La Correspondance de Catherine de Médicis

La bibliothèque libre.
La Correspondance de Catherine de Médicis
Revue des Deux Mondes3e période, tome 51 (p. 177-202).
LA CORRESPONDANCE
DE
CATHERINE DE MEDICIS

I. — Lettres de Catherine de Médicis, publiées par M. le comte Hector de la Ferrière, t. I, 1880. — II. — La Jeunesse de Catherine de Médicis, par M. de Reumont, ouvrage traduit, annoté et augmenté par M. Armand Baschet, 1876.

Catherine de Médicis restera peut-être toujours une énigme. Elle est une énigme comme femme, une énigme comme catholique, une énigme comme Italienne. On a beau l’étudier, on ne peut arriver à la bien comprendre : les historiens construisent tous une Catherine de Médicis qui serve leurs haines, leurs passions, leurs préférences. En France, d’ailleurs, l’opinion populaire a toujours aimé à charger les étrangers et les étrangères, à les accabler de ses rigueurs, à les rendre responsables de tous les malheurs. Il y a sans doute encore des personnes qui voient dans la reine Marie-Antoinette la cause principale de la révolution française ; il y a nombre de gens qui croient que Catherine de Médicis a déchaîné sur la France tous les maux de la guerre civile, au lieu qu’elle a cherché sans cesse à mettre la paix entre les catholiques et les protestans. D’autres, par crainte de tomber dans l’erreur populaire, vont au-delà de la vérité et se donnent un grand mal pour chercher dans la fille des Médicis, transportée en France, une bonne Française, uniquement animée de ce que l’on ne peut pas encore nommer l’amour de la patrie, mais de ce que l’on peut déjà appeler l’amour de l’état. La vérité n’est pas aussi unie, aussi simple ; chez certaines âmes jetées au milieu de grands embarras, privées de lumières supérieures, il faut toujours moins chercher l’effort raisonné de l’intelligence, les longues prévisions, les combinaisons durables que le jeu simple des instincts les plus profonds et les plus impossibles à déraciner. Catherine de Médicis a été surtout une mère ; elle a été une mère couronnée, et ses enfans ont, comme elle, porté des couronnes, mais elle les a toujours traités en petits plutôt qu’en rois ; elle a été une mère ambitieuse, dominatrice, jalouse, injuste. A-t-elle aimé le pouvoir pour elle-même ou pour eux ? Elle ne l’a jamais bien su. Leur force était sa force, leur cour était sa cour, leur ruine était sa ruine. On peut la représenter comme une politique et une servante de la France, mais, personne alors ne séparant les intérêts de la France des intérêts de la royauté, il est clair qu’en travaillant pour ses enfans elle travaillait du même coup pour le pays. Vouloir l’élever au rang des grands ministres ou des grands rois qui ont servi plus tard des desseins persistans, favorables à la grandeur de la France, c’est sans doute aller un peu loin.

M. Guizot a écrit d’elle : « Si au point de vue moral on ne saurait juger Catherine de Médicis trop sévèrement, à travers tant de vices, elle eut des mérites ; elle prit à cœur la royauté et la France ; elle défendit de son mieux contre les Guises et l’Espagne l’indépendance de l’une et de l’autre, ne voulant les livrer ni aux partis extrêmes ni à l’étranger. » M. le comte de La Ferrière, qui a recueilli toute la correspondance de Catherine de Médicis et qui en a commencé la publication, semble assez près de l’opinion de M. Guizot ; il n’a donné encore que les lettres écrites de 1533 à 1563 ; mais dans la longue introduction dont il les fait précéder, il s’attache à montrer l’épouse et la mère s’initiant par degrés aux affaires de l’état, et la reine enfin, non pas incertaine entre les partis, mais les contenant l’un par l’autre, en vue d’un dessein toujours patriotique, pour empêcher la France de se déchirer de ses propres mains et pour conserver ses forces intactes contre l’étranger. M. de Reumont s’est enthousiasmé pour une princesse dont il a très bien raconté les premières années ; il avait pour ainsi dire triomphé avec elle en la voyant de petite duchesse d’Urbin devenir duchesse d’Orléans, dauphine, reine, régente, reine-mère ; il lui plaît de la grandir et de justifier tous ces coups du sort ; Allemand, il insiste pourtant sur « ce que la monarchie française lui a dû. » Quant aux Italiens qui ont été pour ainsi dire les témoins de Catherine de Médicis en France, résidens vénitiens ou ambassadeurs de Florence, il n’est pas étonnant s’ils tiennent pour leur compatriote. « Les Français, dit l’un d’eux, après sa mort, Jeromo Lippomano, n’ont pas voulu reconnaître plus tôt la prudence et la capacité de la reine mère, mais, au contraire, ils l’ont niée. Aujourd’hui, ils doivent lui rendre pleine justice, car ils voient clairement que c’est elle qui fait tout et qui ordonne tout avec sagesse et pour le bien du royaume. Dans tous ces troubles, elle a été la médiatrice ; elle a toujours conseillé la paix. Elle est aussi infatigable de corps que d’esprit et ne perd jamais courage… »

Que de portraits n’avons-nous pas de Catherine et que de traits épars dans Tavannes, Castelnau, Montluc, Villeroi, de Thou, l’Estoile, la reine Marguerite ! Le portrait le plus charmant, le plus flatté aussi est celui de Brantôme. La reine mère y est bien vivante, est dans son cadre naturel, au milieu de sa troupe de demoiselles. Brantôme est aussi occupé de vanter sa « belle et riche taille, » son « cuir net, » sa main, « la plus belle main qui fut jamais veue, si crois-je, » qu’à la défendre contre les accusations de ses ennemis. Il parle en vrai courtisan qui aime les beaux habillemens, les « honnestes exercices, » les chasses ; il nous montre la reine à cheval, « ne sentant pour cela sa dame homasse en forme et façon d’amazone bizarre, mais sa gente princesse, belle, bien agréable et douce. » Il se complaît avec elle dans ses belles maisons des Tuileries, Saint-Maur, Monceaux, Chenonceaux, dans la salle de bal au palais ou au Louvre. Il aime la reine artiste, ordonnant des fêtes magnifiques, ingénieuses, voulant toujours que ses dames « comparussent en haut et superbe appareil, » et veuve, paraissant pourtant toujours la souveraine par-dessus toutes, même avec ses « soies lugubres, » au milieu des princesses les plus « braves. » Il l’accompagne aux grandes processions des Rameaux, de la Fête-Dieu, de la Chandeleur. Ce portrait, à tout prendre, et avec ses touches si légères, est précieux : on y trouve une Catherine de Médicis très vraie, sans passions, calme, toujours maîtresse d’elle-même. L’Italienne se croyait supérieure à tout ce qui l’entourait, supérieure surtout par l’intelligence, par le goût des belles choses, par le mépris secret de tout ce qui remuait et égarait tout ce qui vivait à ses côtés ; elle ne connut pas l’amour, elle ne se donna point tout entière, comme Anne d’Autriche, à un ministre. Eût-elle été capable de le faire ? Toute notre histoire pouvait changer. Elle resta toujours vraiment solitaire, suivant avec des ruses infinies un simple dessein domestique, occupée de ses enfans, de ce royaume qui, à ses yeux, était simplement leur bien et leur héritage, rusant avec tout le monde, sans haines profondes, sans colères, catholique par habitude, par goût, par amour des grandes choses noblement ordonnées bien plus que par conviction, mais comprenant tout, et indulgente à l’hérésie sinon aux hérétiques, toujours un peu étrangère dans sa propre cour et sentant d’autant plus le besoin de s’entourer sans cesse de fêtes, de jeux, de pompes et de bruit. Cette pleine possession de soi est peut-être le trait le plus caractéristique de son caractère ; non-seulement elle n’eut pas d’amans, mais elle n’eut pas de favoris. Elle eut à peine des amitiés, elle vécut entièrement pour ses enfans et elle vit sa race rester stérile : ce fut sans doute le châtiment le plus cruel pour une mère qui voulait se survivre dans plusieurs lignées royales ; rameau de la tige flétrie des Médicis, elle vit se dessécher entièrement la tige des Valois, sur laquelle, jeune, on l’avait greffée.


