La Crise de l’Etat moderne - L’Organisation du travail/01

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La Crise de l’Etat moderne - L’Organisation du travail
Revue des Deux Mondes5e période, tome 48 (p. 173-205).
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LA CRISE DE L’ÉTAT MODERNE

L’ORGANISATION DU TRAVAIL

EXPLICATIONS ET DÉFINITIONS


I. — LE GRAND PÉCHÉ DE LOUIS BLANC

Au moment de reprendre la publication de ces études, interrompue trop longtemps par d’autres soins, il me faut rappeler où nous en sommes. L’État moderne est le produit d’une double révolution, politique et économique, dont les deux principaux agens sont le Nombre et le Travail, le suffrage universel et la grande industrie. — Sous l’effort convergent des faits, des idées et des lois, se poursuit, d’un mouvement insensible, mais continu, une modification profonde de cet État, qui va jusqu’à sa transformation. — Toute crise se résout en une organisation : la crise de l’État moderne doit donc se résoudre, tôt ou tard, politiquement, dans l’organisation du suffrage universel, économiquement, dans l’organisation du travail.

Mais ne me faut-il pas d’abord expliquer à nouveau ce titre même : l’Organisation du travail[1] ? J’avais cru que c’était assez de quelques précautions oratoires, pour échapper au grief de retomber dans l’ancienne erreur et de vouloir recommencer une expérience demeurée tristement fameuse. Il paraît que non, que l’on a encore, que l’on peut ou que l’on pourrait avoir encore des craintes, et qu’il est par conséquent nécessaire d’en démontrer la vanité. Singulière fortune des mots, s’il y en a d’à jamais proscrits pour l’abus qu’un auteur en a osé faire ! Un auteur, un homme qui passait !

D’autres que Louis Blanc, avant lui et autour de lui, d’autres aussi après lui, se sont pourtant servis de ces mots-là, les ont inscrits en tête de leurs ouvrages, n’y ont point entendu tant de malice, n’en ont pas fait sortir tant de malheurs, n’ont pas eu à s’incliner sous le poids de la même malédiction. Ils ont emprunté au vocabulaire, tels qu’ils les ont trouvés, ces mots offerts comme tous les mots, et les y ont remis tels qu’ils les avaient empruntés ; ni meilleurs, ni pires, des formes, des enveloppes, par elles-mêmes innocentes de ce qu’on y enferme, des contenans que le contenu seul spécifie et qualifie. Lorsque Louis Blanc, en 1839, imprima pour la première fois son petit écrit : l’Organisation du travail, non seulement il ne forgeait pas de mots neufs, mais l’enchaînement qu’il en formait n’était guère plus nouveau. Plusieurs des saint-simoniens, Auguste Comte, Enfantin, Saint-Simon en personne, et d’autre part un économiste (qui sent, il est vrai, un peu le fagot), Sismondi, avaient déjà parlé, — ou presque, — d’ « organisation du travail, » sans que le globe terrestre en fût jeté hors de son orbite. Ni eux, ni leurs œuvres ne furent voués au feu destructeur. Depuis lors, sous la plume chrétienne, conservatrice et pacificatrice de Le Play, il semblait que le titre condamné eût été lavé de ses souillures, qu’il eût retrouvé sa pureté première, qu’il se fût racheté par la pénitence, — bien plus, qu’il fût devenu méritoire. Mais non ; le péché de Louis Blanc est éternellement sur lui, éternellement contre nous : et peccatum « ejus » contra me est semper. Organisation, travail, c’étaient jadis d’honnêtes mots, pas plus chargés de crimes que leurs voisins de dictionnaire, cousins germains d’irréprochables verbes, substantifs et adjectifs, pas particulièrement notés à l’encre rouge. Parce que Louis Blanc est venu ; parce qu’ayant connu une heure de puissance ou de cette apparence de pouvoir qui en tient lieu, il a tenté d’exécuter ce qu’il avait rêvé, et qu’il rêvait trop ; parce que son système a été emporté dans la faillite de sa politique, le titre dont il l’avait couvert en est resté discrédité comme le serait l’enseigne d’une maison qui aurait sombré en laissant un trop fort passif. Il serait néanmoins étrange que, de tous les usages qu’on en a faits, celui-là seul eût été retenu, leçon à la fois et interdiction, exemple de ce qu’il ne faut pas faire, « défense d’afficher, » si ce n’était, au contraire, assez facile à comprendre pour cette raison : les autres s’étaient contentés d’écrire ; Louis Blanc a voulu, lui, et il a pu pousser jusqu’à l’action ; son idéologie s’est concrétée en des expériences, puis s’est liquidée par des ruines. On nous fait aujourd’hui encore payer sa banqueroute.

Assurément, c’était son droit de couvrir de ce titre son système, mais c’est le nôtre d’en couvrir un autre système, et même tout autre chose qu’un système. Puisque les précautions oratoires n’ont pas suffi, voici, sans précautions et sans discours, une protestation formelle. Obligé de recourir à ces mots, sinon déshonorés, du moins suspects, parce que je n’en connais pas qui les remplacent, qu’il me déplaît de jouer, soit au jeu puéril des synonymes, soit au jeu hypocrite des périphrases, et qu’il ne m’appartient pas de refaire la langue, je déclare catégoriquement ici qu’en les employant à mon tour après soixante ans de silence qui auraient dû faire l’oubli et leur rendre leur neutralité, je répudie Louis Blanc, ses pompes et ses œuvres, ses idées et ses actes. On est prié de considérer comme des mots neufs, comme des formes, comme des enveloppes vides, les mots : Organisation du travail, et de ne voir en eux que le contenu qui y sera versé.

Ceci, puisqu’il faut le répéter, est un essai, non de théorie ou de doctrine, mais d’observation et de constatation. Pas le moindre système : pas un squelette, pas un os d’un squelette de système. L’auteur s’efforce de ne pas exister devant lui-même : il ne loue ni ne blâme, ne recommande ni ne dissuade, il regarde et remarque. Son propos est de saisir les faits tels qu’ils sont, et, tels qu’ils sont, de les fixer sur la page blanche avec les mots tels qu’ils sont aussi, comme l’entomologiste fixe sur le papier des insectes avec des épingles. Il a voulu déposer à la porte, comme un vêtement qui le gênerait dans son exploration (pour autant qu’un homme puisse s’en dépouiller), tout préjuge, naturel, en quelque sorte, hérité ou acquis, de classe ou d’école, tout jugement préparé, toute opinion ou seulement toute inclination et toute aversion préconçues. De tous ses yeux et de tout son esprit, il a cherché le réel, aussi naïvement qu’il l’a pu, en ignorant, en enfant, en sauvage, ou, si l’épithète fait sourire, en primitif qui chaque matin partirait à la découverte dans un cercle lentement agrandi, dont, auparavant, il n’aurait rien su et dont il ne saurait, après, rien que ce qu’il a vu et ce qu’il a touché. Les faits étant par lui saisis sur le vif, pourvu qu’il ait, comme il le devait, gardé en face d’eux « la position d’indifférence du naturaliste qui observe, » ce n’est pas sa faute s’ils s’arrangent ainsi, s’ils vont dans cette direction plutôt que dans cette autre, si, par exemple, ils nous conduisent par la conjonction des deux révolutions, l’une économique, l’autre politique, et sous l’action convergente des deux forces qu’on a appelées le Travail et le Nombre, à un interventionnisme de plus en plus entreprenant, dans un État de plus en plus développé. Constater qu’il en est ainsi, ce n’est pas trouver bon, ce n’est pas désirer qu’il en soit ainsi : c’est simplement le voir et le dire. Au bout de quoi, la plus aventureuse déduction que l’on ait risquée a été d’avancer que, tant que les choses seraient ainsi, tant qu’il serait mû par le Nombre et orienté vers le Travail, il paraissait impossible (en fait, rien qu’en fait) que l’Etat se comportât autrement. Mais cette déduction même, quelque prudente qu’elle fût, où prenait-on le droit de la risquer ? Dans l’examen scrupuleux, rigoureux, de ce qui est et de ce qui a été ; dans l’étude des faits, ou dans celle des idées et des lois, elles-mêmes tenues pour ce qu’elles sont et traitées comme telles, comme des faits sociaux très importans.

N’était la juste crainte de commettre une impertinence, on reproduirait volontiers à cette place, en l’appliquant à la future constitution sociale de ce pays, à sa future « organisation du travail, » la page si ferme où Taine expose son dessein, et qui est une des meilleures de sa forte préface aux Origines de la France contemporaine : « Il s’agit de la découvrir (la constitution nouvelle, appropriée, durable), de la découvrir, si elle existe, et non de la mettre aux voix. A cet égard, nos préférences seraient vaines ; d’avance, la nature et l’histoire ont choisi pour nous ; c’est à nous de nous accommoder à elles, car il est sûr qu’elles ne s’accommoderont pas à nous. La forme sociale et politique dans laquelle un peuple peut entrer et rester n’est pas livrée à son arbitraire, mais déterminée par son caractère et son passé… C’est pourquoi, si nous parvenons à trouver la nôtre, ce ne sera qu’en nous étudiant nous-mêmes, et plus nous saurons précisément ce que nous sommes, plus nous démêlerons sûrement ce qui nous convient. On doit donc renverser les méthodes ordinaires et se figurer la nation avant de rédiger la constitution. Sans doute, la première opération est beaucoup plus longue et plus difficile que la seconde… Mais c’est le seul moyen de ne pas construire à faux après avoir raisonné à vide, et je me promis que, pour moi du moins, si j’entreprenais un jour de chercher une opinion politique, ce ne serait qu’après avoir étudié la France. »

Nous sera-t-il permis de dire en toute modestie que, la même promesse, nous nous la sommes faite, et qu’ayant un jour entrepris « de chercher une opinion sociale, » nous nous sommes attaché à ce que ce ne fût qu’après avoir étudié la condition du travail en France, ce qu’elle a été dans le passé, ce qu’elle est dans le présent, et comment, par quelle pesée des faits, par quelle propagande des idées, par quel secours ou quelle contrainte des rois, de ce qu’elle a été elle est devenue ce qu’elle est ?


