La Correspondance du Margrave Charles Frédéric de Baden avec le marquis de Mirabeau et Dupont de Nemours

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La Correspondance du Margrave Charles Frédéric de Baden avec le marquis de Mirabeau et Dupont de Nemours
Revue des Deux Mondes3e période, tome 111 (p. 208-219).
LA CORRESPONDANCE DU MARGRAVE
CHARLES-FREDERIC DE BADEN
AVEC
LE MARQUIS DE MIRABEAU ET DUPONT DE NEMOURS

Charles-Frédéric, devenu, en 1746, margrave régnant de Baden-Durlach, son patrimoine, auquel il ajouta, en 1771, le margraviat de Baden-Baden, tombé en déshérence, fut un de ces princes bienfaisans et philanthropes qui firent honneur à la philosophie du XVIIIe siècle. Dans sa jeunesse, après avoir étudié deux ans à l’Académie de Lausanne, il avait visité la France, l’Italie, les Pays-Bas, l’Angleterre, observant, questionnant beaucoup et toujours en quête de réformes utiles à introduire dans ses petits États. Ce prince, d’un cœur très humain et d’un esprit très ouvert, ne méprisait rien ; mais l’agriculture était pour lui le premier des arts : — « Vers l’an 1750, a dit Voltaire, la nation, rassasiée de vers, de tragédies, de comédies, d’opéras, de romans, d’histoires romanesques, de réflexions morales plus romanesques encore et de disputes théologiques sur la grâce et sur les convulsions, se mit enfin à raisonner sur les blés. » — Le margrave s’intéressa vivement à ces discussions. Plus tard, il se passionna pour Quesnay et sa doctrine, pour ce qu’on appelait « la haute science. » Comme les physiocrates et les anciens Perses, il pensait que les trois choses les plus agréables à Dieu étaient de planter un arbre, de tenir le manche d’une charrue et de faire un enfant.

Disciple aussi ardent que docile, il ne se contentait pas de croire, il voulut propager sa foi. Il composa, pour l’instruction de ses fils, un Abrégé de l’économie politique, qu’il envoya au marquis de Mirabeau et qui fut publié en tête des Ephémérides du citoyen de 1772. Il y enseignait que le seul gouvernement avantageux au genre humain est celui qui est conforme à l’ordre naturel, et que dans l’ordre naturel le droit de subsister est indissolublement lié au devoir de travailler, que les oisifs sont des voleurs. Lorsqu’en 1783 il abolit la servitude et supprima quelques impôts, il défendit à ses sujets de l’en remercier. Il leur représenta qu’en travaillant pour eux, il avait travaillé pour lui-même, que les souverains et les peuples forment une seule grande famille, que le bonheur du prince est solidaire de celui du laboureur et du berger.

La commission historique du grand-duché de Baden, qui a commencé la publication de la correspondance politique de Charles-Frédéric, vient de publier aussi sa correspondance en français avec le marquis de Mirabeau et Dupont de Nemours, précédée d’une introduction de M. Carl Knies sur l’état social de la France au XVIIIe siècle et sur l’école physiocratique[1]. La commission a mis tous ses soins à nous donner un texte correct, agréable à lire, accompagné de notes presque toujours instructives. On ne peut lui reprocher que quelques peccadilles, sur lesquelles je n’ai garde d’insister. Dupont de Nemours remarque dans une de ses lettres adressées au prince héréditaire Charles-Louis, fils de Charles-Frédéric, que la noblesse bretonne était plus disposée que le clergé et le tiers-état à défendre les intérêts des paysans. Il ajoutait : — « Lorsque ceux-ci éprouvent des surcharges et des vexations, c’est toujours de l’avis du clergé, qu’on paie par des bénéfices. » — Les éditeurs se sont crus tenus de nous expliquer « qu’il s’agissait ici des dons volontaires accordés au roi dans les pays d’États. » — Que n’ont-ils ouvert un dictionnaire ? ils auraient su ce qu’étaient ces bénéfices qui pouvaient servir à récompenser la complaisance des gens d’église. Ailleurs, on fait dire au marquis de Mirabeau, qui, en 1787, à l’âge de soixante-douze ans, envoyait au margrave un écrit publié par lui avant l’ouverture de l’assemblée des notables : — « C’est le dernier essai de combat du vieux entaille. » — Ne lit-on donc plus Virgile dans le grand-duché ? N’y a-t-on jamais entendu parler d’Entelle ?

