, toutes ces accusations de dictature, d’ambition du pouvoir suprême, et les ridicules projets de triumvirat ? Citoyens, ne donnons pas de l’importance à des hommes que l’opinion générale saura, mieux que nous, remettre à leur place ; ne faisons pas de piédestaux à des pygmées. Citoyens, s’il se trouvait dans la République un homme né avec le génie de César, ou l’audace de Cromwell, un homme qui, avec le talent de Sylla, en aurait les dangereux moyens, je viendrais avec courage l’accuser devant vous ; un tel homme pourrait être dangereux pour la liberté. S’il entrait ici quelque législateur d’un grand génie, d’un caractère profond ou d’une ambition vaste, je demanderais d’abord s’il a une armée à sa disposition, ou un grand parti dans un Sénat ou dans la République.

« Et si de tels individus avaient laissé des traces de leur plan d’attenter aux droits du peuple ou à la majesté des lois, vous devriez les décréter d’accusation comme des conspirateurs audacieux. Mais des hommes d’un jour, de petits entrepreneurs de révolution, des politiques qui n’entreront jamais dans le domaine de l’histoire, ne sont pas faits pour occuper le temps précieux que vous devez aux grands travaux dont le peuple vous a chargés. »

Et comme pour marquer que tout ce débat était subalterne, Barère proposait comme ordre du jour :

« La Convention nationale, considérant qu’elle ne doit s’occuper que des intérêts de la République, passe à l’ordre du jour. »

Mais déjà il ne suffisait point à Robespierre d’être sauvé, il ne voulait pas être diminué :

« Je ne veux pas de votre ordre du jour si vous y mettez un préambule qui m’est injurieux. »

Ses amis et lui demandent l’ordre du jour pur et simple ; et aux applaudissements des tribunes, c’est l’ordre du jour pur et simple qui est voté. Chose inouïe ! La Gironde eut dans sa défaite si peu de dignité, si peu de sens politique qu’elle s’obstina à réclamer le vote de l’ordre du jour de Barère : comme s’il n’était pas avant tout la condamnation cruelle de la politique girondine qui avait ouvert le débat. Mais la Gironde affolée cherchait avant tout à dissimuler son échec. Elle voulait pouvoir dire au pays que si la Convention n’avait pas poursuivi Robespierre c’était par dédain. Ô contradiction misérable ! Et pourquoi donc alors n’avait-elle pas elle-même donné l’exemple du dédain ? Vraiment, elle n’était plus capable de dire la vérité, ni de la voir, elle n’était plus capable de comprendre la leçon des événements. Brissot dans son compte rendu du Patriote Français équivoque lamentablement. Après avoir parlé « du fastidieux et insignifiant plaidoyer de Robespierre », qui ne fut jamais aussi incisif, aussi varié et aussi éloquent, Brissot dit :

« Un nouveau débat s’est élevé : les uns ne voulaient point d’ordre du jour, parce qu’ils craignaient qu’il justifiât Robespierre, qui ne s’était point justifié ; les autres, et c’était le plus grand nombre, le voulaient parce que cet ordre du jour équivalait à un hors de cause et terminait le mépris de la Convention pour les agitateurs, et c’est dans ce sens qu’il a été adopté par une grande majorité ; la minorité même ne le condamnait que parce qu’elle ne voyait pas ce mépris assez profondément exprimé. »

Ô pauvres esprits aveuglés et se dupant eux-mêmes ! Pauvres politiques avertis par les premiers coups du destin, qui peuvent encore mettre ordre à leurs affaires, mais qui, pour se persuader vaniteusement à eux-mêmes que leur crédit est intact, vont droit à la faillite entière !

Partout la puissance de la Gironde fléchissait. Elle avait eu, avec Garat et avec Pache, avec le nouveau ministre de la justice et le nouveau ministre de la guerre, de graves mécomptes. Elle s’était imaginée qu’ils seraient des hommes à elle, et ils se détournaient d’elle dès les premiers jours. C’est Pache qui avait remplacé Servan malade, à la guerre. Il avait été le commis de Roland, et sa simplicité, sa modestie, ses habitudes de silence, de douceur et d’ordre avaient persuadé à Roland, observateur très superficiel, qu’il avait en Pache un instrument commode.