I

Catherine de Médicis n’avait que quatorze ans lorsqu’elle quitta l’Italie pour venir épouser un prince français. Elle était née le 13 avril 1519 ; quelle influence avaient pu avoir sur elle, à cet âge si tendre, les souvenirs et les leçons de sa famille, les guerres civiles dont le bruit avait étonné plus qu’effrayé son enfance, la paix du cloître florentin où elle avait longtemps trouvé asile, les splendeurs de Rome où l’un des siens portait la tiare ? Qui pourrait le dire avec exactitude ? Ni M. de Reumont, ni M. Armand Baschet, ni M. de La Ferrière n’ont pu retrouver une seule lettre de ses années de jeunesse. La filiation de Catherine nous donne quelques lueurs incertaines ; elle n’était pas purement Italienne, sa mère était une Française, Madeleine de La Tour d’Auvergne, fille de Jean, comte de Boulogne, et de Catherine de Bourbon. Tout devait être tragique dans la vie de Catherine de Médicis ; elle n’avait que vingt-deux jours qu’elle était déjà orpheline. Sa mère mourut de la fièvre à la suite de ses couches, et, à peu de jours de distance, son père, le duc d’Urbin, succombait aux suites d’une maladie causée par la débauche, à l’âge de vingt-huit ans. Nous ne savons rien à peu près de Madeleine de La Tour d’Auvergne, sinon qu’elle avait charmé un instant Florence par sa grâce française. Laurent de Médicis, duc d’Urbin est bien connu ; Raphaël fit son portrait ; ses traits n’avaient aucune beauté ; comme tous les Médicis, il avait les yeux gros et ronds, la bouche sensuelle, l’air astucieux. Le duc d’Urbin avait été un moment l’espérance de Léon X, mais le pape avait le cœur espagnol, et Laurent avait été rendu Français par l’amitié du roi François Ier ; il se laissa persuader par ses intimes que la dignité de duc de Florence convenait seule à sa grandeur. Il tenta vainement d’associer Léon X à ses projets. Revenu de Rome, il se livra à une débauche sans frein et tomba dans une noire mélancolie. La fièvre intermittente le minait depuis longtemps. Son mariage le tira un moment de sa tristesse, mais la mort de sa jeune épouse précipita sa fin et il suivit que de quelques jours dans la tombe. Catherine rappelle assez mal ce prince taciturne et silencieux ; elle lui ressemble un peu physiquement, ayant comme lui l’œil rond et la grosse lèvre épaisse, le sourcil vigoureux ; pour l’astuce, la patience politique, l’orgueil qui veut toujours agrandir sa place, il était difficile qu’ils ne fussent point transmis avec le sang de Médicis.

Nous ne raconterons point la jeunesse de Catherine et nous la prendrons seulement au moment où elle arrive en France et où commence la correspondance publiée par M. de La Ferrière. Les premières lettres sont rares et des plus insignifiantes ; elles sont adressées par Catherine à ses parens italiens ; elle étudie, elle observe, elle ne se livre à personne. Sa position est des plus difficiles. Cette fille, épousée « toute nue, » comme disait François Ier, n’a qu’une pensée, plaire au roi ; son mari, sombre, taciturne, uniquement occupé d’exercices du corps, la regarde comme un enfant et la délaisse. Elle s’insinue dans les bonnes grâces du roi par sa douceur, son air de néant, son assiduité ; elle courtise Marguerite d’Angoulême, la sœur aînée du tyrannique François Ier. Seul, Charles-Quint semble deviner la future reine. « Mandez-moi, écrit-il à son ambassadeur en France, un an après le mariage, quel traitement se fait à la duchesse d’Orléans, quelles gens elle a avec elle. » Catherine devint dauphine par la mort du fils aîné du roi. Elle restait malheureusement stérile ; le nouveau dauphin, une façon de François Ier tout en chair et en muscles, était entièrement sous le joug de Diane de Poitiers ; Catherine semblait comme un enfant à côté de l’impérieuse duchesse de Valentinois ; elle craignait le divorce et se réfugiait sous la protection de François Ier, le suivant de maison en maison, chassant toujours auprès de lui. Il se disait tout bas à la cour que la dauphine n’était devenue femme que fort tard : enfin, elle se trouva grosse en 1543, à vingt-quatre ans. « Mon compère, écrit-elle au connétable de Montmorency (qui était de son parti, comme ennemi de Diane de Poitiers), pour se que je say byen que vous desirez autant que moy de me voyr des enfans, je vous ay byen voulu escryre pour vous mander l’espérance que j’é d’estre grosse. » Elle accoucha d’un premier fils en 1544, à Fontainebleau ; les grossesses dès lors se succèdent sans interruption ; mais elle ne tenait le dauphin que par instans ; celui-ci ne vivait que pour Diane, qui seule le charmait et savait le distraire, qui tolérait ses fréquens écarts amoureux.

Quelle haine ne devait point mordre le cœur de Catherine, quand elle reconnaissait que parfois c’était sa rivale elle-même qui envoyait complaisamment le dauphin auprès d’elle ? Ce beau dieu Mars que les dessins du temps montrent si grand, si fort, si bien fait, était décent, discret et silencieux ; il traita toujours Catherine, la mère de ses enfans, avec respect, et plus tard Catherine écrivait à Henri IV pour lui reprocher ses manques d’égard envers Marguerite de Valois : « Vous n’êtes pas le premier mari jeune et non pas bien sage en telles choses, mais je vous trouve le premier et le seul qui fasse après un tel fait avenu tenir tel langage à sa femme. J’ai eu cet honneur d’avoir épousé le roi monseigneur et votre souverain et de qui vous avez épousé la fille, mais de quoi il étoit le plus mairi, c’étoit quand il savoit que je susse de ces nouvelles-là ; et quand Mme de Flamin[1] fut grosse, il trouva très bon quand on la renvoya. » Le piquant de l’histoire, c’est que cette Mme de Flamin, au dire de Brantôme, avait été grosse du fait de Henri II, et que, si elle fut renvoyée, ce ne fut pas à la demande de Catherine, mais à celle de la duchesse de Valentinois. On ne trouve jamais le nom de Diane dans la correspondance de Catherine ; mais on peut bien deviner quels étaient ses sentimens pour la favorite, pour la reine d’Anet, plus reine qu’elle-même, arrogante, au cœur sec, déguisant à peine l’excès de son empire demi conjugal et demi maternel, sa rivale en toutes choses, courtisée des poètes et des artistes, dispensatrice de toutes les grâces. Le roi initiait Diane à toutes les affaires de l’état, quand personne ne devinait encore en Catherine la femme politique : celle-ci n’était consultée sur rien. Il fallut bien lui attribuer la régence quand Henri II alla faire la campagne qui donna à la France les Trois-Evêchés : mais son autorité fut purement nominale. Elle se dévoila pour la première fois dans une lettre adressée au cardinal de Bourbon ; elle s’y plaint des « prescheurs » qui soulèvent le peuple de Paris à propos de la guerre ; un cordelier a été blâmer dans la chaire de Notre-Dame l’alliance faite par le roi avec les princes allemands ; un jacobin, à Saint-Paul, a critiqué l’impôt de guerre « de vingt livres pour clocher sur les fabriques et joyaux des églises. » Elle revendique les droits de l’état, « quant aux vingt livres pour clocher, chose que le droit permet au dit seigneur pour la conservation de ses païs et subjects, au nombre desquels sont les églises et les monastères d’iceux, ne pourroient être tels deniers employés en œuvres plus pitoyables que pour éviter aux entreprises de ses ennemis, » et pour l’alliance avec les princes allemands, elle prie le cardinal de faire entendre au clergé « que l’intention du dit seigneur à cet endroit est si bonne et bien fondée, que l’on pourra connaytre cy-après, par ce qui en pourra sucéder, que le tout ne tend qu’au bien, repos et union de l’église, utilité et augmentation de notre religion. » On voit ici, exprimée avec la plus grande netteté, une pensée qui traverse pour ainsi dire toute l’histoire de la monarchie française, qui fut suivie avec une rare ténacité, par les princes de l’église, qui, poursuivie par Henri IV, par Richelieu, par Mazarin, par Louis XIV, ne parvint pourtant jamais à trouver son expression définitive et matérielle dans le tracé des frontières françaises. Henri II, un précurseur presque inconscient de la politique de ses successeurs, fut très heureux en somme dans ses entreprises ; il donna à la France les Trois-Evêchés, Toul, Verdun, Metz ; il reprit Calais aux Anglais. Catherine, bien qu’Italienne, ne pouvait pas rester indifférente à de tels événemens ; elle comptait les fleurons de la couronne de ses enfans.

Elle était à Châlons, au mois de mai 1552, et informait le cardinal de Bourbon des mouvemens du roi en Alsace. Henri II avait été tourner ses armes du côté du Rhin ; Catherine faisait métier de « munitionnaire » et s’en vantait dans ses lettres à « son compère M. le connestable. » Elle n’a qu’une demi-confiance en Maurice de Saxe. « Le duc Maurice a escrit au roy depuis son arrivée en son camp et suis bien de votre advis qu’il ne faut plus croire en paroles, mais en effets qui ne scauroient estre, venant de ce personnage-là… Il faut que je vous dise, mon compère, que je ne veux plus penser à luy, mais seulement à la reine de Hongrie. » Maurice de Saxe avait été le protégé. Elle correspond beaucoup à cette époque avec le connétable et avec la duchesse de Guise ; elle est presque humble avec le connétable ; à la duchesse elle écrit en lui parlant de son mari : « Plust à Dieu que je fusse aussi byen avecques le mien ! » Elle se montra véritablement reine au lendemain du terrible désastre de Saint-Quentin. Le roi était à Compiègne quand la défaite du connétable de Montmorency jeta la terreur dans Paris. Seule, Catherine se rendit au parlement en grande pompe, et exposa le danger du royaume. Elle demanda un subside de 300,000 livres, qui fut immédiatement voté.