Si l’on ne jugeait de l’école physiocratique que par l’immortel pamphlet de l’Homme aux quarante écus, on s’expliquerait difficilement l’influence considérable que cette hérésie économique et paradoxale exerça sur les esprits. Les physiocrates ne se bornaient pas à disserter sur le despotisme légal et la puissance exécutrice et législative, à soutenir que, tout venant de la terre, la terre seule, roturière ou noble, doit être imposée. Ils ont fait une guerre acharnée aux abus, aux iniquités, aux prohibitions, à la manie réglementaire ; ils réclamaient la liberté absolue du commerce et de l’industrie, l’abolition des maîtrises et des jurandes, la suppression de la ferme générale. « Les fermiers, disait le marquis de Mirabeau, ont acheté du prince la nation et détruit enfin la nation, le prince et eux-mêmes… Renversons les fermes d’abord et nous aurons assez fait pour la régénération. » Si Bentham s’est inspiré de la morale utilitaire des physiocrates autant que de la philosophie d’Helvétius, ils ont préparé par leurs théories sur l’ordre naturel la promulgation des droits de l’homme, et autant que Montesquieu, autant que Voltaire et Rousseau, ils ont été les précurseurs de la révolution.

Le margrave Charles-Frédéric était un physiocrate de la stricte observance. Dans son zèle de néophyte, il ne se proposait pas seulement de supprimer dans ses États les tyrannies réglementaires et le système des lois prohibitives ; il voulait remplacer tous les impôts indirects par un impôt unique et proportionnel sur le produit net des terres. Mais, en prince avisé et circonspect, il entendait procéder à cette réforme par voie d’expériences et ne l’introduire d’abord que dans quelques villages. La grande difficulté était d’asseoir équitablement l’impôt unique en fixant avec une exactitude rigoureuse le produit net, et ce fut à ce sujet qu’il entra en correspondance avec le marquis de Mirabeau : « Ma qualité d’homme, lui écrivait-il de Carlsruhe le 22 septembre 1769, m’autorise à réclamer votre amitié et m’impose le devoir de la mériter en m’appliquant à être utile à mes semblables. Voilà, monsieur, mes titres pour oser écrire à l’Ami des hommes sans avoir l’honneur de le connaître personnellement. » Cela dit, il lui expliquait que dans le margraviat de Baden-Durlach tout paysan était propriétaire de son champ et qu’à sa mort son bien était partagé entre tous ses héritiers, que, les fermiers étant rares, les baux ne pouvaient servira s’assurer du produit net. Il priait instamment l’Ami des hommes de le conseiller, de lui venir en aide, de lui indiquer la méthode à suivre, de mettre à son service « cette science sublime faite par l’auteur de la nature pour le bonheur du genre humain. » — « Mon peuple et moi nous prendrons part aussi à ce bonheur, et ce sera à vous, monsieur, et à vos sublimes coopérateurs à qui nous devrons la reconnaissance éternelle de nous avoir guidés dans le chemin, de l’ordre naturel, tracé par la main créatrice de notre divin législateur. » Le XVIIIe siècle fut de tous les siècles le plus mécréant et le plus croyant ; il a porté de terribles coups à la vieille religion et il se faisait une religion de tout, même de l’économie politique.

L’Ami des hommes répondit de son mieux, et ses réponses furent admirées, mais ne parurent pas satisfaisantes. Le marquis et le margrave différaient d’humeur et de caractère, ils avaient quelque peine à s’entendre. L’un estimait, selon le mot d’un philosophe, que les petites considérations sont le tombeau des grandes choses, que lorsqu’il s’agit de faire le bien et de ramener la société à l’ordre naturel, un prince doit se mettre au-dessus des petites superstitions et se servir au besoin de sa volonté souveraine pour contraindre ses sujets à être heureux. Le margrave, tout au contraire, joignait à toutes les bonnes intentions une foule de petits scrupules. De son propre aveu, « il n’aimait pas à faire ce qui pouvait être désagréable à ses paysans, en choquant des préjugés reçus depuis longtemps. »

