La Correspondance politique du comte de Prokesch-Osten

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La Correspondance politique du comte de Prokesch-Osten
Revue des Deux Mondes3e période, tome 43 (p. 217-228).
LA
CORRESPONDANCE POLITIQUE
DU
COMTE PROKESCH-OSTEN

Un philosophe disait : « Je suis terriblement dégoûté de la politique, et je me suis promis de ne plus m’en occuper. » Quelqu’un lui répondit : « Fort bien ; mais êtes-vous sûr que la politique ne s’occupera jamais de vous ? » Peu de temps après survint une crise ministérielle, et le philosophe perdit une place assez lucrative à laquelle il avait la faiblesse de tenir beaucoup. Ne faut-il pas que tout le monde vive, même les philosophes ? Ceux qui se plaignent qu’on leur parle trop souvent des affaires d’Orient feraient bien de méditer cette instructive anecdote. Ils déclarent que peu leur importe de savoir ce qui se passe à Athènes, à Sophia, à Philippopoli ou dans la Montagne noire, qu’ils n’y prennent aucun intérêt et aucun plaisir, qu’il convient de laisser les Hellènes, les Bulgares, les Albanais et les Turcs vider ensemble leurs débats, que le devoir du sage est de s’en laver les mains et de vaquer tranquillement à son ouvrage. On pourrait répondre à ces indifférens : Êtes-vous bien sûrs qu’il ne s’agisse en tout cela que du bonheur des Hellènes et des Albanais ? êtes-vous bien sûrs que le vôtre n’y soit pour rien ? Vous avez juré de ne plus vous occuper des affaires d’Orient ; vous ont-elles promis de ne pas s’occuper de vous ?

Une longue et fâcheuse expérience a démontré que les moindres incidens qui se produisent dans la péninsule du Balkan intéressent et mettent en péril la paix de l’Europe. Il faut ajouter que malheureusement ce qu’on appelle la question d’Orient, c’est-à-dire la question de savoir comment sera partagé l’héritage du Turc, est de tous les problèmes qui s’agitent ici-bas celui dont la solution dépend le moins de l’ingénieuse habileté des grands politiques. C’est un chapitre de l’histoire du monde que le destin semble s’être réservé, un procès dans lequel les plans les mieux ourdis de la prudence humaine viennent se briser contre d’inévitables fatalités, qui déjouent tous les calculs. Aussi, chaque fois que ce procès revient sur le tapis, voit-on se reproduire les mêmes crises, les mêmes imbroglios, les mêmes péripéties ; les acteurs changent, la pièce est toujours la même.

C’est une réflexion qu’il est difficile de ne pas faire en lisant la correspondance récemment publiée d’un éminent diplomate autrichien, le comte Prokesch-Osten, avec Gentz et avec le prince de Metternich[1]. Peu d’hommes ont pu se vanter d’avoir connu l’Orient aussi profondément que le comte Prokesch. Dès 1823, quand il était simple capitaine du 22e régiment d’infanterie en garnison à Trieste, il se sentait entraîné vers les rivages du Levant par ce mystérieux attrait qui est l’agent secret des destinées. On lui fournit les moyens de satisfaire sa curiosité, et les rapports qu’il adressa à Vienne chemin faisant attirèrent sur lui l’attention du chancelier autrichien et de son fidèle conseiller, qui disait du jeune voyageur : « Prokesch est un diamant de la plus belle eau ; ce que cet homme est devenu en deux ans me paraît miraculeux. » En 1827, il fut nommé chef de l’état-major de l’escadre qui croisait dans l’Archipel pour y réprimer la piraterie ; mais son principal office était de renseigner son gouvernement sur tout ce qui concernait l’insurrection grecque, tâche dont il s’acquitta avec un rare talent jusqu’à ce que la guerre turco-russe eut décidé du sort de la Grèce. On étudie bien ce qu’on aime, et Prokesch aimait beaucoup l’Orient et les Orientaux. Quelques mois après son retour à Vienne, il eut l’occasion d’assister à une séance de la Société d’histoire de Fribourg-en-Brisgau, et il se plut à déclarer à ses auditeurs étonnés « qu’il y a en Asie plus de bonheur et plus de bon sens qu’en Europe. » — « Si nous réussissions, ajouta-t-il, et que le ciel nous en préserve ! à civiliser l’Orient à notre façon, des populations aussi honnêtes qu’heureuses deviendraient, grâce à nous, malheureuses et malhonnêtes. »

