La Convention (Jaurès)/701 - 750

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pages 651 à 700

La Convention.
La Révolution et les idées politiques
et sociales de l'Europe

pages 701 à 750

pages 751 à 800


Histoire de 1793
Gravure contre-révolutionnaire anglaise.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


très abusive, mais qui pourtant ne peut donner lieu à une oppression générale ; tandis qu’on peut affirmer qu’il n’existe pas en Angleterre un seul pauvre ouvrier parvenu à l’âge de quarante ans, qui n’ait eu à éprouver, dans un moment ou dans un autre de sa vie, des effets excessivement durs de cette oppressive et absurde loi du domicile. »

Oui, mais Adam Smith n’indique pas quels étaient les avantages qui, aux yeux d’une grande partie de la classe ouvrière, anglaise, compensaient ces inconvénients. D’abord les paroisses n’étaient pas exposées à un soudain afflux de misère, et surtout la difficulté qu’éprouvait la main-d’œuvre la plus pauvre à se déplacer protégeait les industries en croissance contre l’offre déprimante des bras au rabais. Je ne serais pas étonné que la loi du domicile et du certificat ait aidé les ouvriers qualifiés d’un assez grand nombre d’industries à maintenir ou à élever les salaires.

Plus tard, en 1796, quand Pitt, en fidèle disciple d’Adam Smith, suggère à la Chambre l’idée d’abolir ou de remanier radicalement les lois du domicile et du certificat, il est visible qu’il ne cède pas à une pression de l’opinion ; c’est au contraire contre les préjugés persistants de l’opinion qu’il veut assurer la libre circulation du travail. Et il songe au moins autant à l’intérêt des capitalistes, qui ont besoin d’une main-d’œuvre abondante et flottante, qu’aux intérêts de l’ouvrier. C’est à une intensification du capitalisme, avec toutes ses chances bonnes et mauvaises, qu’il veut aboutir.

« Le mal, dans mon opinion, est causé dans une large mesure par les abus qui se sont glissés dans la loi des pauvres de ce pays, et par le mode compliqué d’exécution de cette loi. La loi des pauvres de ce pays, quoique sage dans son institution originelle, a contribué à entraver la circulation du travail et à substituer un système d’abus aux maux que, dans une pensée d’humanité, on avait voulu corriger. Des remèdes défectueux n’ont produit que confusion et désordre. Les lois du domicile (laws of settlements) ont empêché l’ouvrier d’aller sur le marché où il pouvait disposer de son industrie à son plus grand avantage, et le capitaliste d’employer la personne qui était qualifiée pour lui procurer la meilleure rémunération de ses avances… »

Il est vrai que cette loi a reçu des atténuations.

« Maintenant les officiers de paroisse ne peuvent pas éloigner l’ouvrier uniquement parce qu’ils craignent qu’il devienne une charge. Mais, sous la pression d’une détresse temporaire, l’ouvrier industriel (the industrious mechanic) peut être transporté de l’endroit où son activité serait utile à lui et à sa famille dans un endroit où il peut être un fardeau et n’avoir aucun moyen de se soutenir lui-même. Pour remédier à un inconvénient aussi grave, il faut que les lois du domicile soient radicalement amendées. Je crois qu’en assurant la libre circulation du travail, en écartant les obstacles qui empêchent l’industrie d’utiliser elle-même ses ressources, on irait loin dans la guérison des maux, et on diminuerait la nécessité d’aggraver la taxe des pauvres. Dans le cours de peu d’années, cette libre circulation du travail délié des entraves imposées par les lois réaliserait l’objet même de ces lois. Les bénéfices de cette liberté se répandraient largement. La richesse de la nation s’accroîtrait et les pauvres auraient non seulement plus de bien-être, mais plus de vertu : la charge des taxes des pauvres, qui pèsent si lourdement sur les campagnes, serait grandement diminuée. »

Visiblement, Pitt essaie de faire pénétrer dans les esprits une théorie neuve et très contestée encore plutôt qu’il ne cède à un mouvement d’opinion. Contre les périls qu’une trop brusque croissance du capitalisme pouvait déchaîner, les ouvriers anglais étaient en défiance, et il y avait en eux un esprit de protectionnisme corporatif et local qui amortissait et alentissait les grands mouvements redoutables. Peu à peu cet esprit cédera à l’irrésistible poussée capitaliste : les petits abris locaux où des fractions de la classe ouvrière étaient comme réfugiés, seront renversés et emportés par un vent violent, et sur le terrain nivelé et découvert la multitude prolétarienne pourra se livrer à de grands mouvements de classe. Mais, en attendant, elle était divisée et fragmentée, et au moment où se développait la Révolution française, une action d’ensemble du prolétariat anglais n’était pas possible. Il était encore séparé et immobilisé en trop de compartiments pour qu’une revendication générale put se produire même sur un objet qui, comme le droit de coalition, intéressait à un si haut degré tous les prolétaires.

Aussi bien toute la classe ouvrière anglaise n’était pas privée, en fait, de la force de coalition. Pas plus qu’il n’y avait unité et généralité du mouvement ouvrier, il n’y avait unité et généralité de la répression bourgeoise. La procédure anglaise, au sujet des coalitions ouvrières pour le relèvement des salaires, était fort incertaine pendant tout le xviiie siècle. La loi intervenait fréquemment pour déterminer les salaires. De là deux conséquences contradictoires. D’une part, toute tentative des ouvriers pour obtenir directement des maîtres, par voie de coalition, un salaire supérieur à celui fixé par la loi devenait une rébellion, et pouvait être frappée comme telle. D’autre part, on ne pouvait interdire aux ouvriers de s’organiser, de s’unir pour faire appliquer les tarifs légaux ; car ils devenaient alors les instruments de la loi, et on ne pouvait non plus leur refuser le droit d’adresser au Parlement des pétitions collectives en vue d’obtenir un remaniement des tarifs. Ainsi l’action ouvrière avait plus de jeu qu’il ne semblait au premier abord, et la question du droit de coalition pour les salaires n’était pas posée directement et nettement. Les Webb ont montré cela avec une grande force d’analyse.

Au xviiie siècle, « la prohibition des coalitions était toujours une conséquence de la réglementation de l’industrie. On présumait que c’était l’affaire du Parlement et des cours de justice de réglementer les conditions du travail, et l’on ne pouvait permettre aux coalitions, pas plus qu’aux individus, d’intervenir dans des différends auxquels pouvait être apporté un remède légal. L’objet poursuivi par les statuts n’était pas la prohibition des coalitions, mais la fixation des salaires, la prévention du manque de foi ou du dommage, l’exécution du contrat de service ou les arrangements convenables pour l’apprentissage. Et, bien que les coalitions pour se mêler des objets de ces statuts fussent évidemment illégales, et fussent habituellement prohibées expressément, c’était une conséquence réciproque que les coalitions formées pour proposer les objets de la législation, à quelque objection qu’elles pussent prêter de la part des patrons, n’étaient apparemment pas considérées comme illégales.

« Ainsi le type primitif de coalition parmi les ouvriers — la société pour faire appliquer la loi — semble avoir toujours été tacitement accepté comme tolérable. Bien qu’il soit probable que de semblables associations rentrassent, au point de vue juridique, dans la définition d’association et de conspiration, soit sous le droit commun, soit sous les anciens statuts, nous ne connaissons pas de cas où elles aient été poursuivies comme illégales. Nous avons déjà raconté, par exemple, comment en 1726 les tisseurs de laine du Wiltshire et du Somersetshire s’associèrent ouvertement pour présenter une pétition au roi en son conseil contre leurs maîtres, les riches drapiers. Le conseil privé, loin de considérer l’action des tisseurs comme illégale, prit en considération leur plainte. Et, quand les patrons persistèrent à désobéir aux lois, nous avons vu comment, en 1756, la fraternité des tisseurs de drap de laine adressa une pétition à la Chambre des communes pour donner un effet plus réel au pouvoir attribué aux juges de fixer les salaires, et obtint un nouvel acte du Parlement en concordance avec ses désirs. Les coalitions presque permanentes des bonnetiers au métier, de 1710 à 1800, ne furent jamais l’objet de poursuites légales. Les associations de tisseurs de soie de Londres reçurent une sanction virtuelle par les actes de Spitalfields, les délégués des associations ouvrières parurent régulièrement devant les juges, qui fixèrent et revisèrent les prix du travail aux pièces… »

Même d’une façon générale, « il ne faudrait pas s’imaginer que chaque association devenait matière à poursuites, et que le leader trade-unioniste de ce temps passait toute sa vie en prison. À cause de l’organisation très défectueuse de la police anglaise, et de l’absence de toute poursuite d’office, une coalition était habituellement laissée en paix jusqu’à ce qu’un patron se sentît suffisamment gêné par ses opérations pour prendre lui-même la peine de mettre la loi en action. Dans beaucoup de cas, on trouve des patrons qui paraissent accepter la coalition de leurs ouvriers ou au moins fermer les yeux sur elle. Les maîtres imprimeurs de Londres, non seulement reconnaissaient la très ancienne institution de la « chapelle », mais évidemment, à partir de 1785, ils la jugeaient utile à recevoir et à examiner les propositions des ouvriers, comme un corps organisé. »

Ainsi, en 1789 encore, c’est un régime incertain et mêlé, fait tout ensemble de tolérance et d’arbitraire, qui règle le droit de coalition. Mais à mesure que le régime capitaliste se développe, que le système des manufactures s’étend et que le Parlement renonce à intervenir par la loi dans la fixation des salaires, la question du droit de coalition se précise. Et la crise de la Révolution française, en communiquant peu à peu au prolétariat anglais un frémissement de démocratie, donnera au problème une acuité imprévue. Mais la classe ouvrière n’est pas en 1789 tendue vers cet objet, et ce n’est point là un ressort de révolution.

Le prolétariat anglais n’est pas soulevé non plus par une révolte d’extrême misère. Sans doute il y avait, surtout chez les prolétaires ruraux, d’effroyables souffrances. Mais dans l’ensemble, les ouvriers anglais avaient bénéficié de l’essor de l’industrie anglaise.

Marx a écrit : « Pendant la période manufacturière proprement dite, le mode de production capitaliste avait assez grandi pour rendre la réglementation légale du salaire aussi impraticable que superflue. »

Et ainsi les lois restrictives du salaire, celles qui lui imposaient un maximum, tombaient peu à peu ou demeuraient inefficaces. Mais ce que Marx, dans le sombre tableau qu’il trace de cette période de l’histoire du prolétariat anglais, n’ajoute pas, c’est que, en fait, la hausse des salaires, au cours du xviiie siècle, avait été grande. J’ai déjà cité le texte de Forster constatant que le salaire des ouvriers anglais en 1790 est deux ou trois fois supérieur à celui de l’ouvrier allemand. Mais il suffit d’ouvrir Adam Smith pour y saisir ce progrès des salaires. Adam Smith a une sorte d’ingénuité scientifique : il observe les phénomènes sociaux sans aucun parti pris de classe. Nous avons vu tout à l’heure avec quelle impartialité il notait le dommage causé aux ouvriers par les lois sur les coalitions. Il trouve injuste que les ouvriers ne puissent se coaliser tandis que la coalition des patrons est permanente. Il est si peu enclin à l’optimisme au sujet de la condition des ouvriers, que c’est dans son œuvre que Lassalle a cru trouver la première formule de la loi d’airain. Et Smith note, sans précaution aucune, que c’est par un prélèvement sur le travail qu’est constitué le profit des capitalistes. Il commence son fameux chapitre : Des salaires du travail, par ces mots :

« Ce qui constitue la récompense naturelle ou le salaire du travail, c’est le produit du travail. Dans cet état primitif qui précède l’appropriation des terres et l’accumulation des capitaux, le produit entier du travail appartient à l’ouvrier. Il n’a ni propriétaire ni maître avec qui il doive partager. Si cet état eût continué, le salaire du travail aurait augmenté avec tout cet accroissement de la puissance productive du travail. Toutes les choses seraient devenues par degré de moins en moins chères. Elles auraient été produites par de moindres quantités de travail, et elles auraient été pareillement achetées avec le produit de moindres quantités, puisque, dans cet état des choses, des marchandises produites par des quantités égales de travail se seraient naturellement échangées l’une contre l’autre…

« Mais cet état primitif dans lequel l’ouvrier jouissait de tout le produit de son propre travail ne put pas durer au delà de l’époque où furent introduites l’appropriation des terres et l’accumulation des capitaux. Il y avait donc longtemps qu’il n’existait plus, quand la puissance productrice du travail parvint à un degré considérable, et il serait sans objet de rechercher plus avant quel eût été l’effet d’un pareil état de choses sur la récompense ou le salaire du travail.

« Aussitôt que la terre devient une propriété privée, le propriétaire demande pour sa part presque tout le produit que le travailleur peut y faire croître ou y recueillir. Sa rente est la première déduction que souffre le produit du travail appliqué à la terre.

« Il arrive rarement que l’homme qui laboure la terre possède par devers lui de quoi vivre jusqu’à ce qu’il recueille la moisson. En général, sa subsistance lui est avancée sur le capital d’un maître, le fermier qui l’occupe, et qui n’aurait pas d’intérêt à le faire s’il ne devait pas prélever une part sur le produit de son travail. Ce profit forme une seconde déduction sur le produit du travail appliqué à la terre.

« Le produit de presque tout autre travail est sujet à la même déduction en faveur du profit. Dans tous les métiers, dans toutes les fabriques, la plupart des ouvriers ont besoin d’un maître qui leur avance la matière du travail ainsi que leurs salaires et leur subsistance, jusqu’à ce que leur ouvrage soit tout à fait fini. Ce maître prend une part du produit de leur travail ou de la valeur que le travail ajoute à la matière à laquelle il est appliqué, et c’est cette part qui constitue son profit. »

De même qu’il ne voile pas l’origine du profit capitaliste, Smith ne voile pas l’antagonisme du capitaliste et du salarié.

« C’est par la convention qui se fait habituellement entre ces deux personnes, dont l’intérêt n’est nullement le même, que se détermine le taux commun des salaires. Les ouvriers désirent gagner le plus possible, les maîtres donner le moins qu’ils peuvent ; les premiers sont disposés à se concerter pour élever les salaires, les seconds pour les abaisser. »

Et dans cette lutte, la permanente et tacite coalition patronale a naturellement l’avantage.

À ces causes sociales de dépression des salaires s’ajoutent des causes économiques. La loi de l’offre et de la demande avilit le prix du travail quand le travail est offert en trop grande abondance, et comme les hauts salaires, en encourageant le mariage et la reproduction de la force de travail, tendent à accroître l’offre de travail, ils tendent par là même à se convertir en moindres salaires. C’est ce que dit Smith dans le passage que Lassalle oppose aux économistes et où il a cru trouver la première affirmation de la loi d’airain.

« Si la demande de travail va continuellement en croissant, la récompense du travail doit nécessairement donner au mariage et à la multiplication des ouvriers un encouragement tel, qu’ils soient à même de répondre à cette demande toujours croissante par une population aussi toujours croissante. Supposez dans un temps cette récompense moindre que ce qui est nécessaire pour produire cet effet, le manque de bras la fera bientôt monter, et, si vous la supposez dans un autre temps plus forte qu’il ne faut pour ce même effet, la multiplication excessive d’ouvriers la rabaissera bientôt à ce taux nécessaire. »

Mais en vérité, Lassalle se contente à très bon compte. Il s’écrie, en citant ce passage, que son adversaire, Wirth, a eu « l’audace inouïe d’en appeler contre lui à Adam Smith ». Mais c’est Wirth qui a raison, et Lassalle, en isolant ces phrases, a complètement dénaturé la pensée d’Adam Smith. Car la loi de la population n’est pas, pour Smith, la seule qui agisse sur les salaires. Oui, dans un pays où l’industrie serait stagnante, où le capital ne s’accroîtrait pas, où la demande des bras resterait la même, cette loi de la population fonctionnerait avec la rigueur d’une loi d’airain.