Le marquis l’engageait à prendre pour base de l’impôt unique l’évaluation du produit net par le prix habituel d’achat des terres, ou à le fixer au trentième du produit total pour les terres notées 3e qualité, au vingtième pour toute terre cotée 2e qualité, et au dixième pour celles de 1re qualité. Il lui reprochait de trop se défier de lui-même et de trop compter avec les autres, de pécher par un excès de délicatesse et d’équité, de procéder comme un économiste qui entreprendrait l’exploitation d’une ferme, d’oublier que la parfaite exactitude rend impossibles les opérations d’état et « que l’espoir du mieux absolu tourne en hypothèse et devient l’ennemi du bien. » Il lui représentait que l’impôt foncier tenant lieu de toute autre contribution, contrainte, corvée, et les domaines du prince étant imposés comme les autres, « son peuple l’adorerait et se lèverait la nuit pour gazonner le chemin où il devrait passer, » qu’un jour ses paysans lui sauraient gré de la douce violence qu’il leur aurait faite, qu’ils seraient fiers « d’habiter la terre heureuse devenue le berceau de l’ordre économique social de toute la Germanie, » et que le margrave Charles-Frédéric serait reconnu pour le père et le sauveur des nations. La conscience timorée de Charles-Frédéric s’alarmait facilement, il n’aimait pas les cotes mal taillées, l’équité absolue était sa règle et son dieu, et il n’admettait pas qu’un margrave pût être content quand le dernier de ses sujets ne l’était pas.

Son éloquent contradicteur convenait qu’il est malaisé de faire boire un âne qui n’a pas soif et de gouverner les hommes quand ils ne veulent pas être gouvernés ; mais il pensait qu’on peut leur en donner le goût en les instruisant. Il ne faut pas nous flatter, ce n’est pas nous, ce sont les physiocrates qui ont inventé l’enseignement primaire universel et obligatoire. Ils avaient pour principe que, l’homme étant naturellement bon, les idées fausses, les préjugés inhumains sont la source empoisonnée d’où dérivent tous les maux, les passions égoïstes et les méchantes actions, que les malhonnêtes gens sont de pauvres ignorans qu’on a oublié d’instruire de leurs devoirs et de leurs vrais intérêts, toujours conformes à l’intérêt général.

L’Ami des hommes exhortait Charles-Frédéric à ouvrir dans toutes les paroisses de son margraviat des écoles de garçons et de filles, où seraient enseignées la morale civique et la théorie du produit net, et il demandait que les familles qui négligeraient d’y envoyer leurs enfans fussent frappées d’une amende. « J’ose, monseigneur, disait-il, assurer Votre Altesse sérénissime que l’instruction générale et universelle de son peuple est le principal devoir d’un bon prince. Ne croyez pas, ne vous laissez pas dire qu’il sorte des mains de la nature un homme organisé et sain, qui ne soit pas capable de la science de son véritable intérêt. Le peuple n’est brutal et absurde qu’à force d’habitude d’être forcé de l’être pour supporter son état d’asservissement… Tous, si nous devenons un jour humains, sauront lire, écrire et l’arithmétique ; tous enfin devraient d’ici à dix ans voir affiché dans les écoles, les sacristies, les hôtels de ville, le tableau économique (de Quesnay), ne fût-ce que comme un objet de culte terrestre et une amulette contre la maladie épidémique d’inhumanité… Je prie Votre Altesse, disait-il encore, de croire que ma plus grande satisfaction serait de pouvoir aller lui faire ma cour, baigner ses mains de larmes de joie, et j’espère que quand le ciel me permettra cette consolation, je pourrai arrêter un jeune paysan, au hasard dans un village, et qu’il me répondra juste sur la propriété. » A la vérité, il écrivait aussi : « Je sais, monseigneur, combien le papier souffre tout et combien l’administration-résiste à tout… Ce ne peut être qu’à Votre Altesse que la Providence a réservé le grand œuvre de l’humanité. »

Aux amendes près qui répugnaient sans doute à son cœur sensible, Charles-Frédéric approuvait toutes les vues du marquis sur l’enseignement universel. Mais il fallait plus d’un jour pour expliquer aux petits Badois ce fameux tableau économique en trois colonnes, que l’école physiocratique considérait comme « la troisième des grandes découvertes, depuis l’invention de l’écriture et celle de la monnaie. » En attendant, on désirait faire quelque chose, et on ne savait trop comment s’y prendre. Au début, la grande affaire de l’impôt unique s’annonçait bien. On l’avait établi à Dietlingen dès le mois d’avril 1770, et les habitans de ce village s’en louaient si fort que les communes voisines demandaient à en tâter. Malheureusement la bureaucratie, les fonctionnaires de tout étage se prêtaient de mauvaise grâce à ces essais ; ils goûtaient peu « le gouvernement le plus avantageux au genre humain, » et faisaient naître sans cesse de nouvelles difficultés. Pour les résoudre, le marquis proposa au margrave de prendre à son service le gentilhomme Charles de Butré, qui consentit à s’arracher à ses coteaux de la Loire et fit le voyage de Carlsruhe, où il fut reçu à bras ouverts.