II. — L’ORDRE NATUREL ET ESSENTIEL DES SOCIETES

Mais, précisément, des critiques, d’ailleurs bienveillans, à l’opinion autorisée de qui leur situation vaut que l’on accorde un grand prix, m’ont reproché, après que j’ai eu posé cette règle, qu’ils estiment bonne, chercher, — « Nous chercherons, partant de ce qui est, la formule de ce qui peut être, dans le milieu actuel du monde et de la France, » — d’y avoir tout de suite manqué, en prenant parti trop tôt. Peu s’en faut qu’ils ne me disent sur un ton de blâme : « Tu ne chercherais pas, si tu n’avais d’abord trouvé. » On m’accuse, « publiant une enquête et une thèse qui devrait être la conclusion de cette enquête, » d’avoir commencé par la thèse ; et l’on s’en étonne d’autant plus que l’enquête menace de s’étendre en de vastes proportions, et que la thèse « est assez hardie pour avoir besoin d’être appuyée sur un examen complet des faits contemporains. » En somme, « elle part (cette thèse prématurée) d’un rapide coup d’œil sur l’évolution générale du mouvement politique et industriel depuis la Révolution, pour conclure à la nécessité d’une évolution parallèle dans la conception de l’Etat et des devoirs du législateur ; » et de la conclusion philosophique ainsi jetée en l’air, pour en tirer aussitôt une conclusion pratique : « Opposons au socialisme la politique sociale. Pourquoi l’Etat, ayant organisé la propriété, ne pourrait-il pas organiser le travail ? et pourquoi, le pouvant, n’en aurait-il pas le droit ? »

Or, que j’aie manqué à la règle par moi-même posée, que j’aie pris parti trop tôt ou à un moment quelconque, que j’aie commencé ; ou fini par une thèse, ou que j’en aie intercalé une à un endroit quelconque de l’enquête, que je me sois hâté de conclure, que jusqu’ici j’aie, où que ce soit, conclu à quoi que ce soit de philosophique ou de pratique, c’est ce que je conteste. Seulement, de ce qu’on ne s’est pas proposé, de ce qu’on s’est même interdit de soutenir une thèse, s’ensuit-il de là qu’on ne devait pas se tracer un plan, et fallait-il qu’un si long ouvrage s’en allât sans objet, sans méthode, sans idée directrice, conductrice, ou ne fût-ce que génératrice, ballotté et cahoté, comme un corps désarticulé, à tâtons, droit ou de travers, au hasard des faits souvent menus et peut-être contradictoires qui se rencontreraient ? Non, certes ; avant que d’ouvrir une enquête, il n’y avait qu’à promener les yeux autour de soi. Cette vérité d’évidence, mise du reste en lumière par tant de travaux antérieurs, depuis Auguste Comte, apparaissait alors : la société, telle qu’elle est issue de la Révolution (nous disons, nous : de la double révolution), est politiquement et économiquement désorganisée ou inorganisée ; et, si elle veut vivre, elle doit aviser aux moyens de se réorganiser ou de s’organiser. C’est tout ce que nous avons trouvé d’abord, trouvé avant de chercher ; c’est tout ce que nous avons dit, et, si l’on le veut, prédit. Mais ce n’est pas une conclusion, c’est une constatation préalable ; ce n’est pas un point d’arrivée, c’est un point de départ.

La réorganisation, l’organisation qui paraît s’imposer, nous n’avons ni prédit ni dit, nous ne disons pas encore ce qu’elle sera, ni quand elle se fera, ni par qui, ni surtout suivant quoi. Si nous l’avions fait, en ce cas, oui, nous aurions conclu prématurément, c’est-à-dire sans droit, car nous n’avions pas et nous n’avons pas le droit de conclure en pareille matière « sans nous appuyer sur un examen complet des faits contemporains. » Même, les faits « contemporains » ne suffiraient pas : il faut les rattacher à leurs antécédens, et non pas seulement depuis la Révolution, mais avant, ou bien il faut admettre que la Révolution ne date pas seulement de 1789 et convenir, comme nous le ferons, des signes auxquels on commence à percevoir le mouvement, et de la date à laquelle on place l’ouverture de la période révolutionnaire. Il y a plus : même après un examen complet des faits contemporains et de leurs antécédens, on ne serait pas certain encore d’avoir acquis le droit de conclure, car rien ne prouve que la marche des faits restera constante, que tel ou tel phénomène différent ou contraire (et nous avons pris soin d’en avertir) ne pourra point venir la traverser, la faire obliquer, dévier ou rebrousser. Mais du moins, ayant fait cela, ayant observé le présent et interrogé le passé, on aura mis de son côté le plus de chances de vérité possible, éliminé le plus de risques d’erreur, compté avec tous les facteurs et tous les coefficiens mesurables de l’avenir. On sera allé, par la connaissance des faits, à la conquête du réel, et on y sera allé non pas contre les règles de la méthode et de la science, mais selon ces règles mêmes, selon les plus positives de ces règles : « En quelque ordre de phénomènes que ce puisse être, même envers les plus simples, aucune observation n’est possible qu’autant qu’elle est primitivement dirigée et finalement interprétée par une théorie quelconque… Il est désormais évident, du point de vue vraiment scientifique, que toute observation isolée, entièrement empirique, est essentiellement oiseuse, et même radicalement incertaine. » Avoir un objet, un plan, une ligne, ce n’est donc pas fausser l’observation, mais se conformer à sa première condition, et la rendre ainsi profitable en la situant parmi toutes les autres. Avoir une idée et vouloir l’éprouver aux faits pour la conserver ou la rejeter, c’est stimuler la recherche et féconder le sujet par l’hypothèse, c’est donner au germe le « coup de fouet » d’où naît la vie. « Ceux qui attendraient que la théorie, au contraire, fût suggérée par les observations elles-mêmes méconnaîtraient totalement la marche nécessaire de l’esprit humain, qui, jusque dans ses plus simples recherches, a dû faire précéder ces observations scientifiques par une conception quelconque des phénomènes correspondans[2]. »

Maintenant, nos critiques veulent-ils que nous ayons par-ci par-là semé quelque phrase téméraire, et qu’il y en ait de la sorte trois ou quatre en cinq cents pages, celle-ci notamment, — à laquelle, pour ma part, je reproche surtout d’être un peu trop une phrase : « Dans l’œuvre mystérieuse qui s’élabore, si nous pouvons jouer un rôle (c’est déjà une réserve), notre tâche à nous doit être de changer peu à peu en des élémens organisés la matière inorganisée du monde, d’apaiser et de capter les souffles, de rasseoir et de raffermir la masse, de discipliner et de régulariser par là l’action du Nombre tout-puissant ? » Trop de souffles, d’élémens, de matière et de masse : un chaos ! Et l’on ajoutait, — ce qui allait plus loin : — « En termes précis, elle doit être (notre tâche) d’organiser politiquement et économiquement la démocratie ; et, en termes plus précis encore, pour l’organiser économiquement, d’organiser le travail, tandis que, pour l’organiser politiquement, nous organiserons le suffrage universel. » Mais l’équivoque ne subsistait pas un instant : à peine née, elle était détruite : « Ce qu’il faut d’ailleurs entendre par « organiser le travail, » et aussi ce qu’il faut ne pas entendre par cette formule que l’abus a quelque peu discréditée, on s’efforcera de le dire clairement sur chacun des points qui seront touchés. Il ne s’agit ici que de poser le principe, qui est qu’une double crise nous impose cette double lâche ; que nous ne sommes pas maîtres de l’accepter ou de nous y dérober ; et qu’enfin nous devons le faire, parce que nous ne pouvons pas ne pas le faire, emportés que nous sommes par une double révolution. » Voilà, du premier coup, le champ bien circonscrit : et notre seule affirmation préalable, notre seule prétendue conclusion anticipée, ou mieux notre seule constatation préliminaire, réduite à cela, — et elle n’est que cela, ni plus ni moins, — n’est vraiment pas compromettante. Aujourd’hui encore, après mûre réflexion et sous la menace de l’anathème, je la maintiens. E pur si muove !

De même et subsidiairement, « d’un rapide coup d’œil jeté sur l’évolution générale du mouvement politique et industriel depuis la Révolution, » nous n’avons pas conclu par anticipation « à la nécessité d’une évolution parallèle dans la conception de l’Etat et des devoirs du législateur. » En tout cas, nous n’aurions donné à « nécessité » que le sens de « fatalité, » « nécessaire, » pour nous, signifiant le plus souvent « inévitable. » Nous n’avons point parlé, — Dieu nous en garde ! — des « devoirs » du législateur. C’eût été un langage trop métaphorique, trop désuet, trop usé, dans le temps où nous sommes, dans l’Etat que nos pères nous ont fait, et que nous nous sommes fait à nous-mêmes. Un tel langage aurait été d’un irréalisme trop choquant, par où l’on eût trop clairement montré que l’on oubliait tout ensemble et ce qu’est réellement l’Etat moderne et ce qu’est réellement « le législateur. » Ce qu’ils sont l’un et l’autre, loin de le perdre de vue, nous l’avons marqué de notre mieux, car nous n’avons pas, au surplus, attendu la fameuse question, nous sommes allés au-devant : « Agir, mais en a-t-on le droit ? » Notre réponse immédiate a été, notre réponse délibérée continue d’être : « Scrupule honorable, mais un peu naïf et un peu tardif : dans les temps de révolution, toutes les questions se posent non en droit, mais en fait. Celle-ci la première, et, quoi qu’on en puisse penser en droit, qu’elle se pose inévitablement en fait, par cela seul elle est tranchée, sommairement, mais définitivement. En fait, demander : « En a-t-on le droit ? » se ramène à demander : « Le peut-on ? » ou plutôt : « Peut-on ne pas agir ? » Mais qui est-ce que « On ? » L’Etat. Et quel État ? Non pas l’Etat idéal ou abstrait ; non pas une forme quelconque, une construction, une vision, une imagination, — le chameau, la belette, le nuage de Polonius, — non pas une fantasmagorie, mais bien une catégorie : l’Etat moderne, l’Etat démocratique, nécessairement, inévitablement démagogique, poussé d’en bas, dans les deux acceptions que « poussé » peut revêtir ici, « poussé » comme une plante et « poussé » par une force, ayant pour base l’égalité des citoyens, pour instrument la loi, pour moteur le suffrage universel ; l’Etat du Peuple « misérable et souverain, » du Nombre « malheureux et législateur. » Nous ne savons pas, nous ne cherchons pas à savoir si l’Etat en soi, dans un temps incertain et dans un pays inconnu, dans l’hypothèsex ou y, devrait agir. Nous disons qu’à cette heure, chez nous, cet Etat, notre Etat, fait comme il est fait, ne peut pas ne pas agir : nous ne plaçons pas le législateur en face de « son devoir, » nous nous plaçons en face de la réalité. J’observe ce qu’est l’un, ce qu’est l’autre ; je pèse le premier, qui est lourd de tout le poids du suffrage universel, le second, qui est léger de tout le creux de sa fragilité électorale ; je dégage le rapport, et je retiens le fait, puisque, après tout, lui aussi, l’Etat moderne est un fait.

