La Correspondance de M. Thouvenel et du duc de Gramont

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La Correspondance de M. Thouvenel et du duc de Gramont
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 93 (p. 202-214).
LA CORRESPONDANCE
DE
M. THOUVENEL ET DU DUC DE GRAMONT

Parmi les ministres des affaires étrangères du second empire, il en est deux qui ont rendu à leur souverain et à leur pays de signalés services. En 1867, le marquis de Moustier sut, par son sang-froid, sa prudence, son adresse, sauver la paix de l’Europe et notre honneur. Quelques années auparavant, M. Thouvenel avait conduit, avec un art consommé, l’affaire délicate de la cession du comté de Nice et de la Savoie à la France, il avait fait ratifier par une Europe hostile un traité qui excitait les âpres jalousies de l’Angleterre : « Je suis bien aise, lui écrivait l’empereur, de pouvoir vous remercier du résultat important obtenu et d’en reporter tout le mérite à votre habileté. »

Ce fut le 4 janvier 1860 que Napoléon III confia le portefeuille des relations étrangères à M. Thouvenel, âgé alors de quarante-deux ans, et qui venait de montrer dans l’ambassade de Constantinople tout ce qu’il valait. À cette époque, le duc de Gramont, après avoir été ministre plénipotentiaire à Turin, était depuis plus de deux ans ambassadeur près le saint-siège. Tant que M. Thouvenel fut ministre, jusqu’au 18 octobre 1862, il ne se contenta pas d’échanger des dépêches avec le duc, ils entretenaient une correspondance privée. Ce sont ces lettres inédites et confidentielles que M. L. Thouvenel vient de publier, et les amateurs de littérature diplomatique ne peuvent manquer de lui en savoir gré[1]. Les deux correspondans étaient de bonnes plumes, ils disaient nettement ce qu’ils voulaient dire. Les lettres de M. Thouvenel, rapidement écrites, et sans prétentions, ont toujours du caractère et du mordant; celles de M. de Gramont, plus composées, ont quelquefois une grande allure. Les unes comme les autres sont fort curieuses; on y trouve de ces mots qui résument une situation et sont dignes de rester.

Le principal et très grand intérêt de cette correspondance est qu’on y suit jour par jour, dans tous ses épisodes, l’histoire parfois tragique, parfois presque comique d’une entreprise désespérée, des vaines tentatives du gouvernement impérial pour ménager un accord entre le saint-siège et la maison de Savoie, pour concilier des prétentions inconciliables, pour résoudre le plus insoluble des problèmes. Depuis le 3 juillet 1849, la France entretenait un corps d’occupation à Rome à la seule fin de garder le pape et de le défendre contre la révolution. D’autre part, on avait fait en 1859 une campagne sanglante et coûteuse contre l’Autriche pour affranchir l’Italie, et les peuples d’Italie disaient ou semblaient dire qu’ils ne pouvaient faire un meilleur usage de leur liberté qu’en s’unissant sous le sceptre de Victor-Emmanuel. Depuis onze ans on protégeait le pape; depuis un an, on protégeait dans la péninsule le principe des nationalités. On avait ainsi deux cliens, et ces deux, cliens ne pouvaient s’entendre. Sous peine d’être à jamais en désaccord avec soi-même, il fallait obtenir qu’ils consentissent à transiger ; c’est à quoi on ne pouvait parvenir.

Napoléon III ne se lassait pas de répéter qu’il avait également à cœur l’indépendance comme le bonheur des Italiens et le maintien de l’autorité temporelle du saint-père, qu’il entendait « consacrer l’alliance de la religion et de la liberté. » Mais Victor-Emmanuel pensait ne pouvoir être un vrai roi d’Italie sans ôter au pape tous ses états, ou peu s’en fallait. Feuille après feuille il dépouillait l’artichaut; il avait déjà pris les Légations, les Romagnes ; il allait prendre les Marches et l’Ombrie, et on pouvait prévoir qu’un jour saint Pierre perdrait jusqu’à son patrimoine, jusqu’à sa Comarca. Le pape, de son côté, accusait le roi de Piémont, qui s’emparait de son bien, de violer impudemment le droit des gens, de fouler aux pieds l’a sainte justice. Il déclarait qu’un souverain pontife sans états ne peut exercer librement le pouvoir spirituel confié par Jésus-Christ à son vicaire, et il représentait sans cesse à Napoléon III qu’on ne pouvait être à la fois l’ami du pape et des Italiens. « l’empereur, écrivait M. Thouvenel le 24 mai 1862, rêve toujours un mariage impossible... Dieu sait seul à quelle époque il y aura assez de lassitude et de sagesse dans les esprits pour proposer une solution ne donnant gain de cause aux passions d’aucun parti. »