Le marquis de Mirabeau n’avait pas eu la main heureuse. Personne n’était moins propre à faire des relevés d’estimation que ce physiocrate tourangeau, dont M. Reuss a écrit la biographie. C’était un mystique, entiché d’alchimie, de magnétisme, de mesmérisme, qui déclarait un jour à Dupont « que malgré tous les charmes de l’état de laboureur, préférables aux vains amusemens des cités et des cours, ce ne serait jamais l’objet de ses occupations, qu’il y avait un autre ordre sublime et divin dont le ciel avait bien voulu lui donner la connaissance et qui lui ouvrait le sanctuaire de la nature. » Si les mystiques sont quelquefois des hommes intéressans, ils sont d’habitude des calculateurs suspects et de tristes administrateurs. Quand on se pique d’être initié aux grands mystères, on méprise les cadastres et les livres terriers, et on n’est pas toujours sûr que deux fois deux fassent quatre.

Butré s’acquitta de son ingrat et rebutant travail avec une nonchalance déplorable. Ajoutons qu’il avait le pied léger, que brusquement il quittait tout pour aller pérorer dans la société hermétique de Strasbourg, ou que sans en demander la permission, il partait un beau matin pour la Touraine pour Paris, pour Coblentz, pour les îles d’Hyères, pour Barcelone. Il était entré en fonctions dès 1776, et le 4 mars 1789, le ministre badois Edelsheim lui écrivait : « Vous avez fait les calculs de cinquante-huit villages, nous n’en sommes donc qu’au huitième de notre travail, et encore ces cinquante-huit villages sont calculés sans que je puisse parvenir à savoir comment. » Mais quels que fussent ses torts, l’insuccès de l’entreprise doit être imputé surtout au caractère du margrave. Il avait toutes les générosités, toutes les audaces d’esprit d’un réformateur, il n’en avait pas le tempérament, et c’est notre tempérament qui décide de nos destinées. Il n’était pas de la race des violens qui ravissent le royaume des cieux ; il ne s’était pas dit qu’on ne peut rien faire dans ce monde sans chagriner quelqu’un ou sans risquer quelque chose ; il ne voulait ni risquer, ni chagriner. Adam Smith a déclaré que la théorie de l’impôt unique n’est qu’une vaine spéculation, qu’elle n’avait jamais été et ne serait jamais appliquée. La vérité est qu’un margrave fort imaginatif et très bien intentionné s’est donné beaucoup de mal pour l’appliquer, et que, soit par sa faute, soit par la force des choses, il n’y a pas réussi.

Il n’est pas question de l’impôt unique dans la correspondance de Charles-Frédéric avec Dupont de Nemours, dont les lettres sont d’un intérêt plus général que celles du marquis de Mirabeau. On y trouve un peu de tout, de la politique, de la littérature, des anecdotes de cour, un récit fort curieux de l’affaire du collier. Ce fils d’un horloger de Paris, qui devint l’homme de confiance de Turgot pendant son trop court ministère, secrétaire de l’assemblée des notables, membre de la première constituante, puis du conseil des anciens, et qui, après le 18 fructidor, s’en alla en Amérique, revint en France pour entrer à l’Institut, fut secrétaire du gouvernement provisoire en 1814, et retourna mourir aux États-Unis, n’avait que vingt-trois ans lorsqu’en 1763 il fut présenté au marquis de Mirabeau et gorgé par lui du lait sacré des bonnes doctrines. Le marquis lui trouvait « de l’âme et de la tête beaucoup ; » mais il lui reprochait « d’avoir bu préliminairement de la mandragore philosophique et d’avoir été pensionnaire de Voltaire. » Quand on lui confia la direction des Ephémérides du citoyen, on exigea qu’il se défit « de son vilain et odieux philosophisme. » — « Dupont, écrivait l’Ami des hommes, fut mon premier élève. Je dis mon parce que ce fut à moi qu’il s’adressa d’abord ; car, d’ailleurs, je l’envoyai au docteur Quesnay, qui s’en chargea, le dérouilla de toute la crasse du bel esprit, le contraria, le désespéra avec une bonté et un zèle sans égal, et en fit un plongeur de nageur qu’il était[2]. » Quoi qu’en pensât le marquis, Dupont eut toujours du goût pour Voltaire, il se souvint toujours d’avoir lu Rousseau, il ne se dépouilla jamais complètement de son philosophisme, qui ne lui semblait pas odieux, et jamais non plus il ne se dérouilla de toute la crasse du bel esprit, témoin les vers qu’il adressait au margrave pour fêter le jour de naissance de son altesse sérénissime :


Ministre de Cérès, favori d’Uranie,
Il l’est aussi du dieu des vers.
Le jour qui lui donna la vie
Est la fête de l’univers.


