La Crise du travail dans Paris depuis la guerre civile

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LA CRISE DU TRAVAIL


DANS PARIS




Il n’est que trop opportun, en ces tristes circonstances, de calculer les pertes énormes que cette déplorable guerre civile, qui tarit toutes les sources du travail parisien, a déjà infligées à la grande famille des ouvriers de la capitale. Quoique difficile et délicat, ce bilan n’est pas impossible à établir. Il doit nécessairement en résulter d’ailleurs plus d’un sujet de réflexions utiles pour le rétablissement et la consolidation de la paix sociale. On s’est donc appliqué à réunir des indications positives sur les effets d’une crise sans exemple dans les annales du travail. Tout en nous aidant de documens plus ou moins anciens, qui servent de points de départ et de termes de comparaison, nous les avons complétés par des recherches récentes relatives au dernier état des choses. On ne craint pas de trouver ici l’opinion publique indifférente ou distraite ; les émotions, les anxiétés de tous se lient de trop près aux cruelles épreuves qu’embrasse cette étude. Les résultats de la crise économique ne sont pas un des moins saisissans aspects de cette question, qui semble tenir en suspens la vie de la France entière.

Autre circonstance non moins significative : le pays, abusé si souvent depuis le début de nos malheurs par des récits imaginaires, parfois puérils, appelle visiblement de ses vœux quelque thème solide où puisse enfin s’arrêter sa pensée. Il est comme altéré de ces notions précises et sûres dont il a été sevré comme à plaisir dans toutes les branches des informations publiques. Or, dans notre cadre, il n’y a point de place pour les inventions de fantaisie. Les données qu’il renferme, à raison même de leur objet, ont l’avantage de diriger l’attention sur les côtés les plus réels et les plus sensibles de la vie journalière des masses. De cette façon, elles tendent forcément à nous faire voir les choses telles qu’elles sont, car on dirait que la guerre étrangère, avec ses folies, ses malheurs, ses crimes, a rendu tous les yeux plus ou moins troubles. Est-il étonnant qu’à Paris surtout, après les douleurs d’un siège si héroïquement supporté, il soit resté dans l’atmosphère morale une sorte de nuage qui obscurcit la vue et altère le jeu habituel du raisonnement ? En cet état des esprits, le sentiment de la réalité est devenu un suprême besoin, une condition de salut.

Les réflexions qu’on va lire s’adressent surtout à ces ouvriers, à ces contre-maîtres sensés et laborieux, comme il y en a tant dans les ateliers de la capitale, et qui sont directement atteints par les malheurs actuels, — à ces petits patrons, à ces petits commerçans, véritables ouvriers eux-mêmes, qui connaissent si bien les conditions du travail dans Paris et la vie des familles ouvrières. Amis les uns et les autres, par un instinct irrésistible, quoique trop vague, du progrès social et de la justice, ils savent très bien, en temps ordinaire, démêler le fort et le faible des intérêts. Leur influence est précieuse pour faire pénétrer une idée parmi la masse de la population parisienne ; c’est au milieu d’eux qu’elle a ses chefs immédiats. Ce serait peine perdue que de vouloir abuser ces hommes-là sur la situation économique qui les presse ; on ne peut prétendre qu’à éveiller leur attention sur telles ou telles conséquences de faits irrécusables. La seule idée pratique consiste à préciser les traits du tableau, et à dégager le rapport entre la cause et l’effet.

Dans les régions sociales où l’on est moins familier avec les questions industrielles, avec la vie quotidienne du travail, on reconnaît bien vite cependant si la méthode d’observation est sûre, et si le but est nettement défini. On sent à merveille que l’opportunité, le mérite, la portée de telle ou telle mesure, peuvent dépendre d’une exacte connaissance des élémens si complexes, et au premier abord si embrouillés, qui caractérisent en ce moment la crise du travail dans Paris. À tous les points de vue, — à celui des intérêts de l’ouvrier, à celui de la politique, à celui de la paix sociale, — l’analyse des effets de cette crise ne saurait être ni trop prompte, ni trop précise.


I.[modifier]

Il est essentiel avant tout de se faire une idée exacte des proportions que le travail industriel présente dans la capitale. Là-dessus, les renseignemens ne manquent point, nous en possédons au contraire de certains, ou qui ne laissent qu’une bien faible place à la conjecture. On sait effectivement à quoi s’en tenir quant au chiffre des affaires annuelles, quant au total des loyers payés par l’industrie et au nombre des ouvriers qu’elle occupe habituellement. Ces comptes ont été dressés à diverses époques ; ceux que la chambre de commerce de Paris avait consignés dans une enquête spéciale faite avec beaucoup de soin sur l’année 1860 conservent une légitime autorité. Ils nécessitent évidemment de plus nouvelles investigations ; mais rien n’a été changé au cadre qu’ils embrassent depuis qu’ils ont été recueillis. Ils s’appliquaient déjà au nouveau Paris, tel que venait de le constituer l’annexion de la banlieue jusqu’aux fortifications.

La somme des transactions annuelles était alors évaluée à près de 3 milliards 1/2 de francs (3 milliards 369 millions). Et pourtant il ne s’agissait à ce moment-là, comme il ne s’agit pour nous à l’heure présente, que des professions industrielles, c’est-à-dire des exploitations qui réclament l’emploi d’ouvriers, en comportant une transformation de matières, une manipulation plus ou moins développée. La masse des affaires purement commerciales n’entrait point en ligne de compte, et nous la laisserons également en dehors de nos calculs. Les chiffres de 1860 se sont grossis par le cours naturel des choses durant un intervalle de dix années. C’est indubitable ; d’après l’avis d’hommes très compétens en de telles matières, l’accroissement ne saurait être estimé à moins de 10 pour 100, ce qui élève le montant total actuel à près de 4 milliards. La différence eût même été plus large sans les fautes commises dans la gestion des ressources de la cité parisienne, qui avaient ce fâcheux résultat, — et ce n’était pas le seul inconvénient, — de détourner les capitaux des voies normales de la production. Pour les loyers industriels, la marche ascendante a été plus marquée. On le croira sans peine, si l’on songe à l’entraînement général qui poussait tout le monde vers des augmentations exagérées devenues en quelque sorte contagieuses. Aussi est-il impossible, d’une époque à l’autre, de ne pas admettre une élévation de 25 pour 100. Comme on fixait le chiffre à 107 millions en 1860, on peut hardiment le porter à 133 millions pour 1870.

