La Correspondance de Hegel

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La Correspondance de Hegel
Revue des Deux Mondes3e période, tome 82 (p. 213-225).
LA
CORRESPONDANCE DE HEGEL

On connaissait déjà en partie la correspondance de Hegel; plusieurs de ses lettres avaient paru dans un volume de ses Mélanges, M. Rosenkranz en avait cité d’autres en écrivant la biographie de son maître, d’autres encore se trouvent éparses dans les œuvres posthumes de Knebel et ailleurs. Le recueil que vient de publier M. Karl Hegel, fils aîné du grand penseur, en renferme beaucoup d’inédites et de fort intéressantes. On ne peut assez louer le soin qu’il a mis à les annoter, à fournir au lecteur tous les éclaircissemens nécessaires. Il est impossible d’être à la fois plus sobre et plus complet, et la conscience avec laquelle il s’est acquitté de son pieux devoir mérite d’être donnée en exemple à plus d’un éditeur[1].

Hegel ne figurera jamais parmi les grands épistolaires. Pour bien écrire les lettres, la première condition est d’y trouver son plaisir, et il ne prenait la plume que malgré lui; ses correspondans soupiraient longtemps après ses réponses. Il attendait, pour payer sa dette, d’avoir l’esprit libre, et il enviait le bonheur des gens d’affaires, qui, après en avoir expédié une, n’y pensent plus et passent à une autre. Il avait, lui, sa grande affaire, qui l’occupait sans cesse, et il se souciait peu d’en parler. — « Voici enfin, mon cher ami, écrivait-il à Cousin le 1er juillet 1827, la lettre que je vous écris depuis si longtemps. Je suis enfoncé dans une banqueroute générale, tout autant pour mes devoirs littéraires que pour ma correspondance ; je ne sais pas trop encore comment m’en tirer. Je regarde votre créance comme privilégiée, et je commence par elle, pour m’en acquitter avant toutes les autres. »

Ce Souabe de génie et de caractère concentré et circonspect n’aimait pas à se raconter. À un fonds d’heureuse bonhomie, au parfait naturel, il joignait la prudence du serpent, et il savait que les paroles ont des ailes et s’envolent, mais que les écritures restent. Il était né à Stuttgart, le 27 août 1770, et il avait commencé à philosopher dans un temps où la police était très défiante et les consistoires très ombrageux, dans un temps où, comme il le disait lui-même, on ne tolérait la philosophie qu’à la condition qu’elle fût tout à fait inoffensive, et où les places de professeurs de métaphysique étaient réservées de préférence aux précepteurs des ministres d’état, quand ils étaient hors de service et qu’ils avaient perdu leurs dernières illusions avec leurs derniers cheveux. Il avait résolu de bonne heure de n’être ni dupe ni martyr dans le grand jeu de la vie ; aussi avait-il pris l’habitude d’envelopper ses pensées, et quelquefois il les enveloppait si bien qu’on ne les reconnaissait plus. Il écrivait un jour à son ami Niethammer que le Nurembergeois a beaucoup de peine à se décider, que, quand on lui a représenté éloquemment toutes les raisons qu’il peut avoir d’acheter un cheval, il se résout en rechignant à acheter une queue de cheval ; mais le cheval étant inséparable de sa queue, il se voit forcé de l’acheter aussi et même de bâtir une écurie pour le loger. Hegel a passé sa vie à vendre des queues de cheval ; si vous preniez le cheval par-dessus le marché, il n’en était pas responsable : « Je vous donne des principes, disait-il ; si les conséquences vous scandalisent, ne me les imputez pas, c’est vous qui les avez tirées. »

Il ne se détendait, il ne sortait de sa froide réserve que lorsqu’il avait affaire à un correspondant qui lui inspirait une entière confiance, et on distinguera parmi ses lettres les récits pleins d’abandon qu’il adressait à sa femme dans ses voyages. Il s’était marié tard, et peu s’en était fallu qu’il ne se mariât jamais. Comme l’a remarqué M. Rosenkranz, on était encore dans l’ancien préjugé qu’à l’exemple de Descartes, de Spinoza, de Malebranche, de Leibniz, de Wolf, de Locke, de Hume, de Kant, tout vrai philosophe devait mourir vieux garçon. À la vérité, Fichte et Schelling s’étaient mariés ; mais Hegel avait ses idées particulières sur le mariage, qu’il considérait comme un engagement trop grave pour que la passion y eût aucune part.