Charles-Frédéric l’avait rencontré à Paris dans l’été de 1771 et l’avait pris en goût. Il lui donna à plusieurs reprises des témoignages de confiance, de sincère affection, et à travers toutes les vicissitudes d’une existence accidentée et voyageuse, Dupont demeura toujours fidèle à celui qu’il appelait « un de ces hommes qui ne changent point. » Le margrave l’avait en si grande estime que, peu après leur première connaissance, il le priait d’aider à l’éducation de son fils, le prince héréditaire Charles-Louis, en entretenant avec ce jeune homme un commerce de lettres. Ces lettres, qui remplissent tout le second volume publié par la commission historique de Baden, roulent sur les sujets les plus divers. Dupont parlait à son pupille de la félicité publique et de l’abbé Baudeau, de la constitution anglaise et de la séance de l’Académie où avait été lu l’éloge de Colbert par M. Necker, de la loterie et de l’existence de Dieu, des dépôts de mendians, du commerce des grains, de l’art de faire des moutonnes, de la procédure criminelle, des incidens du jour et des dernières stances composées pour Mme Denis par l’octogénaire de Ferney :


Nous naissons, nous vivons, bergère,
Nous mourons sans savoir comment.
Chacun est parti du néant :
Où va-t-il ? Dieu le sait, ma chère.


Il s’appliquait aussi à lui démontrer « que toutes les vertus sont de bonne humeur et sœurs des grâces. » Il désirait qu’à Baden comme ailleurs on s’occupât de procurer aux paysans d’agréables distractions, qu’on dansât beaucoup au village, et que, chaque dimanche, le bal fût ouvert par le berger ou le laboureur qui aurait le mieux répondu à une question de morale ou d’économie politique. Il esquissait des programmes de fêtes nationales et rustiques. Il voulait qu’en hiver on célébrât, comme en Chine, le culte des ancêtres, qu’en automne on fêtât la concorde et les réconciliations, au printemps, l’espoir des récoltes et l’espoir de la patrie, en été, les premières semailles et les mariages. — « Les filles qui devraient se marier dans ce grand jour seraient toutes vêtues de toile blanche avec des rubans roses. Tous ces jeunes cœurs battent, toutes ces belles joues sont colorées de l’incarnat le plus vif. Elles ne pourraient garder leur rang, si chacune n’avait sa mère à son côté pour soutenir sa marche et de distance en distance un vieillard pour la régler. Le charmant bataillon se déploie sur la droite de la place, et la musique célèbre son arrivée par les plus vives fanfares. De l’autre côté sont les amans, dont la tendresse doit être couronnée dans ce jour solennel. Le prince leur adresse un discours simple, pathétique et noble. Chacun d’eux, pour réponse, appuyant la main droite sur son fusil, dont la crosse est à terre, et passant le bras gauche autour de son accordée, lui donne un baiser sur la joue. Ce baiser doit être le serment de l’amour et du patriotisme. »

C’est du Rousseau très édulcoré, ou plutôt c’est du Bernardin de Saint-Pierre avant Bernardin. M. Carl Knies s’étonne qu’à la veille de la révolution, on eût le cœur si tendre, si pastoral et si romanesque. Mais il en sera de même au fort de la Terreur : les esprits seront tournés aux idylles, les fêtes proposées par Saint-Just ressembleront beaucoup à celles de Dupont, et l’imagination des hommes de sang aura des jours de derrière ouverts sur un Éden. La révolution a été tout à la fois une histoire et un roman.