La guerre entre la France et Charles-Quint avait peu à peu dévié de son but primitif. Henri II avait commencé par prendre le titre de protecteur des libertés de l’Allemagne ; les princes allemands s’étaient engagés par traité avec lui à « résister aux pratiques de l’empereur employées à faire tomber leur chère patrie en une bestiale, insupportable et perpétuelle servitude, comme il a été fait en Espagne. » En 1559, le traité de Cateau-Cambrésis donna une fille de Henri II au successeur de Charles-Quint, une autre au duc de Savoie. La France garda seulement les Trois-Evêchés et Calais. Le mariage d’Elisabeth de France avec le roi d’Espagne remplit de joie le cœur de Catherine : trois reines conduisirent la jeune princesse au duc d’Albe, chargé de l’épouser par procuration. La reine mère avait à ses côtés la reine d’Ecosse et la reine de Navarre (22 juin 1659). C’est pendant les fêtes de ce double mariage que Henri II avait été blessé à mort ; une de ses filles dut partir pour l’Espagne, l’autre pour la Savoie.

Catherine de Médicis accorda des larmes sincères à son époux, au père de ses nombreux enfans ; elle fit peut-être un peu trop étalage de sa douleur ; suivant le goût du temps, elle s’entoura de devises, d’emblèmes, trophées, miroirs cassés, carquois brisés, chaînes rompues ; tous les meubles, les objets qui l’entouraient furent tenus de lui rappeler celui qui l’avait fait monter sur le premier trône du monde. Elle pardonna tout à sa mémoire, sa douleur théâtrale devint un thème pour les poètes du temps ; elle parut tout le reste de sa vie en deuil dans la cour la plus brillante de l’Europe. « Depuis la reine fit dissiper les arbres, jardins, allées et cabinets, et de plus les édifices de plaisir des Tournelles, cette place lui estant en exécration. » (D’Aubigné.) Elle se peint dans ses lettres comme « la plus malheureuse et misérable non royne, ne pryncèse, mais créature que Dieu aye jamais créaye. » Autant elle avait été humble et soumise, comme épouse, autant comme mère elle se montra tyrannique. Elle continue à traiter en enfant Elisabeth, la femme de Philippe II ; elle lui défend de jouer avec ses filles d’honneur. « Cela sied bien mal d’entretenir et faire cas, devant les gens, de vos filles. » Elle recevait des rapports continuels de Mlle Claude de Vavigne, une des demoiselles qui avaient suivi Elisabeth, et de la gouvernante Louise de Bretagne. Brantôme dit que la reine d’Espagne « jamais n’a receu lettres de la royne sa mère, qu’elle ne tremblast et ne fust en allarme qu’elle se courrouçast contre elle et lui dît quelque parole fascheuse. »

Devenue maîtresse du royaume, Catherine se tourna d’abord vers les Guises ; la favorite d’Henri II et le connétable tombèrent dans la disgrâce. Le roi fit dire à Mme de Valentinois « qu’en raison de sa mauvaise influence auprès du roi son père, elle mériteroit un grand châtiment ; mais que dans sa clémence royale, il ne vouloit pas l’inquiéter davantage, que néanmoins elle devroit lui restituer tous les joyaux que lui avait donnés le roi son père. » Le connétable fut reçu de la reine, et demanda à se retirer à Chantilly. Catherine l’accueillit avec de bonnes paroles, lui promit de ne point retirer sa protection à sa famille, mais ne le découragea point dans son dessein, se disant elle-même portée à vivre dans une grande retraite.

II

Quand mourut Henri II, Catherine n’avait jamais eu à se prononcer sur les graves questions qui commençaient à agiter la France (1560). Elle promit d’abord au prince de Condé, à sa belle-mère Mme de Roye, à l’amiral, de faire cesser les persécutions contre les protestans. Villemadon, un gentilhomme de la reine de Navarre, lui rappelait à ce moment qu’elle avait goûté autrefois les psaumes de Marot, traduits en rimes françaises ; il lui recommandait de se fier aux princes du sang plutôt qu’aux Guises. Elle se plaignait à Mme de Montpensier, qu’elle savait être du parti des religionnaires, des exigences des Guises, de la froideur du connétable. Les protestans, trompés par ce langage, espéraient beaucoup d’elle.

Le roi de Navarre arrivait, répandant les encouragemens sur son chemin parmi les églises ; il assista au sacre du roi à Reims, le 18 septembre : les procédures contre Du Bourg n’en continuaient pas moins et l’église de Paris adressa à la reine mère une lettre des plus vives. Catherine fut offensée du ton âpre et dur de cette remontrance ; toutefois étant toujours sollicitée par Condé, par la dame de Roye et par l’amiral, « elle dit qu’elle n’entendait rien en cette doctrine ; et que ce qui l’avoit paravant esmeue à leur désirer bien estoit plustost une pitié et compassion naturelle qui accompagne volontiers les femmes, que pour estre autrement instruite et informée si leur doctrine estoit vraye ou fausse. Car quand elle considéroit ces propres gens estre ainsi cruellement meurtris, bruslés et tourmentés, non pour larrecin, volerie ou brigandage, mais simplement pour maintenir leurs opinions, et pour icelles aller à la mort comme aux nopces, elle estoit esmeue à croire qu’il y avoit quelque chose qui outrepassoit la raison naturelle. »

On ne négligea rien pour noircir les religionnaires aux yeux de la reine et pour les faire considérer comme des ennemis ; le peuple les accusait de toutes sortes d’horreurs. Catherine ne partagea pas ces créances populaires ; mais elle ne tarda pas à s’effrayer de l’audace des religionnaires : tout en s’alarmant des divisions du royaume, elle se promit d’en user pour affermir son autorité. On ne saurait espérer trouver même dans sa volumineuse correspondance tout le secret de ses desseins ; car sitôt qu’elle eut dans ses mains les fils embrouillés du pouvoir, elle se plut à les emmêler davantage ; elle ne se livra jamais entièrement à personne, elle vécut comme une déesse dans un nuage, sereine dans le bruit d’une cour traversée de mille projets, agitée de passions, de haine et d’ambitions sans merci. Ayant été si longtemps esclave, elle eut toujours peur d’un maître et, sitôt que quelque chose s’éleva, elle se plut à l’abaisser. Aussi ne faut-il point chercher dans sa conduite la suite et l’unité qui soutiennent quelque grand dessein, mais seulement une sorte de constance d’égoïsme et de jalousie qui lui servait de perpétuel ressort et lui inspirait, tantôt des résolutions généreuses et tantôt des résolutions féroces.

Tout d’abord, Catherine laissa les Guises exercer le pouvoir ; après la conjuration d’Amboise, qui donna au duc de Guise une sorte de dictature catholique, c’est elle qui fut obligée d’attirer à la cour le jeune prince de Condé[2]. On sait que, lorsque celui-ci se rendit à Orléans avec son frère, le roi de Navarre, son arrestation était décidée. Les deux princes ne furent admis que par une porte basse dans le logis du roi : « Après quelques froides embrassades, le Roy ayant arrière soi ceux de Guise, qui n’avoient pas faist un pas, les mena en la chambre de la Royne, sa mère, qui les receut en plorant. » Si ces larmes étaient sincères, la reine mère ne fut pour rien dans les mesures de rigueur qui furent prises contre Condé. Elle supportait déjà avec impatience le joug des Guises, elle écrivait lettre sur lettre pour faire venir le connétable de Montmorency à Orléans ; sur le procès même du prince de Condé, la correspondance est absolument muette ; mais il est bien permis de croire que la reine mère ne ratifia point dans son cœur la condamnation à mort d’un prince du sang. La mort de son fils François II fut une délivrance pour elle comme pour Condé : ses lettres à sa ficela duchesse de Savoie la montrent peu confiante dans le faible roi de Navarre ; elle prend le pouvoir elle-même, oblige Condé et Guise à se réconcilier en sa présence. On vit bien à la façon dont elle traita Marie Stuart combien elle se méfiait des princes lorrains. Elle fit tout au monde pour empêcher le mariage de cette belle princesse avec don Carlos, le fils de Philippe II. La détestait-elle comme femme ? Redoutait-elle de voir l’Ecosse donnée à l’Espagne ? Voulait-elle, mère avide, assurer la main de don Carlos à sa seconde fille, Marguerite, qui n’avait encore que huit ans ? Le fait est qu’elle fit peur à sa fille Elisabeth de la charmante reine d’Ecosse et lui montra en elle une rivale redoutable, au cas où Philippe II viendrait à mourir : « Vous seriez en danger d’estre la plus malheureuse du monde si vostre mary venoit à mourir, luy estant roy, s’il n’avoit épousé quelque femme qui feust un vous-mesme comme vostre sœur. » Si Marguerite est trouvée trop jeune, elle conseille Juana, la tante de don Carlos ; puis, celle-ci écartée à cause des répugnances de don Carlos, une petite-fille de l’empereur. Tout lui était bon plutôt que la nièce des Guises : elle se dépêcha de l’envoyer en Écosse.

