La Crise de l’éducation en Angleterre - La nouvelle Loi scolaire et la Lutte des partis

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La Crise de l’éducation en Angleterre - La nouvelle Loi scolaire et la Lutte des partis
Revue des Deux Mondes5e période, tome 14 (p. 426-445).
LA CRISE DE L’ÉDUCATION
EN ANGLETERRE

LA NOUVELLE LOI SCOLAIRE ET LA LUTTE DES PARTIS

Il n’est pas de plus grand problème que celui de l’éducation. Dans la rivalité et la lutte des individus et des peuples, ceux-là l’emportent qui possèdent l’instruction la plus technique et sont soumis au meilleur dressage du caractère et de la volonté. L’éducation, qui apprend à l’homme à se gouverner lui-même, assure, en même temps, les meilleures garanties d’ordre et de liberté publiques ; et les peuples qui n’auront pu résoudre ce problème d’éducation nationale seront politiquement opprimés et économiquement asservis.

Mais les partis envisagent aussi l’éducation au point de vue de leurs intérêts et de leurs buts particuliers, qu’ils supposent toujours d’accord avec l’intérêt général. Avides de pouvoir, ils cherchent à assurer leur empire sur les générations prochaines ; et les questions et les lois scolaires, surtout celles qui touchent à l’enseignement du peuple, deviennent l’objet des discussions les plus ardentes, et des batailles parlementaires les plus acharnées : c’est le cas pour la France, pour l’Allemagne, pour l’Angleterre à l’heure présente. Rien ne nous semble plus instructif que d’exposer, sur un sujet aussi brûlant, le conflit des opinions en Angleterre, le contraste avec les idées qui prévalent chez nous, enfin la solution que la majorité conservatrice vient de donner au problème en votant une nouvelle loi scolaire, l’Education Act de 1902.

Avant d’aborder cette étude, il faut nous délivrer de toutes nos habitudes françaises d’ordre logique, de symétrie, de constructions rationnelles sur table rase. Respectueuse des droits acquis, soucieuse des réalités existantes, la législation anglaise est touffue, enchevêtrée, complexe comme ces réalités mêmes auxquelles le législateur cherche à l’adapter.


1

Dans le Royaume-Uni, l’instruction supérieure et l’instruction secondaire, — laquelle ne correspond pas à la nôtre, — sont à peu près indépendantes de l’Etat. Les Universités, les vieux collèges ont été fondés par des chartes qui remontent pour la plupart au moyen âge ; ils disposent de revenus considérables et gardent une autonomie jalouse. Le gouvernement local intervient peu.

L’enseignement secondaire était donné par des établissemens privés, soumis à l’inspection de l’État, quand ils le demandaient et lorsqu’ils en faisaient les frais.

Quant à l’instruction primaire, il n’y avait, jusqu’en 1870, qu’une seule sorte d’écoles élémentaires, des établissemens libres fondés par des particuliers ou le clergé, alimentés en grande partie par des souscriptions volontaires, des revenus, des redevances. Ces écoles étaient absolument indépendantes de l’État, qui n’a commencé à intervenir, depuis la réforme électorale de 1832 et l’accession des classes moyennes au pouvoir, que pour fournir des subventions d’abord restreintes, puis toujours croissantes. De 20 000 livres sterling, en 1834, cette contribution s’élevait déjà à 1 million en 1870, soit 25 millions de notre monnaie. Un comité spécial d’éducation était inauguré en 1839, au sein du conseil privé. La qualité de l’instruction était d’ailleurs des plus médiocres : dans certaines, localités l’instruction manquait absolument. Presque toutes ces écoles étaient soumises à la direction de l’Église anglicane qui les avait créées : l’éducation élémentaire se trouvait entre les mains du clergé officiel. Les sectes dissidentes, les libéraux, les radicaux aspiraient à changer cet état de choses.

« L’anglicanisme, dit M. Boutmy dans sa Psychologie du peuple anglais, est une Eglise plutôt qu’une religion, et l’Eglise d’une caste. Il a des analogies avec le catholicisme ; c’est un catholicisme moins le Pape, avec le roi pour chef religieux. Chef suprême de l’Église, le roi l’est en même temps du pouvoir civil. Eglise et royauté se prêtent un mutuel appui. » L’Eglise anglicane encourt le reproche de cléricalisme, de ritualisme, de sacerdotalisme, adressé à l’Eglise catholique romaine. Ce reproche n’est fondé qu’à l’égard de la haute Eglise. Dans le giron de l’anglicanisme, un courant cherche à se rapprocher des masses populaires ; mais, parmi la population ouvrière des grandes villes, c’est la haute Eglise et l’Eglise catholique qui sont en contact le plus direct avec le peuple. A côté de l’Eglise établie, la liberté de conscience et de culte est aussi complète en Angleterre qu’on le peut imaginer. Les nombreuses sectes dissidentes, wesleyens, méthodistes, baptistes, etc., presque toutes à tendances démocratiques très accentuées, sont fondées sur le principe de la séparation absolue du domaine religieux et du domaine de l’Etat, legs de la Révolution et de Cromwell. L’inégalité où elles se trouvent, vis-à-vis de l’Eglise officielle, en matière d’instruction primaire, est une inégalité non de droit, mais de fait. C’est parce qu’elles ne peuvent rivaliser de richesse et d’influence avec l’Eglise anglicane, qu’elles réclament l’abolition ou plutôt le rachat de l’école confessionnelle, — car la spoliation n’est pas encore entrée dans les mœurs anglaises, — et l’organisation d’écoles neutres, entretenues aux frais de l’Etat. Vers 1870, ces non-conformistes, bien que divisés sur toutes les questions théologiques, formaient un corps militant, et comptaient parmi leurs leaders un jeune politicien ultra radical de Birmingham, M. Joseph Chamberlain, aujourd’hui dans le camp de leurs adversaires politiques. La lutte ne s’engageait pas entre la libre pensée et l’Eglise, mais entre une Eglise d’Etat et des Églises libres.