« Si, dans un tel pays, les salaires venaient jamais à monter au delà du taux suffisant pour faire subsister les ouvriers et les mettre en état d’élever leur famille, la concurrence des ouvriers et l’intérêt des maîtres réduiraient bientôt ces salaires au taux les plus bas que puisse permettre la simple humanité. »

Mais dans les pays où l’industrie est en croissance, où elle a toujours besoin de plus de main-d’œuvre, les ouvriers peuvent hausser graduellement leurs salaires au-dessus du niveau vital. De plus, il apparaît à ces pays qu’ils ont intérêt pour leur production même, à avoir une classe ouvrière bien nourrie et bien payée, et la force de l’opinion dans la nation où l’industrie est prospère, s’ajoute à la force d’élan de l’industrie elle-même pour élever la condition des salariés. Or c’est, selon Smith, le cas de l’Angleterre du xviiie siècle :

« La demande de ceux qui vivent de salaires augmente nécessairement avec l’accroissement des revenus et des capitaux de chaque pays, et il n’est pas possible qu’elle augmente sans cela. L’accroissement des revenus et capitaux est l’accroissement de la richesse nationale, donc la demande de ceux qui vivent de salaires augmente naturellement avec l’accroissement de la richesse nationale, et il n’est pas possible qu’elle augmente sans cela. Ce n’est pas l’étendue actuelle de la richesse nationale, mais c’est son progrès continuel qui donne lieu à une hausse dans les salaires du travail… Dans la Grande-Bretagne, le salaire du travail semble, dans le temps actuel, être évidemment au-dessus de ce qui est précisément nécessaire pour mettre l’ouvrier en état d’élever une famille…

« En Angleterre, l’agriculture, les manufactures et le commerce ont commencé à faire des progrès beaucoup plus tôt qu’en Écosse. La demande de travail, et par conséquent son prix, ont dû nécessairement augmenter avec ces progrès.

« Ils se sont aussi considérablement élevés depuis ce temps. »

Et ce n’est pas seulement le taux nominal des salaires qui s’est accru ; c’est le bien-être réel des ouvriers. « La récompense réelle du travail, la quantité réelle des choses propres aux besoins et commodités de la vie qu’il peut procurer à l’ouvrier, a augmenté, dans le cours de ce siècle, dans une proportion bien plus forte encore que son prix en argent. Non seulement le grain a un peu baissé de prix, mais encore beaucoup d’autres denrées qui fournissent au pauvre, économe et laborieux, des aliments sains et agréables, sont descendues à un prix infiniment plus bas…

« Les manufactures de toiles et de draps communs se sont perfectionnées au point de fournir aux ouvriers des habillements meilleurs et à moindre prix, et de plus une quantité d’ustensiles de ménage agréables et commodes. …Les plaintes que nous entendons chaque jour sur les progrès du luxe qui gagne les ouvriers les plus pauvres, lesquels ne se contentent plus aujourd’hui de la nourriture, des vêtements et du logement qui leur suffisaient dans l’ancien temps, ces plaintes nous prouvent que ce n’est pas seulement le prix pécuniaire du travail, mais que c’est aussi sa récompense réelle qui a augmenté. »

Notez qu’Adam Smith ne plaide pas. Il ne soutient aucune thèse, puisque ce développement de prospérité générale a eu lieu sous un régime de réglementation et de monopole qu’il condamne. Il ne force pas les couleurs, car il met le lecteur en garde contre les exagérations optimistes. « Depuis ce temps, le revenu pécuniaire et la dépense de ces familles (ouvrières) ont considérablement augmenté dans la plus grande partie du royaume, dans quelques endroits plus, dans d’autres moins, mais presque nulle part autant qu’on l’a avancé dernièrement au public, dans certaines évaluations exagérées de l’état actuel des salaires. » Ainsi les affirmations d’Adam Smith sont solides et de bonne foi.

J’observe que dans le débat sur le minimum de salaires institué en 1795 et 1796, à un moment où la guerre, le déficit des récoltes avaient causé une grande détresse dans une partie du peuple anglais, c’est seulement les travailleurs de l’agriculture que Withbread songe à protéger. (Withbread’s Bill to regulate the wages of labourers in Husbandry : Bill de Withbread pour régler les salaires des travailleurs agricoles). Je sais bien que Withbread semble parler un moment d’une diminution générale des salaires depuis un siècle. « S’il était, dit-il, nécessaire de se référer à une autorité, je citerais les écrits du docteur Price, où il montre que, dans le cours de deux siècles, le prix du travail n’a pas grandi plus de trois ou quatre fois, tandis que le prix des subsistances a crû dans la proportion de six ou sept, et celui des vêtements pas moins de quatorze ou quinze dans la même période ». Mais d’abord les affirmations du docteur Price, un vigoureux esprit gâté par l’esprit de système, sont souvent tendancieuses et paradoxales. Je ne m’arrête point à la réfutation qu’en a faite Pitt. « L’autorité du docteur Price, dit-il le 12 février 1796, a été invoquée pour montrer le grand accroissement de prix de quelques articles de subsistances, comparé au faible accroissement des salaires du travail.

Assassinat de Basseville à Rome.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


Mais les statistiques du docteur Price sont erronées, car il compare les gains des travailleurs dans la période qu’il prend pour terme de comparaison avec le prix des provisions, et les gains des travailleurs d’aujourd’hui avec le prix qu’ont aujourd’hui les mêmes articles, sans prendre garde au changement des circonstances et à la différence des provisions. Le blé qui était alors à peu près la seule subsistance des travailleurs est maintenant remplacé par des produits à meilleur marché, et il n’est pas juste de conclure que les salaires de travail sont loin de faire équilibre au prix des subsistances, parce qu’ils ne peuvent plus se procurer la même quantité d’un article dont les travailleurs n’ont plus le même besoin. »

Est-ce aux pommes de terre que Pitt fait allusion quand il parle des « substituts à meilleur marché, cheaper substitutions », qui dans la consommation du peuple remplacent en partie le pain ? Ce serait sous couleur d’apologie un terrible aveu de misère. Mais encore une fois, je ne veux pas entrer dans ces calculs où la dispute est infinie. Il y a une contradiction entre les paroles de Pitt reconnaissant que le blé a renchéri, et celles de Smith écrivant vingt ans plus tôt qu’il est meilleur marché au xviiie siècle qu’au siècle précédent. Sans doute Pitt n’était attentif qu’à la hausse immédiate. Mais ce qui à mes yeux domine tout et confirme les indications générales d’Adam Smith, c’est que Withbread et ses amis parlent exclusivement des salariés agricoles. Là, la misère était grande. La politique d’envahissement terrien de l’aristocratie se poursuivait implacablement. Les domaines communaux étaient enclos et accaparés par les grands propriétaires. Le nombre des cottages, des petites maisons paysannes indépendantes diminuait de moitié, comme Price l’établit dans son livre sur « la Population en Angleterre ». Et tous ces paysans, tombés au rang de prolétaires, immobilisés par la loi du certificat, touchaient à l’extrême détresse. « Je veux, s’écriait Withbread, délivrer les pauvres travailleurs d’un état de dépendance servile ; je veux rendre l’agriculteur, qui emploie ses jours à un labeur incessant, capable de nourrir, de vêtir et de loger sa famille avec quelque degré de confort ; je veux exempter la jeunesse de ce pays de la nécessité d’entrer dans l’armée et la marine ou d’aller en bandes dans les grandes villes pour y trouver leur subsistance (from flecking to great towns for subsistence) ; je veux mettre celui qui laboure, sème et bat le blé en état de goûter aux fruits de son industrie, en lui donnant droit à une part du produit de son travail. » Il n’y a pas contradiction, entre ces paroles de Withbread et celles de Burdon disant le même jour à la Chambre des Communes : « Par les prix moyens du travail pendant quelques années, la Chambre doit voir que les salaires des travailleurs ont considérablement augmenté ; » car c’est seulement aux salaires agricoles que s’applique la démonstration de Withbread. C’est ce que précise encore un autre partisan du bill, Leclemere : « Il n’y a pas de travailleur agricole qui puisse en ce moment s’entretenir confortablement, lui et sa famille (No agricultural labourer could at present support himself and his family with confort), car un pain d’orge est à l’énorme prix de douze deniers, tandis que tout le salaire d’un jour de travail ne s’élève pas à plus d’un shilling… Je conclus que le minimum du travail agricole doit être fixé. »

Visiblement, c’est là l’effet extrême de la grande transformation économique qui achevait la ruine de la petite propriété paysanne au profit des grandes fermes à pâturages et qui dépeuplait les campagnes au profit de l’industrie manufacturière grandissante. Withbread le note expressément lorsqu’il se propose d’arrêter l’émigration par bande vers les grandes villes ; et Price se trompait à coup sûr lorsqu’il soutenait que la crise agraire avait pour effet de diminuer la population totale, celle des villes et de Londres même, comme celle des campagnes la population industrielle et de l’industrie et, dans cette croissante des forces productives, croissance générale des salaires industriels.

Donc, en 1789, pas plus que le prolétariat anglais n’avait un assez haut degré de conscience de classe et d’unité pour formuler des revendications économiques d’ensemble, il n’était tombé à un si profond degré de misère et de souffrance qu’il ne lui restât d’autre ressource que la révolte immédiate. Au contraire, il sentait son intérêt lié à l’industrie anglaise et il verra avec ombrage tout ce qui pourrait menacer la suprématie industrielle et marchande de l’Angleterre.

Aussi bien, la scission des deux grandes classes de possédants anglais, de la classe foncière et de la classe industrielle, qui permettra au prolétariat anglais du xixe siècle d’agir sur la législation du pays, ne s’est pas encore produite. Cette scission est en germe dans les théories d’Adam Smith ; car, le jour où la classe industrielle, rompant avec le système de réglementation et de monopole, réclamera l’entière liberté commerciale pour reconquérir le marché du monde et faire de l’Angleterre l’entrepôt universel, elle se heurtera à la résistance de la grande propriété foncière.

Mais en 1789 l’accord politique conclu depuis la Révolution de 1688 entra la nouvelle aristocratie foncière et la grande bourgeoisie d’affaires subsiste encore. Les grands commerçants, les grands industriels soutiennent le régime du monopole colonial et de la protection douanière comme les grands propriétaires fonciers.

En même temps que l’accord politique, l’équilibre social se maintient entre les deux grandes classes de possédants : la grande propriété foncière s’accroît par la ruine de la peasantry, comme la grande propriété industrielle s’accroît par le développement du système des manufactures et par l’élargissement constant des débouchés. Pourtant, il est visible déjà, à bien des symptômes, que l’axe de la richesse et de la puissance économique se déplace peu à peu au profit de l’industrie, et la classe industrielle commence à trouver qu’elle n’a pas dans la Constitution anglaise une part d’influence politique proportionnée à sa puissante sociale.

Elle commence notamment à réclamer une réforme de la loi électorale. Mais c’est un mouvement lent et une prétention mesurée. Et il se trouve que le ministre dirigeant d’Angleterre, un conservateur de génie, a le sens de cette transformation nécessaire. Il donne à la bourgeoisie capitaliste confiance en elle-même et en l’avenir. Il lui promet, au moment voulu, des satisfactions précises sans la jeter dans l’inconnu de la démocratie. Et il s’applique à défendre les grands intérêts de la classe capitaliste anglaise tout en assurant à la nation anglaise le bien de la paix et de solides finances.

En 1783, simple député, il défend contre Fox et les libéraux la Compagnie de l’Inde : il ne veut pas que l’État profite de sa détresse pour la soumettre à un contrôle et à une direction qui ressemblaient à une expropriation.

« Je reconnais, dit-il avec une vigueur qui groupait autour de lui tous les hommes d’affaires de la Cité, que je suis assez faible pour respecter les droits inscrits dans des chartes, et qu’en proposant un nouveau système de gouvernement et de contrôle, je ne dédaigne pas de consulter ceux qui, ayant le plus grand intérêt dans la matière qu’il faut réformer, sont le plus capables de donner d’utiles avis. Je reconnais l’énorme transgression qu’il y a à agir avec leur consentement plutôt que par violence. Je reconnais que, dans le bill que je vous propose, je me suis réglé moi-même sur les idées des propriétaires d’actions de l’Inde Orientale, sur le sens et la sagesse de ces hommes qui connaissent le mieux ce sujet et qui y ont un intérêt essentiel. » (Parliamentary speeches, 14 janvier 1784).

La grande bourgeoisie avait vraiment trouvé son homme d’État. Le bill qui atteignait la Compagnie des Indes fut voté par la Chambre des Communes, mais le roi George III y était hostile. Il redemande leurs portefeuilles aux ministres et appelle au pouvoir le jeune Pitt. Celui-ci accepte, malgré l’opposition violente de la majorité de la Chambre des Communes. Et il soutient hardiment contre elle la prérogative royale.

« Je veux soutenir toute la Constitution selon sa vraie doctrine : je veux sauvegarder à la fois les droits des branches de la législature et ceux du souverain. Ces droits du souverain, la Constitution les a définis avec autant de soin que ceux de la Chambre des Communes, et c’est le devoir des ministres et des membres de cette Chambre de soutenir également les droits de l’un et de l’autre… La Constitution de ce pays est sa gloire, mais c’est dans un juste équilibre que réside son excellence. Également affranchie des désordres de la démocratie et de la tyrannie monarchique, sa beauté consiste dans le mélange de ces éléments. C’est un gouvernement mixte que la sagesse de nos aïeux a conçu et que c’est notre devoir à tous de soutenir. Ils ont expérimenté les vicissitudes et les désordres d’une république. Ils ont senti le vasselage et le despotisme d’une monarchie pure. Ils ont abandonné l’un et l’autre, et, en fondant les deux, ils ont extrait un système qui fait l’envie et l’admiration du monde. C’est la forme de gouvernement qui constitue l’orgueil des Anglais et qu’ils n’abandonneront qu’avec la vie. » (1er mars 1784.)

Mais à quoi auraient servi à Pitt ces théories et ces formules sur le gouvernement tempéré, s’il y avait eu dans le pays une grande puissance sociale cherchant dans une forme de gouvernement plus simple, plus décisive, une garantie ?

Au contraire, les grands intérêts capitalistes et industriels qui dominaient de plus en plus l’Angleterre et qui entraînaient dans leur orbite le prolétariat incertain encore et subordonné voulaient être garantis aussi bien contre l’omnipotence parlementaire que contre l’absolutisme royal ; et ils trouvaient leur force dans l’équilibre du pouvoir.

Pitt, après quelques mois de lutte, fait appel au pays pour la dissolution des Communes et il obtient une majorité. Ce n’est point un conservateur borné, et il cherche à introduire une réforme limitée dans le système de représentation de l’Angleterre, tout en se gardant de tout entraînement vers le suffrage universel. Il dit, le 18 avril 1785 :

« En abordant cette question, je suis sûr de rencontrer bien des résistances, car il est des personnes qui sont opposées à toute espèce de réforme. Mais je me lève avec plus d’espoir que je n’en ai jamais eu, et cet espoir me paraît solide et fondé en raison. Jamais les esprits des hommes n’ont été aussi éclairés qu’ils le sont en cette matière. Jamais le moment ne fut plus propice à la discussion. Un grand nombre des objections qui ont été faites jusqu’ici à la réforme ne portent pas contre la proposition que je vais vous soumettre, et la question, en vérité, est toute neuve pour cette Chambre.

« Je sais la difficulté qu’il y a à proposer un plan de réforme. Le nombre des gentlemen qui y sont hostiles est légion. Ceux qui, avec un respect superstitieux, révèrent la Constitution au point de ne pas oser toucher même à ses défauts, ceux-là ont toujours réprouvé toute tentative de purifier la représentation. Ils reconnaissent ce qu’il y a en elle d’inégalités et d’impuretés ; mais dans leur enthousiasme pour le grand édifice, ils ne veulent pas tolérer qu’un réformateur, de ses mains profanes, vienne réparer les dommages qu’il a soufferts du temps.

« D’autres qui, percevant les défauts nés des circonstances, seraient désireux de les amender, résistent cependant à cette tentative, pour la raison que si une fois nous touchons à la Constitution en un seul point, le respect qui nous a jusqu’ici préservés des audacieux interprètes de l’esprit d’innovation tombera et que l’on ne peut prévoir à quelle extrémité on sera conduit sous prétexte de réformation. Il y en a d’autres, mais j’avoue que pour ceux-là je n’ai pas le même respect, qui considèrent que l’état présent de la représentation est pur et convenable à tous les desseins, conforme à tous les principes de la Constitution. La Chambre des Communes est un édifice ancien qu’ils sont habitués à regarder avec révérence et respect ; depuis le berceau ils sont accoutumés à voir en elle un modèle irréprochable : leurs ancêtres ont joui de la liberté et de la prospérité à l’abri de cet édifice, et toute tentative pour y faire le moindre changement paraît impie et sacrilège à ces fanatiques admirateurs de l’antiquité. Personne ne révère plus que moi cette institution antique ; mais tout le monde sait que les meilleures institutions, pareilles à des corps humains, portent en elles-mêmes des germes de décadence et de corruption, et voilà pourquoi je crois que j’ai raison de proposer des remèdes contre la corruption qui peut atteindre dans le cours des ans le corps de la Constitution, s’il n’y est pourvu par de sages et judicieuses lois.