L’avènement du roi Charles IX, âgé seulement de dix ans, marque ce qu’on pourrait nommer la phase huguenote du gouvernement de la reine mère. Les Guises l’avaient forcée d’intervenir auprès du parlement de Paris en faveur des jésuites ; maintenant, elle flattait les protestant, elle parlait de concile national, elle donnait de vagues espérances à Calvin, elle recevait Théodore de Bèze au Louvre, dans la chambre de Jeanne d’Albret ; elle comblait celle-ci des marques de sa faveur et lui promettait son appui contre l’Espagne. Elle se condamnait à l’ennui des conférences théologiques ; catholique à l’italienne et superstitieuse jusqu’à croire à l’astrologie, elle n’aimait point au fond la doctrine protestante ; elle cherchait seulement à endormir les huguenots ; par une bienveillance parfois presque affectueuse ; elle voulait surtout gagner du temps. « Dieu, écrivit-elle à sa fille, la reine d’Espagne, m’a haulté vostre frère que j’ay aymé comme vous savés, et m’a layssée avecque trois enfans petits et en heun reaume tout dyvysé, n’y ayant heun seul à qui je me puyse de tout fyer qui n’aye quelque pasion particoulyère. » Cette fille Elisabeth, qu’elle essayait toujours de gouverner de loin, lui échappait de plus en plus : Chantonnay, l’ambassadeur de Philippe, dénonçait l’indulgence de Catherine pour les calvinistes. Catherine n’aimait pas à être admonestée par les agens de Philippe ; voici une lettre, dictée par le roi d’Espagne à sa femme : « Le Roy, Monseigneur, vous supplie châtier les méchans très-instamment, et si vous avez peur, pour estre en trop grande quantité, que vous nous employiez ; car nous vous baillerons tout nostre bien, nos gens et ce que nous avons pour soustenir la religion. Ou que si vous les punissez, vous ne trouviez point mauvais que ceux qui demanderont secours au dict Roy, mon seigneur, pour garder la foy, il leur donne ; car il lui touche autant qu’à personne, car estant France luthérienne, Flandres et Espagne n’en seront pas loin… A ceste heure, vous estes tout au gouvernement, je ne peux plus trouver d’excuses. C’est une chose qui convient au service de Dieu., du Roy mon frère, de la chrétienté. Si vous temporisez, il y aura toujours plus de meschans. Du temps du feu Roy, mon seigneur et père, que l’on les chastioit, il n’y en avoit point, et du temps du feu Roy mon frère, qu’on commençoit à les chastier, il ne s’en partait plus[3]. » Singulière lettre d’une fille à sa mère, d’une reine d’Espagne à une reine de France ! Ainsi, Philippe annonçait hautement le dessein d’intervenir dans les discordes civiles de notre pays, de donner son appui à un parti contre un autre parti. Catherine s’irrita d’abord, puis se voyant entourée déjà de pièges, elle s’adoucit ; elle n’échangeait avec Philippe que des lettres de pure courtoisie, mais elle écrivit à sa fille qu’elle n’eût point à s’inquiéter, que tout ce trouble de France dont on lui parlait ne venait « que pour la haine que tout ce royaume porte au cardinal de Lorraine et duc de Guise ; ils ne cherchent que leur grandeur et leur profit. » Ainsi, elle écarte les questions religieuses, elle ne répond pas, elle feint de ne pas comprendre ce que veut son gendre.

Catherine se flatta un moment de réconcilier les catholiques et les protestans sur le terrain théologique. Le dogme toutefois lui importait peu ; elle disait : « Qu’il était impossible de réduire, ni par les armes, ni par les lois, ceux qui sont séparés de l’église romaine, tant le nombre en est grand, tant il est puissant par les nobles et les magistrats qui ont embrassé ce parti. » A Poissy, elle trouva bon « que nos dictz prélats et évesques entrassent en quelque colloque gratieux avecq les ditz ministres sur les articles de leur dicte confession de foy. » Elle proteste avec énergie contre l’ingérence de Philippe dans les affaires du royaume. L’ambassadeur d’Espagne lui avait osé dire que Philippe « ne pouvoit, estant requis par aucuns de l’ancienne religion, de les assister à la manutention d’icelle, s’ils estoient contraincts, de s’eslever et prendre les armes pour cet effect, de les secourir et employer ses forces et sa puissance en leur ayde. » Catherine trouve cette proposition fort « estrange » et prie son ambassadeur de faire connaître à Philippe II qu’elle ne trouve pas bon que « ses ministres nous viennent brouiller nos subjectz. » Le colloque de Poissy tourna en vaines controverses, et la reine écrivit avec quelque tristesse à l’évêque de Rennes pour se plaindre que, du côté des ministres de l’église catholique, on n’avait rien obtenu « quant à ce qui touche leur grandeur et la pluralité de leurs bénéfices. » « Je ne nieray pas que je ne voie bien que en tout ce qu’ilz proposent il n’y a riens qui puisse pourvoir aux troubles que suscite en ce royaume la discencion et diversité de religion, qui est bien à mon grand regret ; et quand tout est dict contre l’espérance que aucuns d’eux m’en avoient donnée et ce que j’esperois de fruit d’une si notable et grande compaignie. » Sa correspondance la montre à ce moment de plus en plus effrayée d’une guerre avec l’Espagne et résolue à empêcher que ses sujets catholiques obtiennent des secours de Philippe II. Elle écrit elle-même au roi d’Espagne, et sur le ton le plus ferme, elle lui affirme qu’elle fera toujours grande différence entre ceux qui tiennent « notre bonne religion » et les autres qui s’en départent ; l’âge de son fils, les troubles du royaume, l’ont empêchée de faire connaître à tout le monde ce qu’elle a dans le cœur et l’ont contrainte de faire beaucoup de choses qu’en une autre saison elle n’eût point faites. Elle a soin de dire aussi : « La religion ayst heune couverteure dont souvent l’on se sert pour cacher heune mauvaise volonté. » Elle prie donc Philippe, s’il veut être prince « sage, prudent et avisé » de ne point écouter les plaintes des catholiques français. Elle lui demande une entrevue, qu’elle voudrait dans le comté de Perpignan, ne voyant pas meilleur remède pour rompre les mauvais desseins (lettres de janvier 1566). Peu de jours après fut rendu l’édit de janvier, qui donna aux réformés, sous certaines conditions, le libre exercice de leur culte et qui était analogue sur beaucoup de points au fameux édit de Nantes.

En expliquant l’édit à M. de Rennes, elle lui dit qu’elle avait fait, avec l’approbation du légat, une conférence d’évêques et docteurs en théologie, pour aviser aux causes qui tenaient les réformés séparés de l’église catholique ; mais dans cette conférence on avait commencé à consumer quinze jours sur la simple question de l’usage des images. Elle a donc résolu de renvoyer toutes les questions théologiques à la décision des conciles, d’aller au plus pressé et de s’accommoder avec les huguenots, puisque la « malice du temps et nécessité de l’affaire l’y contraint. »

L’édit de tolérance précipita le cours des événemens : les catholiques alarmés se préparèrent à la guerre, et le massacre de Vassy donna le signal de la guerre civile. Qu’allait faire Catherine ? Il n’est pas douteux qu’elle songea à se mettre avec Condé contre les Guises. Les Châtillon lui faisaient peur, l’incorruptible amiral ne lui inspirait que de la terreur et de la haine ; mais Condé était un prince du sang, elle connaissait ses faiblesses, elle pourrait toujours s’entendre avec lui. Elle écrivit quatre lettres coup sur coup à Condé, après le massacre de Vassy ; plus tard elle prétendit qu’on les avait altérées, qu’elle n’avait rien voulu que faire sortir Condé de Paris pour tout pacifier. Montluc écrit dans ses Commentaires : « Je scay bien qu’elle a été accusée d’estre cause des premiers remuemens qui advinrent aux premiers troubles et monsieur le prince lui fist ce tort d’envoyer ces lettres en Allemaigne et les montrer et faire imprimer partout. » De ces lettres on n’a plus que des copies, avec des notes explicatives que la reine y fit ajouter. Les protestans ont toujours prétendu que la reine avait fait commandement à Condé de prendre les armes pour sa défense. Condé avait envoyé les originaux à sa belle-mère, Mme de Roye, qui partait pour Strasbourg avec ses enfans, et de Bèze raconte que Spifame (M. de Passy, ministre de la parole de Dieu) exhiba ces lettres devant la chambre impériale, et requit que le sceau de la chancellerie de l’empire y fût apposé. Si la reine eut envie un moment de se joindre à la fortune de Condé, elle ne tarda pas à être contrainte de suivre la fortune contraire. En vain défendit-elle aux Guises d’entrer à Paris et les invita-t-elle à rejoindre la cour à Fontainebleau. Guise entra à Paris aux acclamations du peuple, et avant que Condé, avec les Châtillon, pût arriver à Fontainebleau, avait ramené le jeune roi à Paris, en signifiant à Catherine qu’elle pouvait aller où elle voudrait et jusqu’en Italie. Catherine avait suivi son fils, moins en reine qu’en prisonnière. Dans ses lettres, elle proteste pourtant contre le dire de ceux qui représentent son fils comme prisonnier des Guises ; elle fait appel à tous ceux qu’elle espère encore émouvoir, pour empêcher la totale ruine du royaume. « Vous pouvez penser, écrit-elle au cardinal de Chastillon, si c’est avec juste cause que je me deulx (désole) et que je suis faschée de voir que le nom yra par toute la chrestienté que moy, qui ay receu tant de honneur de cet royaume, en soit cause de la ruyne. » Elle se flatte de l’espoir que, livré à lui-même, Condé consentirait à désarmer ; mais a tout le monde dit que monsieur l’amiral ayet son seul conseil. » Elle écrit au frère de l’amiral, au cardinal de Chastillon qui « a toujours faict profession de bon patriote. » Elle fait peur aux uns de l’Anglais, aux autres de l’Espagnol. Elle redoute, et non sans raison, que Philippe II ne veuille se faire le vrai tuteur de son fils « qui seroit le comble de malheur et la ruyne totale et éversion de cet estat. »