Bien qu’il ne fût pas d’une nature très inflammable, il avait eu ses faiblesses, il s’était laissé prendre. On racontait que dans sa jeunesse, à Tubingue, où il achevait ses études, il avait éprouvé un sentiment très vif pour la fille d’un professeur de théologie, Mlle Augustine Hegelmeier. Elle habitait avec sa mère dans la maison d’un boulanger, qui tenait un débit de vin. Elle était belle, elle était coquette, les étudians lui donnaient des bals, et, le 7 septembre 1791, un des camarades de Hegel lui écrivait en français: « Mon cher ami, voici quelques jours que nous avons fait beaucoup de sottises en amour. J’espère que tu te souviendras toujours avec plaisir des soirées que nous avons passées ensemble chez le boulanger, en buvant du vin de 4 batz et en mangeant des Butter-Brezel. » Il avait bientôt oublié la belle Augustine, mais il eut toujours beaucoup de goût pour les jolis visages, et on plaisantait, à Bamberg, sur la cour assidue qu’il faisait à Mme de Jolli, femme d’un capitaine, laquelle figura un soir dans un bal masqué en costume de déesse de Chypre. Hegel avait revêtu pour la circonstance la livrée d’un valet de chambre et sa perruque poudrée, et il employa tout le temps du souper, qui dura trois heures, à converser agréablement avec sa déesse. Mais il avait pour principe que, s’il est permis de se plaire dans la société des jolies femmes, il est indigne d’un sage de les épouser parce qu’elles lui plaisent ; il tenait le mariage pour un sacrement civil, qui n’a rien à démêler avec la gourmandise des yeux, et il pensait qu’un philosophe ne doit renoncer au célibat que pour donner à sa vie plus de dignité, et, s’il se peut, plus de charme et de repos.

« J’aurai bientôt quarante ans, et je suis Souabe; je me demande si je dois me hâter de franchir le pas parce qu’avant peu il sera trop tard, ou si c’est l’effet de mes quarante années souabes qui se font déjà sentir en moi. » Il attendit deux ans encore, et enfin il se décida. Ce quadragénaire fut charmé d’attacher à sa boutonnière une fleur de premier printemps: dans l’automne de 1811, il épousait la fille d’un baron, Mlle Marie de Tucher, appartenant à l’une des plus vieilles familles patriciennes de Nuremberg, mais sans fortune, et qui ne lui apportait que son trousseau et 100 florins de rente. Elle était jolie et parée de toute la grâce de ses vingt ans; à la fois tendre et passionnée, rêveuse et gaie, elle avait l’imagination mobile et, selon les cas, le goût des émotions ou des voyages dans le bleu. Il lui reprochait de prendre les choses trop vivement, de mettre quelquefois du sentiment où il n’en fallait pas mettre; mais il ajoutait que ses défauts lui allaient si bien qu’il serait désolé qu’elle les perdît. Dans le temps de leurs fiançailles, il s’était avisé de lui dire qu’il ne fallait pas chercher le bonheur dans le mariage, qu’il fallait « se contenter du contentement. » Elle ressentit profondément cette injure, peu s’en fallut qu’elle ne retirât sa parole. Il regagna son cœur en lui écrivant bien vite une lettre aussi belle que touchante, que nous connaissions déjà. On se maria et on s’en trouva bien, puisque, malgré la différence des âges et des caractères, on a passé ensemble vingt années dans un contentement qui ressemblait beaucoup au bonheur.

Mme Marie Hegel, que Cousin appelait toujours cette bonne madame Hegel, fut toute sa vie une bonne chrétienne très orthodoxe, et son mari la respectait trop pour l’inquiéter dans ses croyances. De son côté, elle aimait trop la gloire de son philosophe pour admettre qu’il y eût rien de suspect dans ses doctrines, qu’elle ne se piquait point de comprendre. Elle était fermement convaincue qu’il exprimait en d’autres mots et dans une langue particulière ses propres pensées : « Il sait, disait-elle, et je crois. » Et il est certain qu’à une certaine hauteur tous les grands cœurs se rencontrent. Quand il lui arrivait de voyager, Hegel écrivait à sa femme de longues lettres, qu’il ne prenait pas la peine de relire. Il lui racontait la cathédrale de Cologne, qui lui a inspiré une page admirable, les merveilles de l’opéra italien de Vienne, Rubini et Lablache, dont il comparait la voix « à un vin d’or et de feu, » les deux jours qu’il passa à Weimar auprès de Goethe, ses courses en compagnie de Cousin à travers ce grand Paris qui fatiguait ses jambes, et les inquiétudes que lui causait son spirituel cicérone qui, à tout ce qu’il lui proposait, répondait: « c’est convenu, » — Et changeait d’avis l’instant d’après. Mais il racontait aussi ses repas, ses couchées, ses bonnes et ses mauvaises rencontres, l’heur et le malheur de ses étapes : » A Herzberg, je me suis laissé imposer par un pasteur de village la société d’une de ses nièces, que je dois conduire à Dresde. Elle n’est pas laide, mais elle monte en graine, et elle est si insignifiante et si pétrie de politesse saxonne que je n’ai guère plus d’envie ni d’occasions de causer que si j’étais seul ; ne pense donc pas à mal au sujet de cette compagnie. Si j’étais un Anglais, j’aurais refusé tout net le paquet; mais comme on est toujours Allemand par un bout ou par l’autre, on achète chat en poche, comme disent nos Souabes, et il se trouve que j’ai fait une acquisition qui n’est pas précisément mauvaise, mais qui est fort médiocre. »