Partout et toujours, — que, cette fois, ce soit entendu, — le souci, l’unique et exclusif souci du fait. Il était superflu, de nous rappeler à Tordre. « On est ici dans le domaine des faits, et les intentions comptent peu au point de vue des résultats Les répercussions économiques n’obéissent pas aux désirs des cœurs, et dire que « la politique moderne a le devoir d’adoucir « les maux qu’engendre la lutte entre individus et individus ; » ce n’est pas dire qu’elle le peut, ni comment elle le peut, et cela seul importe au politique vraiment épris du bien général. » Ah ! je le sais, que les répercussions économiques n’obéissent pas aux désirs des cœurs ! et je me flattais d’en avoir pris et donné acte en un raccourci énergique : « Voir tout de suite, voir tout près, voir réel. Contre les mauvais ennemis, contre les diables qui ensemencent le champ d’ivraie, contre l’imagination, le sentiment et la phrase, armons-nous du fait ; qu’il nous serve à percer le grand mirage des rêves, le grand brouillard des larmes et le grand mensonge des mots. Cuirassons-nous d’un réalisme, je n’ose dire impitoyable, — car qui bannirait la pitié, ne pouvant bannir la souffrance ? — mais, il le faut, imperturbable, et qui n’étouffe pas les battemens du cœur, et qui en reçoive les suggestions, mais qui, du moins, les compare toujours, et les confronte, et les conforme aux faits. » Le reste de la semonce ne s’adresse pas à nous ; ce n’est pas nous qui avons écrit que « la politique moderne a le devoir d’adoucir les maux qu’engendre la lutte entre individus et individus : c’est Canovas del Castillo. Celui-là pourtant était un vrai politique, épris du bien général autant qu’homme d’Etat l’ait jamais été, plus instruit de tous les problèmes sociaux qu’aucun homme d’Etat que j’aie connu, préoccupé, et forcé de l’être, du « possible » et du « comment, » et à qui personne n’a jamais songé à reprocher de vouloir plier rien ni lui-même « aux désirs des cœurs. »

Mais voici le fond de la querelle : « Pour savoir comment la politique peut adoucir la lutte, l’unique moyen est de constater les résultats déjà obtenus dans la voie qu’on préconise, et de les comparer avec ce qu’a réalisé l’initiative individuelle sous la pression de la concurrence et de la liberté. » D’abord, nous ne « préconisons aucune Voie ; » puis, nous sommes si persuadés que l’unique moyen d’être utile est « de constater les résultats, » que nous n’avons pas fait autre chose quant aux conditions du travail dans cinq ou six grandes industries ; et quant à ce qu’a « réalisé l’initiative individuelle sous la pression de la concurrence et de la liberté, » ou nous l’avons aussi déjà constaté au passage, ou cela viendra à son heure.

Néanmoins, dès maintenant, comme on comprend ce que parler veut dire, nous devons avertir honnêtement que nous n’avons pas du tout l’ambition de faire « un bon livre » d’économie politique. Non point que l’on dédaigne l’économie politique : bien au contraire, on la respecte infiniment. Mais enfin, quand surtout on déclare ne pas se placer au seul point de vue de la production et de la répartition, de la circulation et de la consommation des richesses ; quand, à l’économie politique proprement dite, on déclare joindre ou rejoindre la politique tout court ; quand on se déclare pénétré de la nécessité de faire marcher de front les trois notions de Travail, de Nombre et d’Etat, de les montrer constamment en action et en réaction l’une sur l’autre ; quand on déclare croire que la crise présente est double, politique et économique, issue d’une double révolution, politique et économique, — double à la fois et une sous un double aspect, — c’est un sujet auquel il n’est peut-être pas défendu de toucher sans être spécialement et spécifiquement un « économiste. » Dirai-je toute ma pensée ? J’ai peur que l’école économique orthodoxe (si tant est qu’il y en ait encore une) se ressente un peu d’avoir été, à son origine, « la secte, » et il faut que je le confesse, au risque de choir dans l’hérésie : nous sommes quelques-uns qui, — ayant tâché de bien regarder, de bien observer autour de nous, nous appuyant sur l’examen des faits contemporains et de pas mal d’autres, ayant appelé à notre secours, avec la vie, l’histoire devant qui l’impartialité nous est plus facile ou moins difficile que devant la vie, — serions très fortement tentés, cent ans après Mably, de proposer « aux philosophes économistes des doutes sur l’ordre naturel et essentiel des sociétés. » Ou plutôt, nous n’en avons qu’un, mais il est de taille. Nous doutons que l’ordre s’établisse tout seul et de lui-même par le conflit d’intérêts antagoniques. Voilà plus de cent ans qu’on nous a annoncé que la concurrence et la liberté allaient faire ce miracle. Et nous, nous ne disons pas qu’elles ne le feront point, mais nous pouvons bien dire qu’elles ne l’ont pas fait. Nous ne demandons même pas mieux que de nous représenter qu’elles le feraient peut-être, si elles arrivaient à trouver et à fixer le point d’équilibre de tous ces intérêts antagoniques. Mais nous ne voyons pas que jamais ni nulle part elles l’aient ni trouvé ni fixé : et, comme nous ne le voyons pas, nous voudrions pouvoir dire tout bonnement que nous ne le voyons pas. C’est un fait, cela : et tous les Mercier de la Rivière auront beau alléguer que jusqu’ici la concurrence et la liberté n’ont pas eu franc jeu, qu’on ne les a pas laissées faire, qu’on les a empêchées ou embarrassées de mille manières. Nous ne disons pas non : parce qu’elles n’ont encore jamais ni nulle part atteint le résultat qu’on nous en a promis, nous ne nous estimons pas fondés à nier que « l’ordre naturel et essentiel des sociétés » puisse être, par elles, quelque jour, en quelque endroit réalisé. Mais « les philosophes économistes, » qui se disent si amoureux des faits, ne sont pas davantage, s’ils s’en tiennent aux faits, fondés à affirmer qu’il le sera ; la seule chose, quant à présent, que les faits permettent et légitiment, c’est d’en douter. Nous en doutons.

Quoique nous doutions, nous ne souscrirons pas au jugement, selon nous trop sévère, d’Auguste Comte : « L’esprit général de l’économie politique, pour quiconque l’a convenablement apprécié dans l’ensemble des écrits qui s’y rapportent, conduit essentiellement aujourd’hui à ériger en dogme universel l’absence nécessaire de toute intervention régulatrice quelconque, comme constituant, par la nature du sujet, le moyen le plus convenable de seconder l’essor spontané de la société ; en sorte que, dans chaque occasion grave qui vient successivement à s’offrir, cette doctrine ne sait répondre, d’ordinaire, aux plus urgens besoins de la pratique, que par la vaine reproduction uniforme de cette négation systématique, à la manière de toutes les autres parties de la philosophie révolutionnaire. Pour avoir, plus ou moins imparfaitement, constaté, dans quelques cas particuliers, d’une importance fort secondaire, la tendance naturelle des sociétés humaines à un certain ordre nécessaire, cette prétendue science en a très vicieusement conclu (d’où il appert, entre parenthèses, que chacun, à son tour, peut être accusé de conclure témérairement) l’inutilité fondamentale de toute institution spéciale, directement destinée à régulariser cette coordination spontanée, au lieu d’y voir seulement la source première de la possibilité d’une telle organisation… » Il est surtout, dans ces considérans, deux mots que nous désirerions effacer : d’abord, celui de « prétendue » science, auquel Comte affecte de revenir ; et ensuite celui de « sophisme universel » dont il qualifie la foi en l’établissement, par les seuls mérites du : « Laissez faire, » de l’ordre naturel et essentiel des sociétés ; sophisme « gros de dangers évidens, » dit-il, puisque « les conséquences logiques, si elles pouvaient être pleinement et librement déduites, n’en iraient à rien de moins qu’à l’abolition méthodique de tout gouvernement réel. » Enfin, nous ne signerions pas non plus la dernière phrase : « Cette vaine et irrationnelle disposition à n’admettre que ce degré d’ordre qui s’établit de lui-même équivaut évidemment, dans la pratique sociale, à une sorte de démission solennelle donnée par cette prétendue science à l’égard de chaque difficulté un peu grave que le développement industriel vient à faire surgir[3]. »

Mais, d’autre part, comme nous ne pouvons pas ne pas douter, nous n’écarterons pas a priori, par une fin de non-recevoir transcendantale, tout effort d’organisation, ne fût-elle pas « naturelle, » mais artificielle, ni « essentielle, » mais conventionnelle, conditionnelle, constitutionnelle ou telle quelle, ne dût-elle pas naître spontanément du libre jeu de la liberté et de la concurrence, mais fût-elle faite de main d’homme. A défaut de l’harmonie censée « préétablie, » mais non encore réalisée, — écoutez donc, là-haut, la musique des sphères ! — nous nous résignerons à ne lui demander que la paix ; à défaut de la loi, » de la grande loi naturelle fondant l’ordre essentiel, et pour achever l’ébauche d’ordre spontané que les sociétés nous présentent, nous nous contenterons de lois, nous assurant un ordre, et nous donnant un droit ; — je dis un droit « fabriqué » et nos pauvres lois de législateur. Le tout est de faire les lois les moins mauvaises possible, de ne pas les faire contre l’ordre spontané ni contre les lois naturelles, et, à cet effet, de choisir le moins mal possible le législateur. Ce ne sera ni la perfection, ni quoi que ce soit peut-être qui s’en rapproche, ou qui y ressemble. Mieux vaut pourtant un ordre provisoire qu’une anarchie définitive, et même qu’une anarchie provisoire, sous promesse, — à quelle échéance ? — d’un ordre définitif. Ce sera, j’en fais l’aveu, de l’interventionnisme, qui est bien, dans le Code pénal des économistes d’aujourd’hui, le plus horrible des crimes et le plus durement réprimé, en paroles s’entend. Pourtant, avant de dresser leur réquisitoire, il serait prudent qu’ils relussent leurs auteurs. Ils verraient alors qu’il leur est malaisé d’en charger personne, sans commettre pis qu’un blasphème et comme une espèce de parricide intellectuel.