Gladstone venait d’inaugurer son premier ministère libéral. Une des grandes œuvres de ce ministère fut la loi sur l’instruction primaire de 1870, à laquelle William Edward Forster a attaché son nom. Forster faisait un compromis. Il tenait compte des services considérables rendus par l’Église anglicane, il se montrait respectueux des croyances, autant qu’économe des deniers publics. Il ne détruisait rien : à l’édifice ancien il ajoutait une construction neuve. Il refusait de satisfaire aux exigences des dissidens et des radicaux : racheter ou remplacer les écoles confessionnelles eût coûté un prix énorme. Les écoles volontaires subsistaient donc, restaient écoles libres, et l’État continuait à leur venir en aide. Mais Forster leur donnait des rivales redoutables en créant de nouvelles écoles, — Board Schools. — C’était la première ébauche d’un système d’éducation nationale.

Ces nouvelles écoles primaires, cependant, n’étaient, d’après la loi de 1870, ni organisées, ni administrées par l’intervention directe de l’Etat. L’innovation hardie de Forster fut de les placer sous la gestion de bureaux scolaires locaux, School Boards, élus pour trois ans par les contribuables, au scrutin de liste, avec vote cumulatif, qui assurait la représentation de minorités importantes. Les femmes étaient électeurs et éligibles. Tous les droits étaient pris en considération, toutes les précautions accumulées contre les excès de pouvoir. Enfin les bureaux scolaires et les écoles de ces bureaux n’étaient établis que là où les écoles volontaires n’existaient pas, ou existaient insuffisantes.

De même qu’aux écoles libres, l’Etat fournissait naturellement des subsides aux écoles des bureaux scolaires. Mais cette subvention ne couvrait pas exactement toutes les dépenses : les écoles nouvelles trouvaient le supplément nécessaire dans les taxes locales spéciales (school rates) que les School Boards élus avaient le droit de lever. Les contribuables subvenaient donc en partie à l’entretien des écoles nouvelles ; mais ils les contrôlaient par leurs représentans élus dans les School Boards, chargés de choisir les maîtres et de surveiller l’enseignement.

Les écoles libres (voluntary schools) n’avaient pas ce pouvoir de lever des taxes locales ; elles complétaient la subvention de l’Etat par leurs ressources propres, les revenus attachés à leur fondation, les souscriptions facultatives, les dons de ceux qui en faisaient les frais. Elles s’administraient à leur guise sous le contrôle de l’Etat, qui mettait certaines conditions aux subsides qu’il leur octroyait généreusement.

La plus essentielle de ces conditions touchait à la gestion religieuse. Les écoles libres ne participaient aux largesses de l’État, au même titre que les écoles des bureaux scolaires, que si elles respectaient absolument la clause de conscience. C’est-à-dire que, dans toute école ayant un caractère confessionnel (ce qui est le cas de la grande majorité des écoles libres), anglican, dissident, catholique, juif, les enfans, admis indistinctement, seraient dispensés de suivre l’enseignement religieux de l’école, si leurs parens le demandaient. La liberté de conscience était sauve.

Quant aux écoles des bureaux scolaires, entretenues aux frais du Trésor et aux frais des contribuables, la loi Forster exigeait un certain genre de laïcité, de neutralité. Il dépendait des School Boards, et en dernière analyse des électeurs qui les nommaient, que tout enseignement religieux fût exclu des écoles publiques. Mais bien peu ont profité de cette latitude. Ainsi, d’après une statistique de 1898, sur 7 198 écoles des bureaux scolaires, 57 seulement n’admettaient qu’un enseignement purement laïque[1]. Dans la pratique, les écoles publiques écartent tout enseignement confessionnel, dogmatique, mais conservent un minimum d’enseignement religieux donné par le maître laïque. Le School Board peut, s’il le veut, et il le voudra presque toujours, admettre la lecture de l’Ancien et du Nouveau Testament, avec ou sans commentaire, voire même faire réciter le Pater au commencement de la classe. Mais la section 14 de la loi Forster, la clause Cowper Temple, interdit formellement, dans toute école des bureaux scolaires, l’usage d’un catéchisme dogmatique ou d’un formulaire confessionnel quelconque, anglican ou dissident.

Ainsi, dans les écoles libres, presque toutes confessionnelles et en grande majorité anglicanes, liberté pour le père dissident ou libre penseur de soustraire son enfant à l’enseignement religieux. Dans les écoles des School Boards, enseignement laïque, neutre, respectueux de la religion, vaguement chrétien, avec liberté pour le School Board de choisir des maîtres attachés à la religion, mais non ecclésiastiques. Ceux-ci peuvent bien faire partie des bureaux scolaires, qui se recrutent à l’élection, mais non du corps enseignant dans les écoles de ces bureaux. Les catholiques, par exemple, dans les villes où ils sont électeurs, font entrer dans les School Boards, des membres éminens de leur Eglise.

La loi Forster a donné un grand essor à l’instruction élémentaire. De nombreuses améliorations l’ont, depuis 1870, modifiée sur plusieurs points. Dès 1891, le gouvernement avait établi la gratuité indirecte, jugeant inutile ou inopportun d’en proclamer le principe. La fréquentation obligatoire de l’école a été généralisée. Les subventions de l’Etat n’ont cessé d’augmenter. En 1901, près de 20 millions de livres sterling, soit 500 millions de francs, étaient dépensés pour l’instruction, dans le Royaume-Uni. Les écoles volontaires recevaient tant par tête d’élève possédant un certain niveau d’instruction constaté par des inspecteurs. Le Board of Education créé en 1899, sorte de ministère de l’Instruction publique, est destiné à débrouiller le chaos de l’éducation anglaise.

Les écoles libres existent partout. Les écoles créées par les School Boards et ces Boards mêmes ne se rencontrent que dans les deux tiers du pays. Presque toutes les régions purement rurales sont-desservies par des écoles libres. D’après une des plus récentes statistiques, les écoles primaires, pour l’Angleterre et le pays de Galles, comptent 14 354 écoles libres, 5 728 écoles des bureaux scolaires. Sur 5 600 000 enfans qui suivent les cours d’instruction primaire, 2 600 000 sont élevés dans ces dernières, tandis que les écoles libres en reçoivent trois millions, c’est-à-dire plus de la moitié.