Les deux causes étaient inconciliables, et le caractère des deux plaideurs ajoutait aux difficultés. C’était une laborieuse entreprise que de traiter avec le pape Pie IX. A toutes les époques de l’histoire de l’église, il y a eu deux sortes de papes. Les uns sont des esprits mâles et comme le noble vieillard qui règne aujourd’hui au Vatican, ils sont conduits par leur raison ; ils unissent la prudence à la volonté, l’autorité du caractère au souverain bon sens. D’autres, se souvenant que l’église est une femme, sont un peu femmes eux-mêmes, et gouvernés par leurs nerfs, c’est par leurs nerfs qu’ils voudraient gouverner le monde. Pie IX passait facilement de la colère aux larmes, des larmes au sourire. Personne n’avait l’imagination plus vive et plus mobile, une sensibilité plus orageuse, des attendrissemens plus dangereux, et ne plaidait avec plus d’art ces raisons du cœur que la raison n’entend pas. Il était impossible au surplus de négocier secrètement avec lui ; il disait tout, et Rome, deux heures après, était dans le secret. Le duc de Gramont s’en plaignait : « Sa loquacité devient fâcheuse et son indiscrétion n’a plus de bornes. Que serait-il sans le prestige de la tiare et sans la vénération que commandent les vertus chrétiennes qu’il possède au plus haut degré ? On dirait par momens qu’il s’éloigne de ce monde pour se rapprocher de l’autre… Quelques heures après que le cardinal Antonelli, lui ayant fait part de notre entretien, l’avait averti de l’engagement réciproque que nous avions pris de tenir la chose secrète, il racontait tout à un simple capitaine du 25e de ligne, qui lui avait demandé une audience ! Il est superflu d’ajouter que de là à l’antichambre du pape et aux carrefours de Rome il n’y avait qu’un pas, qui fut lestement franchi. »

À l’intempérance des propos le pape Pie IX joignait cette mysticité sentimentale et pathétique, sur laquelle les argumens les mieux déduits, les longues discussions, les conseils et les remontrances n’ont point de prise. Les mystiques ont de secrètes communications avec le ciel, et à tous les raisonnemens ils opposent les décrets de la Providence et cette divine folie qui est plus sage que toutes les sagesses de la terre. On engageait Pie IX à sacrifier une partie de ses états pour conserver plus sûrement le reste, à se contenter d’un jardin dont la possession lui serait garantie par toutes les puissances de l’Europe. Il répondait : Non possumus ! On lui demandait d’accepter les faits accomplis et de sauver les principes par des réserves. Il répondait de nouveau : « Non possumus ! Je trahirais les intérêts du ciel et de l’église. Les pierres elles-mêmes vous le crient : res clamat ad Dominum. » M. Thouvenel, à qui on rapportait ces propos, remarquait fort sagement, mais fort inutilement, « que la politique des hommes ne consiste que dans l’art des transactions, qu’y introduire l’inflexibilité des dogmes, c’est marcher aux abîmes. » Mais Pie IX méprisait la politique des hommes, et il aurait cru pécher contre le Saint-Esprit en consacrant l’injustice par ses résignations. Peut-être avait-il raison : s’il avait fait les concessions qu’on lui demandait, il se serait diminué et tout porte à croire qu’il n’eût rien sauvé, pas même ce jardin de curé qu’on voulait bien lui laisser.

Ajoutez que, pour comble de malheur et pour le plus grand embarras de ceux qui traitaient avec lui, il avait beaucoup d’esprit et cette finesse romaine, lumineuse et caustique, qui ne se laisse jamais abuser, qui ne souffre pas qu’on lui en impose. Toutes les fois que ce poisson mystique, pour parler comme Tertullien, consentait à sortir de son élément, de cette eau un peu trouble où il était né et à vivre quelque temps sur la terre, il fallait renoncer à lui faire prendre le change sur rien de ce qui s’y passe. Il connaissait à fond son Italie et ses Italiens, il lisait couramment dans le cœur du roi de Piémont comme dans les pensées du comte de Cavour. Lui alléguait-on l’esprit du siècle, le vœu des populations impatientes de se donner à la maison de Savoie et de secouer leur antique servitude, il répondait avec un sourire goguenard qu’il savait ce qui en était, que cette opinion publique dont on faisait tant de bruit à Turin, on la fabriquait à Turin même, que tous les soulèvemens, toutes les émeutes, étaient provoqués par les émissaires de M. de Cavour, qu’on usait de fraude et de violence pour faire voter Bologne et Ferrare, qu’il est un art de se servir du suffrage universel et de lui faire chanter la chanson qu’on lui souffle, que lorsqu’on fait aller une montre avec le doigt, il n’est pas étonnant qu’elle marque l’heure qu’on veut. Il disait un jour à M. de Gramont : « Je ne vois autour de moi que bouffons et farceurs : buffoni, buffoni, tutti buffoni ! buffoni di quâ, buffoni di là, noi siamo tutti buffoni. »