« Pache, écrit Mme Roland, porte le masque de la plus grande modestie ; elle est même telle, qu’on est porté d’adopter l’opinion qu’il paraît avoir de lui et ne pas le prendre pour une grande valeur. Mais on lui tient compte de cette modestie, quand on découvre qu’il raisonne avec justesse et qu’il n’est pas dénué de connaissances… Un homme qui parle peu, qui écoute avec intelligence tout ce dont on peut traiter et se permet quelques observations bien placées, peut aisément passer pour habile. Pache s’était lié avec Meunier et Monge, tous deux de l’Académie des sciences ; ils avaient même fondé une société populaire dans la section du Luxembourg, dont l’objet, disaient-ils, était l’instruction et le civisme. Pache était fort assidu dans cette société ; il semblait consacrer à la patrie comme citoyen tout le temps qu’il ne donnait point à ses enfants, et qui séparait les leçons de cours public auxquelles il les conduisait.

Il entra au cabinet de Roland, mais en refusant toute espèce de titre ou d’appointements… Il arrivait tous les matins à sept heures, avec son morceau de pain à la poche et demeurait jusqu’à trois heures sans qu’il fût possible de lui faire jamais rien accepter, attentif, prudent, zélé, remplissant bien sa destination, faisait une observation, plaçait un mot qui ramenait la question à son but, adoucissait Roland quelquefois irrité des contradictions aristocratiques de ses commis.

C’est sur la recommandation de Roland qu’il succéda à Servan au ministère de la guerre ; et tout de suite les Roland s’aperçoivent avec dépit qu’il n’est pas tout à eux, qu’il ne vient pas chercher chez eux le mot d’ordre, et qu’il s’entoure volontiers d’amis de Danton :

« Nous imaginâmes d’abord qu’une sorte de crainte de paraître la créature de Roland, et le mouvement de l’amour-propre étaient la cause de cette conduite. Mais j’appris que cet homme qui n’acceptait jamais les invitations de son collègue sous le prétexte de la retraite dans laquelle l’obligeait de vivre la multiplicité de ses travaux, recevait à sa table Fabre, Chabot et autres Montagnards, s’environnait de leurs amis, plaçait leurs créatures, tous

retombera-t-elle de tout son poids sur la libératrice accablée ? Voilà ce qu’à la fin de 1792 les révolutionnaires se demandaient sans doute ; voilà, malgré l’éblouissement des premières victoires, l’angoisse qui opprimait sans doute plus d’une pensée. Un grand souffle d’espérance semblait tout soulever, tout emporter. Mais, par la guerre, la France devenait maintenant solidaire du monde : que voulaient les peuples ? Que seraient-ils ? Que feraient-ils ? Quelle était la valeur des premières adresses parvenues à la Convention et quelle partie du sentiment public exprimaient-elles ? Et dans quelle mesure les hommes étaient-ils préparés ou à seconder ou à recevoir la Révolution ? Trop souvent, dans les histoires de la Révolution, c’est la France presque seule qui occupe la scène. Les autres peuples sont dans une sorte de lointain. Les révolutionnaires de 1792 n’avaient du reste du monde qu’une idée superficielle et vague. On dirait, à la façon dont la conscience française a simplifié ce grand drame, qu’il n’y eut à ce moment que deux forces actives : la force de la France révolutionnaire et la force des tyrans coalisés ; les multitudes européennes n’apparaissent que comme une puissance incertaine et confuse disputée par des tendances contradictoires. C’est le devoir de l’historien, surtout de l’historien socialiste qui veut briser les étroits préjugés nationaux, d’interroger de près la pensée et la conscience des peuples mêlés diversement au grand drame de la Révolution.


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