Sans doute ce sont là pour nous des témoignages d’une réelle valeur sur l’importance du mouvement industriel dans la grande cité. Au point de vue où nous nous sommes placés cependant, l’intérêt principal s’attache au troisième élément d’appréciation, je veux dire au nombre des ouvriers employés par l’industrie. Otez ce chiffre, et vous chercheriez en vain à déterminer les pertes essuyées dans les rangs du travail. Certes on ne doit pas prendre actuellement pour bases les données pures et simples applicables aux années qui viennent de s’écouler. Ce serait excessif ; on n’ignore point que, par suite des malheurs et des fautes qui nous ont conduits au bord de l’abîme, les nombres antérieurs s’étaient assez notablement réduits depuis neuf ou dix mois. Il faut placer dans la balance le poids de nos calamités, afin de déterminer avec justesse l’état présent des choses. Auparavant notons qu’en combinant comme tout à l’heure les relevés de 1860 avec des indications plus neuves, on peut dire que nous devions avoir dans Paris, l’an dernier à pareille époque, un effectif d’environ 600,000 ouvriers. Inutile de faire remarquer qu’on embrasse dans ce calcul les hommes, les femmes et les enfans au-dessous de 16 ans attachés à un labeur industriel. On y comprend encore, comme le faisait du reste l’enquête de 1860, les ouvriers travaillant seuls, sans ouvrières, les sous-entrepreneurs et les façonniers, comme il en existe dans beaucoup de professions, et qu’on a quelquefois, mais à tort, pris les uns et les autres pour des patrons. Il va de soi que les ouvriers des établissemens ou services publics, tels que les abattoirs, les boulangeries des prisons et de l’assistance publique, de la monnaie, du gaz, de la manufacture des tabacs, etc., figurent encore dans l’effectif général. Eh bien ! quoique la réduction n’ait porté qu’exceptionnellement sur ces derniers, nous appliquons la diminution à la phalange considérée dans son ensemble, et nous la supposons tout de suite d’un sixième, autrement dit de 100,000 individus : il en reste encore 500,000 livrés à tous les hasards du déchirement social.

Ici pourrait surgir une objection relative à cet effectif, et au-devant de laquelle nous devons aller. Comment prétendre, dira-t-on peut-être, que tous les travailleurs auraient été occupés, même sans la guerre civile ? L’objection est juste ; on doit accepter en effet quelques réserves, et nous ne les avons point omises à l’occasion, ainsi qu’on le verra dans la suite ; seulement ces réserves se limitent à un bien petit nombre d’applications. Voici pourquoi. En fait d’articles fabriqués à Paris, c’est un fait notoire que le vide est énorme dans tous les magasins de la province et des pays étrangers. J’ai pu le constater par moi-même sur plusieurs points de la France. Des déclarations rendues publiques en font foi partout. Les demandes abondent : ce n’est plus le négociant qui sollicite l’acheteur, c’est bien ce dernier qui assiège la boutique du marchand. Le passé ne répondait-il pas d’avance d’un pareil résultat ? Oui, à toute stagnation un peu violente et un peu prolongée des affaires, on a toujours vu succéder un essor plus ou moins actif. L’année 1849 par exemple avait permis non-seulement de liquider les pertes de l’année précédente, mais encore de recueillir de notables bénéfices. Il en avait été de même après la révolution de 1830. Sans la guerre civile, et sauf quelques exceptions qui seront notées plus loin, la reprise du travail dans les ateliers parisiens, petits et grands, était imminente et forcée.

Au lieu de cet élan si propice qui aurait porté le gain de l’ouvrier à son taux normal le plus élevé, qu’avons-nous eu ? Hélas ! la controverse n’est point possible ; les faits sont là, ils frappent, ils affligent tous les regards. À peine a-t-on le courage de les envisager, car les cœurs sont aussi cruellement éprouvés que les intérêts. En réalité, l’affaissement du travail a été complet et immédiat : les forces ont été paralysées. La valeur productive de l’homme qui sollicite les meilleures tendances de sa nature a été sacrifiée, dédaignée, pour ne laisser place qu’à ces élans destructeurs, dont la guerre civile a toujours fomenté les tendances les plus funestes et les plus perverses.

Déjà, d’après les premiers indices que nous venons d’exposer sur l’activité habituelle du mouvement industriel dans Paris, on a pu se figurer l’étendue du mal, la gravité des désastres. On a pu pressentir encore qu’avec la fortune de la capitale, c’est l’avoir, le gain, la substance même du travail qui s’écroule et disparaît. Cela ne suffit point toutefois. Ce ne sont pas de simples pressentiment ou de fugitives aperceptions qu’il faut, je ne dis pas à la politique ni à l’économie politique, mais à l’enseignement du travail et à cette forte éducation dont nous avons tous besoin pour tirer parti de nos malheurs, pour en adoucir et en abréger les conséquences. Le bien de l’ouvrier, le progrès social, l’idée même de la justice, réclament des notions plus précises et plus concluantes, où les douloureuses expériences déjà faites puissent éclater au grand jour. Ayons donc le courage de pénétrer plus avant sur ce champ du travail parisien où règnent à présent la désolation et la mort.

Comment procéder à cette investigation ? Convient-il de se contenter d’envisager en bloc le nombreux personnel utilisé dans l’industrie en vue d’arriver à une répartition par tête du dommage éprouvé, ou, en d’autres termes, de la somme à jamais perdue pour les familles ruinées ? Cette méthode pourrait sans doute fournir un résultat exact ; mais les calculs manqueraient de précision. L’esprit se reconnaîtrait difficilement dans un tel amalgame, où disparaîtraient les nuances différentielles. Ce n’est point par là qu’il faut commencer : la répartition suppose des distinctions déjà faites. Nous y arriverons nous-mêmes, mais plus tard, comme à une conclusion, comme à une dernière résultante des observations rassemblées. On ne saurait non plus s’attaquer à chaque fabrication isolément : on n’en finirait jamais ; on se noierait dans des détails superflus. Sachons que l’enceinte parisienne renferme près de 300 métiers différens. Un système de groupemens partiels s’impose donc à l’esprit. Pas d’autre moyen d’échapper aux périls signalés ; seulement, en fait de division, il est nécessaire de se montrer très sobre, surtout dans un cadre comme le nôtre, que l’œil doit pouvoir embrasser rapidement. Les catégories de la grande enquête de 1860, dont l’ampleur comportait des détails multipliés et de nature fort diverse, seraient trop nombreuses pour l’objet dont nous sommes préoccupé. Avec les subdivisions, avec la classe des établissemens ou services publics, et celle des façonniers, des sous-entrepreneurs et des ouvriers travaillant seuls, qu’il fallait bien placer quelque part, on n’y voyait pas moins de 17 grandes divisions. Le temps nous presse trop pour nous permettre autant de haltes. Nous réduirons les groupes à 8, que nous allons maintenant parcourir. Triste effet des circonstances ! Ce ne sont plus, comme en 1860, des germes d’énergie et d’ardeur que l’observation doit y supputer. Non ; des plaies toutes saignantes s’étalent à la vue ; mais, tout en comptant les pulsations de la souffrance, on peut du moins constater encore que le principe de la vie n’a pas disparu. Le feu sacré n’est pas éteint ; si un souffle de bon sens et de paix vient à passer sur les cendres qui le recouvrent, on peut toujours livrer son âme à ces espérances qui étaient naguère l’honneur de notre siècle, et qui s’adressent à la satisfaction des légitimes intérêts du travail, au triomphe des idées de justice et de progrès.