Prokesch était pourvu de toutes les qualités qui font d’un diplomate un utile informateur ; il savait s’enquérir, interroger, il avait l’ouïe fine, la vivacité du coup d’œil, la sûreté du jugement. Il possédait aussi le talent de la négociation, l’art de prendre les hommes et de les persuader, Il y avait en lui un charmeur, et avant toute, chose il se servit de ce don précieux pour faire la conquête des deux importans personnages de qui dépendaient sa fortune et son avenir. En lisant ses lettres et ses rapports, Gentz avait conçu une haute idée de son intelligence ; dès qu’il eut fait, sa connaissance personnelle ; il lui voua une amitié presque passionnée. — « J’aime votre humeur communicative, lui disait-il, votre grande tolérance, votre indulgence pour les faiblesses des autres ; j’aime vos propres faiblesses, votre légèreté, votre désir de plaire et tous les autres défauts que je me flatte de découvrir en vous. »

On sait que ce publiciste de haut vol mêla la bagatelle aux affaires, qu’il eut jusqu’au bout le cœur tendre ; le monde a beaucoup parlé de la liaison dont les douceurs embellirent ses derniers jours. Il les savourait non en fat qui se méconnaît, mais en poète qui caresse de flatteuses illusions et demande en grâce qu’on ne le détrompe point. Son jeune ami n’avait garde de combattre le penchant qui l’entraînait, il l’engageait à couronner ses cheveux blancs des roses d’Anacréon, « le seul sage qui ait vraiment compris la nature et la providence. » Il mettait à son service sa muse facile ; moitié riant, moitié rougissant, l’amoureux sexagénaire lui commandait des vers qu’il pût réciter en sûreté de conscience à la divinité qui lui rendait sa jeunesse. Il lui écrivait le 7 juin 1830 que « ce sont les folies partielles, Kleine und partielle Verrücktheiten, qui font le charme et la beauté de la vie… Si les philosophes et les théologiens n’extravaguaient pas quelquefois, si les artistes n’étaient pas fous, si les héros n’étaient pas des enragés et si le populaire n’était pas stupide, où donc l’histoire universelle prendrait-elle ses matériaux ? Quelle misère serait la nôtre si nous vivions dans un monde où tout serait parfaitement raisonnable ! Celui qui ne perd pas le sens en feuilletant un livre aimé, celui qui n’entre pas en délire auprès de sa maîtresse, celui que l’ardeur du combat ne rend jamais furieux, celui qui ne sait pas devenir imbécile dans la société des pédans et des bourgeois, celui-là ne sait pas le premier mot de l’art de vivre. » Mais pour délirer avec agrément, il faut se bien porter, et la santé de Gentz déclinait, l’huile commençait à manquer à la lampe ; son humeur s’assombrissait, il voyait venir la mort et il lui faisait mauvais visage ! Piokesch s’efforçait de relever son moral, de remonter son imagination découragée, d’exorciser les démons qui le tourmentaient : « Que ne puis-je, lui disait-il, répandre dans votre âme ce repos patriarcal qu’on respire en Orient !… Être vraiment aimé est le suprême triomphe de l’homme ; le reste, pour qui connaît le monde, n’est qu’un vain radotage. Pensez seulement à tous les bonheurs que le ciel vous a prodigués. Regardez en vous-même ; un esprit puissant, un cœur toujours jeune, des trèsors de connaissances, de réjouissans souvenirs et Fanny, voilà ce que vous y trouvez. Regardez hors de vous ; l’estime universselle, une fortune suffisante, une influence incontestée et encore Fanny !… Que vous faut-il de plus ? Un peu de courage. » C’était le courage qui lui manquait ; la mort lui faisait peur.

Pour réussir auprès du prince de Metternich, le jeune diplomate dut recourir à une autre méthode, et il lui en coûta davantage. Le prince était sévère pour tous les écarts d’imagination, il avait peu de goût pour les folies, même partielles. En 1832, quelques jours après la mort de Gentz, il disait à Prokesch : « Gentz était jadis l’homme du monde le plus étranger à toute espèce de romantisme. Il y a cinq ou six ans, il commença d’en tenir, et ce romantisme qui lui était venu sur le tard atteignit son comble durant ses relations avec Fanny. L’amour romantique est fatal aux vieillards, il use bien vite leurs facultés et hâte leur fin. »