« Aux hommes qui raisonnent de cette manière, je ne me risque point à soumettre des propositions, car je désespère de les convaincre ; mais j’ai l’espoir bien fondé que dans ce que je soumets à la Chambre, je parviendrai à convaincre les gentlemen dont j’ai parlé d’abord, que, quelles que soient leurs objections à des idées générales et indéfinies de réformes, leurs arguments ne portent pas contre les propositions précises et explicites que je leur fais. »

Ainsi, en 1785, ce jeune ministre de vingt-cinq ans, éclairé et grave, essayait de concilier la tradition whig qu’il avait reçue de son père, le grand Chatham, et l’esprit tory de prudence et de conservation. C’est un nouveau parti tory, un parti de conservation avisé et ouvert à l’esprit de réforme, qu’il entendait fonder. Avant même que le grand souffle orageux de la Révolution française se fût levé sur le monde, il sentait que pour défendre efficacement le vieil édifice de la Constitution anglaise contre l’esprit inquiet d’innovation il fallait la remanier un peu, l’accommoder aux besoins nouveaux. Son souci était de maintenir l’union de la grande propriété foncière et de la grande propriété industrielle en faisant une juste place dans la représentation aux éléments nouveaux, aux cités accrues par le travail et l’échange, mais en maintenant encore l’ancienne primauté des grands intérêts territoriaux. Et il espérait, par des remaniements prudents, par des satisfactions mesurées et précises, apaiser et arrêter pour longtemps toute agitation de réforme. Ainsi, le faisceau des forces à la fois conservatrices et sagement libérales de l’Angleterre serait plus fortement noué que jamais ; et sous la protection de ces forces stables et équilibrées, la nation anglaise si éprouvée par la guerre d’Amérique pourrait tirer tout le bénéfice de la paix reconquise, refaire ses finances, donner le plus grand essor à toutes les puissances économiques dont le livre de Smith avait, dix ans avant, pressenti et annoncé la merveilleuse croissance.

Certes, il ne s’engageait aucunement dans les voies de la démocratie, il ne prévoyait, au delà de la réforme très limitée qu’il apportait, aucun développement.

« Je crois qu’un plan peut être formé, qui soit en harmonie avec les principes premiers de la représentation, qui réforme l’état présent inadéquat et assure pour l’avenir un état adéquat et parfait. Je sais, lorsque je parle ainsi, que l’idée d’une représentation complète et générale comprenant tous les individus et assurant à chacun d’eux sa part personnelle dans le pouvoir de légiférer est incompatible avec la population et l’état de l’Angleterre. La définition pratique de ce que doit être la branche populaire de la législature peut être précisée ainsi : une Assemblée librement élue et unie à la masse du peuple par la plus étroite union et la plus parfaite sympathie. »

Ainsi, rien qui ressemble au suffrage universel et qui y conduise ; mais une adaptation plus exacte de l’étroite représentation essentiels de la nation et à la nouvelle distribution des forces sociales. Pour cela que faut-il ? Il n’est pas nécessaire de changer le nombre total des membres du Parlement, mais il faut modifier, selon une règle fixe, la répartition vicieuse des sièges entre les bourgs, centres de la puissance territoriale, et les comtés, centres de la grandissante puissance industrielle. Quand le nombre des maisons d’un bourg sera tombé au-dessous d’un certain chiffre, le pouvoir dont il dispose de nommer au Parlement sera transféré à celui des comtés où le nombre des maisons se sera élevé le plus.

« C’est l’opinion ferme et claire de tous ceux qui étudient ces questions qu’il doit y avoir un changement dans la proportion actuelle de la force représentative entre les bourgs et les comtés, et que dans ce changement une plus grande proportion de membres doit être donnée aux places populeuses qu’aux places qui n’ont ni propriété, ni population. C’est donc mon intention de proposer à la Chambre que les membres d’un certain nombre de bourgs de ce dernier genre soient distribués parmi les comtés. »

Et on ne procédera pas par violence ou autorité : des avantages particuliers, des dégrèvements, des subventions prises sur un fonds spécial seront assurés aux bourgs qui renonceront librement à ce stérile privilège.

Malgré toutes ces précautions, malgré son insistance, Pitt ne parvint pas à convaincre sa majorité tory, et elle refusa d’entrer dans l’examen de ces projets. La résistance du conservatisme terrien à tout déplacement, même léger, de l’influence politique était encore invincible. Mais le premier ministre, par ces propositions de réforme, conquérait une grande autorité morale. D’une part, la bourgeoisie industrielle et capitaliste comprenait que Pitt avait le sens des intérêts nouveaux, et qu’il saurait leur faire, dans le gouvernement du pays, une large part, sans ébranler la Constitution, sans blesser à fond l’aristocratie terrienne avec laquelle les capitalistes anglais ne voulaient pas rompre. D’autre part, quand Pitt résistera au mouvement de la Révolution, quand il s’opposera, après 1789, à toute réforme du système électoral, il pourra dire qu’il n’est pas animé d’un esprit de conservatisme aveugle, mais que, s’il s’oppose à tout changement, c’est parce que les novateurs se réclament de l’esprit révolutionnaire et veulent aboutir à l’extrême démocratie. Et il ralliera à sa politique d’attente immobile presque toute la bourgeoisie industrielle aussi bien que le torysme foncier.

Comment comprendre, sans cette analyse politique et sociale de la vie anglaise, les rapports de l’Angleterre et de la Révolution ?

C’est encore par la conclusion du traité de commerce avec la France que Pitt affirme sa foi dans la puissance de production et d’expansion de l’Angleterre, dans la force et le génie de sa bourgeoisie. Il affirme en même temps que son principal objet est d’étendre dans le pays les relations commerciales de la nation anglaise.

« Je crois pouvoir dire tout d’abord (12 février 1787) comme un fait généralement admis, que la France a l’avantage par les dons du sol et du climat, et par l’abondance de ses produits naturels ; qu’au contraire la Grande-Bretagne est incontestablement supérieure par les manufactures et les productions de l’industrie. Incontestablement, au point de vue des produits naturels, la France a grandement l’avantage dans le traité. Ses vins, ses eaux-de-vie, ses huiles et ses vinaigres, particulièrement les deux premiers articles, sont des matières d’une si importante valeur, que toute idée de réciprocité dans l’échange des produits naturels en est anéantie, car nous n’avons rien à opposer en ce genre, rien que ce qui est relatif à la bière. Mais, en revanche, n’est-ce point un fait démontrable et clair que la Grande-Bretagne, de son côté, possède quelques manufactures qui ne sont qu’à elle, et que dans les autres branches de production industrielle, elle a un tel avantage sur ses voisins qu’elle défie toute compétition ? Voilà la situation relative des deux peuples, voilà le fondement précis sur lequel il m’a paru qu’une correspondance équitable et une connexion pouvaient être établies entre eux. Chacun d’eux a sa production propre et distincte. Chacun d’eux a ce dont l’autre manque. Ils ne se heurtent pas dans les grandes lignes directrices de leur richesse respective. Ils sont comme deux grands commerçants dans des branches différentes, qui peuvent trafiquer avec un mutuel bénéfice. Supposé qu’une plus large quantité des produits naturels de la France doive être apportée dans ce pays, quelqu’un peut-il dire que nous, nous n’enverrons pas plus de cotonnades par la voie directe maintenant établie, que nous ne faisions par les circuits et détours auparavant pratiqués ? Ou que nous n’enverrons pas plus de nos laines que lorsque l’importation en était restreinte à certains ports et grevée de droits d’entrée très lourds ? Et l’ensemble de nos manufactures ne va-t-il pas bénéficier largement de la faculté d’envoyer les produits sans autre charge qu’un droit de onze à dix pour cent, et même, pour quelques articles, de seulement cinq pour cent ?… Demandez-vous si la France a des manufactures, des branches d’industrie à elle, ou bien dans lesquelles elle excelle assez pour que vous puissiez prendre alarme du traité. Il est à peine besoin d’insister là-dessus… Le verre ne peut être importé en grande quantité. Dans certaines spécialités de dentelle et de passementerie, oui, les Français peuvent avoir l’avantage, mais c’est une supériorité qu’ils garderaient indépendamment du traité ; et les clameurs au sujet des articles de modes sont vagues et sans portée, lorsque, en outre de tous les bénéfices que le traité nous procure, nous comptons la richesse de la contrée avec laquelle nous allons commercer. Avec sa population de vingt-huit millions d’âmes, et une puissance de consommation proportionnée, avec sa proximité de nous et l’avantage de rapports aisés et réguliers, qui hésiterait à s’applaudir du nouveau système et à en attendre avec ardeur et impatience la rapide ratification ? La possession d’un marché aussi étendu et aussi sûr développera notre commerce, tandis que les droits de douane, arrachés aux mains des contrebandiers et ramenés dans leurs canaux naturels, accroîtront notre revenu, — les deux sources de l’opulence anglaise et de la puissance anglaise.

Correspondance royale trouvée dans l’armoire de fer au Château des Tuileries
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


«…Quelques gentlemen prétendent qu’il ne peut être formé de traité avantageux entre ce pays-ci et la France, parce que jusqu’ici encore il n’y a eu aucun traité de cette sorte et, qu’au contraire, les relations commerciales ont toujours été dommageables à l’Angleterre. Le raisonnement est complètement trompeur, quoiqu’il soit spécieux. Car, en premier lieu, nous n’avons pas, durant une très longue série d’années, expérimenté une liaison commerciale avec la France, et nous ne pouvons, par suite, faire une évaluation rationnelle de ses mérites ; et en second lieu, quoiqu’il puisse être vrai qu’un système de relations commerciales fondé sur le traité d’Utrecht nous ait été dommageable, il ne s’ensuit pas du tout qu’il en est aujourd’hui de même : car en ce temps, les manufactures, où maintenant nous excellons, existaient à peine, et la primauté industrielle était du côté de la France au lieu d’être de ce côté-ci… Il serait ridicule d’imaginer que la France consentirait à nous accorder des avantages sans réciprocité. Le traité est un bien pour elle. Mais je n’hésite pas à dire, même au vu et au su de la France, que si avantageux qu’il soit pour elle, le traité l’est encore plus pour nous. La preuve de cette assertion est brève et décisive. La France gagne pour ses vins et autres produits un grand et opulent marché. Nous de même, mais à un bien plus haut degré. Elle se procure un marché de huit millions d’hommes, nous un marché de vingt-quatre millions. La France gagne ce marché pour ses produits naturels, qui n’emploient à leur préparation qu’un petit nombre de bras, qui ne donnent qu’un faible encouragement à la navigation et qui ne rapportent que peu au budget. Nous gagnons ce grand marché pour nos manufactures, qui emploient des centaines de mille hommes, qui, en faisant venir les matières premières de tous les coins du monde, accroissent notre puissance maritime, et qui, dans toutes leurs combinaisons et à tous les degrés de leur progrès, contribuent largement aux ressources de l’État. »

Ainsi William Pitt a la nette conscience du caractère industriel de l’Angleterre nouvelle. Depuis soixante-dix ans, depuis le traité d’Utrecht, il y a eu une révolution économique dans le pays. Il était essentiellement agricole, il est devenu essentiellement industriel. À coup sûr, Pitt ne songe pas un instant à léser les intérêts ou à rabattre les prétentions de la grande propriété foncière, il ne songe pas, par exemple, à abolir les droits sur les blés et à procurer ainsi à l’industrie une main-d’œuvre moins onéreuse. Mais il a le sens que c’est par son industrie surtout, par ses manufactures, que l’Angleterre prendra dans le monde un magnifique essor. De même que, dans la réforme parlementaire, il voulait ménager un peu plus de place à la bourgeoisie industrielle sans refouler brutalement les privilèges des possédants terriens, de même il ne touche à aucune des bases de la richesse agricole ; mais c’est surtout dans l’intérêt de l’expansion industrielle qu’il négocie avec les autres peuples. Pitt a assumé, dans l’histoire, la tâche de faire évoluer sans secousse la vieille Angleterre de l’ancien régime agricole au nouveau régime industriel et capitaliste. Il est à la fois conservateur et moderne.

Et pour cette politique de transformation et d’expansion, il a besoin de la paix, surtout de la paix avec la France, mais d’une paix avertie et forte, toujours prête, s’il le faut, à la vigoureuse défensive ou à l’offensive opportune.

« À regarder le traité du point de vue politique, je n’hésite pas à protester contre la doctrine, trop souvent avancée, que la France est et doit être l’inaltérable ennemie de l’Angleterre. Mon esprit se révolte contre une thèse aussi monstrueuse et aussi impossible. Supposer qu’une nation peut être inaltérablement l’ennemie d’une autre, c’est faiblesse et puérilité. Cela ne repose ni sur l’expérience des nations ni sur l’histoire de l’homme. C’est une calomnie contre la constitution des sociétés politiques, cela suppose l’existence d’une malice diabolique dans la structure originelle de l’homme. Mais ces propos absurdes sont propagés. Et on va plus loin. On dit que, par ce traité, l’Angleterre s’est jetée aveuglément dans les bras de son plus constant et invariable ennemi. Les hommes raisonnent comme si ce traité devait non seulement éteindre toute jalousie dans nos cœurs, mais annihiler tous nos moyens de défense ; comme si par le traité nous faisions abandon de notre armée et de notre marine, comme si notre commerce allait être réduit, notre navigation suspendue, nos colonies hors de défense et comme si tout le fonctionnement de l’État allait tomber en langueur. Où est le fondement de toutes ces craintes ? Le traité suppose-t-il que la période de paix ne sera pas toute entière employée à nous mettre en état de nous mesurer avec la France en cas de guerre ? Et n’est-il pas vrai, au contraire, qu’en ouvrant de nouvelles sources de richesse, en accroissant les ressources de la nation, cet intervalle de paix doit accroître aussi nos moyens de combattre l’ennemi plus efficacement si le jour des hostilités doit venir ? Mais le traité fait plus. En créant entre les deux nations des habitudes de rapports mutuels et de mutuels bénéfices, il rend moins vraisemblable que nous ayons à faire appel à nos forces, d’ailleurs accrues. Il aura cette heureuse tendance de faire entrer les deux nations dans une plus étroite communion de vues, de goûts et de mœurs ; en procurant le bien commun de l’une et de l’autre, il créera entre elles un état d’harmonie favorable à la continuation de la paix… J’ai entendu parler du caractère invariable de la nation française et du cabinet français, de son ambition sans relâche, de sa constante hostilité et de ses constants desseins contre l’Angleterre, et je sais ce qu’on peut dire de son intervention récente dans nos démêlés avec nos colonies et de l’attaque naguère dirigée contre nous. La France, à ce moment de notre détresse, est intervenue pour nous écraser, c’est une vérité sur laquelle je ne veux pas jeter le moindre voile. J’ai prouvé que les stipulations du traité ne pouvaient ni compromettre notre sécurité ni consacrer notre amoindrissement ; mais qu’au contraire, tout en fortifiant nos bras, il éloigne les chances de guerre. Je sais qu’il ne faut pas toujours ajouter foi aux assurances de paix. Mais, quoique je sache bien que la France a été l’agresseur dans la plupart de nos précédentes guerres, cependant j’ai confiance dans ses assurances et dans sa loyauté en la présente négociation. Quels sont les projets qu’un jour peut suggérer l’ambition ? Cela échappe à la pénétration humaine. Mais, en ce moment, la cour de France est gouvernée par des maximes trop prudentes et trop politiques pour ne pas subordonner à sa propre sûreté et à son propre bonheur des plans ministériels de chimérique agrandissement. Notre nation a été opprimée pendant la dernière guerre par la plus formidable coalition destructive, et pourtant la France n’a eu que peu à se louer à la fin du conflit, et sans doute, elle n’est pas très encouragée à entrer de nouveau de parti pris en lutte avec nous. En dépit de nos malheurs, notre résistance dut être admirée, et dans nos défaites nous donnâmes des preuves de notre grandeur et d’inépuisables ressources… Ne puis-je pas me plaire à cette idée que la France, voyant le ferme et durable caractère de notre force, et l’inefficacité des entreprises hostiles, préférera le bénéfice de relations cordiales avec nous ? »

Pitt ne prévoyait pas le prodigieux ébranlement que la Révolution allait donner au monde. Mais il est visible qu’il ne cherchera pas dans les premiers événements révolutionnaires des prétextes à rupture et une occasion de guerre. Il ne hait pas la France d’une haine fanatique, et c’est dans l’intérêt de l’Angleterre, de ses finances, de son commerce, de ses manufactures qu’il veut la paix. Mais avec quelle fermeté indomptable et quelle fierté inflexible il sera, une fois la crise déchaînée, le gardien de la sécurité nationale, des institutions nationales et de l’orgueil national !