La correspondance de Dupont avec le prince Charles-Louis abonde en réflexions intéressantes sur la politique intérieure de la France, sur les abus de l’ancien régime, sur la répartition inique de l’impôt, sur les funestes conséquences des exemptions et des privilèges, sur la manie des règlemens qui conduit à l’arbitraire et sur l’arbitraire qui produit le désordre et la confusion. C’était le temps où Turgot disait : « Vous avez quatre volumes in-4o d’instructions et de règlemens pour fixer la longueur et la largeur de chaque pièce d’étoffe tissue dans les manufactures, pour déterminer la longueur des fils dont elle sera composée ; mais dans ce même pays où la puissance publique s’abîme dans ces minutieux et ridicules détails, la loi abandonne à la jurisprudence des tribunaux, à l’arbitraire du juge, quoi ? l’application de la peine de mort. » Dupont se plaignait que les ordres les plus contradictoires étaient souvent expédiés le même jour, à la même heure, chez le même ministre et signés de la même main ou de la même griffe, que pendant les six premiers mois de l’année 1770, certains bureaux avaient encouragé les juges de province à rendre des arrêts contre la liberté du commerce des grains, et que d’autres bureaux du même ministère avaient cassé ces arrêts. Il remarquait que partout la loi contredisait l’usage, que partout l’usage contredisait la loi, que le gouvernement prenait souvent de sages mesures, dont l’exécution restait abandonnée à la volonté souveraine et capricieuse « de mille petites autorités qui se croisaient sans cesse, » qu’on riait des petits abus, qu’on négociait sur les grands, « et que tout allait gaîment, poliment et sans souci vers l’anarchie. » Ce qui est plus insupportable que le despotisme des souverains, c’est la tyrannie des subalternes, et désormais c’étaient les subalternes qui régnaient en France.

« Les ministres, écrivait Dupont, font des édits et des déclarations ; les intendans des finances font des arrêts du conseil, les intendans de province des ordonnances, les cours supérieures des arrêts de règlement, les commis des bureaux des décisions du conseil, les juges inférieurs des sentences. Tout cela est respecté et obéi, quand il s’agit de restreindre la liberté du commerce et des personnes… S’agit-il d’ôter la liberté, le dernier des subdélégués a toute l’autorité nécessaire ; faut-il la donner, le roi lui-même n’est pas assez fort. » M. Le Pelletier de Morfontaine, intendant de la généralité de Soissons, rendit une ordonnance en vertu de laquelle les entrepreneurs de la manufacture d’armes étaient autorisés à faire couper dans toute l’étendue de la province un noyer sur dix. Il avait taxé de son chef chaque arbre de dix pouces de diamètre à un peu plus de dix francs ; il adjugeait aux entrepreneurs les souches avec les troncs, ainsi que les copeaux d’équarrissage dont on ne pouvait faire des fusils, et ne laissait aux propriétaires que les branches.

C’était ce même intendant qui, trois années auparavant, quand Marie-Antoinette vint en France, avait imaginé de faire enlever à plusieurs lieues à la ronde de Soissons tous les arbres fruitiers de vingt-cinq pieds de haut, les uns encore en fleurs, les autres avec le fruit noué, et de les planter sur deux lignes dans les rues de la ville, en faisant courir d’une branche à l’autre des festons de papier doré. On avait beaucoup admiré cette ingénieuse galanterie de M. de Morfontaine. « Cette avenue d’arbres fruitiers, disait-on, est une allusion charmante au fruit que la France attend de Mme la Dauphine. » Le galant intendant s’était moins soucié de la fécondité de la plaine de Soissons. « Il est demeuré, disait Dupont, en possession d’être un très joli homme. Pourquoi donc voudrait-on qu’il eût plus de respect pour les noyers de l’année 1773 et suivantes que pour les pommiers, pruniers et cerisiers de l’année 1770 ? »

Dupont ajoutait : « Ce n’est ici qu’une ordonnance locale comme il s’en fait des milliers que le public raisonneur et philosophe ignore, dont le public brillant et puissant de la ville et de la cour esquive et brave les coups, et qui n’en sont pas moins exécutées à la rigueur contre le public des campagnes, qui forme le véritable public et celui dont la prospérité et l’infortune décident du sort de la société entière. » M. Knies a fait dans son introduction une peinture un peu trop noire de la condition du paysan français au XVIIIe siècle. Il s’en est trop rapporté aux physiocrates, toujours portés à l’exagération et au pessimisme, toujours enclins à s’écrier : tout est perdu. L’ami des hommes convenait lui-même dans l’occasion que tout n’était pas perdu. Le 1er juillet 1771, il écrivait de Provence à Charles-Frédéric : « Combien de beaux pays j’ai traversés ! .. Les rives de l’Yonne et de la Saône sont des magasins de richesses et paraissent résister à nos erreurs. Ce blé-là, me disais-je, ne sait rien de ce qui se passe à Paris. » M. Knies n’en a pas moins raison d’observer que les paysans, qui sont l’élément le plus conservateur des sociétés, furent les agens les plus déterminés, les plus ardens de la révolution française, que par ses violences et ses jacqueries, le paysan révolutionnaire obligea la Constituante à aller beaucoup plus loin qu’elle ne voulait. Voltaire avait répondu plus d’une fois aux pessimistes que la nation était active et industrieuse, qu’elle ressemblait aux abeilles, qu’on leur prend leur cire et leur miel, et que le moment d’après elles travaillent à en faire d’autres. Les abeilles finirent par se fâcher ; elles entendaient garder leur miel et leur cire et que la ruche fût à elles.