Ce n’était pas seulement le romantisme des vieillards qu’il condamnait sans miséricorde ; il avait une sainte horreur pour quiconque prétendait mêler un peu de poésie aux choses d’ici-bas. Il aimait l’histoire, il aimait les romans, mais il méprisait de tout son cœur les romans historiques, et il en voulait à « cette misérable Genlis » de les avoir mis à la mode. Plus misérables selon lui et plus dangereux encore étaient ces autres romanciers qu’il traitait de pipeurs de peuples. Il entendait par là les libéraux de toute nuance, tous ceux qui croyaient ou affectaient de croire « au progrès indéfini du genre humain, à la monarchie entourée d’institutions républicaines, aux droits de l’homme, à la liberté de la presse comme moyen d’éclairer les gouvernemens, à la pondération des pouvoirs selon la méthode de Montesquieu. » Prokesch ne croyait guère au progrès indéfini, et il goûtait peu les droits de l’homme et la liberté de la presse. Pourtant le prince lui reprochait d’être romanesque par accès, de ne pas tenir toujours en bride son imagination, de s’être laissé séduire par l’imposante et mystérieuse figure de Méhémet-Ali, d’avoir vu en lui le régénérateur providentiel de l’empire ottoman. Il avait peine à lui pardonner d’avoir cru « qu’on peut fonder un empire arabe avec des progrès industriels, des monopoles, des extorsions, des aventuriers français, des touristes et des gazetiers. » Il ajoutait : « Si Mahomet, au lieu d’écrire le Coran, s’était avisé d’employer son temps à créer des fabriques et à façonner des régimens à l’aide d’instructeurs européens, il n’aurait jamais été question de l’Islam dans le monde. » Prokesch passait humblement condamnation. Il apprenait du maître à mépriser les apparences, à gourmander ses rêves, à se défier de la poésie et même de la logique, à n’en croire que l’expérience. Il se persuada de plus en plus qu’on ne connaît les hommes et les choses qu’à l’user, il s’accoutuma à ne jamais chercher le mieux, à ne compter qu’avec les faits, à considérer la correction de l’esprit comme la première des vertus. Peu à peu il devint un de ces vases d’élection dans lesquels l’illustre chancelier aimait à répandre sa pensée, et jusqu’à la fin de sa brillante carrière il s’est conformé aux leçons qu’il avait reçues, il a toujours représenté ce qu’on appelait la vieille tradition. Il est mort sans qu’on ait pu jamais lui reprocher d’avoir battu sa nourrice.

Les lettres qu’il écrivit de Smyrne pendant l’insurrection grecque offrent aujourd’hui encore un vif intérêt. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil, et les situations, les événemens, les démêlés, les conflits qu’il racontait, les inquiétudes des uns, les espérances des autres, tout cela ressemblait singulièrement à ce que nous voyons. « Laissons tourner la terre, disait l’ivrogne de Shakspeare, nous ne serons jamais plus jeunes qu’aujourd’hui. » Depuis 1827, la Turquie n’a pas rajeuni ; mais est-elle devenue plus vieille ? On pourrait en douter. Alors déjà, elle semblait ne pouvoir opposer à ses ennemis que cette force de résistance que donne l’inertie, et elle désespérait ses amis par sa conduite, qu’ils avaient peine à comprendre, par les maladresses qu’elle mêlait à ses habiletés, par son obstination fataliste, qui se raidissait contre les conseils. « Pour traiter avec les Turcs, écrivait Prokesch le 3 juillet 1829, il faut connaître leurs mœurs, leurs idées, leur façon de raisonner, leurs penchans et leurs faiblesses. La rhétorique occidentale ne produit sur eux aucun effet, ils ont un tact tout particulier pour démêler le vrai du faux. Le point est d’obtenir leur confiance ; on n’y réussit que par la douceur jointe à l’énergie et par un calme imperturbable. » Alors déjà il passait pour constant que l’empire ottoman était tombé en décadence, et médecins et empiriques lui offraient des remèdes qui n’étaient pas à son usage. Le prince de Metternich en jugeait mieux quand il disait : « L’Islam n’est pas compatible avec une organisation saine de l’état. De temps à autre éclatent des maladies inflammatoires ; sont-elles guéries, ce qui leur succède n’est pas la santé, c’est le vieux mal chronique, dont on ne pourrait délivrer les Turcs qu’en leur ôtant la vie. » Et pourtant, alors comme aujourd’hui, cet empire caduc avait d’avisés diplomates, qui rendaient des points à ceux de l’Occident, et d’héroïques soldats à qui on pouvait tout demander, et si on l’eût laissé faire, il serait venu à bout de tous ses sujets révoltés. Quand l’Europe intervint, l’insurrection grecque était près de succomber ; Prokesch en donnait l’assurance à Gentz avec les pièces à l’appui.