Après des années d’efforts, de combinaisons habiles et tenaces, Pitt a réussi, en 1792, à rétablir l’équilibre des finances anglaises compromis par la guerre d’Amérique, et il peut annoncer à l’Angleterre l’ère des dégrèvements. Il lui annonce aussi le magnifique essor de sa puissance capitaliste. À l’heure même où la France se débat dans des convulsions fécondes, mais terribles et déchirantes, le discours financier de Pitt, du 17 février 1792, est comme le chant de triomphe de la politique anglaise, de sa liberté traditionnelle et limitée. C’est comme un orgueilleux défi à la démocratie : Qu’aurais-tu fait de plus pour la grandeur et la richesse de la nation ? Fox disait avec ironie : « C’est le jubilé financier. » C’était mieux que cela. C’était le jubilé politique de l’Angleterre.

Écoutez ces fortes paroles, fières et mesurées tout ensemble. Après avoir constaté que les recettes de l’année 1791 se sont élevées à 16.750.000 livres, c’est-à-dire à 500.000 livres de plus que la moyenne des quatre années précédentes, et que les ressources du budget sont en progrès constant, après avoir insisté sur la possibilité et la nécessité de poursuivre l’abaissement de la dette, de rembourser une partie du 3 pour 100 et de convertir le 4 et le 5 pour 100, après avoir indiqué tout un plan nouveau destiné à résorber rapidement les nouveaux emprunts qui pourraient se produire, après avoir proposé la réduction de quelques-unes des taxes qui pesaient le plus sur les classes pauvres, notamment la taxe sur les maisons de moins de sept fenêtres, Pitt cherche les causes profondes de la prospérité croissante du pays, et il note, en disciple enthousiaste d’Adam Smith, la puissante poussée industrielle et capitaliste :

« Si, après l’examen des différentes branches de revenus nous passons à une enquête plus directe sur les sources de notre prospérité, nous devons les trouver dans une croissance correspondante de nos manufactures et de notre commerce. Les comptes que l’on fait sur les documents de la douane ne peuvent être considérés comme absolument exacts, mais ils permettent d’instituer des comparaisons à différentes périodes.

« Dans l’année 1782, la dernière année de la guerre, les importations, selon l’évaluation de la douane, se montaient à 9.174.000 livres (la livre est de 25 francs) ; elles ont graduellement monté chaque année, et elles sont en 1790 de 19.120.000 livres.

« Les exportations des manufactures anglaises forment un critérium toujours plus important et plus décisif de la prospérité commerciale. La valeur en était fixée, en 1782, à 9.919.000 l. ; dans l’année suivante elle était de 10.409.000 l. ; dans l’année 1790, elle s’est élevée à 14.921.000 l. ; et dans la dernière année (dont le compte a été établi pour les manufactures anglaises), elle était de 16.420.000 l. Si nous comprenons dans le compte les articles étrangers réexportés, l’exportation était en 1782 de 12.239.000 l. ; après la paix, elle s’est élevée, en 1783, à 15.741.000 l. ; et dans l’année 1790, elle était de 20.120.000 l. Ces documents, tels qu’ils sont (et ils sont nécessairement imparfaits) servent seulement à donner une vue du commerce étranger de ce pays. Il est plus que probable que notre commerce intérieur, qui contribue toujours plus à notre richesse, a grandi dans une proportion au moins égale. Je n’ai pas les moyens d’établir avec soin une vue comparée de nos manufactures durant la même période ; mais leur rapide progrès a été le sujet de l’observation générale, et les connaissances locales des gentlemen des différentes parties du pays, devant lesquels je parle, rendent tout détail sur ce point inutile.

« Ayant ainsi constaté l’accroissement de notre revenu et montré qu’il est accompagné d’une croissance correspondante de nos manufactures, quelles sont donc les circonstances auxquelles doivent être attribués de tels effets ?

« La réponse qui se présente la première et spontanément à l’esprit de tout homme de ce pays, c’est que toute cette prospérité provient de l’industrie et de l’énergie naturelles de la nation, mais qu’est-ce qui a rendu cette industrie et cette énergie capables d’agir avec une si particulière vigueur et de dépasser de si loin les exemples des périodes précédentes ? Les perfectionnements techniques qui ont été apportés à chaque branche de la production, et le degré où le travail a été réduit par l’invention et l’application du machinisme, ont eu incontestablement une grande part dans ces heureux effets. Nous avons vu, en outre, pendant cette période plus qu’auparavant, l’effet d’une circonstance qui a tendu principalement à élever ce pays à sa primauté commerciale. Je veux parler de ce degré particulier de crédit qui, par une double opération, donne à nos marchands des facilités additionnelles pour étendre leurs opérations au dedans, et les rend capables d’obtenir une supériorité proportionnelle sur les marchés étrangers. Cet avantage a été surtout visible durant la deuxième partie de la période à laquelle je fais allusion, et il grandit sans cesse en proportion même de la prospérité qu’il contribue à créer.

« En outre, l’esprit d’exploration et d’entreprise de nos marchands s’est manifesté par l’extension de notre navigation et de nos pêcheries, et par l’acquisition de nouveaux débouchés dans différentes parties du monde, et incontestablement ces efforts n’ont pas été peu aidés par les nouvelles relations avec la France, en suite du traité de commerce, relations qui, quoique contrariées et diminuées par les désordres qui sévissent en ce moment dans ce royaume, ont été un grand stimulant de plus pour l’industrie et l’activité de notre pays.

« Mais il y a une autre cause, bien plus satisfaisante encore que toutes les autres, parce qu’elle est d’une nature permanente et toujours plus extensive : c’est la constante accumulation du capital, c’est sa continuelle tendance à croître, tendance dont l’opération est plus ou moins visible, selon qu’elle est ou n’est pas neutralisée par quelque calamité publique ou par une politique maladroite et fâcheuse, mais qui doit toujours se manifester et grandir dans un pays parvenu à un certain degré de prospérité commerciale. Quelque simple, quelque évident que soit le principe de cette croissance, et quoiqu’il ait dû certainement être observé à un degré plus ou moins haut, surtout dans les plus récentes périodes, je doute qu’il ait jamais été expliqué aussi pleinement, aussi suffisamment que dans les écrits d’un auteur de notre temps, qui malheureusement n’est plus (je pense à l’auteur d’un célèbre traité sur la richesse des nations) et qui, par sa connaissance étendue du détail et par la profondeur de ses recherches philosophiques fournit, je crois, la meilleure solution à tous les problèmes de l’histoire du commerce et de l’économie politique. Cette accumulation du capital provient de l’application continuelle d’une partie au moins du profit réalisé chaque année par le capital à l’accroissement du capital lui-même, dont la somme accrue est employée de nouveau de semblable façon et réalise du profit dans les années suivantes. La grande masse de la propriété de la nation s’accroît ainsi d’une manière constante et intérêts composés, et ses progrès, dans une assez longue période, sont tels qu’à première vue ils sont presque incroyables. Si grands qu’aient été jusqu’ici les effets de cette cause, ils seront plus grands encore dans l’avenir, car ses pouvoirs s’augmentent en proportion même qu’ils s’exercent. Elle agit avec une vélocité constamment accélérée, avec une force constamment accrue.

Mobilitate viget, viresque acquirit eundo.

(Elle prend de la vigueur par son mouvement même et acquiert des forces en marchant.)

« Cette force peut, comme nous l’avons éprouvé nous-mêmes, être arrêtée ou retardée par des circonstances particulières, et elle peut pour un temps être interrompue ou même surmontée ; mais là où il y a un fond de labeur productif et d’active industrie, elle ne peut pas être complètement éteinte. Dans la saison même des plus terribles calamités et de la plus terrible détresse, son action contrarie et diminue les effets funestes de la crise, et au premier retour de prospérité, cette action se déploie de nouveau. Si nous regardons une période comme la période présente, de tranquillité prolongée, il est difficile d’imaginer une limite aux opérations de cette force du capital. Non, aucune limite ne peut lui être assignée tant qu’il existe dans le pays un objet de savoir ou d’industrie qui n’a pas atteint la plus haute perfection possible, tant qu’il y a un pouce de terre dans le pays qui peut recevoir une meilleure culture, ou tant qu’il reste un nouveau marché qui peut être exploré ou quelque marché existant qui peut être étendu. Par les relations commerciales, cette force du capital accumulé participe en quelque mesure à la croissance de toutes les autres nations dans toute la diversité possible de leurs conditions. Les besoins grossiers des pays qui émergent de la barbarie et les besoins artificiels, grandissants, du luxe et de la délicatesse, tout lui ouvrira également de nouvelles sources de richesses, de nouveaux champs d’action, en tout état de société et dans les parties les plus éloignées du globe. C’est le principe qui, je le crois, conformément au résultat constant de l’histoire et à la leçon uniforme de l’expérience, maintient dans l’ensemble, en dépit des incertitudes de la fortune et des désastres des empires, un courant continu de progrès successifs dans l’ordre général du monde.

« Voilà les circonstances qui me paraissent avoir contribué le plus immédiatement à notre présente prospérité. Mais elles sont liées à d’autres plus importantes encore.

« Elles sont manifestement et nécessairement liées à la durée de la paix, dont la continuation, avec un caractère de sécurité et de permanence, doit être le principal objet de la politique extérieure de notre pays. Elles sont liées plus encore à sa tranquillité intérieure, et aux effets naturels d’un gouvernement libre, mais bien réglé. Qu’est-ce qui a produit, dans les cent dernières années, un progrès si rapide, et qui n’a point d’analogue dans les autres périodes de notre histoire ? Qu’est-ce, sinon que pendant ce temps, sous le doux et juste gouvernement des princes illustres de la famille qui occupe maintenant le trône, un calme général a régné dans tout le pays à un degré inconnu jusque-là ? Nous avons joui, dans une plus grande pureté et perfection, du bénéfice des principes originels de notre Constitution, affirmés et établis par les événements mémorables de la fin du siècle dernier. Voilà la grande et dominante cause qui a donné une portée étendue aux autres circonstances favorables dont j’ai parlé.

« C’est l’union de la liberté avec la loi qui, en opposant une barrière aussi bien aux empiètements du pouvoir qu’à la violence des commotions populaires, donne à la propriété une juste sécurité, met en action le génie et le travail, procure l’extension et la solidité du crédit, la circulation et l’accroissement du capital, c’est elle qui forme et élève le caractère national et met en mouvement tous les ressorts de la communauté dans toute la diversité de ses éléments.

« La laborieuse industrie de ces grandes classes, si nombreuses et si utiles (qui doivent être aujourd’hui, à un degré particulier, l’objet de la sollicitude de la Chambre), les paysans propriétaires et la bourgeoisie rurale (la peasantry et la yeomanry)  ; l’habileté et l’ingéniosité des ouvriers, les expériences et les perfectionnements des riches propriétaires du sol, les hardies spéculations et les aventures heureuses des marchands opulents et des manufacturiers entreprenants, tout cela provient de la même source. C’est donc sur ce point vital que nous devons surtout veiller : si nous préservons ce premier et essentiel objet, tout le reste est en notre pouvoir. Rappelons-nous que l’amour de la Constitution, quoiqu’il soit une sorte d’instinct national dans le cœur des Anglais, est fortifié par la raison et la réflexion, et confirmé chaque jour par l’expérience, que c’est une Constitution que nous ne devons pas admirer seulement par une révérence traditionnelle, que nous ne devons pas louer seulement par préjugé ou par habitude, mais que nous devons chérir et estimer parce que nous savons qu’elle assure pratiquement la liberté et le bien-être des individus et de la nation, et qu’elle pourvoit, mieux que n’importe quelle autre forme de gouvernement qui ait pu exister, aux fins réelles et utiles qui forment le seul fondement vrai et le seul objet rationnel de toute société politique. »

Voilà ce qui disait William Pitt à la Chambre des communes, aux acclamations de sa majorité, à l’heure même où, dans la Législative, réunie à Paris depuis quelques mois, bouillonnaient les passions encore troubles et les idées encore incertaines. Oui, c’est un jubilé magnifique. Oui, c’est l’hymne triomphal du capitalisme anglais et de la liberté anglaise, du capitalisme illimité et de la liberté limitée. Pitt a merveilleusement caractérisé le mouvement moderne : accroissement de la production, perfectionnement de la technique, développement du machinisme et du crédit, accumulation constante du capital, élargissement des débouchés, conquête extensive et intensive du marché universel.

Le capital, avec sa loi interne de progression continue et irrésistible, prend à ses yeux un caractère presque religieux. Il est la force éternelle et providentielle qui, à travers les désordres, les crises, les défaillances des hommes et des empires, maintient l’ordre progressif de l’univers et sauve du néant l’effort des générations associées par leur épargne immortelle à tout l’avenir humain. Or, ce capitalisme éternel et universel, il semble que, pour Pitt, il a trouvé dans le capitalisme anglais son incarnation souveraine et sa figure définitive. C’est par l’énergie équilibrée et vaste du peuple anglais que le capital va se répandre sur le monde et, à tous les degrés de la civilisation, dans les contrées barbares comme dans les pays raffinés, manifester sa vertu.

Lettre de Roland, ministre de l’Intérieur, à Schiller.


Chose curieuse ! l’accent de l’homme d’État, du politique pratique, est plus hardi, plus vibrant, plus ample que la parole même du théoricien ; Pitt semble voir plus loin encore que Smith, et c’est d’une lueur plus ardente qu’il éclaire des horizons plus vastes. Et il intéresse l’orgueil de toutes les classes de la nation, du paysan et de l’ouvrier comme du riche spéculateur de la Cité, à ce magnifique mouvement, à ces promesses plus magnifiques encore. Mais toute cette joie, tout cet orgueil de la richesse croissante, c’est à sa constitution tempérée, c’est à son gouvernement mixte où les classes les plus actives de la nation font équilibre à la prérogative royale sans l’anéantir, que l’Angleterre le doit ; ira-t-elle, pour le dangereux plaisir d’imiter un autre peuple qui cherche douloureusement son chemin, changer sa Constitution éprouvée, se jeter dans le hasard et le désordre de la démocratie illimitée ?

Pitt faisait servir au maintien de la Constitution la grandeur industrielle de l’Angleterre ; il essayait de tourner contre toute velléité de révolution à la française les intérêts les plus positifs et les plus ardents de la nation. Et toutes les grandes forces sociales se groupaient autour de lui.

Ainsi, à mesure qu’on analyse plus à fond l’état politique et social de l’Angleterre aux environs de 1789, plus apparaissent entre la France et l’Angleterre des différences presque irréductibles, plus s’élargit aux yeux de l’observateur l’abîme que la Révolution française aurait à franchir pour toucher le sol anglais.

La France avait à abattre les restes encore accablants du régime féodal ; il n’y avait presque plus trace en Angleterre du régime féodal.

En France, l’Église possédait, au détriment des paysans, une grande partie du sol. L’Église d’Angleterre était magnifiquement dotée, mais la plupart des domaines ecclésiastiques avaient été, depuis la Révolution de 1688, sécularisés.

En France, la bourgeoisie, pour conquérir des garanties, devait lutter à fond contre presque toute la noblesse dont le privilège s’appuyait à l’arbitraire royal. En Angleterre, la noblesse et la bourgeoisie s’étaient alliées de bonne heure et dès le temps de la Grande Charte, pour contrôler les rois ; et en 1688, une aristocratie nouvelle avait surgi, qui s’était enrichie des dépouilles du clergé et qui formait, avec la grande bourgeoisie industrielle, la classe dirigeante.