Le gouvernement impérial, qui s’attribuait le rôle de suprême modérateur, rencontrait autant de difficultés à Turin qu’à Rome. Le roi et son ministre disaient, eux aussi : non possunus. A la vérité, ils le disaient sur un autre ton, car ils étaient les moins mystiques des hommes. Ils protestaient en toute occasion de leur dévoûment à l’empereur, de leur déférence pour ses avis ; ils se déclaraient résolus à s’abstenir de tout ce qui pouvait déplaire au grand et puissant ami de l’Italie. Malheureusement leurs actes ne s’accordaient guère avec leurs paroles. Ils se justifiaient en alléguant que les événemens, qui sont plus forts que les princes et leurs conseillers, leur forcent quelquefois la main et obligent les souverains les i)lus désintéressés à devenir conquérans malgré eux.

Le Piémont n’était qu’un petit royaume, mais ce petit royaume était grand par les ressources morales dont il disposait, par les complices, par les agens qu’il avait partout et dont tour à tour on excitait ou contenait le zèle. « l’alliance que M. de Cavour a dû contracter avec le parti l’évolutionnaire, disait M. de Gramont, est encore trop récente ol trop nécessaire à ses vues pour qu’il puisse la répudier sans tomber lui-même. Or l’esprit révolutionnaire ne s’arrête pas, et il n’est pas dans son essence de se limiter ; s’il renonce aux bénéfices des incertitudes de l’avenir, il abdique et se fait conservateur. Il se sert de tout et ne se fixe à rien. Il exploite, selon les cas, et pour ses fins les sentimens de nationalité, d’indépendance, d’unité, le socialisme, le sentiment monarchique, le sentiment républicain, la haine de l’étranger et le secours de l’étranger, l’esprit de conquête, l’ambition des peuples ou des hommes ; mais il ne renonce à rien et ne fait pas de concession. » Livré à lui-même, l’esprit révolutionnaire n’est qu’une force aveugle et farouche, et ses fureurs se retournent souvent contre lui. Mais il devient aussi irrésistible que le destin lorsqu’un grand homme d’état tel que M. de Cavour se charge de le régler, de le conduire, et met au service des idées nouvelles tous les vieux moyens de gouvernement, qui sont les meilleurs, les seuls bons, et qu’on ne remplacera jamais.

Merveilleusement adroit et industrieux, le comte de Cavour joignait les grandes audaces à la souplesse de la main. Notre ambassadeur à Rome disait de lui : u Nous avons affaire à un homme qui, jusqu’ici, nous a toujours devancés par sa promptitude de résolution et d’exécution, et qui nous a fort habilement réduits à faire ce que nous pouvions au lieu de faire ce que nous voulions… L’empereur a voulu donner à l’Italie une existence nationale ; le roi de Sardaigne veut tout simplement prendre l’Italie, et son ministre fait servir à ce dessein le concours successif de tous ceux dont il exploite la puissance, la générosité, les passions, les craintes, la jalousie ou les intérêts. « Il n’y a jamais eu de plus grand ministre, ni de plus grand musicien, et Napoléon III était un instrument dont il savait jouer aussi bien que du suffrage universel. Il se servait de la révolution et il affectait d’en avoir peur : il représentait à l’empereur que pour contenir le parti révolutionnaire, qui menaçait tous les trônes, il fallait lui emprunter la moitié au moins de son programme, que sous peine d’être renversé par Garibaldi et Mazzini, son roi se voyait condamné à hurler avec les loups, à compter avec les mauvaises passions, à faire de l’ordre avec du désordre. Il prenait aussi l’empereur par l’amour-propre et lui demandait si, après avoir délivré la plus opprimée des nations, il aurait vraiment le cœur de tourner ses armes contre elle et d’anéantir son ouvrage. Il le prenait encore par ses défiances, par ses jalousies à l’endroit de la perfide Angleterre, à qui l’affranchissement des Italiens n’avait coûté ni un homme ni un écu et qui s’insinuait dans leurs bonnes grâces en encourageant toutes leurs ambitions et en les incitant à faire de Rome leur capitale. Était-il dans l’intérêt de la France de compromettre sa popularité par ses réserves en faveur du pouvoir temporel ? N’avait-elle vaincu à Magenta et à Solférino que pour livrer la péninsule à l’influence britannique et pour la mettre à la discrétion de lord John Russe ! ?