Par deux fois elle fait des voyages entre les deux armées et a des entrevues en pleine campagne, dans la Beauce, avec Condé, avec l’amiral et ses frères. Elle expose que l’édit de janvier, de l’avis de son conseil, ne saurait être observé, et leur demande de vivre paisibles dans leurs maisons. Les chefs protestans réclament l’exécution de l’édit et le licenciement de l’armée de Guise et du connétable. Des deux parts, on brûlait de s’escrimer, d’en venir aux mains. Catherine seule traitait de folie l’ardeur qui animait tout le monde et qui avait « tumultué les peuples. » Elle ne s’épargnait pas : elle allait à cheval, ou en litière, par de lourdes journées d’été, à travers les grandes plaines couvertes des moissons que la guerre devait bientôt détruire, accompagnée de ce roi de Navarre, qui avait déserté la cause de son frère, que Philippe II amusait de loin par des menteuses promesses et qu’elle avait décoré du nom de lieutenant-général du royaume. Son éloquence persuasive, qui avait un moment ébranlé Condé, avait été perdue avec les Châtillon. ; elle s’en retourna tristement au bois de Vincennes, cherchant les moyens d’empêcher les princes « de la Germanie » et la reine d’Angleterre d’envoyer des secours aux protestans, redoutant ses amis comme ses ennemis, et surtout son terrible gendre, dont la funeste amitié était si menaçante au « pauvre petit roy pupille. » Si le roi d’Espagne veut la secourir, elle aime bien mieux son argent que ses lansquenets, car avec l’argent « nous en ferions une levée de Suisses qui sont bien catholiques et les aymerions beaucoup mieux que les lansquenets. »

Pendant cette première guerre, la reine est dans « un abisme d’affaires ; » elle écrit sans cesse, en tout pays, elle suit l’armée royale au siège de Bourges, elle vit dans les camps. Rendons-lui justice, elle est humaine, elle défend à Montluc de saccager les maisons des gentilshommes, elle ne veut désespérer aucuns de ses sujets, elle sauve Bourges du pillage ; elle assiste au siège de Rouen mais ne peut empêcher la ville d’être mise à sac. Elle ne rêve que la paix : elle ne pouvait oublier qu’elle avait été comme contrainte de suivre la fortune des Guises, qu’elle avait écouté un moment Condé, quand celui-ci voulait la mener à Orléans, que c’est lui qu’elle avait prié d’abord de « conserver la mère et les enfans et le royaume ; » qu’à Fontainebleau, elle l’avait attendu trois jours, luttant contre Guise, implorant, priant ; qu’elle avait été conduite comme une prisonnière à Paris. Ce qui étonne quand on lit la correspondance, c’est qu’après le traitement qu’elle avait subi, elle ne se fût point enfermée dans le silence ; mais elle se retournait vite, elle ne voulait point lâcher le fil des affaires du royaume. Le duc de Guise, à ce moment, n’était pas seulement le maître de Paris, il était presque roi.

Avant la bataille de Dreux, les chefs catholiques demandèrent par courtoisie à la reine mère l’ordre de livrer le combat ; elle, se tournant vers la nourrice de Charles IX, en recevant leur message : « Nourrice, que vous en semble ? le temps est venu que l’on demande aux femmes conseil de livrer bataille. » La reine, sur les rapports de quelques fuyards, crut d’abord la bataille perdue. On a beaucoup répété qu’aux premières nouvelles, la sceptique Florentine avait simplement dit : « Eh bien ! nous prierons Dieu en français. » Nous doutons fort que ce mot ait jamais été prononcé ; ce qui est certain, c’est que Catherine montra Le plus grand désir de traiter avec Condé. Ses lettres la montrent pénétrée de la pensée « qu’il y avoit plus de particulière passion et ambition en l’esprit de ceux qui possédoient son cousin de Condé que de zèle de religion[4]. » Paris était si ardent contre ceux d’Orléans, que la reine se rendit à Chartres pour essayer d’entamer des négociations de paix ; elle y emmena Condé captif, puis le mena à Blois, à Amboise, et le tint à Onzain, pendant que la guerre continuait entre Guise et Coligny. Il n’est pas étonnant si elle désirait la paix ; sous prétexte de la complimenter sur la victoire de Dreux, Philippe II avait dépêché en France un envoyé extraordinaire pour s’opposer par tous les moyens à un accommodement avec les protestans ; les ambassadeurs de la reine Elisabeth devenaient hardis jusqu’à l’insolence ; enfin il était venu à Blois un représentant de l’empereur, qui avait réclamé, au nom des nobles de l’empire, la restitution de Metz, de Toul et de Verdun.

Catherine attendait impatiemment la nouvelle de la prise d’Orléans : « Quant demayn nous auryon Orléans, je say byen que pour chasser les aystranger y nous fault la pays que je désire, mès nous l’aurions bien à milleur condision tenant la ville. » Deux jours après, elle écrivait au cardinal de Guise : « Mon cousin, tout à ceste heure je viens d’être avertye, comme hier au soir environ six heures, retournant mon cousin le duc de Guise vostre frère des tranchées et ayant desjà repassé la petite rivière de Loyret pour se retirer en son logeis, à cent pas de là, luy estant seullement accompaigné du sieur de Rostaing, ung paillard estant derrière une haie, bien monté, luy donna un coup de pistolle au haut de l’espaulle du cousté droit, qui a passé tout à travers. » Veut-on connaître le plus profond du cœur de la reine ? Il faut sans doute le chercher dans sa correspondance de famille. Voici ce qu’elle écrivait (25 février 1563) à Marguerite de France, duchesse de Savoie, pour lui annoncer la mort du duc de Guise devant Orléans : « S’est heun méchant qui l’y a donné un coup de pistolet par daryère, et il an net mort en sinc jours ; et ayant parlé à se malheureus qui feut preins, y m’a dist, san qu’il est aysté menasé, que l’amiral luy a donné sant ayceu pour fayre cet méchant coup et qu’i n’y volet pas venir, mais que Bèze et heun autre prédicant et Despina (un autre ministre) l’ont prêché et l’y sont aseuré que, si le fayset, qu’il yret au paradis. » Catherine ajoute que l’amiral aurait dépêché soixante hommes pour tuer le duc de Guise, le duc de Montpensier, Sipierre, de gouverneur de Charles IX, Sansac, elle-même enfin. Elle croit ou elle feint de croire la vie de ses enfans menacée : « Velà, madame, come cet homme de byen, qui dist qu’i ne fest ryen que pour la relygion, y nous veult dépécher. » Néanmoins elle se déclare disposée à faire une paix, car « je voy byen que, durant sesy, y me teuret à la fin mes enfans et nous destiteuré de tous le jean de byen, car, y fault dire la vérité, nous avons fayst heune grande perte en set homme, car s’etezt le plus grand capitayne qui souyt en se royaume. » Voilà le cri de la nature ; on sent éclater ici la haine profonde de l’amiral, haine qui devait un jour être si cruellement satisfaite ; on y voit aussi l’admiration sincère pour le duc de Guise, qui se montre d’autant plus pleine qu’on ne redoute plus sa puissance. Guise mort, la guerre était de fait terminée : l’accord se fit promptement entre la reine mère et Condé ; l’édit d’Amboise (19 mars 1563) accorda le libre exercice de la nouvelle religion dans les châteaux et dans les villes où cette liberté existait avant la guerre ; une exception était faite pour la ville et la prévôté de Paris. La reine mère eut bien soin de s’en targuer auprès des Parisiens : elle écrit de sa main au camp devant Orléans, le 13 mars 1563 : « Monsieur Montmorency, je vous prie de le faire entendre à M. de Gounors et au premier président, et si vous pansé que, en le disant au provoét de marchant, que cela seit cause de leur fayre trover milleur la pays, car, si s’eust esté à ma volonté, je vous aseure et vous prie leur dire que pour seur y n’i an neut point heu en nul lyeu ; mès la nécésité du temps et le grand forse qui leur vyenet m’on contraynte. » Elle veut faire sortir les étrangers de France, et les concessions qu’elle fait partent moins d’un sentiment de tolérance que du désir de faire rentrer son fils « en toutes ses villes. » Elle dit à don François de Alava, l’ambassadeur d’Espagne, « que tout cela se rebilleroit et qu’il falloit reculer pour mieux sauter[5]. » Elle était avertie que l’empereur des Romains, profitant des troubles du royaume, songeait à recouvrer Metz, Toul et Verdun ; elle connaissait les desseins des Anglais sur la basse Normandie ; il fallait courir au plus pressé ; on négocia tout de suite avec Elisabeth au sujet du Havre : Catherine mena les négociations de manière à les faire échouer. Elle fit reprendre Le Havre de force par les catholiques et les protestans réunis, espérant, comme ils l’espéraient eux-mêmes alors, que les divisions récentes allaient être oubliées. Elisabeth n’en dut pas moins abandonner tous ses droits sur Calais, qu’elle avait offert un moment d’échanger contre la place du Havre.