De qui, en effet, sinon des physiocrates, Tocqueville a-t-il pu écrire : « Ils adoreraient l’égalité jusque dans la servitude. Ce qui les gêne dans leurs desseins n’est bon qu’à briser. Les contrats leur inspirent peu de respect ; les droits privés, nuls égards ; ou plutôt, il n’y’a déjà plus à leurs yeux, à bien parler, de droits privés, mais seulement une utilité publique ? » Qui, sinon Le Trosne, avait décidé : « La nation est gouvernée depuis des siècles par de faux principes ; tout semble y avoir été fait au hasard. La situation de la France est infiniment meilleure que celle de l’Angleterre ; car ici on peut accomplir des réformes qui changent tout l’état du pays en un moment, tandis que chez les Anglais de telles réformes peuvent toujours être entravées par les partis ? » Qui, si ce n’est Mercier de la Rivière, — « l’ordre naturel et essentiel des sociétés » en personne, — avait proclamé : « Il faut que l’Etat gouverne suivant les règles de l’ordre essentiel, et quand il en est ainsi, il faut qu’il soit tout-puissant ? » Et qui, si ce n’est un de ses adeptes : « Que l’Etat comprenne bien son devoir, et alors qu’on le laisse libre ? » Qui donc enfin, sinon l’abbé Baudeau, s’était écrié : « L’Etat fait des hommes tout ce qu’il veut ? »

« Ce mot résume toutes leurs théories, » ajoute Tocqueville, qui, pour son compte, les résume ainsi : « L’Etat, suivant les économistes, n’a pas uniquement à commander à la nation, mais à la façonner d’une certaine manière ; c’est à lui de former l’esprit des citoyens suivant un certain modèle qu’il s’est proposé à l’avance ; son devoir est de le remplir de certaines idées et de fournir à leur cœur certains sentimens qu’il juge nécessaires. En réalité, il n’y a pas de limites à ses droits, ni de bornes à ce qu’il peut faire ; il ne réforme pas seulement les hommes, il les transforme ; il ne tiendrait peut-être qu’à lui d’en faire d’autres !… Cette forme particulière de la tyrannie qu’on nomme le despotisme démocratique, dont le moyen âge n’avait pas eu l’idée, leur est déjà familière (aux économistes). Plus de hiérarchie dans la société, plus de classes marquées, plus de rangs fixes ; un peuple composé d’individus presque semblables et entièrement égaux, cette masse confuse reconnue pour le seul souverain légitime, mais soigneusement privée de toutes les facultés qui pourraient lui permettre de diriger et même de surveiller elle-même son gouvernement. Au-dessus d’elle, un mandataire unique, chargé de tout faire en son nom sans la consulter ; pour l’arrêter, des révolutions, et non des lois : en droit, un agent subordonné ; en fait, un maître[4]. » Comme exemple, unanimement cité, la Chine. Il y eût eu aussi la Turquie (ceci est simplement et humblement de moi), car l’islamisme, en tant que système politique, est au total un « interventionnisme » de cette sorte.

Je n’ignore pas que Tocqueville, bien que tenu en haute estime, n’est cependant pas un Père de l’Eglise économique orthodoxe, et que, si pas un historien ne le récuse, elle-même ne lui reconnaît point un magistère infaillible : je me fais un honneur, qui serait mieux goûté s’il était mieux mérité, de ce que l’on m’a donné au moins un motif de ne pas l’ignorer. On a bien voulu, dirai-je me reprocher ? — le reproche, encore une fois, me remplirait d’orgueil, s’il ne me couvrait de confusion, — « ayant dû beaucoup lire Tocqueville, d’avoir le même penchant que lui aux généralisations et aux simplifications rapides, parfois à l’affirmation un peu sentencieuse, » de « parler du Nombre et de la Concentration industrielle, comme l’illustre penseur parlait de la Démocratie à propos de l’Amérique, et d’en déduire toutes sortes de conséquences. » — « Ces grandes thèses, avertissait-on, sont habituellement précises dans une de leurs parties et inexactes dans d’autres. » A dire vrai, on me savait gré de n’avoir pas, à l’imitation d’un si glorieux devancier, ménagé les pièces justificatives ; et je le crois bien, ou plutôt je crains bien de les avoir accumulées en une fastidieuse abondance : toute l’enquête, toute cette « description détaillée de certains faits d’industrie » n’est que cela ; et toutes les autres descriptions de faits sociaux ou industriels qui s’y adjoindront par la suite ne seront que cela : un recueil de pièces justificatives. Quant au penchant que l’on pourrait avoir aux généralisations et aux simplifications, voire, parfois, à la sentence, outre que ce n’est pas à soi-même de l’apprécier, il n’y a pas à s’en défendre comme d’une inclination coupable, pourvu que l’on se mette en mesure d’invoquer cette circonstance atténuante, ou même cette excuse légitime, qu’une généralisation ou une simplification n’est pas trop rapide quand elle procède de l’examen attentif de la somme la plus importante possible de faits le mieux classés possible, et qu’une affirmation, même sentencieuse, n’est pas illicite quand elle repose sur des observations, des comparaisons et de bonnes raisons. Pour qu’une thèse, grande ou petite, si l’on veut à toute force que nous en ayons soutenu une, ne soit pas inexacte dans une de ses parties ou incomplète dans d’autres, il suffit que cette observation, qui en est le fondement et comme la substructure, qui doit en être comme l’armature, ne soit ni inexacte, ni incomplète dans aucune de ses parties, que la comparaison ne cloche pas, et que la raison ne déraille pas. Elle déraillerait si, de l’observation du phénomène de la concentration industrielle sous ses divers aspects : concentration de l’outillage, du capital, du travail et des travailleurs, on tirait « toutes sortes de conséquences. » Il y a des conséquences à en tirer, et beaucoup, et de très grosses : plus on y réfléchit, plus on s’en convainc ; mais il n’y en a point de toutes sortes. Ce ne serait pas se justifier, si par hasard on l’avait fait, que d’écrire concentration avec un C majuscule ; et, au surplus, ne l’ayant pas fait, on n’a pas mis de grand C à concentration. Mais cette dénégation doit nous amener à un aveu. Nous avons bien mis un grand N à « nombre.. » Et nous avons dit aussi : l’Etat, le Travail. Pour deux au moins de ces trois mots : le Travail et le Nombre (le troisième, l’Etat, est d’usage), l’emploi synthétique et un peu symbolique que nous en avons fait nous laisse à nous-même des scrupules que nous ne voulons pas différer de confesser.

Il nous est, à plusieurs reprises, arrivé de comparer « l’introduction du Nombre dans la mécanique de l’Etat à l’introduction de la vapeur dans la mécanique du Travail. » Tout aussitôt, des jeunes gens qui font profession de ne rêver jamais, et qui écrivent sans images comme ils pensent sans illusions, ont juré que le ciel s’obscurcissait ; en purs amans de la lumière, ils ont maudit l’assembleur de « nuées. » Il n’y avait pas là dedans, je persiste à le croire, la moindre « nuée : » ce que je voulais dire est dit, et dit très clairement. Mais c’est toujours un tort, que de trop prolonger une comparaison ; et qui se pique de trop prouver par des comparaisons ne prouve rien. Nous avions filé longuement la nôtre : « L’introduction du Nombre dans la mécanique de l’Etat est comparable à l’introduction de la vapeur dans la mécanique du Travail ; si la vapeur est en somme l’eau passée, par l’ébullition, de l’état statique à l’état dynamique, le Nombre, c’est le peuple pusse aussi, par la révolution, du premier de ces états au second. » Il me naît une inquiétude. Avec quelle facilité les métaphores ne deviennent-elles pas des systèmes ? L’histoire d’une doctrine récente, la théorie de l’organisme social, en est un mémorable exemple. Au début, quand on en parlait, on n’oubliait jamais les « comme, » ni les « presque, » ces bémols de la prose ; puis on les a laissés dans l’encrier. Au lieu d’écrire prudemment : « La société est comme un organisme, » on a écrit, sans précautions et sans atténuations : « La société est un organisme. » Elle était, au début, comme un corps vivant, et puis on a dit tout haut et tout sec qu’elle est un corps vivant, qui a des organes et remplit des fonctions. On parle sérieusement (ou l’on en parlait naguère, car je crois qu’on en revient chaque jour, de « la peau » de la société et de son « appareil excréteur ! » Je ne voudrais pas que pareille aventure attendît et que pareille infortune atteignît la comparaison, que j’ai eu la faiblesse de trouver belle, qui, en tout cas, est aussi juste que commode, du Nombre avec la vapeur. Plutôt que de l’y exposer, j’y renonce, n’en gardant que ce que je lui demandais et ce qu’elle m’a donné : une figure capable d’attirer l’attention sur ce fait politique d’une importance extrême : l’introduction du Nombre dans la mécanique de l’Etat.