M. de Cavour savait se servir de tout le monde et en particulier de son roi. Il est à remarquer que M. de Bismarck s’est toujours réservé les parties douteuses de la politique et qu’il laissait l’honneur des actions irréprochables à son souverain, dont il ménageait soigneusement la réputation pour pouvoir se couvrir de ses vertus. Tout au contraire, M. de Cavour se réservait les actions correctes, et il n’avait garde de tremper dans certaines intrigues, dans certaines manœuvres, dont il faisait son profit tout en les désavouant. Il pouvait montrer ses mains aux diplomates étrangers, elles étaient parfaitement nettes, et ces diplomates n’osaient pas demander à son roi de montrer les siennes, qui l’étaient moins. Plus d’une fois Victor-Emmanuel eut dans des maisons mal famées d’occultes conférences avec des lieutenans de Garibaldi, et plus d’une fois aussi il tenta par des moyens bizarres de se réconcilier avec le saint-père aux dépens de son cher allié l’empereur des Français, à qui il prodiguait les protestations et les tendresses. Le pape Pie IX par la fin jour à M. de Gramont d’une lettre qu’il avait reçue quelque temps auparavant, et dans laquelle Victor-Emmanuel l’assurait « que ce n’était pas pour ses beaux yeux que l’empereur avait fait la campagne d’Italie, ni par sympathie pour les Italiens, mais parce qu’il voulait lui prendre certaines provinces de ses états, et que, par conséquent lui, Victor-Emmanuel, était obligé de s’agrandir sous peine de se trouver plus petit après la campagne qu’avant. » On ne pouvait fausser l’histoire et intervertir les rôles avec plus d’audace ; mais qui ose trop se fait prendre. Le pape profita de cette occasion pour prononcer un jugement sévère sur son inventif correspondant, et il ajouta qu’il faisait une différence énorme entre l’empereur et sa majesté sarde.

Il n’est pas de travail plus dur, plus énervant que de prêcher la modération du désir à des immodérés et de chercher les termes d’un accord entre des plaideurs résolus à ne jamais s’accorder. M. Thouvenel déclarait « que cette malheureuse question de Rome lui faisait passer des nuits blanches, épuisait sa santé et son intelligence, » et M. de Gramont demandait en grâce qu’on lui permît de s’en aller, de se remettre de ses fatigues dans un autre poste, de dire un éternel adieu à ses cardinaux, qui l’abreuvaient de dégoûts. — « Vous avez raison, lui écrivait M. Thouvenel ; pour moi, je retournerais très volontiers auprès de mes pachas, si le tourment moral dans lequel je vis devait durer plus longtemps… Le maintien du statu quo à Rome n’est plus possible. Si nous convoquions un congrès, personne n’y viendrait. Si nous prenons seuls une résolution, tout le monde nous jettera la pierre. Il ne suffit malheureusement pas de dire : Qu’allions-nous faire dans cette galère ? Il faut faire voguer la galère ou nous sauver à la nage. »

De mois en mois le ministre et l’ambassadeur étaient plus las et plus pressés d’en finir; mais ils différaient de sentiment sur la solution à proposer. M. Thouvenel pensait, ainsi que M. de Cavour, qu’après avoir fait l’Italie, l’empereur ne se résoudrait jamais à la défaire ni à renier son ouvrage comme le Dieu de Lamartine au lendemain de la création :


De son œuvre imparfaite il détourna la face
Et d’un pied dédaigneux la lança dans l’espace.


Il jugeait que le meilleur parti à prendre était de faire son deuil du pouvoir temporel et de garantir autrement que dans le passé l’indépendance spirituelle du chef de l’église : « De même que les rois de France se sont appelés très chrétiens, ceux d’Espagne catholiques, ceux de Portugal très fidèles, le roi d’Italie ne pourrait-il pas joindre à son titre politique celui de vicaire du saint-siège et ne détenir qu’en cette qualité les anciennes possessions territoriales des papes, pour lesquelles, à chaque avènement, il rendrait solennellement hommage et paierait un tribut au moins égal au montant des sommes destinées aujourd’hui à la liste civile, au sacré collège et aux grands établissemens religieux de la capitale de la catholicité? » Mais M. Thouvenel jugeait aussi que tant que la curie romaine se sentirait protégée par les troupes françaises, elle serait inflexible, que pour la rendre plus traitable, il fallait la troubler dans sa sécurité en annonçant et en préparant l’évacuation. Quoique la majorité du conseil se fût convertie à son sentiment, il avait à compter avec le maréchal Randon. M. Magne et le comte Walewski, énergiquement soutenus « par une auxiliaire puissante, » laquelle lui avait dit un jour des choses si poignantes qu’il s’était écrié : « Madame, si l’empereur m’avait dit la moitié de ce que Votre Majesté m’a fait entendre, ma démission serait déjà envoyée. »