Au point de vue confessionnel, les 14 354 écoles libres se subdivisent comme il suit : 11 772, c’est-à-dire la grande majorité, sont liées à l’Église d’Angleterre, 1 045 sont catholiques romaines, 458 wesleyennes, 1 079 anglaises, sans dénomination.


II

Les résultats de la loi de 1870 devaient satisfaire tous les amis de l’éducation ; mais il n’en était pas de même pour les partis politiques et religieux. Equitable entre les conservateurs d’un côté, les dissidens et les radicaux de l’autre, elle n’avait. assuré le triomphe d’aucun.

Les dissidens détestent l’Eglise établie. Ils trouvaient insupportable que l’Etat subventionnât des écoles religieuses appartenant à la Confession officielle. La « clause de conscience » n’était pas pour eux une garantie suffisante, car ce n’est pas seulement l’enseignement religieux, c’est toute l’école qui est imprégnée d’une atmosphère d’anglicanisme, et dans les campagnes ou il n’y a qu’une école, presque toujours anglicane, les parens n’ont pas le choix. Dissidens et libéraux se plaignaient du mauvais état des locaux scolaires dans ces écoles libres, et surtout de l’insuffisance de l’instruction. Ils faisaient valoir toutes les réformes que les écoles publiques, sous l’impulsion des bureaux scolaires, ont accomplies dans les grandes villes : l’enseignement technique, les écoles du soir, les écoles supérieures. Il fallait, disaient-ils, universaliser les School Boards, car c’est d’eux que dépend l’avenir de l’Angleterre.

Les conservateurs, de leur côté, n’ont cessé depuis trente ans de se plaindre amèrement des nouvelles écoles, qui tendaient à supplanter les écoles libres. D’abord, au point de vue fiscal, ils s’élevaient contre le privilège qui permet aux School Boards de lever des taxes locales et de disposer sans limites des deniers publics. Partout où il existait des School Boards, les patrons de l’école libre payaient deux fois : d’abord pour l’entretien de leur école, puis pour l’école du bureau scolaire. Ils reprochaient aux School Boards le luxe inutile des constructions, le gaspillage, l’entretien d’un personnel trop nombreux et trop rétribué. Dans ces trop vastes écoles des villes, l’instruction, souvent mécanique, est poussée trop loin, au delà des besoins appropriés, et favorise les ambitions intellectuelles des classes laborieuses, sans leur donner les moyens d’en tirer un parti fructueux. L’enseignement n’exerce aucune influence sur le caractère. La neutralité en matière religieuse aboutit à la tiédeur, à l’indifférence, à l’hostilité, tout au moins à l’individualisme. Il y a danger pour l’ordre social.

Ces réclamations des conservateurs sont devenues plus vives, plus bruyantes, plus impérieuses, depuis la double et écrasante défaite des libéraux, en 1895 et 1901. La guerre, le sentiment national exalté, l’impérialisme, donnaient aux conservateurs les coudées franches. Les patrons des écoles libres qui siégeaient sur les bancs ministériels, exigeaient satisfaction.

En 1897, le gouvernement augmentait considérablement les subventions destinées à l’enseignement libre, jusqu’à couvrir les cinq sixièmes des dépenses. Lord Salisbury poursuivait de plus vastes desseins, une entreprise à longue portée. Il ne s’agissait de rien moins que de reprendre l’œuvre libérale de Forster, de la refondre en un système d’éducation plus vaste, en même temps que plus favorable à la cause conservatrice. Un premier projet échoua. Un nouveau bill fut présenté par M. Balfour à la Chambre des communes au printemps de 1902, et transformé avant Noël en loi scolaire, en Education Act, après huit mois de discussions orageuses à la Chambre des communes, et une agitation dans le pays, qui rappelle les démonstrations populaires d’autrefois, et qui témoigne de l’intensité de la vie publique en Angleterre.

L’Education Act ne concerne ni l’Ecosse ni l’Irlande. En Ecosse, la population est unanime dans ses croyances théologiques. Quelques paroisses seulement se rattachent au catholicisme. L’éducation la plus élémentaire est donnée dans les Board Schools, qui existent partout, et où la Bible et le shorter Catechism, le catéchisme abrégé, forment le thème de l’éducation religieuse pour tout le pays. En Irlande, 75 pour 100 de la population sont catholiques : les enfans des deux Eglises, protestante et presbytérienne, sont élevés dans des écoles séparées. Mais en Angleterre la difficulté naît de l’opposition entre l’Eglise établie et les sectes dissidentes non reconnues, presque aussi nombreuses qu’aux Etats-Unis, qui ont résolu le problème, en exigeant la laïcité de toutes les écoles subventionnées.

L’Education Act de 1902 consacre l’égalité presque complète, au point de vue fiscal, entre les écoles libres et les écoles primaires publiques. Il décharge les écoles libres de tous les frais pour l’instruction primaire laïque donnée à l’intérieur de leurs murs. Les patrons des écoles libres n’auront à pourvoir qu’aux réparations occasionnelles de l’immeuble de l’école ; un amendement introduit par la Chambre des lords les a déchargées de l’entretien courant. L’école libre recevra, comme l’école publique, une subvention du Trésor, et en outre, ce qui n’était pas le cas sous la loi précédente, elle sera alimentée en partie par le produit des taxes scolaires qui, jusqu’alors, n’avaient servi qu’à faire vivre les écoles des School Boards.