Ce qu’il y a de plus intéressant dans la correspondance intime d’un philosophe, c’est qu’il s’y montre dans son déshabillé et nous fournit l’occasion de comparer l’homme au penseur. Le premier devoir des philosophes est d’être conséquens; mais ils ne le sont pas tous. Schopenhauer, qui méprisait la vie et prêchait le nirvâna, tenait beaucoup à sa chère et méprisable personne, et il aurait fui jusqu’au bout du monde pour échapper au choléra. Un philosophe qui, comme Hegel, fait profession de croire que « tout ce qui est rationnel est réel et que tout ce qui est réel est rationnel, » est tenu de ne pas trop s’affecter des déconvenues, des contrariétés, des injustices qu’il essuie et de ne pas dire d’injures à la vie. Il s’en faisait une loi ; quand il était en délicatesse avec la destinée, il se consolait par l’ironie, et conformément à sa grande maxime, il s’accommodait des choses telles qu’elles sont, en leur demeurant supérieur.

On n’est pas parfait. Il était quelquefois bourru, et quand il se fâchait, ses yeux gris lançaient des flammes; mais il ne se fâchait pas longtemps. Il a dit lui-même que le seul moyen d’échapper à l’hypocondrie est d’aimer autre chose que soi. La fatuité a ses délices, mais des délices trompeuses, mêlées de cruels dégoûts; pour que le fat fût parfaitement heureux, il faudrait que l’univers s’occupât de lui autant qu’il s’en occupe lui-même, et l’univers a tant d’autres choses à faire ! Hegel pensait que le secret du bonheur est de sortir de soi-même, et ce genre d’exercice lui était plus facile qu’au commun des martyrs. Outre sa métaphysique, il cultivait avec une égale ardeur la littérature grecque et le calcul infinitésimal, les sciences naturelles et l’histoire; il aimait la peinture, la poésie et la musique; il s’intéressait passionnément à la politique courante. « Ne sois pas un bonnet de nuit, a-t-il écrit quelque part, mais sois toujours éveillé. Les bonnets de nuit sont muets et aveugles. Quand tu as les yeux ouverts, tu vois tout et tu dis à chaque chose ce qu’elle est. C’est la fonction propre de la raison, et c’est par là qu’elle possède le monde. » Au surplus, il avait tous les goûts qui aident à passer le temps : il aimait le théâtre, le whist, l’entretien des jolies femmes, et, ce qui est admirable, il savait tirer parti des ennuyeux; on s’étonnait quelquefois du plaisir qu’il semblait trouver dans la société d’hommes fort médiocres. Jamais philosophe ne fut plus universel et ne sut mieux se prêter au monde, sans se donner à lui.

C’est surtout dans les lettres qu’il écrivit à son ami Niethammer, de 1808 à 1816, que se révèlent les côtés fiers et mâles de son caractère. Niethammer, qu’il avait raison d’appeler le roi des amis, et dont il sollicita plus d’une fois l’assistance dans ses embarras et ses détresses, était un Wurtembergeois qui, après avoir été professeur à Iéna, puis à Wurzbourg, était entré dans l’administration bavaroise, à titre de conseiller à la section des études. Les commencemens de Hegel n’avaient été ni faciles ni doux. Dès l’âge de vingt-trois ans, il avait dû gagner sa vie, et il fut pendant sept années précepteur à Berne d’abord, puis à Francfort. « Pour les gens qui ont de l’argent en poche, disait-il, le monde va toujours bien. » Mais sa poche était souvent vide. Son père, petit bourgeois et petit fonctionnaire, mourut en 1799; il n’hérita de lui qu’un peu plus de 3,000 florins. Il les employa à s’établir à Iéna, où il fut Privat-Docent, puis professeur extraordinaire avec un traitement dérisoire de moins de 400 francs.