En France, toute représentation nationale était suspendue depuis deux siècles ; et c’est seulement par voie révolutionnaire que la nation pouvait vraiment conquérir son droit. En Angleterre, il y avait depuis des siècles une représentation légale du pays ; et l’histoire de la Chambre des Communes était éclatante et glorieuse. Si étroite que fût encore cette représentation, elle pouvait s’élargir sans secousse.

En France, le déficit avait acculé la royauté à convoquer les États Généraux et à mettre la Révolution en mouvement. En Angleterre, le ministère Pitt avait, par des mesures vigoureuses, rétabli l’équilibre financier et préparé même, à l’heure où éclatait la Révolution française, l’ère des plus-values et des dégrèvements.

En France, l’inégalité du système fiscal, qui ne pesait que sur une catégorie de citoyens, avait provoqué les colères. En Angleterre, tous les citoyens étaient dès longtemps égaux devant l’impôt.

Enfin, en France, le prolétariat, quoiqu’il ne fût pas encore prêt à une action de classe, grandissait soudain par la lutte acharnée de la bourgeoisie et des classes contre-révolutionnaires. En Angleterre, l’accord de l’aristocratie terrienne et de la bourgeoisie industrielle ne permettait pas au prolétariat anglais de grandir et d’agir presque avant son heure. Et les prolétaires anglais se sentaient liés à tout le système politique et social de l’Angleterre par le bénéfice qui leur revenait de la rapide croissance industrielle du pays, par la communauté des intérêts économiques.

Ainsi, l’Angleterre devait opposer au mouvement de la Révolution une force énorme de stabilité. Et pourtant, la Révolution apportait au monde un principe d’une puissance incomparable et qui devait émouvoir l’Angleterre elle-même. Ce principe, c’est la démocratie. Il y a trois points par où cette force nouvelle de la démocratie pouvait toucher l’Angleterre et la toucha en effet.

D’abord, la prérogative royale était mal définie. Elle tendait sans cesse à empiéter sur le droit et le pouvoir des Communes. Trop souvent les ministères n’étaient que des coteries de cour par où s’exprimait le caprice royal plus que la volonté nationale. Et comme souvent la nation anglaise avait pâti des fautes de rois mal contrôlés, servis par des ministres courtisans, comme elle était restée très humiliée de la perte des colonies d’Amérique qu’elle attribuait à Georges III et au ministère de lord North, et comme les impôts assez lourds, par lesquels Pitt avait rétabli l’équilibre du budget, prolongeaient le mécontentement, une partie du pays songeait à limiter plus strictement l’action de la Couronne. Mais si, selon les principes de la Révolution française et la Déclaration des droits de l’homme, la nation seule était souveraine, si le roi n’avait qu’une puissance déléguée et par conséquent conditionnelle, la question était résolue. Ainsi la démocratie apparaissait comme un moyen décisif de limiter et de refouler la prérogative royale.

En second lieu, la Révolution française donnait une soudaine ampleur à la question de la réforme électorale. Tandis qu’avant 1789, en Angleterre, tout l’effort des esprits les plus hardis se portait à demander une légère extension du droit de suffrage et une rectification du système électoral, voici que soudain la France appelait au vote, à la souveraineté politique, plus de trois millions de citoyens ; voici qu’elle proclamait des principes d’où l’on sentait bien que le suffrage universel allait sortir. Le peuple anglais, qui, au temps de Cromwell et du niveleur Lilburne, avait entrevu les principes de la démocratie et qui les pratiquait dans plusieurs de ses Églises dissidentes, où les fidèles constituaient le gouvernement, fut ému du magnifique exemple d’égalité que donnait la France.

Enfin, comment les prolétaires eux-mêmes, si misérables parfois, si accablés par les lois de l’enrôlement et par la presse des marins, si écrasés aussi par les classes riches, n’auraient-ils pas eu un sursaut à la vue de ces prolétaires de France, de ces paysans du Dauphiné ou de la Bourgogne, de ces ouvriers de Paris, qui se jetaient dans le mouvement, abattaient l’orgueil des nobles et des prélats somptueux, renversaient les châteaux et la Bastille, et exigeaient des pouvoirs publics le pain blanc à bon marché ?

Ainsi, par trois sources, des forces révolutionnaires jaillissaient, à cette date, du sol anglais ébranlé par la grande commotion de la France. Quelle fut d’abord, et dès les premiers jours, l’étendue et la profondeur du mouvement ? Il est malaisé de le dire. Priestley, dans ses Observations sur les lettres de Burke et de Calonne, prétend que c’est Burke lui-même qui, par la violence de ses polémiques contre La Révolution française, a appelé sur elle l’attention du peuple anglais. « Avant son livre (c’est-à-dire avant la fin de 1790), il y avait quatre-vingt-dix-neuf Anglais sur cent qui vivaient dans l’ignorance complète des événements de France. » Cela est sans doute excessif ; mais l’ébranlement ne dut être ni rapide ni vaste. Burke s’émut lorsqu’en octobre 1790, Richard Price, qui était à la fois un savant économiste et financier et un ardent prédicateur unitarien, fit du haut de la chaire l’éloge enthousiaste de la Révolution française, et lorsque, à la suite de ce sermon, une adresse fut envoyée à la Constituante au nom de la « Revolutionary Society ». L’ardent orateur irlandais avait gardé, malgré son âge, une grande impétuosité d’imagination. Il pressentit que tout l’ordre politique et social de l’Angleterre serait un jour ébranlé par la communication du mouvement révolutionnaire. Il était whig. Il avait combattu avec Fox contre Pitt et la couronne. Il avait soutenu la cause de l’émancipation des colonies américaines. Mais s’il voulait jouer, sur la scène de l’oligarchie anglaise, des rôles éclatants et généreux, il n’entendait pas que l’ordre de la représentation fût troublé et que le peuple montât sur le théâtre. C’était de plus un homme vénal qui avait reçu des subsides des colonies américaines, et qui recevait maintenant, en secret, une pension du roi.

Je me demande si la découverte et la publication du fameux Livre rouge français, où étaient inscrites toutes les pensions des courtisans, ne fut pas un grief décisif de Burke contre la Révolution. Il la combattit avec une sorte de haine. Elle le menaçait dans ses habitudes d’esprit, de parade et de gloire. Elle le menaçait aussi dans la sécurité de sa vie pompeuse et tarée. Transportée en Angleterre, elle pouvait briser le cadre éclatant où se mouvait son personnage, et tarir la source des revenus secrets. C’est dans un volumineux pamphlet : Réflexions sur la Révolution de France, qu’à la fin de 1790 il exhala sa colère. Je laisse de côté ce qui n’est que brillante invective ou déclamation sentimentale, et les romantiques couplets sur Marie-Antoinette : « Je l’ai vue jadis brillante comme l’étoile du matin ». Je n’en retiens que les idées essentielles.

Le grand souci de Burke, c’est de couper toute communication historique entre l’Angleterre et la France de la Révolution. C’est à faux qu’on cherche dans l’histoire anglaise des précédents à la Révolution française. Oui, en Angleterre, le « long Parlement » a confisqué les biens des doyens et des chapitres comme la France vient d’exproprier les abbés et les moines. Mais le Parlement anglais faisait acte de défense, il ne mettait pas en cause tout le système de la propriété. Oui, l’Angleterre a eu sa Révolution où il a pu sembler que le peuple lui-même faisait choix du souverain. À la Restauration, après Cromwell et, plus tard, en 1688, ce sont bien les représentants de la nation qui ont pourvu à la vacance du trône. Mais lorsqu’ils réparaient ainsi une partie de l’édifice tombé en ruines, ils ne prétendaient pas faire prévaloir le principe électif.

« Incontestablement, il y a eu à la Révolution (en 1688), en la personne du roi Guillaume, une petite et temporaire déviation de l’ordre strict d’une succession régulière héréditaire, mais il est contre tous les vrais principes de jurisprudence de tirer un principe d’une loi faite dans un cas spécial, et concernant un individu : Privilegium non transit in exemplum. S’il y eut jamais un temps favorable pour établir le principe qu’un roi choisi par le peuple est le seul roi légal, c’est sans aucun doute le temps de la Révolution. Et que cela n’ait pas été fait à ce moment, c’est la preuve que la nation était d’avis qu’il ne fallait le faire en aucun temps. Il n’y a personne qui ignore assez complètement notre histoire pour ne pas savoir que la majorité du Parlement était si peu disposée à rien qui ressemblât à ce principe, que d’abord elle était déterminée à placer la couronne disponible non pas sur la tête du prince d’Orange, mais sur celle de sa femme Marie, fille du roi Jacques, la dernière née de ce roi, et que l’on reconnaissait comme indubitablement sienne. Ce serait répéter une histoire triviale que de vous rappeler toutes les circonstances qui démontrent que leur acceptation du roi Guillaume n’était pas proprement un choix, mais que, pour tous ceux qui ne désiraient point, en effet, rappeler le roi Jacques, ou plonger leur pays dans le sang, et jeter de nouveau leur religion, leurs lois, leurs libertés, dans les périls d’où elles s’évadaient à peine, c’était un acte de nécessité, dans le sens moral le plus strict où le mot de nécessité peut être pris. Dans l’acte même dans lequel, pour un temps et dans un cas singulier, le Parlement se départit de l’ordre strict de l’hérédité, en faveur d’un prince qui, sans être le plus proche, était cependant un des plus proches dans la ligne de succession, il est curieux d’observer comment lord Somers, qui présenta le bill appelé la Déclaration du Droit, s’est conduit en cette délicate occasion. Il est curieux d’observer avec quelle adresse la temporaire solution de continuité fut mise hors de vue… Nos ancêtres savaient bien qu’une élection serait entièrement destructive de « l’unité, de la paix et de la tranquillité de ce pays ». Pour pourvoir aux objets immédiats et exclure pour toujours la doctrine « de la Vieille Juiverie » (c’est la rue où se réunissait la Société de la Révolution) sur ce prétendu droit des hommes à choisir leurs gouvernants, ils insérèrent une clause qui était une renonciation solennelle au principe électif : « Les lords spirituels et temporels, et les Communes, au nom du peuple, se soumettent très humblement et très loyalement, eux, leurs héritiers et leur postérité à jamais. » Bien loin qu’il soit vrai que nous avons acquis par la Révolution un droit de choisir nos rois, ce droit, si nous l’avions possédé avant, la nation anglaise l’aurait à ce moment solennellement renoncé et abdiqué pour la génération présente et pour toute la suite des générations. »

Soit, et Burke démontre à merveille qu’il n’y a qu’un rapport très lointain entre la révolution de circonstance faite par l’Angleterre en 1688 et la révolution de principe faite par la France en 1789. Il est certain que l’Angleterre, en 1688, n’a pas prétendu fonder la démocratie, qu’elle n’a pas proclamé ou organisé la souveraineté populaire et qu’elle n’a dérogé à la tradition et à l’ordre de succession que juste autant qu’il était nécessaire pour sauvegarder les intérêts vitaux compromis par les Stuarts. Mais ce n’est pas la question. Personne ne prétend légitimer la Révolution française et la démocratie par le seul précédent anglais de 1688. Ce que les Anglais amis de la Révolution avaient le droit de dire, c’est qu’en Angleterre même ni la tradition royale n’avait été ininterrompue, ni le droit royal n’avait été intangible.

Il se peut que le choix fait par les délégués de la nation n’ait été qu’en apparence un choix, et qu’il ait été en fait une nécessité, comme M. Guizot, reprenant la thèse de Burke et l’appliquant à la Révolution de 1830, le dira plus tard de Louis-Philippe. Mais cette nécessité, c’est la nation elle-même qui en était l’interprète, et par là, quoi qu’on fasse, il y a un acte explicite et formel de la volonté nationale à l’origine du droit royal de la dynastie anglaise. Cela ne veut pas dire que la nation anglaise va révoquer le pouvoir de ses rois. Mais cela signifie qu’elle peut, sans porter atteinte à un droit qu’elle a constitué elle-même, mieux assurer l’exercice direct de la puissance nationale. Ainsi, le précédent juridique de 1688, agrandi par l’esprit de démocratie, mais appliqué selon la prudente méthode anglaise, peut conduire à une grande transformation politique dans le sens du droit populaire, de la liberté et de l’égalité.

Priestley note que le whig Burke interprète la Révolution anglaise de 1688 comme le faisaient les torys, restés au fond jacobites, mais qui, pour excuser peu à peu leur ralliement à la royauté nouvelle, affectaient de ne voir en elle que la suite légitime et nécessaire de la monarchie tombée. Ce qui fait que l’œuvre de Burke est d’un rhéteur et non d’un homme d’État, c’est qu’il raisonne comme s’il s’agissait de transporter en Angleterre, au nom des précédents anglais, la démocratie toute pure et la Révolution intégrale. Tel n’était le sentiment ni de la plupart des Anglais favorables à la Révolution, ni de ceux des Français qui connaissaient le mieux les deux peuples. Condorcet, dans un de ses rapports diplomatiques, dit avec une grande force que les Anglais ne prendront à la Révolution que ce qui s’accorde à leur génie et peut hâter chez eux, sans rupture et sans violence, l’œuvre de réforme. Dès lors, il était tout naturel que, pour justifier l’introduction d’un esprit populaire plus large dans la Constitution anglaise, on fit valoir ce que le droit royal lui-même contenait, à son origine récente, de volonté nationale. Et quand il dit qu’à ce compte, et si l’élection seule fait la légitimité, tous les actes antérieurs des rois sont frappés de nullité, ce n’est là qu’un jeu d’esprit.

C’est inutilement aussi, et avec la plus vaine éloquence, que Burke célèbre la beauté de la tradition, de la continuité historique qui donne à la vie collective des peuples l’intimité profonde de la vie familiale.

« Vous observerez que, de la Grande Charte à la Déclaration du Droit, ça été la politique uniforme de notre Constitution de réclamer et d’affirmer nos libertés comme un legs, comme un héritage de nos pères et qui doit être transmis à notre postérité, comme une condition spécialement acquise au peuple de ce royaume, sans aucune référence à un droit plus général et antérieur. Par là notre Constitution garde de l’unité dans la diversité si grande de ses parties. Nous avons une couronne héréditaire, une pairie héréditaire, et une Chambre des communes et un peuple qui héritent des privilèges, des franchises et des libertés d’une longue ligne d’ancêtres.

« Cette politique m’apparaît être le résultat d’une profonde réflexion, ou plutôt l’heureux effet d’une instinctive sagesse, supérieure à la réflexion. Un esprit d’innovation est généralement le résultat d’un tempérament égoïste et de vues bornées. Un peuple ne regarde guère devant lui et vers la postérité, quand il ne sait pas regarder derrière lui, vers les ancêtres. Le peuple anglais sait bien que l’idée d’un héritage fournit un sûr principe de conservation et un sûr principe de transmission, sans exclure le moins du monde un principe de perfectionnement. Elle permet des acquisitions nouvelles, mais elle assure ce qui est acquis. Quels que soient les avantages obtenus par un ensemble d’hommes se réglant sur ces maximes, ils sont presque regardés comme une sorte d’établissement domestique fixé en une sorte de mainmorte éternelle. Par une politique constitutionnelle qui agit sur le modèle de la nature, nous recevons, nous possédons, nous transmettons notre gouvernement et nos privilèges comme nous entrons en jouissance de nos propriétés et de nos vies et comme nous les transmettons. Les institutions de la politique, les biens de la fortune, les dons de la Providence passent de nous à nous et de nous à ceux qui nous suivent, d’un même mouvement et selon le même ordre. Notre système politique est placé dans une juste correspondance et symétrie avec l’ordre du monde et avec le mode d’existence assigné à un corps permanent composé d’éléments transitoires, puisqu’en lui, par la disposition d’une merveilleuse sagesse qui façonne en même temps la grande et mystérieuse incorporation de la race humaine, le tout, à un moment donné, n’est ni vieux, ni d’âge moyen, ni jeune, mais dans un état immuablement fixe ; il se meut à travers la diversité constante d’une décadence, d’une chute, d’une rénovation et d’une progression perpétuelle. Ainsi, gardant la méthode de la nature dans la conduite de l’État, là où nous améliorons nous ne sommes jamais entièrement nouveaux, et là où nous maintenons, nous ne sommes jamais entièrement surannés. En nous rattachant de cette manière et selon ces principes à nos ancêtres, nous sommes guidés, non par une superstition d’antiquaire, mais par un esprit d’analyse philosophique. En choisissant cette forme de l’héritage, nous avons donné à notre système politique quelque ressemblance avec les relations fondées sur la communauté du sang. Nous avons lié la constitution de notre pays de nos liens domestiques les plus chers ; nous avons accueilli et comme adopté nos lois fondamentales jusque dans l’intimité de nos affections de famille. Nous maintenons inséparablement unis et nous aimons de toute la chaleur de nos affections combinées et réfléchissant mutuellement leurs feux, notre système politique, nos foyers, nos sépulcres et nos autels.