En 1827 comme à cette heure, la politique autrichienne travaillait au maintien du statu quo en Orient, non certes par intérêt pour la Porte, mais parce qu’elle se défiait de la Russie. Elle représentait à l’Europe qu’il était de son devoir de venir en aide à l’empire caduc pour prolonger ses jours autant qu’il était possible ; elle s’efforçait aussi de lui persuader que l’agrandissement de l’Autriche était pour les puissances occidentales la seule garantie sérieuse contre les ambitions et les convoitises moscovites. Dès ce temps, l’Autriche était dans la situation d’un médecin qui se considère comme l’héritier naturel de son malade, et qui ne laisse pas de le soigner consciencieusement ; mais la question de l’héritage lui trotte sans cesse dans la tête et lui procure des distractions. — « Il y a deux jours, écrivait Prokesch le 3 octobre 1827, lord Prudhoc me demanda quelle frontière je serais disposé à octroyer à mon pays, si l’on en venait à partager la Turquie. Je lui répondis que je tenais le cas pour impossible et la question pour oiseuse. Il insista, et je finis par lui dire que je ne pouvais avoir à de sujet qu’une opinion militaire, et que si le cas impossible venait à se réaliser, je réclamerais pour l’Autriche tout le territoire qui s’étend d’Orsowa à Salonique, avec ce port dans l’Archipel et Widdin sur le Danube. » À quelques nuances près, cette opinion, aussi commerciale que militaire, est encore celle qui prévaut à Vienne ; on y dit tous les jours : Si le partage se fait, il nous faut Salonique.

En 1827, comme aujourd’hui, ce qui alarmait et irritait le cabinet autrichien, c’était le rapprochement subit qui venait de s’opérer entre l’Angleterre et la Russie. Le 4 avril 1826, un protocole secret avait été signé à Saint-Pétersbourg, par lequel les deux puissances s’engageaient à interposer leur médiation en faveur de la Grèce. Le Gladstone d’alors s’appelait Canning, et il était aussi lettré, quoique moins doctrinaire et moins théologien. On le persiflait, on le brocardait à Vienne comme on y brocarde M. Gladstone ; On l’accusait d’être la dupe de la Russie de jouer son jeu, d’avoir conclu une alliance monstrueuse, qui aboutirait infailliblement à une rupture. On traitait sa politique de honteux libertinage, Liederlichkeit ; on le traitait lui-même de brouillon et d’esprit malfaisant. Gentz le définissait : un orateur de premier ordre, un bon poète du second rang et un pitoyable ministre. « Ce n’est pas un incendiaire, disait de son côté M. de Metternich, mais dès qu’un incendie éclate, on est sur de le trouver entre le feu et les pompes. »

Lorsque le traité de Londres auquel accéda le cabinet des Tuileries eut été conclu, on en ressentit à Vienne un dépit amer, acrimonieux, et on prodigua à la politique française tous les reproches qu’on adressait naguère à M. de Freycinet quand on le soupçonnait de faire cause commune avec la Grande-Bretagne et la Russie. Prokesch déclarait que par état la France était une vieille coquette, à l’affût des galans, qu’elle aspirait à faire parler d’elle, à jouer un rôle, qu’elle était de toutes les nations la plus disposée à suivre une politique de gloriole et de vanité : « On nourrit de sucre les enfans et les perroquets, » disait-il d’un ton méprisant. Ce qui le consolait et le rassurait un peu, c’était l’appui de l’Autriche trouvait à Berlin. Il estimait que la Prusse avait l’armée la mieux organisée de l’Europe et qu’on ne pouvait attacher trop de prix à son alliance. Mais il n’était pas sans inquiétude ; il se déliait « de cette puissance qui avait grandi trop vite et qui pour s’agrandir encore était capable de se prêter à toutes les combinaisons. » A cet égard, l’Autriche est aujourd’hui dans une meilleure condition ; elle peut faire fond sur le bon vouloir de la Prusse, et la Prusse ne se compose plus de 17 millions de Prussiens, elle représente 40 millions d’Allemands, sans compter qu’elle est gouvernée par le plus grand politique du temps présent. Ce n’est pas le baron de Haymerlé, c’est le prince de Bismarck qui s’est fait un plaisir de parer toutes les bottes de M. Gladstone et qui l’à empêché de rouvrir la question d’Orient.