Quand l’invasion française rendit Iéna inhabitable, il se résigna, pour ne pas mourir de faim, à prendre la direction du journal politique de Bamberg, qui était un simple bulletin de nouvelles. En 1808, l’obligeant Niethammer lui fit offrir, faute de mieux, la place de recteur ou de proviseur du chétif gymnase de Nuremberg. De telles fonctions, aussi assujettissantes que modestes, n’avaient rien d’attrayant pour un homme de génie dont le premier livre avait fait beaucoup de bruit. et en qui de bons juges saluaient déjà le premier penseur de son temps. Il les accepta avec empressement; il ne méprisait rien, il s’intéressait à tout ce qu’il faisait. Précepteur, journaliste ou proviseur de gymnase, il remplit toujours avec une étonnante probité de conscience les plus humbles devoirs de sa charge, et ce cheval de race, attelé à un tombereau, ne rua jamais entre ses brancards. Avec le temps, il devint roi et pontife à Berlin, et Cousin lui écrivait en 1825 : « Votre âme est en paix, Hegel; la mienne est souffrante... Mais je n’oublie pas que je ne suis pas avec vous, seul, la nuit, sur votre canapé, et ce n’est pas à trois cents lieues de distance que nous pouvons causer intimement. Le chagrin s’acharne sur moi; il n’aura pas affaire à un lâche. » Hegel avait le droit de lui répondre, le 5 avril 1826 : « j’ai cru remarquer du sombre dans une de vos lettres, et je ne m’en suis pas étonné. Si vous opposez à votre tristesse la paix de mon âme, j’avoue que j’en possède peut-être plus que vous; mais n’oubliez pas que vous êtes plus jeune et, par conséquent, pas encore aussi endurci dans l’habitude des renoncemens. »

Il eût mieux passé son temps à Nuremberg, si on l’avait mis à la tête d’un établissement prospère et florissant; mais on l’avait chargé de transformer en lycée moderne un vieux collège gothique, et, sans lui accorder les ressources nécessaires, on s’en remettait à lui du soin de monter la machine et de la faire aller. La Bavière venait d’entrer dans la confédération du Rhin, et il y avait à Paris un terrible homme, qui exigeait que partout on se renouvelât, on se rajeunît, on se réveillât : comme une bise de mars, il soufflait sur des eaux croupissantes, qui ne demandaient qu’à dormir. Pour complaire à ce maître impérieux, occupé d’organiser le monde à sa façon, on essayait d’organiser beaucoup de choses; c’était le mot à la mode, et il y avait à Nuremberg un chapelier qui avait inventé un nouveau genre de coiffure, qu’il appelait les chapeaux à l’organisation, sur quoi Hegel remarquait qu’il aurait bien dû se charger aussi d’organiser les têtes.

La réforme de l’instruction publique, qu’on venait de décréter à Munich pour avoir l’air de faire quelque chose, avait le caractère d’une improvisation hâtive, et le lycée de Nuremberg avait poussé en une nuit comme un champignon. On avait des professeurs et même des élèves; mais on n’avait pas de locaux convenables et les fonds manquaient. Point de rideaux ni de volets dans les salles de classe, où le soleil aveuglait tour à tour le berger et ses moutons ; ce qui était plus grave, point de cabinets d’aisance : « Pour l’amour de Dieu, écrivait le nouveau recteur à Niethammer, donnez-nous deux cabinets ; mais ne les décrétez pas, faites-les. Jusque-là, j’en suis réduit à demander aux parens qui m’amènent leurs enfans s’ils leur ont appris à se passer de ce genre d’institution. C’est une branche de l’enseignement public dont je commence à sentir toute l’importance... Si l’on s’obstine à ne rien faire et à ne pourvoir à rien, nous aurons l’air d’une chouette posée sur son rameau, qui effarouche le monde par son sinistre aspect et qui s’envolera au premier jour. » Il suppliait aussi qu’on lui procurât un appariteur capable de le décharger d’une partie de ses insipides écritures où il usait ses yeux. Il n’était que médiocrement satisfait des maîtres, précipitamment recrutés, dont il avait à répondre. Il avait vu la vieille Bavière à l’université d’Altorf, où il venait de passer quelques heures et qui fut bientôt supprimée. Il y avait trouvé des professeurs coiffés d’une perruque à ailes de pigeon et à cadenette, et un jardin des plantes qui n’était qu’un potager. Mais la jeune Bavière, représentée par le gymnase de Nuremberg, ne faisait pas une figure plus brillante: « On nous annonce la visite du prince royal. Les femmes se commandent des robes de cour; nous autres, nous n’avons pas encore d’uniformes. Une partie de mon corps enseignant a l’air passablement goutteux, comme il convient à des maîtres d’école, et les habits noirs avec des gants blancs sont le costume qui nous sied le mieux, quoique en défilant nous risquions fort de ressembler beaucoup à une procession de croque-morts. »

Le pis est qu’on avait grand’peine à entrer en possession de son traitement; pour obtenir un à-compte, il fallait se remuer, négocier, parlementer, batailler. Les réclamans étaient renvoyés de Pilate à Caïphe, c’est-à-dire d’une caisse à l’autre, et toutes les caisses étaient vides : « Le mot de l’Écriture s’est accompli, les abîmes appellent les abîmes.» ii plaisantait, mais il enrageait. Ses misérables appointemens montaient à 1,000 florins; il était d’autant plus dur de ne pouvoir les toucher que le jour fixé pour son mariage approchait. « Dans deux semaines la famille de ma future arrivera à Nuremberg; tout est frotté, écuré, et le dindon des noces est à l’engrais; mais point d’argent, point de mariage, et le dindon étouffera dans sa graisse. »