M. de Gramont, quelque dégoûté qu’il fût de ses cardinaux, ne se résignait pas à l’abolition du pouvoir temporel, que la France, pensait-il, ne pouvait laisser détruire sans trahir les intérêts catholiques et ses propres intérêts, et sans manquer à de solennels engagemens. Il estimait toutefois qu’elle n’était pas tenue d’accorder tout ce qu’on lui demandait, «qu’un pape content ne lui était pas nécessaire, qu’un pape libre lui suffisait, » qu’on devait renoncer à négocier, qu’il était plus facile au saint-siège comme au cabinet de Turin « de subir que de consentir. » qu’au lieu d’un traité il fallait faire une déclaration ci garantir au souverain pontife la possession du patrimoine de saint Pierre et la Comarea, en disant au roi de Piémont : N’y touchez pas, ce serait un casus belli. « Quant aux Italiens, écrivait-il, ils accepteront tout, tout, tout ce qui sera décidé. Home ou la mort, feu de paille! Venise ou la mort, feu de paille! La masse italienne se résignera avec une souplesse qui vous émerveillera. Je suis pour mon compte aussi sûr de cela que si je le voyais déjà de mes propres yeux. C’est que j’ai vécu neuf ans dans ce pays-là, je connais la véritable Italie et les vrais Italiens, je sais quelles sont les habitudes de ces êtres passifs et sensitifs. J’ai vu naître aussi et se façonner sous mes yeux l’Italie factice, l’Italie d’opéra-comique dont on s’est servi dans ces derniers temps. Il y a même plusieurs de ses chefs, Rattazzi entre autres, qui peuvent difficilement me regarder sans rire comme les augures d’autrefois. » Il est vrai que, quand le duc de Gramont s’exprimait ainsi, il n’était plus à Rome. Il s’était fait nommer depuis un an ambassadeur à Vienne, et pour se consoler de ses longues contraintes et de toutes les couleuvres qu’il avait avalées, il lâchait la bride à sa plume.

Pendant que son ministre des affaires étrangères et son ambassadeur à Rome se tourmentaient, se donnaient au diable, que faisait Napoléon III, dont la volonté souveraine n’avait pas encore prononcé son arrêt définitif? Il avait le calme du fataliste. Quelquefois il s’en remettait à un congrès, qui ne devait jamais se réunir, du soin d’accommoder le pape et le roi de Piémont ; d’autres fois il se flattait de résoudre les complications de l’heure présente par d’autres complications et « de liquider en Orient la question d’Italie. »

Un éminent historien nous a révélé naguère le secret du roi Louis XV. M. L. Thouvenel s’excuse dans sa préface de lui avoir fait un emprunt en intitulant son livre le Secret de l’empereur, u l’attachante et énigmatique figure du souverain qui présidait alors aux destinées de notre pays, nous dit-il, se trouve éclairée par cette correspondance d’un reflet singulier. Il est impossible de ne pas reconnaître que ce prince, qui avait vu si juste dans les affaires intérieures de la France, perdait pour ainsi dire contenance quand il tournait son regard voilé du côté de l’Italie. La question italienne a bien été le secret de la politique de Napoléon III. «  A vrai dire, tout le monde savait depuis longtemps que Napoléon III, qui, de l’aveu des Italiens eux-mêmes, leur a quelquefois sacrifié les intérêts de la France et les siens, était tout cœur pour l’Italie. N’avait-il pas conspiré pour elle dans sa jeunesse, et quel homme fut plus fidèle à ses souvenirs? Mais il devait compter avec le parti catholique, qui s’agitait beaucoup, avec le pape, qui lui rappelait ses promesses, et il se devait à lui-même de ne pas être l’exécuteur des hautes œuvres. Quels que fussent ses embarras, il comptait sur son étoile pour le tirer d’affaire. Il faisait à la chance, au hasard, dans toutes ses entreprises, une part exorbitante que ne lui font jamais les vrais politiques, et il a toujours confondu la volonté avec le désir. C’était là peut-être son vrai secret.

Au Vatican et ailleurs on l’accusait ouvertement de souffler tour à tour le chaud et le froid, et personne ne doutait de ses intelligences clandestines avec les Piémontais. Un homme d’un esprit pervers, qui se vengeait de sa déconsidération en médisant avec délices, ne l’a qu’à demi calomnié quand il disait de lui : « Il a toujours sa même politique de conspirateur. Il est arrivé à ce point que sa parole et ses traités ne sont plus considérés comme des engagemens. » Le fait est qu’il avait deux politiques, l’une officielle que représentaient ses ministres, l’autre qu’il faisait lui-même dans l’ombre avec les émissaires de M. de Cavour; mais il ne savait pas toujours laquelle était la bonne. On prend facilement les indécis pour des âmes dissimulées et doubles. Napoléon III, qui parut quelquefois téméraire, était le plus souvent un tâtonneur. Selon les cas, partagé entre ses affections étrangères et sa raison de souverain français, il encourageait secrètement les entreprises qu’on tramait à Turin, ou par un brusque retour, il mettait les conspirateurs en interdit, ce qui faisait dire au saint père : « C’est une politique infernale qui change à chaque instant. » Dans l’automne de 1862, il résolut d’en revenir quelque temps à la politique de résistance du comte Walewski et de l’impératrice, et le 18 octobre, M. Thouvenel était remplacé par M. Drouyn de Lhuys. — « Vous voilà content, disait au cardinal Antonelli M. Emile Ollivier, qui se trouvait alors à Rome; M. Thouvenel quitte le ministère. — Non, répliqua le cardinal ; ce sont nos amis qu’on chargera de nous exécuter. »