Il faut avouer que Vienne était alors la seule capitale de l’Europe où l’on fît preuve de prévoyance et de conséquence dans la conduite. Partout ailleurs on jouait avec le feu, au risque de provoquer un incendie qu’on redoutait et qui n’était désiré qu’à Saint-Pétersbourg. Les trois puissances médiatrices favorables à la Grèce avaient envoyé leurs escadres pour imposer aux belligérans une suspension d’hostilités, qui ne profitait qu’à la Grèce écrasée et à bout de forces. Elles avaient donné aux chefs de ces escadres l’ordre de ne point s’occuper de politique ; elles leur avaient enjoint de se montrer partout et, s’il était possible, de ne rien faire du tout. Mais il est dans la nature des amiraux d’aimer à agir, et ils dépassent volontiers leurs instructions. L’amiral français disait en parlant de son collègue l’amiral anglais : « Les événemens dépendent d’un verre de plus ou de moins que boira Codrington. » Il faut toujours en pareil cas compter avec les accidens. L’accident qui se produisit s’appela la bataille de Navarin ; à propos de rien, on détruisit la flotte turque, et parmi ceux qui prirent part à ce coup de main, les uns le qualifièrent de glorieux exploit, les autres décidèrent « que c’était la plus grande infamie qu’on eût jamais commise. » Les amiraux, à qui on avait interdit de faire de la politique venaient de proclamer sans le vouloir et sans y penser l’indépendance de la Grèce. « Avant Navarin, disait Prokesch, les Grecs n’avaient en leur faveur que dix chances sur cent, ils en ont aujourd’hui soixante-dix contre trente. » Les puissances qui ont envoyé tout récemment des bàtimens de guerre devant Dulcigno se sont peut-être souvenues de Navarin, et elles ont usé de circonspection ; elles ont eu soin d’ordonner que les canons fussent chargés à poudre.

Prokesch et ses augustes patrons voyaient aussi de mauvais œil, comme on peut le croire, cette expédition de Morée que la France entreprit à la seule fin d’obliger les Égyptiens d’Ibrahim-Pacha à évacuer le Péloponnèse, et dans la charitable intention de mettre un terme à des massacres qui révoltaient l’Europe. Elle fit preuve en cette occasion du désintéressement le plus philanthropique ; mais c’est le sort de la philanthropie d’être toujours soupçonnée, toujours calomniée, et on ne manqua pas d’attribuer au cabinet des Tuileries d’ambitieux calculs qu’il ne faisait point. Le seul profit qu’il espérait était un peu de gloire, et les lauriers qu’on cueillit furent rares et un peu maigres. Gardons-nous de regretter que la France ne se soit pas faite, il y a quelques mois, le gendarme de l’Europe pour mettre à la raison les Albanais. C’est un dur métier que celui de gendarme international, et l’amour-propre d’un soldat n’y trouve guère son compte. Les 14,000 Français que commandait le général Maison n’eurent pas d’autre satisfaction que celle de procurer à leur chef le bâton de maréchal. Les Égyptiens évitaient de se commettre avec eux ; c’est à la faim qu’ils avaient affaire, à la soif, à la fièvre, au typhus, aux nuits froides succédant aux journées brûlantes. Leurs bons amis et alliés, les Maïnotes, leur dérobaient leurs souliers et leurs chemises, après lesquelles il fallait courir. Ce qui est plus grave, on s’ennuyait ; c’est une maladie à laquelle ne sont que trop sujets les soldats français quand on leur a promis des batailles et que pour tout exploit on leur impose des corvées. Ils en venaient peu à peu à préférer leurs ennemis à leurs amis, ils s’éprenaient d’Ibrahim. « Ce brave homme, mandait-on du quartier-général à Prokesch, fraternise avec nos militaires, et tous l’aiment beaucoup. S’il allait à Paris, on l’adorerait ; voilà les hommes ! » Quand le signal du retour en France fut donné, ce fut une allégresse générale. « — Nous sommes venus comme des imbéciles, disait-on, et nous nous en allons comme des nigauds. » — En définitive, pour qui avait-on travaillé ? Pour la Russie. C’est une loi de l’histoire que tout ce qui se passe en Orient profite aux Russes, et il y parut bien, puisque peu après toute l’Europe dut se réunir pour les arrêter dans leur marche victorieuse sur Constantinople.