« C’est notre plan de conformer à la nature nos institutions artificielles et de faire appel à ses sûrs et puissants instincts pour fortifier les faibles et faillibles inventions de la raison, et cette méthode, qui nous permet de considérer nos libertés dans la lumière de l’hérédité, nous procure d’autres et non moindres avantages. Agissant toujours comme en présence d’ancêtres canonisés, l’esprit de liberté, qui en lui-même conduit au dérèglement et à l’excès, se tempère d’une gravité respectueuse. Cette idée d’une origine libérale nous impose un sentiment d’habituelle et native dignité, qui prévient cette insolence de parvenu qui s’attache presque inévitablement et pour leur disgrâce à ceux qui sont les premiers acquéreurs d’une distinction publique. Par ces moyens, notre liberté devient une liberté noble. Elle prend un aspect imposant et majestueux. Elle a une généalogie et des ancêtres illustres.

« Elle a ses audiences et ses armoiries. Elle a sa galerie de portraits, ses inscriptions monumentales, ses archives, ses témoignages et ses titres. Nous procurons le respect à nos institutions civiles par les mêmes principes dont se sert la nature pour nous faire révérer les individus, à raison de leur âge et de ceux dont ils descendent. Tous vos sophistes ne peuvent rien produire qui soit mieux adapté à la sauvegarde d’une liberté rationnelle et virile, que la marche que nous avons suivie, nous qui avons fait de notre nature plus que de nos spéculations, de nos cœurs plus que de nos esprits, les grands conservateurs de nos droits et privilèges. »

À merveille, et voilà bien la première formule de ce naturalisme politique et social que Taine et ses disciples opposent au prétendu idéalisme abstrait, à la prétendue métaphysique de la Révolution française. C’est le rhéteur Burke qui est le grand inventeur de cette profonde philosophie.

Ordonnance du Conseil exécutif provisoire relative au titre de Citoyen français accordé à Schiller.


Ce n’est plus la pensée de l’homme qui façonne arbitrairement un type de société : les peuples se développent d’une croissance continue et lente comme l’organisme ; et la nature dont parle Burke, ce n’est pas la lointaine, idéale et chimérique nature de l’homme primitif et abstrait si cher aux philosophes français du dix-huitième siècle. C’est l’ensemble des instincts sociaux et familiaux tels qu’ils s’affirment dans les sociétés modernes et chrétiennes. Oui, mais que signifient ces effusions de rhétorique sentimentale ? Que signifie cette lave débordante d’orgueil anglais que Taine a recueillie, refroidie et figée en quelques formules pesantes ?

Il est bon pour un peuple de pouvoir considérer la liberté politique comme un héritage ; il est bon, suivant une expression familière, qu’il l’ait dans le sang. Burke compromet un peu cette idée, lorsque, obsédé par l’esprit aristocratique des institutions et des mœurs anglaises, il en vient à se figurer la liberté comme une noble dame qui a ses portraits de famille et ses parchemins. On se rappelle vraiment trop à le lire, que cet orgueil de la liberté, qu’il confond enfin avec l’orgueil de la noblesse, n’était permis qu’à une minorité infime de privilégiés. La noble dame a des audiences, mais où le peuple n’est pas introduit, et il faut avoir des blasons comme elle pour être admis à faire sa cour. Noble liberté, dites-vous, mais guindée, rare et hautaine, qui fait presque regretter l’orgueil plus expansif de ceux que vous appelez les parvenus. D’ailleurs, il ne s’agit point de formuler la loi historique qu’a suivie jusque-là le développement anglais. Voici le vrai problème : Que doit-on penser de la Révolution française ? Et quelle attitude doivent prendre les Anglais à l’égard de ceux qui essaient d’en propager et d’en acclimater les principes en Angleterre ? Or, à ce problème la pompeuse déclaration naturaliste et familiale de Burke ne fournit même pas un commencement de réponse. La question est de savoir si les Français, eux, trouvaient dans leur héritage, dans le legs historique que leur faisaient les siècles assez de libertés, assez de garanties pour qu’ils n’aient qu’à recueillir cet héritage et à l’agrandir patiemment. Car, si depuis deux siècles, c’est un absolutisme croissant qui pèse sur eux, si c’est un legs accumulé de servitude et d’arbitraire que les générations se transmettent, comment Burke peut-il juger la Révolution française sur un type d’évolution historique et de sage accumulation qui ne convient pas à la France ? Oui, le peuple français est obligé d’être, à ses risques et périls, le parvenu de la liberté. Voilà plus de deux cents ans que les États généraux sont tombés en sommeil, voilà plus de deux cents ans que la monarchie, entourée de privilégiés, opprime de plus en plus la nation. Ferez-vous au peuple français, en vertu des lois d’hérédité et des lois d’héritage, une obligation d’accepter sans résistance tout cet immense déficit de liberté ? La loi souveraine de la continuité n’est pas rompue pour cela. Le peuple français ne peut, pas plus qu’un autre peuple, se séparer de son passé. Lui aussi, il hérite de l’effort des ancêtres, il hérite de cette unité française qui donne à toutes les idées une si merveilleuse puissance de vibration, il hérite de cette philosophie lumineuse qui va aux principes mêmes des choses et à l’origine des institutions. Voilà son héritage ; et la Révolution n’est pas un accident, elle n’est pas la création soudaine et la fantaisie d’une génération d’idéologues. Elle est la sublime révélation et la sublime mise en œuvre des richesses sociales et intellectuelles accumulées par l’effort des bourgeois industrieux et des penseurs hardis. Burke se moque, ou il atteste un incroyable manque de sens historique, lorsqu’il prétend que la France avait, en 1789, des éléments de liberté traditionnelle qu’elle pouvait mettre en valeur à la mode anglaise.

« Vous auriez pu, si vous l’aviez voulu, profiter de notre exemple et donner à votre liberté recouvrée une dignité correspondante. Vos privilèges, quoique discontinués, n’étaient pas effacés de la mémoire. Votre Constitution, il est vrai, pendant que vous en étiez dessaisis, a souffert la dévastation et le pillage ; mais vous possédiez en quelques endroits les murailles, ailleurs les fondations. »

Burke oublie que Turgot avait essayé cette reconstruction et cette adaptation et qu’il avait été chassé. Il oublie que les Parlements n’avaient pu exercer leur antique droit de remontrance. Il oublie que les assemblées provinciales étaient demeurées sans effet, que l’assemblée des notables avait été une conspiration du privilège contre le droit et que les États Généraux avaient été jetés dans les voies révolutionnaires par les perfidies et les violences de la Cour. Ou bien fallait-il que, sous prétexte de retrouver les anciennes fondations et d’utiliser les débris des vieilles murailles, le Tiers-État acceptât le vote par ordre qui livrait tout aux privilégiés ?

C’est la méthode de Burke qui est abstraite et chimérique, puisqu’elle prétend appliquer de vive force à la France un procédé d’évolution qui ne convenait à cette date qu’à l’Angleterre.

Il est très vrai que les Anglais avaient « des droits » successivement conquis. Et cela, à certains égards, est plus sûr qu’une Déclaration générale et de principe des droits de l’homme et du citoyen. Mais la France n’avait d’autre moyen, pour conquérir les droits précis et substantiels, qu’une affirmation souveraine du droit de la personne humaine. C’est cet idéalisme seul qui était pratique.

Si la critique de Burke était vaine pour la France, elle était vaine aussi pour l’Angleterre, car il ne s’agissait point, pour celle-ci, de renoncer brusquement à sa méthode traditionnelle d’évolution lente et de prudente adaptation. La vraie question était : Ne convient-il pas d’introduire dans la Constitution anglaise, sans la briser, plus d’éléments de démocratie ? Et l’avènement du régime démocratique et de la souveraineté nationale en France ne doit-il pas avoir pour conséquence de donner au système anglais un mouvement plus rapide dans le sens populaire ? Après tout, l’Angleterre aussi avait eu des crises ; et il n’était pas pleinement contraire aux lois de sa vie d’accélérer son évolution. Il dit des droits de l’homme :

« Ces droits métaphysiques entrant dans la vie commune, comme des rayons de lumière qui percent dans un milieu dense, sont, par les lois de nature, réfractés et déviés de leur ligne droite. Dans la grande masse compliquée des passions humaines et des intérêts humains, les droits primitifs des hommes subissent une telle variété de réfractions et de réflexions, qu’il devient absurde de parler d’eux comme s’ils continuaient dans la simplicité de leur direction originelle. »

Je dirai de même qu’en pénétrant dans le milieu anglais, la lumière de l’idéalisme français et de la Révolution française devait être nécessairement réfractée et déviée ; mais Burke, au lieu de calculer cet indice de réfraction et de déterminer la ligne que devaient suivre en Angleterre les idées nouvelles, écarte toute lumière de démocratie comme une offense ; il essaie d’intercepter tout rayonnement révolutionnaire. Et par là, c’est lui qui tombe dans la simplicité abstraite et la pauvreté de conception qu’il reproche aux prétendus métaphysiciens de France.

Qu’importe dès lors, après cette fondamentale erreur de jugement, que Burke prodigue à la Révolution et aux révolutionnaires les moqueries et les outrages ? Il ne fait que reprendre les pamphlets des contre-révolutionnaires. Il ne voit dans le peuple de Paris qu’une foule délirante et brutale. Il raille l’Assemblée composée d’avocats bavards ou de curés sans expérience politique, sans horizon. Il affecte de croire, avec l’abbé Maury, que la sécularisation des biens d’Église n’est qu’une occasion de spéculations juives et qu’un agiotage effréné.

Chose curieuse ! Il prévoit, non sans finesse, la primauté prochaine de la richesse mobilière. Il annonce que la noblesse de France, ayant perdu peu à peu sa base territoriale, sera « semblable aux Juifs, devenus ses compagnons ou ses maîtres ». Mais cette primauté de la richesse mobilière, il la redoute. Il ne comprend pas, ou il ne paraît pas comprendre la différence essentielle, la différence de droit, qui existait pour les révolutionnaires entre la propriété corporative et immobile de l’Église et les formes nouvelles, mobiles, souples, infiniment transmissibles de la propriété industrielle, financière et bourgeoise. Et parfois il paraît ramener à un complot d’agioteurs et de pillards l’immense mouvement capitaliste dont Barnave a si bien démêlé les origines et le sens. Mais parfois aussi ses vues sont nettes et profondes.

« Cet outrage à tous les droits de la propriété fut couvert à l’origine du plus étonnant des prétextes : du respect de la foi publique. Les ennemis de la propriété prétendirent d’abord qu’ils avaient un souci plus tendre, plus délicat, plus scrupuleux, de tenir les engagements du roi envers les créanciers publics.

« Ces professeurs des droits de l’homme sont si occupés à enseigner les autres qu’ils n’ont pas le temps de s’instruire eux-mêmes. Autrement, ils sauraient que c’est envers la propriété des citoyens, non envers les demandes des créanciers de l’État qu’est engagée d’abord la foi publique. La réclamation des citoyens est antérieure et supérieure. Les fortunes des individus, qu’elles soient possédées par acquisition ou par héritage ou en vertu d’une participation quelconque aux biens d’une communauté, ne constituent en aucune manière un élément de sécurité pour le créancier. Elles n’étaient pas entrées en compte quand il fit son marché avec l’État. Le créancier sait bien que le public, qu’il soit représenté par un roi ou par un Sénat, ne peut engager que les ressources publiques ; et il ne peut y avoir de ressources publiques que celles qui dérivent d’une juste et proportionnelle imposition sur l’ensemble des citoyens. C’est là ce qui a été engagé envers le créancier et pas autre chose. Personne ne peut faire de sa propre injustice le gage de sa fidélité.

« Il est impossible d’éviter une observation sur les contradictions causées par l’extrême rigueur et l’extrême relâchement de cette nouvelle foi publique, qui ne se règle pas sur la nature de l’obligation, mais sur la qualité des personnes envers lesquelles il y a engagement. Aucun acte de l’ancien gouvernement des rois de France n’a été tenu pour valide dans l’Assemblée nationale, excepté ses engagements pécuniaires ; actes pourtant dont la légalité est le plus contestable. Le reste des actes du gouvernement royal était vu sous un jour si odieux que se prévaloir de l’un d’eux pour une réclamation quelconque était regardé comme une sorte de crime. Une pension, donnée en retour d’un service de l’État, est sûrement un titre de propriété aussi solide qu’une obligation constatant une avance de fonds faite à l’État… Le pouvoir d’engager les revenus présents et futurs est le plus dangereux exercice d’un absolutisme sans frein ; et pourtant ce sont les seuls actes de ce despotisme qui ont été tenus pour sacrés. D’où vient cette préférence donnée par une assemblée démocratique à un corps de propriété qui dérive de l’usage le plus criticable et le plus fâcheux de l’autorité monarchique ? La raison ne peut rien fournir pour concilier ces contradictions ; mais elles n’en ont pas moins une cause, et c’est cette cause que je ne crois pas difficile de démêler.

« Par la vaste dette de la France un grand intérêt d’argent (a great monied interest) a crû insensiblement et avec lui un grand pouvoir. Par les anciens usages qui prévalaient dans ce royaume, la circulation générale de la propriété et en particulier la convertibilité réciproque de la terre en argent et de l’argent en terre a toujours été difficile. Des établissements de famille, plus généraux et plus stricts qu’en Angleterre, le droit de retrait, la grande masse de propriété foncière détenue par la couronne et, selon une maxime de la loi française, considérée comme inaliénable, les vastes possessions des corporations ecclésiastiques, tout cela a fait que les intérêts fonciers et les intérêts d’argent ont été séparés en France, moins susceptibles de mélange que dans notre pays, et les possesseurs de ces deux espèces de propriétés moins bien disposés les uns envers les autres.

« La propriété d’argent fut longtemps regardée d’assez mauvais œil par le peuple. Il voyait qu’elle était liée à sa détresse et qu’elle l’aggravait. Elle n’était pas moins jalousée par les vieux intérêts terriens, en partie pour les mêmes raisons qui la rendaient odieuse au peuple, mais surtout parce qu’elle éclipsait, par la splendeur d’un luxe ostentatoire, les généalogies sans dot et les titres nus de plusieurs de la noblesse. Même, quand la noblesse qui représentait les intérêts fonciers les plus permanents, s’unissait par mariage (ce qui arrivait parfois) avec l’autre catégorie, la richesse qui sauvait la famille de la ruine était supposée la contaminer et la dégrader.

« Ainsi les animosités et les haines des deux partis étaient accrues même par les moyens qui d’habitude apaisent la discorde et changent la querelle en amitié. Dans le même temps, l’orgueil des hommes riches, non nobles ou nouvellement nobles, croissait avec sa cause. Ils ressentaient avec dépit une infériorité dont ils ne reconnaissaient point les raisons. Il n’y avait pas de mesure à laquelle ils ne fussent prêts à recourir pour prendre leur revanche de leurs superbes rivaux et pour exalter leur propre richesse au degré de considération et de puissance qu’ils croyaient juste. Ils frappèrent la noblesse à travers la royauté et l’Église. Ils s’attaquèrent particulièrement du côté où ils pensaient qu’elle était le plus vulnérable, c’est à-dire les possessions de l’Église, qui, sous le patronage de la couronne, étaient généralement dévolues à la noblesse. Les évêques et les grands abbés commendataires étaient, sauf peu d’exceptions, pris dans cet ordre.

« Dans cette guerre réelle, quoique pas toujours aperçue, entre les vieux intérêts fonciers de la noblesse et les nouveaux intérêts d’argent, la force la plus grande, parce qu’elle était la plus maniable, était aux mains de ces derniers. L’intérêt d’argent est par sa nature plus prêt aux aventures et ses possesseurs sont plus disposés à de nouvelles entreprises de toutes sortes. Étant d’acquisition récente, il s’accorde mieux, naturellement, à toute nouveauté. C’est donc la sorte de richesse qui convient à tous ceux qui désirent le changement.