Un romancier et un auteur dramatique qui se respectent ne commencent à écrire que lorsqu’ils tiennent leur fin ; l’empereur ne tint que rarement la sienne. Il se mettait en route sans avoir étudié suffisamment la carte, sans connaître son chemin, se fiant à son bonheur pour le trouver et pour éviter les fondrières. Ardent à provoquer, à faire naître les événemens, impuissante les gouverner, il s’est toujours laissé conduire par la fortune où il ne voulait pas aller, de sorte que ce souverain si aventureux n’a jamais joué en fin de compte que les rôles passifs. Il avait projeté, il avait proposé, il finissait par subir.

Cruelles étaient les perplexités des diplomates chargés de représenter au dehors cette politique ambiguë, cette volonté flottante et mystérieuse qui souvent s’ignorait elle-même. Ils craignaient sans cesse de la mal interpréter et de s’attirer d’humilians désaveux. M. Thouvenel, en arrivant au pouvoir, avait écrit au duc de Gramont : » Ne craignez plus de divergence entre les Tuileries et le quai d’Orsay. La seule politique que je veuille suivre, c’est celle que l’empereur m’aura tracée, et la pensée que j’exprimerai sera toujours celle de Sa Majesté. » Mais était-il sût de la connaître? Il y a, comme disent les métaphysiciens, des entités incognoscibles. M. de Gramont avait cru exécuter les ordres de l’empereur en se conformant aux instructions du comte Walewski, prédécesseur de M. Thouvenel, et en promettant au saint-père et au cardinal Antonelli que l’assistance de son gouvernement ne leur ferait jamais défaut. « J’ai répété que l’empereur ne serait jamais le spoliateur du pape. Je l’ai dit au pape et à ses ministres, je l’ai dit aux peuples de Bologne et de Rome, je l’ai dit aux chefs du gouvernement bolonais, à tout le corps diplomatique. » Que de surprises désagréables lui étaient réservées !

A quelque temps de là, les Piémontais envahissent les Marches et l’Ombrie, et M. de Gramont donne au pape l’assurance que l’empereur les obligera de lâcher leur proie. effectivement, l’empereur se décide à rompre ses relations diplomatiques avec le roi de Sardaigne et ordonne au baron de Talleyrand de quitter incontinent Turin. Mais bientôt le duc apprend par une correspondance colportée dans les rues de Rome que son souverain, qui venait de visiter la Savoie avant de se rendre en Algérie, avait rencontré à Chambéry M. Farini et l’avait assuré « que, pourvu qu’on laissât le pape à Rome, il autorisait volontiers le Piémont à s’annexer tout le reste des états pontificaux. » M. de Gramont apprend aussi que le rappel de M. de Talleyrand n’a fait aucune impression sur les Piémontais, que ce départ faisait partie d’une mise en scène concertée d’avance. — « Comment pouvez-vous vous avancer de la sorte ? disait un Français au général Cialdini. La France saura vous arrêter. — La France! L’empereur! répondit le général. Mais vous croyez donc que nous aurions été assez fous pour nous engager dans cette affaire sans être sûrs d’être approuvés ! Non-seulement l’empereur ne s’opposera pas à notre marche, il l’approuve, je vous en donne ma parole d’honneur. Il me l’a dit lui-même à Chambéry, et quand M. Farini et moi l’avons quitté, voici ses dernières paroles : « Bonne chance ! faites vite ! » c’est pour lui obéir que nous faisons vite ! » Et quelques heures plus tard, le général disait au prince de Ligne: « Vous prenez donc au sérieux les articles du Moniteur et les dépêches de Thouvenel ! Vous devriez savoir depuis longtemps que tout se décide entre Cavour et l’empereur. Il est plus Italien que Français. « 