Parmi toutes les lettres de Dupont de Nemours, les plus remarquables, les plus précieuses sont celles qu’il écrivait au fils du margrave le 15 janvier et le 1er février 1783 pour lui donner « le mot d’une énigme, » en lui expliquant comment un aussi bon roi que Louis XVI avait pu se décider si facilement à renvoyer un aussi bon ministre que Turgot, seul médecin capable de guérir la France de ses erreurs et de ses maux. Il commençait par énumérer tous les redoutables ennemis que s’était faits en peu de temps ce grand homme de bien, dont il avait été le confident et l’ami et qui s’était promis de redresser tous les abus sans égards pour ceux qui en vivaient.

Turgot avait contre lui le parlement, que Louis XVI avait eu le tort de rappeler sans lui imposer ses conditions « et dans lequel avait pénétré la mode anglaise de se faire chef de l’opposition pour être ensuite acheté par la cour. » Il avait contre lui le clergé, qui ne pouvait lui pardonner d’avoir collaboré à l’Encyclopédie, les financiers que sa vertu effarouchait, tous les courtisans, tous les privilégiés, tous les monopoleurs et un prince du sang. M. le prince de Conti, M. le cardinal de La Roche-Aymon, grand-aumônier, ainsi que le grand-prévôt de France ne pouvaient se résigner à l’abolition des jurandes. Le premier, en sa qualité de grand-prieur, louait dans l’enceinte du Temple le droit d’exercer librement toute espèce de profession et de commerce sans payer de maîtrise. Le second louait à deniers comptans le même privilège dans l’enclos de l’abbaye Saint-Germain et dans celui de l’hôpital des Quinze-Vingts. Le troisième concédait les mêmes droits dans toute la ville à un nombre fixe d’industriels qui prenaient le nom de marchands ou d’artisans suivant la cour : — « Tous trois trouvaient bonnes, excellentes, véritablement favorables au commerce les exceptions au régime prohibitif des jurandes qu’on venait leur acheter. J’ai entendu quelques-uns d’entre eux dire avant le ministère de M. Turgot : — « Que deviendrait le commerce si la liberté n’avait point d’asile ? » — Ils dirent plus tard : — « Que deviendraient les asiles et nos profits si la liberté du commerce existait partout ? »

Pour tenir tête à tant d’inimitiés déclarées ou secrètes, Turgot aurait eu besoin d’être résolument appuyé par son roi et par ses collègues. Le premier ministre, M. de Maurepas, « vieillard très spirituel et très léger, » était fermement convaincu que la politique consiste à décliner les responsabilités : — « L’art de son ministère était de laisser aller les ministres inférieurs de façon à pouvoir dire en cas de malheur qu’il n’avait fait que se prêter à leurs vues par complaisance, mais qu’au fond il n’avait jamais été de leur opinion. » — Il laissa aller Turgot jusqu’au jour où, jaloux de son crédit, de son ascendant sur le souverain, il s’appliqua tout doucement et le sourire aux lèvres à le compromettre et à le détruire. Dans ses entretiens particuliers avec Louis XVI, il lui insinuait sans cesse qu’on ne pouvait avoir plus d’esprit et de lumières que M. Turgot, que malheureusement cet homme supérieur, qui souffrait difficilement les contradictions, voulait tout embrasser, se croyait de force à tout gouverner, et qu’un ministre qui gouverne tout est le vrai monarque.