II.[modifier]

Parmi les 8 groupes entre lesquels nous semblent pouvoir se répartir les nombreuses variantes du travail dans la capitale, la première place revient assez naturellement, ce nous semble, aux fabrications si variées qu’on peut appeler les fabrications parisiennes par essence. Telles sont les industries d’art, de goût, et les industries de luxe. Voici d’abord la cohorte si renommée, et sans rivale dans le monde pour plusieurs de ses produits, des articles de Paris : fleurs artificielles, parapluies et ombrelles, tabletterie, bimbeloterie, ouvrages en maroquin, nécessaires, boutons de nacre, de corne, de métal et de tissu, etc. Puis vient le travail des métaux précieux avec son cortège d’applications tout artistiques : la bijouterie fine, la bijouterie fausse, dont les imitations ont atteint un si rare degré de perfection, l’orfèvrerie de tout genre, la gravure, la ciselure, le sertissage, et vingt autres opérations délicates. L’ameublement, avec toutes ses ramifications plus ou moins splendides, devait avoir sa place dans ce même faisceau, où sont rassemblés les ébénistes et les menuisiers en meubles, les tapissiers, les travailleurs des bronzes, des papiers peints, les marbriers, les miroitiers, etc. Cette sommaire énumération du groupe se termine par la carrosserie, industrie de luxe, s’il en fut, au sommet de ses applications, mais entraînant avec elle les modestes spécialités qui en sont les accessoires naturels. Pour l’ensemble du travail dans cette première section, le total des affaires annuelles dépassait 660 millions de francs. Aujourd’hui, où en sommes-nous ?

Il est à ce propos une remarque qui doit se renouveler au sujet de toutes les catégories, et que je consigne ici une fois pour toutes. Du tableau des forces agissantes, on a toujours à rayer les hommes de dix-neuf à quarante ans, entre les mains desquels le chassepot a remplacé l’outil : il ne réussira jamais aussi bien que le travail à procurer aux familles ouvrières la poule au pot d’Henri IV. La tâche des hommes de dix-neuf à quarante ans dans les ateliers se trouve du reste rarement indépendante de celle des autres ouvriers, des plus jeunes par exemple. Le plus souvent les fabriques auraient dû se fermer et les métiers demeurer immobiles après le départ des premiers, alors même que les demandes n’auraient pas discontinué. Aujourd’hui donc plus rien, ou presque rien. À tout prendre, même en tenant compte çà et là de quelque besogne tout à fait courante, comme il s’en rencontre dans l’ameublement, et qui peut être faite par des femmes, on doit affirmer que la perte subie par le travail équivaut dans ce groupe au moins à 95 pour 100. Sur 110,000 ouvriers qu’on y occupait, il n’en reste actuellement pas 5,000, en comptant les hommes, les femmes et les enfans, qui soient en possession de leur labeur ordinaire.

Dans la seconde division, où apparaît encore, à un certain point de vue, le cachet parisien, se placent les industries relevant d’une manière plus ou moins directe du contrôle de la science, et celles qui sont au service immédiat de la pensée. Ce sont parmi les premières les fabrications des instrumens de précision et d’optique, des appareils d’horlogerie, des instrumens de musique, des phares, etc., et parmi les secondes l’imprimerie avec toutes ses subdivisions et toutes ses dépendances. Ce groupe employait environ 34,000 ouvriers pour un total de 176 millions d’affaires. Dira-t-on, en tenant compte de l’impression des journaux et des rares publications périodiques qui ont pu lutter contre l’orage, dira-t-on que le travail s’y trouve un peu moins généralement éprouvé que dans la précédente section ? C’est possible, pourvu qu’on ne s’arrête pas beaucoup dans cette supposition. Du moins, serait-il impossible de porter à moins de 85 ou 90 ouvriers sur 100 le nombre de ceux à qui la besogne a manqué ?

Au troisième groupe se rattachent la colossale spécialité du vêtement et l’industrie des fils et tissus. Le vêtement occupe à lui seul une armée entière. De toutes les industries de la capitale, pas une ne compte un aussi nombreux personnel, pas même celle du bâtiment ; quant au chiffre des affaires, il n’y a que l’alimentation qui s’élève plus haut. Portez à l’effectif du vêtement les tailleurs les cordonniers, les chapeliers, les individus qui travaillent dans la lingerie, dans les modes, dans la couture, dans les confections, dans le blanchissage, etc. — Pour les fils et les tissus, les variétés ne sont guère moins nombreuses, quoique le personnel et les affaires soient bien moins considérables. La passementerie distance toutes les autres fabrications de bien loin par la valeur de ses produits. Viennent ensuite les tissus pour robes et pour meubles, les châles, les teintures de fils et d’étoffes, etc. Une observation intéressante tient à ce fait, que dans le troisième groupe les femmes dominent par leur nombre, tandis qu’elles ont été sur tant d’autres points dépossédées d’applications qui semblaient devoir leur revenir en propre. Ici nous trouvons presque moitié plus de femmes que d’hommes, et autant que dans toutes les autres professions industrielles de la capitale réunies. Pour l’ensemble de ses spécialités, le groupe utilise les bras de 115,000 personnes, sur lesquelles le vêtement en réclame 86,000. Les transactions montent à un demi-milliard environ pour le vêtement, et à 129 millions pour les fils et tissus, c’est-à-dire en masse à plus de 600 millions de francs.

Sur le contingent participant à cette production en temps régulier, combien reste-t-il d’individus à l’œuvre ? Grâce à l’intervention féminine, la réduction est un peu moins forte que dans les autres groupes. De plus, les confections militaires, nécessitées par les circonstances, composent un certain fonds de travail réservé presque exclusivement aux femmes. Le meilleur débris de leur ancien domaine dépend de cette spécialité accidentelle et passagère. La besogne se distribue sous le contrôle des mairies. On ne fait du reste aucune distinction entre les femmes des gardes nationaux et les autres. Peut-être même inclinerait-on à donner la préférence aux dernières, exclues qu’elles sont de toute subvention. Que de peines, que de patience, que de temps perdu, avant de réussir à prendre un lambeau dans la répartition ! Les bureaux sont encombrés ; on ne réussit pas à les aborder du premier coup : il faut arriver en rang utile. On s’en retourne souvent sans avoir rien reçu, le visage triste et le cœur désespéré. Celles des ouvrières qui peuvent obtenir quelque effet d’habillement, tunique ou vareuse par exemple, s’en vont joyeuses et fières, oubliant pour un jour qu’il faudra désormais une attente bien longue avant que leur tour ne revienne. Voilà donc que, laissant les hommes se faire la chasse les uns aux autres, comme s’ils avaient été changés en bêtes fauves, les femmes font la chasse au travail, suprême protestation contre les horreurs de la guerre civile. Devenues plus positives que nous au milieu des conjonctures actuelles, les femmes, à de rares exceptions près, se trouvent être les dernières à lutter publiquement en faveur du travail, qui assure le sort des familles, et qui profite à la dignité de l’individu. Malgré toute leur ardeur et leur bonne volonté, elles n’arrivent qu’à une bien faible atténuation du préjudice général. Il faut encore ici abandonner pour proie à nos discordes les trois quarts des salaires habituels.