Encore reste-t-il, dans ce mot lui-même : le Nombre, quelque chose de trop abstrait, qu’accuse et accentue le voisinage de cette deuxième abstraction : le Travail (avec un grand T). La nuée n’est pas bien épaisse, pas bien dure à crever ; mais les contours de l’idée ne sont pas très nets, et il faut convenir qu’il y a un peu de brume autour. Le meilleur moyen, le seul, peut-être, de la dissiper, est d’abandonner jusqu’à ces abstractions, quelle que soit leur vertu abréviative, et de les traduire en termes concrets, ou de l’essayer, puisque aussi bien on ne saurait se dissimuler que ce sera par endroits toute une affaire.


III. — DÉTERMINATION POSITIVE DU « NOMBRE »

Premièrement, qu’est-ce que le Nombre ? A force d’en parler ainsi, en langage hermétique, ne dirait-on pas la Bête de la moderne apocalypse politique ? La moins mauvaise version par laquelle on puisse rendre en langage vulgaire ce mot formidable : le « Nombre » serait peut-être : « le suffrage universel. » Toutefois, si l’on peut traduire : « l’introduction du Nombre dans la mécanique de l’État » par : « l’introduction du suffrage universel dans nos institutions, » il faut prendre garde que la première apparition du Nombre à la vie publique, ou du moins ses premières aspirations à la vie publique, remontent notablement au delà de l’établissement définitif du suffrage universel en 1848, au-delà même de sa quasi-instauration par les assemblées révolutionnaires. Encore est-ce bien lui-même qui y aspire ? Ou plutôt n’y aspire-t-on pas pour lui ? Ce mouvement fut, à son début, un exercice de lettrés. La transformation du milieu politique qui devait résulter de l’application du Nombre à la mécanique de l’Etat, autrement dit de l’application du suffrage universel au gouvernement de la France, n’a été subite que dans les institutions ; elle était, depuis près d’un siècle, depuis plus d’un siècle, préparée dans les esprits ; annoncée, amorcée par la destruction ou la diminution des anciens pouvoirs et des autorités anciennes, par les progrès sans cesse croissans de la notion d’égalité, ou, ce qui revient au même, si ce n’est un peu plus, par la critique de plus en plus vive, de plus en plus âpre, du fait d’inégalité sociale et politique entre les hommes.

Mais le Nombre ne fut pas tout d’abord, dans la pensée des philosophes, et, conséquemment à cette pensée, le suffrage universel ne devait pas être, dans sa forme et figure, ou plus exactement dans son mode de vivre, dans sa manière de se conduire, dans ses façons et ses tendances, ce que les circonstances historiques l’ont fait. Tel que les plus hardis des livres l’avaient d’avance présenté, l’avènement du Nombre, ce devait être l’arrivée à la vie publique de la presque totalité de la nation, l’accession à un droit égal de presque tous, bourgeois, artisans, ouvriers et paysans, confondus en un seul peuple, d’une seule masse, d’un seul bloc. Tout ce qui n’était pas noble, d’une part, et, d’autre part, tout ce qui l’était, ou croyait, ou prétendait l’être ; d’une part, le petit nombre ou, quoique bien accru au cours des derniers règnes, le nombre encore relativement petit de ceux qui jusque-là avaient été privilégiés ; de l’autre, riches et pauvres ensemble, maîtres et compagnons ensemble, la foule de tous ceux qui jusque-là avaient été ou croyaient ou prétendaient avoir été oubliés, ou dédaignés, ou sacrifiés, et qui souffraient, jusqu’en sa décomposition, des iniquités du régime féodal, même vidé de son âme et tombé en lambeaux : le plus grand nombre, le grand nombre, le Nombre. C’était cela, ce fut cela, tant que le Tiers-Etat engloba aussi le Quart-État, tant que le Quart-État ne s’en détacha pas ou qu’il ne le détacha pas de lui ; tant que l’inégalité de fait ne parut pas faire obstacle à l’égalité de droit, tant qu’on ne médita pas de fonder sur elle une nouvelle inégalité de droit, ou qu’on ne se donna pas l’air, ou qu’on ne prêta pas à l’accusation de vouloir le faire ; tant que la bourgeoisie ne songea point à se constituer elle-même à l’état de classe privilégiée, de petit nombre en opposition avec un plus grand nombre, avec le grand nombre, avec le Nombre, ou tant qu’elle n’en eut pas l’air et qu’on ne put pas l’en accuser.

Les conditions dans lesquelles il fallut ensuite que le plus grand nombre conquît le suffrage universel allaient donner à cette institution le caractère et à l’État la physionomie que nous leur connaissons. Du fait même que le suffrage universel fut introduit malgré les censitaires et contre eux, ou tout au moins malgré et contre leur gouvernement, il fut, du premier jour, non point peut-être anti-capitaliste (ce serait trop dire), mais enclin à un certain anti-capitalisme. Si tout de suite il ne se tourna pas franchement, brutalement, obstinément contre l’argent, de bonne heure pourtant il eut du penchant à se roidir sur son « quant à moi, » avec quelque susceptibilité et quelque méfiance, en face de l’argent. Pour ne pas retomber dans les abstractions que nous voulons fuir, ne mettons pas non plus un grand A à « l’argent ; » disons plutôt que le suffrage universel leva et arma, quand même ils n’auraient pas passé aux hostilités immédiates, contre ceux qui avaient l’argent, ceux qui ne l’avaient pas, contre ceux dont la vie était large et facile, ceux qui n’avaient qu’une vie pénible et précaire, qui, pour l’avoir, étaient chaque jour obligés de la gagner, et qui encore, pour la gagner chaque jour, étaient chaque jour obligés de chercher de quoi et comment ; contre les riches et les heureux ou ceux qui avaient pécuniairement tout pour l’être, les pauvres, les malheureux ou les moins heureux, selon la division fondamentale des partis en tous pays et en tous temps.

Y veut-on une nuance de plus ? Même non tourné contre l’argent, contre ceux qui avaient l’argent, même non porté à se tourner contre eux, même non anti-capitaliste, le suffrage universel, dès son origine, et dans sa masse, était assurément acapitaliste ; assurément, il n’avait pas l’argent, il ne reposait pas sur l’argent. Les chiffres, deux chiffres seulement, le prouvent avec surabondance. D’une part, des censitaires à 200 francs : ils sont environ 240 000, en y comprenant, à défaut des « capacités » qu’on se refusait à y adjoindre gratuitement, et pour les représenter, cette poignée de savans à cent francs qui avaient fini par se glisser dans le bataillon doré, au grand scandale d’Auguste Comte : « Nos législateurs métaphysiciens ont introduit, il y a quelques années, dans la loi électorale française, une étrange disposition qui admet la qualité d’académicien à compter désormais pour 100 francs dans le cens électoral, sauf à compléter en espèces le reste de la capacité, etc.[5]. » D’autre part, des Français qui ne payent pas 200 francs de contributions directes et qui ne deviennent citoyens actifs que par la grâce du suffrage universel ; ils sont environ huit millions, soit une trentaine de fois plus. Néanmoins, on peut ne pas payer 200 francs de contributions et n’être pas absolument pauvre ; mais je n’ai pas dit qu’on le fût si on ne les payait pas. Tout ce que je dis, c’est que ceux qui ne les payaient pas et qui, ne les payant pas, n’étaient pas électeurs sous le régime censitaire, ceux-là, de toute évidence, n’avaient pas l’argent ; et que, ne l’ayant pas, ils étaient naturellement portés à se ranger, dans l’éternel et universel classement des hommes en partis, du côté de ceux qui ne l’avaient pas, qu’ils étaient d’instinct opposés à ceux qui l’avaient, et qu’ils étaient incomparablement le plus grand nombre.

Aujourd’hui, le corps électoral, sans élargissement nouveau, par le simple effet de l’accroissement normal de la population, est passé de huit millions à plus de onze millions. Voilà le nombre ; mais ce total, ainsi énoncé, ne nous dit rien : il faut que l’analyse nous découvre quel est le plus grand nombre, le grand nombre, le nombre du Nombre. Il ne nous sera pas possible d’apporter les chiffres précis et contrôlés que nous voudrions, faute d’un tableau statistique indiquant la répartition des électeurs par profession. Ce tableau m’avait grandement manqué, il y a une douzaine d’années, quand je commençai, avec l’Organisation du suffrage universel, mes recherches sur la Crise de l’Etat moderne ; je l’ai réclamé vainement ; on n’a pas pu alors, on ne peut pas encore me le fournir, et je dois reconnaître que les raisons qu’on en donne ne sont pas sans force. Il est manifeste, entre autres choses, qu’une telle fantaisie préside aux qualifications inscrites sur les listes électorales, qu’un relevé professionnel fait d’après ces listes mêmes ne serait en quelque sorte qu’une longue erreur. Mais enfin, cette souveraineté abstraite et métaphysique de la nation, en quelles personnes de chair et d’os, en quelles gens de quel métier s’in-carne-t-elle ? Où ces personnes, j’allais dire « réelles, » il vaut mieux redoubler et dire : où ces personnes « personnelles » du souverain sont-elles socialement situées ? Que font-elles dans la vie de chaque jour ? Le pain quotidien, d’où le tirent-elles ? de quelles ressources, de quel travail ? Et par là comment se classent-elles socialement et politiquement ? Les enquêteurs officiels, si curieux de tant de détails, avouent leur impuissance à nous procurer un renseignement exact et direct sur ce point, qui se trouve être un des plus importans où nous ayons besoin de leurs lumières ; nous, c’est-à-dire tous ceux qui voient en ses données multiples le double problème de ce temps. D’où la nécessité, pour s’éclairer tant bien que mal, de se livrer à toute espèce de supputations, qui, même méthodiquement menées, ne doivent aboutir qu’à des résultats, non pas tout à fait inexacts, peut-être, mais indirects, et, en mettant les choses au mieux, aussi incomplets qu’approximatifs. Le sage se contente de peu. Nous sommes encore très médiocrement outillés dans le domaine des sciences sociales et politiques.