Les hommes d’état autrichiens avaient raison, et pourtant ils avaient tort. On a beau mépriser le romantisme et n’estimer que les faits, le romantisme lui-même est un fait comme un autre, et il est hou de se mettre en règle avec lui. D’un bout de l’Europe à l’autre, l’opinion publique s’était faite la complice des Grecs ; leurs souffrances et leur courage avaient ému, passionné les esprits, leur cause trouvait partout des champions, et la voix du cabinet de Vienne n’était plus entendue, il criait dans le désert. « Les enthousiastes et les fous, disait Prokesch, travaillent le plus souvent pour les coquins. » C’est possible, mais il n’est pas moins vrai qu’il faut savoir faire la part de la folie et du sentiment dans les affaires humaines. En 1848, au lendemain même de sa chute, le prince de Metternich continuai ; d’affirmer qu’il ne s’était jamais trompé, qu’il avait toujours eu raison. Son malheur était précisément d’avoir eu trop raison. Les grands hommes d’état ont tous fait quelque chose pour l’imagination des peuples et compté avec leurs instincts obscurs, qui ne sont pas infaillibles, mais qui ne se trompent pas toujours. Ce sont les idées claires qui gouvernent le monde, ce sont les idées confuses qui le font progresser, et il est aussi dangereux de trop leur résister que de trop leur céder.

A l’époque de l’insurrection grecque, le philhellénisme était une passion et une puissance ; il faut convenir qu’aujourd’hui il est tombé en langueur. C’est une grande différence entre ce temps et le nôtre. Le petit royaume hellénique n’a pas réalisé toutes les espérances qu’on fondait sur lui, ses destinées n’ont pas répondu à l’attente universelle, et l’intérêt si vif qu’on lui portait s’est refroidi par degrés. En 1834, Prokesch fut envoyé comme ministre à Athènes, où il demeura quatorze ans. Il y apprit à rendre plus de justice aux Grecs, qu’il avait trop méconnus ; mais il jugeait leur gouvernement avec une extrême sévérité. Le 12 décembre 1841 le prince de Metternich lui écrivait : « Athènes est un vrai cloaque politique, où les élémens les plus divers sont dans une fermentation continuelle. De ces élémens, les uns sont indigènes, les autres ont été apportés du dehors. On a créé un état, mais on a oublié de faire son éducation, et comme il arrive toujours, les précepteurs se sont présentés en foule. Détestable est la soupe que plusieurs cuisiniers se chargent de saler. » Il ajoutait trois ans plus tard : « La boutique grecque n’est qu’une dangereuse ordure : Die ganze gnechische Boutique ist ein hœchst gefährlicher Quark. » Dans le fond, Prokesch était de son avis ; mais il estimait qu’il ne fallait pas s’en prendre aux Grecs, qu’en bonne justice il convenait de rejeter la faute sur l’Europe.

On avait fait les choses à moitié, pensait-il ; on avait créé une Grèce indépendante, et on lui avait mesquinement marchandé le territoire et l’étoffe. On l’avait faite assez grande pour être ambitieuse, trop petite pour qu’elle pût se suffire ; elle était à la gêne dans ses frontières trop étroites. Ce n’était pas tout, on lui avait imposé un gouvernement qui contrariait ses penchans, ses aptitudes naturelles, on avait cru faire son bonheur en la mariant à un prince bavarois, et ce mariage était fort mal assorti. C’était aussi l’opinion de Gentz ; bien qu’il eût peu de goût pour les républiques et les républicains, dès le 29 janvier 1830, il s’était exprimé de la sorte : « Je trouve non-seulement pitoyable, mais parfaitement ridicule qu’on veuille nommer un prince allemand roi de Grèce. Je pourrais écrire un volume sur tout ce qu’il y a d’absurde dans cette belle conception. A quoi bon un prince ? à quoi bon un souverain ? Par sa situation géographique, par sa conformation physique, par le caractère de ses habitans, par sa pauvreté présente comme par tous ses antécédens, la Grèce est faite pour vivre en république. Je lui souhaite une constitution semblable à celle de la Suisse, à cela près qu’on lui donnerait un président muni de pouvoirs très étendus. Si ce président était un Maurocordato ou un Tricoupi, il ne me resterait plus rien à désirer. » Mais on craignait qu’un gouvernement républicain ne laissât le champ libre aux intrigues de la Russie, on craignait surtout que le président ne fût ce Capodistria que Prokesch définissait « le bas empire en uniforme russe, » et on dota la Grèce d’une constitution monarchique qui lui convenait, disait Gentz, « comme un coup de poing convient à l’œil qui le reçoit. »