Les School Boards, la grande innovation de la loi Forster, sont supprimés. La loi nouvelle transporte la responsabilité de l’éducation non plus à un corps spécial, élu ad hoc, mais aux Conseils de comté (qui ont quelque analogie avec nos conseils généraux) et aux Conseils municipaux. Dans chaque comté, dans chaque ville importante, Londres étant provisoirement excepté, un comité d’éducation sera chargé de l’instruction primaire, de l’instruction secondaire (il faut entendre par là les écoles primaires supérieures, les écoles normales, les écoles techniques) : c’est une innovation considérable, car la loi Forster ne s’occupait que de l’instruction primaire. Mais ces comités d’éducation ne seront plus élus directement, comme les School Boards, par un mode de suffrage particulier ; ils seront choisis pour moitié au moins par les membres élus du Conseil de comté ou du Conseil municipal des villes érigées en district spécial, ils se composeront pour moitié d’autres élémens déterminés par des règlemens. Les femmes sont électrices, mais non éligibles au Conseil de comté, elles pourront trouver place dans le Comité d’éducation. Cette autorité nouvelle, simplement émanée des Conseils de comté et des Conseils municipaux, reçoit les subventions de l’Etat et les taxes locales, fixées par ces conseils, et les répartit entre les écoles publiques et les écoles libres. Il est chargé de la direction des écoles qu’il entretient entièrement, mais il n’exerce dans les écoles libres qu’une surveillance sur l’enseignement laïque.

Les écoles libres, créées par des particuliers ou des associations, seront administrées par un conseil spécial de directeurs (managers), fonctionnant sur place. Il se composera de six membres au moins, dont un tiers, deux sur six, seront désignés par le Comité d’éducation et le Conseil élu de la paroisse, et les deux tiers, c’est-à-dire la majorité permanente, seront désignés par les propriétaires, les patrons de l’école libre. C’est ce conseil de direction, ce sont ces managers qui, choisissant le personnel enseignant et lui donnant des ordres, seront les véritables maîtres de l’école libre. Ainsi l’Etat et les corps locaux entretiennent les écoles libres, ont un droit de surveillance et des pouvoirs assez étendus, mais ne les dirigent pas. La « clause de conscience » est d’ailleurs appliquée aux écoles libres comme par le passé, ainsi que la clause Cowper Temple, la clause de neutralité religieuse aux écoles publiques, entretenues complètement par les Conseils de comté.

L’Education bill, dont nous venons d’exposer les points principaux, a soulevé des tempêtes. Les libéraux et les dissidens demandaient non seulement le maintien, mais la généralisation des School Boards qui, s’ils fonctionnaient avec peu de succès dans les campagnes, avaient réussi dans les grandes villes, au delà des rêves de leur auteur. Le gouvernement conservateur les supprime, et il les remplace par des comités qui, nommés par les conseils locaux, tomberont, surtout dans les circonscriptions rurales, sous l’influence conservatrice et cléricale exercée par les grands propriétaires fonciers et les membres de l’église anglicane. La suppression des School Boards est, aux yeux de toute la gauche, un éclatant triomphe des tendances réactionnaires sur les idées de liberté.

La thèse des libéraux, c’est que les écoles libres, confessionnelles, vivaient difficilement, étaient appelées à disparaître ; elles avaient peine à recueillir des souscriptions suffisantes. La loi nouvelle leur procure d’importans avantages pécuniaires. Les propriétaires de ces écoles n’auront plus un penny à sortir de leur poche, sauf pour les grosses réparations. Désormais ce n’est pas seulement l’Etat, comme sous la loi Forster, ce sont les contribuables soumis à la taxe scolaire qui pourvoiront à toutes leurs dépenses. Les contribuables paieront, mais n’auront presque rien à voir à la direction de l’école libre, et c’est une violation de ce principe constitutionnel que celui-là seulement paie l’impôt qui peut en surveiller l’emploi.

Le grief des non-conformistes, c’est que la loi proposée viole la liberté de conscience consacrée par la Réforme. Car la loi de 1902 établit un monopole de fait pour l’Église d’Angleterre. Dans la plupart des petites communes rurales il n’existe qu’une école libre dirigée par le clergé anglican. Le père de famille dissenter n’a pas le choix. Il sait bien que la clause de conscience dispense son enfant de recevoir l’enseignement religieux. Mais l’esprit de l’Eglise est répandu sur tout l’enseignement. Ce n’est pas une garantie pour la minorité, ni même pour la majorité ; car souvent l’école de village a pour patrons les gros propriétaires qui appartiennent à l’Eglise officielle, tandis que les paysans sont les adeptes des sectes dissidentes. La majorité paie pour la minorité.

Le projet de loi, d’après ses adversaires, attentait à la liberté civile et à la liberté religieuse. Le ministère, chargé de terminer la guerre africaine, n’avait pas mandat pour proposer cette loi contraire à la Constitution.

C’est autour de la clause 8 du Bill, devenu dans l’Act la section 7, nous dirions l’article 7, et qui traite de la réforme administrative pour la distribution des fonds publics et le règlement des autorités locales, que s’est livrée la grande bataille. Discours interminables à la Chambre, amendemens, démonstrations gigantesques, meetings monstres, réunions publiques jusque dans des centaines de villages, conférences agitées, lettres innombrables aux journaux, résolutions, appels, menaces, tout était mis en mouvement pour soumettre le gouvernement et sa majorité à la pression de l’opinion publique. Les libéraux, M. Bryce, sir Campbell Bannerman, lord Rosebery, sir Henry Fowler, sir Edward Grey, M. Asquith, M. John Morley, sir William Harcourt, divisés sur tant de questions, étaient étroitement unis dans cette campagne. Ils avaient pour alliés un évêque anglican à tendances libérales, le lord évêque de Hereford qui prêchait la conciliation ; mais il leur manquait l’appui des nationalistes irlandais : ceux-ci, après s’être désintéressés du Bill, finirent par le voter sous la pression du cardinal Vaughan, de l’archevêque de Dublin et de leurs électeurs catholiques. A la tête des dissidens marchait un pasteur baptiste de Londres, le Dr Clifford, qui criait à l’injustice et à la fraude, comparait le gouvernement à Charles Ier et à Laud, annonçait que la guerre religieuse allait se rallumer, et que les dissidens se laisseraient poursuivre en justice, dépouiller de leurs biens, comme autrefois, plutôt que de payer les taxes scolaires.