Il passa quatre ans dans ce purgatoire, sans que sa santé ni sa belle humeur s’en ressentissent. Il savait pourtant ce qu’il valait. Plusieurs années auparavant, Nieihammer avait pensé lui proposer une bonne affaire en l’engageant à écrire une logique élémentaire et un catéchisme raisonné pour les écoles. Il avait décliné cette tâche, se déclarant incapable d’écrire un catéchisme et surtout un catéchisme raisonnable. « Éloignez de moi ce calice, s’écriait-il ; souvenez-vous que j’ai passé des années sur le rocher où nichent les aigles et que je suis accoutumé à respirer l’air des montagnes. » En lisant ses lettres à Niethammer, on croit voir en effet un aigle en cage; il ne peut étendre ses ailes, mais il ne se bat pas avec ses barreaux. Il est vrai que les aigles captifs ont des consolations que ne connaissent pas les moineaux et les linottes. La politique tient quelque place dans la correspondance de Hegel, et cette politique sera peu goûtée par certains docteurs allemands, qui enseignent que la révolution française fut une affaire manquée, que Napoléon Ier n’était qu’un tyran brutal, et qu’à sa chute, l’Allemagne tout entière poussa un cri de soulagement et de délivrance. Il y avait au commencement de ce siècle, sur les bords du Rhin, de l’Ilm et de la Saale, des gens d’esprit, et dans le nombre quelques hommes de génie qui jugeaient tout autrement la pièce et les acteurs. Hegel avait été dans sa jeunesse un chaud partisan de la révolution française ; il l’avait suivie avec un intérêt passionné dans toutes ses phases. Sa Phénoménologie contient un remarquable chapitre sur la métaphysique de la Terreur, et il goûtait peu les terroristes; mais il pensait qu’il ne faut jamais juger d’un visage sur sa caricature, si ressemblante qu’elle soit, et il ne confondait point 1793 avec 1789, qu’il a toujours regardé comme une date mémorable et décisive dans l’histoire de l’humanité. Quelques jours après la bataille d’Iéna, il écrivait à Zellmann, fils d’un paysan saxon et l’un de ses premiers disciples: « La philosophie a l’humeur solitaire, elle n’aime pas à courir les rues et les carrefours ; mais elle n’a garde de se tenir à l’écart des actions humaines, et vous avez raison d’être attentif à l’histoire du jour. Rien n’est plus propre à nous convaincre que la civilisation est destinée à prévaloir sur la barbarie et que l’esprit qui pense aura toujours raison de la présomption qui ne pense pas... Elle nous apprend aussi à ne pas rester bouche bée devant les événemens, à ne pas les attribuer au hasard des incidens ou au talent d’un homme, à ne point faire dépendre les destinées humaines d’une colline qu’on oublia d’occuper... La nation française a été délivrée par le bain de sa révolution d’institutions surannées qui convenaient aussi peu à l’âge mûr de l’humanité que des souliers d’enfant aux pieds d’un adulte. Ajoutez que, comme la nation, les individus ont appris à dépouiller la vie d’habitude et à s’apprivoiser avec la mort; c’est le secret des victoires qui nous étonnent. « Il engageait les Allemands à étudier à l’école de leurs vainqueurs, pour se mettre en état de les surpasser un jour.

L’entrée des Français à Iéna lui avait causé bien des désagrémens. Ils avaient quelque peu pillé, et on avait pu craindre que de proche en proche un incendie commencé ne se communiquât à toute la ville. Après s’être vivement disputé avec les soldats qui violaient son domicile, Hegel avait dû vider les lieux et s’en aller chercher quelque part un asile, emportant avec lui ce qu’il avait de plus précieux, les dernières feuilles du manuscrit de sa Phénoménologie, à laquelle il venait de mettre la dernière main. Il n’avait pas un sou en poche; Goethe, devinant sa détresse, chargea un ami commun de lui faire tenir en son nom 10 écus. Il ne laissait pas d’écrire à Niethammer: « j’ai vu l’empereur, cette âme du monde ; il a traversé la ville pour aller faire une reconnaissance. C’est une prodigieuse sensation que de contempler, assis sur un cheval et n’occupant qu’un point dans l’espace, l’homme qui tient le monde dans sa main. »