La catégorie du bâtiment, qui va passer maintenant sous nos yeux, est sans contredit celle à laquelle on peut le mieux appliquer la réserve concernant certaines réductions du travail, indépendantes de la guerre, où s’épuisent les forces de l’industrie parisienne. Le ralentissement devait procéder ici des excès antérieurs, de tant d’entreprises aléatoires et téméraires qui mettaient en coupes réglées les maisons de Paris, et qui ont causé en fin de compte, en dépassant toutes les bornes rationnelles, un mal économique et moral dont l’opinion publique impuissante avait toujours eu le pressentiment. Toute autorité municipale digne de ce nom devait infailliblement mettre un frein à cette aveugle économie politique qui s’imaginait, en détruisant la richesse, créer des germes de prospérité. — Trompeurs calculs bientôt déjoués par les faits ! On ne gagne jamais rien à renverser sans une nécessité absolue ; on perd la valeur de ce qui existe, et, en détournant les capitaux vers des emplois de fantaisie, on trouble les voies ordinaires de la production : on amène infailliblement la hausse des prix dans les consommations les plus indispensables. Quelques entrepreneurs pourront sans doute y trouver leur avantage ; mais ce sera la bourse de tous qui devra subvenir à des bénéfices nuisibles à la généralité des contribuables et des consommateurs. Une fois l’autorité municipale remise en possession de ses titres légitimes après une si longue interruption, il y aurait eu, en toute hypothèse, une ligne de démarcation à tracer entre trois ordres d’opérations : les opérations urgentes, les opérations utiles et les opérations purement arbitraires, ou dépendant de considérations et d’intérêts que les changemens accomplis avaient absolument renversés. Voilà la source principale d’où serait dérivé un temporaire amoindrissement dans les transactions du bâtiment. Quand même ce changement aurait rendu à l’agriculture, dans nos départemens du Centre en particulier, un certain nombre des bras qui lui avaient été ravis, le mal n’aurait pas été grand. N’allons pas croire d’ailleurs que la réduction eût pesé sur beaucoup d’existences, Non ; de nos malheurs récens, des destructions mêmes de la guerre dans la banlieue parisienne, on aurait tiré quelques modes de compensation pour les ouvriers de la construction. On n’attendait que le départ des Prussiens et le retour de la sécurité pour relever les ruines et réclamer le concours des bras inoccupés. Nombre de propriétaires épiaient le moment de se mettre à l’œuvre, et leur impatience était aussi réelle, aussi marquée que celle même des ouvriers destinés à la satisfaire.

On dépasse la limite plutôt qu’on ne reste en-deçà, si l’on fixe à un cinquième du personnel antérieur le chiffre des ouvriers du bâtiment qui eussent été dépossédés de leur besogne pour un terme plus ou moins long, alors même que la guerre n’aurait pas éclaté. À ce compte-là, nous aurions encore 80 ouvriers sur 100 qui sont restés sous le coup des effets de nos déchiremens intérieurs. Or pour eux, l’inaction est à peu près complète. Si quelques mains s’emploient à certains travaux d’entretien ou de réparation entièrement indispensables, c’est tout, et la proportion est à peine de 5 pour 100. En temps ordinaire, le régiment de ces travailleurs se compose de 78,000 individus. Tous sont des ouvriers adultes ; point de femmes et à peine un millier d’enfans. Chaque bataillon à ses chefs, ses règlement, ses salaires : bataillon des maçons, qui est le plus nombreux, bataillon des menuisiers, des serruriers, des charpentiers, des peintres, des couvreurs, des paveurs, des ornemanistes, des carriers, etc. Leur action collective alimentait un mouvement d’affaires de 346 millions par année. Jugez des pertes. Le bâtiment figurant pour un peu plus de 9 pour 100 dans le total des transactions industrielles à Paris, il venait après le vêtement, que précédait déjà l’alimentation, à laquelle j’arrive maintenant, et où la somme des affaires est hors de toute comparaison avec celle d’une autre spécialité quelconque.

Chacun nomme de soi-même les principales industries englobées sous ce mot : alimentation. Inutile de les énumérer ; j’indique seulement pour les plus importantes le rang qu’elles occupent d’après le chiffre des transactions. En premier lieu arrivent les marchands de vin, suivis d’abord par les bouchers, puis par les épiciers, les restaurateurs, les raffineurs, les boulangers, les limonadiers, les crémiers-fromagers, les fruitiers, les charcutiers, etc. On voie que ce sont les marchands de vin qui prennent la plus grosse part dans le lot commun ; ils retiennent à eux seuls 200 millions par an, tandis que les boulangers par exemple, placés au sixième rang, n’en ont guère que la moitié. Les limonadiers, qui passent immédiatement après les boulangers, sont eux-mêmes dotés, — quoique leur industrie, pour une bonne part, ne représente que le superflu de la vie, — d’environ 68 millions par an. Ces proportions-là n’étonneront personne ; on ne sait que trop à quoi s’en tenir là-dessus. On a pu en juger, notamment au début de la fatale guerre de 1870. Parmi ceux qui alors ont vu la capitale, est-il un seul homme de réflexion et de sang-froid qui n’ait souffert du spectacle étalé sous ses yeux ? À cette époque, où l’on criait si haut : à Berlin ! à Berlin ! il est regrettable qu’on n’ait pas su que la route qui peut conduire à cette capitale ne porte point la marque de séjours aussi longs et aussi répétés chez les marchands de liquides alcooliques et de boissons enivrantes. Si l’on avait consacré une partie du temps qu’on y passait à se munir pour la lutte, à s’exercer au maniement des armes, à se mettre un peu au courant de la géographie et de la topographie de nos départemens de l’est et des provinces du Rhin, peut-être, avec la bravoure qui n’a jamais cessé de distinguer nos troupes, aurait-on réussi à conjurer les malheurs dont nous subissons aujourd’hui les déplorables conséquences. Cependant, faut-il l’avouer ? les spécialités dont je parle dans le groupe de l’alimentation seront peut-être encore celles qui auront le moins à souffrir de la lutte actuelle.

Dans l’analyse qui nous occupe, il suffit de savoir que le cinquième groupe donnait lieu à une masse d’affaires montant à près de 1,200 millions par an, ou 100 millions par mois. Voilà, si l’on préfère calculer par jour, plus de 3 millions que la capitale dépensait pour se nourrir. C’est un chiffre d’environ 33 pour 100 dans le total des transactions industrielles. L’amoindrissement des affaires ne pouvait égaler ici la réduction constatée pour les autres divisions du travail. C’était absolument impossible, à moins qu’on ne supposât la rigueur d’un long siège. En effet, on demeure toujours assujetti à la commune loi ; l’homme est obligé de manger pour vivre : le bruit du canon, les égaremens de la guerre civile n’y font rien. Le soldat mange dans la tranchée, à deux pas de son camarade mutilé par les éclats d’un obus, comme le fossoyeur dans la terre entrouverte, ou l’infirmier à côté du lit des mourans. Pour la tâche sinistre de la destruction, de même que pour l’œuvre fortifiante de la production, il est d’abord nécessaire de vivre. Devant l’impérieuse condition de la nature humaine, la part du travail dans l’alimentation ne se prêtait pas à des rédactions indéfinies. Il est à remarquer pourtant que là, plus sensiblement qu’ailleurs, le total des affaires peut se grossir, quoique le labeur de l’ouvrier reste le même. Il suffit pour cela d’une hausse dans les prix de certains articles. Rien de plus évident pour les boulangers par exemple : supposez que le pain de 2 kilogrammes augmente de 25 pour 100, vous aurez chez les patrons une plus forte somme de transactions, sans que le revenu du travail en soit accru.