Le gouvernement, M. Balfour, M. Chamberlain lui-même, qui en 1870 trouvait la loi Forster trop réactionnaire, le ministère, ses orateurs et ses journaux, forts du bloc de la majorité conservatrice, tenaient tête à leurs adversaires et ne laissaient aucun argument sans réponse. Supprimer les School Boards c’est, disaient-ils, se conformer à l’esprit libéral de la législation de 1870 : Forster a créé les School Boards parce que, à cette date, les Conseils de comté n’existaient pas. Au lieu de multiplier les autorités et de les diviser, l’Education Bill les simplifie, en ne reconnaissant, comme autorité suprême, que les représentans élus des comtés et des bourgs. Les autorités locales, en matière d’instruction primaire et secondaire, sont seules responsables, d’un côté envers leurs électeurs, de l’autre vis-à-vis du pouvoir central, du Board of Education.

Pour ce qui est des écoles libres, les dissidens, disait M. Balfour à Manchester, attaquaient par les mêmes argumens, les mêmes menaces de refus d’impôt, la loi Forster en 1870, dans laquelle ils voient aujourd’hui le palladium de leurs libertés. Alors, comme aujourd’hui, ils exigeaient la suppression des écoles libres. Le droit public anglais n’admettant pas la spoliation, il faudrait les racheter ; cela dépasserait 26 millions de livres sterling, et c’est un prix que le public ne veut pas payer. On objecte que ces écoles végètent, que les souscriptions diminuent : pourquoi leur donner une vie artificielle avec l’argent du public au lieu de les laisser mourir de leur belle mort ? — Mais elles ont beau végéter, elles ne meurent pas, car si les ressources sont insuffisantes, le sentiment religieux, toujours vivace, les soutient. Parmi les plus pauvres, celles fondées par les catholiques dans les villes, par exemple, il n’en est pas une seule qui ait été fermée depuis 1870. Demander la disparition totale d’un système cher à la moitié des gens de ce pays est donc absurde. Le Dr Clifford et ses partisans voudraient obtenir l’impossible. L’intérêt général de l’éducation est de soutenir les écoles libres et, les subsides du Trésor ne suffisant pas, on aura recours aux taxes locales.

A l’objection de lord Rosebery, que ces taxes sont injustes, les défenseurs du gouvernement ripostent que depuis trente-deux ans les Dissenters paient sans murmurer l’impôt dont les écoles libres prélèvent une part, sous forme de subventions réparties par le pouvoir central. La différence entre un impôt de l’État et une taxe locale est-elle si grande, que les Dissenters acceptent l’une et refusent l’autre, et se déclarent prêts au martyre plutôt que de la payer ? C’est là une distinction subtile digne d’un casuiste de Pascal.

Ces taxes, disent enfin les libéraux et les dissidens, payées par les contribuables, entretiennent des écoles dont le Bill leur refuse le contrôle. — C’est encore là, pour les conservateurs, un sophisme. Les patrons, les administrateurs des écoles libres, gardent la direction religieuse de leur école : quoi de plus légitime ? n’en sont-ils pas propriétaires, n’y ont-ils pas mis un capital ? n’en font-ils pas les dépenses d’entretien ? Le contrôle de l’administration locale sur l’enseignement laïque est absolu. On s’émeut de la majorité assurée aux patrons des écoles libres dans le conseil des managers, des directeurs de l’école libre. Ce mot managers est mal choisi. En réalité les managers seront sous la dépendance des autorités locales élues. Ils nomment les instituteurs ; mais ils ne peuvent les renvoyer, sans l’assentiment de ces autorités ; ce sont ces autorités qui fixent et paient leurs honoraires ; qui surveillent le règlement, les dépenses de l’école. Ceux-là ne sont-ils pas les maîtres, qui ont entre leurs mains les cordons de la bourse ? La loi enfin ne favorise pas une Confession plutôt qu’une autre. Les Dissenters n’ont qu’à multiplier leurs écoles pour jouir des mêmes privilèges que l’Église anglicane.

Une accusation cependant touchait au vif M. Balfour et le ministère, accusation qu’il repoussait comme une calomnie : celle de cléricalisme. John Bull tient à la religion, il la respecte. Il n’est pas voltairien. Mais s’il n’éprouve aucune sympathie pour cet anticléricalisme agressif qui existe en France et en Italie, il ressent et combat toute tentative du clergé d’étendre son pouvoir au delà du seuil de l’église. Or les adversaires de l’Education Bill faisaient valoir que ce Bill n’exprimait pas la pensée du ministère, pour la raison que ce ministère n’a pas de pensée commune, qu’il est un ministère de coalition, de cloisons étanches. Car comment admettre que M. Chamberlain partage l’état d’esprit de M. Balfour, lui qui disait en 1873 : « l’objet du parti libéral en Angleterre, à travers le continent d’Europe et en Amérique, est d’arracher l’éducation des enfans des mains des prêtres, à quelque confession qu’ils appartiennent. » M. Balfour lui-même n’est que l’instrument du clergé qui reste dans la coulisse ; il ne parle et n’agit que sous l’inspiration et l’impulsion de ses mentors ecclésiastiques[2].

C’est pour soustraire le parti conservateur à cette imputation dangereuse qu’un des membres de la majorité conservatrice de la Chambre des communes, le colonel Kenyon Slaney, proposait d’ajouter à la clause 8, qui traite de la direction des écoles libres, l’amendement suivant :


L’éducation religieuse, dans une école élémentaire non entretenue par l’autorité locale, sera dirigée conformément au contrat de sa fondation (trust deed) s’il en existe un, et sera sous le contrôle des directeurs.


Cet amendement retirait au clergé, en matière d’éducation religieuse, la haute main sur l’école. Il était aussitôt accepté par sir William Anson, secrétaire du Board of Education, et adopté chaleureusement par M. Balfour, qui déclarait que cette formule incarnait la politique du gouvernement, et la soutenait contre ses amis de l’extrême droite, qui seuls y faisaient une opposition véhémente.