M. de Gramont n’était pas au bout de ses étonnemens. A la plus grande joie des libéraux italiens et du cabinet anglais, le pape, se sentant trahi, forme un instant le projet de partir, de s’exiler de Rome. L’ambassadeur de France, sûr d’entrer dans la pensée de son gouvernement, « rctieni le pontife par sa soutane. » Il fait plus, il trouve le moyen de faire démonter secrètement la machine de la corvette qui devait l’emmener. Bientôt il lui revient que l’empereur regardait ce départ préparé comme un heureux incident, comme une manière de solution, et, en effet. le 17 novembre 1860, le comte Horace de Viel-Castel écrivait dans son journal : « L’empereur disait il y a cinq jours : Le pape témoigne de nouveau l’intention de quitter Rome: je voudrais que la chose fût faite, cela avancerait bien les affaires. » Quelques mois après, le comte de Cavour chargeait le docteur Pantaleone, son agent officieux à Rome, de s’aboucher avec le père Passaglia, jésuite et canoniste connu, et de faire offrir au gouvernement pontifical un traité stipulant, en retour d’un abandon du pouvoir temporel, de grandes libertés religieuses et d’immenses avantages pécuniaires. M. de Gramont avait considéré cette audacieuse négociation comme un simple ballon d’essai. Il apprend que l’empereur est dans l’affaire, que, s’il en faut croire M. de Cavour, le traité lui a été soumis et qu’il l’approuve. S’étonnera-t-on que le duc, ne sachant à quel saint ou à quel démon se vouer, ne pensât plus qu’à s’en aller, à s’affranchir d’une mission qu’il déclarait « horriblement désagréable ? »

Nous savons par la correspondance de M. Thouvenel et du duc de Gramont ce que pensaient de la question romaine et l’empereur Napoléon III et son ministre des affaires étrangères et son ambassadeur à Rome. Mais qu’en pensaient les Romains eux-mêmes, qui étaient les vrais intéressés et dont l’opinion avait bien quelque importance ? On prétendait que, las d’un régime oppresseur qui leur refusait jusqu’à l’apparence des libertés et des garanties chères aux peuples modernes, maudissant leur avilissante servitude et les abus d’un gouvernement incapable de se réformer, ils soupiraient après leur délivrance et attendaient l’arrivée du roi Victor-Emmanuel comme on attend la venue d’un messie. Cela était vrai d’une grande partie des populations déjà annexées en principe par les Piémontais. Mais les Romains de Rome étaient-ils aussi malheureux et aussi impatiens de changer de maître qu’on se plaisait à le dire ? M. de Gramont s’en expliquait dans deux lettres datées du 30 mars et du 6 avril 1861, les plus remarquables et les plus instructives qu’il ait écrites.

Rome, qui a traversé tant de révolutions, est la ville des passions passagères et des intérêts permanens, des choses qui changent et de celles qui ne changent point. Dès sa fondation, la Rome antique résolut à sa manière la question sociale par l’institution du patronage. Virgile infligeait dans son enfer les mêmes peines au fils qui a battu sa mère et au patron qui a trompé son client. Mais ce n’était pas assez que le patron fût loyal, il était tenu d’être magnifique, et chaque matin, sous le vestibule de sa maison, ses intendans et ses crieurs distribuaient à la foule de ses protégés d’abondantes gratifications et les reliefs de ses festins. « Que deviendraient sans la sportule, disait Juvénal, les cliens qui n’ont guère autre chose pour se vêtir, se chausser, se nourrir et allumer leur feu ? Voyez-vous toutes ces litières voler à la distribution? Pour attendrir son protecteur, l’époux y traîne sa femme languissante ou près d’accoucher. L’un d’eux, montrant une litière hermétiquement fermée, demande la sportule pour la femme qu’il n’a pas. « c’est ma Galla, dit-il, expédiez-nous promptement. — Galla, dit un crieur méfiant, mets la tête à la portière. — Ah! de grâce, elle repose, ne la tourmentez pas. » Supprimez les litières, changez le nom de la sportule, transformez des sénateurs en princes, en cardinaux, en monsignori, en chefs d’ordres : l’institution du patronage a traversé les siècles, et jusqu’en 1870, Rome, comme au temps de Juvénal, était habitée par des protecteurs qui donnaient sans compter et par des protégés qui n’avaient qu’à demander pour recevoir abondamment.