Pendant cette première guerre civile, il faut l’avouer, Catherine eut des vues assez justes, des instincts assez royaux. La fortune la servit ou trop bien ou trop mal ; trop mal, en ne lui donnant pas une victoire complète ; trop bien, en remettant toutes choses dans une fluctuation et une incertitude où se plaisait son génie. La bataille de Dreux ne décida rien ; elle fut sanglante sans être féconde ; elle n’anéantit aucun des partis en présence et ne fut ainsi que le premier acte d’une longue et sombre tragédie qui dura pendant toute la fin du siècle.


III

La correspondance aujourd’hui publiée par M. de La Ferrière s’arrête après la première guerre civile. Combien ne sera-t-elle pas intéressante quand elle nous promènera dans le dédale des huit guerres civiles qui suivirent jusqu’à la mort de Catherine de Médicis ? La guerre, en effet, devint bien vite l’état normal de la France ; les paix ne furent plus que de courtes trêves, les épées n’entrèrent que pour un instant au fourreau. Des deux parts, on s’habitua bien vite aux secours de l’étranger ; la vengeance et la haine entrèrent dans tous les cœurs et y étouffèrent tout autre sentiment. Catherine, si dégagée au début de toute passion violente, si maîtresse d’elle-même, si froide et par momens plus humaine que tout ce qui l’entourait, se hissa entraîner par degrés aux desseins et aux résolutions les plus criminelles. Une haine terrible avait lentement grandi dans son cœur, la haine de Coligny ; c’est lui qui était la cause de tous les malheurs de la France, lui qui avait entraîné le prince de Condé dans la rébellion et qui l’y avait rejeté quand il en voulait sortir, lui qui remplissait les églises de son orgueil et de son audace aristocratique, lui qui bravait le trône, lui qui ire craignait jamais d’appeler à son aide les princes protestans ; il était l’âme, la tête du parti protestant ; on ne pouvait rien contre sa dureté, sa vertu, son orgueil sans limites : il était l’ennemi de l’état.

De bonne beure, on voit naître dans Catherine cette haine instinctive d’abord, puis raisonnée ; elle a peur en même temps de l’amiral, elle n’en parle qu’avec des sous-entendus, à mots couverts : de temps en temps il se fait une échappée sur ses desseins. Quand Philippe II se plaint des complaisances de la reine pour d’Andelet, pour Coligny, celle-ci lui écrit : « L’amiral de Coligny n’est pas près de nous ; s’il vient, il sera ici comme s’il était mort, car, avec l’aide de Dieu, je ne me laisserai gouverner par personne. »

Nous croyons que la haine de Coligny fut le germe d’où sortit plus, tard ce tragique événement, le massacre de la Saint-Barthélémy. On a prétendu quelquefois que Catherine se résolut à ce massacre immédiatement après la première guerre civile et qu’elle poursuivit pendant des années ce farouche dessein. Rien n’est moins probable ; elle avait à ce moment dicté les termes de la paix à tout le monde. Nous la voyons donnera la veuve du héros catholique de grandes marques de sa faveur ; elle attire à soi les lieutenans du grand capitaine, telle forme avec dix enseignes de gens de pied une garde royale en trois régimens, sous Charry, colonel-général, qui lui est tout dévoué, et, plus tard, sous le vaillant Strozzi. Elle met tout en œuvre pour séduire Condé et pour l’arracher aux ministres ; elle rétablit l’autorité royale dans les provinces, enfin elle n’a jamais été plus pleinement reine, et elle profite du repos du royaume pour demander une entrevue à Bayonne à Philippe II. Cette entrevue de Bayonne a beaucoup occupé les historiens. On a heureusement aujourd’hui toutes les lettres adressées par le duc d’Albe à Philippe II depuis l’arrivée à Saint-Jean-de-Luz jusqu’à la séparation à Saint-Sébastien. Catherine aurait bien voulu pouvoir montrer son gendre lui-même aux catholiques du Midi pour faire croire que ce gendre était bien son allié ; elle espérait ainsi couper les fils de la conspiration espagnole, dont elle se sentait partout saisie et enveloppée. Mais le taciturne Philippe, soit qu’il redoutât sa belle-mère, soit qu’il aimât mieux conduire les affaires du monde de son cabinet, se contenta d’envoyer sa femme Elisabeth à Bayonne. Celle-ci sortait de maladie, elle avait échappé par miracle aux soins des médecins espagnols ; elle était encore tout exsangue ; le voyage fut une joie pour cette pauvre fille de France, étouffée dans l’étiquette. Elisabeth était une pauvre ambassadrice tremblant devant son époux, tremblant devant sa mère ; le véritable ambassadeur fut le duc d’Albe.

Albe a raconté comment Montluc, Montpensier, se sont livrés à lui, comment il se mit tout le temps entre Catherine et sa fille ; il se plaint que la reine de France voulût accorder à ses sujets la liberté de conscience et se rebiffât contre les décrets du concile de Trente pendant que les protestans croyaient que Catherine les livrait à l’Espagnol. M. Forneron juge assez bien, ce semble, le rôle que se donnait la reine mère : « Depuis la mort du duc de Guise, la pensée de Catherine avait pu se développer à l’aise pendant cinq années ; la régente posait bien les fortes bases de la politique de Henri IV et de Richelieu ; soumettre tous ses sujets, huguenots ou princes ; ne plus tolérer ni des menaces ni des moyens de prononcer des menaces, devenir maître chez soi, ensuite empêcher l’agrandissement de ses voisins, contrecarrer sans relâche les desseins de l’Espagne et de la maison d’Autriche. » Mais elle ne sut qu’ébaucher cette politique. Quand il juge les événemens du XVIe siècle, l’historien doit être doublé d’un moraliste ; dans une âme comme celle de Catherine, les instincts avaient plus de place que la réflexion. Catherine était dominée par ses instincts de mère : étrangère, de petite maison, hissée au premier trône du monde, abreuvée dans sa jeunesse d’outrages, elle voulait être reine, elle voulait des couronnes pour tous ses enfans, il lui plaisait d’inquiéter la fière reine d’Angleterre, Philippe II, le pape lui-même. Française, elle ne l’était pas ; patriote, elle n’avait pas de patrie ; elle voulait dominer par la ruse, sinon par la force, dans la personne de ses fils, partout, toujours ; elle portait les dernières tiges de la race des Valois ; c’est elle qui leur donnait encore la sève ; parmi les enchantemens des arts, les fêtes ingénieuses où elle avait apporté les grâces d’Italie, dans les camps, dans les palais, elle suivait une seule pensée : défendre les siens. Les Français lui semblaient des. barbares ; elle habillait ses enfans comme les jeunes princes d’Italie ; avec eux, elle pouvait se croire à Florence, à Ferrare ; elle en fit des artistes, amoureux de perles, de belles étoffes, des mignons ; elle les effémina pour mieux les garder ; elle leur apprit l’astuce, la méfiance éternelle, le mépris des grands et des peuples ; elle ne put leur apprendre l’empire sur soi, la suprême indifférence, l’art de sonder les cœurs, la subtile délicatesse du Midi.

Il restait à Charles IX quelque chose de la rudesse d’Henri II ; sa mère le vit avec terreur pencher vers l’austère Coligny, écouter ses discours guerriers ; le soldat se réveillait par instans dans le jeune roi maladif. Il est hors de doute que Catherine craignait très sérieusement que son fils ne lui échappât, et l’homme à qui il était sur le point de se donner était son ennemi le plus redoutable. Elle dut chercher les moyens de faire tomber cet ennemi dans un piège. On sait comment elle prépara le mariage de sa fille Marguerite avec le roi de Navarre, comment elle triompha des scrupules de Jeanne d’Albret, comment Charles IX s’engagea avec le prince d’Orange et songea à engager la lutte avec l’Espagne.

L’ambassadeur d’Espagne n’avait que peu de lumières sur les desseins de la cour ; ils lui étaient masqués par la duplicité de la reine, par les caresses qu’elle faisait aux ennemis de son maître, enfin par ses propres préjugés. Personne n’a pourtant mieux peint la cour de France que don François de Alava ; il montre Charles IX mélancolique, sombre, suivant le cerf à pied, sans bottes, sans chapeau, cinq ou six heures, restant deux ou trois nuits sans rentrer, sans cesse jurant. L’Espagnol trouve toute la cour hérétique : « La reine mère, je parle d’elle avec le respect qui lui est dû, est une princesse pleine de libéralité, qui se plaît aux banquets et aux fêtes. Elle a voulu faire un huguenot de son fils, le duc d’Anjou ; il s’en est fallu de bien peu que la chose fût proclamée publiquement, et l’enfant criait partout : « Je suis le petit huguenot et bientôt je serai le grand. » Il peint la reine mère conduite par Morvilliers et par l’évêque de Limoges, le premier réservé, le second cynique et livré à tous les démons. « La reine mère ne cache pas sa haine pour le roi d’Espagne ; elle est la créature la plus soupçonneuse que Dieu ait mise au monde ; c’est merveille si elle tient ce qu’elle a promis… Lorsqu’on parle des intérêts de la religion, elle s’efforce de se remplir les yeux de larmes et s’écrie qu’elle serait la plus ingrate femme qui naquit jamais si elle n’avait un souci particulier du service de Dieu, et puis elle s’en tire avec des éclats de rire et des attitudes confiantes, et des mots : « Vous verrez comme les choses iront bien, peu à peu. » Rien ne lui donne plus de divertissement que d’entendre parler avec indifférence des choses de notre sainte foi catholique. » Pour le fils favori, le Benjamin, le duc d’Anjou, Alava le peint doucereux, féminin, entouré de femmes qui lui caressent la main, les oreilles[6]. Il ne voit partout que des hérétiques, les maréchaux sont tous des « athées, » le cardinal de Lorraine est « l’ambition même, la convoitise incarnée ; » tout ce qui est Français lui semble affreux.