« Or, à ces hommes de finances qui avaient intérêt à dépouiller l’Église pour dépouiller indirectement et pour humilier la noblesse se sont joints les encyclopédistes, les « hommes de lettres politiques », ennemis du christianisme. Et c’est la jonction de ces deux catégories d’hommes qui explique la fureur avec laquelle toute la propriété terrienne des corporations ecclésiastiques a été attaquée et le grand soin que les révolutionnaires, contrairement à leurs principes, ont pris d’un intérêt qui avait son origine dans l’autorité de la couronne. Toute l’envie contre la richesse et le pouvoir fut artificiellement dirigée contre certaines catégories de riches. Sur quel autre principe que celui-là peut-on expliquer un phénomène aussi extraordinaire, aussi peu naturel que celui des possessions ecclésiastiques, qui avaient résisté à tant de chocs et de violences civiles et qui étaient gardées à la fois par la justice et par le préjugé, appliquées au payement de dettes récentes et contractées par un gouvernement décrié et renversé ?

«…Qu’avait à voir le clergé avec toutes ces transactions ? Quel engagement public avait-il au delà de sa propre dette ? Pour la garantir, ses domaines étaient engagés jusqu’au dernier acre. Rien ne livre mieux le secret du véritable esprit de l’Assemblée qui se pare, pour sa besogne de confiscation publique, de sa nouvelle équité et de sa nouvelle moralité, que ses procédés à l’égard de la dette du clergé. Le corps des confiscateurs, fidèle à ces intérêts d’argent au profit desquels il viole tous les autres, a trouvé que le clergé avait compétence pour contracter une dette légale. Mais si quelques personnes devaient subir des pertes dans l’intérêt des créanciers publics, ce devrait être ceux qui ont conclu tous ces arrangements. Pourquoi donc les biens des contrôleurs généraux n’ont-ils pas été confisqués ? Pourquoi n’est-ce point ceux de la longue succession de ministres, de financiers et de banquiers qui se sont enrichis pendant que la nation était appauvrie par leurs actes et par leurs conseils ? Pourquoi n’est-ce pas la fortune de M. Laborde qui est confisquée plutôt que celle de l’archevêque de Paris, qui n’a jamais été mêlé à la création des fonds publics ni à l’agiotage ? Ou, si vous devez confisquer toutes les vieilles fortunes territoriales en faveur des agioteurs, pourquoi la pénalité est-elle circonscrite à une catégorie ? Je ne sais si les dépenses du duc de Choiseul ont laissé subsister quelque chose des sommes infinies qu’il a reçues de la bonté de son maître, durant les opérations de finance d’un règne qui contribua largement par toute sorte de prodigalité dans la paix et dans la guerre, à la dette présente de la France. S’il en reste, pourquoi n’est-ce point confisqué ? Je me souviens avoir été à Paris sous l’ancien gouvernement. J’y étais juste après que le duc d’Aiguillon (c’était du moins la pensée générale) fut sauvé du billot par la main protectrice du despotisme. Il était ministre et il est mêlé aux affaires de cette période prodigue. Pourquoi ne vois-je pas ses domaines remis aux municipalités dont ils ressortissent ? La noble famille de Noailles a longtemps servi (d’un bon service, je l’admets) la couronne de France et elle a eu quelque part à ses bontés. Pourquoi n’est-il pas fait application de sa fortune à la dette publique ? Est-ce que la fortune d’un duc de la Rochefoucauld est plus sacrée que celle du cardinal de la Rochefoucauld ? »

Ainsi va Burke, exhalant sa colère contre les nobles libéraux qui, au début de la Révolution, firent cause commune avec le Tiers. Mais quel singulier mélange d’idées pénétrantes et de puérilités réactionnaires ! Burke parait croire que c’est la convoitise de quelques financiers qui a désigné les biens d’Église comme une proie et qui a mis hors du débat la dette publique. Il oublie que cette dette publique, disséminée déjà, au moins à Paris, dans une grande partie de la bourgeoisie, ne pouvait être abolie sans que toute l’activité économique de la nation fût paralysée et sans que toute vie publique devînt impossible par l’anéantissement du crédit. Et il est bien plus polémiste que philosophe lorsqu’il ne voit pas que les biens des nobles avaient la forme de propriété individuelle et bourgeoise tandis que les biens d’Église, étant corporatifs, pouvaient être saisis sans que la propriété fût en péril. Burke, dans cette déclamation ingénieuse mais frivole, serait au niveau de l’abbé Maury, si l’expérience de la vie anglaise ne lui donnait parfois un sens vif de la réalité économique. Il a très bien vu que ce qui distinguait le plus la France et l’Angleterre, c’est qu’en France les vieux intérêts terriens et les nouveaux intérêts d’argent étaient en lutte, tandis qu’en Angleterre ils se soutenaient mutuellement. Il n’en donne pas toutes les raisons, mais il a marqué le fait même, avec précision et avec force. Et ce qu’il redoute, lui, c’est que l’avènement révolutionnaire et la primauté insolente des nouveaux intérêts en France ne rompe, par contre-coup, le lien de solidarité qui s’est formé en Angleterre entre l’aristocratie foncière renouvelée et la bourgeoisie industrielle et capitaliste. Qui sait si la classe industrielle et financière, encouragée par le triomphe qu’elle vient de remporter en France, ne prétendra pas, en Angleterre même, à plus d’éclat et de pouvoir ? Du coup, voilà brisé le faisceau des forces politiques et sociales anglaises ; voilà brisé le système des classes dirigeantes. Et Burke, pris de peur devant cette croissance soudaine d’un élément de la combinaison, s’applique à faire valoir surtout l’autre. C’est aux vieux intérêts terriens qu’il marque le plus de sympathie. Et l’on voit qu’il préférerait infiniment la banqueroute, qui sauverait la propriété foncière en frappant la mobilière, à l’expropriation territoriale que la France révolutionnaire a accomplie dans l’intérêt de la bourgeoisie. Burke se rejette vers celle des deux forces, associées et presque fondues encore dans le système dirigeant anglais, qui lui paraît le plus menacée par le mouvement politique et social dont le signal aigu a été donné par la Révolution. Il touche là au fonds et au tréfonds conservateur du système anglais. Tant que le faisceau de l’aristocratie terrienne modernisée et de la nouvelle classe industrielle et financière ne sera pas rompu ou relâché, la démocratie ne pourra pas progresser. Et ce faisceau, Burke comme Pitt, mais avec une tendance plus réactionnaire, s’applique à le maintenir. Pitt s’efforce de confirmer l’équilibre de forces qu’il sent, malgré tout, mouvantes et instables, en donnant à la classe croissante, à la bourgeoisie d’affaires, des satisfactions positives et mesurées qui préviennent en elle tout mécontentement et toute pensée de scission. Burke, lui, essaie d’arrêter les prétentions grandissantes de la classe industrielle et financière en lui montrant, par l’exemple de la France, que toute rupture d’équilibre à son profit met en péril non pas seulement l’aristocratie foncière, mais tout l’ordre social, non pas seulement une forme, la plus ancienne et la plus vénérable de la propriété, mais toute la propriété.

Et c’est la propriété elle-même qui est menacée, selon Burke, par toute extension du droit électoral. Sans doute il faut que le talent, les capacités soient représentées ; mais il faut que la propriété reste comme le fond et le lest de la représentation nationale. « Il n’y a pas de représentation de l’État équitable et valable qui ne représente ses facultés d’intelligence aussi bien que sa propriété. Mais comme l’intelligence (ability) est un principe vigoureux et actif et que la propriété est un principe indolent, inerte et timide, celle-ci ne peut jamais être à l’abri des invasions de l’intelligence si elle ne domine pas, et de beaucoup, dans la représentation. Elle doit être représentée en ses grandes masses et en son accumulation, ou elle n’est pas protégée équitablement. La caractéristique, l’essence même de la propriété, formée des principes combinés de conservation et d’acquisition, est d’être inégal.

Samuel T. Coleridge.


Par suite, les grandes masses de propriété qui excitent l’envie et tentent la rapacité doivent être mises hors de la possibilité même du danger. Ainsi elles forment un naturel rempart autour des propriétés moindres en tous leurs degrés. La même quantité de propriété, qui est par le cours naturel des choses divisée entre plusieurs, n’a pas la même opération. Son pouvoir défensif s’affaiblit en se diffusant. Dans cette diffusion la portion de chacun est moindre que ce que, dans l’ardeur de son désir, il peut se flatter d’obtenir en dissipant les accumulations de propriété des autres. À la vérité, le pillage d’un petit nombre de grandes propriétés ne donnerait qu’une toute petite part si on les distribuait entre plusieurs. Mais la foule n’est pas capable de faire ce calcul et ceux qui la conduisent à la rapine ne se proposent jamais de répartir également la proie.

« Le pouvoir de perpétuer notre propriété dans notre famille est un des éléments qui concourent le mieux à la perpétuation de la société elle-même. Il met notre faiblesse au service de notre vertu ; il greffe la bienveillance sur l’avarice même. Les possesseurs d’une richesse de famille et de distinctions héréditaires sont en quelque sorte des répondants naturels de cette transmission. Chez nous, la Chambre des pairs est formée sur ces principes. Elle est complètement composée de propriété héréditaire et de distinction héréditaire. Elle forme le tiers de la législature et elle est, en dernier ressort, le seul juge de toute la propriété dans toutes ses subdivisions. La Chambre des Communes aussi, quoique non nécessairement, mais en fait, est composée de même pour la plus grande partie. Que les grands propriétaires qui y siègent soient ce qu’ils sont (et ils ont des chances d’être parmi les meilleurs) ; ils sont, en tout cas. le lest dans le navire de la communauté.

«…On dit que vingt-quatre millions d’hommes doivent prévaloir sur deux cent mille. Oui, si la constitution d’un royaume est un problème d’arithmétique.

Ainsi c’est autour de la propriété et de la grande propriété héréditaire, que Burke rallie toutes les forces conservatrices.

Mais quoi ! l’expérience n’a-t-elle pas démontré depuis que l’Angleterre pouvait faire une bien plus large part à la démocratie sans que la propriété, et même la grande propriété aristocratique, fût sérieusement menacée ? Burke ne le croyait point, et quand il dit que la propriété se défend d’autant mieux qu’elle est plus compacte, qu’elle s’affaiblit en se divisant, il va juste à rebours de ce qu’on peut appeler l’instinct révolutionnaire conservateur de la France, qui croyait enraciner la propriété en la subdivisant.

Le pamphlet de Burke, si hardiment, si injurieusement conservateur, eut un retentissement énorme. Il provoqua dans presque toute l’Europe l’applaudissement et la huée. Il fut en Angleterre même un sujet d’admiration et un objet de scandale, et il révéla, semble-t-il, aux Anglais, la force secrète et silencieuse de la passion bienveillante ou hostile avec laquelle ils suivaient les événements de France.

George Forster, qui faisait en 1791, dans la Revue allemande, le compte-rendu de la littérature anglaise, a noté le vif mouvement qui suivit. Les réflexions, les réfutations abondèrent.

« L’homme d’État Burke, ou si l’on ne veut pas jeter de la poudre aux yeux des lecteurs avec le pédantisme prétentieux qui abuse des mots sonores, le vieux faiseur de phrases échauffé Burke n’a soulevé une si violente opposition que parce qu’il a tenté d’accabler sous ses sophismes les inconséquences et ses débiles agressions la Constitution française. Son plus puissant adversaire, le juriste Mackintosh, remporta sur lui une victoire complète, qui fut d’autant plus brillante que ses Vindiciae Gallicae ont donné la preuve indéniable que l’on peut écrire avec une éloquence virile sans se permettre un seul mot inconvenant, et s’en tenir à la vérité, à la discussion des raisons pour et contre, et à la question posée, sans tout le vieux jeu de miroir d’une dialectique jésuitique. Inattaquable, irréfutable, son œuvre est debout, honorée de l’approbation unanime de l’Angleterre, et elle brave le front d’airain de ceux qui osent tout affirmer parce qu’ils n’ont plus rien à perdre en fait d’honneur et de considération. Ce n’est point ici le lieu d’insister, et notre public ne s’intéresse point assez à l’analyse des autres réfutations de l’œuvre de Burke ; il suffit de dire que Tatham, Towers, Boutfield, Bather, Rostdoung, Pigott, miss Woolstone, Craft, MM Macaulay, Graham, Hamilton, Capel Loft, Wolsey, sir Brook Boothby, Dupont, et une foule d’écrivains anonymes ont tourné contre lui leurs armes avec plus ou moins de bonheur, mais toujours avec quelque succès. Pour sa justification, il se sentit encore obligé par le cri universel du public à faire une faible tentative, et dans son appel des nouveaux whigs aux anciens whigs, il tenta par des distinctions superfines d’excuser le parti de l’opposition dont il se réclamait d’avoir dévié ainsi des principes des whigs. »

La réprobation fut-elle aussi générale que le dit Forster, passionné dès lors pour la Révolution, et qui se soulageait, dans ses compte-rendus critiques, du silence qu’il se croyait encore tenu à garder en Allemagne sur le fond même des choses ? Il est probable que la véhémence rhétoricienne de Burke choqua un peu, et que ce brusque torysme intransigeant fit quelque scandale. Aussi bien, en cette année 1791, la Révolution semblait avoir atteint une période de calme et un point d’équilibre. Sa force de propagande au dehors ne s’exerçait que discrètement, et la violence de Burke, à l’unisson de laquelle seront bientôt les esprits (dès la fin de 1792), déconcertait un peu en ce moment.

L’éclosion soudaine d’innombrables écrits en réponse à Burke atteste que l’esprit anglais avait ressenti la grandeur de la Révolution. J’ai trouvé à la Bibliothèque nationale plusieurs des œuvres et brochures que mentionne Forster, et aussi plusieurs des écrits anonymes auxquels il fait allusion. Quel utile et curieux travail ce serait de suivre dans toute l’Angleterre, dans ses bibliothèques, ses archives et ses collections privées, dans ses brochures et ses journaux, le reflet mouvant des événements de France sur l’esprit anglais ! Louis Blanc, qui aurait pu sans doute fouiller tous ces trésors, ne commente guère que les paroles les plus illustres. Il faudrait descendre au détail et jusque dans la foule obscure des consciences. Des brochures que j’ai lues à la Bibliothèque nationale je retiens d’abord un pamphlet anonyme qui fut imprimé, sous le titre d’Observations, à Londres, chez Johnson, près de l’église Saint-Paul. C’est le premier cri qui monte du peuple souffrant et meurtri. Ce n’est plus un pamphlet purement politique. C’est un pamphlet social, une protestation de la misère des prolétaires contre le splendide égoïsme de la rhétorique vénale de Burke.