Qu’ils eussent un roi ou qu’ils n’en eussent point, il fallait octroyer aux Grecs la liberté municipale ; comme leurs pères, c’est celle qu’ils prisent le plus et dont ils savent le mieux se servir, On leur donna un souverain qui nommait à tous les emplois, qui dépensait toutes les grâces. Plus tard, quand le régime parlementaire vint se greffer sur cette lourde monarchie bavaroise, le mal s’aggrava. Il n’y a point de partis à Athènes, on n’y trouve que des coteries ou des cliques, et chacune de ces cliques a son chef, qui ne devient président du conseil qu’à la faveur de combinaisons clandestines, d’intrigues occultes, et qui ne se maintient au pouvoir qu’en partageant le gâteau à ses adhérens ; à chaque changement ministériel, du haut en bas, tout le personnel des fonctionnaires est renouvelé. Les politiciens ont fait leur proie du petit royaume, où tout languit, hormis leur ambition. C’est un moulin qui ne produit guère de farine ; il ne s’y moud que du sable, et ce sable contient peu d’or. Les politiciens d’Athènes voient dans les annexions qu’ils rêvent un moyen de fortifier leur situation, d’accroître le nombre de leurs partisans et de leurs créatures ; ils auront plus de fermes, plus de métairies à distribuer ; reste à savoir si ce jeu plaira aux annexés. Un ami très zélé de la Grèce, qui habite l’Orient, affirmait dernièrement dans une revue anglaise qu’avant d’agrandir son territoire, le petit royaume doit s’occuper d’abord de réformer son gouvernement, qu’il y a plus de libertés municipales en Turquie que dans la Morée, que si les annexions se font, il faudra garantir aux nouvelles provinces leur autonomie administrative, qu’autrement les Thessaliens seraient fort malheureux de tomber sous le joug d’Athènes, que les Crétois jouissent de précieux avantages qu’ils ne sont pas prêts à sacrifier, que si M. Coumoundouros s’avisait de faire conduire leur ménage par ses nomarques et ses éparques, il y aurait une révolution au bout de deux ans. A l’appui de sa thèse, il cite ce mot d’un Crétois : « Ou nous ne serons pas Grecs, ou c’est la Grèce qui nous sera annexée[2]. »

Prokesch, qui considérait le philhellénisme comme une des formes les plus dangereuses de la philanthropie, se plaignait que les peuples fussent d’éternels enfans, toujours amoureux de changemens et de spectacles ; ils vivent par les yeux, et les yeux sont toujours jeunes. Il est certain qu’en 1827 les Grecs n’intéressaient pas seulement la galerie par leurs malheurs et leur héroïsme, on leur savait gré de faire, en s’insurgeant, diversion à l’ennui qui pesait alors sur l’Europe ; c’était une aventure, et on avait soif d’aventures. Si Prokesch vivait encore, il constaterait avec surprise que les peuples ont changé d’humeur. Après les terribles commotions qui ont remué le monde, ils ne demandent plus des aventures et des spectacles, ils n’ont soif que de repos. Ce qui se passe en Orient les irrite et les inquiète, ils tremblent pour la paix générale et pour leur pot-au-feu. S’il ne tenait qu’à eux, Turcs, Grecs, Albanais seraient renvoyés dos à dos par le grand juge.

En 1827, les hommes d’état se laissèrent entraîner par les sympathies et les passions généreuses qui de proche en proche avaient gagné toute l’Europe. Aujourd’hui, tout au contraire, ils se montrent plus philhellènes que le commun des mortels. Je ne sais si nous sommes moins philanthropes que nos pères, mais à coup sûr nous sommes moins romantiques. C’est dans le cœur des diplomates que s’est réfugié le romantisme, et c’est une œuvre de haute poésie qui a été élaborée au congrès et à la conférence de Berlin. Jusqu’ici on jugeait que qui veut avoir part au bien de son voisin doit le prendre à main armée, payer de sa personne, courir les risques et périls de son entreprise. Les diplomates réunis à Berlin ont décidé que désormais il en serait autrement, que les Grecs ayant eu l’obligeante attention de ne rien prendre à la Turquie pendant qu’elle avait les Russes sur les bras, un trait de délicatesse si rare méritait récompense, qu’il fallait leur donner tout au moins la Thessalie et l’Épire, Larissa et Janina. Mais à peine eurent-ils rendu leur romantique sentence, ils s’aperçurent qu’elle causait partout plus d’étonnement que d’admiration et que l’opinion publique lui était peu favorable. Les uns répugnaient à admettre ce droit nouveau, ils pensaient avec inquiétude à l’usage qu’on en ferait dans la suite, aux conséquences que pourrait avoir un précédent si fâcheux. D’autres, prévoyant que la Turquie résisterait, craignaient que, sous prétexte de pacifier l’Orient, on n’y eût semé le vent et la tempête. Ceux même qui déclaraient tout haut que les Turcs auraient grand tort de ne pas se rendre à l’invitation qui leur était adressée, convenaient tout bas qu’ils avaient raison et qu’à leur place tout le monde en ferait autant.