Après la paix de Saint-Germain, conclue en août 1570, paix sans sincérité et qui ne fut peut-être qu’une embûche, Coligny s’était retiré à La Rochelle. Le roi lui demanda de venir auprès de lui et, le 12 septembre 1571, Coligny parut à Blois. D’Aubigné raconte que Charles IX l’y reçut fort bien : « Le roi à l’arrivée l’appela son père et, après trois embrassades, la dernière une joue collée à l’autre, il dit de bonne grâce en serrant la main du vieillard : « Nous vous tenons maintenant, vous ne nous eschapperez pas quand vous voudrez. » La reine mère et Monsieur r’envièrent ces caresses de tout l’art en paroles et en contenances qu’ils avaient peu étudier. » L’ambassadeur de Venise, Alvise Contarini, confirme ce récit : « Le roi se tenait dans la chambre de la reine sa mère, qui étoit au lit, un peu malade. Il y avoit aussi la jeune reine, Madame, sœur du roi, le cardinal de Bourbon et le duc de Montpensier. Avec l’amiral, il n’entra dans la chambre que le maréchal de Cossé, et l’amiral fit au roi deux révérences des plus humbles. On vit alors sur le visage du roi, comme sur le sien, un changement remarquable : ils avoient pâli tous deux. » L’ambassadeur observa que la reine reçut l’amiral de bonne grâce, « quoique sans lui donner le baiser d’usage. » La jeune reine, « devenue toute rouge, » ne voulut pas se laisser baiser la main ni même toucher, elle se recula quand l’amiral mit genou en terre devant elle.

Il est clair que quelques-uns des acteurs de cette scène avaient le pressentiment du drame qui se préparait. Ce drame lui-même, l’entrée à Paris, les mariages, l’attentat contre l’amiral, l’exécution en masse des protestans, tout cela a été raconté mille fois. On a tout récemment écrit encore un livre curieux sur la question de la préméditation de la Saint-Barthélémy. Nous chercherons seulement, parmi tous les témoignages, ce qui concerne Catherine de Médicis.

Faut-il demander aux ambassadeurs vénitiens, témoins généralement si impartiaux, le secret de la Saint-Barthélémy ? M. Armand Baschet a fait connaître les témoignages de Sigismondo Cavalli, l’ambassadeur résident, et de Giovanni Micheli, alors ambassadeur extraordinaire. Micheli montre Coligny préparant le jeune roi à la guerre contre l’Espagne, pendant que la reine mère était allée rencontrer la duchesse de Lorraine ; il voit la reine à son retour, elle lui déclare que de cette guerre elle ne veut point elle-même ; outrée de l’influence qu’en si peu de temps le grave Coligny avait prise sur son fils, elle reprend sans peine son empire ; la question de la guerre était agitée en conseil, le roi, la reine mère et le duc d’Anjou présens, Coligny exposa en vain ses desseins. Il annonça que, quant à lui, il avait promis son appui au prince d’Orange et qu’il le lui donnerait ; puis, « se tournant vers la reine mère : Madame, dit-il, le roi renonce à entrer dans une guerre… Dieu veuille qu’il ne lui en survienne une autre, à laquelle sans doute il ne lui sera pas facile de renoncer ! » La reine put voir dans ces mots imprudens une menace de guerre civile ; elle tenait son ennemi dans Paris, où tout se préparait pour les noces du roi de Navarre. Guise était là, brûlant de haine pour l’ennemi de son père. On sait ce qui suivit et comment la tentative d’assassinat commise sur l’amiral fut le premier acte de la plus sauvage tragédie du XVIe siècle. Micheli fait porter toutes les responsabilités par la reine. « On a, écrit-il, imputé le loup d’arquebuse aux ordres de M. de Guise ; il n’y a été pour rien. L’archibusata a été concertée par M. d’Anjou et la reine. » Et ailleurs il écrit : « Que Votre Sérénité sache que toute cette action, du commencement à la fin, a été l’œuvre de la reine, œuvre combinée, tramée et dirigée par elle, avec la seule participation de monseigneur d’Anjou son fils. Il y a déjà longtemps que la reine avait conçu ce projet… » La reine mère, on le sait, alla repaître ses yeux de la vue du corps de l’amiral pendant au gibet de Montfaucon, et elle y mena son fils, sa fille Marguerite et son gendre.

Après le funeste événement, la reine écrivant à M. du Ferrier, ambassadeur à Venise, le 1er octobre 1572, tenait le langage suivant : « J’ai veu ce que m’avez escript de l’opinyon que aucuns ont que ce qui a esté exécuté en la personne de ladmiral et de ses adherans a esté a linstigation de moy et de mon filz le duc d’Anjou, avec toutz les discours quils vous ont faict la-dessus du tort que par ce moien a esté faict à mondit filz a l’endroict des princes protestans qui avoyent tant deziré de le faire et eslire empereur et de ce que j’avois mieulx aymé risquer ce royaulme en me vengeant de ladmiral que de laugmenter et me ressentir du mal de celluy qui a faict mourir ma fille (Philippe II). » Elle ajoute qu’elle n’a rien conseillé ni permis que ce que « l’honneur de Dieu, le devoir et l’amitié qu’elle porte à ses enfans » lui ont commandé. Elle montre l’amiral troublant l’état depuis la mort de Henri II, travaillant à ôter la couronne à ses fils, rebelle, tenant et gardant des villes contre l’autorité du roi, livrant des batailles et causant la mort d’un grand nombre de ses sujets ; elle l’assure que « l’admirai, estant sy fort et sy puissant en ce royaulme comme il estoit, ne povoyt estre aultrement puny de sa rébellion et désobéissance que par la voye que l’on a esté contrainct d’exécuter tant en sa personne que ceulx qui tenoyent son party, aiœnt esté bien marry que sur l’esmotion, plusieurs aultres personnes de leur religion ont esté tués par les catholicques qui se ressentaient d’infinys maulx, pilleryes, meurtres et aultres meschans actes que l’on avoyt exercés et commis contre eulx durant les troubles. »

Rien ne saurait être plus clair : Catherine avoue le crime d’état, elle a fait tuer l’amiral et ceux de son parti, comme Henri III devait peu après faire tuer le duc de Guise, comme Louis XIII laissa tuer Concini ; elle revendique le droit de vie et de mort sur des sujets devenus un danger pour l’état ; quant au massacre proprement dit, c’est l’effet d’une émotion populaire, un de ces crimes anonymes comme on en trouve dans l’histoire de tous les peuples. La reine mère a frappé la tête de la rébellion, d’autres ont fait la sanglante curée. Que Coligny fût condamné dans sa pensée depuis longtemps, on ne pourrait guère en douter ; il était trop grand, trop incorruptible ; dès qu’elle pensait user envers lui d’un droit royal, on ne saurait trop lui reprocher une dissimulation nécessaire. La fin était odieuse, les moyens ne pouvaient pas ne pas être odieux.