En feuilletant l’Album graphique de la statistique générale de la France, Résultats statistiques du recensement de 1901, publié en 1907, et qui est, si je ne me trompe, le. document le plus récent dont nous disposions, il apparaît que « la population active totale » de la France, — autrement dit : la population occupée à des travaux professionnels quelconques, — était, en 1901, de 19 715 000 personnes, sur lesquelles 4 866 000 chefs d’établissement, en regard de 10 360 000 employés et ouvriers, à qui il y a lieu sans doute d’ajouter 4 130 000 travailleurs isolés et 315 000 chômeurs. Ici, de bonnes définitions seraient nécessaires, surtout celle du « travailleur isolé » et celle du « chef d’établissement. » Pour l’Office du travail, le « travailleur isolé » est donc l’artisan et le façonnier travaillant sans aide ni compagnon, l’ouvrier, travaillant généralement à domicile ; le « chef d’établissement » doit s’entendre même des plus petits établissemens, dont les « chefs » sont nécessairement dans une situation mixte et intermédiaire, à demi patrons, à demi ouvriers, et tantôt plus patrons qu’ouvriers, tantôt plus ouvriers que patrons. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les « travailleurs isolés » se rencontrent principalement dans les groupes professionnels de l’agriculture et des commerces divers, en particulier du vêtement, ce qui s’explique dès qu’on y réfléchit, et l’on pourrait en dire autant de beaucoup de « chefs d’établissement. » Ouvriers isolés et petits chefs d’établissement sont, parmi nous, les vestiges, du reste considérables, de l’ancien régime du travail.

Mais c’est le groupe des « employés et ouvriers » que nous devons regarder de plus près. Les « ouvriers, » il est aisé de le conjecturer, l’emportent de beaucoup sur les « employés, » — ici encore, une définition serait nécessaire, et il y a une ligne à tracer, — soit dans l’agriculture, soit dans certaines industries. Leur proportion, dans l’agriculture, est sensiblement égale à celle des « chefs d’établissement. » Combien de ces derniers doivent alors diriger de très petits établissemens, petits fermiers, petits métayers, petits cultivateurs, quel que soit le genre de tenure, avec une main-d’œuvre réduite au minimum, la seule main-d’œuvre familiale ! A peu près égale encore dans l’alimentation, la proportion est, en revanche, beaucoup plus forte, il y a cela crève les yeux, dans les industries textiles, dans le vêtement, dans les industries du bois, dans la métallurgie, beaucoup (et ce n’est pas assez dire), beaucoup plus d’ouvriers que de chefs d’établissement, même en prenant aussi bas que possible le « chef d’établissement. » Les employés enfin, que l’on distingue des ouvriers, ont la plus grosse part dans les transports, les divers commerces (où leur nombre balance à peu près celui des chefs d’établissement), les « professions libérales » et les « services publics généraux. » Au titre du service domestique, figurent dans la catégorie des « employés » des personnes qui y figureraient aussi bien, ou même mieux, comme « ouvriers. »

Ainsi, 10 à 11 millions au moins, 12 millions peut-être, et peut-être 14 millions de personnes contre 5 ou 6 millions peut-être, et, sur ces 5 ou 6 millions, combien, que tout rapproche plus du premier groupe que du second ; leurs origines, leurs sentimens, leur existence même ; combien de petits et parfois de tout petits « chefs d’établissement » qui sont, en réalité, plus près des « ouvriers » qu’ils ne le sont de leur voisin de colonne dans le tableau, le gros industriel occupant des centaines ou des milliers de travailleurs ! Telle serait, en somme, chez nous la répartition du nombre, selon les « intérêts de classe, » si « l’intérêt de classe » est vraiment tout ce que l’on dit qu’il est. Mais ces 19 ou 20 millions de personnes sont toutes « actives » quant au travail ; elles ne le sont pas toutes quant à l’État ; toutes actives professionnellement, elles ne le sont pas toutes politiquement : on y compte des femmes, des mineurs et des incapables. Il ne paraît pourtant pas douteux qu’en transportant dans l’ordre politique quant au suffrage ce qu’on vient de relever dans l’ordre économique quant à la position, les proportions ne demeurent sensiblement les mêmes. Les intérêts, — ce que d’autres appellent : « les intérêts de classe, » — et, en tant qu’ils les déterminent ou qu’ils les commandent, les opinions se rangent donc ainsi : et ainsi, des deux tas qu’on en peut imaginairement former, le plus gros dépasserait l’autre du tiers ou de la moitié de sa hauteur.

Je prends bien garde de ne pas oublier que, tant de millions de personnes étant en cause, toutes n’ont pas sans doute la claire et sûre perception de leur intérêt, ni même de ce qu’elles croient ou de ce qu’on leur affirme être leur intérêt ; que beaucoup, si ce n’est la plupart, se décident par bien d’autres et de tout autres raisons, si ce n’est sans raison et contre toute raison. Je sais la place qu’il faut faire à la pression, à la corruption, aux tentations, aux menaces, à la camaraderie, à la crainte, aux mille dépendances matérielles et morales qui emprisonnent les hommes dans l’entre-croisement de leurs liens, tantôt des chaînes et tantôt des fils, visibles ou invisibles. Je n’élimine rien de tout ce qui peut venir obscurcir « l’intérêt de classe, » le combattre et l’affaiblir ; mais je dis, ou plutôt je répète qu’au faire et au prendre, dans la mesure où il est permis de diviser la société en classes et de retrouver en cette division les cadres de ces deux partis éternels et universels, le parti des gens qui, selon des proportions extrêmement et presque infiniment inégales d’ailleurs, de fort peu à énormément, détiennent l’argent, et le parti de ceux qui courent après, le nombre est du côté de ceux qui ne l’ont pas, de ceux qui n’ont pas d’ « établissement » ou n’en ont qu’un si précaire qu’ils sont sans cesse en danger de n’en plus avoir, de ceux enfin qui doivent chaque jour demander à un travail manuel ou intellectuel ou mixte, comme ouvriers ou comme employés, la subsistance de ce jour.

Sur les 37 hommes occupés à des travaux agricoles quelconques pour 100 hommes au total (hommes seulement), lesquels 37 pour 100 représentent la part de l’agriculture dans l’ensemble du travail français, combien ne sont que des journaliers, ou, quel que soit le temps pour lequel ils s’engagent, quelle que soit la forme de cet engagement, que des ouvriers n’ayant à louer, avec l’effort de leurs bras, que les petites connaissances tout empiriques, la routinière habitude qu’ils ont héritée, la pratique des champs et des bêtes qu’ils ont acquise ? Et sur les 6 993 202 personnes actives (personnes, et non plus hommes : des femmes et des enfans sont compris, dans ce chiffre), ou, pour conserver autant qu’il se peut le même rapport, sur 37 personnes occupées dans l’industrie pour 100 personnes actives au total, combien y a-t-il d’ouvriers ? Combien y a-t-il, sinon d’électeurs certains, du moins d’électeurs possibles et probables ? D’abord, combien y a-t-il d’ouvriers mâles et d’âge électoral ? J’ai posé la question à l’Office du travail, qui a eu l’obligeance de me répondre :

« D’après le recensement de 1901, le nombre des ouvriers et employés du sexe masculin, âgés de vingt et un ans et plus, habituellement occupés dans les établissemens industriels de transformation, transports et manutention, se décompose comme suit :


Ouvriers 1 863 131
Employés 315 259
Ouvriers et employés sans travail 119 726
2 298 116

« Ne sont pas compris dans le total les ouvriers isolés travaillant habituellement en dehors des établissemens industriels (artisans et façonniers travaillant seuls, ouvriers à domicile, etc.).

« Le nombre des ouvriers agricoles du sexe masculin, de vingt et un ans et plus, se décompose comme suit :


Ouvriers 1 196 455
Employés 5 663
Ouvriers et employés sans travail 30 967
1 233 085

« Ne sont pas compris dans ce total les travailleurs isolés. » Sans doute il est regrettable que ces chiffres soient déjà vieux de sept ans, mais on peut être assuré que, dans l’ensemble, et pour ce que nous en voulons faire, ils sont encore bons : regrettable aussi que la note ne dise rien des « travailleurs isolés, » mais il n’en reste pas moins certain, ou très probable (et peutêtre ne fallait-il pas tant d’affaires pour en arriver à la simple constatation d’une vérité aussi banale, bien que la réalité ne soit pas toujours ce qu’on est persuadé qu’elle est, et qu’il soit bon de vérifier même les « vérités » banales) que, si l’on additionne ouvriers de l’industrie et ouvriers de l’agriculture, mâles et âgés de plus de vingt et un ans, c’est-à-dire, sauf accident, électoralement qualifiés, là est le nombre.

Réservons la question de savoir s’il est correct de les additionner ou si, dans bien des cas du moins, les intérêts des ouvriers agricoles, autant que leurs vues et leurs idées, ou leurs instincts et leurs tendances, ne diffèrent pas de ceux et de celles des ouvriers de l’industrie, au point même de s’y opposer. Il y a là-dessus un aphorisme célèbre de Karl Marx : « On peut dire que l’histoire économique de la société roule sur l’antithèse des villes et des campagnes. » Cela est-il vrai ? Cela est-il toujours vrai ? N’est-ce pas un peu moins vrai que jadis, et n’est-ce pas de moins en moins vrai ? Mais si c’était toujours aussi vrai, si, cette seconde position de la question étant la bonne, on devait renoncer à faire des uns et des autres une seule masse, et compter à part ceux-ci et ceux-là, il semble que, dès que rentreraient en ligne les travailleurs isolés, dont les rangs se grossiraient de minimes chefs d’établissement qui, eux aussi, ne sont, à tout prendre, que des travailleurs, les ouvriers agricoles l’emporteraient, et ce serait eux le plus grand nombre du nombre.