« La population de Rome, écrivait le duc de Gramont, est sui generis, comme la ville elle-même. Il est impossible de parler sérieusement de la nécessité de soustraire ces populations au joug qui pèse si cruellement et si arbitrairement sur leur destinée; elles nous riraient au nez. Rome est une ville de fonctionnaires, de marchands, de prélats, de moines et de cliens; j’entends par cliens des gens et des familles qui vivent de pensions du gouvernement ou bien qui vivent par les cardinaux, les prélats et les couvens... Ceux qui réclament, ceux qui ont la fièvre unitaire ne sont pas de Rome ni même du patrimoine ; ce sont des étrangers venus des autres parties de l’Italie ou des Légations, des Marches et de l’Ombrie. » Cette population ne ressemblant à aucune autre, ayant d’autres ressources, d’autres occupations, d’autres intérêts, d’autres habitudes, et profondément indifférente à la politique, avait, comme le remarquait M. de Gramont, sa façon d’être heureuse : elle avait résolu le problème de travailler le moins possible, en tirant un énorme revenu des choses qui étaient à sa portée, et il ajoutait « que c’était charger son esprit d’un souci superflu, son cœur d’une tendresse inutile et sa politique d’un embarras fort gratuit » que de se croire obligé d’intervenir pour guérir des maux qui n’étaient pas ressentis et pour redresser les griefs de gens qui ne se plaignaient point.

Le duc du Gramont n’avait qu’une médiocre estime pour ce peuple qui n’était pas un peuple, mais u une agglomération de cliens se tenant hiérarchiquement par une espèce de communisme gradué dans les abus, les vols administratifs, les subventions cléricales, les pensions, les aumônes, l’usure et la simonie. » Un écrivain italien, M. Gabelli, quoique chaud partisan de la maison de Savoie et de la monarchie constitutionnelle, s’est montré plus indulgent que M. de Gramont pour les Romains d’avant 1870. Il les excuse de s’être accommodés d’un régime de laisser-aller patriarcal et d’avoir trouvé le bonheur dans un pays où régnait plus que partout ailleurs le goût des grandes libéralités[2]. Un gouvernement théocratique est sévère pour l’hérésie, qui est le péché de l’esprit, il est miséricordieux pour les faiblesses de la chair et compatissant pour les misères humaines. Dans la Rome pontificale, nous dit M. Gabelli, il était de tradition parmi les puissans de la terre comme parmi les princes de l’église de jouir des douceurs et des pompes d’une grande existence en rachetant ses joies par ses charités et ses dons.

L’argent qui affluait de toutes parts dans la ville éternelle ne servait pas seulement à bâtir des palais, à enrichir d’incomparables galeries, à décorer des villas princières ouvertes à tout le monde. Il servait aussi à doter des fondations pieuses, à soutenir des familles déchues ou ruinées, à procurer des ressources ou des plaisirs aux petits, à soulager le pauvre et l’infirme. Aussi les Romains eurent-ils de durs momens à passer dans les années qui suivirent l’abolition du pouvoir temporel. La source des subventions et des grâces était tarie. Adieu les distributions à la porte des couvens et des palais! Adieu les solennités magnifiques, dont vivaient beaucoup de petites gens! La diminution des revenus, la désastreuse concurrence faite au commerce local par les nouveaux arrivans, le renchérissement des denrées et des loyers, les vieux impôts triplés, quadruplés, des taxes nouvelles s’ajoutant aux anciennes, tout faisait regretter passionnément à ce peuple affranchi les abus odieux ou ridicules dont on l’avait délivré.

Un libéral piémontais avait dit à M. de Gramont : « Les Romains ne nous voient pas de bon œil ; ils préfèrent leur repos, leurs habitudes et leur pape. Nous devons créer à Rome une population à nous, ou nous n’arriverons à rien. » C’est précisément ce qu’on a fait. Rome devenue capitale d’un grand royaume a été renouvelée jusque dans ses dernières couches par les émigrans accourus de tous les coins de l’Italie pour coloniser l’Esquilin. Les vieux Romains les traitaient d’aventuriers, de vagabonds, de buzzuri. Ils ont fini par les accepter; ils ont l’esprit souple et le talent philosophique de se faire à tout. Aucune ville n’a subi en si peu d’années un si prodigieux changement: la ville des papes n’est plus aux papes. Dès le 25 janvier 1871, le prince héritier de la maison de Savoie et la princesse Marguerite venaient s’installer au Quirinal, où le roi Victor-Emmanuel les rejoignait six mois plus tard. et le spirituel mystique du Vatican s’écriait avec un sourire amer : « Elle avait dit qu’elle ne coucherait jamais dans le lit du pape, elle y couche. » Quelque temps après, il disait à un Polonais de ma connaissance : « Garibaldi vient d’arriver; il nous manquait. Si j’avais le plaisir de le voir, je lui dirais : Mon cher, vous êtes chez vous... Eh ! qui donc avait prétendu que nous ne pourrions pas tenir deux à Rome! Nous y sommes trois. »


G. VALBERT.

  1. Le Secret de l’empereur, correspondance confidentielle et inédite échangée entre M. Thouvenel, le duc de Gramont et le général comte de Flahault (1860-1863), publiée par L. Thouvenel, 2 vol. in-8o, 1889; Calmann Lévy.
  2. Aristide Gabelli, Roma e i Romani. Prefazione alla Monografia statistica di Roma, 1886.