Il avait reconnu l’ouvrier du destin dans ce conquérant qui mettait les rois en fuite et qui disait comme le Seigneur des armées : « Que ce qui doit être retranché soit retranché! Que ce qui doit mourir aille à la mort! « Il savait que ce missionnaire d’une foi nouvelle ferait sortir quelque chose des vieilles poussières que remuait le sabot de son cheval, et il attendait le rajeunissement de l’Allemagne de celui qu’il appelait aussi u notre grand professeur de droit public. » Il n’était pas seul à raisonner ainsi. Le 7 octobre 1808, Knebel lui écrivait qu’à Weimar, Napoléon avait charmé, séduit tout le monde; que cet homme aux longues pensées et aux actions rapides avait conquis tous les cœurs : « Son visage, où est empreinte cette vague mélancolie, qui, selon Aristote, est la marque de tous les grands caractères, révèle non-seulement la puissance de son esprit, mais une vraie bonté de cœur, que les événemens et les durs labeurs de sa vie n’ont pu détruire. Bref, on est enthousiaste du grand homme. Il s’est entretenu deux fois assez longuement avec Goethe, et peut-être a-t-il voulu donner un bon exemple aux souverains allemands et leur apprendre à honorer les grands talens. »

L’Allemagne était à cette époque aussi mal gouvernée que mal administrée. Le pouvoir était mystérieux, insolent et tracassier, et les classes privilégiées étaient disposées à lui tout permettre pourvu qu’il ne supprimât aucun abus. «Il n’y a nulle part, disait Hegel, ni justice, ni garanties d’aucune sorte, ni esprit public; je ne vois partout que le régime du bon plaisir et des décisions arbitraires.» C’était l’injustice et c’était la confusion ; on avait la centralisation comme en France, mais on y ajoutait le désordre. « Il n’y a chez nous, disait-il encore, aucune autorité qui ait une sphère délimitée d’action. Les fonctionnaires haut placés se croient tenus de faire eux-mêmes ce qu’ils devraient laisser faire à leurs subalternes. Du haut en bas de l’échelle, nous n’avons ni cet esprit de sacrifice, qui accorde quelque chose aux inférieurs, ni cet esprit de confiance, qui associe tout le monde à l’œuvre commune et sans lequel il n’y a pas de liberté possible. La France nous a donné déjà bien des leçons; nous sommes lents, mais nous finirons par nous former. « Il n’était pas exigeant; un peu d’air, un peu de lumière, un peu de publicité, c’était tout ce qu’il demandait. Il souhaitait que, comme le gouvernement français, les princes allemands eussent quelquefois des entretiens avec leur peuple sur leurs intérêts communs, qu’ils prissent la peine de lui expliquer de temps à autre l’état de leurs affaires et de leurs finances, leurs revenus et leurs dettes, l’organisation des pouvoirs, qu’on eût un journal officiel, un Moniteur. Il souhaitait aussi que les rois et les grands-ducs englobés dans la confédération du Rhin empruntassent au royaume de Westphalie et sa constitution et les principes du code civil : « Il y a quelques mois, je m’amusais à taquiner M. de Welden, qui en sa qualité de propriétaire de biens nobles, tremble de voir introduire le code Napoléon. Je lui représentais que les princes allemands ne peuvent se dispenser d’adopter pour leur usage particulier le petit livre auquel l’empereur a travaillé lui-même et qu’il regarde comme son œuvre la plus personnelle, que c’est une politesse qu’ils lui doivent, d’autant qu’il leur a fait déjà quelques insinuations à ce sujet. Mais les Allemands sont encore aussi aveugles qu’il y a vingt ans, et, quoi qu’ils fassent, la grâce manquera toujours à leurs actions. »

Henri Heine disait que les libéraux allemands, trop généreux pour courtiser Napoléon et pour s’allier avec la domination étrangère, étaient demeurés longtemps dans un profond silence; que, lorsqu’il tomba, on les vit sourire, mais de mélancolie: « Ils ne prirent aucune part à l’enthousiasme patriotique qui, avec la permission des autorités supérieures, lit alors explosion en Allemagne; ils savaient ce qu’ils savaient, et ils se turent encore. » Hegel aimait son pays, mais lui aussi savait ce qu’il savait, et il laissa à ceux qui ne savaient rien « le soin de fêter les libérateurs, ces centaines de milliers de Cosaques, de Bachkirs, de patriotes prussiens, » dont on annonçait l’arrivée. Il leur eut pourtant de grandes obligations; on n’attendit pas qu’ils fussent arrivés pour lui payer tout l’arriéré de son traitement. On voulait faire le vide dans les caisses pour qu’ils n’y trouvassent rien à prendre; autant valait faire le bonheur d’un professeur allemand que la joie d’un Bachkir. « j’ai vu de nombreux visages de libérateurs, disait-il, je serai tout à fait heureux quand j’aurai vu le visage d’un Allemand vraiment délivré. « Il considérait pourtant qu’à l’avenir le café serait moins cher et meilleur, qu’on y mettrait moins de chicorée, que les pâtés de Nuremberg ne tarderaient pas à recouvrer leur antique splendeur, que les organisateurs n’organiseraient plus rien, que les Nurembergeois seraient délivrés « de toutes leurs tribulations d’écoles. » — « La canaille se flatte de voir revenir le bon vieux temps. Désormais, disait l’un, on pourra, comme sous le gouvernement précédent, donner un soufflet à quelqu’un en payant 12 batz, — Et gagner 12 batz en le recevant, disait l’autre. »