Mais le nombre en lui-même, à lui seul, le nombre pur, brut, « arithmétique, » n’est pas tout : c’est ici que, nécessairement, d’autres élémens interviennent, et, en premier lieu, un élément de fait des plus considérables. Certains ne manqueraient pas d’évoquer, à ce propos, « le prolétariat conscient et organisé, » différent de l’autre, opposé à l’autre, qui, suivant eux, ne serait ni « organisé, » ni « conscient. » Sans discuter pour le moment sur la propriété de ces épithètes, l’élément de fait est celui-ci : tandis que les ouvriers agricoles sont dispersés ou plutôt dispersés, les ouvriers de l’industrie, au contraire, sont concentrés ou plutôt concentrés, et par cette considération s’explique que, dans la statistique ci-devant rapportée, ils paraissent être d’un gros million plus nombreux, travailleurs isolés déduits, que les ouvriers agricoles. Tandis que les plus, grands groupemens d’ouvriers agricoles sont encore relativement faibles et d’ailleurs temporaires, les ouvriers de l’industrie demeurent groupés, serrés, toute la journée, en toute saison, d’un bout de l’année à l’autre et d’une manière permanente.

Jusqu’où est poussée cette concentration, en volume et en densité, les recherches de l’Office du travail ne nous mettent pas non plus à même de le dire avec précision. « Il n’a pas été possible, ajoute la note, d’établir par sexe et par âge le nombre des ouvriers et employés de l’industrie au point de vue de l’importance des établissemens. » Pourtant, « le recensement a relevé exactement le personnel occupé dans les établissemens n’employant pas plus de dix salariés : par différence, il a évalué le nombre des personnes employées dans les autres. Il a obtenu les résultats suivans pour les établissemens industriels (non compris les entreprises de transports) :


Établissemens Nombre de personnes occupées «
De 0 à 10 salaires 1130 851 soit 32 p. 100
De 11 à 100 — 691 00 — 20 —
Plus de 100 — 1 704 860 — 48 —
3 526 811 100

Le personnel total des établissemens occupant plus de 500 personnes s’établit à 670 900. »

Faisons attention que de nouveau il s’agit du personnel total, femmes et mineurs compris ; que, par conséquent, nous n’avons pas le chiffre exact qui marquerait le degré de concentration de la classe ouvrière ou, moins ambitieusement, de la majorité des ouvriers de l’industrie, considérée comme masse électorale. A la rigueur, toutefois, ce que nous avons nous suffit. En supposant, ce qui n’a rien de téméraire, que la proportion est la même pour les ouvriers mâles et majeurs que pour l’ensemble du personnel y compris les femmes et les enfans, il ressort clairement de la lecture du tableau que deux sixièmes environ des ouvriers de l’industrie sont déjà concentrés, un sixième plus concentré encore, les trois autres sixièmes très concentrés ; et, de ces trois derniers, un sixième atteint le point le plus haut de la concentration industrielle, en établissemens qui occupent plus de 500 personnes.

Ce groupement, ce resserrement continu, ce contact intime et perpétuel, en accroissant singulièrement la force des ouvriers réunis dans un même atelier pour un même travail, leur assure, par rapport aux ouvriers dispersés ou isolés, et l’on pourrait dire par rapport à toute autre catégorie de citoyens, une supériorité incontestable. Leurs dizaines et leurs centaines s’ajoutent en dizaines et en centaines à la gauche du nombre ; elles le multiplient, elles le portent à la dixième, à la centième puissance. Le théoricien socialiste, et, qu’il le veuille ou non, un peu anarchiste, de la violence, entendue surtout de la grève générale, M. Georges Sorel, aime à parler de « la bataille napoléonienne ; » c’est par une espèce de bataille napoléonienne qu’il espère voir un jour écraser la société capitaliste. Avant de l’avoir lu, j’avais, pour en faire une application moins « catastrophique, » songé à la même image. Or, le secret de la bataille napoléonienne résidait, au dire des connaisseurs, dans le souci et dans l’art de pouvoir jeter, au moment décisif, sur le point décisif, le plus grand nombre possible d’hommes liés entre eux par la plus forte cohésion possible.

Tout de même, c’est cet effort victorieux que permettrait, s’ils étaient bien conduits, dans les batailles du nombre, dans les élections au suffrage universel, la concentration permanente des ouvriers de l’industrie, phénomène dont on ne saurait exagérer l’importance non seulement économique, mais politique. Il y a longtemps qu’à propos de ce qu’il appelait « la condensation progressive de notre espèce, » sa « condensation continue, » Auguste Comte a montré le grand compte qu’il fallait tenir moins encore de l’augmentation absolue du nombre des individus que de « leur concours plus intense sur un espace donné » comme « élément général concourant à régler la vitesse effective du mouvement social, » à « stimuler directement d’une manière très puissante au développement plus rapide de l’évolution sociale. » Un peu de plus, Comte disait que l’homme en est remué jusqu’au fond de son être : « L’homme isolé, et dont l’intelligence n’a point été éveillée, est de sa nature, comme tout autre animal, éminemment conservateur. Ce sont, d’ordinaire, les inépuisables désirs inspirés par les rapprochemens sociaux… qui suggèrent principalement le besoin et la pensée des changemens graduels de la condition humaine[6]. » Ce qui était vrai, en une certaine mesure, de la simple condensation, du simple concours plus intense sur un espace donné d’une population de toutes classes et d’occupations différentes, ne peut que l’être bien davantage de la concentration d’une seule classe en un même lieu, en un même métier, pour un même travail.

Double ou triple concentration. — D’abord, une concentration géographique par régions. D’une manière générale, on peut dire de l’industrie française qu’elle se rassemble et comme se condense, ou bien — pourquoi craindre de répéter le mot, si c’est le mot ? — qu’elle se concentre en trois groupes : l’un au Nord de la Seine, ayant son maximum de densité dans les départemens du Nord, des Ardennes, de Meurthe-et-Moselle, le territoire de Belfort et l’îlot que forme le département de la Seine ; très puissant et pesant encore dans le Pas-de-Calais, la Somme, la Seine-Inférieure, l’Oise, l’Aisne, la Marne, l’Aube, Seine-et-Oise, etc. Le deuxième groupe est le groupe lyonnais, avec son maximum de densité dans le Rhône, la Loire et l’Isère ; le troisième est le groupe du Sud-Est, avec son maximum de densité dans le Gard et dans les Bouches-du-Rhône.

Ensuite, une concentration par industries : surtout dans la métallurgie, les mines et minières, les industries textiles, la papeterie, la céramique et la verrerie, où se trouvent les établissemens occupant le plus grand nombre d’ouvriers ; et cette concentration des ouvriers par industries se combine avec la concentration des industries par régions, car les plus grands établissemens de ce genre sont situés principalement dans le territoire de Belfort, les départemens de Meurthe-et-Moselle, des Vosges, de Saône-et-Loire, du Doubs, du Pas-de-Calais, du Nord, de la Loire, de l’Isère et de l’Aveyron. En outre, il est à remarquer que c’est une concentration croissante. Des discussions se sont souvent élevées, dans les assemblées politiques ou savantes, sur ce sujet : les industries vont-elles réellement se concentrant ? et les deux avis, le pour et le contre, oui et non, ont été soutenus. Que si, au lieu de choisir pour critérium le nombre des établissemens, qui prouvera bien plutôt ou la disposition à entreprendre ou la capacité de persévérer, on prenait le nombre des ouvriers par établissement, l’observation serait démonstrative : le phénomène apparaîtrait alors, il éclaterait en pleine évidence. Tandis qu’en 1896, le nombre des ouvriers occupés dans les établissemens employant de 1 à 10 ouvriers était de 1 133 000, il n’est plus que de 1 131 000 environ, en 1901. Dans les établissemens employant de 11 à 100 ouvriers, le personnel occupé est tombé de 853 000, en 1896, à 651 000, en 1901 ; soit, pour les petits établissemens, une légère, et, pour les moyens, une sensible diminution. En revanche, le nombre des ouvriers travaillant dans des établissemens qui occupent de 101 à 1 000 personnes est monté de 811 000 à 1 264 000 ; et celui des ouvriers occupés dans des établissemens employant plus de 1 000 personnes, de 313 000 à 441 000 ; soit, pour les grands et les très grands établissemens, une notable augmentation. Ainsi, du point de vue où nous nous plaçons pour étudier la crise de l’État moderne, — sa double crise, économique et politique, — le fait est dûment établi, et le constater simplement dispense de le commenter : il se forme sur le corps français, — qu’on me passe cette image encore, j’y vais mettre des « comme » et des « presque, » — comme des nœuds ou des paquets de muscles, comme des centres nerveux, comme des points de congestion : il s’en forme de plus en plus, ou ceux qui se sont déjà formés deviennent de plus en plus gros.

Enfin, troisième concentration, qui imprime au mouvement sa direction et en dégage le caractère : la concentration des ouvriers par les syndicats professionnels, les unions de ces syndicats, et l’Union de ces unions, pour ne citer que le nom (et n’en rien dire de plus) de ce suprême organe, au moins extra-légal, la Confédération générale du Travail. Cette concentration par le syndicat, comme l’autre, — quoiqu’un instant arrêtée entre 1895 et 1899, si bien que, sur les graphiques, la ligne se brise à ces années-là, — est cependant très perceptible. On compte plus de 3 500 syndicats ouvriers, avec plus de 600 000 membres en 1900[7], contre environ 1000 syndicats et environ 100 000 membres en 1890. Il est vrai que, dans le même temps qu’ils sextuplent leurs adhérens, les syndicats patronaux doublent les leurs, et que les syndicats agricoles, partis sans hésitation, montent en fusée de 250 000 membres environ en 1890 à 600 000 aussi en 1900[8]. Mais c’est certainement s’exprimer en termes modérés que de dire des syndicats patronaux qu’ils sont demeurés beaucoup plus professionnels que les syndicats ouvriers et qu’ils ne font pas dans l’Etat, à côté de lui, ou en face de lui, la même figure, le même geste politique. Quant aux syndicats agricoles, à part quelques tentatives toutes récentes et encore très limitées, ce ne sont guère des syndicats ouvriers, ce sont à peine des syndicats : le même mot couvre tout autre chose.