Les oscillations de ce genre n’entrent point dans nos relevés. Une circonstance qui les affecte directement au contraire se rattache à l’énorme émigration qui s’est faite de la capitale. Ce n’est pas tout : une réduction a dû naturellement s’effectuer dans les dépenses qui ne sont pas des dépenses de première nécessité, dans celles qu’on peut appeler luxueuses. Ce sont les gens les plus aisés qui, ayant le plus à perdre, se croyant le plus menacés et possédant du reste le plus de moyens pour changer de lieu, ont été les premiers à s’enfuir. Des chiffres à peu près officiels, rendus publics à Paris il y a plusieurs semaines, indiquaient dans la vente de la boucherie un amoindrissement des trois huitièmes ; comme il n’y avait pas alors d’augmentation dans les prix, la réduction venait évidemment du départ d’une partie considérable des acheteurs. Depuis cette époque, la liste des absens s’est accrue. Si l’on s’arrête néanmoins à la proportion des trois huitièmes, on aurait encore à prendre en note l’éloignement momentané de 500,000 à 600,000 consommateurs. L’œil peut mesurer le vide qui en résulte.

Supposons que, pour ses dépenses alimentaires de toute espèce, chacun des absens, qui, je le répète, appartient en général aux classes les plus favorisées, ait inscrit à son budget quotidien une somme de 3 fr. 50 cent., jugez du résultat. L’affaiblissement serait d’au moins 1,700,000 francs par jour, ou de 51 millions par mois. Il convient de faire observer toutefois que dans l’alimentation le nombre des ouvriers n’est pas aussi élevé qu’on le pourrait croire d’après le chiffre des transactions. Ainsi on en compte, environ 41,000 pour 1 milliard 200 millions d’affaires ; c’est moitié moins que dans l’ameublement pour 200 millions. Cela tient à la valeur de la matière, qui demande peu d’élaboration, et figure bien plus que la main d’œuvre dans les prix de vente. On pourrait mentionner un exemple analogue dans le traitement des métaux précieux, pour le plus grand nombre des applications. En sens inverse, l’industrie cotonnière, roulant sur un produit d’une valeur très minime, sauf le cas de disette du coton, doit presque tout au bras de l’homme. Dans le cas qui nous occupe, en supputant toutes ces données fournies par l’économie journalière du travail, si intéressantes en elles-mêmes, on n’aura pas trop de peine à établir l’étendue des dommages ressentis durant la crise. On peut estimer que les ouvriers de l’alimentation, pris en masse, ont perdu la moitié de leur gain accoutumé. Admettez que sur les 41,000 il y en ait 20,800 qui soient demeurés oisifs, et vous ne serez pas loin de la réalité.

Les industries agglomérées dans le sixième groupe supposent, quoiqu’en une proportion moindre que le vêtement, un travail manuel bien plus développé que l’alimentation. Un nombre de 50,000 ouvriers y figure en face de 490 millions d’affaires. Tels étaient naguère les chiffres à signaler. Les fabrications qu’ils concernent sont pour la plupart des fabrications très actives, très perfectionnées, dont quelques-unes ne sont étrangères ni à l’art, ni au bon goût, et qui toutes ont profité des progrès de la science moderne. Ce sont d’abord les arts chimiques, si profondément transformés depuis un demi-siècle, et qui en sont venus à opérer de réels prodiges. C’est l’industrie des cuirs et peaux, qui ne se reconnaîtrait plus elle-même, surtout à cause de la fabrication des cuirs vernis, si elle regardait un peu en arrière. C’est la céramique, qui suppose tant de délicatesse chez les décorateurs de porcelaines, chez les peintres et doreurs sur verres et cristaux, chez les faïenciers, etc. On sait qu’une masse de produits de cette catégorie, fabriqués hors de la capitale, y viennent recevoir leur ornementation définitive avant de s’acheminer sur les différens marchés du monde. La place proéminente dans le groupe est occupé cependant par les spécialités qui portent sur le traitement des métaux ordinaires : le fer, l’acier, le cuivre, le zinc, le plomb, l’étain, etc. La majeure partie des ouvriers appartient aux usines des constructeurs de machines. Arrivent ensuite les fondeurs, les chaudronniers, les ferblantiers, les taillandiers, les potiers d’étain, les serruriers, les tréfileurs, etc. Que sont devenus tous les robustes adeptes de ces fabrications si diverses qui fournissent à l’industrie manufacturière, à l’industrie des voies ferrées, à tant d’ateliers petits et grands, les instrumens du travail, les engins du mouvement et de la locomotion Ce qu’ils sont devenus ? ceux qui restent encore dans les usines, les voilà qui s’occupent à fondre des obus et des boulets, à fabriquer des canons ou des mitrailleuses, à préparer enfin le matériel nécessaire pour détruire, dans notre propre pays, auprès de nous, autour de cette ville qu’on appelait la capitale du monde civilisé, les œuvres mêmes dont l’industrie contemporaine se faisait le plus juste orgueil. Eh bien ! prenez en compte ce triste supplément, exagérez-en la valeur, et vous pourrez à peine fixer la part du travail, pour la, généralité, des applications du groupe, à un cinquième de ce qu’elle était auparavant.

Plus diversifiée que les autres, la septième section nous offre l’amalgame obligé de toutes les industries échappant à un classement méthodique. Vous y apercevez les boisseliers et tourneurs en bois, les brossiers, les cordiers, les formiers, les vanniers, les cochers, les ouvriers des entreprises de déménagement, du roulage et du camionnage, des bains publics, les jardiniers et maraîchers, les travailleurs des chantiers de bois à brûler et de charbons, etc. Les affaires y atteignent le chiffre de 175 millions de francs, avec un personnel de 21,000 individus. Sans la présence de quelques industries qui subviennent à des consommations journalières dans les ménages, toute besogne y eût à peu près cessé, et, même en faisant la part à ces spécialités-là, on ne saurait supposer que les victimes du désœuvrement, résultat de la guerre civile, ne représentaient pas 80 pour 100 sur le personnel total.