La reine dit à Cuniga : « La chose est-elle assez bien faite ? Suis-je hérétique comme le disaient des Français ? » — Cuniga, l’ambassadeur d’Espagne, ne crut pas à la préméditation ; il était nouvellement arrivé en France et ses lettres sont pleines d’erreurs. Il faut pourtant noter son opinion. « Le massacre, écrivait-il, est un acte non pas prémédité, mais inopiné ; ils ne voulaient la mort que de l’amiral, en faisant croire que le duc de Guise en était l’auteur ; ils comptaient se disculper de ce meurtre près des principaux huguenots du royaume, de ceux d’Angleterre et des protestans d’Allemagne. » Catherine se fit gloire du massacre auprès de son gendre le roi d’Espagne : « Monsieur mon fils, je ne fais nul doute que ne ressentiez comme nous mesme le heur que Dieu nous ha fayte de donner le moyen au roy mon fils de se défaire de ses sujets rebelles à Dieu et à luy. »

Elle ne put s’empêcher de rire aux éclats, en se tournant vers les ambassadeurs, quand elle vit Henri de Navarre arriver aux vêpres dans la chapelle de l’ordre de Saint-Michel, s’incliner devant l’autel et saluer les dames. Le roi de France, non-seulement, donna ordre de continuer l’extermination des hérétiques dans les provinces, il songea même aux protestans prisonniers du duc d’Albe ; il donna ordre à Montdoucet, l’agent de la France, de les laisser exterminer par le duc d’Albe, avec Genlis, leur général. Catherine, chose horrible, alla assister avec Charles IX et Henri de Navarre, aux flambeaux, deux mois après la Saint-Barthélémy, à la pendaison de Briquemaut, jugé comme complice du crime de lèse-majesté dont on chargeait la mémoire de Coligny, pour excuser son assassinat. Catherine avait en vain essayé, par toute sorte de promesses, de faire avouer à Briquemaut que Coligny conspirait contre le roi. Le vieux soldat ne se déshonora point par un mensonge ; la reine lui avait promis de rendre la noblesse à ses enfans, il aima mieux leur laisser l’honneur. Catherine voulait continuer la politique de Coligny sans Coligny, s’appuyer des réformés étrangers contre l’Espagne. Mais qui pouvait avoir confiance en elle ? Elisabeth d’Angleterre s’en défiait désormais comme Philippe II. Les Guises insensiblement devenaient les maîtres ; la mort de Charles IX donnait à la reine mère un pouvoir qui n’était absolu qu’en apparence. Quand Henri III revint de Pologne en France, il trouva sa mère à Lyon, entourée des Guises. Ce fils préféré revenait après deux ans d’absence, comme une sorte d’aventurier couronné, jouet de deux favoris qui l’avaient suivi en Pologne et par eux séparé de tout le monde, de sa mère, de sa sœur Marguerite, de son beau-frère Henri de Navarre, occupé de folies, de fantaisies indignes d’un roi. Dépossédée du pouvoir par les mignons, la reine mère ne pouvait plus qu’assister, impuissante, aux folies de son fils. Le voyant sans enfans, elle songeait à donner la couronne au marquis de Pont, le fils de sa fille. François de Valois, qui avait tenté de pousser sa fortune dans les Flandres, avait été atteint d’une maladie mystérieuse et était mort à peine âgé de trente ans (juin 1583). Henri III était le dernier rameau de la tige des Valois, et le duc de Guise devenait petit à petit, sous ses yeux, le roi de France.

La paix de Nemours lui avait livré le royaume. En vain Henri de Navarre protesta contre un accord qui livrait à la Ligue Metz, Dijon, Nantes, Saint-Malo, les villes de la Somme et des Alpes. Il faut passer rapidement sur ces tristes temps, et arriver au drame qui fut le châtiment final de Catherine de Médicis. Elle avait habitué ses fils à l’idée du crime ; elle avait prémédité la mort de Coligny : Henri III allait bientôt lui apprendre qu’il avait bien profité de ses leçons. Arrivons au moment où le Balafré, devenu, en face du vainqueur de Coutras, le chef incontesté de la Ligue, quitte Nancy et arrive à Paris. Il y entre presque seul, mais un peuple en délire le porte pour ainsi dire au Louvre. C’est le nouveau Machabée, le juste qui arrive dans la cour d’Hérode ; on baise ses vêtemens, on les touche avec des chapelets. Il arrive ainsi tête nue, au pas. Il entre seul au Louvre. Catherine, déjà malade, s’y était fait conduire. Henri III fut outré de fureur en apprenant l’arrivée de son rival. « Par la mort Dieu, il en mourra ! » Il avait avec lui le Corse Ornano. Tout près se tenaient les Gascons, choisis par Épernon, hommes de main et sur un signe prêts à tout. Catherine calma son fils, elle savait encore l’adoucir dans ses fureurs. Elle réussit à faire sortir Guise du Louvre, et ce jour-là, lui sauva la vie.

Le lendemain, Guise revint avec quatre cents gentilshommes. Paris se couvrit de barricades ; les Suisses furent massacrés, et le roi se trouva captif dans le Louvre. Catherine alla le lendemain voir le vainqueur (13 mai 1588). Les barricades s’ouvrent devant elle : elle demeura avec le duc de Guise pendant plusieurs heures, lui rappela en vain tout ce qu’elle avait fait pour les siens et pour lui-même ; le trouvant intraitable, elle dit un mot dans l’oreille à Pinard, le secrétaire d’état qui l’avait accompagné. Celui-ci partit pour presser Henri III de prendre la fuite. Pour gagner du temps, elle resta encore deux heures avec le duc de Guise, discutant comme elle savait faire. Un gentilhomme entre, parle bas au duc : « Le roi s’est sauvé. » Catherine s’en alla, laissant le duc de Guise à sa fureur inutile. Henri III était sorti à pied par les Tuileries et les écuries. Hors de Paris, il redevenait le roi de France. Catherine, contente de le savoir sur la route de Chartres, resta au Louvre, pleine de mépris pour toutes les folies des Parisiens et jouissant secrètement de voir le duc de Guise céder aux fantaisies d’une vile populace. Elle travailla ensuite à réconcilier le roi avec le maître de Paris. Par crainte de d’Épernon et de Henri de Navarre, elle fit, dans le traité de Rouen, des concessions vraiment honteuses ; le roi promettait d’exterminer l’hérésie et livrait à Guise Metz, Angoulême, Boulogne. Quand Guise vint retrouver le roi à Chartres, il dîna avec lui. « Mon cousin, dit Henri III, buvons à nos bons amis les huguenots. — C’est bien dit, sire. — Et à nos bons barricadeux de Paris, ajouta le roi, ne les oublions pas. »

Déjà, sans doute, il méditait sa vengeance, et ces plaisanteries auraient dû mettre le duc de Guise en garde. Les états-généraux se réunirent à Blois, le 16 octobre 1588. Catherine s’y trouvait, déjà délaissée, malade et ne voyant plus chance de laisser la couronne au marquis de Pont-à-Mousson, son petit-fils, n’étant déjà plus redoutée. On sait comment le roi, tenant enfin le duc de Guise dans ses mains, le fit assassiner par le Corse Ornano et par ses quarante-cinq Gascons. Catherine ne fut pas dans le secret du crime ; le roi lui annonça lui-même l’événement ; elle en fut profondément troublée : elle demanda au roi de lui donner le prince de Joinville, fils aîné du Balafré, et le duc de Nemours, fils de la veuve du grand François de Guise. « Ils sont jeunes, dit-elle, ils vous feront un jour service. — Je le veulx bien, madame, dit le roi ; je vous donne les corps et en retiendray les restes. » Quatre jours après, bien que fort malade, elle voulut aller visiter le cardinal de Bourbon, qui était prisonnier ; elle pleura longuement avec lui. Rentrée dans sa chambre, elle ne put souper ; le mercredi, veille des Rois, treize jours après la mort du duc de Guise, elle mourut (5 janvier 1589). Dans quelles pensées ? On peut se le figurer ; elle laissait la France déchirée, divisée, menacée de plus de maux encore qu’elle n’en souffrait depuis trente ans, son fils exécré et maudit des deux partis, couvert du sang de ce Balafré qui était l’idole des catholiques. Elle avait prétendu dicter tous les actes de ce fils adoré, et voilà qu’il lui prouvait qu’il était bien libre en commettant un crime ! Elle lui avait appris à mentir et à dissimuler. Sa dissimulation cachait maintenant des gouffres où elle n’osait plus plonger le regard.

L’histoire a quelque peine à porter un jugement définitif sur des figures aussi énigmatiques que celle de Catherine de Médicis. Quand on a dit qu’elle aimait les arts, qu’elle apporta en France la grande élégance italienne, qu’elle fut une reine laborieuse, pénétrée de ses devoirs, qu’elle apporta dans sa fonction du sérieux, de l’application et même une sorte de grandeur, on a dit à peu près tout ce qu’on peut dire à son éloge ; car, épouse, elle avilit, si cela se pouvait dire, la fidélité conjugale par de longues et basses complaisances ; mère, elle déshonora l’amour maternel en corrompant ses enfans pour mieux les tenir dans sa dépendance jalouse ; reine enfin, elle plongea le royaume dans un abîme de maux par sa duplicité, ses retours, ses intrigues, ses faiblesses, par sa haine native des gens de bien. Si ses fautes furent grandes et purent à la fin s’appeler des crimes, son châtiment fut exemplaire. Elle vit tomber autour d’elle, frappés comme d’une main céleste tous ces fils à qui elle avait voulu donner des couronnes ; comme une nouvelle Niobé, elle les vit, l’un après l’autre, terrassés ; elle mourut enfin avec l’horrible pensée que tout ce qu’elle avait fait était resté inutile et avec la vue de son fils préféré couvert du sang d’un Guise assassiné dans un lâche guet-apens.


A. LAUGEL.

  1. Mme Fleming, dame de Marie Stuart.
  2. Lettre de Catherine au roi de Navarre, 3 avril 1560. — Deuxième lettre du 17 octobre 1560, où elle se plaint que le roi de Navarre retarde son voyage.
  3. Bibl. nat — Lettre citée par M. Forneron dans son Histoire de Philippe II.
  4. Lettre à l’évêque de Rennes, 23 décembre 1562.
  5. Lettres de Catherine de Médicis, p. 534.
  6. Arch. nat. Document cité par M. Forneron, Histoire de Philippe II.