De ces diverses considérations, ou mieux de ces observations concordantes, il résulte que le nombre, non peut-être absolu, mais concentré, discipliné, entraîné, mobilisable, maniable, le nombre politiquement efficace dans les batailles électorales, est là, chez les ouvriers de l’industrie ; plus concentré, et par conséquent plus aisément et plus rapidement mobilisable, plus maniable, plus efficace encore chez les ouvriers de la grande, plus grande ou très grande industrie. Je suis bien décidé à citer, dans la suite, le moins de chiffres qu’il se pourra, et je m’excuse d’en avoir déjà tant donné ; néanmoins, il serait regrettable que, faute de s’appuyer sur eux, ce qui est un fait, et un fait de telle conséquence, risquât de passer pour n’être qu’une phrase. Nous disons donc, les chiffres sous les yeux, mais ce fait aussi de la concentration industrielle présent à l’esprit, et bien que deux ou trois millions ne fassent pas, arithmétiquement, la majorité de 11 millions, que voilà le Nombre armé, la Garde, jeune ou vieille, avec qui pourra un jour être livrée, devant le suffrage universel, une bataille napoléonienne. Les régimens sont prêts, recrutés par usines, embrigadés par syndicats, endivisionnés par fédérations ; ils font leurs exercices de mobilisation, dans ces référendums, suscités périodiquement par les syndicats, — avant-hier les typographes, hier les sous-agens des Postes, ou les agens des chemins de fer, — qui sont comme les grandes manœuvres du suffrage universel ; il n’y manque que le Napoléon, que l’Homme qui doit venir, et qui peut venir. Si cet homme vient, dès qu’il sera venu, il aura sous sa main et dans sa main plus d’hommes qu’on ne lui en saurait assez vite et assez unanimement opposer.

Sans doute, pour que l’affirmation prît toute sa valeur, il faudrait qu’il n’y eût d’autre part aucun mobile agissant en sens divergent ou inverse, que l’intérêt de classe apparût si certain qu’il fût aperçu de tous et si pressant qu’il fût obéi de tous : il faudrait qu’il n’y eût en dehors, à côté de cet intérêt, et peut-être contre lui, aucune autre force qui fît ou contrepoids ou bascule : ni tradition de subordination ou de respect, ni soumission héréditaire à une sorte de tutelle ou de patronage, ni posture adoptée, ni pli imprimé, ni geste cliché dans les moelles, ni vanité, ni ambition, ni désir de s’élever ou de sortir de sa classe, aucun coefficient personnel, rien qui pût, en voilant et cachant l’intérêt de classe, en découvrant et débridant les instincts égoïstes, diminuer d’autant de défections individuelles la puissance de choc de la masse. Mais, précisément, ces mobiles, déjà assez faibles, vont constamment s’affaiblissant encore : et le groupement, continuel et permanent, des ouvriers de l’industrie par régions, par usines et par syndicats, qui, au contraire, va sans cesse croissant, est en lui-même et à lui seul un fait d’une telle portée, que, tout compensé, la proposition demeure vraie. Il est difficile, en effet, de concevoir des conditions meilleures, d’imaginer un milieu plus favorable au jeu de ces deux grands facteurs, moteurs ou excitateurs des actions humaines : la propagande par la parole et par l’exemple, surtout, en quelque manière, spontané, naturel, qui n’a pas l’air d’être donné, et sa contrepartie, l’imitation, surtout l’imitation en quelque manière réflexe, inconsciente, qui n’a pas l’air d’être sentie.

Ne craignons pas d’insister sur ce point : d’autres catégories de citoyens se réunissent à de certaines heures pour d’autres objets, le culte, l’enseignement, la libre-pensée, l’étude, la discussion, ou simplement le plaisir : et puis, chacun rentre chez soi et il y reste jusqu’à la semaine, ou jusqu’au mois, ou jusqu’à l’année qui vient. C’est pourquoi je serais tenté de dire qu’il n’est pas sûr qu’il y ait d’autres classes, mais il est sûr qu’il y a une classe ouvrière. Car les centaines ou les milliers d’ouvriers d’une usine ne se réunissent pas de loin en loin, à certains jours : ils sont nécessairement réunis, toute la journée, neuf ou dix heures au moins sur douze, et six jours au moins sur sept, quelquefois plus, dans un contact qui les enchaîne, qui les engrène pour le travail comme les crans d’une roue dentée, une spécialité professionnelle commandant l’autre, et qui met en une association obligatoire, forcée, inévitable tout leur être à toute sa tension. Cela dans l’usine ; mais, hors de l’usine, à ses portes, l’action également concentrante du syndicat s’exerce, elle aussi, sans relâche, surtout depuis qu’à tort ou à raison, en bien ou en mal, mais en fait, le syndicat a pris dans la vie ouvrière le rôle qu’il y a pris, et qui est en passe de grandir encore singulièrement avec les règles qui tendent à s’établir touchant le contrat collectif de travail, puisque, le syndicat une fois reconnu comme partie réellement contractante, l’ouvrier, sous peine de ne pas travailler, pourra de moins en moins s’y soustraire. Le reste, universités populaires, cercles d’études, comités même, — sauf les formations proprement actives, les sections du parti socialiste dit unifié, — il est peut-être permis d’en faire pour quelque temps assez bon marché, de n’y voir guère que des parlotes, et de ne pas leur accorder d’autre importance que celle que peuvent avoir des couveuses à politiciens. Mais je dis seulement pour quelque temps, et ici, en dépit du proverbe, il ne faudrait pas donner trop de temps au temps, qui ne serait probablement pas galant homme. L’usine et le syndicat suffisent d’ailleurs, nous l’avons montré, à préparer pour les batailles électorales cette fraction considérable du nombre, les ouvriers de l’industrie, à laquelle sa concentration même donne une force bien plus considérable encore, et qui, étant la plus maniable, pourrait être, dans ces batailles, la plus considérable des forces.

On peut répondre que jusqu’à présent il n’y a pas paru, au moins d’une manière éclatante, que les batailles électorales ont été engagées sur un terrain choisi par d’autres, et que, si la classe ouvrière a pu fournir son contingent, ce n’est pas elle qui a fourni les cadres. Oui, de par l’espèce de loi historique qui fait de la question religieuse, depuis des siècles, le fond de toutes les querelles dans ce pays, parce qu’aussi ils ont gardé la superstition de « l’homme instruit, » et que l’homme instruit, pour eux, c’est le bourgeois radical, parce que certains d’entre eux éprouvent une sorte de haine animale contre « la calotte, » et que beaucoup qui ne l’éprouvent pas font, pour ne pas se faire « blaguer, » comme s’ils l’éprouvaient, les ouvriers ont en majorité, vraisemblablement (autant qu’il est permis de le conjecturer), apporté leur appoint à la bourgeoisie radicale, à cause de son anticléricalisme affiché qui les attire, sans que la vulgarité, la pauvreté d’esprit, la médiocrité, la nullité de cette bourgeoisie les repousse. Ceux qu’on appelle les meneurs savent du reste ce qu’on peut tirer d’elle, comment on peut la faire marcher, jusqu’où l’on peut la faire aller par la menace, et de quoi elle a peur. Ils la tiennent plus qu’elle ne les tient.

Au surplus, tous les sujets s’usent, même ceux qu’on eût dits éternels ; celui-là, l’anticléricalisme, est déjà à demi, et sera bientôt tout à fait usé. Alors, d’autres questions, de celles que, ne le voulant pas ou le voulant, maladroitement ou trop adroitement, on écartait, ou l’on retardait, se poseront : c’est autour d’elles, à propos d’elles, que se livreront les batailles légales du nombre. Disons bien : les batailles légales : des autres, — quoiqu’il y ait peut-être à les prévoir, — du miracle que doit accomplir « la violence, » nous n’avons pas à nous occuper en cet essai où l’on voudrait traiter positivement, historiquement, évolutionnairement et non révolutionnairement, de la Crise de l’État moderne.

Pour qu’il y ait une crise de l’État, il faut qu’il y ait un État, et que la crise ne soit pas la mort. Or, s’il y a encore un État, et tant qu’il y en aura un ; s’il naît encore des hommes d’État et tant qu’il en restera un seul ; s’il y a encore une loi, et tant que cette loi aura à son service une force que n’annihile pas la force déréglée et effrénée du nombre ; tant que le nombre, par une véritable trahison envers ce que toutes les classes mettent en commun dans l’État, n’opposera pas, jusque sous les armes, une classe à l’État lui-même, l’homme d’État saura ce qu’il a à faire contre la violence, il se rappellera que la force de la loi ne lui a pas été confiée pour rien. Mais il est des batailles légales, dont l’enjeu n’est guère moindre, où le Nombre peut et doit être légitimement victorieux, tourner de son côté la force de la loi, et, à l’avantage d’une classe, faire pencher vers elle tout l’État.

À présent que j’ai dit, en termes concrets et suffisamment clairs, ce que j’entendais par le Nombre, — c’est le suffrage universel, et, dans le suffrage universel, c’est la classe ouvrière représentée surtout par les ouvriers de la grande industrie, qui, s’ils ne sont pas le nombre mathématiquement, arithmétiquement, le sont néanmoins, du fait de leur concentration, socialement et politiquement, — j’espère que « la nuée » est crevée et que le brouillard est dissipé.


CHARLES BENOIST.

  1. Les quatorze articles dont se compose le tome Ier (1 vol. in-8, Plon) ont d’abord paru ici même, de 1900 à 1904.
  2. Aug. Comte, Cours de philosophie positive, 49e et 51e leçons, t. IV, p. 334 et 532.
  3. Cours de philosophie positive, 47e leçon, t. IV, p. 210-223.
  4. L’Ancien Régime et la Révolution, ch. XV, p. 241 à 250.
  5. Cours de philosophie positive, t. IV. 46e leçon, p. 170, note.
  6. Cours de philosophie positive, t. IV, 50e et 51e leçons, p. 447 et 513.
  7. 5 322 syndicats et 896 000 adhérens au 1" janvier 1907 (Dernière communication de l’Office du travail).
  8. Un peu plus de 716 000 au 1er janvier 1907.