Le comte de Saint-Aulaire disait un jour à Prokesch : « Les sottises sont faites pour que les hommes d’esprit les réparent. » Il faudra beaucoup d’esprit à la diplomatie pour réparer l’erreur qu’elle a commise. Elle a donné généreusement à la Grèce Larissa et Janina ; mais la Turquie ayant refusé de confirmer la donation, la Grèce s’arme jusqu’aux dents pour aller réclamer et conquérir de vive force ce qu’elle considère à juste titre comme son dû. Cette guerre qui s’annonce pour le printemps prochain inquiète vivement les diplomates ; ils sentent qu’on les en rendra responsables, ils s’appliquent à conjurer le fléau qu’ils ont déchaîné de gaîté de cœur. Ils prêchent aux Grecs la mansuétude, la longanimité, la patience ; ils leur disent : « Heureux les débonnaires et les pacifiques ! car ils hériteront de la terre ! » Ils les engagent à se montrer faciles, coulans, à s’abstenir de toute violence, auquel cas ils leur promettent mille petites douceurs ; bref ils les conjurent de laisser remettre leurs droits en question et en arbitrage. — Que nous parlez-vous d’arbitrage ? répondent les Grecs. Vous êtes des juges trop sérieux pour vous de juger si vite. Vous avez rendu votre sentence, nous la tenons pour bonne, nous l’approuvons de tout point, et ce n’est pas nous qui en appellerons. — Que de paroles, que d’éloquence ne faudra-t-il pas dépenser pour réduire ces esprits réfractaires ! Ce n’est pas qu’ils s’abusent sur leurs forces ; ils savent très bien que s’ils doivent vider leur différend seuls à seuls avec les Turcs, la partie ne sera pas égale ; mais ils sont fermement persuadés qu’au milieu des hasards qu’ils s’apprêtent à courir, ils trouveront des défenseurs et d’officieux patrons.

Les Grecs sont les Gascons de l’Orient ; ils en ont la belle humeur, le joyeux courage, l’esprit d’entreprise, les goûts aventureux et libres, les entraînemens mêlés aux calculs, la hâblerie toujours opportune, que justifie leur audace. Il sera difficile de les arrêter. En vain l’Europe leur répète que si, au mépris de ses conseils, ils commettent quelque imprudence et s’attirent des désastres, elle s’en lave les mains. Ils n’ont garde de l’en croire ; ils considèrent qu’en leur promettant Janina, elle s’est engagée d’honneur à les secourir et qu’elle ne laissera pas sa parole en souffrance. Il y avait une fois un Gascon qui s’appelait Huon de Bordeaux. Il rencontra un jour le roi des génies, lequel lui fit présent d’un cor d’ivoire et lui promit de venir à son aide quand il en sonnerait dans quelque pressant péril. Tout en lui donnant son cor, Oberon, qui connaissait l’humeur hasardeuse du personnage, lui recommanda la prudence, ajoutant que s’il s’avisait de chercher étourdiment le danger, il aurait tort de compter sur lui. Il lui interdit surtout de s’attaquer à un géant formidable qu’on avait surnommé l’Orgueilleux et que gardaient dans son château deux hommes de cuivre armés chacun d’un fléau en fer. — Fort bien ! répondit Huon, j’y vais de ce pas ; si malencontre m’arrive, je cornerai et vous me tirerez d’affaire. — Par Dieu ! je n’en ferai rien, dit Oberon ; ne vous y fiez pas, vous pourriez corner inutilement. — Sire, reprit Huon, ne vous fâchez point, car je sais ce que j’en dois penser. — Voilà l’histoire de la Grèce et de la diplomatie. M. Coumoundouros voit pendre sur sa poitrine le cor d’ivoire magique à la voix duquel Oberon ne peut résister ; quoi qu’on puisse lui dire, il se persuade qu’il n’aura besoin que d’en sonner et que l’Europe ne manquera pas d’accourir.


G. VALBERT.

  1. Aus dem Nachlasse des Grafen Prokesch-Osten, Briefwechsel mit Herrn von Gentz und Fürsten Metternich, 2 vol. Vienne, 1881.
  2. Greece and Greeks, by W » J. Stillman, dans la livraison du 1er novembre 1886 de la Fortnighthy Review.