Il ne nous reste plus à visiter qu’un dernier groupe : mais celui-là réunit un contingent de travailleurs plus nombreux qu’aucun C’est ici que nous rangeons les établissemens et les grands services publics, dont nous avons déjà eu l’occasion de citer quelques-uns, et dont le lecteur appréciera mieux le caractère, si on nomme la manufacture des Gobelins, celle des tabacs, le timbre, la monnaie, la compagnie du gaz, celle des omnibus et des voitures de place, les théâtres, etc. Les ouvriers attachés à ces exploitations, dont le nombre dépassait 45,000 il y a onze ans, en 1850, devaient atteindre 50,000 en 1870. De plus, les ouvriers travaillant seuls, chez eux, qui doivent prendre place dans ce même groupe, forment un effectif d’environ 68,000 individus, et les sous-entrepreneurs et façonniers un autre d’à peu près 28,000. C’est une phalange totale de 146,000 travailleurs. Comme il s’agit d’une part, pour quelques-unes des exploitations publiques, d’établissemens appartenant à l’état ou de grandes exploitations privées tirant leurs droits de concessions du gouvernement, comme ainsi d’autre part on a en face de soi une multitude d’unités éparses, les élémens manqueraient pour établir le montant des affaires annuelles. Ils ne manquent pas au contraire pour évaluer, au moins par voie d’approximation, le nombre d’hommes plongés dans l’inaction. Supposons que ces établissemens, appartenant soit à l’état, soit à la ville de Paris, aient conservé leur ancien personnel, il n’en a pas été tout à fait ainsi dans tous les grands services exploités par l’industrie privée. À tout prendre pourtant, la réduction serait en général moins absolue que dans les dépendances ordinaires du travail parisien. On satisfera très amplement à cette considération, si l’on abaisse seulement à 35,000 le chiffre antérieur de 50,000 ouvriers. Quant aux petits chefs d’ateliers travaillant à leur domicile sans auxiliaires, quant aux sous-entrepreneurs et façonniers, la suppression doit être considérée comme à peu près complète. Les façonniers ne sont nombreux que dans le vêtement, où ils figurent presque tous. En dehors de cette application, il ne reste plus guère que la spécialité des articles de Paris qui nous offre encore un chiffre digne d’être remarqué. Le dernier mot qu’il faille prononcer, après avoir attribué une part bien large, trop large peut-être, au personnel actuel des établissemens publics, reviendrait donc, pour l’ensemble de ce groupe tout spécial, à compter au moins 110,000 ouvriers comme entièrement dépossédés de leur précédent gagne pain.

Au bout de cette route sinistre, et avec le serrement de cœur que fait éprouver l’idée de tant de désastres, une réflexion se présente d’elle-même à l’esprit. Le mal s’étend en une mesure presque égale sur toute la grande famille ouvrière. Voilà bien l’égalité, mais sous l’aspect le plus désespérant. Les différences sont en effet rares et faibles. Otez l’alimentation, ôtez quelques dépendances de l’industrie du vêtement et la catégorie exceptionnelle des établissemens publics, et le niveau du désœuvrement s’est promené sur presque toutes les têtes. Les ateliers, hormis ceux qui fabriquent des instrumens de mort, ont fermé leurs portes. Au jeu bruyant des appareils à vapeur, des métiers et des outils, a succédé un silence qu’interrompt seul le lugubre bruit de la canonnade.

On peut reconnaître maintenant si, pour arriver à constater cette attristante similitude, tout en tenant compte des variantes qui se produisent çà et là, il n’était pas indispensable de considérer à part chacun des groupes du travail parisien. Autrement nous ne serions pas en mesure de tempérer la signification trop absolue et trop rigide d’une moyenne générale. Jamais d’ailleurs on ne réussirait par des moyennes seules à se peindre l’état des masses sous ses véritables couleurs : les termes extrêmes, nécessairement exceptionnels, nuisent à la justesse du coup d’œil. Ce n’est donc qu’après avoir pris nos précautions, après nous être prémuni au contact des faits contre des chiffres arbitraires, que nous arrivons à cette répartition par tête, annoncée au début. Il est possible, sous cette forme, de déterminer la perte totale causée par la guerre civile. Les conclusions et les enseignement sortiront d’eux-mêmes de ce navrant tableau.


III.[modifier]

Le second aspect sous lequel va se présenter la crise actuelle suppose une analyse assez intime des traditions du travail parisien ; non pas qu’on ait à reprendre la suite de son histoire : le tourbillon qui nous emporte ne permettrait point de telles études rétrospectives. Seulement il faut pouvoir fonder ses propres appréciations sur des données consacrées par l’expérience, sur des résultats acquis et incontestés. Voilà ce que j’entends, et cette obligation même nous remet en face de certains côtés aussi curieux que significatifs de la vie laborieuse dans cette grande agglomération d’ouvriers dont la mobilité extérieure empêche trop souvent d’approfondir les caractères permanens et les habitudes invétérées. Rien n’est changeant et rien n’est tenace comme le travail parisien. En vain se succèdent des impressions fugitives, en vain par des alluvions ininterrompues les couches de la population semblent se superposer sans cesse les unes aux autres, les coutumes ne varient guère ; le fond des choses reste aujourd’hui ce qu’il était la veille. Cette double tendance en deux sens opposés, qui rend difficile, je l’avoue, d’entamer ce monde à part, y maintient une sorte de pondération, une stabilité réelle, que le passé n’a jamais su peut-être suffisamment comprendre, et dont il a négligé de tirer parti. La politique du second empire l’avait essayé dans des vues purement dynastiques ; mais, comme elle n’avait su manier que des appâts matériels, elle y a perdu son temps, sa peine, ses avances, ses offres et ses caresses.

Au point de vue où nous nous plaçons, cette influence de l’usage, cette permanence des rapports, doivent faciliter singulièrement l’investigation commencée. On va s’en convaincre tout de suite. Deux questions préliminaires se présentent en effet au-devant de nous. Sur quel nombre d’ouvriers, déduction faite de ceux qui conservent quelque travail, pouvons-nous, en définitive et d’après des documens assez positifs, répartir les désastres de la guerre sociale ? Est-il possible de prendre une unité comme type du gain journalier de chaque travailleur, et qui puisse servir de base à nos calculs ? On ne saurait plus faire un seul pas en avant, si l’on n’est pas édifié sur ces deux points essentiels. Or, si le travail parisien était abandonné à tous les hasards d’une mobilité sans frein et sans loi, il serait inutile de se mettre à l’œuvre. Heureusement il n’en est rien : des traits permanens, des usages durables, viennent nous fournir tous les élémens nécessaires d’une solution.

Sur le chiffre de 600,000 ouvriers, qui dérivait déjà des constatations de l’année 1860, et dont nous avons commencé par retrancher 100,000 personnes à raison des conjonctures actuelles, il y a une autre réduction à opérer. Les individus conservant une certaine besogne ne doivent plus figurer dans le contingent. N’y eût-il que cette circonstance, qu’elle suffirait pour expliquer, pour justifier le premier cadre de nos recherches, celui qui dépeint sur l’état des travaux dans les divers groupes d’industries. Tandis qu’on se perdrait sans cela dans des opérations sans fin, rien n’est plus facile que de réunir les résultats concernant chaque grande spécialité. Cette addition pure et simple nous démontre que les ouvriers encore occupés, à un titre quelconque, composent pour nos huit divisions un total de 114,150.