Lord Hugh Cecil, le fils aîné de lord Salisbury, le représentant du parti ecclésiastique, d’accord avec lord Edmond Talbot, au nom des catholiques romains, déclarait que le contrôle de l’instruction religieuse par des laïques, fussent-ils, comme les directeurs de l’école volontaire, nommés pour les deux tiers par les patrons de cette école, était une insulte au clergé, une trahison de l’éducation religieuse. Il suffisait de donner aux directeurs de l’école libre le contrôle de l’éducation laïque. L’enseignement religieux appartient au clergé. — Un meeting du clergé anglican, convoqué à Albert Hall, pour appuyer l’Education Bill, se tournait en une démonstration contre l’amendement Kenyon Slaney. L’évêque de Londres cherchait à rassurer son clergé, en déclarant que le parson, chargé de l’instruction religieuse à l’école libre, en cas de désaccord avec les directeurs, pourrait faire appel à l’évêque. Mais l’ambiguïté sur ce point de la clause Kenyon Slaney était écartée par cette décision de la Chambre des communes : que l’appel à l’évêque ne pourrait avoir lieu que s’il s’agissait d’une contestation sur la nature, le caractère de l’enseignement religieux ; mais quant au mode de cet enseignement, les directeurs restaient seuls juges, et cela sans appel possible. Après une magnifique lutte oratoire entre M. Balfour et son cousin lord Cecil, la clause Kenyon Slaney était votée par 211 voix contre 41, celles des partisans de lord Hugh Cecil, les Hughligans, comme on les appelle, et les catholiques romains, alliés à la haute Église[3].

Les partisans de la Haute Eglise ne manquent pas de faire ressortir, voire même d’exagérer la portée de cet amendement. Avec cette clause, disent-ils, l’Education Bill est le don fatal du cheval de Troie qui introduit l’ennemi dans la place, où le clergé se croyait retranché à tout jamais, comme dans une citadelle inexpugnable. En souscrivant au Bill, l’Eglise anglicane a vendu son droit d’aînesse pour un plat de lentilles. Le contrôle de l’instruction religieuse lui échappe dans ses propres écoles, le parson n’en est plus que le visiteur toléré. Le squire dépendait de lui ; c’est lui maintenant qui dépend du squire. On s’apercevra bientôt de tout le parti qu’on peut tirer contre l’Église de la clause Kenyon Slaney.

Quoi qu’il en soit de l’avenir, M. Balfour, en faisant voter cet amendement, délivrait le parti conservateur de ce mauvais renom de cléricalisme. Il prouvait, ce qu’il était essentiel de démontrer, que, si le clergé forme dans le parti tory un élément nombreux et influent, il n’est pas tout-puissant, et que l’on saurait, le cas échéant, tempérer ses excès de zèle.

Cependant l’interminable discussion de l’Education Bill tournait à l’obstruction. La majorité dut y mettre fin avec quelque brusquerie, et, au commencement de décembre, le Bill passait à la Chambre des communes à l’énorme majorité de 134 voix.

A la Chambre des lords, quelques modifications de détail au projet voté furent adoptées, mais ni lord Salisbury, le véritable auteur du Bill, ni lord Rosebery, au nom de l’opposition, ne vinrent le soutenir ou l’attaquer. Lord Spencer se bornait à présenter une pétition des non-conformistes, qui demandaient le rejet du Bill. L’archevêque de Cantorbery, mourant, prononçait son dernier discours, et recommandait au clergé d’accepter la loi nouvelle avec résignation, et l’espérance d’en tirer le meilleur parti possible. L’Education Bill est devenu l’Education Act de 1902.

Le fait accompli n’a pas mis fin à l’agitation des non-conformistes. Ils ont essayé d’organiser une levée de boucliers contre le privilège de l’arrogante Eglise d’Angleterre, et se proposent de lui faire payer cher cette victoire partielle. Les jeunes wesleyens militans la préviennent qu’on a tort de les considérer comme quantité négligeable : la même erreur régnait à l’égard des Boers. Mais les libéraux avertissent les non-conformistes de l’indifférence croissante du public à l’égard des querelles confessionnelles, et cherchent à les dissuader des coups de tête, du refus de l’impôt et autres aventures illégales, qui éloigneraient d’eux les sympathies populaires. Les dissidens, disent-ils, doivent sans doute faire sentir leur influence, sous peine de cesser d’être un facteur de la vie publique ; mais qu’ils mènent la campagne de concert avec le parti libéral. Et de fait, cette agitation des non-conformistes est tombée tout à plat.

Les libéraux se flattent que cette loi, parce qu’elle favorise à l’excès les grands propriétaires et leur alliée l’Eglise anglicane, causera un vif mécontentement dans la masse électorale, discréditera les conservateurs, préparera la revanche des échecs de 1895 et de 1901. Ils voient un symptôme des plus favorables dans les élections qui, de 1901 à 1903, en particulier pendant la discussion du Bill, ont fait décroître les voix obtenues par les conservateurs de 8 pour 100, tandis que celles des libéraux se sont accrues de 39 pour 100. L’expérience prouve toutefois que les élections partielles ne donnent pas toujours le ton aux élections générales. Si même les libéraux arrivaient au pouvoir, il leur serait malaisé de refaire l’Education Act. Ils ne seraient pas assurés du concours de leurs alliés indispensables, les Irlandais, et, même avec une majorité à la Chambre des communes, « ils se casseraient la tête contre le mur de la Chambre des lords. » Lord Rosebery ne se fait aucune illusion sur ce point.


III

Si maintenant on envisage l’Education Act au simple point de vue de l’enseignement, abstraction faite des passions politiques et religieuses, on sera moins frappé par cet aspect réactionnaire que ses adversaires lui prêtent peut-être trop généreusement. Ce serait la première fois que le parti conservateur anglais prendrait des mesures franchement rétrogrades. Or l’Anglais est doué d’un sens politique trop robuste pour ne pas discerner que réaction et conservation représentent des idées qui n’ont rien d’identique. On a vu en Angleterre le parti conservateur emprunter, sans aucune gêne, aux libéraux avancés leur programme de réformes les plus aventureuses. C’est ainsi que le ministère Derby-Disraëli menait à bonne fin la grande réforme électorale de 1867, dépassant ce qu’un radical tel que Bright avait jamais réclamé. L’Education Act n’accomplit sans doute rien de pareil. Cependant, lorsque M. Balfour et sir John Gorst affirmaient que l’Education Bill plairait aux éducateurs, autant qu’il déplaît aux politiciens, les éducateurs leur ont donné raison.