Il était plus sérieux quand il écrivait à Niethammer, le 29 avril 18U: « De grandes choses se sont accomplies autour de nous ; c’est un étrange spectacle que de voir un énorme génie travailler à se perdre; c’est la tragédie par excellence, τὸ τραγιϰώτατον. L’imbécile et massive médiocrité pèse de son poids de plomb, sans relâche et sans merci, jusqu’à ce qu’elle voie à ses pieds le colosse qui l’offusquait. Le secret de sa victoire, c’est qu’un jour le grand homme qu’elle hait donne prise sur lui et se détruit lui-même. « Il demeura toute sa vie dans ces sentimens. En 1822, comme il visitait avec son ami van Ghert le champ de bataille de Waterloo, il fut pris d’une soudaine émotion : «Quelle chute! s’écria-t-il, et quel homme! Ce que j’ai toujours le plus admiré en lui, c’est la force invincible avec laquelle il maintenait l’autorité des lois, qu’il avait su rendre respectables. » Cet aigle avait toujours eu de la tendresse pour ce lion. Il aimait à voir flotter sa crinière, à entendre son rugissement, et il lui pardonnait beaucoup de choses.

Il était dans la nature de Hegel de se réconcilier bien vite avec les événemens, d’en découvrir le bon côté. Il ne croyait pas au retour du bon vieux temps et, dès la première heure, il crut à l’impuissance de la réaction. On n’accorda pas aux peuples les libertés et les chartes qu’on leur avait promises pour les soulever contre le dictateur de l’Europe, et avant que l’Allemagne vît disparaître les derniers restes du régime féodal et ses dernières servitudes, avant qu’elle conquît l’égalité civile, il fallut que la France fît encore deux révolutions. Mais tout en conservant les vieux moyens de gouvernement, on sentit qu’il fallait concéder quelque chose aux temps nouveaux, à l’esprit de progrès, et on mit de la coquetterie à favoriser l’enseignement supérieur. On surveillait les universités, mais on offrait des chaires aux hommes éminens. Dès 1816, Hegel était appelé à l’université de Heidelberg, où on lui assurait, un traitement de 1,300 florins, accompagnés d’un certain nombre de boisseaux de blé et d’épeautre. En 1818, il arrivait à Berlin, et ses jours de gloire allaient commencer. Grâce au puissant appui d’un ministre de l’instruction publique très éclairé, le baron d’Altenstein, il put tenir en échec la malveillance et les soupçons, et il lui fut permis de publier en 1820, sans être inquiété, sa Philosophie du droit, livre magistral, plein de vues profondes, dont quelques-unes, malgré toutes ses précautions, pouvaient sembler alors insolentes ou dangereuses.

Cependant, si forte que fût sa situation, il éprouvait le besoin de se surveiller beaucoup, et, d’année en année, il devenait plus prudent. Quand ses disciples, en 1826, célébrèrent sa fête avec un éclat inusité, il en fut touché, mais il mandait à sa femme qu’il aviserait à ce qu’on n’en fît pas trop, qu’il savait combien l’excès des manifestations indispose le public et les gens en place. La prudence est une belle qualité, mais il n’y a que les imprudens pour écrire des lettres piquantes, et, depuis qu’il avait des cheveux gris, Hegel redoublait de circonspection dans sa correspondance. De tous les coins de l’Allemagne et de tous les pays étrangers, les gens qui avaient des doutes à résoudre s’adressaient à lui comme au nouvel oracle de Delphes et lui demandaient comme Pilate au Christ : « Qu’est-ce que la vérité ? » Il leur répondait à peu près : « Je l’ai dit en style sibyllin dans mes livres, qui ont paru chez Cotta ou ailleurs. Si vous avez quelque intelligence, servez-vous-en. »