« Oui, il faut de l’audace à M. Burke pour outrager ainsi la Révolution française et la liberté en échange de sommes d’argent qu’il touche sous le nom d’un autre. Je n’ai pas besoin d’insister. M. Burke me comprendra mieux que personne. Il ne s’attendrit que sur les infortunes éclatantes, sur les infortunes dorées comme des idoles. Que de sentiment pour un roi et pour une reine ! Mais le peuple écrasé et en haillons, mais ces nourrissons qui cherchent en vain un peu de lait au sein exténué de la mère, cela ne l’émeut point. Cela n’est pas du théâtre et n’a pas grand air. Il faudra bien cependant qu’on entende un jour la majesté silencieuse de la misère (the silent majesty of misery). C’est trop que le peuple qui travaille soit sans cesse dans l’alternative ou de souffrir de la faim ou de se laisser enlever par les durs recruteurs de l’armée et de la marine. Étrange destinée que celle de ces hommes qui ont la charge de défendre la patrie, et qui n’ont pas de patrie ; car qu’est-ce que la patrie sans la liberté et la propriété ? Et ils n’ont ni liberté ni propriété. Aussi bien, où est la liberté en Angleterre ? Il n’y en a que le nom. La liberté, dans la Constitution anglaise, elle se définit d’un mot : c’est la propriété. Et encore, ce n’est pas la propriété créée par le travail, c’est l’énorme et monstrueuse propriété qui est entretenue par privilège et par artifice, c’est cette propriété intangible et inviolable qui se transmet de génération en génération à des élus, si paresseux soient-ils, si inférieurs de corps et d’esprit. Et ce régime des substitutions, cette propriété de privilège entretient chez tous les privilégiés, hommes ou femmes, l’indolence, l’inertie de l’esprit et du corps. Combien qui auraient agi, qui auraient créé, qui auraient entrepris, s’endorment et s’engourdissent à l’ombre de l’idole ! Les femmes bavardent dans les salons, les hommes chassent, et le peuple est accablé. Un de ces chasseurs vient-il à établir ses chenils et ses réserves de gibier près du cottage d’un pauvre paysan, c’est la ruine : les moissons sont foulées ou dévorées, et il faut que le paysan affamé quitte son petit domaine, aille grossir la multitude misérable des villes. Et là, que de souffrances ! Que d’ouvriers industrieux végètent et meurent dans des coins pestilentiels (in pestilential corners) ! Combien qui sont ruinés par les changements de la mode et les reflux de l’industrie ! »

Oui, c’est le cri de misère et de révolte de tous les prolétaires ruraux et urbains, et c’est une chose bien significative que cette protestation du prolétariat anglais s’élève à propos du livre de Burke contre la Révolution. Dans le vaste tourbillon révolutionnaire la voix dolente des misérables prend soudain une ampleur émouvante. Et ici encore, comme en France, comme en Allemagne, ce que la démocratie contenait de promesses sociales commence à se marquer. Ici encore s’affirme la solidarité décisive de la justice et de la liberté politique.

C’est en défendant la Révolution française que le prolétariat anglais commence à élever la voix.

Dans l’œuvre de Mackintosh aussi, quelque modérée et équilibrée qu’elle soit, il y a un sens social. Elle nous semble aujourd’hui bien optimiste. Mackintosh ne prévoit pas les orages, il ne prévoit pas les terribles commotions que provoquera bientôt la guerre européenne. Après tout, quand il écrivait au commencement de 1791, il n’était point interdit d’espérer un dénouement à la fois pacifique et grandiose du drame de la Révolution, et il n’était pas encore au-dessus des forces humaines d’assurer ce dénouement pacifique. Comment Burke peut-il dire que la Révolution française est un entraînement irréfléchi ? Elle est la conséquence inévitable, et elle est le seul remède du désordre politique et social où la monarchie absolue avait jeté la France. Comment peut-il voir une violation funeste des traditions dans le vote par tête substitué au vote par ordre ? Ces corporations fermées, ces castes entretiennent l’esprit d’égoïsme et de privilège. Comment peut-il se plaindre de l’abolition des titres nobiliaires et des droits féodaux ? Il faut créer des mœurs d’égalité sans lesquelles toute démocratie est impossible. Pourquoi se scandaliser de la nationalisation des biens d’Église ? L’État a le droit de payer ses officiers de religion et de morale selon le mode qui lui plaît. Il consacrait à les payer les revenus variables de certains biens-fonds. Il a le droit, après leur avoir assuré un salaire fixe, de disposer de ces biens-fonds. L’opération des assignats semble téméraire ? Que de sarcasmes et que de sombres prophéties Burke a accumulés sur les assignats, sur la circulation du papier ! Il n’y a plus, il n’y aura plus d’autres ressources que les assignats, hypothétiquement gagés sur les biens d’Église.

« Leur fanatique confiance dans la souveraine efficacité du pillage de l’Église a induit ces philosophes à dédaigner tout souci du revenu public, comme le rêve du philosophe à la pierre philosophale induit les dupes à négliger, sous l’illusion hermétique, les moyens rationnels d’améliorer leur condition. Avec ces financiers philanthropiques, la médecine universelle fabriquée au philtre d’Église devient le remède de tous les maux de l’État. Ces gentlemen n’ont pas sans doute grande foi dans les miracles de la piété ; mais il est incontestable qu’ils ont une foi entière aux prodiges du sacrilège. Y a-t-il une dette qui les presse ? Émettez des assignats. Y a-t-il des indemnités à payer ou des pensions à servir à ceux qu’ils ont dépouillés de leur office ou expulsés de leur profession ? Assignats. Faut-il équiper une flotte ? Assignats. Si soixante millions de livres sterling de ces assignats, imposés au peuple, laissent les besoins de l’État aussi grands que devant : émission de trente millions de livres d’assignats, dit l’un ; non, de quarante millions, dit un autre. La seule différence entre toutes ces factions financières est dans la plus ou moins grande quantité d’assignats qui doit être imposée à la patience du public. Ils sont tous des professeurs d’assignats. Même ceux auxquels leur naturel bon sens et leur connaissance du commerce fournissent des arguments décisifs contre cette dérision, concluent leurs discours en proposant une émission d’assignats. Je suppose qu’ils sont obligés de parler d’assignats, parce que tout autre langage serait incompris. Aucune expérience de leur inefficacité ne peut les décourager enfin. »

Et Burke, abondant dans sa verve bouffonne, parodie la cérémonie du Malade imaginaire.

« Les assignats sont-ils dépréciés sur le marché ? Quel est le remède ? Émettre de nouveaux assignats. — Mais si maladia, opiniatria, non vult se garire, quid illi facere ? Assignare, postea assignare, ensuita assignare. »

L’ assignare, par une burlesque allitération, se substitue au traditionnel saignare. Et Burke, en un éclair prophétique tout ensemble et caricatural, nous fait entrevoir dans le lointain la chute finale du papier, la spéculation effrénée de ce qui sera le Directoire.

« La France sera entièrement gouvernée par des agitateurs en corporations, par des sociétés dans les villages formées des directeurs d’assignats, par des avocats, des agents, des agioteurs, composant une ignoble oligarchie, fondée sur la destruction de la couronne, de l’Église, de la noblesse et du peuple. »

Quand je transcris ces imaginations énormes de Burke, auxquelles la tragi-comédie de la Révolution finissante donnera un semblant de vérité, je me prends à admirer, au contraire, la géniale audace des révolutionnaires. Oui, pour parler à la manière de Burke, c’est un prodigieux navire de papier qui a porté à travers les orages, sur les flots soulevés, la Révolution et sa fortune. Que répond Mackintosh à cette orgie d’images brillantes et de prophéties sombres ? L’opération des assignats a été doublement bonne : politiquement et économiquement :

« L’établissement du papier-monnaie, représentant la propriété nationale, était destiné à permettre la vente de cette propriété et à suppléer aux espèces qui manquaient. Ici, comme en bien d’autres points, les prédictions des adversaires ont été complètement démenties. Ils prédisaient qu’aucun acquéreur ne se trouverait assez hardi pour confier sa propriété à un établissement aussi nouveau et aussi peu sûr. Mais la propriété nationale a été achetée dans toutes les parties de la France avec la plus grande avidité. Ils prédisaient que l’estimation de sa valeur devrait à l’épreuve apparaître exagérée, mais elle a été payée généralement deux et trois fois plus qu’elle n’était estimée. Ils avaient prédit que la dépréciation des assignats hausserait, en effet, le prix des objets nécessaires à la vie, et tomberait de la façon la plus cruelle sur la classe la plus indigente. Et ce qui s’est produit, c’est que les assignats, soutenus dans leur crédit par la vente rapide de la propriété qu’ils représentaient, se sont maintenus au pair, que le prix des nécessités de la vie a baissé et que les souffrances des indigents ont été considérablement allégées. Des millions d’assignats constamment jetés aux flammes forment la réponse la plus décisive à toutes les attaques.

Beaucoup d’acheteurs, n’usant pas de la faculté de paiement gradué, qui était inévitable dans une vente aussi immense, ont payé d’avance tout le prix. Ç’a été particulièrement le cas dans les provinces du Nord, où d’opulents fermiers ont été les principaux acheteurs ; circonstance heureuse, si elle tend seulement à multiplier cette classe si utile et si respectable d’hommes qui sont à la fois propriétaires et cultivateurs du sol.

« Les maux de l’émission dans l’état présent de la France étaient transitoires : les bons effets en sont permanents. Deux grands objets devaient être obtenus par là, l’un de politique, l’autre de finance. Le premier était d’attacher un grand nombre de propriétaires à la Révolution, de la stabilité de laquelle dépendait la sécurité de leurs fortunes. C’est ce que M. Burke caractérise en disant qu’ils se font par là complices de la confiscation, quoique ce soit précisément la politique adoptée par les révolutionnaires anglais, lorsqu’ils favorisèrent la croissance de la dette nationale, pour intéresser un gros de créanciers à la durée du nouvel établissement… Le second objet, c’est l’extinction de la dette publique. »

Et Mackintosh en espère la réalisation. Il ajoute, avec le plus brillant optimisme :

« Il y avait une vue générale qui, dès le commencement de l’opération, avait semblé décisive aux personnes versées dans l’économie politique. Ou les assignats garderaient leur valeur, ou ils ne la garderaient pas. S’ils gardaient leur valeur, aucun des maux qu’on appréhendait ne pourrait se produire. S’ils étaient discrédités, chaque chute de leur valeur était un nouveau motif aux porteurs de les échanger contre des biens nationaux. Nul, en effet, ne voudrait garder un papier déprécié, pouvant acquérir une propriété solide. Si une grande partie des assignats était employée de la sorte, la valeur de ceux restés en circulation devrait s’élever immédiatement, d’abord parce que leur nombre serait diminué et aussi parce que leur sécurité deviendrait plus évidente. La chute des valeurs hâterait la vente des terres, et cette vente des terres remédierait à chute des valeurs. L’échec des assignats comme moyen de circulation les fortifierait comme instrument de vente ; et leur succès comme instrument de vente rétablirait par contre-coup leur utilité comme moyen de circulation. Cette action et réaction était inévitable, quoique la légère dépréciation des assignats n’en ait point rendu les effets visibles en France. »

Nous savons, nous, ce que l’histoire a fait des prédictions contraires de Burke et de Mackintosh. Au fond c’est Mackintosh qui a eu raison contre Burke. Car le crédit des assignats n’a été irrémédiablement atteint que par l’extrême crise de la guerre, et il a duré assez longtemps pour permettre à la Révolution de s’établir et d’enfoncer ses multiples racines dans les innombrables domaines et les innombrables intérêts nés de la vente des biens d’Église.

Le livre de Mackintosh démontre qu’en Angleterre, à la fin de 1790, les esprits les plus calmes, les plus réfléchis, croyaient à une tranquille et heureuse évolution de la démocratie française. Ils admiraient cette prodigieuse création de papier monnaie qui se convertissait en richesse solide et en progrès substantiels ; ou plutôt, en cette richesse de papier qui s’enflait soudain, se réfléchissait un ardent et réel foyer de richesse et de vie, comme dans les vastes nuées d’or amoncelées se réfléchit la force splendide du soleil. Burke annonçait le prochain écroulement de cette architecture de nuages, et Mackintosh disait : « L’éclat de ces nuées flottantes de richesse fictive n’est que le reflet de la richesse réelle de la France, animée et enflammée par la Révolution. »

Ainsi, la Révolution emplissait l’horizon du monde d’un problème éclatant et merveilleux.

Au contraire de Burke, dont toute la sympathie va à la propriété terrienne comme à l’élément le plus stable et le plus conservateur du consortium terrien et industriel qui dirigeait l’Angleterre, Mackintosh voit dans la propriété mobilière, industrielle et financière, la force nécessaire et bienfaisante.

« L’intérêt commercial, ou intérêt d’argent, a été dans toutes les nations de l’Europe (prises en bloc) bien moins affligé de préjugés, bien plus libéral et plus intelligent que la classe des propriétaires terriens (landed gentry). Les vues des commerçants ont été élargies par de vastes relations avec l’humanité, et de là l’importante influence du commerce dans la transformation libérale du monde moderne (in liberalizing the modern world). Nous ne pouvons donc pas nous étonner que cette classe d’hommes éclairés se montre la plus ardente dans la cause de la liberté, la plus zélée pour la réforme politique. Il n’est pas étonnant que la philosophie trouve chez eux de plus dociles disciples, et la liberté des amis plus actifs que dans une aristocratie arrogante et infectée de préjugés (haughty and prejudiced aristocracy). La Révolution de 1688 produisit les mêmes effets en Angleterre. Les intérêts d’argent formèrent de beaucoup la force du whiggisme, tandis qu’en grande majorité les propriétaires terriens continuaient à être de zélés torys. »

Mais l’effet de la Révolution française en Angleterre ne doit pas se borner, dans la pensée de Mackintosh, à accroître l’influence politique et sociale de la classe industrielle, commerciale et financière, plus active et libérale que la classe terrienne. C’est l’avènement de la démocratie, c’est la tendance à l’égalité sociale et à l’égalité politique que salue l’éminent juriste. S’il approuve la Constituante d’avoir aboli les privilèges nobiliaires, les distinctions des ordres et le système féodal, c’est parce que le devoir du législateur est de travailler le plus possible à la diffusion de la propriété, ou tout au moins d’abolir les causes factices qui ajoutent à la puissance naturelle de concentration de la propriété.

Robert Burns.


« Il y a deux sortes d’inégalités, l’une personnelle ― celle du talent et de la vertu, source de tout ce qu’il y a d’excellent et d’admirable dans la société — l’autre, celle de la fortune, qui doit exister, parce que la propriété seule peut stimuler au travail ; et le travail même, s’il n’était pas nécessaire à l’existence, serait indispensable au bonheur de l’homme.

« Mais, quoique la propriété soit nécessaire, elle est, dans ses excès, la plus grande maladie de la société civile. L’accumulation du pouvoir conféré par la richesse aux mains d’un petit nombre est une source perpétuelle d’oppression et de dédain à l’égard de la masse de l’humanité. Le pouvoir des riches est concentré plus encore par leur tendance à la coalition (their tendency to combination), coalition qui est rendue impossible aux pauvres par leur nombre, leur dispersion, leur indigence et leur ignorance. Les riches sont groupés en corps par leurs professions, par leurs divers degrés d’opulence (c’est ce qu’on appelle le rang), par leurs connaissances et par leur petit nombre. ― Ce sont eux nécessairement qui, dans tous les pays, administrent le gouvernement, car ils ont seuls l’habileté et les loisirs nécessaires pour ces fonctions. En cet état des choses rien ne peut être plus évident que leur inévitable prépondérance dans l’échelle sociale. La préférence des intérêts partiels aux intérêts généraux n’en est pas moins le plus grand des maux publics.

« Toutes les lois doivent donc avoir pour objet de réprimer cette maladie, mais leur tendance perpétuelle a été de l’aggraver. Non contentes de l’inévitable inégalité de fortune, elles y ont ajouté des distinctions honorifiques et politiques. Non contentes de l’inévitable tendance des riches à se coaliser elles les ont incorporés en classes. Elles ont fortifié ces conspirations contre l’intérêt général, auxquelles elles auraient dû résister puisqu’elles ne peuvent les désarmer entièrement. Les lois, dit-on, ne peuvent égaliser les hommes. Non. Mais, doivent-elles pour cette raison aggraver l’inégalité qu’elles ne peuvent pas guérir ? Doivent-elles, pour cette raison, fomenter cet esprit de corporation qui est leur plus fatal ennemi ? »

L’application de ces principes à la Constitution sociale de l’Angleterre est assez incertaine, et Mackintosh ne tente pas de la formuler. S’agit-il de toucher aux lois sur les successions, à ce régime des substitutions qui perpétue la fortune de la grande aristocratie ? C’est plutôt au privilège politique des aristocrates et des riches qu’il veut toucher. C’est surtout la Chambre des Lords et la représentation oligarchique des Communes qu’il vise : et la démocratie politique lui apparaît comme le moyen nécessaire de faire équilibre aux inégalités sociales, d’en atténuer peu à peu les plus criants effets par la défense plus efficace des intérêts généraux. Pour la première fois, et c’est là un fait d’une haute importance, la question du suffrage universel est sérieusement posée en Angleterre : et c’est la Révolution française qui l’y pose. Pitt, quand il proposait la réforme électorale limitée que j’ai indiquée, ne faisait allusion au suffrage universel que comme à une extrême formule théorique et qui n’était réellement pas en discussion. Par le grand mouvement démocratique de la France qui appelait au droit de vote des millions de citoyens la question cesse d’être une théorie d’école. Elle entre dans le vif du combat politique et social. Mackintosh et ses amis démêlent très bien que