Ceux-ci, d’après une enquête à laquelle s’est livrée une Revue anglaise[4], directeurs ou professeurs de collèges techniques dans des grandes villes industrielles, comme M. Wertheimer, de Bristol, M. Hopkinson, de Manchester, réformateurs sociaux, comme M. Barnett, de Toynbee Hall, clergymen libéraux, comme M. Wakefield, professeurs d’université, comme M. Laurie, Sir Oliver Lodge, etc., tous hommes représentatifs, affirment que l’Anglais tranquille et réfléchi se contente du relatif. Le Bill met obstacle aux abus nés de l’intolérance du clergé. Il donne une nouvelle vie, une nouvelle dignité aux autorités locales. Non seulement il améliore l’instruction primaire, mais ce qui est capital, ce qui n’existait pas sous la loi Forster[5], il concentre l’enseignement primaire et l’enseignement secondaire (tel que l’entendent les Anglais) sous la même autorité. Il permet de les coordonner, il pose les fondemens de l’édifice qui aura pour couronnement l’organisation de l’instruction supérieure. Il satisfait au principe démocratique : il permet au fils du fermier pauvre qui se distingue à l’école de village d’atteindre par des degrés intermédiaires les hautes écoles. Dans le détail on aurait pu souhaiter mieux ; mais le progrès est excellent. Jusque sur les bancs de l’opposition à la Chambre des communes, il s’est trouvé un libéral, à tendances radicales, un ami de lord Rosebery, M. Haldane, le philosophe du parti, assez courageux pour le voter. Sans doute M. Haldane eût fait le Bill autrement. Il comprend, il partage, en une certaine mesure les griefs des non-conformistes. Mais ce n’est pas là l’essentiel.

L’essentiel, d’après M. Haldane, c’est que l’Education Act satisfait à la nécessité la plus pressante, qui est de réformer, de la base au sommet, tout le système d’éducation en Angleterre et cela dans un intérêt pratique, immédiat. Il s’agit de faire face à la concurrence allemande et américaine qui menacent l’industrie, source de revenu national d’où dépendent la Flotte, l’Empire, le salut du peuple[6]. Ni les écoles primaires ni les School Boards n’étaient satisfaisans. Le mérite de la nouvelle loi, c’est de mettre l’éducation sous le contrôle local, et de la faire dépendre du zèle de ce contrôle. L’influence de l’Eglise dans les écoles libres, maintenues désormais par des taxes locales, est grande assurément, mais elle ne continuera pas à l’être ; car le contribuable, dans ce pays, a l’habitude d’examiner silencieusement l’emploi de son argent, et s’il le veut, la loi lui en fournit les moyens, grâce à la surveillance que les corps municipaux exerceront sur ces écoles. L’échec du Bill eût retardé la réforme de dix ans, et les libéraux eussent été incapables de l’accomplir intégralement. Les ministres ont agi comme éducateurs et comme courtiers entre les éducateurs et l’Eglise. Ils ont payé à l’Eglise le prix de son assentiment. Mais l’agitation politique qui en résultera amènera un progrès dans le sens de l’égalité religieuse et d’une éducation encore meilleure.

Ecoutez maintenant M. Sidney Webb, socialiste d’Etat et impérialiste, l’un des maîtres de l’Ecole des sciences politiques et économiques de Londres. L’Education Act de lord Salisbury et de M. Balfour n’a pas d’apologiste plus convaincu, plus optimiste. Le Bill, écrit M. Sidney Webb, constitue un progrès immense. Pour la première fois, il traite de l’instruction prise dans son ensemble. Il a fallu bien des efforts pour que la loi permette aux autorités locales de dépenser de l’argent en vue de l’instruction publique. Encore aujourd’hui maint vieux gentleman considère que c’est porter atteinte à la Constitution que de faire appel au Trésor pour les Universités.

L’Education Act ouvre une ère nouvelle. Jusque-là l’éducation était considérée comme une affaire privée : elle devient une affaire publique, en tant qu’éducation, sans qu’on y mette aucune limite de sexe, de classe, de sujet, de grade. Le Bill une fois devenu loi, le conseil élu de Liverpool, par exemple, est responsable de l’éducation de 500 000 habitans, éducation dont une partie est un service obligatoire. Il peut dépenser chaque année ce qui lui plaît en œuvres d’éducation supérieure, révolutionner l’instruction des maîtres, établir des classes de commerce, d’éducation secondaire pour les garçons et les filles, des écoles normales d’instituteurs, des bourses qui lui permettent d’envoyer ses meilleurs élèves à Oxford, à Londres, à Berlin, à Montréal. Il peut construire une université, des écoles d’ingénieurs, des facultés médicales, des laboratoires de biologie, attirer les élèves de Harvard et de Berlin sur les bords de la Mersey ; cela grâce à la nouvelle autorité établie par le Bill. Le Parlement paiera les trois quarts des frais.

Aux yeux de M. Sidney Webb, la loi scolaire de 1902 n’est pas moins importante que celle de 1870. Jamais rien d’aussi hardi n’avait été tenté. Les destinées de la nation sont désormais dans les mains de ses représentans locaux élus. En supprimant les Schools Boards on a simplifié le gouvernement local, écarté les causes de conflit entre autorités rivales.

Peu importe après cela que l’on donne l’enfant à une mère plutôt qu’à l’autre. La vraie mère se révèle : comme dans le jugement de Salomon, c’est celle qui ne veut pas que l’enfant soit coupé en deux.

— La loi aurait ainsi un effet tout opposé, selon les milieux ruraux ou urbains. On imagine tout le parti qu’en pourrait tirer le County Gouncil de Londres, où règnent en partie l’influence de M. Sidney Webb et celle du Trade Unionisme contre lequel le parti conservateur mène une campagne si énergique et si persévérante. Les dispositions de l’Education Act ne sont pas applicables à Londres, où, sans parler des écoles libres, les Board Schools dirigent l’éducation de 530 000 enfans. Londres a une population égale à celle de l’Ecosse ou de l’Irlande, ou de l’Australie : Londres est le cœur de l’Empire. Les éducationnistes veulent qu’on y élève une Université démocratique gigantesque, ouverte à tous. Or on a prêté au gouvernement l’intention de faire exception à la loi générale, en substituant au Conseil de comté les conseils des bourgs métropolitains, où, sur 28 conseils, 6 seulement ont une majorité progressive, conseils qui disposeraient d’un budget énorme. Ce projet soulève une vive opposition. Le règlement londonien sera discuté dans la présente session, et le gouvernement trouvera sans doute un moyen terme.