Cousin, tout le premier, cherchait en vain à le faire parler : « Hegel, dites-moi la vérité ; puis j’en passerai à mon pays ce qu’il en pourra comprendre. Cela posé, parlez, parlez, mon ami ; mes oreilles et mon âme vous sont ouvertes. Si vous n’avez pas le temps de m’écrire, dictez à vos secrétaires, d’Henning, Hotho, Michelet, Gans, Forster, quelques pages allemandes en caractères latins, ou comme l’empereur Napoléon, faites rédiger votre pensée et corrigez-en la rédaction, que vous m’enverrez. » Il lui écrivait aussi, le 7 avril 1828 : « J’ai besoin, même pour ici, d’un peu de succès en Allemagne. Voyez donc, Hegel, s’il serait impossible que Proclus, Platon, Descartes ou les Fragmens obtinssent dans votre journal les honneurs d’un petit article. Devons, seigneur, ce serait trop ; mais faites écrire quelques pages là-dessus à M. Gans ou à l’excellent Hotho. » Hegel n’écrivit pas le petit article, et il ne dicta rien à l’excellent Hotho. Il répondait pourtant ; mais il n’avait garde d’expliquer à Cousin en langue vulgaire ses pensées de derrière la tête ni d’agiter avec lui aucun problème d’ontologie. Il se contentait de lui apprendre que le cours d’Auguste-Guillaume Schlegel sur les beaux-arts avait eu peu de succès parmi les dames, ou que leur amie commune, la célèbre cantatrice Mme Milder, se portait bien : « Sa belle voix, qui, il y a une année, semblait un peu souffrir, a repris tout à fait sa force et son brillant… Elle me charge de vous dire que dans le mois d’août vous la trouverez à Wiesbaden et au mois de septembre à Ems ; elle persiste à être votre bonne amie. » S’il revenait au monde, il lirait avec un plaisir extrême le petit livre que M. Jules Simon vient de consacrer à la mémoire de son maître, vrai chef-d’œuvre de respect irrévérencieux, de malice sans noirceur et de grâce féline[2]. Il dirait : « Voilà bien mon homme, et j’avais raison de me défier un peu de lui, tout en le goûtant beaucoup. »

Il devenait d’année en année et plus réservé et plus autoritaire. Il se flattait d’avoir donné une constitution définitive à la philosophie allemande ; il n’entendait pas qu’on la retouchât. Il avait cependant enseigné dans ses livres que la contradiction est le secret de la vie, le moteur caché, le ressort mystérieux qui fait aller l’univers, que les contraires engendrent fatalement les contraires, que partant rien ne demeure, que tout est dans un flux continuel, que Dieu lui-même est l’éternel devenir, et il avait raconté l’évolution de l’idée dans la nature, les laborieuses et inévitables métamorphoses de la conscience humaine à travers les siècles. Mais en vieillissant, il inclinait à penser que la destinée avait dit son dernier mot; que, comme lui, le genre humain avait atteint sa dernière étape; qu’il ne restait plus qu’à s’installer dans le meilleur des mondes possibles et à s’y trouver bien. Lui qui avait demandé autrefois aux gouvernemens de donner beau- coup de garanties à leurs sujets et beaucoup de publicité à leurs actes, il commençait à croire que le silence est d’or et que les amateurs de réformes sont des esprits mal faits, des brouillons. « Hegel, a dit Heine, est le plus grand philosophe que l’Allemagne ait enfanté depuis Leibniz. Il se fit couronner à Berlin, et malheureusement il se fit oindre aussi quelque peu. » Il était arrivé, il était content de l’univers et il voulait que tout le monde le fût. Ce puissant assembleur de nuages, ce Jupiter olympien avait déposé sa foudre et décrété le beau fixe. Quand il entendit au loin les premiers grondemens de la révolution de juillet, il s’écria en colère: « Qui donc se permet de tonner là-bas? » Les plus grands esprits ont leurs bornes, il avait trouvé les siennes, et lorsqu’il mourut du choléra, le 14 novembre 1831, il avait achevé sa tâche et épuisé son génie.

Après lui avoir dressé des autels, l’Allemagne le méconnaît. Les orthodoxes ont décidé depuis longtemps qu’il avait le pied fourchu, les libéraux réprouvent son quiétisme politique, les chauvins censurent son impartialité universelle et sereine, les empiriques lui en veulent d’avoir donné au monde un système de plus, les positivistes lui reprochent d’avoir dit trop souvent : « Cela est parce que cela doit être. » Mais tel de ses détracteurs pratique clandestinement la méthode qu’il inventa, et ceux qui affectent de le mépriser dissimulent avec soin les emprunts qu’ils lui font. Son œuvre n’était pas de celles qui s’écroulent tout entières. On admirera toujours dans ce Souabe transplanté à Berlin un esprit d’une rare puissance, d’une prodigieuse étendue et, sans doute, le plus grand semeur d’idées que ce siècle ait connu.


G. VALBERT.

  1. Briefe von und an Hegel, herausgegeben von Karl Hegel, in zwei Theilen, 2 vol. in-8o. Leipzig, 1887; Duncker et Humblot.
  2. Les Grands Écrivains français : Victor Cousin, par M. Jules Simon. Paris, 1887 ; librairie Hachette.