Voilà un point de départ nettement articulé ; mais de quels élémens ce total est-il formé ? C’est indispensable à savoir, si l’on veut connaître au juste ce que la véritable industrie garde encore de son domaine antérieur. Or, si vous ôtez les individus qui travaillent pour les besoins de la guerre civile soit dans les ateliers métallurgiques, soit dans la confection des uniformes, si vous défalquez en outre les ouvriers de l’alimentation et ceux des établissemens publics du huitième groupe, savez-vous à quelles proportions étroites se trouve ramené l’effectif de toutes les professions industrielles de la capitale ? À un chiffre de 20,700 personnes ! Toutes compensations faites entre les groupes à raison de partielles affectations à des articles militaires, on n’obtient absolument rien de plus. Ainsi l’ancienne armée laborieuse s’est fondue devant les entraînemens de la guerre civile. Encore ne pourrait-on affirmer que, dans ce dernier débris échappé à l’incendie, la tâche journalière ait sa plénitude habituelle ; bien souvent on est réduit à une demi-journée ou même à un quart de journée.

Il n’est pas moins intéressant de dégager du total de 114,150 le rapport actuel entre le nombre des hommes et celui des femmes dont les bras sont encore utilisés. Nous ne portons rien au compte des femmes ni dans notre premier groupe, ni dans notre sixième, quoiqu’elles y soient représentées, surtout dans le premier, par un chiffre assez notable. Il n’y a rien à dire de la spécialité du bâtiment, dont elles sont exclues. Après ces restrictions, on peut mettre à leur actif le vêtement, les articles de Paris et une partie plus ou moins forte de la besogne qui se maintient dans l’alimentation (la moitié), dans les imprimeries de journaux, les ateliers de brochage, et d’autres appartenant également au deuxième groupe (un quart), enfin dans le huitième groupe renfermant les façonniers et les établissemens publics, y compris les théâtres, le timbre, les tabacs, etc. (la moitié). Nous obtenons de la sorte un total de 62,575 femmes. On conçoit ce que devient la part des hommes, tous les travaux compris, même ceux de l’alimentation, de la fabrication des articles de guerre et ceux des établissemens publics. Combien en reste-t-il dans l’industrie proprement dite ? Ce n’est plus qu’une imperceptible minorité.

Ces premières analyses jettent du jour sur le total, spécifié tout à l’heure, de ces 114,150 ouvriers, hommes, femmes et enfans, encore à la besogne. On juge ce qu’il faut collectivement penser sous le rapport du labeur industriel . Sans nous arrêter néanmoins à la remarque concernant les journées incomplètes pour beaucoup de travailleurs, nous supprimerons de l’effectif général (500,000) la totalité de ceux qui ont conservé une part quelconque des applications antérieures. Il en restera dès lors 385,850 absolument dépossédés de leur ancien état, et sur lesquels doit s’établir la répartition des pertes.

Ce point éclairci, vient la deuxième question : comment déterminer une mesure applicable à tous, car il serait insensé de vouloir procéder individuellement, même en se bornant à chacune des trois cents industries parisiennes ? Quelle sera l’unité adoptée ? Au premier abord, la difficulté paraît invincible. En effet, on entre ici sur le terrain des approximations. Jusqu’à ce moment, les résultats constatés étaient presque mathématiques ; maintenant la conjecture y prend sa place avec tous ses périls. Périls moins grands toutefois qu’ils ne paraissent ; nous sommes protégé contre l’erreur par plusieurs circonstances plus ou moins rassurantes. Les appréciations déjà faites sur les huit différens groupes sont d’abord un moyen de contrôle et de vérification. Il y a évidemment là une raison de sécurité ; mais elle se fortifie grandement par quelques remarques économiques d’une portée générale qui tiennent au régime du travail dans la capitale.

Que ce soient les salaires les plus élevés qui aient été atteints les premiers, il serait impossible de le révoquer en doute. La nature des choses le voulait ainsi. Les rétributions les plus fortes se rencontrent en effet dans les industries de goût et de luxe, où l’ouvrier participe plus ou moins de l’artiste, et dans des applications d’une difficulté exceptionnelle. Ces travaux sont menacés dans toutes les crises industrielles ou financières, mais combien plus dans une tourmente politique et sociale ! Regardez plutôt les branches qui conservent quelques traces de leur ancienne énergie. N’est-ce pas celle du vêtement, ou en d’autres termes de la couture, branche ingrate, presque toujours incapable de nourrir les malheureuses femmes qui s’y cramponnent ? Avec cette loi infaillible qui menace de préférence les travaux les mieux rétribués, nous n’avons guère à craindre d’outrer la moyenne des sacrifices individuels. C’est effectivement du côté de ceux qui ont tout perdu que se rencontraient les salaires les plus avantageux.

Autre observation non moins concluante : il y a dans les industries de la capitale, surtout depuis une vingtaine d’années, une tendance que chacun a pu déjà reconnaître, et qui vise à rapprocher peu à peu la moyenne des salaires entre les différentes professions. En elle-même et dans une certaine mesure, cette tendance est bonne ; nous la croyons, pourvu qu’elle échappe à l’absolu et à l’arbitraire, souverainement juste. On ne peut nier que, dans la vie courante des familles, il n’y ait une somme d’exigences relatives aux besoins de première nécessité qui ne soient les mêmes partout. Il faut bien que partout aussi les salaires perçus fournissent les moyens d’y subvenir ; c’est là une question d’existence suspendue sur la tête de tous indépendamment de l’état pratiqué. Cette disposition assez générale prépare évidemment la route qui conduit à une moyenne uniforme.

En nous aidant de ces garanties, nous serons plus à l’aise pour déterminer l’unité indispensable à nos évaluations. Comme elle doit varier entre les hommes, les femmes et les enfans, on a nécessairement trois chiffres à déduire de l’ensemble des observations. Les traditions parisiennes vont ici particulièrement nous servir de boussole. Qu’on remonte jusqu’à une première enquête dressée par la chambre de commerce de Paris pour l’année 1848, qu’on descende jusqu’à la seconde enquête de 1860, déjà citée plus haut, qu’on interroge l’histoire des nombreuses grèves écloses parmi les ouvriers parisiens en vue de la hausse du salaire, qu’on tienne compte enfin des augmentations que l’accroissement du prix des choses avait amplement légitimées, et on aboutit à une conclusion d’une incontestable évidence. Oui, la suite des faits établit que, dans la capitale, pour les industries de toute nature prises en bloc, et pour la masse des travailleurs, le salaire journalier des hommes oscille entre 4 francs et 5 francs. La moyenne la plus vraie est donc de 4 fr. 50 c. par jour. S’il y a des situations plus favorisées, — même sans parler des tâches tout à fait exceptionnelles, — dans les arts de précision, dans la gravure, le dessin industriel, l’imprimerie, dans certaines applications de métaux précieux, dans certaines applications de l’ameublement, de la carrosserie et de quelques autres métiers, il y en a aussi beaucoup qui le sont moins dans l’alimentation, dans les fils et tissus, dans les articles de Paris, dans les industries diverses. Apprenons seulement que cette moyenne de 4 francs 50 centimes doit paraître à l’abri de toute exagération, surtout quand on réfléchit qu’elle s’applique également aux sous-entrepreneurs, aux ouvriers-patrons travaillant seuls chez eux, et dont le gain ne peut être estimé à moins de 6 à 10 fr. par journée. — Pour les femmes, la moyenne qu’il convient d’adopter, à cause de l’accroissement des prix dans diverses branches de leur besogne, notamment dans la couture, où la machine à coudre n’a pas encore amélioré toutes les existences, ne saurait dépasser 2 francs par jour. — Quant aux enfans, si l’on songe que les apprentis, pour le plus grand nombre, ne reçoivent rien, que les plus jeunes enfans, surtout parmi les filles, gagnent bien peu, on acceptera sans difficulté pour tous la moyenne de 75 centimes par jour.