Turgot aida lui-même à son malheur. Possédé de son idée, ne s’occupant que d’avoir raison, incapable de déjouer « des intrigues par des contre-intrigues, » il crut ramener M. de Maurepas, désarmer sa jalousie, en ne voyant plus le roi qu’une fois la semaine et en cessant de lui écrire. Ce fut une faute. Il en fit une autre plus dangereuse encore. Il obtint qu’on nommât M. de Malesherbes ministre de la maison du roi, et ce choix, qui semblait excellent, lui fut fatal. « M. de Malesherbes, disait Dupont, avait montré beaucoup de ce courage passif qui fait braver les persécutions, il n’a pas autant de ce courage actif qui sait dévouer sa liberté, son repos et sa vie au plaisir de réformer des abus. Il ne croit pas le bien faisable, attendu qu’il ne voit pas qu’on l’ait jamais fait. » Ce magistrat intègre, vertueux et charmant, « qui avait dans le caractère et dans l’esprit toutes les grâces, toute l’ingénuité et toute l’impatience d’un enfant aimable, » ne tarda pas à se dégoûter de ses nouvelles fonctions. Les intrigues l’inquiétaient, il lui parut que les rats se mettaient dans la maison. Ce qui l’effrayait le plus, c’était le projet de réformer la maison du roi, réforme ardemment souhaitée par Turgot et à laquelle il devait coopérer. Il n’était pas homme à braver les clameurs et les rancunes des mécontens. Il signifia à Turgot sa volonté très arrêtée de sortir du ministère. Turgot dépensa toute son éloquence pour le retenir ; il consentit à différer son départ, et infidèle à sa promesse, il partit.

Les circonstances favorisaient le premier ministre. Pour obliger Turgot à partir aussi, il proposa de remplacer M. de Malesherbes par M. Amelot, qu’il savait antipathique au contrôleur-général. Cette fois, Turgot releva le gant, il voulut risquer le tout pour le tout ; il écrivit au roi qu’il n’y avait pas de gouvernement possible sans l’unité de pensée et d’action, qu’il lui était impossible de le servir s’il devait trouver dans ses collègues des ennemis occupés à contrarier tous ses plans. M. de Maurepas avait gagné la partie. Il put dire à Louis XVI : « Voilà, sire, deux hommes qu’on vous avait donnés pour les plus vertueux de votre royaume. L’un d’eux vous quitte sans autre raison sinon qu’il s’ennuie de vous servir. L’autre dit qu’il vous quittera si vous ne voulez pas suivre en tout ses vues. Il est clair que le second n’est qu’un ambitieux et que ni l’un ni l’autre n’ont pour vous une véritable affection. » Turgot fut renvoyé, « et les projets d’amélioration et de réforme rentrèrent dans la classe des beaux rêves qu’une secousse imprévue anéantit par un triste réveil. » Louis XVI avait encore moins que Charles-Frédéric le tempérament d’un réformateur.

Une société fondée sur des privilèges et rongée des vers n’avait pas voulu se laisser réformer ; le malade, préférant ses maux à ses médecins, n’avait pas souffert qu’on le traitât ; il ne lui restait qu’à mourir. La révolution parvint à créer-une société nouvelle, mais elle ne réussit pas à lui donner, un gouvernement. Désormais le paysan révolutionnaire voulait être gouverné ; ayant obtenu ou pris tout ce qu’il avait désiré, la maison lui plaisait, il se plaignait seulement qu’elle n’eût pas de toit. On lit dans une lettre que, le 15 mars 1796, Dupont adressait à un de ses amis badois : « Le directoire est à la veille de sa chute. La Révolution elle-même menace ruine. Qui que ce soit n’imagine plus que l’on puisse maintenir la France en république. Mais comme il n’y a parmi les royalistes ni chefs, ni ralliement, ni hommes à millions, ni centre de doctrine, et qu’au dehors on ne voit aucun point d’appui, on fera roi le premier qui se présentera… Si le bourreau peut promettre appui, sûreté, tranquillité, on lui donnera le trône. » On n’eut pas besoin de recourir au bourreau ; Dupont n’avait pas deviné l’en-cas miraculeux que les destins réservaient à la France. Comment l’eût-il deviné ? Il écrivait sa lettre quelques semaines avant Montenotte, quelques mois avant Rivoli.


G. VALBERT.

  1. Carl Friedrichs von Baden brieflicher Verkehr mit Mirabeau und Du Pont, herausgegeben von der Badischen historischen Commission, 2 vol. in-8o. Heidelberg, 1892.
  2. Les Mirabeau, par Louis de Loménie, t. II.