Si maintenant nous comparons la législation anglaise à la nôtre, nous constatons qu’en Angleterre, dans cette œuvre nationale, la loi fait appel à la collaboration des parens, des Eglises, des conseils municipaux, des conseils de comté et du gouvernement central, tandis qu’en France c’est l’Etat qui met de plus en plus la main sur renseignement, conformément à la tradition napoléonienne. — La loi anglaise décharge les écoles libres, sans distinction de confessions, de presque tous les frais de leurs écoles, et leur en laisse la direction sous un certain contrôle ; elle s’efforce de maintenir l’esprit religieux dans l’école laïque. Le législateur anglais n’ignore pas que, comme l’écrivait ici même M. de Pressensé, qui flétrissait alors le fanatisme anticlérical des radicaux français, « la liberté de conscience de chacun serait autant et peut-être plus violée par la distribution, au nom de l’Etat et aux frais des contribuables, d’un enseignement absolument irréligieux, quand il n’est pas systématiquement antireligieux, que par l’imposition d’un enseignement confessionnel[7]. » En France, la loi refuse à toute une catégorie de citoyens le droit d’enseigner, et supprime leurs écoles qu’il surveillait, sans les subventionner.

L’opposition de méthode n’est pas moins frappante. La législation anglaise ne part jamais de principes absolus : elle se fonde sur l’observation et l’expérience, elle procède par évolution graduelle. Elle considère la société comme un organisme complexe et se règle sur sa croissance. Elle n’a pas de règle invariable et uniforme pour toute la nation. En matière scolaire, l’Angleterre, Londres, l’Ecosse, l’Irlande, les colonies sont soumises à des lois spéciales, établies selon les circonstances locales : « Tradition et progrès, liberté religieuse, liberté politique, mais avec toutes les transitions et gradations que réclame le respect de la coutume, telle est, en tout et partout, la méthode anglaise[8]. » Il n’est pas de documens plus précieux pour la psychologie des peuples que ceux qu’on emprunte à la législation comparée.

Le grand intérêt politique de l’Education Act gît dans la question de savoir s’il consolidera pour l’avenir la puissance, si assurée aujourd’hui grâce aux divisions des libéraux, du parti conservateur en Angleterre. Par là l’Education Act dépasse la politique intérieure ; il touche aux rapports de l’Angleterre avec les autres nations.


J. BOURDEAU.

  1. Les Anglais pour qui « la religion c’est l’ennemie » se réduisent à une infime minorité. Les Anglais estiment que la civilisation moderne est fille du christianisme, qu’une éducation purement intellectuelle est une éducation dépravée, et ils s’autorisent de l’exemple de la Grèce et de Rome. La page suivante d’Herbert Spencer exprime à merveille l’aversion des Anglais pour le préjugé rationaliste si populaire en France, et qui est devenu le Credo de nos éducateurs patentés : « L’intelligence, écrit Spencer, n’est pas un pouvoir, c’est un instrument ; elle n’est pas une chose qui meut, mais une chose qui est travaillée (worked) par des forces qui sont derrière elle. Dire que les hommes sont gouvernés par la raison est aussi irrationnel que de dire qu’ils sont gouvernés par leurs yeux. La raison est un œil, l’œil à travers lequel les désirs voient le chemin qui les mène à se satisfaire. Éduquer la raison, c’est rendre l’œil meilleur, lui donner une vision plus exacte et plus compréhensive, mais qui n’altère en rien les désirs secondés, favorisés par elle. Vous avez beau étendre son horizon, les passions détermineront encore la direction vers laquelle la raison doit être tournée, les objets sur lesquels elle doit se fixer. L’intelligence sera justement employée à accomplir ces fins que les instincts et les sentimens proposent ; la culture de l’intelligence n’ayant rien fait qu’accroître leur habileté à les accomplir. » Social Statics, p. 389. Page admirable d’observation exacte et d’expérience profonde, et que les éducateurs ne sauraient assez méditer.
  2. Un pasteur non conformiste avait composé un chant populaire de circonstance :
    « Pendant que nos fils étaient au delà des mers, — pendant que le soldat combattait, — le prêtre et le traître cherchaient à anéantir — les écoles du peuple. »
  3. En 1895 le cardinal Vaughan et le duc de Norfolk exposaient au gouvernement de lord Salisbury les désirs des catholiques :
    1° Que toutes les écoles élémentaires, satisfaisant au programme du département de l’Instruction publique, soient payées également sur les fonds publics pour l’enseignement laïque donné aux enfans qui les fréquentent.
    2° Que l’on reconnaisse hautement et définitivement le droit qu’ont les parens d’avoir leurs enfans élevés dans les écoles de leur propre religion, sans encourir un surcroît de charges pécuniaires.
    L’Education Act donne satisfaction à ces exigences.
    En Angleterre, pays protestant, les catholiques gardent la direction religieuse de leurs écoles, et ne supportent qu’une infinie partie des frais. En France, pays catholique, le gouvernement ferme les écoles congréganistes, et chasse les congrégations.
  4. The nineteenth Century, octobre 1902.
  5. Les School Boards n’avaient de compétence qu’en matière primaire, et une décision récente qui a fait grand bruit, avait arrêté les tentatives faites par quelques-uns d’entre eux, pour s’occuper de l’enseignement des adultes.
  6. Voir Education and Empire, Murray 1902, lectures d’un haut intérêt par la comparaison que l’auteur, si compétent en la matière, établit entre l’éducation anglaise et le système allemand, si avantageux, au point du vue industriel.
  7. La Crise du Libéralisme. Revue des Deux Mondes du 15 février 1897, p. 789.
  8. A. Fouillée, Esquisse d’une psychologie des peuples européens, p. 215.