Les trois unités réclamées, les voilà donc telles que les donne l’examen des faits les plus contraires. Nous ne les avons demandées qu’à l’observation ; il en sera de même pour le rapport à établir entre le nombre des hommes, celui des femmes et celui des enfans. Ici toutefois reviennent des calculs rigoureux, au moins dans la plupart des professions. En 1860, d’après le travail de la chambre de commerce, la phalange ouvrière, — objet d’un recensement détaillé, — se décomposait en 303,627 hommes, 119,684 femmes et 19,742 enfans. Or il est certain que la proportion n’a que peu ou point varié depuis lors. L’ancien rapport doit être maintenu, sauf sur quelques points isolés. D’après ces données, la masse de 385,850 travailleurs entièrement dépouillés par la guerre civile de leurs moyens de vivre engloberait 270,627 hommes, 101,468 femmes et 12,980 enfans. Pour chaque journée de travail, les hommes auraient donc perdu 1,227,821 francs par jour, et pour trente jours 36,834,630 francs, ce qui présenterait au bout du terme de deux mois auquel nous touchons, et qu’il est désormais impossible d’éviter dans la suspension des travaux, la somme de 64,846,692 fr., déduction faite de huit jours de repos. De la part des femmes, la perte sera pour le même laps de deux mois, dimanches déduits, de 4,466,192 francs, et de 224,224 francs de la part des enfans. Le total général représente l’énorme somme de 69,836,908 francs, qui ne se retrouveront jamais.

Dans cet ordre d’idées, point de compensation possible. Bien s’en faut ; par suite des jours perdus, la production sera diminuée, une certaine portion de capital déplacé, ce qui entraînera infailliblement une hausse dans le prix des choses. Les familles ouvrières, comme toutes les autres, éprouveront encore de cette façon le funeste contre-coup des aveuglement de la guerre civile. Fera-t-on valoir la subvention payée aux gardes nationaux ? L’effet dans tous les cas n’en est qu’individuel ; il ne s’applique pas à toute la cohorte déshéritée par la tourmente sociale. Comptons-la cependant pour ceux qui la reçoivent. De ce nombre, il faut excepter les veuves et les filles, qui ne touchent rien, puis aussi les ouvriers qui n’ont pas encore dix-neuf ans, et ceux qui ont dépassé l’âge de l’appel aux armes. Pour les gardes nationaux, elle est de 1 fr. 50 cent, par jour, avec une fraction additionnelle au profit des femmes et des enfans, et certaines distributions alimentaires les jours de service ; mais tous les gardes nationaux n’ont pas d’enfans, d’autres sont veufs. Avec ces restrictions, on ne pourrait guère élever la moyenne de l’indemnité, tout compris, à plus de 2 fr. 75 cent, par homme. Nous la porterons même à 3 francs ; seulement on nous accordera sans peine le droit de supposer qu’elle n’est perçue que par la moitié des ouvriers. Nous aurions alors, — et ici nous forçons les chiffres, car nous ne retranchons ni les plus jeunes, ni les plus âgés, - 145,313 individus qui toucheraient 3 francs par jour. En soixante jours, la somme perçue par eux aurait été, à ce compte-là, de 13,078,170 fr. Voilà donc 13 millions avec près de 70 (69,836,000 f.). Je ne dis rien ni des sacrifices accessoires, ni de la détresse de ceux qui n’ont point participé à la distribution.

Aux dommages matériels que la crise a permis de constater, et sans parler des misères que préparent les destructions de la richesse, il se joint des sacrifices moraux et politiques qui rejailliront sur cette sociabilité française dont nous étions si fiers. Ils sont en opposition radicale avec les aspirations parisiennes. La guerre civile porte en effet dans ses entrailles le mépris de la vie humaine, l’oubli du droit, la prédominance de la force : autant de germes funestes au progrès social, à la justice, à la liberté. Nous allons donc au rebours des destinées poursuivies par notre siècle et des tendances bien connues du travail. Si l’on s’était proposé d’imaginer le mode le plus certain, le plus infaillible pour nuire à sa cause, pour renverser l’édifice de ses espérances et de ses vœux, jamais, non jamais, avec l’aide de l’ennemi le plus perfide, le plus ingénieusement infernal, on n’aurait pu mieux trouver que cette guerre de 1871 : n’est-ce pas la preuve évidente de ce malaise moral, de ce trouble des esprits signalé dès le commencement de cette étude ?

Il faut le proclamer cependant pour être équitable, nos égaremens ont eu plus d’une cause. Ce n’est pas en ce jour que nous avons désappris, dans l’exaspération d’une défaite inattendue et imméritée, la tradition de ce bon sens français, empreinte à chaque pas sur la route parcourue depuis trois siècles par les grands esprits dont se glorifie le plus justement notre histoire. Les sophismes inventés et propagés durant vingt années dans la défense du pouvoir absolu, et qui envahissaient à la fois la politique, l’économie politique, l’histoire et la morale, avaient altéré la justesse de l’esprit public. Tout en l’expliquant, ces origines multiples de la lutte sociale n’en déguisent point la folie, et elles ne l’empêcheront point d’être considérée dans l’avenir comme la léthargie du sens commun.

La lumière néanmoins luira encore pour nous ; l’engourdissement cessera, et la raison recouvrera ses droits. Le meilleur signe d’un pareil retour éclate déjà dans le besoin d’une réconciliation. À ce moment-là, le travail pourra reprendre son rôle. N’est-il pas en réalité le plus naturel instrument de cette réconciliation si désirable ? N’est-il pas le témoignage le plus frappant du besoin que les hommes ont les uns des autres ? Oui, sans doute, et les discordes civiles sont en contradiction absolue avec le continuel échange de services qu’il exige, le concours mutuel qu’il impose, les rapprochemens journaliers qu’il nécessite. En remettant sous nos yeux ces principes fortifiés par la leçon des faits, l’examen de la crise actuelle devait profiter effectivement, comme nous en avions tout d’abord exprimé l’espérance, aux intérêts de la paix sociale. Quand la science, pour défendre cette grande cause, sonde les désastres du moment, elle a besoin d’être modérée, puisqu’elle a besoin d’être juste. Il en est d’elle, sous ce rapport, comme d’un gouvernement libéral, éclairé, sur de son droit en face de l’insurrection, et qui ne peut avoir dans la bouche ni paroles violentes, ni menaces implacables, pas plus que dans la pensée des projets hostiles à la liberté.

A. Audiganne.